Dette publique : comment mettre fin au chantage politique ?

Billets de banque qui brûlent. © JP Valery

Alors que le discours austéritaire revient en force, la gauche est généralement confiante sur la soutenabilité de déficits importants. Si elle n’a pas entièrement tort, une vraie réflexion sur la politique monétaire, l’inflation et le financement de l’Etat s’impose pour sortir du piège de la dette publique créé par les néolibéraux.

4,8 % de déficit en 2022, 5,5 % en 2023, vraisemblablement 6,1 % en 2024 Les finances de l’État sont dans le rouge. Un temps éclipsée par d’autres thèmes, la question de la soutenabilité de la dette de l’État revient au centre du débat politico-médiatique. Le chantage politique qui était en bruit de fond depuis des décennies revient au premier plan. À rebours de ce discours, une autre trajectoire budgétaire peut être suivie par la France.

Le thème de la dette est en effet un classique du discours de la droite austéritaire : en 2007 déjà, alors que la dette était à 65 % du PIB, François Fillon alors chef du gouvernement déclarait « être à la tête d’un État en situation de faillite sur le plan financier ». Le catastrophisme financier n’est donc pas nouveau et a toujours servi un agenda politique austéritaire. Et ce d’autant plus que le resserrement du crédit post-COVID opéré par la Banque Centrale européenne, inédit depuis les années 80, a abouti à une hausse des taux d’intérêts. Alors que la France s’endettait quasi-gratuitement il y a encore quelques années, elle est désormais soumise à des taux d’intérêt de 3 % pour des obligations à 10 ans. La question de la soutenabilité budgétaire est donc sérieuse, même s’il faut faire la part des choses entre la situation réelle et le ressenti biaisé par l’alarmisme tapageur de la droite austéritaire.

Loin de l’hystérisation du débat sur la dette – qui n’est pas nouvelle mais qui atteint de nouveaux niveaux dans de nombreux médias français – l’endettement de la France, quoique problématique, n’est pas catastrophique. L’affolement néolibéral autour de la situation budgétaire indéniablement compliquée de la France indique surtout l’impasse des politiques menées par ce courant idéologique. Au contraire, il est temps d’esquisser d’autres solutions au problème de la dette, en commençant par ne pas en faire une obsession, mais un moyen au service d’un futur économique plus sain et soutenable, moins inégalitaire et brutal.

Une situation tendue mais pas désespérée

Le mode de financement de l’État actuel touche à ses limites. Au sein de la zone euro, seuls l’Italie et la Grèce ont un ratio d’endettement/PIB plus élevé que la France, deux pays dont la situation économique est peu reluisante, en raison (surtout pour la Grèce) d’une mauvaise gestion de leur endettement. Est-ce vraiment un problème ? D’aucuns diraient à gauche, comme certains Économistes Atterrés, que la dette ne représente pas un vrai défi. On pourrait la faire « rouler » à l’infini, au point où ce serait tomber bêtement dans le piège néolibéral que de chercher à trouver une solution à un faux problème qui n’aurait que pour effet de légitimer l’austérité recherchée par certains.

Le contribuable paie presque autant en intérêts que pour éduquer 12 millions de Français. Un gâchis qui n’est pas tenable.

Pourtant, la dette pose de nombreux défis. En effet, les intérêts payés par l’État aux créanciers, pour plus de la moitié non-résidents, sont d’autant de dizaines de milliards pas utilisés pour investir dans la transition écologique, dans l’éducation, ou dans nos hôpitaux. Atteignant désormais plus de 50 milliards d’euros annuels, ces intérêts représentent 2 % du PIB et devraient monter à plus de 70 milliards en 2027 selon le gouvernement. À titre de comparaison, le budget de l’Éducation Nationale s’élève à 64 milliards d’euros. Autrement dit, le contribuable paie presque autant en intérêts que ce qu’il paie pour éduquer 12 millions de Français. Un gâchis qui n’est pas tenable.

Pire encore, comme un tiers de la dette de l’État arrive à échéance d’ici 2027, l’État français va faire rouler sa dette en se ré-endettant à des taux très élevés, faisant de la charge de la dette un problème qui va durer pour les finances françaises. Les obligations françaises, auparavant considérées comme très sûres, se paient désormais au prix fort. Le « spread » (différentiel de taux d’intérêt) avec les taux d’intérêts allemands est passé à 0,8 point. Ainsi, les taux d’intérêts à dix ans sont de 2,2 % pour l’État allemand et de 3 % pour l’État français.

Ce qui est surtout inquiétant, c’est que ce déficit et le niveau élevé de dette qui en découle, n’est pas un « bon déficit » qui financerait l’avenir par des investissements écologiques ou éducatifs. Avoir un déficit structurellement élevé avec si peu de vue à long terme est indéniablement un gros problème. Le nier, comme certains à gauche le font parfois, c’est faire preuve de naïveté, ouvrant la voie aux attaques en incompétence dont la droite est tant coutumière.

Toutefois, la situation n’est pas aussi catastrophique que Le Figaro et Michel Barnier aimeraient nous le faire croire. Tout d’abord, l’indicateur tant commenté du ratio entre dette publique et PIB ne correspond à rien. Comparer un stock (la dette) et un flux (le PIB) est au mieux trompeur, au pire fallacieux. Si vous avez un crédit immobilier, vous êtes probablement endetté à hauteur de plusieurs centaines de % de votre revenu annuel, alors que votre durée de vie est a priori bien plus courte que celle de l’État français. Dire que la dette publique atteint 112 % du PIB français sert donc un agenda politique, celui d’une droite austéritaire, et est un bon exemple de comment on peut faire dire n’importe quoi à des chiffres.

Ce qui est surtout inquiétant, c’est que ce déficit, et le niveau élevé de dette qui en découle, n’est pas un « bon déficit » qui financerait l’avenir par des investissements écologiques ou éducatifs.

Par ailleurs, ce taux (qui ne veut rien dire) n’a rien d’exceptionnel. L’historien économiste Barry Eichengreen et ses co-auteurs ont notamment montré que le Royaume-Uni s’est sorti d’un endettement de 200 % du PIB au début du XIXe siècle, sans défaut de paiement ni austérité excessive. La France était endettée à hauteur de 150 % du PIB dans les années 1920, endettement dont la France s’est sortie en renégociant sa dette, en l’annulant (très) partiellement en 1932 et en dévaluant sa monnaie à plusieurs reprises. On peut d’ailleurs retenir de cet épisode historique que les solutions austéritaires au problème de la dette, tentée entre autres par Paul Doumer, étaient autant impopulaires qu’inefficaces.

Surtout, si la France est endettée, elle est aussi détentrice d’actifs. Ainsi, ce qu’on pourrait qualifier de patrimoine net des administration publiques française est positif, s’élève à plus de 20 % du PIB, en soustrayant aux actifs de l’État son endettement. Ce taux se dégrade depuis 50 ans, au gré de l’augmentation de l’endettement et des privatisations, mais reste relativement modeste en termes de stock.

La dette écologique tout aussi importante que la dette publique

Ensuite, au XXIème siècle, le concept de dette économique doit être mis en balance avec le concept de dette climatique. L’équivalence entre les deux n’est pas évidente, même si le rapport sur la dette climatique publié par l’Institut Avant-Garde en juin 2024 constitue une avancée notable. Toujours est-il que s’alarmer d’une dette à 112 % du PIB quand le retard pris en termes d’engagement écologique est aussi colossal est presque comique. Quel intérêt de limiter la dette si dans 30 ans, le concept même de PIB n’a plus d’intérêt tellement la production économique sera difficile du fait du dérèglement climatique ? À l’heure où la crise écologique se fait chaque jour plus menaçante, s’inquiéter du manque de solvabilité des États membres rappelle la parabole biblique de la paille et de la poutre. La question de la soutenabilité budgétaire est risible par rapport à celle de la soutenabilité climatique : on peut faire rouler une dette financière, on ne peut pas faire rouler une dette climatique ; on peut faire faillite d’un point de vue financier, on ne peut évidemment pas se permettre une faillite écologique, comme le rappelle le socio-économiste Antonin Pottier dans Comment les économistes réchauffent la planète (2016).

Quel intérêt de limiter la dette si dans 30 ans, le concept même de PIB n’a plus d’intérêt tellement la production économique sera difficile du fait du dérèglement climatique ?

La dette peut – et doit – donc être une force pour l’État. Si la droite tente de faire de la dette un moyen de chantage politique, c’est parce qu’elle peut être très puissante. C’est ce que montre notamment l’économiste Stéphanie Kelton dans The myth of deficit. En effet, au-delà des vertus redistributives lorsque la dette est intelligemment gérée, la dette étatique est puissante car l’État est l’agent économique le plus adapté à l’endettement. D’une part, l’État peut, s’il le fait intelligemment, s’endetter dans des proportions très importantes, tout en n’étant pas soumis aux caprices des créanciers. Cela découle notamment de la durée de vie a priori infinie de l’État, de son monopole fiscal, de sa capacité théorique à s’endetter auprès de qui il veut avec des coûts de transaction très faibles, qui lui donnent en fait une marge de manœuvre colossale. Quand le Ministre de l’Économie Antoine Armand nous explique que la situation actuelle est le résultat de « 50 ans de déficits », il faut voir le verre à moitié plein : seul l’État peut se permettre de cumuler de tels déficits. Aucune entreprise, aucun ménage, ne peut s’endetter pour une durée aussi longue sans faire faillite.

Ainsi, et on le dira jamais assez, il faut tirer profit de cette capacité extraordinaire à s’endetter. Jamais le marché ne financera la transition écologique de manière efficace, car le retour sur investissement ne semble pas suffisamment rentable pour des investisseurs privés. Par contre, l’État est l’outil idéal : il peut s’endetter mieux que les entreprises tout en n’étant pas soumis à l’impératif du profit. Loin du « mythe du déficit » déconstruit par Kelton, il faut profiter de la capacité de l’État à s’endetter pour financer des investissements à long terme, en premier lieu la transition écologique. Certes, l’endettement ne doit pas être une fin en soi, mais le moyen pour l’État de mener à bien des politiques ambitieuses qu’il est le seul à pouvoir mener.

La conclusion est donc claire : la France est loin d’être en faillite, et loin de la situation grecque lors de la crise des dettes souveraines, pour des raisons multiples, la principale étant que la France a une économie bien plus compétitive et une capacité à lever l’impôt bien plus fiable, ce qui rend le spectre d’une panique des marchés financiers en fait peu probable en l’état, comme l’admet d’ailleurs l’économiste macroniste Alexandra Roulet en mars 2024 : « La France est loin du chemin de la Grèce ».

La dette pose donc de sérieux problèmes économiques, sans pour autant que la situation soit dramatique, insoluble. En tout état de cause, elle n’implique aucunement de devoir détruire le pays avec une austérité tellement brutale qu’elle rendrait David Cameron et George Osborne (Ministre de l’économie britannique entre 2010 et 2016) envieux.

La catastrophe de l’austérité

La droite propose unanimement l’austérité. Pourtant, elle serait selon toute vraisemblance une catastrophe économique. En vertu du principe de multiplicateur keynésien, la dépense publique est cruciale pour l’activité économique. Une baisse des dépenses publiques amènera à une baisse de l’activité, creusant de ce fait le déficit. En imposant l’austérité à la Grèce, la Troïka a rendu la situation financière de la Grèce encore plus insoluble, comme l’admet Olivier Blanchard, à l’époque économiste en chef du FMI. La Grèce a connu 6 ans de récession, en grande partie à cause de l’austérité. À plus long terme, l’austérité n’a pas de meilleurs effets, puisque les coups de rabot se situent souvent dans des secteurs où l’impact se voit plus tard. Les Britanniques font l’expérience amère d’un service public délabré après des années d’austérité particulièrement violentes, notamment pendant les années Cameron.

Toutefois, tout dépend de comment l’argent est dépensé ou économisé. Mais le gouvernement Barnier pourrait ainsi s’inspirer des propositions de la note du Conseil d’analyse économique de juillet 2024. Les auteurs Auclert, Philippon et Ragot, pourtant pas spécialement de gauche, y proposent de diminuer le Crédit impôt recherche et de réduire les exonérations de charges pour les employeurs, dont l’efficacité économique est au mieux discutable. Barnier n’a pas déclaré suivre toutes ces propositions lors de la présentation de son projet de budget. L’austérité est en soi inquiétante, mais l’austérité centrée sur le social que Barnier concocte va, au-delà du choc social, réduire l’activité économique française de manière nette.

Face à l’unique et catastrophique pseudo-solution que prétend apporter la droite, la gauche doit proposer mieux, tout en ne prenant pas le problème à la légère. La dette est un problème, mais en problème soluble

Comment se libérer de la dette : vers la fin du chantage politique

Il peut paraître tentant de faire défaut sur la dette. Après tout, il y a des précédents, comme le petit défaut aux grandes conséquences de décembre 1932 vis-à-vis des banques américaines ou la « Banqueroute des deux tiers » de 1797. Toutefois, les conséquences économiques seraient colossales et imprévisibles. Le défaut ne peut être qu’une solution de dernier recours qui poserait de nombreuses difficultés. Nous ne sommes pas encore à un niveau d’endettement qui permette d’y songer sérieusement, et ce d’autant plus qu’annuler sa dette ne résout pas la question du financement de l’État sur le long terme. Il faut trouver des solutions pérennes.

On peut alors imaginer deux cas de figure. Le premier est de mener ces changements dans le cadre de la zone euro. Le problème majeur est qu’il paraît difficile, pour ne pas dire impossible, de convaincre certains partenaires, et en particulier l’Allemagne, de réaliser de tels changements structurels de la zone euro. On peut aussi imaginer mener ces politiques en sortant de l’euro, mais cela pose d’autres problèmes, que ce soit en termes de coût de change au sein de l’Europe, de renchérissement de nos importations en cas de probable dévaluation ou plus largement car les mêmes politiques néolibérales pourraient aussi être menées dans le cadre d’un retour au franc.

