Fernand Braudel : une histoire longue de la démographie et de l’immigration en France

Calendrier du Rustican de Pierre de Crescent, vers 1306. Enluminure du XVe siècle

Grand remplacement, créolisation, assimilation… La question démographique et migratoire n’a cessé de faire la Une des médias et d’attiser de virulents débats au cours de la présidentielle. Face à ceux qui fantasment l’idée d’un remplacement d’une population française judéo-chrétienne « originaire » par une population immigrée qui serait de civilisation ou de religion différente, d’autres décrivent un long processus de métissage interculturel, lié à la mise en contact de cultures plurielles. Les travaux de l’historien Fernand Braudel apportent une perspective scientifique sur ces questions, mettant en lumière l’histoire démographique longue du territoire français.  

Braudel est un représentant de l’École des Annales, courant théorique français du 20ème siècle fondé par Lucien Febvre et Marc Bloch, reposant sur une approche interdisciplinaire de l’histoire, qui tente d’en proposer une lecture globale et holiste, donnant la priorité au temps long. Pour comprendre le travail réalisé par Braudel dans son ouvrage L’Identité de la France, une analyse du premier tome, intitulé « Les hommes et les choses » et publié en 1985, permet de rappeler la démarche entreprise voilà près d’un siècle par cette généalogie d’historiens qui s’est fait connaître sous le nom d’École des Annales.

L’École des Annales et la sortie de l’histoire événementielle

L’École des Annales a contribué à renouveler la science historique en s’appuyant sur une démarche holiste visant à construire une histoire globale, sur le temps long, à la fois temporelle et spatiale. L’ambition est de saisir les mouvements historiques longs, en décrivant les dynamiques et les cycles, parfois multiséculaires, observables sur de longues périodes, en passant en premier lieu par l’écriture d’une histoire dite économique. Rien de mieux pour résumer la doctrine de cette école que les mots introduisant l’œuvre majeure de Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme :

« L’histoire dite économique, en train seulement de se construire, se heurte à des préjugés : elle n’est pas l’histoire noble. (…). Noble ou non noble, ou moins noble qu’une autre, l’histoire économique n’en pose pas moins tous les problèmes inhérents à notre métier (celui d‘historien) : elle est l’histoire entière des hommes, regardée d’un certain point de vue. Elle est à la fois l’histoire de ceux que l’on considère comme les grands acteurs, un Jacques Cœur, un John Law ; l’histoire des grands événements, l’histoire de la conjoncture et des crises, et enfin l’histoire massive et structurale évoluant lentement au fil de la longue durée. »

Par-delà l’écriture habituelle – jusque-là limitée à une historiographie s’appuyant sur les hauts faits militaires ou politiques d’une époque, sur les rois ou les reines – Braudel propose d’étudier l’histoire du peuple français à travers l’indicateur démographique ; seul indicateur pertinent sur le long terme, celui de la vitalité du territoire français, de son économie et de son bien-être, car « il n’y a d’histoire que d’hommes ». Il s’évertue à analyser les cycles longs de croissance et de décroissance de la population française depuis près de 2 millions d’années et de discerner des cycles et des régularités dans l’évolution démographique française. 

Avant de tenter de comprendre les apports d’un tel travail aux débats sur la démographie et l’immigration actuels, suivons méticuleusement l’évolution, pas toujours linéaire, de l’histoire démographique du territoire qui s’appellera à partir du XIIIème siècle France et tentons de retracer les étapes clefs des enquêtes historiques de Braudel. Les chiffres qu’il avance à l’époque méritent parfois des corrections, du fait des apports récents de la recherche.

Des premiers habitants aux Celtes en passant par la révolution néolithique

Tout commence il y a près de 1,8 million d’années avec les premiers soupçons de la présence d’Homo Erectus sur le territoire français, présence reconnaissable grâce à des quartz taillés de main d’homme (ndlr : des travaux plus récents estiment cette date plutôt vers 1,1 million d’années). De cette période jusqu’aux environs de -500 av. JC, ce territoire, qui deviendra plus tard la France, sera continuellement peuplé. Tout au long de cette gigantesque période (1000 fois notre ère moderne que nous qualifions d’historique, c’est-à-dire écrite pas des témoins oculaires) les variations climatiques ont donné lieu à de nombreuses migrations Nord-Sud ; le territoire a en effet connu plusieurs âges glaciaires ainsi qu’un optimum climatique de près de 4000 ans à partir de -9000. Les premiers restes d’hominidés sont datés de -570 000 et appartiennent à l’Homme de Tautavel auquel succède ensuite Neandertal (les fameux hommes de Cro-Magnon) à partir de -350 000. Homo sapiens arrivera uniquement à partir de -43 000 avant JC, éradiquant en cinq millénaires les hominidés présents auparavant, même si certaines formes de métissage ont pu être observées dans notre ADN. Plusieurs périodes se succèdent ensuite jusqu’à la révolution néolithique et les premières communautés paysannes aux VIème et Vème millénaires avant notre ère. La révolution néolithique (le développement de l’agriculture, de l’artisanat et de la sécularisation des hommes) arrive en France par la Méditerranée et le Midi. Elle fait suite à l’installation de colonisateurs originaires de la vallée danubienne. Braudel souligne l’absence d’unité dans ce processus de « néolithisation » avec deux cultures qui se distinguent par leur technique de décoration des céramiques : le « rubané » et le « cardial ».

