RIC : risques et vertus de l’expression citoyenne

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Qui aurait bien pu parier qu’une insurrection contre la hausse des prix de l’essence mènerait à la remise en cause des institutions de la Vème République ? Le mouvement des gilets jaunes renouvelle le champ de la contestation sociale, prenant de court bon nombre d’éditorialistes et de politiciens. L’appel à un Référendum d’initiative citoyenne est ainsi devenu l’un des leitmotivs du mouvement et un sujet très apprécié du débat public. Tantôt présenté comme dangereux, tantôt vu comme la mesure salvatrice d’une sortie de crise, il déchaîne les déclarations et les imaginations. Pourtant, l’essentiel du débat sur le RIC pourrait se jouer non pas sur son principe mais sur ses modalités.


Pour quiconque arpente les rues et les ronds points à l’écoute des slogans et des discussions des gilets jaunes, il est presque impossible d’échapper à l’enthousiasme que soulève le Référendum d’initiative citoyenne. La capacité d’une telle idée à pénétrer les couches les plus hétéroclites de la société impressionne [1]. L’ampleur de sa diffusion ne saurait toutefois la laisser longtemps sans contradicteurs. Car comme toutes les procédures institutionnelles, le RIC présente des risques qui sont pour l’instant difficiles à évaluer du fait du caractère inédit du dispositif. On s’inquiète ici ou là du retour de la peine de mort, d’une révision du mariage pour tous, d’une multiplication des niches fiscales etc. Sans tomber dans un scepticisme qui céderait à la paranoïa, et en gardant en tête que la plupart de ces risques existent de la même façon lors des élections que nous pratiquons de longue date, il n’est pas inutile de les détailler, ne serait-ce que pour réfléchir à leurs éventuelles solutions.

Bien sûr, rien ne permet de présumer l’irresponsabilité ou l’égarement idéologique du peuple français. Mais un pouvoir constituant qui souhaiterait inscrire le RIC dans les textes constitutionnels, ne pouvant connaître de l’avenir, doit tout envisager, le pire comme le meilleurs, et serait de toute façon bien obligé d’y fixer des conditions. Car il n’existe pas à ce jour de démocratie « à l’état pur »[2]. Même le référendum en est une approximation. D’un point de vue démocratique, le RIC, au même titre que n’importe quelle institution, n’en serait qu’une voie de médiation, un outil de réalisation nécessairement imparfait mais également perfectible.

Le RIC en quelques mots

Qu’est-ce que le RIC ? C’est une procédure institutionnelle qui permettrait à une fraction du corps électoral de déclencher la tenue d’un référendum sur une question donnée. Dans sa version la plus extensive soutenue par certains gilets jaunes, le RIC est l’instrument d’une souveraineté populaire sans concession qui se résume en quatre prérogatives fondamentales : un pouvoir constituant, à savoir le droit de réviser ou réécrire la constitution ; un pouvoir abrogatoire, permettant d’abroger une loi ; un pouvoir législatif, pour créer une loi ; et enfin un pouvoir révocatoire, afin de révoquer un élu.

Dans sa version la plus extensive, soutenue par de nombreux gilets jaunes, le RIC est l’instrument d’une souveraineté populaire sans concession.

La possibilité d’organiser un référendum sur initiative citoyenne existe déjà dans plusieurs pays, notamment la Suisse, que l’on cite abondamment. Toutefois, aucun pays ne combine la possibilité de ces quatre pouvoirs[3].  Souvent assimilé à l’idée d’une démocratie directe et à une conception populaire de la souveraineté démocratique, le RIC a quelques antécédents dans la tradition politique française, notamment la révocation des élus sous la Révolution.

En l’état, la constitution française prévoit la possibilité d’organiser un référendum à l’initiative du Parlement, soutenu par un corps de citoyens. Cependant, les conditions relativement inaccessibles du Référendum d’initiative partagée (RIP) et son périmètre encore équivoque l’ont pour l’instant maintenu hors de portée de la vie politique française[4]. La voie la plus logique d’adoption du RIC serait donc une révision constitutionnelle de l’article 11 qui transformerait le RIP en RIC.

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Pouvoirs extensifs du RIC @Mielchor

Le RIC en question

Tant au sein de ses détracteurs que de ses défenseurs[5], l’éventualité du RIC génère une myriade de défis procéduriers plus ou moins complexes mais pose également des questions sur la survie même de notre ordre institutionnel et juridique. Ainsi, la mise en place du RIC dans sa version la plus extensive comprenant les quatre pouvoirs s’avère délicate sur trois points : les libertés fondamentales, la gestion du budget de l’état et la stabilité du pouvoir.

En matière de libertés fondamentales

La démocratie française s’est constituée autour de l’avènement historique de l’individualisme. Il existe ainsi une association tacite entre le droit du citoyen à décider de la vie de la cité et sa protection contre l’arbitraire d’un pouvoir ou d’une foule, au point qu’on amalgame fréquemment libéralisme politique – droits de l’Homme, État de droit – et démocratie. En pratique, le régime des libertés fondamentales contribue à atténuer les faiblesses du principe majoritaire qui fonde la démocratie moderne : comment éviter l’oppression d’une minorité par la majorité ? La protection des droits et libertés de chaque individu rend le jeu démocratique d’autant plus acceptable qu’il nuance la tendance contemporaine à confondre la majorité avec la totalité du peuple. Il apparaît évidemment impensable que les garanties de nos libertés fondamentales restent éternellement hors de portée du suffrage universel, ne serait-ce que pour créer de nouveaux droits, par exemple. Celles-ci ont d’ailleurs déjà été soumises au vote des Français par le passé, quoi que de manière incomplète. On peut craindre cependant que le simple principe de majorité absolue, qui réunit 50% des suffrages, ne puisse suffire à légitimer une révision de nos libertés. Et c’est assez logiquement qu’on refusera à une majorité la décision des limites de la puissance majoritaire. La capacité d’intervention du RIC dans le domaine des droits fondamentaux suppose dès lors de réunir une masse de suffrage qui puisse représenter une volonté qualifiée de « supra majoritaire ». Une majorité « qualifiée » donc, dont la représentativité minimum requise s’appréciera en fonction des suffrages exprimés mais aussi de la participation électorale. Le juste agencement entre ces deux exigences, d’un côté un quorum en nombre de votes (c’est-à-dire la proportion des suffrages exprimés) et d’un quorum en nombre de votant (partition électorale), reste largement sujet à débat. L’enjeu pour cette majorité spéciale est de se distinguer clairement des majorités ordinairement requises pour un référendum de l’article 11 (plus de 50% de suffrages, aucun seuil minimum de participation). Dans la mesure où les actuels droit fondamentaux régissent en théorie notre ordre juridique (en particulier la procédure pénale), un tel dispositif garantirait également l’impossibilité de voter une loi qui leur soit contraire par un référendum à majorité simple.

En matière fiscale et budgétaire

La thématique fiscale est un point particulièrement sensible, qui pose des questions complexes et paradoxales. L’existence même d’un système fiscal suppose en effet un consentement obtenu généralement de manière plus ou moins coercitive et l’on imagine assez mal le corps électoral, même le plus attaché à la chose publique, se contraindre spontanément aux charges et aux impôts qui financent pourtant jusqu’à la possibilité même de l’action politique. Que se passerait-il si chacun avait la possibilité de demander la réduction de ses impôts ? En même temps, la place cruciale accordée à la justice fiscale dans la contestation actuelle du pouvoir et son rôle fondateur dans l’histoire de la démocratie plaide en faveur d’un contrôle du citoyen sur la combinaison des impôts et l’utilisation de l’argent public qui prendrait a minima la forme d’un droit de regard, et de façon plus extensive la possibilité d’intervenir dans le processus budgétaire. Cette contradiction peut toutefois être nuancée par la dimension majoritaire du référendum. Les contribuables qui souhaiteraient par exemple modifier le taux d’imposition de leur tranche ou le commerçant qui voudrait réduire la TVA à laquelle est soumise ses produits, auraient beaucoup de mal à être suivis par une majorité de Français aux intérêt économiques divergents et aux situations fiscales différentes. Le risque se concentrerait donc plutôt sur le scénario d’une décision collective de baisser simultanément les impôts de tout le monde, ce qui ne manquerait pas de poser quelques problèmes de finances publiques.

La place cruciale accordée à la justice fiscale dans la contestation actuelle du pouvoir et son rôle fondateur dans l’histoire de la démocratie plaide en faveur d’un contrôle du citoyen sur la combinaison des impôts et l’utilisation de l’argent public.

Requérir une majorité absolue ou qualifiée pour valider une mesure de ce type n’y changerait pas grand chose. La solution réside peut-être dans un encadrement du RIC dans le domaine fiscal par des principes qui permettraient de le rendre constructif. On pourrait imaginer par exemple un principe d’équilibre ou de réciprocité qui oblige toute intervention dans le budget national à proposer une symétrie entre les recettes et les dépenses amendées. Par exemple, un impôt ne pourrait être supprimé qu’à condition d’en détailler le financement, puis en envisageant son remplacement ou en lui substituant un autre impôt équivalent, soit par l’emprunt public, soit en indiquant explicitement quelle dépense publique sera amputée du manque à gagner. Parallèlement, on pourrait limiter le RIC à une capacité d’intervention fiscale ponctuelle ce qui favoriserait sans doute la hiérarchisation des revendications et donnerait la priorité au traitement des dispositifs fiscaux les plus unanimement perçus comme injustes. Le budget étant discuté tous les ans au Parlement, les Français auraient ainsi la possibilité d’intervenir chaque année sur une ou deux mesures fiscales emblématiques, complétant et contrôlant ainsi le travail parlementaire qui garderait toute son importance.

© Olivier Ortelpa

En matière de stabilité et de continuité du pouvoir

Il s’agit du reproche le plus répandu à l’encontre du RIC : si l’on pouvait révoquer un élu tous les deux jours, il deviendrait impossible de gouverner le pays et l’on retomberait dans ce climat d’agitation et de paralysie qui caractérisait notamment la IVème République. Néanmoins, il s’agit d’une mesure qui peut facilement être encadrée, en empêchant le renouvellement trop hâtif des élus, grâce à l’accord d’une période probatoire par exemple. Durant la première partie de son mandat, l’élu disposerait ainsi d’un temps pour déployer les grandes orientations de sa politique, que le citoyen pourrait ensuite juger en connaissance de cause. Toutefois, au terme de cette période d’essai, comment faire face à l’éventualité d’un désaveu ? La révocation d’un élu implique en effet l’organisation d’une nouvelle élection et avec celle-ci, une nécessaire période de campagne. Faut-il alors considérer que la campagne du référendum de révocation constitue en fait le début d’une campagne de potentielle élection ? Ou faut-il prévoir au contraire un délai important entre une révocation et une nouvelle élection ? D’autre part, il faut déterminer les conséquences qu’aurait le scrutin pour l’élu concerné : après une révocation, peut-il se présenter tout de même à la nouvelle élection ? S’il est maintenu au pouvoir par les urnes, bénéficie-t-il d’une nouvelle période probatoire ? On pourrait craindre que la multiplication des campagnes offre d’autant plus d’occasions aux candidats d’exercer une démagogie de circonstance. C’est oublier un peu vite que les postures et les contorsions de la communication politique sont loin de se limiter aux périodes d’élections. L’exercice du pouvoir est devenu aujourd’hui une sorte de campagne permanente de conquête de l’opinion. Dans ces conditions, qu’une telle situation débouche sur des scrutins plutôt que sur une compilation de sondages politiquement stériles pour le plus grand nombre paraît finalement assez positif. Mais la question de la stabilité du pouvoir ne se pose pas seulement pour la révocation d’élus. Elle interroge également les sujets diplomatiques. La possibilité de ratifier ou de dénoncer un traité international engage la capacité d’action diplomatique de l’État, puisqu’il peut rendre incertain la pérennité de ses engagements internationaux. Même en considérant que tous les traités internationaux qui ont un impact significatif sur l’État et le fonctionnement de la société française (accords de libres échanges, traités fondateurs de l’UE, alliances militaires, conventions pénales internationales etc.) devraient être ratifiés préalablement par référendum, reste la question de la durée de la validité des accords signés. La nécessité d’un débat sur l’équilibre à trouver entre stabilité diplomatique et contrôle démocratique des traités s’impose.

Les conditions d’application du RIC

De manière plus générale, il apparaît de ces différents cas pratiques qu’un certains
nombre de paramètres se dégagent avec lesquels le futur constituant devra sans doute
composer pour l’intégration du RIC à notre ordre constitutionnel.

D’abord, la qualité du débat public. Comme l’affirment certains constitutionnalistes le
premier facteur de qualité des décisions, c’est la qualité des campagnes et du
débat public qui les animent [8]. Ce qui dépend de la durée des campagnes (pour lesquelles l’article 11 ne pose aucune condition) mais aussi de leur organisation médiatique (temps de parole, débats entre représentants) et institutionnelle (création  d’assemblées citoyennes locales, organisation de débats au niveau communal …) A ce titre, sans doute peut tirer quelques enseignements de la campagne du référendum de 2005 qui avait généré une participation électorale assez élevée (69% du corps électoral).

Ensuite, la fréquence des scrutins. Qu’il faudra déterminer pour chaque disposition : durée des périodes probatoires pour les élus, pour les lois, annualité du travail budgétaire, la période de validité des traités, la fréquence des révisions constitutionnelles …

La question de la masse citoyenne doit déterminer combien de citoyens participeront à chaque étape du processus. Quel est le seuil de déclenchement du RIC, combien faut-il de pétitionnaires ? On parle parfois de 1% du corps électoral (soit environ 450 000 citoyen), ou de 700 000, voire d’un million ou deux millions de personnes… Doit-on d’autre part exiger un taux de participation minimum pour attester de la validité du référendum ? C’est par exemple le cas en Italie pour la dimension abrogatoire, où 50% de participation est requise.

À l’évidence, le RIC fera d’une manière ou d’une autre concurrence à la représentation nationale […]. Comme toutes les situations de concurrence celle-ci peut s’avérer constructive ou au contraire mortifère, en fonction de la dynamique qui va se créer entre les acteurs.

De plus, la réflexion sur les modes de scrutins alternatifs se développe de manière significative ces dernières années. En plus du scrutin binaire existent ainsi plusieurs configurations alternatives : scrutin préférentiel (classement par ordre de priorité des propositions), scrutin par notation (chaque proposition est notée pour elle même), etc. À noter toutefois que la familiarisation des citoyens avec ces nouveaux types de votation nécessiterait sans doute plusieurs occasions de pratique, d’où peut-être l’intérêt de les expérimenter d’abord localement. La proposition référendaire pourrait aussi être soumise à certains principes régulateurs, comme l’intelligibilité de la question et du projet de loi, le principe de financement en matière budgétaire ou l’obligation d’un plan détaillé de mise en œuvre de la mesure proposée.

L’articulation avec les autres pouvoirs est aussi un point central du débat. À l’évidence, le RIC fera d’une manière ou d’une autre concurrence à la représentation nationale, que ce soit celle du président ou des parlementaires, qui seront contraints de partager ces prérogatives avec l’expression populaire. Comme toutes les situations de concurrence celle-ci peut s’avérer constructive ou au contraire mortifère, en fonction de la dynamique qui va se créer entre les acteurs. Sauf à se passer complètement de la représentation politique, ce qui dans un pays de 67 millions d’habitants ne semble pas à l’ordre du jour, il apparaît inévitable de préciser le rôle et le périmètre de ces deux types de pouvoir et, dans la mesure du possible, de les optimiser. L’idée d’une implication du Parlement, qui aurait la possibilité, voire l’obligation, d’examiner le futur sujet du RIC en séance, semble à ce titre une piste intéressante [9]. Que faire toutefois, lorsque le texte amendé est jugé dénaturé et est rejeté par le suffrage universel, faut-il recommencer tout le processus ? Par ailleurs, si la démocratie locale ou participative ne peut à elle seule résoudre la crise de nos institutions (la plupart des revendications des Gilets Jaunes – hausse SMIC, baisse des taxes, ISF, CICE, retraites, indemnités des élus – relèvent du pouvoir national, et plus précisément de Bercy), elle peut indéniablement jouer un rôle fondamental dans l’organisation du débat public et l’élaboration des textes proposés au RIC.

Le contrôle de la sincérité et de la publicité du scrutin, de l’indépendance et de la fiabilité des outils numériques ou matériels utilisés est décisif.

D’autre part, il parait indispensable de vérifier la compatibilité de la mesure proposée avec l’ensemble des dispositions constitutionnelles, avant d’enclencher le processus d’une campagne nationale sur le sujet. Ce qui suscite un problème particulier d’articulation avec l’organisme chargé de garantir la validité de la procédure. On imagine que l’on n’échappera pas à une réforme profonde du Conseil Constitutionnel, dont la partialité politique est de plus en plus problématique [10] si l’on fait le choix logique de lui confier cette tâche. Le contrôle de la sincérité et de la publicité du scrutin, de l’indépendance et de la fiabilité des outils numériques ou matériels utilisés est en effet décisif.