L’économiste Nicolas Dufrêne a défendu une idée de politique monétaire originale, novatrice, dans son ouvrage La dette au XXIe siècle, comment s’en libérer (2023). L’idée principale est qu’il faut réaliser de la création monétaire sans contrepartie. En principe, c’est synonyme d’inflation, selon la théorie quantitative de la monnaie. Sauf si cet argent est investi directement dans des activités productives, permettant dès lors de financer la croissance et la transition écologique avec une inflation limitée. Une création monétaire sans contrepartie, bien ciblée, peut ainsi permettre de limiter les déficits, donc la dette.

En prolongement de cette idée, on peut imaginer que l’État détienne sa propre dette, en faisant en sorte que la banque centrale achète directement ses titres, ce qui suppose soit une réforme fondamentale de la BCE soit une sortie de l’euro. La différence avec l’idée de Dufrêne est qu’il faut quand même rembourser la dette, ce qui permettrait normalement de ne pas avoir d’effet inflationniste. L’État ne paierait en revanche pas d’intérêts, ou il se les paierait à lui-même, ce qui revient au même. Ainsi, longtemps l’État français s’est-il financé en forçant la Banque de France à ce qu’il puisse s’endetter à taux zéro. Aujourd’hui, l’État fédéral américain détient 20 % de sa dette (et les États fédérés en détiennent eux aussi une partie non négligeable), ce qui limite en partie le coût de l’endettement pour le contribuable américain.

Une variante de cette solution consiste pour l’État à réaliser des « emprunts forcés », dans l’idéal auprès des banques ou de la Caisse des dépôts et des consignations, emprunts rémunérés à un taux d’intérêt que l’État choisirait. Les précédents historiques sont nombreux en France dans les situations de difficultés financières. L’avantage majeur de ces emprunts forcés est qu’ils sont plus acceptables socialement que l’augmentation des impôts, même s’il s’agit surtout d’une solution de court terme. En 1976 par exemple, face à l’hostilité généralisée provoquée par l’annonce de « l’impôt sécheresse », Raymond Barre transforme l’impôt en emprunt forcé rémunéré à un taux d’intérêt inférieur à l’inflation de l’époque.

Ces diverses solutions impliquent nécessairement de revenir sur « l’indépendance » de la Banque Centrale. En 2002, les économistes André Orléan et Michel Aglietta soulignaient dans La Monnaie entre violence et confiance que la soi-disant « indépendance » de la Banque Centrale était un problème. En coupant tout lien entre démocratie et politique monétaire, la confiance des individus en la légitimité économique de l’État est affectée. De plus, la souplesse des politiques économiques est désormais soumise à l’arbitraire du directeur de la Banque Centrale.

La fin de l’indépendance de la Banque centrale permettrait aussi une meilleure coordination des politiques économiques, toute question de dette devant faire intervenir le couple politique budgétaire/politique monétaire. La coordination entre les deux est en effet capitale pour assurer la solvabilité de l’État. Ainsi, des économistes aussi libéraux que Paul Krugman (et même Olivier Blanchard dans une moindre mesure) ont pu déclarer, à propos de la crise des dettes souveraines, que « l’inflation n’est pas le problème mais la solution ». L’idée sous-jacente étant qu’il faut coupler à une politique de relance budgétaire (afin de relancer l’activité) extensive une politique monétaire accommodante permettant de sauvegarder la solvabilité des États, quitte à générer de l’inflation.

Si les salaires sont indexés sur l’inflation, celle-ci ne pénaliserait pas les travailleurs et réaliserait plutôt « l’euthanasie douce des rentiers » chère à John Maynard Keynes.

La fin de l’indépendance des banques centrales permettrait donc de mener une politique budgétaire ambitieuse sans qu’elle fasse exploser la dette. Autrement dit, elle permettrait d’investir dans l’éducation, les services publics et la transition écologique sans mettre en danger la solvabilité de l’État. Une inflation plus grande serait le prix à payer. Si les salaires sont indexés sur celle-ci, comme ce fut le cas jusqu’en 1983, l’inflation ne pénaliserait pas forcément les travailleurs et réaliserait plutôt « l’euthanasie douce des rentiers » chère à John Maynard Keynes, ayant donc des bienfaits redistributifs intéressants. Il faut toutefois veiller à ce que cette inflation reste maîtrisée, car au-dessus de 10 % elle devient difficilement gérable. Autrement dit, la politique budgétaire et sa coordination avec la politique monétaire pourraient aussi réduire les inégalités.

En définitive, si la dette budgétaire pose des problèmes, elle pose surtout des défis : comment veut-on articuler le rapport de force entre État et Capital ? Veut-on continuer à faire de l’inflation un objectif prioritaire au détriment de notre solvabilité budgétaire et de l’investissement à long terme ? Veut-on mettre sur le même plan dette budgétaire et dette climatique ? Plutôt que de s’enfermer dans l’impasse de l’austérité, il faut profiter de l’omniprésence de la question budgétaire pour trouver une réponse sereine, sérieuse, sociale, et écologique à la question du financement de l’État.

Vers un défaut de paiement des États-Unis ?

© Louis Hevier-Blondel pour LVSL

Le bras de fer qui oppose Démocrates et Républicains pour relever le plafond de la dette inquiète de manière croissante les marchés financiers. En cas d’échec des négociations, les États-Unis pourraient faire défaut, provoquant une crise financière mondiale susceptible d’entraîner une grave récession. La situation découle pourtant d’un problème purement politique, qui n’a aucun lien avec des fondamentaux économiques et financiers.

La presse économique internationale et les milieux financiers ne parlent plus que de ça : le spectre d’un défaut de paiement des États-Unis. Le gouvernement fédéral américain a en effet atteint le plafond de dette publique autorisé par le Congrès, relevé à 31381 milliards de dollars en décembre 2021. Dans un courrier remis aux parlementaires, Janet Yellen, ancienne présidente de la FED et désormais secrétaire au Trésor de l’administration Biden (l’équivalent du ministre des Finances) estime que le gouvernement ne sera plus en mesure d’honorer ses obligations dès le 1er juin. Si le Congrès ne relève pas le plafond de la dette d’ici là, la première économie mondiale sera de facto en situation de faillite. Le problème n’a rien d’économique ou de financier, il s’agit purement d’une crise politique provoquée par des limites artificielles et l’extrémisme de responsables politiques déterminés à jouer avec le feu. Mais il cause déjà de sérieux remous sur les marchés.

Une aberration politique dénuée de toute rationalité financière

Un État comme la France doit emprunter sur les marchés pour financer son déficit public. Ces emprunts viennent s’ajouter à la dette existante et sont remboursés moyennant intérêt. Il n’y a pas de limite théorique au montant de la dette d’un État : tant que des créanciers souhaitent lui prêter de l’argent, il est possible d’utiliser les nouveaux emprunts pour rembourser les obligations existantes et « rouler la dette ». La faillite intervient lorsque l’État choisit de ne plus honorer ses créances (que ce soit en suspendant le paiement des intérêts ou en arrêtant de payer ses fonctionnaires et autres factures) ou qu’il y est contraint par le refus des investisseurs de lui prêter de l’argent à un taux acceptable pour financer ses dépenses. 

Les États-Unis ne sont pas dans ce cas de figure. Contrairement aux États de la zone euro, ils disposent de leur propre banque centrale. Et contrairement à de nombreux pays en voie de développement, leur dette est libellée dans leur propre devise : le dollar. Pour dépenser de l’argent, les États-Unis n’ont donc pas à l’emprunter. Au contraire, « ce sont les dépenses autorisées par le Congrès qui entraînent une création monétaire de la part de la FED » rappelle l’économiste Stéphanie Kelton. Cette institution crédite les comptes du gouvernement fédéral du montant voté par le Congrès, qui émet des bons du Trésor pour compenser son bilan. L’émission de ces obligations ne constitue pas une contrepartie indispensable. La FED peut racheter les bons qui ne trouveraient pas preneurs ou simplement conserver la dette de l’État fédéral à son bilan. Le point important à retenir est que l’État américain ne peut pas faire faillite. Du moins en théorie.

En pratique, une loi datant de 1917 instaure un plafond maximal à la dette que le gouvernement fédéral peut encourir. Ce plafond a été relevé d’un montant arbitraire par un vote au Congrès 78 fois depuis 1960, sans aucune conséquence macroéconomique notoire. Ce mécanisme, qui n’existe dans aucun autre pays à l’exception du Danemark, est particulièrement critiqué par les économistes et experts financiers. Quatre anciens secrétaires au Trésor démocrates et républicains (Bob Rubin, Larry Summers, Paul O’Neill, and Tim Geithner) ont publiquement demandé la suppression du plafond. Tout comme de nombreux anciens présidents de la FED, dont Janet Yellen, Ben Bernanke et le très libéral Alan Greenspan. Même l’agence de notation Moody’s partage cet avis.

Refuser de relever le plafond reviendrait à refuser de payer la note du restaurant après avoir terminé son repas.

Autrement dit, le plafond n’est qu’une limite artificielle résultant d’une décision politique. Sa légitimité est d’autant plus contestée que le relèvement du plafond ne vise pas à permettre des nouvelles dépenses, mais à honorer des créances déjà votées et affectées dans le budget fédéral. Ainsi, refuser de relever le plafond reviendrait à refuser de payer la note du restaurant après avoir terminé son repas.

Pourtant, depuis 2011, le Parti républicain a utilisé cette limite pour exercer une forme de chantage auprès des présidents démocrates (Obama en 2011 et 2013, Biden à présent) à chaque fois qu’il disposait d’une majorité dans au moins une des deux chambres du Congrès. Son objectif est de forcer les démocrates à accepter des coupes budgétaires dans des programmes sociaux et autres dispositifs en menaçant de pousser l’État fédéral au défaut de paiement. 

Le chantage du Parti républicain

De nombreux élus républicains et certains démocrates critiquent fréquemment le montant de la dette publique et des déficits. Ce sont souvent les mêmes qui assèchent les ressources de l’État en votant des baisses d’impôts pour les grandes fortunes et les multinationales, augmentent avec entrain le budget de l’armée et votent en urgence des plans de sauvetage du secteur financier à la moindre difficulté. L’opinion publique est globalement de leur côté : les enquêtes montrent régulièrement que les Américains s’inquiètent (à tort) du montant de la dette fédérale et des déficits publics. Mais lorsqu’on demande aux électeurs où faire des économies, l’opinion se renverse : les coupes budgétaires dans les principaux postes de dépenses (la santé, les retraites et l’éducation, soit environ 60 % du budget auquel il fait ajouter quelque 15 % de dépenses militaires et de sécurité intérieure) sont particulièrement impopulaires

Au sein du Parti démocrate, les élus ont compris que les compromis passés par Obama en 2011 et 2013 sont électoralement toxiques. Au Parti républicain, deux types de points de vue coexistent. D’un côté, des élus acquis à l’austérité souhaitent coûte que coûte réduire la dépense publique par dogmatisme économique ou hostilité aux programmes sociaux. Cette faction « traditionnelle » du Parti conservateur est de plus en plus minoritaire et décriée, tant ses positions sont devenues impopulaires (et expliquent en partie la déconvenue de Donald Trump en 2020 et du Parti républicain en 2022). Si les conservateurs veulent encore s’attaquer au modèle social américain, ils évitent majoritairement de le dire tout haut.

Le Freedom caucus, une seconde faction associée à la mouvance Tea party et au mouvement pro-Trump MAGA, généralement qualifié de « populistes » souhaite faire des coupes budgétaires de manière essentiellement rhétorique, en prenant soin de ne pas préciser où et combien. Son discours se résume à prétendre qu’ils existent des dizaines de programmes clientélistes instaurés par les démocrates, qui représenteraient des montants colossaux.

Que ce soit par idéologie ou opportunisme, ces deux factions extrémistes du Parti républicain cherchent à forcer la main des démocrates. Non seulement pour pouvoir revendiquer des victoires législatives devant leurs électeurs, mais également afin de contraindre les démocrates à prendre des décisions impopulaires, voire susceptibles d’affaiblir l’économie du pays avant une échéance électorale. 

Le Parti démocrate coupable de son optimisme et de son propre dogmatisme

La règle du plafond de la dette aurait pu être supprimé par une majorité démocrate au Congrès de deux façons : en votant une loi qui abroge la limite ou en relevant le plafond d’un montant suffisamment élevé pour garantir des décennies de tranquillité. Pourtant, en dépit des précédents où il a laissé des plumes dans ces parties de poker menteur, le Parti démocrate a refusé de supprimer le plafond de la dette lorsqu’il en avait la possibilité. Une partie de ses élus reste acquise au prisme austéritaire et à l’obsession du contrôle des déficits. Ils craignent qu’une rupture avec ces conventions les fasse passer pour d’irresponsables dépensiers. Ce n’est pas le cas de la gauche américaine, qui avait demandé la suppression de cette limite en 2022, redoutant le bras de fer à venir. 

Pour Biden, un défaut sur la dette signerait la fin de ses espoirs de réélection, et accepter des concessions susceptibles d’apaiser les républicains serait politiquement suicidaire.

Malgré ces alertes, Joe Biden a fait le pari que cette confrontation permettra de repeindre une fois de plus ses adversaires en dangereux extrémistes déterminés à couper des programmes sociaux populaires. Au risque de tout perdre : un défaut sur la dette signerait la fin de ses espoirs de réélection, et accepter des concessions susceptibles d’apaiser les républicains serait politiquement suicidaire.

C’est pourquoi, depuis la perte de sa majorité à la Chambre des représentants à l’automne dernier, Joe Biden a accusé les républicains de vouloir pousser le pays vers le défaut et de souhaiter détruire la Sécurité sociale [qui ne couvre que les retraités, les vétérans et les handicapés aux États-Unis, ndlr]. Sa position était simple : les républicains doivent d’abord présenter leur propre plan, et aucune négociation n’aura lieu tant que le défaut sur la dette sera sur la table.