Figure 1 – Diffusion de la révolution néolithique en France par les voies méditerranéennes et danubiennes, Wikipédia

À partir de cette période, on observe une forte poussée démographique au cours de laquelle se succèdent la culture chasséenne et les trois âges du cuivre, du bronze et du fer. D’importants métissages culturels s’observent encore sur cette période avec des échanges commerciaux et culturels où la France joue pleinement son rôle d’intermédiaire entre la Méditerranée et l’Europe du Nord. Une des coupures culturelles les plus importantes est celle de l’arrivée sur le territoire français de nouvelles populations venues d’Outre-Rhin qui apportent avec elles une technique funéraire particulière : celle des champs d’urnes, qui viendra recouvrir les ¾ de la France. L’Âge du fer court ensuite de -700 jusqu’à la conquête romaine (guerre des Gaules de -58 à -50 av. JC). Celui-ci commence avec l’apparition de la culture Halstatt, des cavaliers venus de l’Est qui vont se superposer aux populations préexistantes (culture à l’origine de la fameuse tombe de Vix). Deux siècles plus tard arrivent enfin ceux que nous appelons aujourd’hui les Celtes, la civilisation dite « Tène », qui nous fait entrer une « protohistoire », d’après le terme employé par Braudel. Les Celtes arrivent à imposer leur langue sur tout le territoire français mais ne créent « ni les campagnes céréalières ni l’artisanat » qui existaient déjà.

D’importants métissages culturels s’observent encore sur cette période avec des échanges commerciaux et culturels où la France joue pleinement son rôle d’intermédiaire entre la Méditerranée et l’Europe du Nord.

La France, entonnoir migratoire multimillénaire

(…) on peut qualifier la préhistoire française par les termes d’accumulation et de mélange des populations, engendrant un métissage important où l’ensemble des types phénotypiques des Français modernes sont déjà apparents.

Au cours de ces temps longs, qu’en est-il alors de la population, du nombre des hommes habitant cette zone entre Rhin, Alpes et Pyrénées ? Braudel reprend l’image de Martonne qui représente l’Europe comme un entonnoir se rétrécissant en allant vers l’Atlantique. Les populations y sont prises comme dans une nasse, obligées de se mélanger au cours de processus multiséculaires voire multimillénaires. Braudel ajoute qu’on peut qualifier la préhistoire française par les termes d’accumulation et de mélange des populations, engendrant un métissage important où l’ensemble des types phénotypiques des Français modernes sont déjà apparents. Le passage à l’agriculture aurait permis dès -2000 de dépasser la barre des 5 millions d’habitants. À la veille de la conquête romaine, ce chiffre monte déjà probablement à près de 7 millions d’habitants. Avant même la romanisation, les invasions dites barbares ou encore la Grande Peste du 14ème siècle, la population de la France dispose déjà d’une base solide. Braudel avance une première remarque générale :

« Pour l’essentiel, les jeux biologiques sont déjà construits à la fin du Néolithique, que les mélanges ethniques sont en place et y demeureront. Les invasions qui suivront, et notamment celle des Celtes (…) se perdront peu à peu dans la masse des populations déjà installées, soumises, rejetées parfois hors de leurs terres, mais qui ressurgiront, s’étaleront, prospéreront à nouveau. Le nombre conserve sans doute. (…). Ce qui compte c’est la masse, la majorité en place. Tout s’y perd à la longue. »

Figure 2 – La France, entonnoir de l’expansion néolithique, Wikipédia

Au cours des temps historiques (ceux dont il reste des traces écrites), l’analyse de la démographie permet d’identifier de manière précise des cycles et des dynamiques longues de prospérité ou de décadence de l’économie française. La conquête romaine au premier siècle avant JC fait débuter une ère de croissance rapide de la population française qui correspond aussi à l’apogée de l’Empire romain que Braudel situe vers Marc-Aurèle et Commode (IIème siècle de notre ère). La population aurait quasiment doublé, passant aux alentours de 12 à 14 millions d’habitants, avec près d’un million d’habitants urbains dès cette époque. Cette nouvelle poussée se lie à une grande densification du réseau routier, des échanges importants, en particulier via la Méditerranée. Ainsi Braudel montre que nos ancêtres les Gaulois sont en réalité le fruit d’un long processus de métissage de peuples divers, avec une grande diversité génétique et culturelle, héritée des nombreuses migrations et vagues de peuplement.

Ainsi Braudel montre que nos ancêtres les Gaulois sont en réalité le fruit d’un long processus de métissage de peuples divers, avec une grande diversité génétique et culturelle, héritée des nombreuses migrations et vagues de peuplement.