Enfin, bien que le dispositif institutionnel comporte une part irréductible de technicité, son utilisation devra être la plus simple possible pour les pétitionnaires comme pour les votants. Cela suppose un nombre raisonnable de formalités, mais également une certaine continuité institutionnelle et un symbolisme dans les chiffres, comme un seuil de déclenchement à 1% du corps électoral ou 1 millions de citoyens par exemple, une participation électorale de 50%, une majorité qualifiée aux 3/5, comme c’est le cas pour le Parlement au sujet de la révision constitutionnelle actuelle [11].

Le RIC sauvera-t-il la Vème République ?

Ironie de l’histoire politique, ce référendum qui fait aujourd’hui trembler tant de partisans du régime présidentiel a justement été popularisé par la Vème République ! Avant 1958, le référendum était vu comme une institution césariste par les républicains, relativement méfiants à son égard. La tendance à personnaliser fortement les enjeux du scrutin autour de la figure présidentielle s’explique d’ailleurs par ce passif plébiscitaire de l’outil référendaire. Rien ne permet toutefois d’affirmer qu’il en sera de même avec le RIC : la personnalisation du scrutin est fortement liée au monopole de l’initiative du référendum. On peut ainsi supposer que plus l’initiative est répandue, plus le risque de personnalisation est dilué. En revanche, la pratique du référendum, instituée par la Vème République, gardera sans doute certaines de ses caractéristiques, celle d’une dimension solennelle et relativement ponctuelle, associée à une très forte autorité politique.

Seul pouvoir ostentatoirement irresponsable au cours de son mandat, la présidence se verrait ainsi « rationalisée » comme l’a été en son temps l’Assemblée Nationale de la IVe République.

Plus intéressant encore : le RIC offre la possibilité inédite de franchir un degré de plus dans le processus de rationalisation de notre régime républicain, et d’encadrer un exécutif qui s’émancipe toujours plus du principe d’équilibre des pouvoirs. Car l’intérêt du RIC ne réside pas seulement dans sa part de démocratie directe, mais également dans sa faculté de contrôle de la représentation. De la même manière que la prérogative présidentielle de dissolution de l’Assemblée Nationale fait planer sur celle-ci la menace d’un retour aux urnes anticipé, le RIC aurait le même effet sur tous les élus et en particulier sur le président de la République. Seul pouvoir ostentatoirement irresponsable [12] au cours de son mandat, la présidence se verrait ainsi « rationalisée » comme l’a été en son temps l’Assemblée nationale de la IVème République, c’est à dire encadrée par des outils visant à discipliner l’exercice de sa fonction.

Le RIC se révèle donc être une option institutionnelle prometteuse dans la mesure où ses modalités le rendraient à la fois relativement exceptionnel tout en restant raisonnablement praticable. L’enjeu est ici – comme bien souvent dans notre histoire constitutionnelle – de trouver un compromis satisfaisant entre une stabilité minimum du pouvoir, pour que les décisions aient le temps et l’espace de déployer leurs effets, et un usage maximum du principe démocratique, afin que la souveraineté du peuple se matérialise le plus souvent possible. Pour cela il s’agit de trouver le point d’équilibre entre l’accessibilité du dispositif, qui lui donnera sa légitimité, et ses formalités, qui garantiront la pérennité des mesures prises. Cette ligne de crête se trouve quelque part dans l’agencement subtil de ces différents paramètres, que nous avons ici tenté de lister et dont la combinaison définitive nous apparaîtra vraisemblablement qu’après quelques années de pratiques.

L’hypothèse du RIC exige donc un débat riche et vigoureux sur ses modalités qui durera vraisemblablement encore un certain temps. Mais la force et la consistance que prend l’idée dans le corps social nous laisse tout de même quelques chances de voir un jour les Français retrouver le chemin des urnes pour un référendum… sur le RIC.

 


[1] Entre 60% et 80% des Français, selon un sondage Harris Interactive : https://www.huffingtonpost.fr/2019/01/02/le-ric-seduit-la-grande-majorite-des-francais_a_23631681/

[2] La démocratie chimiquement pure n’existe pas dans l’Histoire. Elle est toujours médiatisée par des institutions partiellement confiscatoires. Tout se joue dans leur légitimité. Un texte intéressant sur la question : https://usbeketrica.com/article/la-democratie-en-tant-que-systeme-n-existe-pas-c-est-un-principe-vers-lequel-on-tend

[3] Ainsi le système suisse ne permet pas la révocation, les systèmes italien ou californien excluent les traités internationaux et les mesures budgétaires. https://www.franceculture.fr/politique/referendum-dinitiative-citoyenne-quels-modeles-etrangers-inspirent-les-gilets-jaunes

[4] Pour le déclenchement du Référendum d’initiative partagée, il faut selon l’article 11 alinéa 3 de notre constitution, réunir un cinquième des membres du Parlement soutenu par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales. Soit environ 92 députés et sénateurs et 4 millions et demi d’électeurs. Le dispositif concerne par ailleurs les projets de lois sur des « réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation et aux services publics qui y concourent » mais mentionne également l’organisation des pouvoirs publics qui relèverait a priori plutôt de la révision constitutionnelle (article 89). D’autre part s’il n’est pas possible d’intervenir sur les traités internationaux eux-mêmes, il est possible de mettre en cause une disposition légale qui tendrait « à autoriser la ratification d’un traité qui, sans être contraire à la Constitution, aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions ».

[5] Comme par exemple sur la plate forme en ligne Parlement et Citoyens : https://parlement-et-citoyens.fr/project/referendum-dinitiative-citoyenne/consultation/consultation-48

[8] Entre autres Julien Talpin : https://www.liberation.fr/debats/2018/12/20/un-ric-sous-conditions_1698963, ou encore Laurence Maurel : https://theconversation.com/referendums-assemblees-citoyennes-des-propositions-a-ne-pas-sous-estimer-108927

[9] Une idée relativement répandue https://www.lemonde.fr/politique/video/2018/12/20/le-referendum-d-initiative-citoyenne-est-il-une-bonne-idee_5400515_823448.html

[10] L’intégralité de ses membres est nommée par des élus (président de la République, président de l’Assemblée, président du Sénat), ce qui ne manque pas de poser des questions sur son indépendance politique : http://cred.u-paris2.fr/sites/default/files/cours_et_publications/Cahiers%20Justice%20-%20CC%20.pdf

[11] Mentionné à l’article 89-3 de la constitution.

[12] Techniquement, on parle « d’irresponsabilité politique » du président : http://www.vie-publique.fr/decouverte-institutions/institutions/fonctionnement/president-republique/role/pourquoi-parle-t-on-irresponsabilite-politique-du-president-republique.html

Macron : la démocratie confisquée

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Tandis que les formes instituées de la représentation ne semblent plus permettre aux revendications populaires d’aboutir sans en passer par la violence, le macronisme, depuis ses origines, n’a de cesse d’invoquer un mot d’ordre purement technicien : celui de « l’efficacité ». Ce leitmotiv et le système idéologique auquel il participe ont pour effet principal d’approfondir un sentiment de confiscation de la démocratie qui atteint aujourd’hui des proportions pathologiques.


Le système de l’efficacité

Paul Cassia le premier, dans son essai La République du futur, a relevé le recours au mot d’ordre de l’efficacité dans le contexte de la réforme constitutionnelle où il semble pourtant si peu opportun et, de ce fait même, si caractéristique du malaise institutionnel dans lequel la macronie s’est elle-même enfermée.

Dans son adresse au Parlement réuni en Congrès, le 3 juillet 2017 à Versailles, le Président de la République avait ainsi indiqué vouloir soumettre le travail parlementaire à un « impératif d’efficacité ». Il avait d’abord rappelé « le manque de moyens, le manque d’équipes, le manque d’espace » des assemblées parlementaires et relevé que le travail du Parlement en devenait plus difficile et donc moins efficace. Il en avait pourtant tiré la conséquence la plus incongrue, au terme d’un raisonnement dont l’absurdité fut trop peu commentée : « Je n’ignore rien des contraintes qui pèsent sur vous, le manque de moyens, le manque d’équipes, le manque d’espace contrarient en partie les impératifs d’efficacité que je vous soumets. Pour cela, il est une mesure depuis longtemps souhaitée par nos compatriotes qu’il me semble indispensable de mettre en œuvre, la réduction du nombre de parlementaires. » Alors que selon toute apparence, le constat d’un manque de moyens du Parlement devait conduire à un renforcement de ces moyens, Monsieur Macron en concluait l’inverse : il fallait amputer le Parlement.

Le 10 juillet 2018, le Premier ministre reprenait à son compte ce raisonnement si surprenant. Ouvrant à l’Assemblée nationale la discussion générale sur le projet de réforme constitutionnelle, entretemps baptisé projet « pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace », Édouard Philippe réaffirmait la nécessité de réformer le Parlement au nom d’une « exigence d’efficacité » ressentie par « des millions de Français » (on ne sait trop par qui comptés). Il poursuivait par une analyse dont la logique rappelait Monsieur Jourdain dans Le Bourgeois gentilhomme : « Être efficace, ce n’est pas faire les choses uniquement plus vite. La vitesse n’est pas un objectif en soi. Le véritable objectif, c’est de ne pas perdre de temps. » Rousseauiste à cette heure, il concédait bien volontiers qu’une démocratie « plus efficace », c’est une démocratie qui « certes fait vivre le débat ». Mais il ajoutait : « Qu’on le regrette ou qu’on s’en réjouisse, nos sociétés sont devenues plus compliquées, plus techniques, et plus rapides aussi et l’évolution continue à aller dans le sens d’une accélération. À nous donc de trouver le bon équilibre entre qualité du débat d’un côté et célérité et efficacité de l’autre. » Et de conclure à son tour : « En commençant par réduire le nombre des parlementaires. » L’efficacité, invoquée dans un contexte où sa signification paraissait pour le moins indéterminée, conduisait donc en ligne droite, sans autre justification, à exiger qu’on diminue le nombre de parlementaires pour « ne pas perdre de temps ».

L’idéologie de la technique

La référence à l’efficacité n’est certes pas nouvelle dans le discours politique, ni à première vue surprenante. Mais elle a pris, avec l’actuelle majorité, une ampleur inédite, jusqu’à intervenir à tout bout de champ dans des contextes où le terme semble pourtant ne rien signifier de précis. Telle que le macronisme l’emploie depuis son origine, l’efficacité est en effet une notion sans véritable contenu, à peu près vide de sens, dont l’effet immanquable est d’appauvrir l’espace public, de le priver de toute délibération authentique, sinon même de tout discours véritablement signifiant.

Non seulement l’invocation de l’efficacité supplante le plus souvent, dans le discours technique des gouvernants, tout argument proprement politique, c’est-à-dire toute référence à un projet de société, mais elle vise même à faire paraître cette discussion de fond pour inutile – à l’évacuer purement et simplement. L’invocation constante de cet impératif de l’efficacité a ainsi pour effet principal, et sciemment recherché, d’engloutir la question des fins de la politique menée au profit de la glorification d’une apparente et illusoire maîtrise technique. Probablement l’histoire même du macronisme comme idéologie technocratique de « dépassement des clivages » encourage-t-elle ce recours permanent à un mot d’ordre technicien et, par sa conception même, profondément antiparlementaire. Ce lien étroit entre l’efficacité et la méfiance pour les assemblées populaires, le Premier ministre l’exprimait d’ailleurs avec la plus grande clarté, devant l’Assemblée nationale, lorsqu’il justifiait au nom de l’efficacité, et par aucun autre motif, la nécessité de restreindre le droit d’amendement des députés et sénateurs : « Deuxième manière d’être plus efficace : permettre au Gouvernement de mener rapidement les réformes qu’il juge prioritaires dans les domaines économiques, sociaux et environnementaux. »

Au moment même où le sentiment d’une confiscation de la démocratie apparaissait déjà profond, à la veille comme au lendemain de son élection, l’actuel gouvernement n’a donc pas trouvé meilleure solution que celle de s’appuyer sur un mot d’ordre technicien. Le sentiment d’un mépris exercé à l’encontre des classes populaires est d’autant plus enraciné que ce recours, d’apparence incantatoire et dépourvu de véritable signification, n’en apparaît pas moins porteur d’implications pratiques considérables, souvent inaperçues par ceux qui en deviennent les agents inconscients. Se présentant comme s’il était apolitique, le concept purement abstrait de l’efficacité, tel que le gouvernement ne cesse de l’invoquer, décide ainsi d’orientations fondamentales quant au contenu des politiques menées. Au nom de cette maîtrise technique, c’est un ordre économique marqué par une omniprésence de la précarité que le macronisme entend sans cesse légitimer, peu importent les ravages humains et environnementaux que cet ordre entretient et conforte. Les rapports sociaux existants, bien que considérablement inégalitaires et contestés, y compris de façon violente, par des fractions croissantes de notre société, sont ainsi adoubés en tant qu’ils se présentent comme les formes techniquement nécessaires à l’organisation d’une société dite « plus efficace ».

L’efficacité envolée

Le paradoxe de l’actuel gouvernement est que l’invocation de l’efficacité disparaît entièrement lorsqu’il s’agit de discuter l’effet réel des politiques menées. Ainsi le gouvernement n’accepte-t-il pas que l’on discute des effets de la suppression de l’impôt sur la fortune (ISF), mesure idéologique par excellence, votée tambour battant sans justification sérieuse. Il n’accepte pas non plus de discuter du bien-fondé d’une politique économique, le crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE), qui, selon toutes les études approfondies menées jusqu’à présent, n’a eu qu’un effet modéré sur l’emploi et un très faible effet sur la croissance, pour un coût annuel pourtant équivalent au budget annuel des écoles publiques maternelles et élémentaires réunies. Loin d’être mis en cause, le CICE se trouve ainsi pérennisé, sans là encore qu’aucune délibération n’ait véritablement eu lieu et sans qu’aucune étude ne corrobore les effets qu’on lui prête.

Les privatisations d’Aéroports de Paris et de la Française des Jeux sont tout aussi révélatrices de cet esprit autoritaire, lié comme l’ombre au corps à ce que le Président de la République a lui-même qualifié sans perdre son sérieux, devant le Parlement réuni en Congrès, de « cercle vertueux de l’efficacité ». La majorité présidentielle ne s’intéresse nullement à l’efficacité des privatisations qu’elle s’apprête à conduire tambour battant ; elle n’évoque nulle part leurs effets réels sur les finances publiques, la sécurité ou la souveraineté nationale. Interrogée sur les raisons de la privatisation de monopoles si stratégiques et si rentables, la macronie ne répond plus. Ou, plus exactement, tout son discours technique apparaît émoussé : aucune étude chiffrée, aucun argument financier n’est avancé pour expliquer ce qui apparaît ainsi, à première vue, comme un pur parti pris. Le Ministre de l’Économie et des Finances, Bruno Le Maire, chez qui quelques réflexes résistent encore à l’engloutissement par le discours technique, indique sans plus de précision que c’est « l’État stratège » qui justifie ces privatisations. L’efficacité paraît alors s’être envolée. On souhaiterait, comme jadis, que le Président de la République puisse au moins s’expliquer plus régulièrement devant des journalistes. Mais ce serait sans compter sur l’une des principales innovations du présidentialisme de Monsieur Macron : on congédie les journalistes, on ne donne plus de conférences de presse.

La démocratie confisquée

La recherche de l’efficacité cède alors le pas à une constante réaffirmation de la légitimé tirée des élections. Plus un mois ne s’écoule, plus une crise ne survient – et elles se font nombreuses – sans que le gouvernement ne reproche à l’un ou l’autre des partis d’opposition de ne pas accepter « le résultat des urnes ». L’élection du monarque présidentiel et de son parti-relai n’expriment ainsi, aux yeux de la majorité, qu’une volonté populaire aussitôt exprimée, aussitôt aliénée : une fois le plébiscite conclu, toute délibération politique apparaît encombrante. De façon également inquiétante, de nombreux journalistes se font le relai de ce bonapartisme de fortune. Ainsi n’est-il pas rare qu’un chroniqueur demande au nom de quoi tel ou tel opposant ose encore s’opposer, alors que l’élection a déjà eu lieu. Tous les partis et mouvements d’opposition, à compter de ce moment, sont indistinctement les spectateurs du déploiement du résultat des urnes. L’essence plébiscitaire et monarchique de la Cinquième République, sans cesse louée et encensée par la majorité, rencontre sur ce point la rhétorique de l’efficacité, avec laquelle elle fait alliance : il faut, dit le Premier ministre, « permettre au gouvernement de mener rapidement les réformes qu’il juge prioritaires ».

Le pratique actuelle des institutions de la Cinquième République se présente ainsi comme l’attelage de deux phénomènes entre lesquels la contradiction n’est qu’apparente. Ex ante, l’efficacité est le mot d’ordre qui permet de court-circuiter la délibération proprement politique pour s’en remettre à la technique. Ex post, l’efficacité a simplement disparu, puisqu’on ne mesure pas sérieusement les résultats des politiques menées et évacue toute mise en cause démocratique en rappelant sans cesse le « résultat des urnes ».