Les républicains ont d’abord semblé lui accorder le point en renonçant à leur programme de coupes dans la Sécurité sociale (qui verse les pensions de retraite) et Medicare (assurance maladie publique pour les plus de 65 ans). Le speaker de la Chambre des représentants, le républicain Kevin McCarthy, semblait dans une position inextricable. Après avoir eu du mal à obtenir le poste de leader de son parti face à la contestation de son aile extrémiste, il devait réunir une majorité pour proposer un texte de loi visant à augmenter le plafond de la dette sous conditions. Contrairement à ce qu’imaginait la Maison Blanche, il est finalement parvenu à faire voter (à une voix près) un premier texte, renvoyant ainsi la balle dans le camp démocrate. Problème : les conditions des républicains sont si draconiennes qu’elles équivalent à exiger le suicide politique des démocrates. 

Un compromis impossible ?

Le texte voté par les républicains n’a aucune chance de passer au Sénat ou d’être signé par Joe Biden en l’état, pour la simple raison qu’il serait politiquement suicidaire pour ce dernier, en plus de constituer une humiliation personnelle. D’abord, les républicains ne proposent en échange qu’un relèvement très succinct du plafond, qui garantirait un nouveau bras de fer dès l’hiver, en pleine campagne présidentielle. En contrepartie, McCarthy n’exige ni plus ni moins que le renoncement de Joe Biden à la principale victoire législative de son début de mandat : la signature de l’Inflation Reduction Act. Plus précisément, il lui faudrait annuler le financement accru de l’IRS (organisme percevant les impôts) qui doit permettre de réduire la fraude fiscale (et donc le déficit), supprimer les subventions à la transition énergétique et abandonner l’annulation de la dette étudiante (en cours d’examen par la Cour suprême).

Les demandes des républicains incluent également une obligation de travail pour être éligible à l’aide alimentaire et à l’assurance maladie publique « Medicaid » destinée aux bas revenus, chômeurs et personnes en incapacité de travail. Au total, ces politiques de workfare toucheraient plusieurs dizaines de millions d’Américains et leurs familles. Enfin, les républicains souhaitent imposer des limites de dépenses à certains programmes sociaux, afin de déconstruire progressivement les maigres filets de sécurité existants. Accepter de telles conditions provoquerait vraisemblablement une récession, en plus d’un profond ressentiment de l’électorat.

Mais qualifier ces propositions d’extrémistes n’est pas chose aisée, pour la simple raison que les démocrates ont eux-mêmes proposé d’inclure dans leur projet de création d’une allocation familiale l’exigence d’occuper un emploi. Les autres dispositions ciblées sont surtout populaires auprès de l’électorat démocrate et indépendant. Si la proposition est politiquement inacceptable pour les démocrates, elle reste relativement défendable du point de vue des républicains.

Si Joe Biden joue sa réélection et son héritage dans ce bras de fer, Kevin McCarthy risque son poste de leader de la majorité parlementaire républicaine et son avenir politique.

D’où cette situation de blocage. Comme l’écrit le spécialiste du Congrès David Dayen, il est difficile de discerner un espace politique pour un compromis. Les coupes que Biden pourrait accepter ne représenteraient qu’une trentaine de milliards d’économies sur dix ans, moins de 1 % du budget annuel. Un tel ajustement « cosmétique » serait, en retour, inacceptable pour la faction radicale du Parti républicain. Si Joe Biden joue sa réélection et son héritage dans ce bras de fer, Kevin McCarthy risque son poste de leader de la majorité parlementaire républicaine et son avenir politique. Interrogé sur cette question pendant son passage sur CNN, Donald Trump a jeté de l’huile sur le feu en répondant « je dis aux parlementaires républicains : si vous n’obtenez pas des coupes budgétaires massives, vous devez aller au défaut ». 

Des alternatives plus ou moins crédibles

En l’absence de vote au Congrès, la Maison Blanche dispose de trois alternatives plus ou moins risquées pour éviter le défaut de paiement. La première serait d’ignorer purement et simplement le plafond de la dette. Biden pourrait le faire en invoquant une loi datant de 1974 qui, selon certains professeurs de droit, invalide de fait la notion de plafond. Une seconde option, plus sérieusement envisagée par l’administration Biden, est d’ignorer le plafond en invoquant le 14e amendement de la Constitution qui stipule que « la dette de l’État et ses obligations (…) ne sauraient être remise en question ».

Dans une interview récente, Janet Yellen a jugé que cette solution déboucherait sur une crise constitutionnelle, sans l’écarter pour autant. Différents constitutionnalistes ont pris position en faveur de cette option, que Joe Biden a commencé à mentionner publiquement. Du point de vue juridique, l’argument repose sur l’idée que le plafond de la dette est un artifice anticonstitutionnel, car il confère au Congrès le pouvoir d’empêcher le président d’appliquer des lois déjà votées par le législateur. Il pointe en réalité une contradiction, puisque la Constitution prévoit également que le pouvoir de contracter des dettes et d’autoriser des dépenses reviennent uniquement au Congrès. La question serait logiquement tranchée par les tribunaux, si les républicains osent provoquer une crise en contestant la décision de Biden en justice.

Dans une tribune du New York Times, le professeur de droit et ancien employée de la Banque fédérale de New York Robert Hockett se prononce en faveur de cette option. Dans le meilleur des cas, le Parti républicain se contenterait de protester vigoureusement et de lancer des procédures parlementaires qui n’auront aucune chance de produire des effets concrets (commissions, auditions, proposition de loi). Seuls quelques remous passagers seraient alors à craindre sur les marchés financiers. Dans le pire des cas, les républicains saisiraient les tribunaux pour forcer Biden à faire défaut — ou du moins à suspendre ses dépenses. Pendant la brève période de délibération de la Cour suprême, on pourrait alors assister à des mouvements de panique sur les marchés. Mais toujours selon Hockett et d’autres experts, la Cour suprême devrait logiquement trancher en faveur de Biden. Toute autre décision provoquerait la faillite des États-Unis, un scénario que même les juges les plus radicaux de la Cour ne semblent pas disposés à assumer, compte tenu de leurs verdicts sur des affaires touchant aux intérêts financiers du capitalisme américain (cette Cour suprême avait également refusé d’invalider l’Obamacare en 2020, quatre juges conservateurs rejoignant les trois juges nommés par des présidents démocrates pour confirmer par 7 voix à 2 la validité de la loi). 

Une alternative plus créative et détournée serait de prendre l’initiative de forcer les tribunaux à lever le plafond de la dette en attaquant l’administration Biden en justice. L’idée, détaillée par le professeur de droit Jonathan Zasloff, serait de trouver un individu ou une organisation détenant des bons du Trésor pour intenter un procès au Trésor. Comme Janet Yellen a déjà indiqué qu’elle ne sera plus en mesure d’honorer ses obligations sans l’intervention du Congrès, cela constitue de facto une rupture de contrat et justifierait une action en justice (standing). L’avantage d’une telle solution serait de permettre au camp démocrate de choisir la juridiction : en portant la procédure judiciaire devant un tribunal fédéral acquis au parti démocrate, le plaignant s’assurerait un jugement favorable de la Cour fédérale et (si nécessaire) du circuit d’appel. L’affaire serait probablement portée devant la Cour suprême par un recours républicain, ce qui reviendrait à la première option tout en dédouanant l’administration Biden. Si cette option ne semble pas être sérieusement envisagée par le camp démocrate, un syndicat de fonctionnaires vient de lancer une action en justice similaire dans ce but précis. 

Si Biden ne dispose que de « mauvaises » options, c’est uniquement parce qu’il n’a pas souhaité relever le plafond de la dette quand son parti en avait les moyens.

Ces deux premières approches présentent l’avantage de placer le parti républicain dans une position politiquement intenable, susceptible de l’endommager durablement. Qu’il choisisse de demander aux tribunaux de forcer un défaut sur la dette ou ravale sa fierté en admettant sa défaite, aucun scénario ne permet à McCarthy et à sa coalition de ressortir idem de la séquence. Mais l’inconvénient de ces solutions réside dans l’incertitude économique qu’elles créent. Il existe toujours un risque que les marchés paniquent devant l’apparente hétérodoxie de ces manœuvres et le délai inhérent à une décision de justice en cas de contestation devant les tribunaux.

D’où la troisième option, qui a le mérite de ne pas exposer le gouvernement à une procédure judiciaire. La presse américaine la désigne sous le terme « mint the coin », car elle repose sur l’émission d’une pièce en platine d’une valeur d’un trillion de dollars. Le département du Trésor pourrait, en vertu d’un paragraphe contenu dans une obscure loi de 1996, forger une pièce de monnaie en platine et lui attribuer la valeur arbitraire de 1000 milliards de dollars. En créant cette pièce et la déposant dans son compte à la banque fédérale de New York, le Trésor réduirait immédiatement sa dette de la valeur du jeton. Janet Yellen avait qualifié cette solution de « gimmick » (gadget, ndlr) et l’actuel président de la FED (nommé par Trump) l’avait fustigé au titre qu’il n’est pas question de « faire sortir des lapins de notre chapeau magique ». Pour autant, des économistes aussi sérieux que le Nobel Paul Krugman et des titres de presses comme Bloomberg ont longtemps argumenté en faveur de cette option, à laquelle les principales critiques opposent un risque inflationniste a priori inexistant

L’inconvénient de cette solution aussi absurde que le plafond de la dette lui-même tient dans son optique : si elle n’était pas suffisamment prise au sérieux, l’opération pourrait provoquer une perte de confiance des marchés financiers et des agents économiques. C’est pourquoi Paul Krugman lui préfère désormais une alternative plus complexe, consistant à émettre des bons du Trésor « premiums » qui « joueraient sur la définition même d’une dette ». L’avantage, pour l’économiste, serait que la complexité de cette solution la rendrait incompréhensible pour le commun des mortels, et lui offrirait donc un cachet de sérieux susceptible de ramener la confiance des agents économiques, du moins davantage que l’émission d’une pièce arbitrairement affublée de la valeur d’un trillion de dollars.

Vers un nouveau renoncement de Joe Biden

Joe Biden osera-t-il recourir à l’une de ces solutions inédites ? Le président est connu pour son indécision et son attachement aux normes. S’il a récemment évoqué le recours au 14e amendement et la pièce d’un trillion de dollars en platine, il a précisé dans la foulée qu’il ne pensait pas que « cela résoudrait notre problème ». Il n’est pas aidé par sa secrétaire au Trésor Janet Yellen, qui alerte quotidiennement sur le risque de défaut tout en dénigrant les solutions citées plus haut.

Si Biden ne dispose que de « mauvaises » options, c’est uniquement parce qu’il n’a pas souhaité relever le plafond de la dette quand son parti en avait les moyens. Et si les solutions sont toutes de natures plus ou moins absurdes, c’est que le problème du plafond de la dette l’est tout autant. 

Selon le Washington Post, la Maison-Blanche commencerait à envisager un compromis avec les républicains. Cette fébrilité s’explique en partie par la couverture médiatique négative et l’angle de traitement journalistique défavorable qu’elle reçoit dans ce bras de fer. C’est pourquoi les démocrates explorent désormais une nouvelle approche au Congrès, qui consisterait à négocier sur deux fronts à la fois : le plafond de la dette et le budget de 2024. L’idée étant de faire des concessions aux Républicains sur le second volet tout en restant ferme sur le premier. Chaque parti pourrait ainsi revenir vers ses électeurs en revendiquant la victoire. Pas certains que les Américains soient dupes, surtout lorsque les coupes budgétaires commenceront à affecter leur quotidien…

Règles budgétaires européennes : une réforme qui ne résout rien

Siège de la Commission européenne à Bruxelles, Belgique ©Belga

Après des mois de pourparlers, la Commission européenne a dévoilé, début novembre, les contours de la réforme du Pacte de Stabilité et de croissance, dont les règles sont suspendues depuis mars 2020 en raison du besoin de financement massif des pays européens pour lutter contre la crise sanitaire puis en raison de la guerre en Ukraine. Malgré une flexibilité accrue, les pays « frugaux » refusent toujours une modification profonde du Pacte, pourtant jugé obsolète par de nombreux États, dont la France. Alors que la zone euro s’apprête déjà à entrer en récession, le retour de ces règles inapplicables laisse craindre des pressions accrues en faveur d’une politique d’austérité.

Revendication des courants néolibéraux, le Pacte de Stabilité et de croissance (PSC) voit le jour le 17 juin 1997, au Conseil européen d’Amsterdam. Appliqué au moment de la création de la monnaie unique en 1999, il a pour mission d’assurer la rigueur budgétaire des États membres à travers le respect du maintien du déficit public en dessous de 3% du PIB et un ratio dette/PIB inférieur à 60%. 

Si la plupart des pays parviennent à s’aligner sur ces critères au début des années 2000, la crise financière de 2007-2008, déclenchée aux États-Unis, engendre un profond creusement de la dette et du déficit des pays européens, et le non-respect des seuils exigés. Lors de l’éclatement de la crise des dettes souveraines, apparue quelques années plus tard sous les effets du krach financier de 2008, les règles budgétaires européennes sont toutefois conservées, et de nouvelles mesures d’autant plus strictes sont instaurées, malgré les avertissements de nombreux économistes à l’égard du Pacte. Sur volonté de l’Allemagne, ces règles seront même renforcées grâce à la création du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (aussi appelé TSCG) le 2 mars 2012, où est introduit de nouvelles exigences budgétaires, dont le principe de la « règle d’or».

Du fait de la structure de la zone euro, dont aucun mécanisme redistributif ne vient contrebalancer les asymétries, les chocs entraînés par la crise des dettes souveraines sont traités séparément, et des programmes d’austérités sont imposés à de nombreux pays, avec en premier lieu la Grèce, l’Espagne, le Portugal, Chypre, l’Irlande – et dans un moindre degré la France et l’Italie. Le bilan de cette politique est désormais bien connu : ralentissement économique, accroissement des inégalités, dégradation des services publics, et profondes divergences au sein de la zone euro. Si l’objectif cible de 3% est atteint par l’ensemble des pays fin 2019 grâce à ces « cures », nombre d’entre eux ne retrouvent pas le seuil de 60% de dette/PIB, et s’en trouvent même particulièrement éloignés.