Une longue récession démographique entre 150 et 950

À partir de là, la Gaule romaine entre dans une longue période de récession démographique qui durera jusqu’à l’aube de l’an mille : invasion franque et alamane en 253, invasions de 275, grande invasion dite de Radagaise en 406. Avant même les invasions barbares officielles du Vème siècle, la Gaule entre en déclin : détérioration de la vie économique, repli des villes sur elles-mêmes qui édifient des remparts, crise de l’autorité de l’État. Commence une longue période que Braudel qualifie de « jacquerie » : les terres sont abandonnées ou laissées en friche, un monde de « sauvages » vivant dans les forêts et marécages voit le jour. Les grandes exploitations romaines, les latifundia, absorbent les petites exploitations et les petits propriétaires deviennent des esclaves. Le régime esclavagiste des latifundia s’étend, avec une population qui compte peut-être jusqu’à 1/3 d’esclaves. Pourtant, ce système nécessite un État fort pour maintenir les hommes au travail, faire des expéditions militaires pour trouver de nouveaux esclaves et empêcher les fuites. La détérioration du pouvoir romain s’accompagne alors d’un délitement de ce système esclavagiste et des révoltes paysannes – les bagaudes – voient le jour. Le ralentissement des guerres de conquête entraîne une crise extrêmement longue de ce système.

Les invasions barbares succèdent à cette décroissance démographique entamée en 150 et qui se termine en 950. La population diminuera entre un quart et un tiers au cours des invasions barbares. Aristocratie gallo-romaine et franque se mélangent. Cette baisse sur le long terme s’explique par une grande série de facteurs : fermeture de la Méditerranée avec le déclin de l’Empire romain et sa prise de contrôle par les arabes à partir du VIIème siècle, déclin du système agricole reposant sur l’esclavagisme, instabilité militaire permanente (invasions vikings normandes, pillages hongrois jusqu’au cœur du Xème siècle, guerre avec les Maures). La Bretagne est totalement recolonisée par des peuples venus d’Angleterre aux VIème et VIIème siècles.

On observe, de plus, une certaine forme de continuité dans le mouvement qui anime l’économie française à cette période. Le commerce méditerranéen est loin de disparaître totalement, le système agraire hérité de la Gaule romaine se perpétue à travers l’époque mérovingienne et carolingienne. L’époque mérovingienne (Vème-VIIème siècles) représente en réalité une lente synthèse des sociétés gallo-romaines et franques, un processus d’intégration et d’assimilation au long cours. Suit ensuite la période carolingienne, que l’on peut situer de la bataille de Tertry en 687 au sacre fusion d’Hugues Capet trois siècles plus tard. Elle commence probablement par un petit regain de la population, une continuité des échanges économiques mais, de 840 à 950, elle est à nouveau en déclin. La France devient une économie en marge des circuits commerciaux, l’or n’y circule quasiment plus. Ces longs siècles sont aussi ceux du développement du servage, qui ne sera totalement achevé qu’à l’aube de l’an mil. L’emprise des dynasties successives sur la vie des gens est en fait particulièrement restreinte. L’autorité effective des rois qui se succèdent ne s’étend pas à plus de quelques jours de leurs lieux de résidence (voir par exemple les travaux de Norbert Elias [2]).

Les quatre siècles suivants voient une progression forte et régulière de la population française. Braudel évoque la naissance d’une nouvelle modernité, avec un dépassement définitif de l’héritage romain pour aller vers une modernité urbaine, capitaliste et royale.

Les quatre siècles suivants voient une progression forte et régulière de la population française. Braudel évoque la naissance d’une nouvelle modernité, avec un dépassement définitif de l’héritage romain pour aller vers une modernité urbaine, capitaliste et royale. Les raisons de ce regain sont multiples : fin des invasions étrangères, ouverture de nouveaux marchés, commerce de longue distance, fixation des dernières populations nomades (Normands en 911). Il y a installation du servage pour remplacer l’esclavage. Ce sera le nouveau vecteur de progrès technique et d’organisation. De nouvelles terres sont mises en valeur, des marais sont asséchés et les forêts sont défrichées (voir figure ci-dessous). Ce phénomène que Braudel qualifie de « colonisation intérieure » part en premier lieu des campagnes et des paysans qui les habitent plus que des seigneuries ou des domaines ecclésiastiques. Parallèlement, les villes se développent dans un essor urbain majeur, rythmé par l’obtention de libertés des villes et l’écriture de chartes. Cette époque est aussi celle d’une certaine révolution industrielle avec la construction de 20 000 puis de 40 000 moulins à eaux, apportant l’équivalent de 600 000 hommes en matière de force de travail. Les foires de Champagne reliant la Hollande à l’Italie du Nord contribuent au florissement de l’économie française. La France et l’Europe quittent leur position marginale pré-millénaire et s’affirment comme pôle dominant. Les croisades marquent fortement cette période de croissance nouvelle de l’Occident.