Face à un discours si profondément confiscatoire, la survenance de la crise actuelle était une question de semaines ou de mois. Le refus exprimé par les Gilets jaunes de rencontrer le Premier ministre à Matignon, ce mardi 4 décembre, signale ainsi une nouvelle fois combien le sentiment d’une confiscation de la démocratie est aujourd’hui enraciné. Les médiations traditionnelles ne fonctionnent plus, la décision revenant de toute façon au seul Emmanuel Macron, monarque autoritaire, qui a vidé le Parlement de sa capacité de représentation et qui, à force d’hyper-concentration, ne parvient plus à jouer le rôle d’arbitre que la Constitution lui reconnaît. La crise sociale rencontre ici la crise démocratique et institutionnelle : elle l’alimente et s’en nourrit. Aucun ajustement d’ordre technique ne permettra d’en sortir.

Ce qui a manqué à l’Europe – sur la conférence de Patrick Boucheron à l’ENS

Patrick Boucheron a clôturé le cycle de conférence « Une certaine idée de l’Europe » organisé par le Groupe d’Études Géopolitiques de l’ENS par un propos des plus « incertains ». Des bouts de réflexions raccrochés, chacun, à des chemins trop essentiels, et la conviction que la force de l’Europe viendrait de « ce qui lui manque ».

« Ce que peut l’histoire »

Pour comprendre Patrick Boucheron dans la recherche de ce qui a manqué à l’Europe, il faut d’abord se rappeler ses propos sur le pouvoir de l’histoire lors de sa leçon inaugurale au Collège de France : « nous avons besoin d’histoire car il nous faut du repos. Une halte pour reposer la conscience, pour que demeure la possibilité d’une conscience – non pas seulement le siège d’une pensée, mais d’une raison pratique, donnant toute latitude d’agir. Sauver le passé, sauver le temps de la frénésie du présent : les poètes s’y consacrent avec exactitude. Il faut pour cela travailler à s’affaiblir, à se désœuvrer, à rendre inopérante cette mise en péril de la temporalité qui saccage l’expérience et méprise l’enfance. “Étonner la catastrophe”, disait Victor Hugo ou, avec Walter Benjamin, se mettre à corps perdu en travers de cette catastrophe lente à venir, qui est de continuation davantage que de soudaine rupture ». Boucheron n’oublie jamais son amour de l’image. Tantôt amère ou consolante, comme celle de « l’Europe des cafés », invoqué dans l’appel nostalgique de George Steiner. Cette image qui vient soulager notre chagrin secret, celui du souvenir des guerres fratricides. Cette image qui peut, comme l’histoire, nous tourner vers l’avenir.

“Nous oublierions notre violence constitutive. Comment ne pas la voir aujourd’hui, cette violence, revenir par d’autres moyens que la guerre, lorsque des journaux outre-Rhin vilipendent les choix démocratiques de leurs « frères » transalpins  ?”

La conscience historique qui a enfanté l’Europe au sortir de la guerre est précisément celle qui manque aujourd’hui. Nous oublierions notre violence constitutive. Comment ne pas la voir aujourd’hui, cette violence, revenir par d’autres moyens que la guerre, et lorsque des journaux outre-Rhin vilipendent les choix démocratiques de leur « frères » transalpins  ? Dans deux décennies, dans deux siècles, que diront de nous les historiens ? Patrick Boucheron soutient d’avance que la raison sera pour ceux qui dateront la fin de l’idée d’Europe au moment où nous sommes, à ce moment de vérité et de toutes les crises : migratoire, des dettes souveraines, de la démocratie.

L’histoire nous est d’autant plus utile que l‘Europe est une dynamique permanente d’instabilité, une « frénésie du présent ». L’histoire n’est pas seulement la chronique de ce qui a eu lieu, elle est aussi celle de tous les possibles. Elle est l’art de se souvenir de ce dont les hommes et les femmes sont capables. Or, nous revenons de loin. Pour Jacques Le Goff, l’Europe est née au Moyen-Age, par le réseau communicant bâti à travers le continent par les moines cisterciens. Boucheron, en grand spécialiste des villes, soutient que ces moines forgèrent une « pensée archipélagique » de l’Europe à travers elles, en référence à Glissant (Poétique de la relation, 1990). Comme son nom l’indique, la pensée archipélagique est une pensée des îles. C’est une pensée au milieu du désert, mais une pensée de la relation. Une pensée qui relie le particulier et le « petit », à un universel.

“L’histoire nous est d’autant plus utile que l‘Europe est une dynamique permanente d’instabilité, une « frénésie du présent »”

A regarder l’histoire, préservons nous cependant de la pensée du « retour ». Patrick Boucheron invite à se méfier du « spectre », de « ce qui hante ». L’idée d’Europe a cette « étrange familiarité » car c’est une revenante. Les migrants qui échouent aux portes de l’Europe le sont aussi car, pour paraphraser Georges Didi-Huberman, « nous sommes tous des enfants de migrants et les migrants sont nos parents revenants ». Une mélancolie demeure attachée à l’idée d’Europe, alors même que celle-ci a pris corps dans des institutions. Ces dernières n’ont pas vraiment réalisé l’idée, sans doute, mais l’on s’interroge : de quoi devrait nous consoler « l’idée d’Europe » ? Serait-ce pour la puissance, ou pour la paix ? La mélancolie européenne pourrait encore s’aggraver avec l’impression de déclin et de « sortie de l’histoire », liée à la « provincialisation » de l’Europe par rapport aux autres grandes puissances mondiales.

La force du manque

Au fil des propos de Patrick Boucheron, on ne comprend pas encore très bien ce qui a manqué à l’Europe. On entrevoit, tout au plus, qu’il y a eu un manque, et ce qui l’a traduit. C’est, pour Boucheron, une in-tranquillité au sens de Pessoa (Le livre de l’in-tranquillité), la marche en avant, l’incapacité de « rester en place », l’esprit de conquête – jamais innocent. « Nous sommes les barbares du monde » affirme l’historien. L’histoire de l’Europe est in-quiète, biface. Et c’est précisément cette inquiétude, lorsqu’elle est sœur de la curiosité, qui met l’Europe en mouvement pour conquérir et pour prétendre à l’universalisme.

Ce serait donc parce que quelque chose « nous » manque que « nous », en Europe, pourrions faire de grandes choses. Patrick Boucheron est convaincu qu’il nous manque aujourd’hui une capacité d’incarnation. Il y eut des « moments » de l’histoire où l’Europe fut plus fantasque et inventive, productrice de contenus et de contenants politiques, prompte à se « mesurer à l’immensité du monde ». La renaissance et plus particulièrement le 15ème siècle italien sont un de ces « moments ». Ils virent naitre des figures européennes parmi les plus illustres, Martin Luther, Léonard de Vinci ou Christophe Collomb, qui continuent de marquer l’esprit du continent. Ils inventèrent surtout la forme nationale-étatique, à partir de l’Italie, et « l’équilibre des puissances » qui en découle.

“Il nous manque aujourd’hui une capacité d’incarnation”

Aujourd’hui, la « marque » la plus tangible de l’idée d’Europe est l’euro, la monnaie manipulée par 340 millions d’européens. Cette monnaie produit autant d’union que de désunion, car elle recrée du conflit entre les États qui la partagent, forcés de s’astreindre aux mêmes règles et de les graver dans le marbre alors que leurs démocraties se confrontent et s’opposent. L’euro est davantage un instrument de régulation que de politisation : plus qu’elle ne crée du commun, elle « maintient ». D’ailleurs, Patrick Boucheron remarque que la logique du « plus petit dénominateur » commun et du « neutre » a prévalu pour le choix des images qui figureraient sur les pièces et les billets. Des ponts, des portes, vers une histoire orientée. Des objets consensuels au contenu normatif faible. Conjurer ce vide, ce « neutre », est ce qu’il nous faudrait entreprendre. Patrick Boucheron est bien placé pour croire que le thème du « laboratoire italien » du 15ème siècle est toujours d’actualité, et il le fait savoir, non sans malice. Les peuples européens vont-il faire sécession d’avec les institutions chargées de les unir ? Vont-ils céder à la critique, cet « art » foucaldien de « n’être pas tellement gouverné »[1] ? L’heure est à faire gronder la fiction politique.

Vers une République européenne

Si l’on comprend bien Patrick Boucheron, l’histoire et la fiction sont les deux mamelles de l’audace politique. En faisant l’histoire de l’idée d’Europe, on comprend l’incertitude et la dynamique de crise perpétuelle qui l’anime. Mais on n’abdique pas, pour autant, ni sa raison ni son espérance, grâce à la fiction qui pousse le politique à agir. En conjuguant histoire et fiction, Patrick Boucheron conclut que l’on peut comprendre ce qui a manqué à l’Europe à partir du 15ème siècle et de l’histoire du 15ème siècle. Ce qui a manqué à l’Europe, ce n’est pas la forme impériale, dominante au 15ème siècle, c’est un projet républicain. Qu’est ce que pourrait être une république européenne ? La définition qu’en donne Patrick Boucheron nous démontre à quel point nous en sommes loin, s’il le fallait encore. La république est à ses yeux une « aptitude sociale à l’imagination politique, au clivage ». Elle est un espace politique qui fait droit à l’adversité, au discontinu et à l’hétérogène, en offrant l’assurance d’avoir « le même langage politique, sans s’entendre ». La res publica, la « chose » publique, est ainsi la « forme variée » de la dissension civique.

“L’histoire et la fiction sont les deux mamelles de l’audace politique”

On peut imaginer que l’Europe soit, en puissance, une République. C’est d’ailleurs ce que le vocable « Unis dans la diversité » pouvait chercher à fictionner : il existe en Europe la possibilité d’un même langage politique et la vertu de l’hétérogénéité. Voilà pour la puissance. En fait, le projet politique de l’Union européenne paraît être tout autre chose qu’une République. Plutôt que « la forme variée » de la dissension civique, c’est le neutre qui émerge du marché commun et de ses tendances à uniformiser par la dérégulation. C’est « l’absence de démocratie » déclarée contre les traités européens. Patrick Boucheron avertit que l’on se trompe en cherchant à écrire un récit européen qui soit aussi homogène que ne le furent jadis les récits nationaux. On ne peut plus calquer sur l’Europe des 27 l’idée d’Europe construite au temps de l’Europe des 6, autour de la démocratie et de l’économie de marché. De même, on ne peut pas définir l’Europe a partir de l’histoire de ses élargissements : « la construction européenne n’est en rien la continuation d’une même idée qui s’élargirait mais deviendrait toujours identique à elle même ». Le retour de bâton est une dissension politique européenne qui va croissante et qui pourrait devenir incontrôlable, avec la réapparition d’un rideau de fer idéologique entre l’est et l’ouest de l’Union européenne, mais aussi entre le nord et le sud.

“Le projet politique de l’Union européenne paraît être tout autre chose qu’une République. Plutôt que « la forme variée » de la dissension civique, c’est le neutre qui émerge du marché commun et de ses tendances à uniformiser par la dérégulation”

Organiser et permettre la discorde entre les peuples européens, leur préserver le droit de « n’être pas tellement gouvernés », voilà ce que pourrait être une tâche pour l’Europe aujourd’hui si elle entend sauver son « idée ». Ce qui manque à l’Europe, conclut Patrick Boucheron, c’est une politique. Autrement dit, le souvenir de sa violence constitutive et une force de disenssus, même si cela la rend encore plus imprécise, et incertaine.

 

[1] « Qu’est-ce que la critique ? » – Conférence prononcée par Michel Foucault le 27 mai 1978, devant la Société Française de Philosophie.

« De l’inégalité en Europe » – Conférence de Thomas Piketty à l’ENS

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©Sue Gardner / Wikimédia Commons

Comment faire de l’Europe un espace d’égalité ? La question posée par Thomas Piketty lors de la troisième conférence du cycle “Une certaine idée de l’Europe” à l’ENS est immédiatement nuancée, par lui-même : parler d’inégalités en Europe a quelque chose de paradoxal dès lors qu’elle apparaît comme l’une des régions les moins inégalitaires au monde. L’égalité, entendue ici au sens « d’équité », reste pourtant l’un des grands défis de notre temps, qui voit se creuser les écarts de revenus au sein des sociétés européennes et entre elles, et nourrit – entre autres – un sentiment de déclassement chez ceux qu’on désigne comme les classes moyennes. Thomas Piketty ne renverse pas la table, devant ce qu’il juge comme une incapacité de l’Union européenne à sortir de la « pensée magique » et de la crise des dettes souveraines, mais espère une révolution de velours, de l’intérieur : réformer l’équilibre institutionnel européen pour en changer le cap.


L’égalité impensée

A s’en tenir au miroir des chiffres, notre reflet est plus rutilant qu’ailleurs. Le rapport sur les inégalités mondiales 2018, cosigné par Thomas Piketty, montre que si les inégalités progressent partout dans le monde, leur augmentation est moindre en Europe : 37% du revenu y est capté par les 10% les plus aisés. Ce chiffre grimpe à 47% aux Etats-Unis, 55% au Brésil et jusqu’à 61% au Moyen-Orient, qui se range comme la région la plus inégalitaire du monde. Mais, pas plus que la comparaison de l’Europe avec la Chine qu’avec le Brésil ne fait sens, tant l’exercice est alors un pur amusement statistique déconnecté de toute réalité historique et politique, les sentiments quant à la dynamique de répartition des revenus et son évolution ne doivent être balayés. Depuis les années 70, le ralentissement de la croissance et la libéralisation de l’économie ont conduit à un reflux des inégalités par la concentration accrue de la richesse. Thomas Piketty en appelle au sens commun, à cette réalité inégalitaire que « tout le monde peut percevoir », prenant l’exemple du badaud qui s’amuse de lire le classement des grandes fortunes  dans les hebdomadaires.

Si l’Europe n’a pas su préserver son modèle social du morcellement, ni ses sociétés de la montée des inégalités c’est, affirme Thomas Piketty, qu’elle n’a jamais pensé la manière de garantir une répartition durablement équitable des revenus. Après la Révolution française, pourtant, de grands esprits avaient réfléchi aux moyens de transposer l’idéal des déclarations en actes. Il n’est pas ici question des courants utopistes mais de Condorcet, qui comptait que l’égalité d’accès aux différentes professions conduirait à la réduction des inégalités, ou de Durkheim, pour qui l’avènement du suffrage universel mènerait à l’abolition de l’héritage. Aujourd’hui comme hier, la France, pays de la « passion de l’égalité », doit être placée face à ses contradictions. La dispersion des revenus avant-guerre y est très élevée et la propriété aussi concentrée qu’au Royaume-Uni. En 1914, la création de l’impôt sur le revenu est portée par l’effort de guerre et est tardive, là où la plupart des Etats d’Europe occidentale et les Etats-Unis ont déjà adopté un système fiscal incluant un impôt individuel sur le modèle de l’income tax britannique. Le « modèle » social qu’elle développe après-guerre n’en serait pas vraiment un. Apparu à la faveur d’un « grand compromis », les Etats-providence d’Europe occidentale ont encouragé la reconstruction par l’universalisation de l’accès à la santé et à l’éducation. S’ils ne surent résister à la vague des dérégulations progressives qui, à partir des années 1970, permirent aux patrimoines reconstitués de s’épanouir en plaçant et déplaçant leur capital, c’est faute d’avoir muri et sanctifié les grands principes d’une répartition équitable des revenus.

 

L’échec d’un « internationalisme » européen

 

L’Union européenne a beau être la tentative (consentie) de dépassement de la nation la plus aboutie, elle n’a pas développé un véritable « internationalisme », soit un projet politique organisant la solidarité entre les peuples. L’édification préalable d’un grand marché et l’intégration « négative » (par la dérégulation et l’abattement des frontières nationales, entendues comme les réglementations faisant « barrière » aux échanges) achoppe sur la construction « positive » d’un socle social commun et d’une solidarité naturelle. L’Europe est, aux dires de Thomas Piketty, la « matrice de tout ce qui ne va pas dans la mondialisation ». Elle a une part de responsabilité dans la « dérive inégalitaire » qui la ronge, car c’est en son sein que des pays ont commencé à se livrer une concurrence fiscale qui s’est transformée en une « course vers le bas » pour s’accaparer des parts du marché commun. De 38% en 1993, la moyenne européenne du taux d’impôt sur les sociétés est passée à moins de 22 % en 2017, en cela inférieur à la moyenne mondiale (24%). Au cœur de l’Europe, des pays comme l’Irlande et le Luxembourg affichent des taux d’impôts sur les sociétés proches du néant. Aussi, lorsque Donald Trump décide de ramener le taux de l’impôt sur les sociétés aux Etats-Unis de 35% à 20%, il ne fait que répondre, dénonce Piketty, à un premier mouvement initié par l’Europe. Cette course anti-coopérative n’a pas de fin car l’imagination n’en a guère.