Face à la crise sanitaire puis la guerre en Ukraine, le déficit budgétaire et la dette des États se sont profondément aggravés. À ce jour, près du tiers des pays de la zone euro affichent un ratio dette/PIB supérieur à 100% (Grèce, Italie, Portugal, Espagne, France, Belgique) et la moyenne des 19 se situe autour de 95%, soit bien au-delà des 60% exigé. Le déficit public moyen, situé à 5.1% en 2021, reste, lui aussi, au-dessus du seuil de 3%. 

Tout changer pour que rien ne change

Peu d’observateurs se risquent désormais à affirmer que les dispositions actuelles du Pacte sont efficaces. Le Commissaire aux Affaires économiques et monétaires, Paolo Gentiloni, a récemment déclaré que « nous n’avons pas investi comme nous l’aurions dû, et le désendettement a échoué. » Étant donné l’erreur historique d’avoir exigé un retour accéléré aux critères de 3% et de 60% lors de la décennie passée (la Grèce est à cet égard un exemple probant), une réforme en profondeur s’imposait. Surtout, la crise sanitaire et désormais la baisse du pouvoir d’achat des ménages liée à l’inflation obligent les États européens à d’importantes dépenses en urgence.

Pourtant, si l’on se plonge dans les détails de cette réforme, les mesures proposées ressemblent sensiblement à celles exigées au lendemain de la crise des subprimes, malgré quelques assouplissements. Dans les faits, les critères de 3% et de 60% sont conservés, mais la soutenabilité budgétaire des États tient désormais compte des dépenses primaires (hors intérêts de la dette et dépenses d’assurance chômage), et non des dépenses publiques dans l’ensemble. 

Par ailleurs, les pays européens disposeront de quatre années pour retrouver 3% de déficit public et 60% de dette/PIB à partir de 2023, et trois années supplémentaires si des facteurs conjoncturels interviennent (crises, guerres…) ou si de nouveaux investissements s’avèrent nécessaires (à condition toutefois que la stratégie budgétaire du pays s’aligne sur les critères). Alors que de nombreux pays souhaitaient un traitement différencié pour certains investissements et un plafond de dette différent pour chaque pays (comme le proposait la France), ce léger compromis laisse plutôt paraître une victoire du conservatisme des pays frugaux dans les négociations. Certains États, comme l’Allemagne, les Pays-Bas ou l’Autriche, font encore de la rigueur budgétaire une priorité absolue.

D’autre part, si ce « délai supplémentaire » de trois ans permet de mieux prendre en compte la situation de chaque pays (et donc les divergences économiques structurelles de la zone euro), la proposition initiée par la vice-présidente espagnole, Nadia Calviño, visant à ce que chaque pays puisse définir la trajectoire de réduction de sa dette et de son déficit, n’a visiblement été que partiellement prise en compte, car la stratégie budgétaire des États resterait conditionnée à l’approbation de la Commission européenne et du Conseil européen, comme c’est le cas par le biais du « Semestre européen » depuis 2011… De surcroît, la procédure concernant les déficits excessifs (PDE) est maintenue, et la PDE fondée sur la dette est même renforcée. Ainsi, si un pays dont la dette excède 60% du PIB s’écarte de la trajectoire des dépenses convenues par le Conseil, il s’expose alors à diverses sanctions.

Par ailleurs, l’écart de production (aussi appelé « output gap ») reste la référence de mesure de la soutenabilité de la dette des pays européens, malgré le fait que son calcul dépend d’hypothèses discutables, de plus en plus fragiles à mesure que les crises se succèdent.

Un cadre immobile face à un monde en pleine mutation

À travers cette révision, la Commission européenne cherche officiellement à « permettre aux pays de la zone euro d’exécuter les investissements nécessaires, en réduisant les ratios élevés de dette publique de manière réaliste, progressive et soutenue afin de bâtir une économie verte, numérique et résiliente. »

Si cette trajectoire est à première vue souhaitable, elle a tout d’une chimère : comment parvenir à réduire les ratios de dette publique des pays membres tout en mettant en place les « investissements nécessaires » (très coûteux en ce qui concerne ceux dans la transition écologique, mais aussi dans le numérique où les pays de la zone euro affichent un retard significatif face aux grandes puissances) ? Pour ne donner qu’un seul exemple, la France devra dépenser 100 milliards d’euros sur quinze ans si elle entend doubler la part du train dans les déplacements. Par ailleurs, la charge de la dette, c’est-à-dire les intérêts à rembourser, augmentera à terme sous l’effet de la hausse des taux directeurs de la BCE.

Dans ce monde multipolaire où se dessine une nouvelle globalisation, l’industrie et la balance commerciale des pays européens se dégradent, menaçant ainsi la croissance du Vieux-continent.

Comment réussir à investir massivement afin de « bâtir une économie résiliente » alors que la guerre en Ukraine – impliquant la plupart des puissances du globe -, et la multiplication des guerres commerciales affaiblissent profondément le Vieux-continent ? En effet, dans ce monde multipolaire où se dessine une nouvelle globalisation, l’industrie et la balance commerciale des pays européens se dégradent, menaçant ainsi la croissance du Vieux-continent à court et moyen-terme (celle-ci étant déjà atone depuis deux décennies).

L’inflation serait-elle la solution pour réduire la dette tout en permettant les investissements nécessaires ? Si celle-ci permet effectivement en théorie de réduire le poids accumulé des dettes, le ralentissement de la croissance, les dépenses massives des États pour lutter contre la hausse des prix et la hausse des taux d’intérêt laissent peu d’espoir quant à une véritable baisse du ration dette/PIB. De surcroît, le choix de certains États d’émettre des obligations dont la valeur est indexée sur l’inflation protège les investisseurs de pertes financières… mais engendre un coût massif pour les finances publiques.

Il semble dès lors utopique de croire que les pays de la zone euro dont le ratio dette/PIB est supérieur à 100% puissent parvenir à réduire leur dette publique pour atteindre le seuil de 60% d’ici 4 ou 7 ans, tout en exécutant les « investissements nécessaires. » Alors que trois d’entre eux (la France, l’Italie et l’Espagne) figurent parmi les cinq plus grandes puissances du continent, le risque d’un nouvel accroissement des divergences entre pays de la zone euro, l’affaiblissement de cette dernière, et plus largement celle du projet européen, semble de plus en plus probable.

Sans harmonisation budgétaire et fiscale, avec des divergences de structures productives et un taux d’intérêt unique pour 19 pays différents, la zone euro est donc vouée à une régression permanente. Or, ce scénario est systématiquement rejeté par les pays frugaux, qui refusent de « payer pour les autres », et les paradis fiscaux européens (Irlande, Malte, Chypre, Pays-Bas), qui auraient trop à perdre d’une convergence des niveaux d’imposition.

Si la proposition de la Commission européenne fera l’objet d’un débat législatif début 2023, avant d’être validée par les ministres des Finances et le Parlement européen (dans l’objectif d’arriver à un consensus pour 2024, sans quoi le cadre budgétaire restera inchangé), la trajectoire envisagée laisse donc penser que l’Europe s’apprête à répéter une faute historique.

Note :

[1] Selon la règle d’or, le déficit structurel ne doit pas dépasser 0.5% du PIB pour les pays dont la dette publique excède 60% du PIB, et 1% pour les pays dont la dette publique est inférieure à 60% du PIB.

Heu?reka : « La crise de l’euro est une crise de la législation européenne »

Envoyé par Heu?reka, montage LVSL
© Hugo Baisez

Gilles Mitteau, plus connu sous le pseudonyme d’Heu?reka, est un vidéaste vulgarisateur d’économie et de finance. Dans ses documentaires, disponibles sur la plateforme YouTube, comme dans son livre Tout sur l’économie, ou presque (Payot, 2020), il s’attaque à des problèmes en apparence complexes comme la question de la dette souveraine, de la crise des subprimes ou encore de la réforme des retraites. Nous avons voulu nous entretenir avec lui afin de mieux comprendre son parcours et sa vision de l’économie.

LVSL – Vulgariser une discipline comme l’économie est assez compliqué : beaucoup de termes et de mécanismes sont méconnus du grand public, même s’ils ne sont pas nécessairement très complexes. Comment procédez-vous pour rendre votre propos accessible au plus grand nombre ?

Gilles Mitteau – J’ai une petite astuce qui consiste à me dire que je suis dans un bar avec des amis en train de discuter. Comme je veux essayer de transmettre des termes qui peuvent être parfois techniques, j’ai construit un personnage qui va parler en termes formels et qui est accompagné de son ami avec qui il discute ; cette deuxième personne essaie de tout reformuler pour que l’ensemble soit un peu moins doctoral. La combinaison des deux fonctionne bien, c’est une formule efficace !

LVSL – Lorsqu’on visionne vos vidéos, on a souvent l’impression que, contrairement à ce qu’affirmait Margareth Thatcher, il existe bien des alternatives concrètes à l’organisation économique de nos sociétés. Vous montrez que les économistes, loin de former un corps de métier monolithique, ne pensent pas l’économie de la même manière. Est-ce l’un des aspects qui vous a motivé à réaliser des vidéos ? 

G.M. – C’est plus le travail que je faisais en salle des marchés qui a déclenché l’envie de créer la chaîne. Lorsque je me suis lancé, je suis parti du principe que je connaissais déjà la finance et qu’apprendre l’économie n’allait pas être trop difficile car ces deux thèmes sont très connectés. Pourtant, quand j’ai cherché des livres pour alimenter mes vidéos, je me suis rendu compte qu’il existait beaucoup d’avis divergents au sein du milieu académique. Ce n’est donc pas parce que je voulais trouver des divergences que je me suis lancé mais, a contrario, je voulais plutôt comprendre ce que disait la vraie science sur l’économie. Je me suis rendu compte que le milieu académique n’était pas du tout unanime !

NDLR : Sur la question du (manque de) pluralisme en science économique, lire sur LVSL l’article de Guilaume Pelloquin : « Pour une science économique digne du monde d’après »

LVSL – Parlons maintenant des enjeux économiques actuels. D’après vous, quels sont les plus grands dangers auxquels nos sociétés vont faire face dans un avenir proche ?

G.M. – À mon avis, on aura deux choses à craindre : les enjeux climatiques et les inégalités. Le risque climatique est assez évident puisqu’il pose des problèmes dans le monde réel, physique, et pas seulement sur les fichiers Excell des traders. Les inégalités peuvent soulever des mouvements sociaux qui illustrent bien le fait que notre système économique a vraiment un problème de fond, comme ce fut le cas des Gilets jaunes. De plus, les bulles spéculatives et les crises financières représentent autant d’épées de Damoclès qui planent au-dessus de nos têtes et qui sont aussi reliées aux inégalités.

« La sphère financière s’intéresse à la valeur des choses alors que la sphère économique s’attèle à fabriquer des biens et des services. Il n’y a aucune raison pour qu’une crise de valeur se transforme en un problème de fabrication. » 

Quelque part, le fonctionnement même de la finance provoque des crises. Il ne faut pas croire que les crises financières sont particulièrement techniques. C’est juste un problème psychologique de coordination, comme lorsqu’une horde d’animaux change tout d’un coup de trajectoire. Il est très difficile de comprendre pourquoi le troupeau a tourné, ça n’est pas simplement un individu qui guide tous les autres mais plutôt les acteurs qui s’autoréférencent. Les crises financières ont toujours été là et continueront à l’être tant qu’il y aura des marchés financiers. Pourtant, il y a certainement des mesures à prendre pour empêcher le transfert des crises financières vers les dépréciations économiques. 

LVSL – Quelles mesures seraient à même d’éviter ce phénomène ?

G.M. – La sphère financière s’intéresse à la valeur des choses alors que la sphère économique s’attèle à fabriquer des biens et des services. Il n’y a aucune raison pour qu’une crise de valeur se transforme en un problème de fabrication. Il faudrait couper le lien entre les deux, et le lien le plus évident, ce sont les banques. Cette décision-là a été prise à la suite de la crise de 1929 aux États-Unis, quand les banques de dépôts ont été différenciées des banques d’affaires. Cependant, cette loi de séparation des activités bancaires a été abrogée sous le mandat de Bill Clinton. Et le pouvoir politique ne l’a pas remise au goût du jour après 2008 – ni aux États-Unis, ni en Europe, probablement parce que les banques sont beaucoup trop puissantes. Pourtant c’est à mon avis la mesure la plus efficace pour limiter les dégâts d’une crise financière.

Il y a bien sûr d’autres solutions. La réduction des inégalités en fait partie afin d’éviter la concentration de l’épargne. On pourrait aussi limiter au maximum le placement de l’épargne sur des marchés financiers qui demeurent essentiellement spéculatifs. Pourtant, on ne prend pas du tout cette direction quand on voit par exemple que la réforme des retraites semble ouvrir la voie à un futur système par capitalisation. Aucun système de retraite par répartition ne peut causer de bulle spéculative ni de crise financière alors qu’un système par capitalisation – avec des fonds de pension qui placent l’épargne des travailleurs sur les marchés – peut largement y participer.

LVSL – Récemment, l’effondrement du fonds spéculatif Archegos a ravivé les craintes d’un krach boursier de grande ampleur, que l’on annonce à intervalles réguliers. Pour vous qui avez travaillé sur les marchés financiers par le passé, une telle explosion est-elle inévitable dans un futur proche ?