Figure 3 – Evolution de la population française et de la surface de forêts en France, d’après Gandant (1995)

Arrive alors le dernier grand recul économique et démographique de long terme, qui dure approximativement de 1350 à 1450. Sur cette période, la population passe d’une vingtaine de millions d’habitants à une petite dizaine. Cette chute brutale se répartit de manière inégale à travers le territoire et apporte plusieurs explications au grippage de la machine économique et démographique. Les terres encore disponibles sont trop pauvres pour nourrir de nouveaux habitants, le fisc royal pèse lourdement sur les chaumières. Surtout, cette période voit l’arrivée meurtrière de la Peste Noire qui décimera, en plusieurs vagues successives (début en 1348-1349), entre le tiers et la moitié de la population. La France perd son rôle de pôle d’équilibre et les foires de Champagne disparaissent progressivement. La Guerre de Cent Ans ravage pendant plus d’un siècle le pays, générant instabilité, pillages et destructions. Au sortir de cette période, c’est bien le Nord de l’Italie qui l’emporte avec le développement du capitalisme marchand à Florence, Gènes et surtout Venise.

À partir de 1450, la progression démographique est constante et d’une extrême régularité.

À partir de 1450, la progression démographique est constante et d’une extrême régularité. On entre dans un cycle long et ascendant qui ne connaît d’un point de vue démographique, en dépit de tous les événements historiques marquants, aucun accroc. Depuis cette époque, la France n’a plus jamais connu de régression catastrophique comparable à celle traversée entre 1350 et 1450. Pour justifier cette thèse qui met de côté de manière abrupte les innombrables événements depuis 1450, Braudel cite Pierre Chaunu :

« Pour l’historien, l’indicateur démographique constitue la jauge, la ligne de vie, la ligne de flottaison… Il n’y a d’histoire que d’hommes. ». (Braudel, Les hommes et les choses)

L’histoire démographique de ces six derniers siècles peut tout de même se diviser en quatre périodes, avec un premier essor qui court jusqu’en 1600, une croissance freinée, contenue jusqu’en 1750, la transition démographique entre 1750 et 1850 et enfin, la dynamique de croissance exponentielle moderne. Cette question demeure l’une des questions non-résolues les plus fameuses des études démographiques. Braudel propose quelques pistes d’explication. Il détaille notamment l’évolution très précoce des pratiques contraceptives, probablement liée à une déchristianisation précoce dans certaines régions. Deux pistes d’explications sont possibles. Il reprend l’explication culturelle d’Alfred Sauvy, pour qui la restriction des naissances en France est la conséquence d’une libération des hommes habitant la France des contraintes, de l’enseignement et du joug de l’Église, sorte de choc en retour de la Réforme. L’autre explication est démographique. Braudel avance l’hypothèse que la France est déjà, en 1750, un pays surpeuplé avec une densité de 50 habitants/km2, tandis que l’agriculture est encore très peu développée.

Au-delà du roman national cher à l’extrême-droite, une histoire démographique et migratoire qui ne tolère pas les simplifications

Que retenir de cette enquête multimillénaire proposée par Braudel ? Quels enseignements pour éclairer notre XXIème siècle ? Tout d’abord un enseignement méthodologique, celui d’une manière d’appréhender et d’étudier notre passé et notre présent. Prônée par l’École des Annales, elle « rejetait sur les marges l’événementiel, répugnait au récit, s’attachait au contraire à poser, à résoudre des problèmes et, négligeant les trépidations de surface, entendait observer dans la longue et la moyenne durée, l’évolution de l’économie, de la société, de la civilisation ». Une philosophie qui entre en résonance avec la nécessité de notre époque de prendre du recul, à contre-courant des réactions à chaud, des analyses instantanées, du commentaire à visée polémique.

Autre enseignement, celui consistant à prendre du recul face aux velléités de construction d’un roman national unique ancré dans les dynasties royales, les grands hommes et les grandes batailles. L’histoire de France est avant tout celle des grandes masses qui y vivent depuis la nuit des temps. Une histoire qui progresse au ralenti, dans un processus multiséculaire, et dépend en grande partie des évolutions techniques et agricoles. Par-delà ces événements présentés comme des chocs (Conquête de César, invasions barbares, Clovis, Charlemagne, Louis XIV, Révolution, Napoléon), l’histoire longue de la France présente de nombreuses continuités – démographique, économiques, culturelle, humaines – et similarités entre les époques.

Autre élément intéressant, que Braudel ne fait qu’effleurer : celui du lien entre énergie et population. Plus d’hommes et de femmes signifie plus d’énergie nécessaire pour toute une série de travaux (labours, grain, ateliers). Les augmentations de la population sont intimement liées à celle de l’utilisation de l’énergie. Pour cela, il suffit d’observer la taille des forêts françaises qui diminue à chaque augmentation de la population (cf. graphique). Or, la forêt a pendant des millénaires été la source d’énergie ultra-majoritaire des sociétés prémodernes. De même, que ce soit avec l’augmentation massive des moulins du Xème au XIIIème siècle ou de celle de l’énergie fossile à partir du XIXème, ce lien est toujours visible.