“L’Europe est la matrice de tout ce qui ne va pas dans la mondialisation”

Une pensée « magique » s’est diffusée à la faveur d’une sacralisation de la concurrence libre et non faussée, gravée dans le marbre des traités européens. Sans contester le marché, Thomas Piketty interroge la préséance donnée à celui-ci, qui fait croire que chaque prix qu’il forme est le bon, et que les estimations des agences de notation quant à la soutenabilité de la dette d’un pays, exercice ô combien hasardeux, sont intangibles – voire transcendantes. Le marché doit être repensé dans ses limites : si les Etats veulent s’extirper de la crise des dettes souveraines qui les menace, ils doivent s’émanciper de l’épée de Damoclès que représente la dégradation de leur notation souveraine sur les marchés et l’augmentation subséquente du coût de leurs emprunts. Le récit de l’auteur du Capital au XXIème siècle (2013) est bien connu : au sortir de la seconde guerre mondiale, les dettes françaises et allemandes dépassaient 200% du PIB. 5 ans plus tard, ce taux était retombé à 30%. Cette fonte impressionnante n’est pas le fruit d’une austérité budgétaire qui aurait généré des excédents gigantesques, mais résulte de l’inflation galopante et de la répudiation pure et simple des dettes. Par conséquent, nous devrions « rééchelonner » le remboursement de nos dettes, le reporter à des temps meilleurs, ou simplement l’abandonner. La charge morale de la dette est renversée : il serait bien plus « coupable » vis-à-vis de la jeunesse de ne pas investir massivement dans la rénovation des universités, l’éducation ou la culture plutôt que de sacrifier ces dépenses d’avenir, au nom du poids que ferait alors peser la dette sur cette même jeunesse.

Le monopole de la « pensée magique » évoqué par Thomas Piketty fait écho à l’absence de « dehors » pointé du doigt par Toni Negri lors de la première conférence du cycle « Une certaine idée de l’Europe ». Unique, la pensée le devient à force de se déployer dans un cadre – de régulation et de droit – de plus en plus étriqué et complexe. Elle devient l’apanage de ceux qu’elle sert et qui sont capables de s’y frayer un chemin.

 

De l’inégalité entre les assemblées

 

Comment retrouver le sens d’un projet solidaire en Europe, tourné vers la recherche d’une répartition équitable des revenus entre et au sein des Etats ? Pour Thomas Piketty, la « bataille des récits » (sur la dette, le rôle des marchés financiers, sur les causes de la crise) est un front essentiel mais doit être complémentaire de réformes institutionnelles qui replaceraient le « politique » au centre du jeu européen. Pour cause : l’économiste constate que les institutions européennes, établies pour « gérer le grand marché », sont incapables de « produire de l’égalité » et de formuler un éventuel intérêt général européen. Le Conseil des ministres de l’Union européenne est décrit comme une réminiscence du congrès de Vienne, une « machine à fabriquer du conflit identitaire ». Point de vraie discussion au sein du Conseil, où chaque ministre arrive avec les instructions de sa capitale, défend les intérêts de sa nation, et participe à la construction de « compromis ». On retrouve ici quelques-unes des charges portées par Yanis Varoufakis (Adults in the room, 2017) contre les « conversations entre adultes » conduites à Bruxelles, dans des salles aveugles : comme si la lumière n’éclairait pas seulement les visages mais aussi les esprits.

“Les institutions européennes, établies pour « gérer le grand marché », sont incapables de produire de l’égalité”

Pour contrebalancer la domination du Conseil et, voudrait-il croire, renforcer la légitimation démocratique des décisions prises par l’Union européenne, le projet de réforme exposé par Thomas Piketty est celui de la Proposition de traité de démocratisation du gouvernement de la zone euro (T-Dem), qui vise à constituer un « assemblée parlementaire de la zone euro » composée aux quatre cinquièmes de députés nationaux et pour un cinquième de membres de Parlement européen. Cette assemblée exercerait le contrôle politique de l’Eurogroupe[1] et la fonction « législative » conjointement avec lui.

Cette proposition, qui acte les limites de la représentation démocratique exercée par le Parlement européen, est intéressante bien qu’elle ne formule rien de novateur : jusqu’en 1979, « l’assemblée parlementaire européenne » puis le « parlement européen » étaient composés de parlementaires nationaux. Faire que des députés nationaux exercent en parallèle un mandat européen leur permettrait de disposer d’un double pouvoir de contrôle, en amont et en aval, des décisions prises par leur gouvernement au sein du Conseil des ministres de l’Union européenne – en l’occurrence, de l’Eurogroupe. Il y a également fort à parier que les parlementaires nationaux interagiraient entre eux différemment des ministres au sein du Conseil, et que leur rencontre favoriserait la circulation et la trans-nationalité des débats européens.

“En prétendant régler un conflit de légitimité entre le Parlement européen et les parlements nationaux, la proposition de Thomas Piketty le renforce au contraire, en octroyant à l’un et aux autres des pouvoirs législatifs concurrents”

La proposition du T-Dem souffre cependant d’une ambiguïté, confinant au « en-même-temps-tisme » dévoyé. C’est à raison qu’elle parait s’opposer au « tout-fédéral » version Jean Monnet et Robert Schuman, tout autant qu’au « tout inter-gouvernemental » version plan Fouchet, mais elle forme un compromis hybride qui risquerait d’affaiblir le rôle et la puissance symbolique des parlements nationaux auxquels les peuples demeurent attachés, plus qu’ils ne le sont au Parlement européen malgré ses 40 ans d’élections au suffrage universel. En prétendant régler un conflit de légitimité entre le Parlement européen et les parlements nationaux, la proposition de Thomas Piketty le renforce au contraire, en octroyant à l’un et aux autres des pouvoirs législatifs concurrents. Mais surtout, la proposition déshabille les assemblées nationales, dont certains des députés obtiendraient de participer directement aux décisions de l’Union européenne tout en faisant perdre au parlement dont ils sont issus son pouvoir de « veto » en dernier ressort sur ces mêmes décisions. Une telle chose pourrait permettre d’éviter des situations de blocage qui basculent dans le rapport de force lorsque les parlements nationaux s’opposent entre eux – à l’image du Bundestag et la Vouli lors de la crise grecque – elle est cependant incompatible avec un principe de souveraineté nationale qui demeure, même symboliquement. Elle serait dûment rejetée.

“S’il est bon de chercher à placer les parlementaires nationaux au cœur des décisions européennes, la proposition – très française – du T-dem semble oublier que, dans les démocraties parlementaires de notre péninsule, ils le sont déjà”

Par ailleurs, s’il est bon de chercher à placer les parlementaires nationaux au cœur des décisions européennes la proposition – très française – du T-dem semble oublier que, dans les démocraties parlementaires de notre péninsule, ils le sont déjà : les parlementaires allemands, néerlandais ou encore autrichiens donnent expressément mandat aux ministres des finances de leur pays avant les réunions de l’Eurogroupe, comme ils valident les décisions prises par ces mêmes ministres au sein du Mécanisme Européen de Stabilité (MES), l’organisation intergouvernementale créée en 2012.

Enfin, pourquoi y aurait-il un « conflit » à régler entre le Parlement européen et les parlements nationaux ? Chacun possède une légitimité qui, sans être équivalente, doit être libre de s’épanouir. La capacité de l’un et des autres à incarner une expression démocratique n’est pas transférable et doit être préservée des manœuvres. Comme les arrangements institutionnels et l’officialité sont impuissants face à l’ineffable, la légitimité ne se décrète pas. Le Parlement européen devra continuer de remplir un rôle circonscrit. Mais pour que joue la politique en Europe et que les décisions prises par l’Union se rapprochent des citoyens, les parlements nationaux doivent conserver ou retrouver, peut être au détriment de l’efficacité, le pouvoir de décider en dernier ressort et celui de connaître et légiférer sur les questions qui encadrent ensuite les politiques nationales.

 

[1] Émanation informelle du conseil des ministres de l’Union européenne, où siègent les ministres des finances de la zone euro.

Crédit photo : ©Sue Gardner / Wikimédia Commons

Cambodge : chronique d’une dictature annoncée

portrait Hun Sen, ©T. Ehrmann, Flickr

À l’approche des élections qui se tiendront en juillet 2018, les dernières répressions au Cambodge semblent avoir eu raison de la liberté d’expression. Journalistes condamnés, médias fermés, opposants assassinés… Dans un rapport de 26 pages paru cette semaine, l’ONG Reporters sans frontières alerte la communauté internationale. Depuis des années, le pays bascule toujours plus vers l’autocratie, de manière exponentielle ces derniers mois avec un musèlement total de l’opposition. Après une ère de semblant de démocratie, le temps d’une génération, la partie est finie. À la fois dans l’ombre et la lumière, Samdech Hun Sen avance. Depuis plus de 30 ans, c’est lui qui mène la danse, le pays dans ses pas. ONG et médias l’augurent, il est aujourd’hui prêt à tout pour rester en place.


Depuis six mois, le pouvoir entend bien éteindre les quelques dernières voix médiatiques qui s’élevaient contre sa politique. Pour ce faire, il n’hésite pas à élever un arsenal législatif afin de paralyser les médias d’opposition. Des pressions financières ubuesques poussent de grands journaux et radios à la faillite. En septembre 2017, le journal The Cambodia Daily mettait la clé sous la porte, contraint de payer une taxe de 6,3 millions de dollars. Une facture que le titre conteste. Deborah Krisher-Steele, la fille du fondateur et directrice du journal, explique n’avoir reçu aucun avertissement avant la présentation de ce qu’elle nomme un « faux avis de taxation ». D’après elle, le pouvoir « vise à intimider et à harceler The Cambodia Daily et ceux qui osent dire la vérité ». Aucune échappatoire, « Descente en pleine dictature » sera leur dernière une. La chute en enfer du journal indépendant est rapidement suivie par celle de Radio Free Asia, le même mois. En quelques jours, ce sont plus de trente radios cambodgiennes qui cessent d’émettre sur les ondes.

Un avertissement brutal au spectre médiatique cambodgien

Lors d’une conférence de presse, quelques mois auparavant, le premier ministre n’avait pas hésité à déclarer à deux journalistes : « Maintenant, vous deux… Qui travaillez pour Radio Free Asia et The Cambodia Daily… Notez bien ce que je vous dis. Vous pourrez vous en souvenir. Inutile de chercher plus loin quelles sont les bêtes noires du pouvoir ». À l’échelle nationale comme à l’internationale, Hun Sen est habitué aux déclarations mordantes. Malheureusement, ses paroles sont souvent suivies par des actes.

Le 3 et le 4 septembre 2016, deux journalistes du Cambodia Daily sont arrêtés à Phnom Penh, dont le premier lors d’un raid de la police en pleine nuit.

La dernière une du Cambodia Daily, “Descente en pleine dictature”.

Accusés d’incitations au crime, d’espionnage mais aussi, par Hun Sen lui-même, de participer à une machination américaine pour renverser l’État. Une charge que le premier ministre réitérera contre des opposants politiques. Pour cette raison, il a fait adopter au parlement un amendement permettant au gouvernement de dissoudre ses rivaux politiques. En outre, au moins 3 opposants politiques ont été arrêtés ; d’autres sont partis en exil, à l’image de Sam Rainsy, ancien président du parti d’opposition Parti du Sauvetage National et actuellement réfugié en France.

Le premier ministre et chef du Parti du Peuple Cambodgien n’hésitera pas à se justifier au sujet de ces nouvelles mesures lors de son discours pour l’anniversaire de la chute des Khmers rouges, le 7 janvier 2018 : pour celui qui est au pouvoir depuis 33 ans, cette politique vise tout simplement à « protéger la démocratie ». Dès novembre 2017, face au risque de sanctions internationales, Hun Sen rend visite à son plus gros donateur, la Chine. Il faut savoir que le Cambodge est un des pays qui reçoit le plus d’aides au développement ; mais que ces dernières années, ce pays encore pauvre malgré une croissance toujours plus forte (+7 %) s’est détourné de ses donateurs historiques (la France et les États-Unis). Un virage économique qui s’accompagne d’un alignement sur la politique internationale menée par Pékin, notamment dans le dossier sensible des mers méridionales.

Pour Samdech Hun Sen, qui est de plus en plus souvent surnommé « Sadam Hun Sen » en référence au dictateur irakien, l’opposition populaire grandissante est un problème non négligeable qui exige des solutions radicales. En juillet 2016, le commentateur politique Kem Ley, opposant politique au Parti du Peuple Cambodgien, est tué de deux balles dans une station-service à Phnom Penh. Un assassinat politique qui générera un grand émoi à travers le pays, des dizaines de milliers de personnes participant à une grande marche. Un marcheur interviewé par le Phnom Penh Post dira :

« Kem Ley était l’homme le plus important du Cambodge car il parlait de ce qui était noir et de ce qui était blanc. La liberté, c’est quand les gens s’expriment, et il était un exemple pour nous. »

Depuis 2000, trois activistes ont été assassinés au Cambodge, dont un activiste écologique et un leader syndicaliste.

En 2017, 40 % du peuple khmer s’informait via Facebook. Dans ce pays où la moitié de la population a moins de 20 ans, l’information a toujours trouvé un chemin grâce aux réseaux sociaux. Des pages et médias alternatifs ont émergé, leur salut revenant notamment aux journalistes-citoyens qui offraient un regard neuf et indépendant. Mais, pour des raisons bassement lucratives, ces outils de libération sont aujourd’hui devenus les garde-fous du régime autoritaire.

Facebook est-il conscient de faire le jeu des dictatures ?

Lors d’un test à travers 5 autres pays (Bolivie, Guatemala, Serbie, Slovaquie et Sri Lanka), la plateforme a décidé d’instaurer la fonctionnalité « Explore ». Sur le fil d’actualité principal, seuls les organes officiels et sponsorisés persistent, reléguant les contenus d’information indépendante dans un espace dédié et peu accessible, une sorte de « second fil d’actualité ». Une véritable catastrophe pour la presse libre. Ainsi, depuis l’arrivée d’Explore, le Phnom Penh Post, dernier média indépendant du pays, a perdu 45 % de ses lecteurs et vu son trafic baisser de 35 %. Le journal parle de « mauvaise nouvelle pour le Cambodge »,

Cette fonctionnalité va « pénaliser les ONG et journaux indépendants même si on les like (…) alors que les élections approchent »

Ainsi, pour avoir accès à la même audience qu’avant, il faut dépenser de grosses sommes d’argent, ce qui est impossible pour un média indépendant. Résultat : 85 % des lecteurs de journaux cambodgiens sont aujourd’hui aspirés par quatre titres, dont les dirigeants sont tous affiliés au clan Hun Sen.

Malgré les effets d’annonce, la mise à jour de Facebook ne semble pas non plus lutter contre les faux comptes. En 2018, la page du premier ministre cambodgien a généré près de 60 millions de clics avec des pics de like à 10 millions, ce qui le place en troisième position mondiale derrière Donald Trump et le premier ministre indien Narendra Modi. Une popularité forcément factice puisque le petit pays ne rassemble que 15 millions d’habitants, et que l’accès à internet concerne surtout les jeunes. Afin de prouver que Hun Sen a acheté des millions de « j’aime » à des fermes à clics en vue des élections, l’ancien chef de l’opposition a déposé un recours au tribunal fédéral de San Francisco contre Facebook.

Le Cambodge est au 132ème rang sur 180 pour la liberté de la presse, selon le classement de RSF en 2017. Une place qui devrait fortement reculer cette année (voir le rapport ici). Au pouvoir depuis 1985, l’ancien soldat khmer rouge a placé sa famille à la tête des plus grandes entreprises publiques et privées du pays. Ainsi, sa fille Hun Mana règne sur 22 firmes et détient un capital évalué à 66 millions de dollars en 2015 selon le Phnom Penh Post. Alors que dans le pays on estime à 50% la part de la population vivant sous le seuil de pauvreté (1 $ par jour), la famille Hun Sen est officiellement à la tête d’un empire capitalisant au moins 200 millions de dollars. Pour le journal, il ne s’agit que de la partie émergente de l’iceberg, car elle disposerait de nombreux prête-noms.

Des chiffres qui indignent le peuple : Manifestations fortement réprimées, contestation grandissante, la jeunesse s’organise

« Est-ce que quelqu’un oserait lancer une révolution de couleur avec moi ? Un jour, dans un futur proche, je lancerai une révolution de couleur pour changer ce régime vulgaire. Même si je suis emprisonné ou si je meurs, je dois le faire », avait écrit un étudiant cambodgien sur Facebook. Il sera condamné à 1 an et demi de prison ferme. D’autres, étudiants eux aussi pour la plupart, subiront le même sort pour leurs publications sur des réseaux sociaux. Les plus jeunes sont particulièrement visés : en 2013, ils avaient voté majoritairement en faveur de l’opposition aux législatives. Élections remportées frauduleusement par le parti de Hun Sen selon cette même opposition.  En 2016, un sénateur cambodgien issu de ses rangs a écopé de sept ans de prison pour avoir publié sur Facebook un faux document sur la frontière entre le Cambodge et le Vietnam, dont les limites restent aujourd’hui encore controversées. Hong Sok Hour, qui est aussi citoyen français, a été condamné pour « falsification de documents publics, utilisation de faux documents et incitation au chaos ».

Le Roi est mort, vive le premier ministre !

