Retraites : la Macronie entre chien et loup

La retraite à 64 ans ?

Le 10 décembre, la CGT a compté 885 000 militants dans toute la France. Depuis plusieurs jours maintenant, le pays vit au rythme imposé par les grévistes et les manifestants. L’exécutif, secondé des médias, tente de garder la face et de dessiner deux camps : celles et ceux qui sont pour l’égalité et pour permettre à un système de se maintenir et les autres, qui feraient par là-même fi des lois de l’économie.


Emmanuel Macron aura au moins réussi ce tour de force de mobiliser régulièrement les Françaises et les Français contre lui. Des gilets jaunes, aux partis politiques en passant par les syndicats. La mobilisation du 5 décembre 2019 a eu cela d’intéressant que dans les cortèges, en plus des syndicats, venaient s’adjoindre des manifestants qui revêtaient le gilet jaune, symbole destituant depuis un an maintenant, ainsi que d’une exigence de considération et de dignité à reconquérir. Les forces politiques étaient également au rendez-vous, dont la France Insoumise et Europe Ecologie – Les Verts.

Des éléments de langage qui ne parviennent pas à convaincre

Le 5 décembre, plusieurs centaines de milliers de personnes se sont réappropriées ensemble la rue et depuis, les lignes de métro restent fermées dans la capitale et les pompes à essence se vident progressivement : la mobilisation ne faiblit pas. Face à cela, le gouvernement s’organise : vendredi 6 décembre déjà, par une allocution précipitée du Premier ministre Édouard Philippe, dans la cour de Matignon. Non sans gêne, celui-ci déclare : « Le gouvernement continuera à mettre en œuvre des moyens pour limiter les conséquences de ces grèves ».

À cela, il ajoute : « Nous avons la conviction que la réforme permettra aux Français de cotiser de la même façon et d’avoir les mêmes droits » car il s’agit de « créer une solidarité nationale où tous les Français sont solidaires de tous les Français, peu importe les statuts ».

Au-delà de passer outre le grand intérêt d’une grève, à savoir perturber le système pour construire des rapports de force et se faire entendre, le Premier ministre, tentant un coup de communication bien orchestré, ne venait que répéter les éléments de langage que toute personne qui s’intéresse à l’actualité politique voit défiler depuis des mois. C’est par exemple le cas lors des questions au gouvernement ou encore sur les réseaux sociaux avec les visuels et vidéos partagés par les comptes qui soutiennent l’exécutif : la réforme tend à plus d’égalité ; être contre la réforme c’est être contre l’égalité, ce qui peut sembler paradoxal à gauche de l’échiquier politique.

Dans les faits, ce sophisme fait totalement abstraction de l’intérêt des régimes spéciaux. Mettre tout le monde au « même niveau » concernant la retraite revient à occulter le fait que toutes les professions ne sont pas équivalentes en termes de pénibilité et de danger. Non, nous ne sommes pas tous égaux dans notre condition et c’est à la loi d’apporter des correctifs, pas de s’aplanir face à un étalon d’égalité dont le sens a été dévoyé.

C’est également faire abstraction des conquis sociaux et de tout un héritage politique. Mais comme le rappelait Édouard Philippe vendredi 6 décembre, les Français et les Françaises commencent à comprendre qu’il faudra travailler plus longtemps comme c’est le cas dans les pays voisins. Le 10 décembre, l’allocution du Premier ministre n’a pas convaincu. Ce dernier a encore une fois mis en avant le clivage entre les personnes mobilisées et celles et ceux qui défendent la réforme : « Je ne veux pas, dans la France d’aujourd’hui, fragmentée, hésitante, entrer dans la logique du rapport de force. Je ne veux pas de cette rhétorique guerrière, je ne veux pas de ce rapport de force ». La rhétorique demeure la même réforme après réforme, seulement cela ne passe plus. La CFDT a estimé peu de temps après l’allocution que la « ligne rouge » avait été franchie car la réforme est « lestée par un angle budgétaire ».

En effet, comment ne pas intégrer progressivement, malgré soi, ces formules toutes faites qui ne sont rien d’autre que ce que celles et ceux qui nous gouvernent veulent nous faire croire. Depuis plusieurs semaines, ce qui ne va pas aller en s’arrangeant, les éditorialistes, les bandeaux qui défilent sur les chaînes d’information en continu ne nous laissent voir qu’une issue : vous vivez plus longtemps, vous travaillerez plus longtemps et c’est quelque chose qui est nécessaire économiquement. Une fois de plus, le « there is no alternative » opère.

En faisant abstraction de l’économie, si l’espérance de vie augmente et que nous pouvons passer plus d’années sans travailler, devrions-nous nous excuser ? Plus qu’un coût, ne faut-il pas voir cela comme une chance ou un progrès ?