Enfin, le travail de Braudel offre quelques éclairages nouveaux sur la question de l’immigration en France. L’histoire migratoire du territoire français est une histoire nuancée, où la nécessaire prudence exclut les simplifications et les lieux communs. La population française est le fruit d’un très long métissage depuis l’arrivée de Sapiens il y a 43 000 ans et tout au long de la Préhistoire et de la révolution néolithique. Braudel souligne une certaine stabilisation à la fin du Néolithique vers -1800 avec une population qui préfigure déjà la population française moderne. De nombreux peuples se sont fondus sur ce territoire, se sont acclimatés, intégrés et métissés. Parfois, ils furent la cause de grands bouleversement culturels, économiques ou militaires, parfois ils cohabitèrent et se fondirent au long terme dans la population préexistante. Ainsi en est-il des Celtes, des Romains, des Francs, des Burgondes, des Visigoths, des Normands et ce jusqu’aux vagues d’immigrations récentes (Italiens, Polonais, Portugais, Maghrébins). Pour Braudel, la population déjà présente a toujours fini par intégrer les populations nouvellement arrivées, se mêlant à eux, adoptant parfois de nouvelles techniques funéraires, digérant les dieux nouveaux et utilisant certaines pratiques organisationnelles nouvelles.

Face à cette histoire, les théories du grand remplacement ne font pas long feu. L’INSEE estime que le chiffre annuel de l’immigration fluctue entre 150 000 et 200 00 nouveaux entrants par an (soit entre 0,2 et 0,3% de la population), originaires principalement d’Afrique (41%), d’Europe (31%) et d’Asie (14,4%) [3]. Nous sommes bien loin des chocs démographiques du passé. Ainsi, les arguments et les représentations véhiculés dans l’espace politico-médiatique ne sauraient être évalués et validés en faisant fi des travaux scientifiques rigoureux sur l’histoire du peuplement et des évolutions démographiques dans le pays.  

Bibliographie :

[1] Airvaux et al. 2012, « La conquête de l’ouest il y a un million d’années en Europe (Premières présences humaines en France entre 1,2 et 0,5 million d’années) »

[2] Norbert Elias, La dynamique de l’Occident

[3] INSEE, https://www.insee.fr/fr/statistiques/3633212

Aux origines du mythe du « grand remplacement » – Entretien avec Hervé Le Bras

© Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

L’expression grand remplacement s’est imposée de façon inédite dans les débats politiques et médiatiques tout au long de la dernière campagne présidentielle. Pourtant, l’invasion de la France par les étrangers est une peur ancienne, contre tout fondement historique et scientifique. Dans son dernier livre Il n’y a pas de grand remplacement, le démographe Hervé Le Bras revient sur la genèse de cette expression et met en lumière sa faiblesse théorique, au service d’une idéologie xénophobe et anti-républicaine. Faits et données à l’appui, l’auteur démontre les incohérences de cette prophétie et sa vocation à falsifier le réel. Une invitation à se méfier des « slogans » et à se prévaloir de la « contagion de l’évidence ».

LVSL – Dans votre ouvrage, vous faites référence à l’écrivain Renaud Camus qui a introduit la notion de « grand remplacement » dans un livre publié en 2010. Cette notion a été diffusée et imposée dans le débat public par des personnalités d’extrême-droite comme Éric Zemmour ou Jordan Bardella. Mais en février dernier, Valérie Pécresse, la candidate du parti Les Républicains, la prend également à son compte lors de son grand rassemblement au Zénith de Paris – avant de se rétracter. Peut-on parler d’une banalisation de la notion de « grand remplacement » ?

H. L.-B. – Ce phénomène n’est pas vraiment inédit car lors du premier débat de la primaire de la droite, les cinq candidats s’étaient prononcés sur cette question. Valérie Pécresse avait d’ailleurs été la plus prudente, en disant que le « grand remplacement » constituait un risque contre lequel il fallait lutter. Puis, effectivement, dans sa marche vers le rassemblement de la droite, elle a dépassé l’extrême-droite représentée par Marine Le Pen. D’ailleurs, vous citez Jordan Bardella à juste titre, mais notez que Marine Le Pen, elle, s’est toujours opposée à l’emploi de la notion de « grand remplacement ». Désormais, dans son discours sur le sujet, Valérie Pécresse est plus à droite que Marine Le Pen.

« Sur le sujet de l’immigration, Valérie Pécresse s’est donc insérée entre Marine Le Pen et Éric Zemmour. »

Cela fait partie de la stratégie de « dédiabolisation » de Marine Le Pen pour conquérir l’électorat de droite. Pour Éric Zemmour, et semble-t-il pour Valérie Pécresse, la question de la préférence nationale touche tous les immigrés. Or, vous savez que sur l’ensemble des 6,8 millions de référencés immigrés actuels en France, 38% sont français. Marine Le Pen ne souhaite pas appliquer la préférence nationale à ces derniers, tandis qu’Éric Zemmour ne fait pas de différence entre les immigrés, leurs enfants ou leurs petits-enfants et que la candidate des Républicains porte un discours peu clair. Sur le sujet de l’immigration, Valérie Pécresse s’est donc insérée entre Marine Le Pen et Éric Zemmour. 