2012 reste dans l’histoire du pays l’année de décès du monarque Norodom Sihanouk, figure charismatique qui représentait le Cambodge depuis plus de 50 ans à l’international. Pour certains historiens, ce qui le liait au premier ministre était une alliance politique : Hun Sen dirigeait le pays, Sihanouk siégeait sur le trône. À la mort de ce dernier, le fils Sihamoni est rentré de France où il était ambassadeur a l’UNESCO, son père ayant abdiqué quelques années avant de mourir. Totalement apolitique, passionné de danse et nostalgique du Marais, c’est à contrecœur que le nouveau monarque Sihamoni siège aujourd’hui dans le Palais. Pour David Chandler, historien spécialiste du Cambodge,

« Sihamoni n’a aucune liberté d’action (…) Il est admirable et astucieux mais sans ambition. Il n’a jamais voulu être roi. Hun Sen, par précaution, l’a grosso modo enfermé dans une boîte ».

Et Virak, président du Centre cambodgien pour les droits de l’Homme (CCHR), souligne : « Hun Sen est maintenant plus puissant que jamais ». Selon l’historien Hugues Tertrais, « Hun Sen pourrait être une sorte de Sihanouk sans titre. Il a résisté à toutes les époques et toutes les transformations ». Une démarche royaliste que le premier ministre assume : il n’hésite pas à se faire représenter par un de ses deux fils à certains événements politiques. Car avec ces derniers, pour Hun Sen, la relève est assurée (Hun Manet est général et Hun Mani est député). Le premier ministre avait déjà annoncé que le pays allait sombrer en guerre civile s’il n’était pas réélu, aujourd’hui il espère encore rester au moins une dizaine d’années au pouvoir, et ensuite imposer sa dynastie.

Dans ce petit pays d’Asie où tous les intellectuels ont été massacrés par les Khmers rouges, l’espoir démocratique n’aura pas longtemps survécu. Missionnaire du peuple et contre le peuple, Samdech Hun Sen avance. Avec pour meilleur allié politique la Chine et pour plus fidèle serviteur Facebook. Les médias en laisse, il n’a rien à craindre. Au Cambodge, le monarque absolu, c’est lui.

Crédits photos : portrait Hun Sen, ©T. Ehrmann, Flickr

 

Le Poing Commun, pour défendre les valeurs républicaines

fournie par l'association Le Poing Commun
L’équipe des Points Communs

Le 28 février prochain, LVSL organise avec Le Poing Commun une table ronde, à Lyon, autour du populisme et des nouvelles formes d’engagement. L’occasion pour nous de présenter cette association citoyenne de promotion des valeurs républicaines, et de répondre à certaines questions.


LVSL – Le Poing Commun, créé en 2015, se définit comme une « association nationale de défense et de promotion des fondamentaux républicains ». Comment cette association est-elle née ?

À l’origine, nous étions six citoyennes et citoyens, et nous nous connaissions de près ou de loin pour nos engagements politiques en faveur de l’idéal républicain. Nous avons déposé nos statuts en mai 2015 et le Poing Commun demeure très actif depuis.

L’objectif principal de l’association, tel que nous le présentons, est en effet la défense et la promotion des principes républicains. Ces principes sont les piliers de la République française, consacrés par la Révolution. Ils s’incarnent depuis dans un projet politique universaliste d’émancipation de l’Homme porté par la démocratie, la souveraineté populaire, la laïcité, la séparation des pouvoirs et la justice sociale.

Si nous parlons de « défense », c’est parce que nous estimons que les institutions de la République sont fortement malmenées, et même parfois explicitement remises en question comme étant des « entraves » à la liberté individuelle. Cependant, l’association s’attache aussi à les promouvoir. La raison en est que la République, ses principes, ses valeurs et son histoire sont bien trop méconnus. Il en résulte un apolitisme contre lequel le Poing Commun tente humblement de s’ériger en se donnant pour mission de combler ce gouffre, d’étancher la soif de République que l’on ressent depuis quelques années en France, notamment en faisant l’expérience d’une autre façon de s’engager.

En quelques mots, il s’agit de revenir aux fondamentaux républicains pour comprendre les défis actuels, et penser le futur et ses enjeux. C’est l’essence même du Poing Commun.

LVSL – Deux ans plus tard, quel bilan tirez-vous de cette initiative ?

fournie par l'association
Logo du Poing Commun, représentant la cocarde tricolore.

Ce bilan est très positif. Une des raisons d’être du Poing Commun était de s’affranchir du temps court des médias pour donner un temps long aux débats. Nous avons ainsi travaillé entre autres sur la laïcité et la liberté, et nous avons publié plus d’une centaine de tribunes libres. Nous comptons également une centaine d’adhérents sur toute la France.

En lien avec ces « cycles thématiques », nous avons organisé divers événements : une table ronde fin 2015 à Villeurbanne sur « la République, idéal philosophique », et sur l’engagement citoyen avec des associations invitées, comme Anticor ou le Mouvement pour une VIe République. En mars 2016, nous avons organisé une conférence sur la chose publique, avec des universitaires et des écrivains. De même, une conférence sur l’héritage des banquets républicains a eu lieu avec Jean-Victor Roux à Aix en Provence.

Au-delà de ça, nous avons participé à divers rassemblements et événements inter-associatifs car nous désirons être une association ouverte et capable de dépasser des sectarismes regrettables. Et surtout, nous sommes allés à la rencontre de chacune et chacun : sur les places, dans les rues, pour faire connaître notre démarche.

LVSL –Le Poing Commun apparaît avant tout comme une initiative lyonnaise. Avez-vous vocation à vous étendre ailleurs en France ? Et quels sont les projets à venir ?

Depuis son lancement à Lyon en 2015, Le Poing Commun ne cesse de grandir. Nous nous sommes implantés à Dijon en 2016, à Villeurbanne l’an passé, ou encore à Rennes en janvier ! C’est aujourd’hui un véritable réseau citoyen créé par les citoyens et pour les citoyens. Nous ne comptons pas nous arrêter en si bon chemin : nous travaillons actuellement à la création d’un groupe à Paris, ou encore à Toulouse.

Nous voulons nous implanter le plus possible à l’échelle locale. En effet, les valeurs de la République ne vivent pas hors-sol : c’est dans les initiatives locales que s’incarnent la liberté, l’égalité et la fraternité. Elles sont portées par des personnes et des structures variées tant associatives que publiques ou entrepreneuriales. Nous cherchons à mettre un coup de projecteur sur elles avec notre nouveau dispositif, «Les Points Communs » !

fournie par l'association Le Poing Commun
Une association qui se développe dans la France entière

LVSL – Pouvez-vous nous en dire plus sur cette initiative, « Les Points Communs » ?

Les Points Communs sont nés d’un constat simple : il existe partout des actions et des causes, trop souvent méconnues, qui méritent d’être mises en valeur. Elles font vivre le débat d’idées et réussissent parfois à rassembler : ce sont nos points communs. Chacun connait des personnes volontaires, engagées, impliquées, qui créent ou qui maintiennent un équilibre dans un monde qui change. Notre objectif est donc d’aller à leur rencontre et de mener un travail d’analyse pour faire ressortir celles qui nous paraissent les initiatives qui contribuent le plus dans tous les domaines du quotidien tels que : l’écologie, l’action sociale, le développement économique, la culture ou les transports. C’est à Lyon que nous lançons cette expérimentation.

Guidés par une certaine idée de l’intérêt général et de cette notion de « commun », nous travaillons à valoriser les savoir-faire innovants, et à porter des propositions au débat public grâce à la rédaction participative d’un abécédaire de la vie citoyenne lyonnaise, en 2019. Ce sera notre guide des bonnes pratiques dans l’agglomération lyonnaise. Ce dispositif est donc au cœur de l’objectif d’implantation locale du Poing Commun. Tout comme l’association elle-même, il y a fort à parier que ce dispositif ne restera pas seulement lyonnais, et qui s’étendra vite partout où ce type d’initiatives citoyennes existe.

LVSL – Vous mettez en avant le caractère « apartisan » de cette association, qui vise à réunir plusieurs tendances autour de la défense des valeurs républicaines. Comment organisez-vous ce pluralisme ? Par exemple, durant la séquence électorale de 2017, n’y a-t-il pas eu des tensions partisanes ? D’autant plus qu’Elliott Aubin, l’un des fondateurs, était candidat aux législatives pour la France Insoumise …

Elliott, notre porte-parole, a en effet été candidat France Insoumise lors des dernières élections législatives, mais d’autres membres de l’association ont soutenu divers mouvements politiques pendant cette période. Nous considérons que c’est une richesse, qui repose principalement sur la bienveillance mutuelle qui règne entre les adhérents. Ainsi, nous encourageons tous les membres du Poing Commun à exprimer leurs idées au sein de l’association autant qu’en dehors, pour garantir la sincérité et la qualité du débat. Nous publions d’ailleurs régulièrement des « tribunes libres », qui permettent à qui le souhaite de prendre la plume, sans engager la parole de l’association.

Il serait absurde de prétendre que Le Poing Commun est une association républicaine si elle ne faisait pas vivre en son sein le pluralisme de la démocratie. Nous avons coutume de dire entre nous que celles et ceux qui ont une carte dans un parti ou un mouvement sont invités à la laisser à l’entrée de la réunion. Il ne s’agit pas de mettre entre parenthèse ses idées, mais d’ouvrir un espace de dialogue débarrassé des appartenances partisanes. Le débat de fond et la réflexion prennent le dessus sur l’immédiateté de tels engagements. Cela donne de l’oxygène à la politique ! Il faut dire aussi que les membres de l’association ne se reconnaissent parfois dans aucun candidat, voire aucun parti. Qui a dit que cela était nécessaire pour avoir soif d’intérêt général et de bien commun ? C’est notre dénominateur commun : mouvement ou pas, parti ou pas, tous les membres de l’association sont animés par le même esprit.

Cet esprit est aussi un esprit d’indépendance. Beaucoup d’associations vivent de subventions publiques, qui sont souvent des subventions d’élus. Nous n’avons pas fait ce choix, afin de pouvoir garder notre liberté, et de conserver le rôle de lanceur d’alerte que nous avons maintes fois assumé. Le Poing Commun est donc pluraliste et apartisan, mais pas apolitique. Nous assumons et nous revendiquons d’avoir une démarche éminemment politique, dans le sens où elle s’intéresse à la chose publique et à l’organisation de la Cité.

LVSL – Vous faites de la laïcité la pierre angulaire de cette défense de la République. Pourquoi ne pas privilégier d’autres valeurs républicaines associées à la gauche, comme la justice sociale par exemple ?

Nous avons effectivement beaucoup travaillé sur la laïcité que ce soit par des textes ou par des mobilisations. Néanmoins, il serait réducteur d’isoler la laïcité comme une valeur à part entière des fondamentaux républicains. Nous pensons que la laïcité, le combat pour l’égalité et la justice sociale vont ensemble. Notre association ne se résume donc pas au combat laïque.

Par exemple, depuis septembre, notre activité s’est essentiellement portée sur la notion de « travail ». Plusieurs contributions ont tenté d’apporter un éclairage conceptuel, historique ou militant au terme de « travail ». Un débat s’est tenu autour de la loi travail, réunissant plus de personnes soixante personnes. Un ciné-débat a été proposé autour du film La loi du marché de Stéphane Brizé.

Nous sommes également très heureux de co-organiser avec LVSL un événement en février à Lyon autour de la notion de « populisme » et des nouvelles formes d’engagements. Ce mot « populisme », souvent employé et trop rarement défini, fera d’ailleurs l’objet d’un cycle de trois mois, jusqu’en mars. Il sera suivi d’un autre sur l’écologie, dont la teneur républicaine est trop souvent minorée. Ce sont toujours les thèmes soufflés par l’actualité ou les adhérents qui sont repris et explorés. Le travail ne fait que commencer !

 

L’équipe du Poing Commun

Plus d’informations sur le site www.lepoingcommun.fr

Photo et illustrations fournies par l’association.

“La puissance étatique est l’instrument pour limiter les crises” – entretien avec Dany Lang

©Vincent Plagniol pour LVSL

Dany Lang est maître de conférences à l’Université Paris 13 et professeur à l’Université de Saint Louis (Belgique). Il enseigne actuellement la macroéconomie, l’économie européenne, la modélisation macroéconomique, les politiques économiques, et co-anime parallèlement l’axe « Dynamiques du capitalisme et analyses postkeynésiennes » du Centre d’Economie de Paris Nord (UMR CNRS). Membre actif des Economistes atterrés depuis leur création, il a participé à de nombreux ouvrages dont Changer l’Europe, L’Europe mal traitée, ou encore le Nouveau manifeste des économistes atterrés.

LVSL – Vous faites partie d’un courant hétérodoxe de la pensée économique qu’on appelle les « post-keynésiens ». Quels sont les grands positionnements des économistes post-keynésiens au regard des économistes dominants ou des autres courants hétérodoxes (théorie de la régulation, économie des conventions, etc.) ?

Aujourd’hui les Post keynesiens sont un courant majeur au sein de l’hétérodoxie, en particulier aux Etats-Unis et en France. Le plus grand post keynésien, le canadien Marc Lavoie, est aujourd’hui enseignant chercheur à Paris 13. L’objectif principal est de continuer les travaux menés par Keynes et ses principaux disciples : Joan Robinson, Nicholas Kaldor, Michal Kalecki et Hyman Minsky.

Pour résumer leurs principaux apports, les post-keynésiens considèrent que les inégalités jouent un rôle central. Elles ne sont pas neutres, leur influence sur la croissance et sur l’emploi est non négligeable. D’autres thèmes majeurs sont mis en avant, comme la répartition de la valeur ajoutée entre profits et salaires, et son impact sur la croissance, le rôle délétère de la finance… Généralement, les post-keynésiens ne croient pas en l’efficience des marchés. Le capitalisme nécessite d’être mieux encadré, car ce système va de lui-même à sa destruction. Leurs apports théoriques insistent d’ailleurs sur la prise en considération de la dette privée, absente des théories dominantes actuelles et pourtant indispensable pour penser le capitalisme contemporain.

Les post keynésiens sont donc assez critiques vis-à-vis d’un courant dominant qui souhaite limiter la régulation pour ne pas entraver les mécanismes de marchés. Le marché peut être efficace dans certains domaines, mais lorsqu’il s’agit de santé, d’éducation et de sécurité sociale : l’intervention de l’Etat est requise. La puissance étatique est l’instrument pour limiter les crises, pour que ne se reproduise pas ce que l’on a connu en 1929 et depuis 2007-8.

Entre les post keynésiens et les autres courants de l’hétérodoxie, il y a des interactions certaines. Nous partageons les mêmes bases, le refus de se conformer au mouvement dominant et à cette vision du marché efficient. Les régulationistes ont formé de nombreux post-keynésiens et utilisent parfois leurs mêmes outils. De nombreux post-keynésiens s’appuient sur des concepts issus de la pensée des Régulationnistes. Nous approuvons, et reprenons, par exemple, l’idée que nous sommes passés d’un régime d’accumulation fordiste à un régime d’accumulation financiarisé.

©Vincent Plagniol pour LVSL

Il y a une filiation et peu de différences sur le fond de pensée. La distinction réside peut-être dans un mode de raisonnement plus littéraire chez les Régulationnistes, quand les post-keynésiens mettent leurs intuitions sous forme de modèles et d’équations. Mais un travail commun est tout à fait possible ! L’ouvrage L’entreprise liquidée : La finance contre l’investissement en est un bon exemple. Il a été co-écrit par Tristan Auvray, héritier à la fois du post-keynésianisme et du régulationnisme, Thomas Dallery, post kéynésien, et Sandra Rigot, héritière intellectuelle de Michel Aglietta, une figure de l’Ecole de la régulation.

Vis-à-vis des courants marxistes, des rapprochements sont possibles. Les post-keynésiens considèrent le conflit entre le capital et le travail comme absolument central pour comprendre la répartition de la valeur ajoutée ou les dynamiques d’inflation. Mais nous ne croyons pas, comme certains marxistes orthodoxes, à la baisse tendancielle du taux de profit. Quant à l’Economie des conventions, nous considérons leurs contributions comme essentielles. Notamment sur le principe de détermination des cours [des prix des actifs, ndlr] sur les marchés financiers, domaine dans lequel l’approche de l’économie des conventions est bien plus pertinente que le modèle proposé par la théorie néoclassique basé sur l’offre et la demande.

Ce qui nous différencie des autres modèles hétérodoxes est notre attachement à produire des modèles alternatifs, formalisés, mathématiques. Ce que ne font pas forcément les autres courants. Notre but est réellement de fournir des outils pour les institutions. L’Agence française pour le développement en France utilise des modèles post-keynésiens pour penser sa politique, les résultats sont très intéressants. Les Banques centrales comme la Bank of England ou la banque centrale hongroise sont en train de mettre en place des modèles stock-flux cohérents d’inspiration keynésienne.

LVSL – Certains de vos travaux des années 2000 portent sur l’économie danoise, qu’on cite souvent en exemple d’économie scandinave vertueuse. Quelles sont selon vous les principales leçons de ce modèle ? Peut-on « importer » les modèles scandinaves en France et cela est-il souhaitable ?