G.M. – Est-ce qu’il y aura une crise financière ? Je pense que oui. Est-ce qu’elle arrivera bientôt ? Je n’en ai aucune idée. L’important n’est d’ailleurs pas de prédire la date d’une telle crise mais de comprendre les phénomènes systémiques qui pourraient la provoquer. Les crises financières, il y en aura tout le temps ; ça fait partie de l’essence même des marchés financiers. Il faut bien comprendre que les marchés financiers sont auto-référentiels : lorsqu’un acteur financier prend une décision, elle est immédiatement perçue comme une information qui incite à l’action. L’achat pousse à l’achat, qui pousse à plus d’achat et inversement. Fondamentalement il y aura toujours des krachs boursiers et des crises financières. Il est pourtant impossible de savoir quand aura lieu la prochaine car un krach est un phénomène psychologique. Il nous est seulement possible de constater qu’il y a des éléments inquiétants qui pourraient participer à déclencher une crise. Je pense, encore une fois, au risque climatique et aux inégalités.

« Pourquoi se baser sur la dernière transaction pour valoriser les actions ? Tout simplement pour causer de fortes variations de valeur qui peuvent faire peur ! »

Si la finance n’était pas spéculative et avait vraiment pour rôle d’essayer de prédire le destin de l’économie, les financiers se préoccuperaient de ces problèmes. Pourtant, ces derniers ont peur de certains phénomènes dont ils ne devraient pas s’inquiéter s’ils comprenaient mieux l’économie. Je pense notamment à la dette. Les crises financières et économiques sont en outre très connectées à nos règles comptables actuelles qui sont complètement dépassées.

LVSL – Pouvez-vous être plus spécifique sur ce point ? 

G.M. – Il nous faut comprendre qu’une crise financière est une crise causée par la perte de valeur que l’on donne à des biens. Du jour au lendemain, certains actifs peuvent perdre de la valeur mais ne disparaissent pas pour autant. Même lors d’une crise, une entreprise qui perd de la valeur reste ouverte et les gens continuent d’y travailler. Il n’y a aucune raison que cela nous empêche de les utiliser et de continuer à vivre normalement comme d’habitude. C’est l’aveuglement vis-à-vis de nos règles comptables qui cause l’arrêt de la machine. On pense que tout devrait s’arrêter de fonctionner si la valeur des choses venait à descendre en dessous d’un certain seuil. C’est une règle totalement arbitraire. Dans notre système actuel, la valeur est définie par le prix de la dernière transaction. Cela signifie que si je possède plusieurs actions et que quelqu’un décide de m’en acheter une en échange de 40 euros, alors comptablement, je dois déclarer que toutes mes actions valent 40 euros. Si le lendemain, quelqu’un m’achète une autre de mes actions pour 35 euros, alors je dois désormais déclarer qu’elles valent 35 euros. Pourquoi se baser sur la dernière transaction pour valoriser les actions ? Tout simplement pour causer de fortes variations de valeur qui peuvent faire peur !

On pourrait par exemple décider de se référer à l’historique des trois dernières années de transactions et d’en faire une moyenne. Nous limiterions alors grandement les effets de panique. De plus, dans notre système, une entreprise financière comme une banque s’arrête de fonctionner si la valeur des actifs financiers qu’elle possède tombe en dessous d’un certain seuil correspondant à la quantité de dette qu’elle doit rembourser. À partir du moment où on commence à penser que la valeur conférée à une action – ou à un produit financier en général – n’est pas celle de la dernière transaction mais se réfère à un historique, les variations de prix sur les marchés financiers deviennent beaucoup moins importantes. On passerait d’une mer agitée avec des creux de plusieurs dizaines de mètres à un océan calme où une tempête pourrait difficilement se déclarer. De même, décider qu’une entreprise doit fermer lorsque la valeur de ce qu’elle possède descend en dessous d’un certain seuil est une règle idéologique. Nous pourrions très bien abaisser ce seuil sans que ce soit illogique.

LVSL – Vous avez évoqué dans vos vidéos le problème du trading haute fréquence que pratiquent des fonds comme Blackrock. Cette finance à très haute vitesse peut-elle entraîner des crises qui n’auraient pas lieu d’être ?

G.M. – Le trading haute fréquence peut effectivement précipiter les cours dans un sens ou dans l’autre, avec des algorithmes qui interagissent et font, in fine, monter ou baisser un prix. Le mécanisme est toujours le même : un algorithme, par ses achats et ventes répétés, provoque une petite hausse ou baisse de prix ; ce changement est interprété comme une information positive ou négative qui pousse alors d’autres algorithmes à acheter ou vendre et donc, à faire monter ou baisser le prix. Un tel événement peut provoquer un krach de la valeur qui se transmet à l’économie réelle par le prisme de règles comptables.

LVSL – Vous venez de publier un documentaire sur la question de la dette détenue par la Banque Centrale Européenne (BCE). Plusieurs personnalités, à l’instar de Nicolas Dufrêne et Alain Grandjean, plaident pour son annulation. Cette proposition radicale devrait-elle être plus abordée dans le débat public ou est-elle totalement irréalisable ?

G.M. – Elle n’est pas du tout irréalisable. Pourtant, cette proposition touche à des dogmes, à une idéologie. Elle nous invite à réfléchir à notre conception de la dette. Qu’est-ce que la dette ? Ce sont des contrats que l’on signe entre nous, des règles, des lois. C’est comme si on disait du code civil qu’il ne faut surtout pas y toucher alors que c’est nous-même qui l’avons conçu. Si le code civil ne nous convient plus, rien ne nous empêche de le modifier… Pour l’instant l’annulation de la dette est une question qui choque encore. Ce que montrent des économistes comme Alain Grandjean et Nicolas Dufrêne, c’est que, dans le cadre des lois existantes, il serait possible de l’annuler sans qu’aucun épargnant ne soit lésé. Ces derniers montrent également que nous devons à tout prix désacraliser la dette, qu’il faut arrêter de la penser dans les termes suivants : « il faut rembourser la dette, nous n’avons pas le choix ». Si, dans le passé, nous avons décidé qu’il fallait à tout prix rembourser cette dette, rien ne stipule qu’on ne doit pas réinterroger cette règle aujourd’hui.

NDLR : Sur la question de la dette, lire sur LVSL l’entretien réalisé par Nicolas Vrignaud : Eric Toussaint : « 59 % des montants de la dette réclamés à la France sont illégitimes »

LVSL – Justement, de nouveaux courants économiques, comme la MMT (Modern Monetary Theory), proposent de renouveler notre manière de concevoir la dette étatique. Stéphanie Kelton est une personnalité influente de cette mouvance. Elle propose de sortir du « mythe du déficit » où les dépenses publiques sont trop souvent considérées comme un problème. L’État, à l’inverse des ménages qu’il fédère est capable, par le prisme de sa Banque Centrale, d’émettre de la monnaie. Que pensez-vous de ces constatations ?

G.M. – J’ai lu Le mythe du déficit de Stéphanie Kelton. C’est un ouvrage très intéressant. Le cadre de raisonnement est excellent puisqu’il permet de comprendre en détail le fonctionnement de l’économie moderne. C’est une théorie très monétaire, donc centrée sur la monnaie, qui permet de comprendre comment cette dernière est créée, puis détruite et comment s’articule sa relation avec la dette.

Mon seul souci avec cette théorie, c’est qu’elle est, comme souvent avec les théories monétaires, légèrement simplificatrice. La MMT n’est pas une théorie uniquement descriptive mais également normative. Elle décrit un monde monétaire qui inclut d’ores et déjà les réformes qu’elle souhaiterait voir advenir. La simplification majeure de la MMT est d’associer État et Banque Centrale, de les faire fusionner en une seule et même unité. La réalité ne correspond pourtant pas à cette description. La Banque Centrale Européenne (BCE) est complètement indépendante vis-à-vis des États membre ce qui lui vaut de nombreuses critiques de la part de Stéphanie Kelton. Il y a une également une certaine indépendance de la banque centrale américaine, même si cette dernière doit rendre des comptes au pouvoir politique. La MMT va faire fusionner ce pouvoir avec la banque centrale en montrant que lorsqu’un État prend une décision, la banque centrale va immédiatement réagir et appliquer ce que préconise l’État.

NDLR : Pour en savoir plus sur la MMT, lire sur LVSL l’entretien réalisé par Politicoboy : Stephanie Kelton : « pour garantir le plein emploi, sortir du mythe du déficit ».

Or, force est de constater que ce schéma ne s’applique pas à la réalité. La théorie est donc descriptive, dans le sens où elle arrive très bien à décrire la circulation de la monnaie entre les banques, les entreprises, les particuliers et un bloc État/banque centrale. Elle montre d’ailleurs à quel point ce bloc État/banque centrale est souhaitable et fonctionnerait très bien. Mais la réalité c’est que pour le moment, État et banque centrale sont bien des entités distinctes.

LVSL – La MMT plaide pour l’inverse de ce que l’on observe aujourd’hui où sont préconisées les Banques Centrales indépendantes du pouvoir politique…

G.M. – Oui, totalement. La MMT plaide pour un contrôle démocratique sur cette institution centrale pour notre économie. La Banque Centrale devrait être une institution politique comme les autres, avec des lois capables de faire tomber les représentants de cette organisation, de relancer des élections. Il faut que le peuple en ait le contrôle définitif. Rien ne justifie qu’elle soit une machine purement technocratique.

LVSL – Vous avez analysé dans une série de vidéos la crise économique qui a affecté l’Union Européenne en 2010. Vous montrez que nous avons beaucoup d’idées reçues, éloignées de la réalité, sur cette période. Quelles sont celles que vous souhaitez le plus déconstruire ?

GM – On pense trop souvent la crise de l’euro comme une crise de la dette souveraine alors qu’on devrait davantage chercher son explication dans la réglementation européenne. C’est une crise venue des règles financières que l’on s’est auto-imposé, la zone euro a mal été construite. Les dépenses des uns sont les revenus des autres. Jusqu’à la crise de 2008, les États ne dépensent pas de manière excessive, c’est plutôt le secteur privé – les particuliers et les entreprises – qui investit et consomme beaucoup. A partir de 2008, à cause de la panique financière liée aux subprimes, le secteur privé se met à avoir peur et réduit ses dépenses. On perd donc des revenus : s’il y a moins de dépenses au niveau global, il y a moins de revenus. Les États ont essayé de se mettre à dépenser plus afin de combler ce manque et de maintenir les revenus à des niveaux semblables à celui d’avant 2008. Pendant que le secteur privé remboursait plus de dettes qu’il n’en créait de nouvelles, le secteur public a fait l’inverse : il s’est mis à augmenter sa dette afin de pouvoir plus dépenser. Tous les États ont la capacité de faire ça sans problème puisqu’ils sont connectés plus ou moins directement à leur banque centrale. Mais nous sommes la seule zone monétaire au monde où on a coupé aussi radicalement ce lien. Résultat : les États s’endettent sur les marchés financiers, et si les marchés financiers disent « Non, je ne veux pas vous prêter », alors nos État se retrouvent dans une situation délicate.

Dans beaucoup d’autres pays, la banque centrale a le droit de participer à cette sorte d’enchère sur les marchés. C’est-à-dire que finalement les marchés financiers connectent l’État avec des investisseurs variés, dont la banque centrale. Cette dernière peut imprimer autant de monnaie qu’elle le souhaite et donc in fine acheter autant de dette qu’elle le veut. En zone euro, l’État doit aller sur les marchés financiers sans aucune aide de sa banque centrale. Or la finance a tendance à aider ceux qui ont le moins besoin d’aide et à ne pas aider ceux qui en ont le plus besoin, c’est classique en période de crise, cela s’appelle le « flight to quality » (l’envol vers la qualité).

Pendant la crise de 2008-2009, les situations économiques des différents pays se sont détériorées, les financiers ont arrêté de prêter aux pays du Sud du fait d’un manque de confiance. On s’est très vite retrouvé avec ce que beaucoup ont appelé à tort une crise de la dette souveraine qui est en réalité une crise de la législation européenne. Il n’y a pas de crise de la dette souveraine au Japon, aux États-Unis, en Chine, parce qu’il n’y a aucune raison que l’État n’ait pas accès à du financement, quel que soit le montant. Nous en Europe on a décidé qu’un tel fonctionnement n’était pas souhaitable et on s’est pris une crise tous seuls. Nous l’avons créée nous-même, avec nos règles.

« Aux États-Unis, on peut changer très facilement de politique économique et monétaire parce que la Constitution n’est pas très précise à ce sujet. En Europe, pour modifier un traité, l’équivalent d’une constitution, il faut négocier à 27 ».

Notre solution principale a été de faire de l’austérité, ce qui a posé énormément de problèmes. Le Produit Intérieur Brut (PIB) grec a baissé d’un quart. C’est énorme ! La crise a été causée par le secteur privé qui a fait de l’austérité, et la réponse a été de dire que le public devait faire de même. Si les dépenses sont réduites dans le secteur privé et dans le secteur public, il y a une double réduction des revenus pour la population en général, donc une double crise. Certaines institutions sont depuis revenues sur ce problème. Le FMI a par exemple admis avoir fait une erreur en favorisant l’austérité, notamment en Grèce.

LVSL – Certaines idées reçues relatives aux pays européens dits « du Sud » se sont largement diffusées dans l’espace public. À quels acteurs ont-elles profité ?

G.M – Il est très pratique de trouver un bouc émissaire. Dans de telles situations, soit c’est notre système qui est mal foutu, soit c’est que ces gens l’ont mérité. Quand on se retrouve face à des gens qui se mettent à perdre énormément du jour au lendemain, quand on a des images de Grecs à la rue, qui n’ont pas de soins, la réaction récurrente est de nier la réalité. Il est beaucoup plus facile de dire que c’est la faute des gens et qu’ils sont responsables de leur propre sort, que ce sont des cigales qui ont chanté tout l’été. Cela permet de pas remettre en cause tout le système dans lequel on vit, le système économique et financier qu’on a mis en place. C’est une solution de facilité qui permet d’éviter de se regarder dans le miroir et de se remettre en question.