Hervé Le Bras © Clément Tissot

LVSL – Quelle différence historique observez-vous entre le traitement de la question migratoire par la droite et l’extrême-droite ? Elles n’ont pas toujours eu le même niveau de radicalité…

H. L.-B. – Tout à fait, c’est une très longue histoire. Les droites libérale et ultra-libérale sont en faveur de l’immigration et de l’ouverture des frontières, sous prétexte que cela favorise l’économie. L’école de Chicago – qui est considérée comme la partie la plus ultra-libérale de la droite – la défendait, tout en refusant de reconnaître le droit aux prestations sociales pour les immigrés.

L’extrême-droite, quant à elle, est historiquement opposée à l’immigration, même s’il y a eu des allers-retours depuis le début du XXe siècle. Parfois même, la gauche s’est opposée à l’immigration. On se souvient de la célèbre affaire de Vitry-sur-Seine en 1980 – un maire communiste y avait endommagé un foyer de travailleurs maliens – et les réactions qu’elle avait suscitées dans le champ politique et médiatique.

Au fond, c’est très difficile de sectoriser la question des immigrés et de ne l’associer qu’à l’extrême-droite. Prenez le cas de Manuel Valls, l’ancien ministre socialiste qui a souvent eu des propos anti-immigration. Souvenez-vous de sa phrase lors d’une visite dans le marché d’Évry : « Il n’y a pas beaucoup de blancs ici ».

« Quand je fais abstraction des déclarations idéologiques et que je regarde les lois adoptées et les politiques menées depuis la Seconde Guerre mondiale, je constate qu’il n’y a pas de différence entre les gouvernements de gauche et de droite sur la question migratoire. »

LVSL – Vous évoquez le traitement de l’immigration par la gauche. Mises à part ces quelques saillies, comment la gauche s’occupe-t-elle et s’est-elle historiquement occupée de la question de l’immigration ?

H. L.-B. – C’est également une très longue histoire. Dans mon ouvrage, je m’occupe assez peu des questions d’idéologie, et reste factuel. J’étudie ce qu’en mécanique quantique on appelle « l’observable ». Je travaille donc avec des données d’observation, comme par exemple les résultats des partis politiques aux élections ou la proportion d’immigrés commune par commune. Quand je fais abstraction des déclarations idéologiques, et que je regarde les lois adoptées et les politiques menées depuis la Seconde Guerre mondiale, je constate qu’il n’y a pas de différence entre les gouvernements de gauche et de droite sur la question migratoire. Les régularisations ont beaucoup augmenté sous Jacques Chirac, elles sont restées au même niveau sous Nicolas Sarkozy – environ 30 000 – et sous François Hollande.

On observe donc deux phénomènes paradoxalement détachés. Il y a la réalité de l’immigration, qui est évidemment liée aux événements extérieurs, et il y a l’état de l’économie, qui est peut-être le paramètre le plus fortement corrélé aux évolutions de l’immigration, sur le long terme. L’immigration représente un avantage, non seulement car on manque d’ouvriers, d’employés, d’ingénieurs, de médecins, mais aussi car ce sont des personnes plus faibles qui arrivent sur le marché du travail. C’est la raison pour laquelle, dans les années 1960 et 1970, on est allés recruter, non pas à Alger ou à Casablanca mais au sud de l’Algérie et du Maroc. Cela permettait d’éviter que les travailleurs se syndiquent trop vite et qu’ils aient trop de revendications. Il faut bien voir l’attitude très particulière du patronat vis-à-vis de l’immigration.

Couverture du livre « Il n’y a pas de grand remplacement » paru aux éditions Grasset

LVSL – Pour en revenir au « grand remplacement », tel que décrit par la droite et l’extrême-droite, vous expliquez que nous n’avons pas toujours utilisé cette expression…

H. L.-B. – Je pars de l’idée, défendue par Renaud Camus, selon laquelle on ne peut pas définir « le grand remplacement » car c’est une évidence. Mais vous avez raison de souligner que cette « évidence » est tout à fait récente. Pour moi, elle s’est fabriquée comme un slogan. Je me suis donc demandé comment un slogan apparaît. Pour y répondre, je m’appuie sur le livre du philosophe et linguiste Jean-Pierre Faye, intitulé Langages totalitaires. L’auteur essaie de comprendre comment le terme national-socialisme est apparu dans l’Allemagne des années 1930. Il montre que ce terme n’existe pas dès le départ, mais qu’il apparaît après une longue gestation. Il est le fait, à la fois d’oppositions et de rapprochements entre l’extrême-gauche et l’extrême-droite. Le collage de ces deux termes – nationalisme et socialisme –, ce qui est tout à fait paradoxal, devient terriblement efficace, au détriment, d’ailleurs, de la gauche et de l’extrême-gauche.

Ma démarche a été la même avec la notion de « grand remplacement », qui a certes été introduite par Renaud Camus en 2010, mais qui s’est imposée dans le discours politique seulement vers 2015, à la suite d’une série d’événements. Ce que j’ai essayé de comprendre, en m’inspirant de Jean-Pierre Faye, c’est ce qui avait conduit à cette peur de l’invasion, qui est une vieille tradition française. Je suis donc remonté à la défaite de 1870. Jusque-là, la France était le pays le plus fort de l’Europe. Puis elle a été battue en quelques semaines par la Prusse de Bismarck, ce qui a été un choc très profond.