Sur l’économie danoise, j’ai produit des travaux plus institutionnels au moment où l’on essayait d’importer le modèle de « flexisécurité » en France. Certes, les réformes danoises des années 90 avaient pour but une plus grande flexibilité, qui s’accompagnait effectivement d’une facilitation des licenciements. Toutefois, ces mesures ne se sont pas faites « à l’américaine », mais plus progressivement et avec de réelles contreparties pour les salariés : prise en compte de l’ancienneté, etc. Surtout, ces réformes ont été accompagnées simultanément d’une vraie politique de relance budgétaire.

Ces réformes ont pu être tenues au Danemark grâce à la tradition de négociation entre le patronat et les syndicats. Les syndicats sont extrêmement puissants et donc, de fait, représentatifs. Par exemple, pour toucher les allocations chômage, être syndiqué est un prérequis. Cette force a construit une véritable culture du dialogue au sein des entreprises depuis une centaine d’année. A contrario, en France, on s’attend à ce que l’Etat s’interpose entre syndicat set patronat. Ce dernier, à travers le MEDEF, n’est pas dans une logique de dialogue mais de véritable lutte des classes.

De manière plus générale, la transposition de réformes est une erreur fondamentale. On peut envisager de mener une politique conjoncturelle de relance budgétaire dans des pays structurellement différents, mais lorsqu’on touche à des politiques plus structurelles comme le marché du travail, il faut tenir compte des structures institutionnelles, et donc de l’histoire et de l’état des relations sociales. En France, nos relations sociales ne permettent simplement pas d’importer le modèle danois, le modèle suédois ou même le modèle allemand. Qu’on essaie de donner le même pouvoir aux syndicats que dans les entreprises allemandes, on nous traiterait de bolcheviks révolutionnaires !

LVSL – L’un de vos thèmes de recherche est le marché du travail. Selon vous, quels sont aujourd’hui les problèmes sur le marché du travail français ? Les ordonnances Macron répondent-ils à ces problèmes ou les aggravent-ils ?

Selon moi, le problème du chômage est un problème macroéconomique. Je suis en cela resté fidèle à Keynes et au message des postkeynésiens. Pour le courant dominant, le chômage est un problème d’incitations au plan microéconomique. Il aurait pour origine un état social trop fort, versant des allocations chômages trop généreuses ou fixant un SMIC trop élevé. Ces théories sont justes fausses : ce n’est pas parce que nous avons eu un pic de feinéantise en 2007-2008 que le chômage a augmenté !

©Vincent Plagniol pour LVSL

Donc avant tout, le chômage est un problème d’ordre macroéconomique qu’on ne résoudra pas en facilitant les licenciements. Pourquoi ne pas favoriser la flexibilité interne dans certains cas en modulant le nombre d’heures travaillées ? Mais globalement la flexibilité numérique externe (la facilité de licencier) n’est pas une solution. Les réformes structurelles du marché du travail ne constituent pas, pour moi, la priorité. Je n’ai jamais cru à l’existence de ce taux de chômage naturel qui obsède le courant dominant et dont on parle depuis les années 1970 sans avoir pu l’évaluer sérieusement. Lors de la campagne présidentielle, Henry Sterdyniak et moi-même avons eu une controverse avec les économistes de Macron sur ce sujet, dont le point de départ est notre note Emmanuel Macron, l’économie en marche arrière. La réponse à cette note de Marc Ferracci démontre clairement qu’ils sont convaincus de l’existence, qui n’a jamais pu être prouvée, de ce taux de chômage naturel à 7%.

Le chômage n’est pas une question de réformes structurelles mais de politiques macroéconomiques. Lorsqu’on baisse les dépenses publiques en période difficile, lorsqu’on augmente les impôts pour les ménages les plus pauvres et les classes moyennes, on ne fait qu’aggraver le problème. Le contre-exemple est très clair : le Portugal. Ce pays a arrêté les politiques d’austérité et est passé sous la barre des 10% de chômeurs en approchant les 3% de taux de croissance. Ils ont rétabli un salaire minimum, passé aux 35 heures, réhabilité les services publics qui avaient été particulièrement atteints par les coupes budgétaires. Bien sûr, tout ne va pas bien au Portugal et le pays continue la politique du gouvernement précédé en matière de défiscalisations. Mais le cadre européen pousse au dumping fiscal et le cours de l’euro est inadapté à la situation de l’économie portugaise.

Les réformes structurelles du marché du travail ne sont pas la solution pour faire baisser le chômage. Je crois beaucoup plus à la combinaison d’une politique budgétaire de relance et d’une véritable politique industrielle. Mais mener une politique industrielle ciblée est extrêmement difficile dans l’Union européenne actuelle.

LVSL – Vous avez, à ce sujet, participé à la rédaction de plusieurs ouvrages des Économistes atterrés sur l’Union européenne et enseignez par ailleurs l’’intégration européenne à l’université Paris 13 et à l’Université catholique de Louvain. C’est un débat particulièrement fort parmi les progressistes sur la sortie de l’Union européenne, de l’euro, ou la réforme d’une « Europe sociale ». Quelle est votre position ?

La question de l’euro est une question complexe, que j’aimerais – pour une fois – penser en termes d’équilibres économiques. Les économistes aiment penser les dynamiques économiques en termes d’équilibres vers lesquels convergent les systèmes. Ces équilibres peuvent être stables ou instables. Par rapport à la question de l’euro, il y a aujourd’hui trois équilibres, deux stables et un instable. L’équilibre actuel est intenable – et cette idée fait consensus au sein des économistes atterrés. Nous sommes dans une situation que Michel Dévoluy et moi avons appelée « fédéralisme tutélaire ». Dans cette situation, les institutions européennes imposent, en se fondant sur les traités, des contraintes extrêmement fortes aux Etats. Un des exemples les plus flagrants aujourd’hui est le semestre européen [prévu par la réforme du pacte de stabilité et de croissance en 2011 dans le but de synchroniser les politiques nationales en matière de budget, de croissance et d’emploi, ndlr], qui permet notamment un regard et des demandes de correction de Bruxelles sur les budgets nationaux. L’existence même de cette possibilité est délirante du point de vue de la souveraineté, et donc du point de vue démocratique – car il n’y a point de démocratie sans respect de la souveraineté populaire. Cette situation n’est pas tenable car on ne peut durablement imposer l’Europe par la contrainte et le déni des instances démocratiques.

Face à ce constat, deux solutions sont envisageables et elles correspondent à deux équilibres. D’abord celui d’une Europe vraiment fédérale, y compris au niveau démocratique. Cela implique de donner beaucoup plus de pouvoir au Parlement européen, la fin du monopole d’initiative pour la Commission, et surtout une réelle réflexion sur un gouvernement européen. Si l’on fait ce choix, il faut mettre fin au système intergouvernemental représenté par Conseil européen. Cet organe qui réunit les chefs d’Etats et de gouvernement, a l’initiative des politiques menées et donne les grands orientations européens. Il est clairement utilisé par les chefs d’Etat pour faire passer des réformes impopulaires vis-à-vis de leurs populations pour dire ensuite que c’est de la faute de l’Europe. La situation actuelle est intenable, ne serait-ce que parce que l’on partage une monnaie commune, une politique de change commune, et que la politique budgétaire, dernier levier des états, est fortement sous le contrôle des institutions européennes. Ce dispositif est clairement délirant et inadapté au regard des situations très différentes des économies européennes.

Les partisans de la monnaie unique étaient conscients depuis le départ, depuis le rapport Wermer de 1971, de la nécessité d’un budget à 10% ou 15% du PIB, soit un réel budget européen suffisant pour être en cohérence au sein de la zone et permettre des transferts budgétaires entre les régions qui vont bien et celles qui vont mal. Dans l’état actuel des choses, cette solution me semble souhiatble mais hélas guère envisageable car les rapports de force permettant cela ne sont pas réunis. J’ai longtemps pensé qu’on pouvait obtenir plus de fédéralisme démocratique. Mais en 2015 les choix anti-austérité du peuple grec ont été foulés aux pieds et le gouvernement humilié ; ce traitement ne donne pas beaucoup d’espoir pour cette construction européenne-là.

L’alternative est donc la sortie de l’euro, le retour à une monnaie nationale, en construisant une monnaie commune et non pas une monnaie unique, comme le préconise, entre autres, Frederic Lordon. Cette monnaie serait utilisée pour les échanges extérieurs. Avec l’euro, on nous a vendu l’idée de la fin de la spéculation sur les monnaies. C’est vrai, mais cette spéculation s’est déplacée sur la dette publique. Il nous faut revenir à un système de change interne qui ressemblerait au Système monétaire européen, avec des changes fixes mais ajustables. Ce mécanisme existe toujours dans les Traités, il s’agit du mécanisme de change européen II (MCE II). La dévaluation est possible mais soumise à l’accord des autres pays de la zone. Cette solution risque bien sûr de déplaire aux libéraux puisqu’elle impliquerait que les pays mettent en place des restrictions aux mouvements de capitaux et remet ainsi en cause l’hypothèse d’efficience des marchés.

©Vincent Plagniol pour LVSL

LVSL – Avec les politiques non conventionnelles, la BCE a calmé la spéculation sur la dette publique. Le danger principal ne serait pas plutôt la faiblesse de l’inflation et le risque d’une spirale déflationniste, d’une spirale à la Fisher, par exemple dans les pays du sud comme l’Italie ?

Certains intervenants dans le débat public sont obsédés par l’inflation, ce qui est délirant. Entre les deux tours de la Présidentielle, j’ai débattu sur la Chaîne parlementaire avec Agnès Verdier-Molinier [directrice depuis 2007 de la Fondation IFRAP, laboratoire d’idées libéral, ndlr] qui craignait que les politiques de la BCE ne créent de l’inflation !

Le principal risque est pourtant bien la déflation. Elle est causée en grande partie par le niveau élevé et extrêmement préoccupant de la dette privée. Le réflexe premier de désendettement chez les ménages et les entreprises endettés limite la consommation et l’investissement. Le rôle de l’Etat dans ces conditions est de prendre le relais de cet investissement et de cette consommation qui font défaut, par la dépense publique. Pour autant, Macron, Merkel et les autres continuent de baisser la dépense publique, à tel point que la déflation est aujourd’hui une hypothèse qu’on ne peut plus exclure. Le risque de déflation est, selon moi, autant lié à la déflation par la dette expliquée par Fisher en 1933 qu’aux politiques d’austérité. L’Etat ne fait qu’aggraver ces problèmes, avec des politiques qui n’ont aucun sens en période difficile.

LVSL – Vous être l’un des auteurs d’un article de recherche qui a pour titre « Le marché est-il vraiment un bon enseignant ? », qui devrait sera publié en 2018 dans le Journal of evolutionary economics. Quelle est votre réponse à cette question ? Dans quels cadres le marché est-il une institution bénéfique, et dans quelles situations faut-il s’en passer ?

Cet article de recherche est motivé par des travaux de l’économiste Alchian dans les années 1950s. Son interprétation évolutionniste des mécanismes de marchés s’est scindée en deux branches. La première, incarnée par M. Friedman, correspond à une certaine confiance dans le marché qui va finir par « retomber sur ses pattes ». La deuxième, dont nous sommes proches, est l’économie évolutionniste développée par Nelson et Winter [An Evolutionary Theory of Economic Change en 1982 ndlr].

Sur la base des idées d’Alchian, On a souhaité s’appuyer sur ces travaux pour reprendre et modéliser les mécanismes de marché. Dans notre modèle qui est à la fois évolutionniste et post-keynésien, les mécanismes de marché conduisent les entreprises à adapter leurs stratégies d’endettement en réaction à l’environnement macroéconomique. Elles doivent répondre à la fois à un impératif de croissance mais aussi à un impératif de sécurité, qui est contradictoire avec le premier car les entreprises doivent prendre des risques quand elles investissent. Dans cette estimation, Isabelle Salle, Pascal Seppecher et moi faisons référence à l’auteur post-keynésien Hyman Minsky pour distinguer trois types d’entreprises : les entreprises au comportement financier sain, les entreprises spéculatives qui prennent des risques importants, et enfin les entreprises Ponzi, qui menacent le marché dans son ensemble.

Les comportements d’endettement des entreprises évoluent avec l’environnement macroéconomique que ces comportements contribuent à créer. Le résultat est un système où, comme dans la réalité, le système est fortement et violemment cyclique en raison des cycles d’endettement. Donc, dans les systèmes complexes en évolution, on constate que le marché ne permet pas toujours de sélectionner les comportements les plus efficaces au vu de la situation. La définton même des comportements efficients change avec le cycle économique. Nous en tirons une caractérisation évolutionniste des crises comme étant le point où l’évolution du système dans son ensemble dépasse en vitesse la capacité d’adaptation des agents qui le composent.

Le rôle de l’Etat est alors de réguler ces fluctuations. Dans le détail, les modalités de régulation dépendent du marché considéré. Sur le marché du crédit, cela pourrait se traduire par exemple par la limitation de la titrisation à un degré (on ne titrise pas des actifs déjà titrisés) ; les banques resteraient ainsi responsables des risques qu’elles prennent.

Entretien réalisé par Antoine Pyra et Lenny Benbara

The Handmaid’s Tale est la série politique de l’année

©https://www.hulu.com/the-handmaids-tale – MGM Television. L’image est dans le domaine public.

Partant d’un postulat proche des Fils de l’Homme d’Alfonso Cuaron, où les femmes et les hommes sont devenus de plus en plus stériles en raison des pollutions, The Handmaid’s Tale raconte l’instauration aux Etats-Unis d’un régime totalitaire patriarcal et réactionnaire dans lequel les femmes sont réparties en trois catégories : les Épouses qui sont mariées aux dirigeants, les Marthas leurs domestiques, et les Servantes qui jouent le rôle de « mères porteuses ». On y suit l’histoire de June, une servante qui tente de survivre et de retrouver sa famille. Retour sur cette série très politique.

« Ordinary is just what you’re used to. This might not seem ordinary right now, but after a time it will. This will become ordinary. » C’est ce qu’explique Tante Lydia aux servantes qu’elle est en charge de former à devenir des mères porteuses. Cette citation pourrait résumer une grande partie de ce que nous enseigne la nouvelle série de Bruce Miller dont le dernier épisode de la première saison a été diffusé le 14 juin : ce qui nous semble extraordinaire un temps finit par nous sembler ordinaire. Cette proposition nous invite alors à regarder sous un œil vigilant notre actualité : est ce que ce que nous vivons maintenant ne nous aurait pas semblé « extraordinaire » il y a une dizaine d’années ? Sommes-nous en train de nous habituer à la réaction parce qu’elle gagne notre environnement insidieusement, petit à petit ?

Sortie en pleine ère Trump, président bouffon-réac’ qu’on peine parfois à prendre au sérieux en raison de ses pitreries et provocations quotidiennes – au point qu’on oublierait presque le danger bien réel qu’il représente -, cette série a ceci de terrifiante qu’elle fait écho, comme les dystopies politiques de qualité, à nombre d’éléments bien réels de notre quotidien. Nous sommes alors obligés de nous interroger sur notre passivité : serons-nous comme les citoyens de The Handmaid’s Tale, indignés mais comme anesthésiés par ces retours en arrière que nous pensions impossibles et qui se sont finalement produits ? Ainsi, c’est bien dans un Etat des Etats-Unis, aujourd’hui, qu’une femme violée doit demander l’autorisation de son violeur pour avorter (1). Le patriarcat n’est pas qu’une invention télévisuelle futuriste…Mais bien un phénomène politique ordinaire.

The Handmaid’s Tale décrit la République de Gilead, régime imaginaire entre théocratie et système totalitaire type nord-coréen, et se rapproche d’une autre dystopie perturbante par ses proximités avec notre actualité : l’excellente Black Mirror. Néanmoins, elle s’en distingue dans le même temps par son esthétique rétro-futuriste, la plus à même d’évoquer la dynamique réactionnaire, cet avenir qui ressemble de plus en plus à un passé fantasmé et pervers.

La série peut également évoquer The Lobster de Yorgos Lanthimos dans son traitement presque clinique d’un futur où les relations humaines sont totalement contrôlées et aseptisées, ou encore même 12 Years A Slave de Steve McQueen, car c’est bien au rang d’esclaves que sont réduites les Marthas (domestiques) et les Servantes. S’agissant de ces dernières, les multiples viols dont elles sont victimes ne nous sont pas épargnés – une des manifestations les plus barbares du patriarcat ici institutionnalisé. De même que leur formation à être des bonnes servantes, dispensée par Tante Lydia, qui peut faire penser aux camps d’initiation sexuelle au Malawi où sont violées des jeunes filles et des enfants pour leur apprendre à « satisfaire » leur maris (2).

Si cette fiction est portée par sa réalisation perfectionniste, ses contre-jours maîtrisés, ses plans qui rappellent la peinture de Vermeer, elle l’est aussi par l’excellente interprétation d’Elisabeth Moss qui jouait dans la série déjà féministe de Jane Campion, Top Of The Lake (dont la saison 2, présentée à Cannes, a commencé le 27 juillet sur BBC Two).

https://www.youtube.com/watch?v=5gOoBB_BxRM

La très belle scène de la manifestation réprimée sur la musique de Heart of Glass de Blondie (remixée par Cabtree) dans l’épisode 3 nous renvoie de manière extrêmement brutale à la fragilité de l’exercice de nos droits démocratiques et à la vulnérabilité de nos méthodes de protestation. Il est rassurant de se dire que cela – des policiers qui tirent sur les manifestants – ne pourrait pas arriver dans un pays occidental. Et pourtant… c’est bien en France que le New York Times s’inquiète de voir des abus de pouvoir (3), de même pour l’ONG Amnesty International qui considère le droit de manifestation en France comme étant en danger (4). C’est bien dans notre pays qu’au cours du dernier quinquennat la Ligue des Droits de l’Homme avait dû protester contre des interdictions de manifester (5) et qu’un jeune homme est mort à Sivens suite au tir d’une grenade offensive (6).