Une étude de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) parue en 2013 rappelait que « À 55 ans, parmi les retraités nés en 1942 et résidant en France, les femmes peuvent espérer vivre 6,4 ans de plus que les hommes. Les hommes anciens cadres ont une espérance de vie majorée de 3,3 ans comparée à celle des anciens ouvriers, et les femmes anciennes cadres de 2,3 ans par rapport aux anciennes ouvrières. Ces inégalités d’espérance de vie génèrent des différences de durée passée en retraite : 5,3 années de retraite séparent hommes et femmes et parmi les hommes, les cadres peuvent espérer percevoir leur retraite 2,8 années de plus que les ouvriers. Pour les femmes, à l’inverse, les différences de durée de retraite sont plus marquées entre cadres et ouvrières que les écarts de durée de vie. Leur amplitude est comparable à celle observée dans la population masculine ».

S’il y a deux inégalités à pointer du doigt concernant la retraite, il s’agit des suivantes : les disparités salariales une fois à la retraite et l’écart concernant les années restantes à vivre en bonne santé.

Les petits arrangements de Jean-Paul Delevoye

« Fort heureusement, le monde de l’assurance lui, n’a pas oublié de déclarer ses liens avec la réforme des retraites que vous préparez » lançait le député insoumis Adrien Quatennens lors des questions au gouvernement le 10 décembre. Et pour cause…

Si le gouvernement est si attaché à l’égalité, c’est peut-être à ces problèmes qu’il devrait commencer à s’attaquer, plutôt que d’écouter les recommandations du haut-commissaire aux retraites, Jean-Paul Delevoye, dont l’indépendance est mise en doute après les révélations de ses liens avec le monde de l’assurance chômage.

Ce dernier n’avait en effet pas déclaré à la Haute autorité de la transparence de la vie publique sa fonction d’administrateur au sein de l’IFPASS (Institut de la formation de la profession de l’assurance). Il a également quitté ses fonctions au sein du groupe IGS le 10 décembre.

S’il reconnaît une « erreur », celle-ci peut laisser songeuse au regard de l’enjeu que constitue la réforme des retraites pour le monde des assurances.

Dans ce flou persistant, la certitude que le système est menacé

À côté de cette omission, cette révélation de Médiapart : « le premier gestionnaire d’actifs au monde, BlackRock a des vues sur l’épargne française ». Le gouvernement estime que le système de répartition restera suffisant pour éviter d’avoir à placer son argent. Cependant, s’il n’encourage pas à cela, le recours à des fonds pourrait être une option pour compléter la retraite à terme. À cela s’ajoute un problème pointé du doigt par Laurence Dequay dans un article qu’elle a publié dans Marianne : outre la valeur du futur point qui ne devrait baisser en valeur, beaucoup d’interrogations. « Pour tout le reste, vertige : une abyssale série de désaccords, d’interrogations, de problèmes irrésolus. Au point que tout devra être décidé, négocié par l’exécutif et pendant de longs mois encore… », écrit la journaliste.

Si le gouvernement promet qu’il ne touchera pas à la répartition, un petit tour dans les Macron leaks peut nous interroger quant à sa sincérité. Un échange qui aurait eu lieu au début de l’année 2017 entre Alexis Zajdenweber et Jean-Luc Vieilleribiere et regroupant également David Parlongue et Alexis Kohler est particulièrement intéressant.

Regardez plutôt les captures d’écran (qui sont à manier avec précaution). Alexis Kohler est aujourd’hui secrétaire général du cabinet du Président de la République et Alexis Zajdenweber, conseiller économie, finances, industrie. Thomas Cazenave a quant à lui été rapporteur particulier pour la commission Attali sur la libération de la croissance qui proposait notamment de mettre en place un système de comptes individuels de cotisation retraite, inspiré du modèle suédois.

Dans les Macron leaks, d’autres échanges sont intéressants notamment dans les mots employés. « Le CNR est terminé », peut-on lire.

Une bienveillance à l’égard du programme de François Fillon peut également surprendre. Aussi, entre le flou concernant la réforme, le manque de lisibilité, les questionnements qui furent ceux de la campagne présidentielle légitiment la difficulté à adhérer, du moins faire confiance à ce projet pour finalement s’y opposer radicalement et vouloir imaginer une autre voie.

Si le projet global s’avère extrêmement illisible, le gouvernement joue du clivage générationnel pour désamorcer les tensions sans pour autant ne rien concéder. Au regard de la réforme proposée, des éléments de langage et des soubassements programmatiques de ce qui est proposé, une chose est sûre, le gouvernement n’a rien de “progressiste” et il ne propose une fois de plus qu’une réforme voulue par le système libéral. Le vernis est cependant plus que jamais craquelé. Combien de temps encore pourront-ils “réformer” et détruire ce qui fonde notre pacte social ?