Couverture du livre « Le Grand Remplacement » de Renaud Camus

À ce moment-là, on a commencé à expliquer la défaite française par le fait que la fécondité en France était beaucoup plus faible que la moyenne européenne. Pour donner quelques chiffres, en 1800, il y avait trente millions de Français et dix millions d’Anglais. Un siècle plus tard, il y avait quarante millions de Français (une petite hausse, donc) et quarante millions d’Anglais. À l’époque s’impose l’idée que la guerre est avant tout l’affrontement de masses d’hommes. Cette idée, très ancienne en France – elle remonte à Valmy – reste très présente dans l’esprit français.

« Après la défaite de 1870, la notion d’invasion entre dans les peurs françaises et dans la représentation française des rapports internationaux. »

À la fin du XIXe siècle, cela devient encore plus criant. Non seulement on explique la défaite de 1870 par le déséquilibre des effectifs, mais on commence également à parler d’invasion. Cette notion entre dans les peurs françaises et dans la représentation française des rapports internationaux. 

Ce thème de l’invasion est transporté exactement dans les mêmes termes, après l’indépendance de l’Algérie. À partir de 1965, la fécondité commence à baisser en France – elle ne reprendra que dans les années 1990 – et il y a donc un fort contraste, cette fois-ci, entre la France et le Maghreb. Mais l’invasion professée par Jean-Marie Le Pen n’a pas lieu. On voit d’ailleurs, au début des années 2000, quand Marine Le Pen gagne en visibilité, qu’elle remplace le terme invasion par le terme submersion. Ce dernier ne rencontrant pas un immense succès, le « grand remplacement » va arriver pour combler le vide.

Une des personnes importantes dans la genèse de l’expression grand remplacement est Jean Raspail qui parle de « grandes migrations » dans son roman de 1973. C’est également lui qui organise le numéro de 1985 du Figaro magazine intitulé « Serons-nous français dans trente ans ? ». Enfin, dans son roman, Renaud Camus le cite élogieusement comme l’un des trois prophètes de son temps.

Le mot remplacement, quant à lui, est utilisé en 1988, dans une étude des Nations unies réalisée pour le compte de la commission des Affaires sociales du Parlement européen intitulée « Migration de remplacement ». Mais ce remplacement n’a rien à voir avec celui de Renaud Camus. C’est un terme scientifique utilisé depuis longtemps par les démographes. En démographie, la fécondité de remplacement est la fécondité qui permet à la population de se maintenir à son niveau. Plus généralement, on entend par là toutes les techniques qui permettent à la population de ne pas décroître. Dans cette étude-là, comme la fécondité baissait dans à peu près tous les pays développés, l’auteur se pose la question suivante : combien faudrait-il de migrations pour empêcher la population de diminuer ? Pour la France, qui garde tout de même un niveau de fécondité assez élevé, les chiffres n’ont rien d’affolant.

L’auteur se pose une autre question très intéressante et qui, au fond, va contre l’idée de migration : combien faudrait-il de migrations pour qu’il n’y ait pas de vieillissement de la population ? Ce que montre le rapport, c’est qu’il faudrait des volumes gigantesques de migration si l’on souhaite empêcher le vieillissement. Pour la France par exemple, il faudrait environ un million de migrants en plus par an. Il montre ainsi que la migration n’est pas une recette contre le vieillissement de la population.

Brutalement, en 2015, le Front national découvre le rapport et Marine Le Pen s’en sert dans plusieurs déclarations, en faisant fi de toutes les études techniques, pour démontrer que les Nations unies ont imposé la notion de grand remplacement. Puis cet argument se solidifie et tout le monde lui emboîte le pas à droite et à l’extrême-droite. Dans ce contexte de grande crise migratoire, le moment est idéal pour retirer Renaud Camus de son placard : c’est la fortune du slogan « grand remplacement ».

Hervé Le Bras © Clément Tissot

LVSL – Une fois implantée dans le discours politique à droite, peut-on dire que la notion « grand remplacement » a véritablement prospéré dans le débat public du fait – entre autres – d’un positionnement d’une certaine gauche à rebours des opinions réticentes à l’égard de l’immigration qui dominent ?

H. L.-B. – Je pense que cela joue peu car, au fond, ce qui s’est joué, c’est un positionnement de l’extrême-droite non pas vis-à-vis de la gauche mais de la droite. C’est sa ligne de mire, car c’est là qu’il y a potentiellement des troupes à venir. La gauche ne constitue pas un repoussoir, déjà parce qu’elle est très faible, et ensuite parce qu’elle est elle-même très divisée sur cette question : une partie de la gauche sociale-démocrate souhaite un renforcement des contrôles aux frontières et une autre, à l’extrême-gauche, porte un discours universaliste, en faveur de l’ouverture des frontières.