Pour le moment, être tué en manifestation nous semble extraordinaire, mais ça n’a pas toujours été le cas. La France a une histoire longue dans la répression violente des manifestations pacifiques et il n’y a pas besoin de remonter très loin pour le montrer : au début des années 1960 c’est entre 150 et 200 manifestants algériens qui ont été exécutés et jetés dans la Seine en plein Paris (7), un évènement presque oublié aujourd’hui… Nous sommes désormais moins vigilants parce que nous pensons que la paix est un dû et une norme au point d’oublier parfois qu’elle est l’exception obtenue de haute lutte. Dans The Handmaid’s Tale, ce processus répressif est mis en place au nom de la lutte antiterroriste. Là encore difficile de ne pas penser à l’inscription de l’état d’urgence dans le droit commun…(8). Bien que tout soit évidemment poussé à l’extrême dans la série, elle a la qualité de nous montrer que cette acceptation passive d’une nouvelle réalité antidémocratique ne se fait pas que par une violence spectaculaire mais aussi, par moment, par l’apparente banalité de certains raisonnements. Alors que dans un flashback June et Moira s’étonnent de la manière dont Luke – mari de June et personnage que l’on juge pourtant jusque là comme plutôt sympathique et progressiste – s’accommode relativement bien de la mise sous tutelle des femmes, celui-ci répond « Qu’est-ce que je suis censé faire ? Me couper la bite ? ».

Dans l’épisode 3 toujours, un personnage lesbien est pendu pour son homosexualité tandis que son amante est excisée. Là encore, la réalité n’est pas loin quand on pense aux camps tchétchènes (9) ou au quotidien des personnes homosexuelles dans les territoires conquis par Daesh (10) – Daesh qui par ailleurs organise, lui aussi, l’esclavagisme sexuel des femmes (11).
De la même façon c’est bien 200 millions de femmes qui sont victimes de mutilations génitales dans le monde (12) dont 60 000 en France (13). Si The Handmaid’s Tale est aussi anxiogène et oppressante c’est bien parce qu’elle est une réalité imaginaire qui combine nombre d’éléments eux bien réels. Ainsi ce que nous fait comprendre malgré elle Tante Lyndia et à travers elle Bruce Miller, le créateur de la série, c’est que ce qui a existé par le passé peut arriver à nouveau dans le futur, et que ce qui existe déjà à un endroit peut se reproduire à un autre.

L’épisode 7 « The Other Side » où l’on suit l’épopée de Luke en fuite vers le Canada est l’occasion d’aborder un autre thème d’actualité : celui des réfugiés. L’épisode nous fait retracer tout le parcours d’un réfugié : les motifs du départ, l’inquiétude pour ses proches, les multiples dangers, les passeurs, la terreur… jusqu’à l’arrivée. On ne souhaite alors qu’une chose à Luke : qu’il soit effectivement accueilli. On comprend alors que l’unique différence entre ces héros et ceux que l’on brutalise dans la réalité, chez nous, est que les premiers sont originaires des Etats-Unis. En plein débat sur l’accueil, cette plongée dans la vie d’un réfugié est salutaire, elle permet de rappeler le type d’horreurs que ces gens fuient. Lorsque Moira parvient elle aussi à rejoindre le Canada (épisode 10), Bruce Miller paraît esquisser ce à quoi devrait ressembler une politique d’accueil digne dans un pays développé : gentillesse, nourriture, douche, papiers, téléphone prépayé, quelques centaines de dollars, carte d’assurance maladie, habits…

Dans l’épisode 8, nous découvrons que l’élite bourgeoise en charge d’instaurer ce nouvel ordre moral partouze en secret dans un immense bordel – Jezebels – occupé par des prostituées forcées. The Handmaid’s Tale touche ici du doigt une autre façade du patriarcat. En Pologne, un des pays les plus patriarcaux et catholiques intégristes d’Europe, gouverné par l’extrême droite (14), l’avortement est illégal (sauf cas exceptionnels alors qu’il était légal et gratuit sous la période communiste), mais on trouve pourtant une maison close ouverte 24h/24 à chaque coin de rue… On a assisté récemment aux mêmes types de paradoxes au Vatican (15).

Pablo Iglesias, leader de Podemos et professeur de sciences politiques, se sert pour ses cours de séries comme Games Of Thrones ou Mad Men. Il n’est par conséquent pas surprenant qu’il se soit montré enthousiasmé par cette nouvelle série dans son interview pour So Film et leur numéro de juillet-août consacré aux relations entre la politique et le cinéma. Il la décrit comme une impressionnante « dystopie sur une théocratie patriarcale aux Etats-Unis » et pourtant une série « grand public, à succès » (16), manière, sans doute, de noter qu’elle pourrait être utilisée comme un outil du combat pour l’hégémonie culturelle.

Il faut alors sur ce point reconnaitre une certaine efficacité à The Handmaid’s Tale d’ores et déjà utilisée comme un symbole de lutte : de nombreuses manifestations féministes ont pris place aux Etats-Unis avec des militantes habillées en servantes (17) notamment lors des protestations contre les lois de restrictions de l’avortement dans l’Ohio (18). Ce type de tentatives de conscientisation à travers des produits de la culture pop est une stratégie intéressante à un moment où l’on découvre une nouvelle génération de séries subversives, à l’image de Mr Robot, capables de délivrer un message radical au cœur des chaînes les plus capitalistes, à la manière de ce que furent capables de faire, à leur époque, les réalisateurs du Nouvel Hollywood.

La saison 2 est d’ores et déjà annoncée et nous sommes impatients. Elle sera accompagnée pour l’écriture de l’auteure du livre dont elle est l’adaptation, Margaret Atwood (l’ouvrage avait déjà été adapté au cinéma en 1990 par Volker Schlöndorff), et on peut imaginer qu’elle mettra en scène la rébellion que l’on espère !

Sources :

1. « En Arkansas, une femme violée devra obtenir l’autorisation de son violeur pour avorter » Les Inrocks, 13 juillet 2017 http://www.lesinrocks.com/2017/07/news/en-arkansas-une-femme-violee-devra-obtenir-lautorisation-de-son-violeur-pour-avorter/
2. « Au Malawi, dans les camps d’ »initiation sexuelle » pour fillettes », Le Monde, 23 juillet 2017, http://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/07/23/dans-le-sud-du-malawi-dans-les-camps-d-initiation-sexuelle-pour-fillettes_5164041_3212.html
3. « Emmanuel Macron’s Unfettered Powers », New York Times, 12 juin 2017 : https://www.nytimes.com/2017/06/12/opinion/emmanuel-macron-terrorism-france.html
4. « Droit de manifestation en danger : interpellez E.Macron », Amnesty International, 31 mai 2017. https://www.amnesty.fr/actions/emmanuel-macron-droit-de-manifester
5.« Manifestations pro-palestiniennes à Paris : la LDH déplore l’interdiction » L’Express, 18 juillet 2017. http://www.lexpress.fr/actualite/societe/manifestations-pro-palestiniennes-a-paris-la-ldh-deplore-l-interdiction_1560415.html
6. « Mort de Rémi Fraisse : l’enquête bâclée de la gendarmerie » Le Monde, 23 octobre 2015 http://www.lemonde.fr/police-justice/article/2015/10/23/mort-de-remi-fraisse-l-enquete-baclee-de-la-gendarmerie_4795289_1653578.html
7. « 17 octobre 1961 : «Ce massacre a été occulté de la mémoire collective » » Le Monde, 17 octobre 2011 : http://www.lemonde.fr/societe/article/2011/10/17/17-octobre-1961-ce-massacre-a-ete-occulte-de-la-memoire-collective_1586418_3224.html
8. « Le New York Times étrille le projet de loi antiterroriste de Macron », Le Figaro, le 13 juin 2017 http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2017/06/13/01016-20170613ARTFIG00297-le-new-york-times-etrille-le-projet-de-loi-antotiterroriste-de-macron.php
9. « La Tchétchénie accusée de génocide envers les homosexuels » Le Monde, 16 juin 2017, http://www.lemonde.fr/international/article/2017/05/16/des-associations-lgbt-accusent-la-tchetchenie-de-genocide-devant-la-cpi_5128402_3210.html
10.« Daesh : le calvaire des homosexuels syriens », Têtu, 10 février 2016, http://tetu.com/2016/02/10/daesh-le-calvaire-des-homosexuels-syriens/
11. « Yézidies : des anciennes esclaves sexuelles de Daesh » BFMTV, 1er septembre 2015, http://www.bfmtv.com/international/yezidies-des-anciennes-esclaves-sexuelles-de-daesh-racontent-911317.html
12. « Excision : 200 millions de femmes mutilées dans le monde » Le Parisien, 20 août 2015, http://www.leparisien.fr/laparisienne/societe/interactif-excision-200-millions-de-femmes-mutilees-dans-le-monde-19-08-2016-6053989.php
13. « Les « femmes coupées » et le tabou de l’excision » Le Monde, 21 décembre 2016, http://www.lemonde.fr/societe/article/2016/12/21/les-femmes-coupees-et-le-tabou-de-l-excision_5052399_3224.html
14. « L’ultra-droite au pouvoir et une gauche en lambeaux : la Pologne, laboratoire du cauchemar européen qui menace ? » Bastamag, 14 avril 2016, https://www.bastamag.net/L-ultra-droite-au-pouvoir-et-une-gauche-en-lambeaux-la-Pologne-laboratoire-du
15. « Vatican : drogue et partouze chez un haut dignitaire » Sud Ouest, 10 juillet 2017, http://www.sudouest.fr/2017/07/10/vatican-drogue-et-partouze-chez-un-haut-dignitaire-3605316-4834.php
16. « Pablo Iglesias » So Film n°52 pp.19-21
17. « A Handmaid’s Tale of Protest », The New York Times, 29 juin 2017, https://www.nytimes.com/2017/06/30/us/handmaids-protests-abortion.html
18. « Handmaid’s tale protest at US Ohio abortion bill » BBC, 13 juin 2017 : http://www.bbc.com/news/world-us-canada-40264004

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Ismaël Omarjee : «On assiste à une évolution préoccupante des instruments juridiques européens».

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Le droit communautaire est assez mal connu. Il est pourtant très important, au sein d’une Europe conçue avant tout comme un ensemble économico-juridique. L’intégration s’est faite d’abord par le droit, comme le rappelle ci-dessous Ismaël Omarjee, maître de conférence à l’université de Nanterre, co-directeur de M2 “juriste européen” et spécialiste de ces questions. Ce dernier revient ci-dessous sur la primauté du droit communautaire, sur les implications de l’appartenance européenne sur l’identité constitutionnelle de la France, sur les entorses à la charte des droits fondamentaux dans certains pays au nom de l’austérité, et sur bien d’autres points encore. 

***

 

Deux arrêts fondateurs de la Cour de Justice des communautés européennes de 1963 et 1964 ont posé, en droit européen des principes essentiels que sont « l’effet direct » et la primauté du droit européen sur les droits nationaux. Pouvez-vous expliquer en quoi ces jurisprudences, très peu connues du grand public, sont fondamentales à connaître ?

Par ses arrêts rendus le 5 février 1963 (Van Gen en Loos) et le 15 juillet 1964 (Costa Enel), la Cour de justice a en effet consacré ces deux principes fondamentaux que sont l’effet direct et la primauté. L’importance de ces principes tient à ce qu’ils sont constitutifs de l’ordre juridique communautaire c’est à-dire qu’ils confèrent à la Communauté européenne (aujourd’hui Union européenne) d’une part, sa spécificité au regard des autres organisations internationales d’autre part, son autonomie à l’égard des Etats membres. Leur compréhension est indispensable si l’on veut saisir le fonctionnement de l’Union européenne notamment dans ses rapports avec les Etats membres.

Evoquons d’abord le principe de primauté. Ce principe a été consacré par l’arrêt Costa Enel du 15 juillet 1964 alors même qu’il n’était pas inscrit dans le Traité de Rome du 25 mars 1957 instituant la Communauté économique européenne ! Au terme d’une lecture particulièrement audacieuse de ce traité, s’appuyant davantage sur son esprit que sur sa lettre, la Cour de justice a considéré que les Etats « ont limité, bien que dans des domaines restreints, leurs droits souverains et créé ainsi un corps de droit applicable à leurs ressortissants et à eux mêmes ». Elle en a tiré comme conséquence que « le droit du Traité ne pourrait (…) se voir judiciairement opposé un texte interne quel qu’il soit, sans perdre son caractère communautaire, et sans que soit mise en cause la base juridique de la Communauté elle même ». Autrement dit, le droit communautaire prime le droit interne des Etats. En cas de conflit, le juge national doit nécessairement écarter la règle nationale au profit de la règle interne.

L’importance de ce principe a par la suite été redoublée par l’extension progressive des compétences de la Communauté et par son application non plus aux seules dispositions du Traité mais également aux dispositions prises pour leur application : règlements et directives notamment.

L’effectivité de ce principe repose sur les sanctions dont sont passibles les Etats s’ils manquent à son respect. En particulier, le recours en manquement permet à la Commission de saisir la Cour de justice contre un Etat récalcitrant.

Il est vraiment important de comprendre que ce principe de primauté, sur lequel l’Europe s’est construite – construction essentiellement par le droit – a été imposé par le juge européen alors que les pères fondateurs, en dépit de leur engagement supra national, n’avaient pas osé l’inscrire dans les traités. D’un point de vue démocratique, cela n’est pas sans poser problème car il s’agit d’une mise sous tutelle des droits nationaux.

Aujourd’hui, le principe de primauté ne figure toujours dans les Traités. Une déclaration annexée au Traité de Lisbonne (Déclaration n°17) en rappelle la substance « Les Traités et le droit adopté par l’Union sur la base des traités priment le droit des Etats membres …».

Le principe de l’effet direct a, pour sa part, été consacré par l’arrêt Van Gend en Loos du 5 février 1963. Il désigne l’aptitude qu’à la règle européenne à créer directement des droits ou des obligations dans le chef des particuliers et la possibilité pour ces derniers de les invoquer devant le juge national. Pour cette raison, le juge national est considéré comme le garant de l’application du droit de l’Union.

Le principe de l’effet direct est important car il permet au particulier de se prévaloir contre son Etat l’application d’une règle européenne devant le juge s’il estime que cette règle n’a pas été respectée. L’effet direct est alors vertical.

Le principe peut aussi être invoqué dans des litiges entre particuliers. Par exemple, entre un employeur et son salarié. L’effet direct est alors horizontal. Cet effet horizontal ne concerne cependant pas les directives.

Pour qu’une norme soit reconnue d’effet direct, elle doit cependant remplir certaines conditions : être suffisamment précise et inconditionnelle. Suffisamment précise, en ce sens qu’elle doit énoncer un droit ou une obligation dans des termes non équivoques ; inconditionnelle en ce sens qu’elle n’est pas assortie de conditions et ne requiert pas une mesure ou un acte complémentaire.

 

Les juridictions nationales françaises ont longtemps résisté à l’idée d’entériner la primauté du droit communautaire. Mais la Cour de cassation l’a fait en 1975, et le Conseil d’État en 1989 avec l’arrêt Nicolo. Ce dernier est un « grand arrêt » très connu, qui fait disparaître le principe de la « loi écran ». Qu’est-ce que cela signifie ? Contourner ainsi le législateur national au nom de l’Europe ne pose-t-il pas un problème démocratique ?

La reconnaissance de la primauté en France a été, en effet, tardive pour des raisons tenant à la tradition juridique française, plutôt réticente à accepter la supériorité des normes internationales, et au silence de la version initiale de Constitution de 1958 sur le phénomène communautaire.

L’article 55 de la constitution qui, faut-il le rappeler, affirme la supériorité des traités internationaux sur la loi française sous réserve de réciprocité aurait pu fonder, dès l’origine, la reconnaissance du principe de primauté. Mais pendant longtemps, les juridictions françaises ont privilégié une application a minima de l’article 55 de la Constitution, considérant que cette disposition ne s’imposait qu’au législateur. Si elles reconnaissaient la supériorité d’un Traité sur une loi antérieure contraire, elles considéraient que le Traité devait s’incliner devant une loi postérieure contraire compte tenu de la volonté souveraine du législateur.

L’évolution est venue d’abord de la Cour de Cassation à l’occasion d’un arrêt Société des cafés Jacques Vabre rendu le 24 mai 1975. Appelée à se prononcer sur la compatibilité d’une loi française avec certaines dispositions du Traité de Rome, la Cour de Cassation reconnaît la primauté du droit communautaire en se fondant tant sur la spécificité de l’ordre juridique communautaire que sur l’article 55 de la Constitution. S’agissant de cette dernière disposition, elle estime que la condition de réciprocité qu’elle contient doit être écartée pour l’application des Traités de l’Union.