LVSL – Neuf mois après son annonce en grande pompe, le plan de relance de l’Union Européenne patine toujours. Pendant ce temps, les États-Unis et la Chine ont déjà investi des sommes colossales pour que leurs économies puissent faire face à la crise sanitaire que nous traversons. Par impuissance politique ou par dogmatiste économique, sommes-nous en train de reproduire les mêmes erreurs qu’il y a 10 ans ?

G.M – Je ne pense pas que l’on reproduise les mêmes erreurs du passé tant que l’austérité n’est pas préconisée. Le moment où on entendra parler d’austérité au niveau européen, de la part de la Commission, là on pourra se dire que l’on refait exactement les mêmes erreurs. Pour l’instant on assiste plutôt à des déclarations des institutions européennes qui vont dans le sens de l’endettement des États membres. Après, en termes de montants injectés dans l’économie, on est beaucoup trop faibles. C’est dû à un mélange de difficulté de négocier à 27 et à la présence d’une idéologie de fond qui reste très libérale, très conservatrice. L’Europe est dépendante de sa construction, des règles qu’elle a mises en place. Pour d’autres pays, les règles sont beaucoup plus facilement transformables, il suffit d’un nouveau gouvernement pour faire tomber une loi et en mettre une autre à la place, les règles ne sont pas aussi contraignantes. Aux États-Unis, on peut changer très facilement de politique économique et monétaire parce que la Constitution n’est pas très précise à ce sujet. En Europe, pour modifier un traité, l’équivalent d’une constitution, il faut négocier à 27. Pour l’instant je n’ai pas l’impression qu’on refasse les mêmes erreurs, du moins tant que la Commission ne se remet pas à brandir la règle des 3%.

LVSL – Dans le futur, la question de l’austérité risque pourtant de revenir sur le devant de la scène. Des documents comme le rapport Arthuis attestent de ce phénomène…

Dans le futur, c’est un discours qui va évidemment revenir puisqu’il est utilisé par des conservateurs pour se faire élire. Ça va être un combat plus politique qu’économique. Beaucoup d’économistes préconisent de ne pas administrer de nouvelles « cures » d’austérité. Mais cela va revenir c’est certain, parce que le combat de la relance keynésienne contre l’austérité est un débat vieux comme le capitalisme. J’ai l’impression que les économistes vont plutôt pencher du côté de la relance, mais il n’empêche que la population choisit ses dirigeants, et si on vote pour des politiques de droite, on aura de l’austérité.

LVSL – La réforme des retraites pourrait faire son retour une fois la crise COVID enfin derrière nous. Il est fort probable que le passage à la retraite par points sera alors présenté comme une nécessité absolue. Vous qui avez réalisé de nombreuses vidéos sur le sujet, pouvez-vous nous rappeler le choix de société auquel correspond l’abandon du système par répartition pour ce système à points ?

La question des retraites est encore une fois un combat idéologique plutôt qu’un débat technique. Il y a plusieurs manières de concevoir les retraites. Dans le système qu’on est en train de mettre en place, la retraite que l’on va percevoir correspond aux sous que l’on a gagnés dans sa vie, comme une épargne. Dans ce type de système « à points », on prend un petit pécule chaque mois aux personnes qui travaillent pour le leur rendre plus tard à l’âge du départ en retraite. C’est une sorte de système par capitalisation dans le sens où on est dans une logique d’individualisation, chacun a la retraite qu’il « mérite ».

Le système vers lequel il faudrait aller, si on veut réduire les inégalités, c’est au contraire un système qui se demande quel est le minimum dont une personne a besoin pour vivre quand elle est retraitée et quel est le maximum qu’on envisage de donner à une personne en retraite. On devrait à mon avis beaucoup plus s’interroger au niveau collectif qu’au niveau individuel.

LVSL – Pourtant, la retraite par points est constamment justifiée par une prétendue fragilité du système actuel qu’il incombe de réformer.

Effectivement c’est toujours la même chose. Pourtant, il y a plusieurs rapports qui montrent que ce n’est pas un souci de financement. La monnaie n’est pas une ressource rare et finie, c’est une construction sociale qui n’est pas disponible en quantité limité. Ce qui compte, c’est de ne pas inonder l’économie avec de l’argent que le système de production ne peut absorber. On a en France un système productif qui crée des biens et des services. La question que l’on doit se poser est de savoir si ce système est sous-utilisé ou pas. S’il l’est, il n’y a aucun problème à imprimer de la monnaie. On peut même donner plein d’argent à la population et forcer les entreprises à embaucher afin de faire augmenter l’utilisation de ce système productif à 100%. Si en revanche notre société est déjà proche du maximum de ce qu’elle peut produire, il faut faire attention car ajouter de la monnaie dans l’économie peut provoquer deux choses : soit cela encourage les entreprises à agrandir leurs usines et c’est plutôt positif, soit cela les encourage à augmenter leurs prix. C’est la grande peur de l’inflation.

« La question de la croissance économique et de son impact sur l’environnement doit être attaquée du point de vue de la répartition des richesses : comment fait-on pour s’assurer que tout le monde a bien accès à ce dont il a besoin ? »

Finalement, pour les retraites si on a 100 euros de dépenses et 70 euros de recettes, les 30 euros restants peuvent très bien venir de la planche à billets, de la création monétaire. Cette planche à billets est nécessaire et ne s’arrête jamais. Chaque année il y a de la création monétaire et lorsque cette création est négative – c’est-à-dire quand on détruit de la monnaie – on a souvent affaire à une crise économique. Je ne vois pas pourquoi le déficit des retraites ne pourrait pas être un point d’entrée de la nouvelle monnaie dans l’économie, de la même manière qu’il faut des investissements, des entreprises qui décident de dépenser plus que ce qu’elles gagnent pour financer les profits des autres. Les déficits des uns sont les profits des autres. Au-delà du fait qu’il existe des rapports montrant que le système des retraites se stabilise financièrement et qu’il n’y a pas forcément besoin d’une réforme, le système pourrait très bien être bénéfique pour la société s’il était en déficit.

LVSL – Si l’on injecte toujours plus de monnaie dans l’économie et que l’on pousse à l’endettement, n’y a-t-il pas un risque de pousser à une consommation excessive ? Le trop-plein de monnaie n’est-il pas un problème pour l’environnement ?

Il y a un problème plus profond qui est de voir l’économie comme un système de production puis de répartition de la production dans la population. Notre système de production pollue, son empreinte écologique est clairement insoutenable, il faut donc ralentir, ce qui signifie fabriquer moins, avoir moins, posséder moins. Pourtant, notre mécanisme de répartition de la production est basé sur le travail. Si on commence à fermer certaines industries, tous les gens qui y travaillent n’ont plus accès à rien. Le problème se situe essentiellement au niveau de la répartition. On pourrait limiter la production, mais on est contraints de ne pas le faire parce que notre système de répartition de la richesse est basé sur les revenus issus du travail. La question de la croissance économique et de son impact sur l’environnement doit être attaquée du point de vue de la répartition des richesses : comment fait-on pour s’assurer que tout le monde a bien accès à ce dont il a besoin ?

Pour l’instant, il y a évidemment tout un filet de sécurité sociale, mais il n’est pas suffisant si on ne travaille pas pendant une longue période de temps. On voit en France que l’on n’arrête pas de réduire les droits des chômeurs et des précaires, c’est un vrai problème. Il faut imaginer un village sur une île où tous les jours il faut s’assurer d’avoir de l’eau potable, d’avoir de la nourriture, de s’occuper des enfants, etc… Personne n’a déclaré que tout le monde devait travailler sur l’île : si le travail de 40 personnes seulement est nécessaire mais que l’île compte 150 habitants, on peut organiser un roulement. On vit dans une société où la règle de fonctionnement stipule que tout le monde doit travailler tous les jours, tout le temps, sinon il n’a pas l’argent pour avoir accès à la nourriture, au logement. Cela ne veut pas dire que l’on n’a pas assez de logements ou de nourriture. C’est la personne qui ne travaille pas qui n’y a pas accès, indépendamment du fait que la richesse dont elle a besoin a bien été produite. C’est un vrai problème. Ce qui compte, c’est qu’il y ait assez de ressources dans l’économie et qu’on se les partage. Nous n’arrivons pas à raisonner comme cela parce que notre économie est trop complexe ; on part du principe que tout le monde doit toujours travailler. Comme on améliore sans cesse les techniques de production, si on veut que tout le monde travaille, il faut produire plus. Le cœur du problème, c’est ce mécanisme de répartition.

LVSLQuels sont les thèmes que vous n’avez pas encore abordés dans vos vidéos ou dans votre livre et que vous aimeriez étudier dans le futur ?

Il y en a plein ! La Modern Monnetay Theory que l’on a déjà évoquée. Il y a également pleins de grandes questions autour de l’inflation. En ce moment on parle beaucoup d’argent magique et j’aimerais bien parler de cette grande peur des années 1970 qui revient, aborder ce problème directement et apporter un regard critique en expliquant par exemple qu’il y a plusieurs inflations. En effet, tout le monde n’a pas les mêmes revenus et donc n’achète pas les mêmes choses. Est-ce que ça a du sens d’avoir un chiffre de l’inflation qui correspond à une moyenne globale alors que les 10% des Français les plus pauvres n’achètent pas les mêmes choses que les 10% les plus riches ? Est-ce qu’on ne devrait pas avoir plusieurs chiffres de l’inflation qui correspondent à plusieurs catégories de personnes ? C’est quelque chose que j’aimerais aborder, avec la question centrale de l’immobilier et du coût du logement. Il y a également le sujet du découplage : est-ce qu’on est capables de continuer de faire croitre le PIB sans avoir une augmentation des émissions de CO² ? C’est une grosse question qu’on me pose, et je pense qu’il y a une ou plusieurs vidéos à faire sur le sujet. 

Stephanie Kelton : « Pour garantir le plein emploi, sortir du mythe du déficit »

Stéphanie Kelton © Wikimedia

Certains la surnomment « la femme qui valait des trillions ». Professeur d’économie à l’université Stony Brook de New York et cheffe de file de la MMT (la Théorie moderne de la monnaie), Stephanie Kelton a conseillé les sénateurs démocrates du Comité au budget fédéral pendant cinq ans, avant de rejoindre l’équipe mise sur pied par Joe Biden pour concilier son programme avec celui de Bernie Sanders. Depuis, elle conseille Chuck Schumer, le chef de la majorité au Sénat, et de nombreux parlementaires démocrates. À en croire les courriels qu’elle reçoit de leur part, sa contribution fut essentielle au changement de mentalité qui semble s’être produit à Washington à l’égard des déficits publics et de l’usage de l’outil monétaire pour financer des plans massifs de soutiens à l’économie. Dans son livre Le Mythe du déficit, traduit de l’anglais aux éditions Les Liens qui libèrent, elle déconstruit de manière pédagogique et didactique les principaux mythes économiques liés à la monnaie, la dette et les déficits. Le lecteur est invité à opérer une « révolution copernicienne » en comprenant que les dépenses publiques sont des excédents pour le secteur privé ; l’économie n’est pas contrainte par la finance, mais par les facteurs de productions ; la planche à billet constitue une manière efficace de garantir le plein emploi. Face à la crise du coronavirus et l’urgence climatique, la MMT bénéficie d’un succès croissant outre-Atlantique. Ces enseignements seraient-ils applicables en Europe ? Entretien réalisé par Chris (PolticoboyTX) le 19 mars 2021.

LVSL  Vous débutez votre ouvrage en réfutant la notion selon laquelle le gouvernement devrait gérer son budget comme un ménage, en « bon père de famille ». Pouvez-vous nous expliquer pourquoi c’est faux, pourquoi nous ne devrions pas penser à un ménage lorsque nous évoquons le budget de l’État ?

Stephanie Kelton Nous devons nous assurer que nous parlons d’un État qui dispose d’une souveraineté monétaire. Si c’est le cas, alors il serait erroné de comparer ce gouvernement à un ménage ou d’imaginer les finances publiques soumises au même type de contraintes que celles qui s’exercent sur une famille. La grande différence est que le gouvernement est l’émetteur de la monnaie et le reste d’entre nous sommes les utilisateurs de la monnaie. Si nous comprenons cela, l’autre point déterminant à rectifier est la séquence. Nous avons cette idée fausse que l’État fonctionne comme un ménage. Que pour dépenser il doit d’abord trouver de l’argent, en nous taxant ou en nous l’empruntant. Et qu’il peut dépenser de l’argent qu’une fois qu’il en en a obtenu. La MMT vise à remettre cette séquence dans le bon ordre. Il s’agit d’expliquer le véritable processus. Afin que nous puissions comprendre que le gouvernement doit d’abord dépenser sa monnaie ou la rendre disponible d’une autre manière avant que le reste d’entre nous puissions l’utiliser dans le but de payer des impôts ou d’acheter des obligations d’État. Donc, les dépenses publiques doivent intervenir en premier. L’émetteur étatique n’est pas contraint par les recettes fiscales ou les emprunts. L’émetteur peut dépenser en premier et ensuite s’inquiéter de la quantité de monnaie qu’il a dépensée, combien de dollars ou de yens ou de livres il doit taxer en retour, et combien il peut laisser dans le système ou transformer en obligations d’État.

LVSL Malheureusement, la France n’a plus sa propre souveraineté monétaire. Nous entendons souvent cette référence au bon père de famille ou au ménage de la part de nos dirigeants, principalement pour justifier des réductions de la dépense publique. Dans le contexte francais, serait-il judicieux de comparer le gouvernement à un ménage ou avez-vous encore des réserves à exprimer ?

S.K. Les contraintes sont clairement différentes et la marge de manœuvre politique, la capacité de dépense d’un État émetteur de monnaie est plus grande que celle d’un gouvernement qui n’émet pas sa monnaie. La France ressemble plus à l’État de Floride, qui n’émet pas sa propre monnaie. Le gouvernement de la Floride peut augmenter les impôts, mais ses revenus sont limités. S’il dépense plus que ses revenus ne le permettent, il doit emprunter la différence. Cela dit, je pense qu’il est important de réaliser que dans la zone euro, la BCE (Banque centrale européenne NDLR) est l’émetteur de la monnaie. Et en ce moment, la BCE soutient les gouvernements des États membres, comme elle l’a fait depuis que la crise de la Covid-19 a débuté. Dans un sens, de manière importante, elle a rétabli la souveraineté monétaire des pays de la zone euro. La BCE a déclaré : « Endettez-vous, nous n’allons pas laisser les rendements exploser comme en 2010, nous allons maintenir les taux d’intérêt bas, nous allons faire des programmes d’urgence pour la pandémie, nous achèterons les obligations d’État, nous allons vous permettre d’avoir un déficit significatif et nous ne laisserons pas les marchés financiers vous punir comme en 2010 ». Donc, pour le moment, vous avez une marge de manœuvre politique. Les États ne devraient pas crier « Je ne peux rien faire », car pour le moment, ils le peuvent. La question est de savoir à quel moment la BCE va retirer son soutien budgétaire.

« Il y a un avantage très clair et convaincant à annuler la dette des états européens détenue par la BCE. »

LVSL Il y a eu un débat houleux en France sur l’annulation de la dette publique des États détenue par la BCE. Certains économistes, comme Thomas Piketty, ou think tanks, tels que l’Institut Rousseau, ont appelé à l’annulation, arguant qu’elle n’aura pas d’impact sur les marchés puisque la dette est déjà détenue par la BCE, et que cela libérera de la place pour de nouvelles dépenses puisque le ratio d’endettement diminuera, ce qui limitera le risque d’une futur hausse des taux d’intérêt et de l’imposition de nouvelles mesures d’austérité. Certains économistes de gauche s’y sont opposés au motif que les déficits ne sont pas un problème, que le niveau de la dette est soutenable puisque que les États empruntent à des taux négatifs. Selon eux, demander un allègement de la dette serait politiquement préjudiciable car cela focaliserait l’attention sur la dette au lieu de se concentrer sur les mesures de relance du gouvernement pour aider à la reprise. Avez-vous une perspective à offrir sur ce débat ?

S.K. Il y a deux aspects. J’ai lu l’article de Paul De Grauwe. L’avez-vous lu ? Si ce n’est pas le cas, vous devriez le lire, car De Grauwe intervient dans ce débat et c’est une voix influente. Son développement ne prend pas en compte l’aspect le plus évident, qui est l’aspect politique. Il a construit son argumentation d’un point de vue uniquement économique. Il explique qu’annuler la dette ne fait aucune différence, car une fois que la BCE a acheté la dette, c’est comme si le gouvernement ne l’avait jamais émise en premier lieu, parce que vous payez les intérêts puis le capital et ensuite la BCE restitue l’argent au gouvernement. Il dit donc que cela ne fait aucune différence, qu’il n’est pas nécessaire d’annuler la dette, qu’elle est déjà annulée de manière effective lorsque la BCE l’achète. Je pense qu’il oublie un aspect très important, à savoir la question politique liée à tout cela.

Au contraire, je pense que Piketty n’oublie pas l’aspect politique. La dette n’a pas disparue dans l’esprit des gens. Celle de l’Italie représente toujours près de 170% du PIB et tant que ce chiffre est évoqué par la presse, les gens internalisent l’idée que l’Italie a largement dépassé les seuils prévus par le traité de Maastricht et le Pacte de croissance et de stabilité. Et si la BCE décide de faire ce qui a été fait à la Grèce auparavant et dit : « Ok, remettez de l’ordre dans votre budget, réduisez votre taux d’endettement à 60% », alors vous imposeriez une austérité massive. Donc il vaut mieux annuler la dette plutôt que de la laisser figurer au bilan des États, de la rapporter dans la presse et d’en parler au risque qu’elle soit transformée en prétexte pour imposer de l’austérité. De mon point de vue, il y a un avantage très clair et convaincant à l’annuler complètement. Au lieu de dire, comme Paul De Grauwe, « nous n’avons pas à la supprimer, elle a déjà disparu ». Elle n’a pas disparu dans l’esprit de nombreuses personnes qui utiliseront l’existence de cette dette comme une arme pour demander le retour des politiques d’austérité.

LVSL Revenons aux États-Unis et aux aspects théoriques de la MMT. Vous avez mentionné dans votre première réponse qu’il était important de bien comprendre le processus d’émission monétaire et de financement des États. En utilisant l’exemple du plan de relance Covid de Biden de 1900 milliards de dollars, pouvez-vous expliquer les mécanismes de financement et expliciter d’où vient l’argent ?

S.K. L’argent vient du vote du Congrès. Les votes financent les dépenses. Le Congrès a adopté un certain nombre de plans de soutien depuis mars 2020, lorsque nous avons adopté la loi CARES qui débloquait 2,2 trillions de dollars. C’est ce que nous appelons un texte « propre », un clean bill. Vous savez que j’ai travaillé au Sénat. Nous appelons cela là-bas un projet de loi « propre » car c’est simplement un ensemble d’instructions disant : « Nous allons dépenser 2,2 trillions de dollars et voici comment l’argent va être dépensé ». Ces instructions sont transmises à la Banque centrale américaine (Fed). La Fed, en tant qu’agent fiscal, est responsable du paiement au nom du Trésor de tous les paiements autorisés par le Congrès.

Donc, quand vous dites d’où vient l’argent, il vient de l’un de ces objets (en montrant son clavier d’ordinateur NDLR), il vient du clavier de la réserve fédérale. Ainsi, la Fed effectue les paiements qui ont été autorisés par le Congrès au nom du Trésor, et elle le fait en utilisant rien de plus qu’un clavier d’ordinateur pour créditer les comptes bancaires appropriés. Si j’ai le droit à un chèque de 1400 $, je reçois les 1400 $ sur mon compte bancaire et ma banque obtient un crédit de 1400 $ auprès de la Fed. Tout est numérique. C’est l’ère moderne : nous fabriquons de la monnaie à l’aide d’un ordinateur.

LVSL Et à quel moment les bons du Trésor interviennent-ils, s’ils ne financent pas les dépenses publiques ?

S.K. Le projet de loi donne un ensemble d’instructions. Il dit à la Fed : « Préparez-vous, nous commandons 2,2 trillions de dollars ». Mais parce que le gouvernement dépense plus qu’il ne perçoit en impôt, cette différence devient ce qu’on appelle communément le déficit. Je préfère l’appeler dépenses nettes – la différence entre ce qui est ajouté et soustrait. Lorsque le budget du gouvernement est déficitaire, cela signifie que le gouvernement fait un dépôt de dollars dans l’économie, dans le système financier. Mais quand il enregistre un déficit, disons 3 trillions de dollars, qui était le déficit 2020 aux États-Unis, le gouvernement compense les dépenses déficitaires en vendant des obligations. S’il y a 3 trillions de déficit, nous vendons 3 trillions de nouveaux bons du Trésor. Alors que se passe-t-il si le déficit du gouvernement injecte 3 trillions de dollars dans le système, et le gouvernement en retire 3 trillions et les remplacent par 3 trillions de bon du Trésor ? C’est comme si le gouvernement dépensait les obligations d’États et effectuait son paiement en utilisant une devise porteuse d’intérêts appelée bons du Trésor américain.

LVSL Y a-t-il un risque, peut-être pas pour les États-Unis, mais disons pour un pays comme le Royaume-Uni, s’il s’engageait dans ce type de déficits à grande échelle et émettait un grand nombre d’obligations ? Cela risquerait-il de provoquer une hausse de ses taux d’intérêt ou une dépréciation de la devise ?

S.K. Tout d’abord, le Royaume-Uni le fait déjà, il a enchainé les plans de relance Covid les uns après les autres, comme les États-Unis. Si vous lisez Richard Murphy, qui est un ancien conseiller du gouvernement travailliste et qui écrit fréquemment sur ces questions, il regarde cela très attentivement. Il écrit et explique que la Banque d’Angleterre (BoE) a racheté environ 94% de tous les Gilts (bons du Trésor britannique, ndlr) émis depuis mars 2020. En d’autres termes, ils sont déjà dans le scénario que vous postulez. L’une des caractéristiques les plus importantes cependant, du point de vue du MMT, est que le gouvernement britannique n’a jamais besoin d’emprunter la livre sterling à qui que ce soit pour dépenser. Pourquoi le ferait-il ? Il est l’émetteur de la devise. Ce n’est que de la comptabilité interne. Il dépense des livres et remplacent ensuite certaines de ces livres par des Gilts – obligation portant intérêt – mais la Banque d’Angleterre en rachète la plupart. Le but de la vente d’obligations n’est pas de financer le gouvernement, puisqu’au moment où les obligations sont émises, les dépenses ont déjà eu lieu.

LVSL Vous expliquez dans votre livre que le gouvernement n’a pas à nécessairement besoin d’émettre les obligations d’États pour compenser cette création monétaire. Mais s’il en émet en grande quantité, cela pourrait-il envoyer un mauvais signal au marché et provoquer une dévaluation de la monnaie, un effondrement du taux de change ?

S.K. Je dirais les choses quelque peu différemment. Les obligations sont de l’argent. Le gouvernement est l’émetteur de deux instruments. Dans le livre je parle de billet vert (les liquidités – monnaie papier, pièces ou électronique, ndlr) et de billet jaune (les obligations ou bons du Trésor, ndlr). Si je suis le gouvernement américain, j’émets des billets verts et des billets jaunes, et je peux choisir dans quelle proportion. Je n’ai besoin de personne pour acheter mon papier jaune, c’est un cadeau que je vous fait si je choisis d’en offrir. Ce n’est qu’un dollar portant intérêt. Je vous donne des intérêts, c’est une subvention. Les intérêts que je paie deviennent votre revenu. Ainsi, le gouvernement britannique n’a pas à émettre des Gilts, il n’a pas à vendre du papier jaune, il peut simplement dépenser et laisser les livres sterling dans le système. C’est ensuite à la banque centrale de choisir si elle veut payer des intérêts sur les soldes de réserves accumulés, c’est une décision de politique monétaire. Ce que permettent les obligations, c’est d’écouler une partie de l’argent que le déficit public a créé. Donc, si vous avez un déficit de 3 trillions de dollars et que vous vendez 3 trillions de dollars d’obligations, vous faites le choix de remplacer le papier vert par du papier jaune. Ces obligations génèrent des intérêts, vous augmentez donc la valeur de ces dollars.

« Les obligations d’État sont un cadeau fait aux riches. »

Maintenant, vous arrivez à la question de savoir ce qu’il advient du taux de change. Va-t-il diminuer en raison des dépenses gouvernementales plus importantes ? Peut-être. Mais regardez le Japon. Nous n’avons tout simplement pas de preuves solides qu’il existe une relation entre la taille du déficit et le taux de change. Le Japon a enregistré un déficit public important au cours des trente dernières années, il a la plus large dette du monde, son ratio dette / PIB est de 250 à 270%. J’étais au Japon à l’été 2019, j’ai parlé aux législateurs et je suis intervenu à la Diète (le parlement du Japon). Tout le monde s’inquiétait de la valeur du yen : « Le yen est trop fort, le yen est trop fort ». Trois décennies de déficit important et leur inquiétude est que leur monnaie est trop forte ! Ce que je dis, c’est qu’il faut être très prudent avant de supposer qu’avoir recours à la planche à billet et augmenter le déficit conduit à l’effondrement de la monnaie ou à une baisse du taux de change. Ça ne marche pas comme ça.

LVSL – La Théorie moderne de la monnaie (MMT) affirme que la limite n’est pas budgétaire, elle ne provient pas du niveau d’endettement mais de l’inflation, et propose différents outils pour contrôler l’inflation, comme le taux d’imposition et la garantie à l’emploi. Pouvez-vous expliquer comment fonctionnerait la garantie à l’emploi et en quoi elle est différente de la manière traditionnelle d’utiliser le taux de chômage pour contrôler l’inflation, l’approche NAIRU (Non Accelerating Infaltion Rate of Unemployement ou TCIS pour Taux de chômage à inflation stationnaire) utilisé par les banques centrales ?


Stephanie Kelton Bien sûr. Permettez-moi de dire une chose avant tout, car je pense qu’il y a beaucoup de malentendus sur la façon dont la MMT lutterait contre les tensions inflationnistes. Beaucoup de gens disent que la solution préconisée par la MMT est d’augmenter les impôts. Ce n’est pas le cas. Ce n’est absolument pas correct. Si vous lisez l’article du Financial Times de Scott Fullwiler et Nathan Tankus, ils expliquent comment la MMT combat l’inflation. Et je tiens à dire publiquement que pour lutter contre l’inflation, il faut savoir d’où elle vient. Et à l’heure actuelle, ce que fait la Fed, c’est de suivre une politique unique qui lutte contre toute inflation de la même manière : en augmentant les taux d’intérêts. En partant du principe que cela fonctionne tant bien que mal contre toutes les pressions inflationnistes. Tout d’abord, ce n’est pas le cas. Deuxièmement, l’augmentation des taux d’intérêts pourrait entraîner une hausse de l’inflation. C’est l’une des idées clés du MMT que personne ne comprend. La pensée traditionnelle suppose que l’augmentation des taux d’intérêts combat l’inflation, alors que le MMT dit que l’augmentation des intérêts pourrait être la cause de l’augmentation de l’inflation. Vous avez mentionné le NAIRU. En effet, la façon dont la Fed a fonctionné pendant des décennies est de regarder le taux de chômage officiel et de dire : « Eh bien, nous imaginons qu’il existe un taux de chômage naturel et que si vous laissez le taux de chômage tomber trop bas, l’inflation commence à s’accélérer ». Cette approche fait écho à la courbe de Phillips et ce genre de notions. Les banques centrales disent : « Je pense que le NAIRU est probablement de 5%, donc si le chômage s’approche de 5%, je commence à m’inquiéter, si je le vois descendre à 4,8% – 4,9%, je panique sérieusement parce que je pense que l’inflation est sur le point d’accélérer. Alors j’augmente le taux d’intérêt ». La MMT dit qu’il doit y avoir un meilleur moyen de faire face aux tensions inflationnistes, un moyen qui n’impliquent pas de prendre en otage des millions de personnes forcés à rester au chômage.

Quand on dit « Trop de gens trouvent un emploi : c’est mauvais, nous devons arrêter cela », comment peut-on arrêter cela ? En essayant d’augmenter le taux d’intérêt. La MMT dit : « Regardez, vous pourriez utiliser le plein emploi comme point d’ancrage des prix, et vous le faites par cette idée d’emploi dans la fonction publique ou de garantie à l’emploi où vous créez une option publique sur le marché du travail ». Et vous ancrez le prix d’un bien dans l’économie, d’un service, de la main-d’œuvre. Et vous pourriez dire que nous voulons que ce prix corresponde à un salaire décent et inclure un régime d’indemnisation, un salaire et des avantages sociaux. Et quiconque souhaiterait avoir ce package pourrait l’avoir. Si vous n’aimez pas votre travail parce que votre patron change constamment vos horaires et que vous ne connaissez jamais votre emploi du temps du jour au lendemain et que vous ne pouvez pas organiser votre garde d’enfants… vous pouvez démissionner.

« Le chômage coûte cher et nous en supportons tous le cout. Nous pourrions l’éliminer avec la garantie à l’emploi. »

Si votre patron vous harcèle sexuellement au bureau, vous pouvez démissionner. Si vous ne trouvez pas d’emploi dans le privé, vous aurez toujours une offre d’emploi dans le cadre de ce programme. Les avantages sont nombreux. Le fléau du chômage est social et économique. Je veux dire, mon dieu ! Le chômage coûte cher. Il faut beaucoup d’argent pour entretenir l’appareil institutionnel qui s’occupe du chômage, les agences pour l’emploi, tous les programmes sociaux qui existent pour compenser les bas revenus et lutter contre la pauvreté. Le chômage coûte cher, nous en supportons tous le coût. Nous pouvons l’éliminer. Il suffit de mettre un emploi public à la disposition de quiconque en fait la demande. A partir de ce moment-là, vous avez un nouveau stabilisateur automatique puissant en place, donc lorsque l’économie traverse son cycle habituel d’expansion et de récession, au lieu de jeter des millions de personnes au chômage, lorsque l’économie ralenti et entre en récession, ces personnes peuvent être immédiatement absorbées dans le programme de garantie à l’emploi. Ils conservent un emploi, leurs revenus sont pris en charge, leurs avantages sociaux sont maintenus et ils font quelque chose d’utile pour leur communauté. Pas besoin de leur dire « Oh vous n’avez pas de travail, pourquoi ne déménagez-vous pas dans cette ville loin là-bas ? ». Ils peuvent rester là où ils sont dans leur communauté avec leurs amis, là où se trouve leur famille. Et vous avez créé des emplois et du travail pour eux. Vous mettez un plancher sous les revenus, cela tronque la récession, la reprise s’enclenche plus tôt et à mesure que l’économie se rétablit, les travailleurs peuvent réintégrer un emploi dans le secteur privé. Et l’avantage du prix d’ancrage est que les employeurs disposent d’une réserve de travailleurs actifs dans laquelle ils peuvent puiser pour embaucher, contrairement à ce que nous avons actuellement, qui est une réserve passive de chômeurs. Janet Yellen et Jerome Powel s’inquiètent de l’effet du chômage de longue durée : les employeurs n’aiment pas embaucher des chômeurs, ils s’inquiètent de la détérioration de leurs habitudes de travail et de leurs compétences. Avec la garantie à l’emploi, les gens peuvent conserver un travail et préserver leurs compétences. Et ils sont prêts et disponibles pour le secteur privé lorsqu’il recommence à embaucher.

LVSL Vous avez partiellement répondu à ma prochaine question. Certains reprochent à la garantie à l’emploi de ne pas être suffisamment transformatrice, de ne pas remettre en question le rapport de force capital travail. Mais vous avez souligné le fait qu’elle ferait concurrence au secteur privé en garantissant des emplois d’une certaine qualité, ce qui permettrait à un travailleur de refuser ou quitter un mauvais emploi. Cependant, on peut s’interroger sur le soutien d’une partie du monde de la finance à la MMT. Des gens comme l’économiste en chef de Goldman Sachs, de HSBC, ou quelqu’un comme le milliardaire Ray Dalio (gestionnaire du fonds spéculatif privé Bridgewater Associates) valident les affirmations centrales et la logique de la MMT. On pourrait y voir le signe que le MMT ne menace pas la structure du pouvoir, la structure de propriété des moyens de production et n’a pas d’incidence sur la répartition du pouvoir entre le capital et le travail…

S.K. – Attendez ! Quand je dis que le MMT démontre que l’État n’a pas besoin d’emprunter pour financer son déficit, selon vous, qui est le plus menacé ? La réponse est clairement Wall Street. Parce que nous expliquons qu’en compensant son déficit avec des emprunts, avec la vente de bons du Trésor, le gouvernement fait un énorme cadeau aux personnes qui ont déjà de l’argent. C’est pourquoi Warren Mossler appelle les bons du Trésor un UBI, un « revenu universel des détenteurs d’obligations ». Il dit : « Ce ne sont que des subventions pour les gens qui ont déjà de l’argent ». Une façon pour les gens qui ont déjà des dollars de les échanger contre plus de dollars, contre des dollars qui s’amplifient avec le temps grâce aux intérêts. Les financiers ne prennent aucun risque, nous n’avons pas besoin d’eux, ces gens ne sont pas le centre du monde. Mais dans le système actuel, nous traitons les détenteurs d’obligations comme des rois. Les marchés financiers sont aux commandes. Si Wall Street décide que cela suffit, que le déficit gouvernemental devient trop important, ils peuvent tout bloquer. En faisant une grève de l’investissement, avec des fuites de capitaux, entre autres. Donc nous nous trouvons supposément dans un monde où nous sommes dépendants des riches. Nous avons besoin de leur argent pour financer l’État, nous ne pouvons pas nourrir un enfant affamé ou réparer un pont en ruine sans les taxer pour qu’ils payent pour cela. Nous partons du principe que nous avons besoin des détenteurs d’obligations d’État et que nous devons être prudents et responsables sur la façon dont nous gérons les finances publiques parce que si nous fâchons Wall Street, ils peuvent tout arrêter, mettre l’économie à l’arrêt… La MMT entre en scène et dit : foutaises ! Nous n’avons pas besoins de ces gens-là.

« Les riches, Wall Street et les financiers ne prennent aucun risque, nous n’avons pas besoin d’eux, ils ne sont pas le centre du monde. »

Et je vais dire un mot à propos de Ray Dalio, parce que j’ai écrit une critique de son livre en trois volumes sur la crise de la dette, et je le suis depuis plusieurs années. Ce sur quoi il a écrit, c’est les fourches caudines. Les fourches arrivent ! Dalio est l’un des rares ultra riches de Wall Street à dire qu’il y a trop d’inégalités. « C’est allé trop loin et si nous ne faisons rien pour apporter des améliorations matérielles aux classes moyennes et populaires pour les élever, ils vont venir nous chercher ». Il a peur. Il a peur de ce que cela signifie pour la démocratie. Il s’inquiète de ce que cela produirait si des dizaines de millions de personnes descendent dans la rue et se retournent contre le système, contre le capitalisme. Donc, dans la mesure où il valide la MMT, c’est parce qu’il reconnaît que le MMT permettrait un système plus humain et social qui prendrait mieux soin des personnes qui souffrent vraiment sur le plan économique et que si nous ne le faisons pas, des gens comme lui vont se retrouver à l’autre extrémité des fourches caudines.

LVSL Plus tôt, vous avez pris l’exemple du Japon pour répondre à la question du taux de change. Qu’en est-il de leur problème de déflation ? Le MMT a-t-il un point de vue différent sur la façon de sortir de cette situation de déflation, que certains économistes craignent de voir arriver en Europe ?

S.K. – Ils luttent contre la pression déflationniste depuis trente ans, depuis l’effondrement du marché immobilier. Ils aimeraient voir une inflation à 2%, mais ils ne peuvent pas atteindre 2%. S’ils obtiennent 1%, ils sont déjà satisfaits. Nous estimons que ce qu’ils pensent bien faire pour aider à relancer l’économie et à faire monter l’inflation est contre-productif. Ils pensent qu’ils appuient sur l’accélérateur, mais ils appuient en réalité sur les freins sans le savoir. Cela fait deux décennies qu’ils ont recours au Quantitative Easing (QE ou Assouplissement quantitatif), et ils ne parviennent pas à atteindre leur objectif d’inflation à 2%. À un moment donné, quelqu’un devrait réaliser que cela ne fonctionne pas, non ? Les taux d’intérêts nul ou négatif ne fonctionnent pas de cette façon.

Dès que le Japon commence à avoir recours à la politique budgétaire pour soutenir la croissance, là ils obtiennent des résultats. Mais ils voient alors le déficit augmenter, ils paniquent et augmentent la taxe sur la consommation (TVA). Et à chaque fois qu’ils l’augmentent, ils entrent en récession. C’est une des raisons pour laquelle j’y suis allé en 2019, à l’invitation de législateurs japonais et de membres du gouvernement. Ils me disaient que « notre gouvernement est sur le point d’augmenter à nouveau la TVA. Nous pensons que c’est une erreur ». Ils ont formé un groupe d’études, invoquant la MMT au Parlement, ils ont dit « Nous ne devrions pas faire ça, la MMT nous dit que… » alors ils m’ont dit: « Venez donner une conférence sur la MMT au parlement pour les membres du gouvernement ». C’était avant le vote pour cette hausse d’impôt. Ils m’ont dit « Aidez-nous à arrêter ça » et j’ai dit « Ok, je viendrai faire ce que je peux !». J’ai donné des conférences de presse nationales pendant deux à trois jour, devant des centaines de journalistes, pendant de longues heures. Je l’ai dit autant de fois et autant de façons que je pouvais : ne relevez pas le taux de TVA ! Ils l’ont fait, et l’économie a commencé à ralentir.

LVSL L’assouplissement quantitatif (QE) provoque souvent une peur de l’inflation. Il a pourtant également été pratiqué en Europe et aux États-Unis sans produire ce résultat.

S.K. – Les gens voient le QE comme un outil de soutien monétaire. Les économistes du MMT n’ont jamais vu le QE comme une relance monétaire. Alors quand Bernanke a annoncé qu’il allait commencer à suivre le Japon et faire du QE vers 2009, nous avons dit « Pourquoi ? » Et j’ai écrit : « Cela ne fonctionnera pas comme vous le pensez » parce que le QE n’est qu’un échange d’actifs, vous retirez tous les titres, produits dérivées et les bons du Trésor du bilan du secteur privé et les remplacez par des réserves de liquidités. C’est comme cela que la Fed effectue un achat. Elle achète les obligations et crédite le compte de réserve du vendeur. Alors maintenant, la Fed détient les bons du Trésor et les produits dérivés, qui sont porteurs d’intérêts, de sorte que la Fed récupère tous les intérêts qui seraient allé au secteur privé. La Fed collectait 60 à 90 milliards d’intérêts annuels et les remettait chaque année au Trésor. Ce sont des revenus qui auraient été gagnés par le secteur privé et qui ont été retirés comme s’ils avaient été taxés. Le QE fonctionne comme un impôt. Il supprime tous les revenus issus des intérêts et les remplace par des liquidités qui ne produisent pas d’intérêts. Il y a donc un biais déflationniste. Vous espérez que, en faisant cela, vous ferez baisser les taux d’intérêt à long terme et que les gens voudront peut-être emprunter et dépenser davantage parce que les taux à long terme vont baisser. Peut-être qu’ils refinanceront leurs emprunts et libéreront des flux de trésorerie, peut-être qu’ils vont dépenser un peu plus, peut-être que vous obtenez un effet de richesse. C’est ce dont Bernanke a parlé. C’est à dire amener les gens à rechercher des rendements financiers plus élevés, donc acheter d’autres classes d’actifs. Les prix des actifs augmentent et vous obtenez un effet de richesse, de sorte que les gens qui voient leur patrimoine augmenter dépensent plus. C’était l’objectif déclaré. Mais cela n’a pas produit la consommation espérée, celle qui devait provenir de cet effet de richesse.  Le QE n’a pas conduit à un grand boom des investissements ; ça a principalement ressembler à un placebo. C’est ainsi que nous l’avons analysé de notre côté, à la MMT.

LVSL La MMT préconise plutôt de dépenser directement dans l’économie, d’utiliser des mesures de relance budgétaire au lieu de la politique monétaire conventionnelle ?

S.K. – La politique monétaire conventionnelle, qui consiste simplement à abaisser le taux d’intérêt, fonctionne en incitant les gens à s’endetter. De par sa conception, c’est ainsi que cela fonctionne. Vous abaissez le taux d’intérêt parce que vous voulez que quelqu’un emprunte et dépense. Mais quand quelqu’un emprunte, il a une dette. Je suis un utilisateur de devises, donc si j’emprunte pour acheter une maison ou une voiture, oui, je stimule l’économie avec mes dépenses. Mais je suis obligé de rembourser ces prêts. La politique fiscale fonctionne en générant des revenus pour les gens, c’est très différent. Le Congrès va distribuer des chèques de 1400 $ aux gens, plus 300 $ d’allocations chômage par semaine aux demandeurs d’emplois et 3000 $ par enfants aux familles. C’est de l’argent gratuit qui vous revient directement et sans contrepartie. C’est donc très différent. Vous avez évoqué plus tôt l’aspect psychologique, l’effet comportemental. Vous pouvez imaginer que l’impact d’une politique budgétaire sera très différent de celui d’une politique monétaire classique. La psychologie du consommateur est différente lorsque on lui octroie un chèque plutôt qu’un prêt.