Au fond, le « grand remplacement » a permis à l’extrême-droite de changer la manière de présenter le problème de la migration. Dans mon livre, je montre que la manière ancienne de dénoncer l’immigration, celle de Raspail et du numéro du Figaro magazine, c’est le discours anti-allemand, la peur de l’étranger, l’attention portée à la fécondité… L’astuce du « grand remplacement » – incarnée par Éric Zemmour pendant cette campagne – c’est d’inverser ce processus. C’est de dire : « Il va y avoir un grand remplacement ».

Le « grand remplacement » est posé comme une évidence, que l’on peut expliquer en remontant en arrière (les grandes migrations passées) et en pointant du doigt la complaisance des élites. Commencer par l’évidence du « grand remplacement » permet de modifier complètement la rhéthorique. Très clairement, que ce soit Éric Zemmour ou Renaud Camus, ils se moquent des chiffres de population. Il y a une contagion de l’évidence. À ce jeu, il ne nous reste plus qu’à « ouvrir les yeux », à « garder les yeux ouverts ». Dès lors, la science n’a plus aucune importance…

LVSL – Finalement, diriez-vous que la théorie du « grand remplacement » s’appuie sur une démarche anti-scientifique ?

H. L.-B. – À ce sujet, je peux vous parler de l’expérience que j’ai menée dans le cadre de mon livre. Renaud Camus avait raconté avoir vu à la télévision un certain Monsieur Millet, lequel avait déclaré s’être retrouvé un soir, à dix-huit heures, station Châtelet à Paris et avoir constaté qu’il était le seul homme blanc sur le quai. Vous conviendrez que l’usage de cette simple observation pour nourrir la thèse du « grand remplacement » est assez peu scientifique. De plus, on apprend dans un autre de ses livres que ce Monsieur Millet est un ami de Renaud Camus…

Je suis donc allé, moi aussi, à dix-huit heures à la station Châtelet. C’est ce que l’on fait quand on est scientifique : on répète les expériences. J’ai compté qu’en moyenne, sur les vingt quais visités, 25% des personnes étaient non blanches. Ma conclusion n’est pas que Monsieur Millet a tort – car mon calcul n’était pas plus représentatif et fiable que le sien – mais que voir ne suffit pas pour connaître, puisque chacun peut voir des choses différentes.

« Ce qui caractérise la réthorique d’extrême-droite c’est que, systématiquement, le cas individuel suffit pour déduire des vérités générales. »

C’est pour cela qu’on répète les expériences. La science avance lorsqu’il y a un accord général sur la partie de vérité à laquelle on accède. Si j’insiste sur ce point, c’est parce qu’il dit beaucoup de la nature de l’extrême-droite. Ce qui caractérise la réthorique d’extrême-droite, c’est que, systématiquement, le cas individuel suffit pour déduire des vérités générales. Si vous donnez un cas général, on vous oppose un cas individuel. Or, la science moderne – qui nait de la révolution scientifique au XVIIe siècle – repose sur l’idée que l’on peut déduire la même chose d’une observation, qu’un consensus scientifique est possible par la confrontation des points de vue et l’examen critique de faits observés et répétés.

Mais je crois que cette caractéristique de l’extrême-droite va plus loin encore. Elle montre la conception que cette droite a du peuple. Le peuple est homogène, donc si vous prenez au hasard un membre du peuple, il suffit à représenter le peuple entier. C’est la raison pour laquelle, dès qu’il y a le moindre risque d’hétérogénéité, il faut l’exclure. Jan-Werner Muller parle à ce titre d’anti-pluralisme.

LVSL – Vous semblez dire que ces figures d’extrême-droite, à commencer par Renaud Camus se fichent des statistiques. Pourtant, Éric Zemmour n’a de cesse de s’appuyer sur le chiffre de 400 000 personnes arrivant chaque année sur le territoire national. Que pouvez-vous dire de ce chiffre ?

H. L.-B. – L’argument utilisé par Éric Zemmour, mais aussi par Didier Leschi – pour vous montrer que le « grand remplacement » n’est pas uniquement une obsession de l’extrême-droite – est qu’en 2019, 270 000 titres de séjour ont été accordés et 130 000 demandes d’asile formulées, soient un total d’environ 400 000 entrées. Or, le plus important n’est pas le nombre de personnes qui entrent sur le territoire, mais l’évolution de la population immigrée, c’est-à-dire la population qui arrive pour séjourner en France. Là aussi, il faut être attentif aux différentes durées de séjour. D’après les chiffres du ministère de l’Intérieur, un tiers des entrées sont le fait d’étudiants dont 40% rentrent chez eux moins d’un an après avoir obtenu leur titre de séjour. Voilà un exemple très clair d’entrée-sortie.

Pour cela, l’INSEE mène des enquêtes de recensement. Neuf millions de personnes sont interrogées de façon aléatoire chaque année. Cela permet de connaître, au premier janvier, la composition exacte de la population et de décompter. On s’aperçoit ainsi qu’en moyenne, 50 000 immigrés meurent chaque année. Entre les entrées, les sorties et les décès, la moyenne annuelle est de 120 000 migrants entre 2006 et 2020. Nous sommes bien loin des 400 000 annoncés…