Le Conseil d’Etat a mis davantage de temps à reconnaître le principe de primauté arguant dans un premier temps de la souveraineté du législateur français et de l’inopposabilité de l’article 55 de la Constitution au juge national. Comme vous le soulignez, la rupture est venue de l’arrêt Nicolo du 20 octobre 1989. Etait en cause la compatibilité d’une loi française organisant les élections au Parlement européen avec les dispositions du Traité de Rome relatives à son champ d’application, notamment outre-mer. Opérant un revirement complet, donnant effet à l’article 55 de la Constitution, le Conseil d’Etat reconnaît la primauté des dispositions du Traité de Rome sur la loi française y compris lorsque celle-ci est postérieure au Traité. C’est en ce sens que le principe dit de la « loi écran » a disparu puisqu’aucune loi, qu’elle soit antérieure ou postérieure au Traité, ne peut plus s’opposer à l’application des traités.

On peut y voir une restriction au pouvoir du législateur mais cela n’est pas propre aux Traités européens. Les décisions du Conseil d’Etat se réclament moins de la spécificité de l’ordre juridique européen que d’une application bien comprise de l’article 55 de la Constitution. La primauté vaut ainsi pour tous les Traités et pas seulement pour les Traités européens.

Il est vrai cependant que pour les autres Traités, la primauté reste soumise à une condition de réciprocité alors qu’elle est inopposable aux Traités européens.

La reconnaissance de la primauté par la Cour de Cassation et le Conseil d’Etat est complète : elle s’étend aux règlements, aux directives et aux arrêts de la Cour de justice.

 

A l’occasion de son arrêt « Lisbonne » de 2009, qui étudiait le traité du même nom, la Cour constitutionnelle allemande a renforcé les pouvoirs du Bundestag. Désormais, celui-ci est davantage consulté sur la question de l’Europe. De son côté, le Conseil constitutionnel français a posé pour la toute première fois une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union en 2013, semblant valider de fait la supériorité du droit de l’Union sur la loi fondamentale française. Il semble que selon les pays, le principe de la primauté du droit européen soit vécu différemment, et que certaines Cours constitutionnelles préservent mieux que d’autres la souveraineté de leur pays. Qu’en pensez-vous ?

Il ne faut pas se méprendre sur la position des juges français quant aux rapports entre la Constitution française et le droit de l’Union européenne.

Il faut distinguer l’attitude du juge et celle du Constituant. Rappelons d’abord les termes de l’article 54 de la Constitution : « Si le Conseil constitutionnel, saisi par le Président de la République, par le Premier ministre, par le président de l’une ou l’autre assemblée ou par soixante députés ou soixante sénateurs, a déclaré qu’un engagement international comporte une clause contraire à la Constitution, l’autorisation de ratifier ou d’approuver l’engagement international en cause ne peut intervenir qu’après révision de la Constitution ». De cette disposition, il résulte qu’un Traité contraire à la Constitution ne peut être ratifié qu’après une révision de la Constitution. En l’absence d’une telle révision, il convient soit de renoncer à la ratification soit de renégocier le Traité afin de l’expurger des termes inconciliables avec la Constitution. Cette disposition pose, à sa manière, la supériorité de la Constitution au Traité puisque la contrariété de ce dernier à la Constitution est un obstacle à sa ratification.

L’application de ce principe aux Traités européens devrait empêcher la ratification de Traités dont les dispositions heurtent les dispositions constitutionnelles. Or, à chaque fois que la question s’est posée, le Constituant français s’est résolu à modifier la Constitution pour permettre la ratification des traités européens. Ce fut le cas en 1992, en 1999 en 2008 pour la ratification des traités de Maastricht, d’Amsterdam et de Lisbonne. Ces modifications successives de la Constitution – texte fondamental s’il en est – contribuent à sa banalisation et trahissent une attitude du Constituant peu respectueuse de l’identité constitutionnelle de la France.

La position des juges est nettement plus nuancée. Le Conseil d’Etat comme la Cour de Cassation dénient toute primauté de la règle européenne face aux normes constitutionnelles. En cas de conflit, ces juridictions appliquent les normes constitutionnelles. Ainsi en a-t-il été dans les affaires Sarran (CE, 30 octobre 1998) et Fraisse (Cass. A.P, 2 juin 2000) relatifs à la mise en œuvre des accords de Nouméa. De même, le Conseil constitutionnel a jugé que la primauté du droit dérivé de l’Union – règlements, directives – cédait devant une disposition contraire de la Constitution (Décisions du 10 juin et du 1er juillet 2004).

Il est vrai cependant que pour tenir compte de la participation de la République à l’Union européenne, le Conseil constitutionnel refuse de contrôler la constitutionnalité des lois de transposition d’une directive, estimant que « la transposition en droit interne d’une directive résulte d’une exigence constitutionnelle ». Ce signe d’ouverture vers le droit de l’Union européenne résulte directement de l’article 88-1 de la Constitution selon lequel « La République participe à l’Union européenne constituée d’États qui ont choisi librement d’exercer en commun certaines de leurs compétences en vertu du traité sur l’Union européenne et du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, tels qu’ils résultent du traité signé à Lisbonne le 13 décembre 2007 ».

Faut-il pour autant conclure à l’immunité constitutionnelle des lois de transposition d’une directive ? La situation est plus complexe qu’elle n’y parait car le Conseil constitutionnel considère que la transposition d’une directive « ne saurait aller à l’encontre d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France » (Cons. Const 27 juillet 2006 ; 30 novembre 2006). Cette référence à l’identité constitutionnelle nationale n’est pas propre au Conseil Constitutionnel français. On la retrouve aussi chez le juge constitutionnel allemand et traduit l’idée, exprimée par nombre de Cours constitutionnelles (allemande, polonaise, espagnole, italienne) que le droit de l’Union européenne n’a pas la primauté sur les exigences constitutionnelles définissant une identité nationale.

A la lumière de ces observations, on ne peut conclure que le Conseil Constitutionnel français préserve moins bien que ses homologues étrangers la souveraineté du pays. Ce constat n’est pas remis en cause par la saisine de la Cour de justice à titre préjudiciel : celle-ci ne peut être perçue comme un acte de soumission de la Loi fondamentale au droit de l’Union européenne. Si elle traduit certes, incontestablement, une plus grande ouverture du vers le droit de l’Union européenne, elle ne signe pas le renoncement à assurer la suprématie de la Constitution française.

Il n’en demeure pas moins – et je vous suis sur ce point – que cette plus grande ouverture du Conseil constitutionnel vers le droit européen tranche avec la position plus hésitante de la Cour constitutionnelle allemande compte tenu de l’importance que ce pays accorde à la protection des droits fondamentaux. Longtemps méfiante vis à vis du droit communautaire, la Cour de Karlsruhe a semblé plus ouverte à partir des années quatre-vingt prenant acte de la volonté croissante des institutions communautaires, notamment de la Cour de justice, d’assurer protection des droits fondamentaux. Toutefois, la période récente, initiée en 1992 semble marquer le retour sinon d’une méfiance du moins d’une certaine vigilance. La jurisprudence récente met en avant une « clause d’éternité », noyau identitaire auquel le droit de l’Union ne saurait porter atteinte. Par ailleurs, la décision de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe du 30 juin 2009 sur la ratification du Traité de Lisbonne a renforcé le contrôle démocratique de la Cour sur les Traités inaugurant à bien des égards une nouvelle ère dans les relations entre l’Union et les Etats. Cette décision peut être résumée en quelques points :

– comme « organisation internationale », l’Union ne peut se prévaloir d’une souveraineté comparable à celle des Etats qui la composent. Aussi, le Parlement national doit se voir reconnaître des pouvoirs suffisants dans la participation à la procédure législative et à la procédure d’amendement des traités.

– il appartient au juge constitutionnel de faire obstacle à l’application en Allemagne de dispositions européennes incompatibles avec la Constitution.

– Il n’existe pas de « peuple européen » souverain, par conséquent la souveraineté primordiale demeure aux mains des peuples et il s’ensuit que le Parlement européen n’a pas la même légitimité que les Parlements nationaux.

 

La Constitution française a été réformée plusieurs fois pour y intégrer les traités européens. Elle possède désormais un titre XV intitulé « de l’Union européenne ». Dans ce cadre et si la France devait un jour sortir de l’Union européenne à l’instar de la Grande-Bretagne, n’y aurait-il pas un laps de temps où le gouvernement devrait agir de manière inconstitutionnelle ? Comment réagiraient les différentes juridictions nationales ?

C’est une question difficile. La probabilité d’une sortie de la France de l’Union européenne me paraît assez faible surtout depuis le résultat des dernières élections françaises.

En se plaçant dans cette hypothèse, je ne perçois pas ce laps de temps ou le gouvernement devrait agir de manière inconstitutionnelle. Le titre XV de la Constitution ne fait que tirer les conséquences de la participation de la République à l’Union européenne. Il n’impose nullement cette participation. Il va de soi cependant que l’officialisation d’une éventuelle sortie de l’Union s’accompagnerait nécessairement de la suppression du titre XV de la Constitution. De même, elle serait nécessairement accompagnée d’un acte transitoire pour le règlement des situations en cours. C’est l’usage en matière d’adhésion ou de sortie d’une organisation. Les solutions restent à imaginer et le Brexit pourrait valoir d’exemple. Il faudra suivre attentivement les modalités de sa concrétisation.

 

Récemment, le président de la Commission Jean-Claude Juncker a expliqué que le traitement économique actuellement infligé à la Grèce n’était certes pas conforme à la Charte des droits fondamentaux de l’Europe, mais que ce n’était pas si grave puisque la Troïka est une structure ad hoc qui agit hors cadre juridique. N’est-ce pas là, précisément, la définition de l’arbitraire et du droit du plus fort ?

Oui, je partage votre sentiment sur la brutalité et le caractère arbitraire d’une telle déclaration qui n’est, cependant, ni le fruit du hasard ni le signe d’une maladresse. La position défendue par Jean-Claude Juncker fait écho à la gouvernance économique et en particulier au schéma imaginé lors de l’adoption du Mécanisme européen de stabilité qui, à dessein, a été conçu en dehors du droit de l’Union européenne et donc de la Charte des droits fondamentaux.

A plusieurs reprises, la Cour de justice a été saisie de la conformité à la Charte des mesures nationales d’austérité exigées par l’Union ou contenues dans les accords de facilité d’assistance financière conçus dans le cadre du Mécanisme européen de stabilité. Qu’il s’agisse des mesures adoptées en Grèce, au Portugal, à Chypre, en Roumanie ou en Irlande, la Cour a constamment jugé que ces mesures ne pouvaient être soumises au contrôle de la Charte car elles ne relevaient pas du droit de l’Union.

On assiste là à une évolution assez préoccupante consistant à créer des instruments en dehors du cadre juridique de l’Union pour ensuite les soustraire au contrôle juridictionnel ou aux textes fondamentaux. Encore récemment, le tribunal de l’Union s’est déclaré incompétent pour connaître des recours de demandeurs d’asile à l’encontre de la déclaration UE-Turquie tendant à résoudre la crise migratoire au prétexte que cet acte n’a pas été adopté par l’une des institutions de l’Union européenne.

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Peut-on s’affranchir du clivage gauche/droite ?

Benoit Hamon lors du lancement du M1717 ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

On entend régulièrement dans les médias, de la bouche d’experts, de journalistes ou de responsables politiques, un discours théorisant l’effacement du clivage gauche/droite. Serions-nous arrivés à un stade de dépassement des affrontements idéologiques ? Rien n’est moins sûr.

Que vaut le clivage gauche/droite ?

La vie politique de la Ve République s’est structurée sur la base d’une opposition entre deux camps clairement définis, la gauche et la droite. Bien qu’il soit difficile de discuter de manière exhaustive les marqueurs qui ont défini cette bipolarisation, la gauche est rattachée  à l’égalité, la solidarité et le progressisme quand la droite est associée à l’ordre, l’autorité et le conservatisme. En dehors de l’épisode du 21 avril 2002, la compétition politique s’organisait sans conteste entre ces idéologies incarnées par des partis, principalement le Parti Socialiste et la droite républicaine.

Par définition, un clivage n’est pas souhaitable : il s’agit de diviser, de fracturer un groupe et d’entretenir une conflictualité. Cependant, c’est un fait incontestable qu’il existe dans l’opinion différents courants de pensée, différentes conceptions de la société qui sont parfois totalement incompatibles : notre démocratie a fait le choix de confier l’exercice du pouvoir à la conception majoritaire, incarnée par les acteurs politiques qui la défendent.

 

Un pragmatisme raisonnable qui transcende les idéologies ?

La thèse de l’effacement des clivages soutient que notre temps est maintenant celui du dépassement de la gauche et de la droite au profit d’une coalition la plus large possible qui gouvernerait selon le bon sens pragmatique. On parle alors de prendre « les bonnes mesures de l’un et de l’autre » pour arriver à une formidable synthèse, fondée sur la raison.  Le pays deviendrait presque une entreprise qu’il faudrait gérer selon des critères d’efficacité jugés neutres, par la raison et non pas par la passion des convictions. Mais on ne peut pas réduire les doctrines politiques à des compilations de mesures : elles sont le fruit d’une construction historique et philosophique, de luttes et de confrontation à la société. S’il existait une seule façon raisonnable de traiter un problème quand les autres sont forcément idéologisés, impossibles, etc… Autant abandonner la politique pour confier nos vies à un comité de savants, comme un parti unique de la vérité.

Ce discours rejoint la rhétorique du procès en utopie : on oppose deux choix politiques, récemment Hamon et Valls à la primaire, en arguant que l’un est utopique et l’autre réaliste et suggérant qu’il n’existe qu’une seule possibilité ancrée dans le réel et que le reste n’est que poésie. Il n’y aurait alors plus deux candidats avec deux projets de société, mais un projet réaliste, possible et fondé sur la raison, quand l’autre est jugé impossible, considéré au mieux comme un joli rêve de jeunesse avec un certain mépris.

Réalisme ou pragmatisme : ces vertus supposées incontestables visent à délimiter le discours politique sérieux, réalisable, c’est-à-dire celui qui ne remet pas en cause la pensée économique libérale. Toute critique du modèle néolibéral est alors discréditée et est associée au domaine des passions, populistes pour Jean-Luc Mélenchon ou utopistes pour Benoît Hamon, contrairement au néolibéralisme dont certains vanteraient jusqu’à une véracité scientifique, à l’instar de la démarche scientiste des « économistes en blouse blanche »

Ce discours peut fonctionner dans l’opinion publique, dans un contexte de rejet des partis et des élites politiques qui en sont issus. Il s’agit d’amalgamer les luttes idéologiques qui déterminent les choix de société et les luttes intestines de parti. Tout le monde est épuisé par les querelles et manœuvres politiciennes du Parti Socialiste et de LR-ex-UMP-ex-RPR, on essaye alors d’affirmer que tout le monde est épuisé par l’opposition entre deux conceptions de la répartition des richesses et qu’il faudrait en faire une synthèse raisonnable.

Cette invocation du pragmatisme conduit notamment, sur les questions économiques, à ce qu’un gouvernement de gauche applique une politique néolibérale justifiée par un « principe de réalité ». Sauf que ce principe de réalité est en réalité le principe d’une réalité qui n’est pas transcendantale aux idéologies mais qui en est une au même titre que les autres, elle porte même un nom : le néolibéralisme. Ainsi, une politique de droite se dissimule derrière le masque “gauche pragmatique” et un glissement idéologique de la scène politique s’opère au point qu’une opinion de gauche devient d’extrême-gauche, populiste ou utopiste.

 

L’illusion du consensus

Cette course au consensus centriste censé gouverner avec le bon sens de la raison, que Manuel Valls évoquait dans une interview à L’Obs avec une grande “maison des progressistes”, de Valls à Juppé,  a créé un espace politique idéal pour une candidature comme celle d’Emmanuel Macron : pour au final, un vide intellectuel comblé par des incantations et de la communication. Comme réaction au durcissement de certains discours populistes, il faudrait la raison (néolibérale) pour enfin avancer et “faire les réformes dont le pays a besoin”, avec le postulat qu’il y a des réformes à faire sur lesquelles tout le monde est d’accord mais que le fameux “système” empêche.

Cette illusion de consensus est notamment décrite par Chantal Mouffe, une philosophe qui redonne des armes théoriques à la gauche et qui inspire aujourd’hui Podemos comme la gauche française. Elle souligne la nécessité d‘assumer une conflictualité du débat public, la négation de cet antagonisme étant un argument néolibéral justifiant l’effacement de la politique au profit d’une vérité incontestable.

Il ne s’agit pas de s’accrocher aux étiquettes « gauche » et « droite » comme à des artefacts sacrés, mais de reconnaître l’existence de luttes entre des idéologies qui s’opposent et qui dessinent des futurs totalement différents. Les orientations que nous décidons aujourd’hui auront un impact décisif sur l’avenir de l’humanité, alors faisons de vrais choix politiques pour définir le monde que nous voulons construire demain.


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  • ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL