Fuite des capitaux, dette, bras de fer avec la finance… Comment résister ?

© Bastien Mazouyer pour LVSL

Et si la gauche radicale gagnait les élections ? Bien qu’une réélection d’Emmanuel Macron soit à ce stade l’hypothèse la plus probable pour l’élection présidentielle à venir, la percée de Jean-Luc Mélenchon dans les sondages invite à considérer sérieusement cette possibilité. Si le programme du candidat de l’Union Populaire est très riche en propositions, il s’étend moins sur la façon de le mettre en œuvre, sans doute pour des raisons stratégiques. Or, la réaction des milieux d’affaires, des créanciers et des institutions européennes promet d’être brutale, notamment via une asphyxie budgétaire de l’Etat et la fuite des capitaux. Comment éviter un destin à la Tsipras et ne pas doucher les espoirs des classes populaires ?

« Le verdict du peuple grec signifie la fin de la Troïka » déclarait Alexis Tsipras, tout juste élu Premier Ministre, le 25 janvier 2015. Moins de six mois plus tard, celui-ci signait pourtant un troisième plan d’austérité, malgré le rejet de cette option par plus de 61% des Grecs par référendum. Cette tragique défaite de la gauche radicale rappelle combien les marchés financiers et les institutions européennes peuvent empêcher un gouvernement, pourtant légitimé par les urnes, d’adopter des mesures d’intérêt général. Certes, contrairement aux pays latino-américains, la Grèce n’a pas subi de coup d’état militaire. Mais l’expérience Syriza a laissé un goût amer aux Grecs, pour qui les promesses anti-capitalistes risquent de sonner creux pour au moins une génération.

Si la détermination de Tsipras et de son équipe peut être questionnée, cet épisode rappelle surtout l’impérative nécessité pour un gouvernement prônant une rupture avec le néolibéralisme de se préparer sérieusement à l’opposition frontale des marchés financiers, de l’Union européenne et des multinationales. En effet, si les blocages institutionnels, les éventuelles alliances avec des partis plus modérés ou encore l’opposition médiatique sont déjà de sérieux obstacles à la mise en œuvre d’un programme radical, l’adversaire principal reste le fameux « monde de la finance ». En outre, la démobilisation probable des citoyens et des corps intermédiaires suite à l’élection de la gauche radicale rend ce bras de fer d’autant plus ardu. Enfin, le capital politique dont dispose un gouvernement nouvellement élu tend à s’éroder rapidement en l’absence de gestes forts dès l’arrivée au pouvoir. La chute de Biden dans les sondages suite à ses renoncements à de nombreuses réformes promises durant la campagne (annulation de la dette étudiante, Green New Deal, mesures sociales…) l’a récemment démontré.

Organiser la résistance aux attaques spéculatives

Une récente note du think tank Intérêt Général liste un certain nombre de mesures pouvant être prises quasi-immédiatement pour envoyer un signal fort aux couches populaires. Par exemple, la hausse du SMIC, la revalorisation de certains minimas sociaux ou le blocage des prix peuvent être décidées par décret, sans nécessité d’attendre les élections législatives. Toutefois, les réformes fiscales permettant de financer ces dépenses supplémentaires nécessitent un nouveau projet de loi de finances, traditionnellement voté à l’automne. Dès lors, si un gouvernement radical prenait le pouvoir en France, le déficit de l’Etat augmenterait de manière significative durant une première phase. Depuis la fin du circuit du Trésor à partir des années 1970, c’est-à-dire le financement direct des dépenses publiques par la Banque de France, l’Etat a recours aux marchés financiers (1). Or, avant même la prise de fonction du nouveau gouvernement, ceux-ci peuvent augmenter les taux d’intérêt qu’ils exigent. Ainsi, en 2017, un « risque Mélenchon » était apparu sur les marchés à l’approche de l’élection présidentielle.

Comme le rappelle Raul Sampognaro, économiste à l’OFCE ayant contribué à la note d’Intérêt Général, « même des gouvernements qui ne sont pas de gauche radicale subissent des attaques spéculatives », mentionnant l’exemple de la coalition entre le Mouvement 5 Étoiles et la Lega en 2018 en Italie, qui avait fait bondir les taux d’intérêt, soit autant de « ressources perdues pour la transformation sociale ». Selon lui, la France pourrait connaître un sort similaire. Une situation qu’il estime « gérable » en raison du faible niveau actuel des taux d’intérêts, alors que la Grèce partait de beaucoup plus haut et avait vu ses taux augmenter de plus de cinq points lors des premiers mois du gouvernement Syriza. En outre, face à l’extrême volatilité de la Bourse, les titres de dette souveraine demeurent les actifs les plus sûrs et donc les plus convoités. Sampognaro rappelle enfin que « le fait que les politiques monétaires non-conventionnelles soient devenues plus permanentes que prévu crée un système qui atténue le pouvoir des marchés financiers ». Dès lors, la situation de la France, dont la dette reste soutenable, apparaît plus solide que celle de la Grèce.

« Si vous devez 1 000 livres à votre banque, vous avez un problème. Si vous lui devez un million, c’est elle qui a un problème. »

John Maynard Keynes

Toutefois, toutes les éventualités doivent être prises en compte. Ainsi, la BCE pourrait tout à fait décider de s’opposer au nouveau pouvoir en réduisant ses rachats d’obligations françaises sur le marché secondaire, mettant de nouveau en application la célèbre phrase de Jean-Claude Juncker, qui affirmait « qu’il ne peut y avoir de choix démocratiques contre les traités européens » qui sanctuarisent l’austérité. Si un tel scénario invite à considérer sérieusement l’hypothèse d’une sortie de l’euro, à court terme, d’autres leviers sont actionnables pour contrer les marchés. Les trésoreries d’entreprises publiques, les banques publiques et surtout l’épargne des Français – largement gérée par la Caisse des Dépôts et Consignations – pourraient servir à financer la dette supplémentaire en attendant de lever de nouvelles recettes. L’épargne accumulée dans les banques privées pourrait aussi être mise à disposition, comme l’expliquait l’économiste Jacques Nikonoff au Monde Diplomatique : « On réalise des emprunts forcés auprès des banques et des compagnies d’assurances. En d’autres termes, l’État impose à ces sociétés l’achat d’une fraction donnée de ses émissions de dette. » Si ces dispositifs peuvent paraître risqués, il faut rappeler qu’ils ont déjà été utilisés avec succès par le passé, par exemple en 2009 par la Californie, alors dirigée par le républicain Arnold Schwarzenegger… Ces solutions reviennent en fait à « reconstruire par d’autres canaux des vieux outils qui orientent l’épargne populaire vers le financement d’actions d’intérêt général » résume Raul Sampognaro.

Enfin, dans l’hypothèse où la dette deviendrait vraiment insoutenable, l’Etat peut toujours entrer en confrontation frontale avec les créanciers en faisant partiellement ou totalement défaut. Une hypothèse certes assez extrême, mais qui a historiquement permis de purger nombre de créances illégitimes et de sortir par le haut du cercle vicieux de la dette (2). Dans ce cas, l’option la plus stratégique consiste probablement à annoncer un taux maximum auquel les créanciers seront remboursés ou même à en rembourser certains mais pas d’autres pour éviter un front uni d’adversaires. En outre, la dépendance de l’Etat à ses créanciers fonctionne dans les deux sens : comme le rappelait John Maynard Keynes, « Si vous devez 1 000 livres à votre banque, vous avez un problème. Si vous lui devez un million, c’est elle qui a un problème. » Fragilisé par un défaut, même partiel, les banques risqueraient de s’effondrer, permettant leur socialisation à moindre coût par la suite, bien qu’au prix d’un certain chaos temporaire. Cette option n’est donc pas sans risques, mais elle illustre que le chantage des créanciers peut être renversé si la volonté politique est forte.

La menace de la fuite des capitaux

Si la masse considérable d’épargne des Français peut permettre de résister aux pressions des créanciers, encore faut-il que celle-ci ne quitte pas le pays. En effet, une politique de redistribution forte a toutes les chances de susciter une hostilité considérable auprès des gros patrimoines et des grandes entreprises. Or, si le bulletin de vote des investisseurs pèsent autant que ceux de leurs concitoyens, ceux-ci « ont un droit de veto sur la politique démocratiquement choisie » grâce à leur portefeuille, résume Sampognaro. Lorsque ceux-ci disposent de patrimoines peu liquides, c’est-à-dire très ancrés sur un territoire, par exemple des mines ou de l’immobilier, leur préférence va à un renversement du pouvoir. A l’inverse, lorsque leurs possessions sont surtout composées de titres financiers, ils préfèrent quitter le pays pour s’installer dans un État plus accommodant. Ce « paradoxe des actifs » constitue une explication originale pour comprendre, par exemple, pourquoi Salvador Allende a été victime d’un coup d’Etat tandis que François Mitterrand n’y a pas eu droit. Mais même sans effusion de sang, l’opposition des plus fortunés peut être très violente. 10 jours avant la prise de fonction de François Mitterrand, la Bourse de Paris avait ainsi dû être suspendue en raison de sa chute continue. 

Même sans effusion de sang, l’opposition des plus fortunés peut être très violente.

Dans le régime actuel de liberté de circulation des capitaux, reconnue comme « liberté fondamentale » dans l’Union européenne, et étant donné la rapidité avec laquelle les transactions peuvent être faites par ordinateur, cette fuite des capitaux peut être très rapide. Dès lors, des mesures immédiates et fortes sont nécessaires pour l’interrompre au maximum. L’économiste Frédéric Lordon imagine par exemple s’inspirer de la Malaisie, qui, lors de la crise financière asiatique de 1997-1998, avait mis en place un système de deposit : concrètement tous les investisseurs qui possèdent des actifs sur le territoire français ou qui souhaitent s’y implanter doivent verser une part importante de leur investissement dans un fond. L’argent leur est ensuite rendu s’ils quittent le pays, mais seulement s’ils y sont restés un certain temps minimum, par exemple un an. Une mesure qui permet de bloquer les mouvements spéculatifs tout en ne bridant pas les investissements productifs ou le commerce international.

Ensuite, si un contrôle des capitaux à proprement parler ne pourrait être mis en place à très court terme, et imposerait une confrontation directe avec l’Union européenne, le maximum doit être fait pour surveiller les mouvements de capitaux. « Le renforcement des moyens de l’administration, notamment fiscale, est la clé de voûte pour atteindre ensuite les objectifs plus structurels » explique Sampognaro. Même si « légalement un millionnaire a le droit de retirer sa fortune pour quitter la France, il est aussi obligé de le déclarer au fisc. Si l’information est suivie, on pourra le retrouver. » L’instauration d’un « impôt universel », déjà en vigueur pour les citoyens américains et suisses et proposé par Jean-Luc Mélenchon, permettrait alors de demander à ces individus fortunés de payer la différence d’impôts entre le pays où ils ont placé leur fortune et le taux français.

Par ailleurs, un certain degré de contrôle des capitaux pourrait être instauré en abaissant les montants à partir desquels une transaction doit faire l’objet d’une autorisation. La note d’Intérêt général rappelle que de tels dispositifs existent déjà afin de lutter contre la fraude fiscale, le financement du terrorisme, le blanchiment d’argent ou toutes sortes d’activités crapuleuses. Une amende, idéalement d’un montant égal à celui de la transaction, pourrait être instaurée pour les établissements bancaires qui effectuent ces transactions, afin de s’assurer de leur coopération, le tout assorti de contrôles rigoureux. Un tel dispositif avait par exemple été instauré en Islande suite à la crise financière de 2008, dévastatrice pour l’île. « Techniquement on pourrait même retirer les Îles Caïmans et les autres paradis fiscaux de SWIFT » (système international de transactions interbancaires), complète Raul Sampognaro rappelant que tout est question de volonté de politique.

Une telle offensive contre le capital poserait très vite la question du maintien dans l’Union européenne et la zone euro.

Bien sûr, de telles mesures demandent un vrai courage politique et comportent des risques. De plus, bien que nécessaires pour résister aux assauts des grandes fortunes et de la finance mondiale, elles ne permettent en rien de s’assurer du soutien d’une majorité de la population, qui ne pourra être obtenu que laborieusement, grâce à des actes concrets et rapides en matière sociale. Une telle offensive contre le capital poserait aussi très vite la question du maintien dans l’Union européenne et la zone euro. Enfin, les rapports avec le patronat ne manqueraient pas d’être tendus, bien que celui-ci ne soit pas monolithique et tout entier acquis aux revendications du CAC40. Autant de questions majeures qui ne pourront être mises de côté. Certes, de tels plans d’actions ne fédèrent pas les foules. Mais face à la feuille de route parfaitement rodée des élites néolibérales, une résistance déterminée et organisée sera indispensable. Au risque sinon de connaître le même sort qu’Alexis Tsipras.

Notes :

1/ Eric Toussaint, Le système dette: Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017.

2/ Benjamin Lemoine, La démocratie disciplinée par la dette, Éditions la Découverte, 2022.

Defaut sur la dette russe : un danger imminent ?

© Bastien Mazouyer pour LVSL

Le 9 mars, l’agence de notation Fitch Ratings annonçait « un défaut souverain imminent » sur les obligations russes, près de deux semaines après le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. En d’autres termes : Moscou s’apprêterait à ne pas rembourser l’intégralité de ses dettes. Ce mercredi 16 mars marque une échéance importante à cet égard, alors que la Russie doit procéder à un règlement de 117 millions de dollars d’intérêts à ses créanciers. Un défaut de paiement ne serait pas une première dans l’histoire. La Russie avait déjà fait défaut en 1998 suite à une crise financière majeure. Ou encore en 1917, lorsque les révolutionnaires répudiaient les emprunts russes contractés par le pouvoir tsariste. La situation est pourtant toute autre aujourd’hui. Et si, d’après la plupart des analystes, un défaut de paiement sur la dette russe ne constituerait pas un « risque systémique », il pourrait bien occasionner de sérieux dommages parmi les acteurs de la finance mondiale.

Les agences de notation sont unanimes : pour Fitch Ratings, Moody’s ou encore Standard & Poor’s, les obligations souveraines russes doivent désormais être considérées comme des actifs à haut risque (junk bond). En cause : la probabilité élevée d’un non-remboursement par la Russie de l’intégralité de sa dette. Il y a encore quelques semaines, la dette souveraine russe était pourtant considérée comme un investissement sûr (investment grade), compte tenu de son poids relativement faible (de l’ordre de 20% du PIB en 2020) et de l’importance des réserves extérieures accumulées par Moscou au cours des dernières années. L’invasion russe de l’Ukraine a complètement changé la donne.

Sanctions, contrôle des capitaux : les créanciers dans la tourmente

En premier lieu, même si la Russie dispose de réserves largement suffisantes pour honorer sa dette, les sanctions occidentales constituent un obstacle pour le versement des intérêts. Le blocage des réserves extérieures et les sanctions à l’encontre des banques russes ont rendu « les transactions internationales exceptionnellement difficiles » note Moody’s. Une difficulté accrue par les mesures drastiques prises par le gouvernement russe en réponse aux sanctions, visant à éviter la fuite des capitaux comme l’interdiction des transferts internationaux de devises étrangères.

Mais ce sont moins des difficultés techniques que la volonté de représailles de Moscou qui expliqueraient un possible défaut sur la dette russe. Plusieurs des mesures prises dernièrement vont dans ce sens. Le 3 mars, le paiement des intérêts aux détenteurs d’obligations russes libellées en roubles était tout simplement bloqué par la Banque centrale russe pour les investisseurs étrangers, en application des nouvelles mesures de contrôle des capitaux. Une décision équivalente à un défaut de paiement, lequel sera officialisé, selon les usages des marchés obligataires, dans un délai de 30 jours sauf régularisation – c’est-à-dire dans les premiers jours du mois d’avril.

Le 5 mars, la Russie adoptait par ailleurs un décret présidentiel permettant le relibellé en rouble des titres de dette russes libellés en devise étrangère (principalement en euros et en dollars) à un taux déterminé par la Banque centrale de Russie. Cette décision, applicable aux investisseurs issus de pays « inamicaux », pénalise les créanciers étrangers. Compte tenu des sanctions et de l’effondrement du rouble sur les marchés internationaux, il leur sera impossible d’échanger leurs roubles contre d’autres monnaies sans subir de lourdes pertes.

En théorie, le remboursement en rouble de dettes contractées dans d’autres monnaies est assimilable à un défaut de paiement. Les autorités russes insistent cependant sur le fait que les investisseurs seront payés. Elles font également valoir des clauses prévues pour les obligations émises après 2018 qui envisagent un remboursement en roubles dans le cas où la Russie serait incapable de payer en dollars pour des motifs « indépendants de sa volonté ». Dans ce cas de figure, il est probable qu’un tel relibellé des dettes russes fasse l’objet d’une bataille juridique pour déterminer s’il s’agit ou non d’un défaut.

Pour Carmen Reinhart, cheffe économiste à la Banque mondiale, le risque représenté par un défaut russe ne devrait pas être minimisé. Parmi les facteurs d’inquiétude : le possible non remboursement de la dette des entreprises russes, qui représente des montants bien supérieure à la dette souveraine.

Pour certains analystes, il n’est par ailleurs pas exclu que Moscou se contente purement et simplement de bloquer les paiements des intérêts – comme elle l’a fait pour les obligations libellées en rouble. « Ils n’ont aucune raison de payer à ce stade » expliquait un ancien gestionnaire de fonds au média spécialisé Bloomberg. Le suspense ne devrait pas durer : ce mercredi 16 mars, la Russie doit régler 117 millions de dollars d’intérêts sur des titres de dette libellés en devises étrangères. Deux autres remboursements sont attendus les 31 mars et 4 avril, respectivement à hauteur de 369 millions et de 2 milliards de dollars. Si la Russie ne rembourse pas ces sommes, le défaut ne sera officialisé qu’à partir du 15 avril – là encore après un délai de grâce de 30 jours. Dans le cas d’un remboursement en rouble, l’issue serait la même ; car les titres de dettes dont le paiement des intérêts est prévu ce jour (16 mars) ne comprennent pas de clause permettant un relibellé.

De nombreux acteurs exposés

Quelles pourraient être les conséquences d’un tel défaut ? Pour certains analystes, les retombées seraient limitées car les titres de dette russes ne représentent pas un montant considérable – conséquence de la politique de désendettement menée depuis 2014 par la Russie et des premières sanctions suite à l’annexion de la Crimée. Le total de la dette extérieure russe s’élevait à près de 500 milliards de dollars en septembre 2021 – contre 3200 milliards de dollars pour la France à la même période. La dette souveraine, émise par le gouvernement, n’y représente « que » 67 milliards de dollars.

Selon l’Institute of International Finance (IIF) et le Financial Times, les investisseurs étrangers seraient exposés à hauteur de 28 milliards de dollars sur la dette souveraine libellée en rouble ; et à hauteur de 20 milliards de dollars d’obligations souveraines libellées en euros et en dollars. Pour de nombreux économistes, comme l’ancien gouverneur de la Banque d’Angleterre Andrew Bailey, les liens financiers entre la Russie et le reste du monde sont limités et ne sont pas de nature systémique. Un défaut sur la dette russe ne serait pas à même de déclencher une crise majeure.

Pour Carmen Reinhart, cheffe économiste à la Banque mondiale, le risque représenté par un défaut russe ne devrait pas être minimisé. Parmi les facteurs d’inquiétude : le possible non remboursement de la dette des entreprises russes, qui représente des montants bien supérieure à la dette souveraine. Un défaut sur la dette privée, qui pèse plusieurs dizaines de milliards de dollars dans les portefeuilles des investisseurs étrangers, pourrait considérablement saler la facture. Pour l’instant, aucun blocage n’a été constaté, et les règlements prévus début mars pour la dette des géants Gazprom et Rosneft ont été effectués en bonne et due forme. Mais le gouvernement russe pourrait durcir sa position, suite à l’annonce américaine d’un embargo sur le pétrole russe, et entraver les paiements sur la dette privée. Une hypothèse prise au sérieux par les agences de notation comme Fitch, qui ont dégradé la note de plusieurs grandes entreprises russes (dont Gazprom et Lukoil).

Quels acteurs seraient particulièrement exposés à un défaut russe ? Les premiers concernés seraient les fonds et gestionnaires d’actifs qui figurent parmi les principaux détenteurs des 79 milliards de dollars d’obligations (privées et souveraines) dans les mains d’investisseurs étrangers. Parmi eux, des géants comme Capital Group, Blackrock, Vanguard ont révélé des expositions importantes aux titres russes. Mais le gestionnaire le plus sévèrement touché se nomme Pimco. Dans le portefeuille de ses fonds : 1,5 milliard de dollars d’obligations souveraines russes et une exposition de 1,1 milliard de dollars aux dérivés de crédit (Credit Default Swaps ou CDS). Certains fonds gérés par Pimco ont en effet vendu des quantités importantes de CDS, censés assurer les investisseurs contre un éventuel défaut de paiement de la Russie. S’il se confirmait, les pertes du gestionnaire pourraient en être considérablement accrue. Raison pour laquelle il est probable que Pimco fasse valoir qu’un probable défaut russe ne serait pas un défaut « classique » entraînant l’activation des CDS. En dernier lieu, cette décision devra être tranchée par l’instance de régulation des dérivés de crédit (le Credit Derivatives Determinations Committee), à laquelle participe les grands acteurs du marché des CDS… dont Pimco.

Les banques étrangères actives en Russie pourraient également être affectées par un défaut. Elles sont notamment impliquées dans le marché des titres de dette souveraine russe, ces derniers étant notamment utilisés comme instruments de gestion de la liquidité. De manière globale, les banques étrangères sont exposées à hauteur de 120 milliards de dollars aux actifs russes – tout particulièrement les banques françaises, italiennes et autrichiennes (à hauteur de plusieurs dizaines de milliards). Ce montant inclut cependant différentes participations, crédits et autres actifs liés à la Russie. Il est difficile de déterminer le montant exact de cette exposition qui serait concernée par un possible défaut russe, et les banques ont d’ores et déjà communiqué sur leur capacité à absorber des possibles pertes. Mais cela n’a pas empêché la chute des cours des banques les plus exposées.

Comme le note Carmen Reinhart, l’opacité des bilans des institutions financières est un facteur d’inquiétude : « Ce qui m’inquiète le plus, c’est ce que l’on ne voit pas ». Il n’est ainsi pas impossible que l’on découvre, a posteriori, les difficultés d’un acteur financier majeur particulièrement exposé à la dette russe. En 1998, le défaut de la Russie avait conduit à l’effondrement du fonds Long-Term Capital Management, obligeant la Fed à intervenir pour éviter la contagion.

En définitive, un défaut russe serait loin d’être anodin : il devrait occasionner de lourdes pertes pour certains investisseurs des marchés obligataires. Le déclenchement des CDS – si celui-ci devait être confirmé – pourrait également causer des dégâts. Compte tenu de l’endettement extérieur relativement faible de la Russie, de nombreux analystes considèrent que ses conséquences devraient être limitées. Un tel événement s’inscrirait cependant dans une période de grande fébrilité des marchés financiers et d’opacité des bilans. Il s’ajouterait à d’autres perturbations : choc d’offre sur le marché des matières premières, inflation, resserrement de la politique monétaire… Dans un tel contexte, il n’est pas exclu qu’une goutte d’eau fasse déborder le vase.

Pavlina Tcherneva : « Soit on garantit l’emploi, soit le chômage »

Pavlina Tcherneva

Pavlina Tcherneva est professeur d’économie à la Bard University de New York. Figure influente de la Théorie moderne de la monnaie (MMT), elle est l’autrice de La Garantie d’emploi – l’arme sociale du Green New Deal, traduit aux éditions La Découverte. Aux États-Unis, la Garantie d’emploi est une proposition particulièrement populaire, défendue par les partisans du New Deal vert et l’aile gauche démocrate. Elle consiste à mettre en place une offre d’emploi public à toute personne en faisant la demande, rémunéré à 15 dollars de l’heure – le salaire minimum fédéral défendu par le Parti démocrate – et permettant d’ouvrir les droits aux prestations sociales attachées à l’emploi conventionnel (cotisations pour la retraite, assurance maladie, congés payés, etc.). L’État agit ainsi comme employeur en dernier ressort afin de garantir le plein emploi, tout en établissant un seuil plancher en termes de salaire minimum et conditions de travail. Si la proposition a de quoi séduire, elle soulève de nombreuses questions, en particulier sur son financement et sa mise en œuvre concrète. En France, la sortie du livre a suscité du débat à gauche, relayé à travers de nombreux argumentaires publiés – entre autres – par Mediapart. Outre les aspects pratiques de la réforme, la question qui semble cliver est celle du dépassement du capitalisme. La Garantie à l’emploi est-elle un outil pour y parvenir, ou un leurre ? Nous avons interrogé Pavlina Tcherneva pour lui permettre de répondre aux principales critiques et nous éclairer sur l’applicabilité de sa proposition dans un pays comme la France. Entretien réalisé par Politicoboy.

LVSL – D’où vient l’idée de la Garantie d’emploi et quelle est sa finalité ?

Pavlina Tcherneva – La Garantie d’emploi (GE) n’est pas une idée nouvelle ; d’une certaine manière. Il me semble qu’on la trouve pour la première fois dans la Constitution française de 1793. Elle reconnaît que dans le système économique moderne, le travail salarié est déterminant et essentiel et qu’il constitue un droit fondamental. Vous retrouvez cette notion dans diverses constitutions, dans la Déclaration des droits de l’Homme de l’ONU et divers traités internationaux. La question est de savoir comment procéder pour garantir ce droit. Le principal élément qui unifie les propositions de Garantie à l’emploi est l’idée d’embauche directe des chômeurs par la puissance publique, seule institution capable de garantir le plein emploi. L’État est généralement responsable de nombreuses garanties : l’éducation, l’accès aux soins, etc. et il est responsable de la protection sociale. La Garantie d’emploi reconnaît que le gouvernement n’assure pas cet aspect fondamental de la sécurité pour la plupart des gens : l’assurance que si quelqu’un cherche un emploi, il en trouvera un. Ma proposition est nouvelle dans la mesure où elle relève le défi de garantir le droit à l’emploi via une option publique. Mais elle ne se limite pas à la création d’emplois. C’est aussi une force structurelle. C’est une nouvelle manière de faire de la politique budgétaire. C’est une façon de stabiliser l’économie. Et elle constitue un élément essentiel du New Deal vert. 

LVSL – Dans votre livre, vous insistez beaucoup sur le coût social et économique du chômage pour justifier la Garantie d’Emploi.

P.T. – Oui absolument, le chômage est un fléau, une plaie pour la société. Nous avons tendance à l’oublier car nous acceptons le chômage comme s’il était normal et naturel, mais il inflige des coûts et des souffrances terribles aux gens, aux familles et à leur entourage. J’ai écrit ce livre fin 2019, avant la pandémie, et j’y fais valoir que le chômage est une épidémie silencieuse. Ce n’est pas seulement son coût social, la façon dont il affecte les personnes mentalement et physiquement, leurs enfants et l’effet sur la santé, mais aussi la manière dont il se propage dans la société. Il se diffuse et se comporte comme un virus. Et quand il s’installe dans un territoire, il provoque cette maladie chronique de l’emploi qui fragilise le tissu économique local et affecte la population. Si nous voulons y remédier, nous devons reconnaître que nous en supportons déjà les coûts et qu’il s’agit d’un paradigme destructeur. Le secteur public est déjà comptable du coût du chômage, donc sa responsabilité est de mieux faire les choses en matière d’emploi.

« Le chômage est un fléau, une plaie pour la société. Il inflige des coûts et des souffrances terribles. »

LVSL – Pour ceux qui ne sont pas familiers avec le concept de Garantie à l’emploi, pouvez-vous expliquer son fonctionnement ?

P.T. – Clairement, le fonctionnement sera différent selon les pays. L’idée centrale est qu’il revient au secteur public d’assumer la responsabilité du plein emploi. Il doit organiser un programme qui fournit des emplois aux chômeurs de manière permanente. Peu importe que l’économie soit en récession, en pandémie ou en période de relative prospérité. Ainsi, le secteur public agit de manière anticyclique (anticyclique qui va dans la direction inverse du cycle économique NDLR). C’est un aspect très mal compris de la Garantie d’emploi, mais tous les programmes du gouvernement sont anticycliques ! La sécurité sociale, l’assurance-maladie, le logement, l’alimentation, tous sont anticycliques. La Garantie d’emploi sera également anticyclique, car en période de ralentissement économique, l’impact se fait d’abord sentir sur l’emploi. Comment fonctionnerait-elle ? Elle sera financée par l’État, mais idéalement, elle devrait être administrée localement. Les programmes qui réussissent sont ceux qui ont été conçus localement, de manière participative, car c’est à ce niveau que les besoins des collectivités territoriales sont convenablement identifiés.

LVSL – Prenons le cas d’une personne qui souhaite profiter de la Garantie à l’emploi, comment cela se passe-t-il ? 

P.T. – Prenez les Job Centers (équivalent des bureaux de Pôle emploi en France NDLR) qui gèrent l’assurance chômage. Pourquoi ne pas les utiliser également pour la Garantie d’emploi en leur demandant de mettre en place une banque d’offres d’emploi ? Ces centres peuvent solliciter des propositions auprès de leur collectivité territoriale afin d’établir une liste de propositions d’emplois. Ainsi, lorsque vous déposez une demande d’assurance chômage, vous pouvez également profiter de l’option d’une offre d’emploi à 15$/h plus les avantages sociaux (ou 32 000 $ par an – 26 000 euros environ). Si vous ne la voulez pas, vous toucherez l’assurance chômage. Mais si vous choisissez l’option d’emploi garanti, le travail qui vous est proposé est proche de votre résidence, vous n’avez pas à faire deux heures de trajet. Vous participez à un projet qui vous permettra d’acquérir un certain niveau d’expérience et peut-être de nouvelles compétences. Et vous pouvez poursuivre les recherches d’emploi en parallèle comme si vous travailliez dans le privé. L’emploi garanti est un emploi de base qui vous offre un tremplin. Vous disposez d’une sécurité de base. 

LVSL – On oppose souvent la Garantie d’emploi au Revenu universel. Cette seconde option n’a pas votre préférence : pourquoi estimez-vous qu’elle constitue une moins bonne solution pour éradiquer la pauvreté et le chômage ?

P.T. – Je ne suis pas opposée à un revenu de base, mais je suis contre un revenu universel défini comme un revenu garanti – de l’ordre du SMIC – distribué à toute la population. Ma conception de la sécurité économique est une conception globale, multidimensionnelle et dépendante de la façon dont les gens vivent l’insécurité économique. Ainsi, pour certains, l’insécurité se situe au niveau de l’accès à l’éducation, pour d’autres ce sera un problème de logement, de revenu ou d’emploi. Nous garantissons déjà des formes de sécurité du revenu. Le minimum vieillesse et les allocations familiales universelles sont des formes de revenu de base que je peux défendre. Ce qui me pose problème, c’est le versement d’un revenu de base de 30 000 dollars par an à chaque personne, riche ou pauvre (l’équivalent aux États-Unis du revenu correspondant à un emploi garanti, soit environ 2 000 euros brut par mois NDLR). Je pense qu’il y a un problème éthique à fournir aux personnes riches un revenu de base dont elles n’ont pas besoin. Mais cela pose également des problèmes macroéconomiques. Premièrement, cela ne résout pas la question du chômage. Fournir aux gens un revenu de base ne crée pas directement de l’emploi. Il y aura toujours du chômage, et nous savons par expérience que les personnes bénéficiant du revenu de base continuent à chercher du travail et n’en trouvent pas nécessairement. Les gens ont besoin d’un emploi. Il faut accepter cette réalité. 

« Je suis profondément opposée au revenu universel sur des principes macroéconomiques et des principes moraux. »

Ensuite, l’autre problème macroéconomique est celui de l’inflation. Si on verse 30 000 dollars par an à chaque personne, cela représente environ un tiers du Produit intérieur brut (PIB). Pourquoi verserions-nous un tiers du PIB, sans condition, à tout le monde ? Et peut-on vraiment espérer que les entreprises qui disposent d’un pouvoir de marché significatif ne vont pas augmenter leurs prix pour capter une partie de ce nouveau pouvoir d’achat sous la forme de profit ? Bien sûr qu’elles le feront. Et il n’y a aucun aspect anticyclique au Revenu universel. On dépense juste un tiers du PIB chaque année. Je suis donc fortement opposée au RU sur la base de principes macroéconomiques et de certains principes moraux, mais je reconnais que nous devons soutenir les gens de plusieurs manières, et pas seulement par l’emploi. Nous devons fournir des aides financières aux personnes qui ne peuvent pas travailler ou qui ne devraient pas travailler. Nous ne voulons pas obliger tout le monde à travailler, ce n’est pas l’idée derrière la Garantie d’emploi. Selon moi, les aides sociales et la Garantie d’emploi sont complémentaires. Vous mettez en place une Garantie d’emploi et un revenu de base sous conditions.

LVSL –   La question du financement semble avoir perdu de son importance, lorsqu’on voit comment les États ont pu débloquer des milliers de milliards pour le secteur financier en 2008, puis face à la crise du Covid-19 depuis 2020. C’est du moins le cas aux États-Unis, où Joe Biden continue de proposer de larges plans de relance. Dans votre livre, vous liez la Garantie d’emploi à la Théorie moderne de la monnaie et vous préconisez de la financer par la dépense publique. En France, nous n’avons plus de souveraineté monétaire. Cependant, l’Institut Rousseau (dans sa proposition d’Emploi vert garanti), a identifié près de 100 milliards d’euros de dépenses annuelles faites au nom de l’emploi, et qui pourraient être redéployées pour financer une Garantie d’emploi susceptible – sur une base optimiste – de financer environ 5 millions d’emplois garantis. Mais un tel programme ne risque-t-il pas d’être victime de son succès et de voir ses coûts exploser ? Plus précisément, est-il concevable en France ?

P.T. – Nous devons reconnaître que le fait d’appartenir à une union monétaire impose certaines restrictions que la plupart des autres pays ne subissent pas. Nous pouvons travailler dans le cadre de ces contraintes, mais nous devons en comprendre les limites. Cependant, si la Garantie d’emploi est couronnée de succès et reconnue pour sa réussite, je pense que l’étape suivante consistera à en faire une proposition au niveau de la zone euro, qui serait financée de manière beaucoup plus centralisée par le budget européen. Ensuite, comme vous l’avez mentionné, la Garantie d’emploi est déjà finançable. Les coûts du chômage sont déjà intégrés dans le budget de l’État. La politique fiscale actuelle procède à de nombreuses initiatives au nom de la création d’emplois. J’ai mentionné dans une tribune publiée dans le journal Le Monde les subventions que l’Institut Rousseau a identifiées. Nous dépensons effectivement sans compter pour les entreprises, à travers les subventions, les allègements fiscaux, les baisses de charges et les contrats publics. Mais nous n’obtenons pas d’effet notable sur l’emploi. En même temps, nous savons que le gouvernement doit prendre en charge la hausse de la pauvreté et la répercussion du chômage sur la santé, le logement, etc. ces coûts sont déjà présents mais sont pour beaucoup invisibles. Avec la Garantie d’emploi, vous réduirez tous ces coûts et ressentirez l’effet sur le budget de l’État, y compris au niveau des collectivités territoriales. De plus, vous générez des effets positifs. Vous revitalisez des territoires ; vous soutenez l’économie par la dépense. Le secteur privé se porte beaucoup mieux qu’en situation de chômage de masse. Il faut donc s’attendre à ce que l’environnement économique global s’améliore, et que les conditions de travail dans le secteur privé progressent. L’autre élément est que les emplois garantis deviendront la norme, et le secteur privé devra s’y conformer. Quand l’économie est en plein emploi, le secteur privé augmente ses salaires. Il y est contraint. Et ça sera une conséquence de la Garantie d’emploi.

« Soit vous garantissez le plein emploi, soit vous garantissez le chômage. Il n’y a pas d’autres alternatives. »

Le programme sera-t-il victime de son succès au point d’être submergé par les demandes ? Je pense que pendant une courte période, vous pourriez assister à un phénomène de cette nature. Je l’ai vu en Argentine ; ils ont traversé une terrible récession avec un taux de chômage à 40%. Le gouvernement a mis en place une garantie d’emploi, uniquement pour les chefs de famille. Je crois qu’ils s’attendaient à cinq cent mille personnes et ils en ont eu deux millions. Mais l’économie a repris et les gens ont commencé à retourner dans le secteur privé. Je ne pense pas que nous devions nous attendre à une explosion permanente du budget, mais si nous anticipons une forte demande, nous devons réaliser que les critères de Maastricht sont des limites artificielles. Comme vous l’avez dit, la crise l’a montré. Si nous voulons faire quelque chose, nous le faisons. Nous trouvons l’argent. Ce n’est pas un problème, même pour les pays européens.

LVSL – Quels sont les principaux enseignements de l’expérience argentine, du programme Work Projects Administration (WPA) de Roosevelt aux États-Unis et du système d’emploi rural garanti en Inde ?

P.T. – Pour moi, l’enseignement principal est que nous pouvons mettre en place un programme de GE rapidement. Une fois qu’il y a un engagement clair du gouvernement, l’organisation suit très rapidement. Le deuxième enseignement est qu’obtenir un emploi produit un impact profond sur les personnes qui ne sont pas parvenues à en trouver. Et nous savons que les personnes les plus vulnérables sont celles qui connaissent le chômage le plus long. Ainsi, lorsque les gens s’opposent à la Garantie d’emploi, ils s’opposent de fait à ce que nous fournissions ce type de sécurité économique aux plus vulnérables. Ils défendent le droit des employeurs à avoir du chômage et à pouvoir exploiter, discriminer et harceler. Il n’y a pas d’autre alternative. Soit vous garantissez l’emploi, soit vous garantissez le chômage. Nous devons simplement choisir. Pour moi, la question ne se pose même pas. La Garantie d’emploi, quels que soient ses défauts, est bien meilleure que tout ce que nous faisons aujourd’hui. Nous le voyons en Inde. Voici un pays où des millions de personnes vivent dans la pauvreté. Et pourtant, ils sont capables d’organiser un emploi garanti pour environ 30% des ménages. Chaque année, il y a des fluctuations, mais le programme est permanent. Les gens vont et viennent, et ils l’organisent démocratiquement depuis la base jusqu’au sommet. L’Argentine l’a organisé démocratiquement. Aux États-Unis, les gens ont tellement plébiscité ce programme qu’ils ont commencé à estimer que c’était la responsabilité du gouvernement de maintenir le plein emploi. Le programme de Franklin Delano Roosevelt a été abandonné pour des raisons idéologiques. Mais en Inde, ils ne peuvent pas faire cela parce que le droit est garanti par la loi. Donc ne concevez pas la Garantie d’emploi comme une politique de crise, faites-la comme une politique structurelle. C’est une troisième leçon.

LVSL – Dans la version française de votre ouvrage, le lien entre le New Deal vert et la Garantie d’emploi est mis en avant. Pourquoi la considérez-vous comme un aspect essentiel de la transition écologique ?

P.T. – Les discussions sur la transition écologique ont toujours été difficiles parce que nous n’avons jamais réussi à y inclure la question de l’emploi. L’accord de Paris est clair : une transition doit être compatible avec les droits de l’Homme et être juste du point de vue des travailleurs, conformément aux priorités nationales. Sans la Garantie d’emploi, certains craindront toujours de perdre la plate-forme pétrolière ou la mine de charbon qui fournissent des emplois certes peu nombreux mais bien rémunérés. Et donc il y a toujours cette tension entre les emplois et l’environnement. Mais avec la Garantie d’emploi, vous mettez en place une assurance pour la transition.

Après il y a en réalité trois garanties différentes dans le Green New Deal. La première est une garantie de revenu, pour les employés du secteur des hydrocarbures entre autres, qui leur offre une bonne retraite avec une bonne assurance maladie. La deuxième est la garantie d’emploi dont je parle. La garantie que les plus vulnérables auront une offre d’emploi de base avec les avantages sociaux. Et la troisième garantie est la socialisation plus large de l’investissement. La puissance publique créera suffisamment d’emplois pour les travailleurs de tout niveau de qualification et de revenus. La transition est donc majoritairement soutenue par le gouvernement. C’est la partie que les gens confondent. Ils pensent que la garantie de l’emploi est une socialisation plus large de l’investissement. Mais ce n’est pas le cas ! Le gouvernement doit mener la transition écologique, avec toutes les compétences, toutes les technologies, tous les acteurs, publics et privés.  Mais cela ne signifie pas que chaque personne aura un emploi. Sans la GE, les personnes vulnérables risquent quand même de se trouver sans emploi. 

LVSL – Prenons l’exemple d’un ingénieur ou plutôt d’un technicien qui travaille dans une raffinerie en France. Il s’agit d’un emploi qualifié et bien rémunéré. S’il perd son travail dans la transition énergétique, pour lui un emploi garanti ne demandant pas de qualifications particulières ne sera pas satisfaisant.

P.T. – La Garantie d’emploi n’est pas une solution pour toutes les pertes d’emploi. Si je suis un expert-comptable et que je perds mon emploi, la garantie d’un emploi de base n’est probablement pas satisfaisante. Elle ne sera probablement pas la solution à tous les problèmes du marché du travail. Je ne vais pas garantir à un avocat ou à un banquier d’affaires son emploi avec un revenu équivalent. Je ne vais pas concevoir une politique publique qui garantirait ces salaires élevés dans un marché du travail qui, de toute façon, détermine mal le prix de la main-d’œuvre. Ce que le gouvernement doit faire, c’est garantir le plancher. Et ensuite réfléchir de manière créative aux possibilités de soutenir le reste de l’économie. Mais le Green New Deal fournit une garantie pour l’ingénieur via les investissements dans la transition énergétique. Avec une formation adaptée bien sûr. Ainsi, dans un sens, si votre compétence est de travailler sur une plateforme pétrolière, oui, nous voulons que cette compétence disparaisse. C’est une qualification inutile. Je comprends donc que les revenus moyens ne bénéficient peut-être pas de la garantie d’emploi. Mais les revenus moyens bénéficient de l’investissement public et de l’investissement social important que le New Deal vert déploie. Pour établir une comparaison, il suffit de regarder ce qui est arrivé après la Seconde Guerre mondiale. Nous avons créé beaucoup d’emplois syndiqués, beaucoup d’emplois dans le secteur manufacturier, beaucoup d’emplois bien rémunérés grâce aux contrats publics et aux investissements de l’État dans les infrastructures. Mais nous n’avons pas créé d’emplois pour tous les chômeurs. Nous n’avons pas garanti le plancher. Nous avons mis en place un salaire minimum, mais si vous ne trouviez pas d’emploi, vous n’en bénéficiez pas. Ce que je propose, c’est de penser au plancher absolu et aux plus vulnérables qui ont aussi de la valeur. Personne n’est inemployable.  

LVSL – La question de la mise en place de la Garantie d’emploi soulève de nombreux doutes. On pense notamment à l’encadrement, à la formation ou encore à la nécessité de trouver des emplois utiles. Ne risque-t-elle pas de nécessiter une gigantesque bureaucratie ?

P.T. – Ce n’est pas dit. Si les pays émergent comme l’Argentine, l’Afrique du Sud – que je n’ai pas encore mentionné – ou l’Inde peuvent la mettre en place rapidement, un pays comme la France peut être tout à fait capable de le faire. Il y a d’innombrables tâches susceptibles d’améliorer notre bien-être qui peuvent être accomplies. Dans l’environnement en particulier, mais pas seulement. Premièrement, il y a beaucoup de travail disponible. Ensuite, critiquer l’aspect bureaucratique est très étrange. Nous avons une bureaucratie géante pour garantir l’éducation. Personne ne dit qu’il faut supprimer l’école pour autant. L’armée est une gigantesque bureaucratie. Si vous voulez mettre en place la Garantie d’emploi, vous devez le faire correctement. Bien sûr, vous allez avoir besoin d’une administration, mais n’oubliez pas qu’il y a déjà une lourde administration pour gérer la pauvreté et le chômage de même que pour gérer les prestations sociales, les aides au logement et contrôler les demandeurs. Aux États-Unis, il y a une bureaucratie énorme dans le seul but d’obliger les chômeurs à chercher des emplois qui n’existent pas. Donc la bureaucratie est déjà là. 

LVSL – Des gens comme Matt Bruenig (président du think tank People’s Policy Project aux États-Unis, proche de la gauche radicale) critiquent le fait que la Garantie d’emploi nécessite des emplois non qualifiés, qui ne requièrent pas des capitaux importants et qui ne soient pas essentiels afin de ne pas faire concurrence au secteur public traditionnel et de ne pas créer de vide lorsque les bénéficiaires d’un emploi garanti trouvent un autre emploi. Pour lui, cela signifie que seuls des emplois de faible qualité remplissent le cahier des charges de la Garantie à l’emploi…

P.T. – Pour un socialiste, c’est un point de vue très bourgeois ! C’est vraiment condescendant de dire que nous allons créer des emplois de faible qualité et à très faible niveau de compétences, sans reconnaître que la personne qui est au chômage est dans une situation très détériorée, et sans reconnaître que la façon dont le marché du travail fonctionne est particulièrement injuste et cruelle. Il n’y a pas d’emplois de mauvaise qualité. Nettoyer les rues, est-ce un emploi de faible qualité ? C’est de l’assainissement. C’est de la santé publique. C’est essentiel. Peut-on vivre sans assainissement ? Absolument pas. Planter un arbre. C’est un travail de mauvaise qualité ? C’est le poumon de la ville. Quel travail est de mauvaise qualité ? J’aimerais savoir ce qu’il entend par emploi de mauvaise qualité. Personne ne propose de casser des cailloux. Qui propose cela ?

LVSL – Mais reste le problème du vide créé lorsque les personnes quittent les emplois fournis par la Garantie d’emploi…

P.T. – C’est une question séparée. Elle découle de l’aspect contracyclique, aspect qui est mal compris. Le programme sera contracyclique parce que le secteur privé est lui-même contracyclique. Le chômage est contracyclique. Mais ce que la plupart des gens ignorent, c’est que tous les pays qui ont atteint le plein emploi ont été stabilisés économiquement. Regardez le Japon, regardez la Suède, ils ont ce modèle de socialisme corporatiste. C’est stable. Le taux de chômage est bas et stable. Avec la GE, il y aura un peu de fluctuations, mais c’est du fait du secteur privé. Le secteur public devra donc disposer de la structure nécessaire pour accueillir les personnes qui arrivent et, bien sûr, les laisser partir quand elles en ont besoin. Les gens quittent les emplois du secteur privé tout le temps ! Pourquoi serait-ce un problème pour la Garantie d’emploi ? Vous devez concevoir la Garantie d’emploi comme une structure permanente, parce que le chômage est permanent. Mais ce que je veux vraiment préciser, c’est que la Garantie d’emploi n’est pas un substitut à la fonction publique qui remplit une mission permanente. Ce n’est pas un substitut pour les écoles publiques, pour les inspecteurs du travail ou pour les infrastructures publiques, mais vous pouvez accueillir quelques personnes dans ces bureaux pour faire une formation sur le tas avant de les rediriger vers un emploi privé ou un emploi public conventionnel. La Garantie d’emploi est une option publique, pas un substitut à la fonction publique.

« La Garantie d’emploi est une proposition très populaire ! Nous devons nous organiser autour de propositions populaires. »

LVSL – En France votre proposition suscite du débat au sein de la gauche. Au-delà des aspects que nous venons d’aborder, certains économistes keynésiens comme Henri Sterdyniak, dont vous avez lu la critique, reprochent à la Garantie d’emploi son potentiel rôle de roue de secours du capitalisme, c’est-à-dire le fait qu’elle ne permette pas de le dépasser. Elle constituerait un mauvais combat, voire une erreur stratégique. Au lieu de porter la lutte au sein des entreprises, au point de production où s’exprime de façon la plus directe le rapport de force entre travail et capital, la GE renoncerait à contraindre les entreprises à assurer l’emploi. À l’inverse, d’autres économistes keynésiens ou le journaliste économique Romaric Godin, auteur de la postface de votre livre, voit dans la GE une arme pour les luttes sociales, au potentiel révolutionnaire.

P.T. – Permettez-moi de commencer par la question de la remise en cause du capitalisme. La Garantie d’emploi ne se substitue pas à d’autres causes progressistes que l’on peut promouvoir par ailleurs. Mais elle remplace le système actuel. J’ai du mal à imaginer qu’on puisse défendre une autre approche qui serait disruptive tout en perpétuant le chômage de masse et ses effets. Est-ce l’avenir que les socialistes veulent bâtir, sur le dos des chômeurs ? Si c’est le cas, je ne suis pas d’accord. La Garantie d’emploi éradique cette abomination qu’est le chômage. Et si vous voulez des politiques plus révolutionnaires, elles peuvent être mises en place en parallèle. Mais regardez. Les syndicats américains ont adopté et soutiennent la Garantie de l’emploi. La CES (Confédération européenne des syndicats) l’a également adoptée. Les gens doivent comprendre son pouvoir. Si la crainte du chômage ne fait plus partie de la négociation, et si la menace du chômage ne plane pas constamment sur la tête des travailleurs, vous disposez d’un outil que vous n’aviez pas auparavant. Peu importe ce que vous souhaitez en faire. Alors, est-ce que la GE va sauver le capitalisme ou non, je ne trouve pas que ce soit un débat très pertinent, parce que la GE apporte une transformation positive à un système économique très injuste. Et c’est aussi une proposition très populaire ! Regardez les enquêtes d’opinions. Je pense que nous devons en prendre conscience. Nous devons nous organiser autour de propositions populaires. Si quelqu’un veut militer et lutter, c’est une proposition qui est sur la table. C’est la base d’un nouveau contrat social. Vous en faites ce que vous voulez. Je pense que Romaric Godin a raison, que cela pourrait avoir un potentiel révolutionnaire. Cela fait pencher la balance du rapport de force davantage en faveur des travailleurs et leur donne un plus grand pouvoir. Mais je reconnais volontiers que le but de la GE n’est pas de dépasser le capitalisme. Ce programme n’a pas été conçu pour offrir des solutions à tous les problèmes du capitalisme.

LVSL – Le secteur privé doit-il craindre la Garantie à l’emploi ? On pourrait arguer que ce projet soutiendrait la demande et stabiliserait l’économie.

P.T. – Je suis certaine que le secteur privé ne va pas aimer cette proposition. Nous voyons bien comment les représentants patronaux et la droite en parlent. Ce qui est plus intéressant, c’est que nous observons un soutien en faveur de la Garantie d’emploi depuis les quatre coins de la société civile. La question est de savoir comment parvenir à la mettre en place. Les capitaines d’industrie vont s’y opposer, c’est certain. Ils se sont toujours opposés à ce type de politique. L’Inde a-t-elle réussi ? Dans un sens, oui. Ils ont réussi à en faire une loi. C’est-à-dire que le gouvernement est responsable de garantir l’emploi. Le programme a beaucoup de problèmes. Les industriels le combattent tout le temps. Ils essaient de saper son financement. Ils essaient d’obtenir des contrats privés à la place d’un emploi public direct. Bien sûr, c’est un processus. Mais il y a des éléments déterminants. Si nous ne voulons pas défendre le privilège capitaliste de payer des salaires de misère, il faut établir une norme. Il n’y a tout simplement pas d’autre moyen. Si vous voulez vraiment mettre en place un salaire minimum et le plein emploi, vous devez également garantir la possibilité d’obtenir un emploi au salaire minimum. Et pour en revenir à votre question, n’est-ce pas Franklin D. Roosevelt qui disait : « Traitez les intérêts financiers comme des bébés. »  Ou bien était-ce Keynes dans une lettre à FDR « Vous devez accepter le fait qu’ils se plaignent en permanence, et les ignorer. »

Heu?reka : « La crise de l’euro est une crise de la législation européenne »

Envoyé par Heu?reka, montage LVSL
© Hugo Baisez

Gilles Mitteau, plus connu sous le pseudonyme d’Heu?reka, est un vidéaste vulgarisateur d’économie et de finance. Dans ses documentaires, disponibles sur la plateforme YouTube, comme dans son livre Tout sur l’économie, ou presque (Payot, 2020), il s’attaque à des problèmes en apparence complexes comme la question de la dette souveraine, de la crise des subprimes ou encore de la réforme des retraites. Nous avons voulu nous entretenir avec lui afin de mieux comprendre son parcours et sa vision de l’économie.

LVSL – Vulgariser une discipline comme l’économie est assez compliqué : beaucoup de termes et de mécanismes sont méconnus du grand public, même s’ils ne sont pas nécessairement très complexes. Comment procédez-vous pour rendre votre propos accessible au plus grand nombre ?

Gilles Mitteau – J’ai une petite astuce qui consiste à me dire que je suis dans un bar avec des amis en train de discuter. Comme je veux essayer de transmettre des termes qui peuvent être parfois techniques, j’ai construit un personnage qui va parler en termes formels et qui est accompagné de son ami avec qui il discute ; cette deuxième personne essaie de tout reformuler pour que l’ensemble soit un peu moins doctoral. La combinaison des deux fonctionne bien, c’est une formule efficace !

LVSL – Lorsqu’on visionne vos vidéos, on a souvent l’impression que, contrairement à ce qu’affirmait Margareth Thatcher, il existe bien des alternatives concrètes à l’organisation économique de nos sociétés. Vous montrez que les économistes, loin de former un corps de métier monolithique, ne pensent pas l’économie de la même manière. Est-ce l’un des aspects qui vous a motivé à réaliser des vidéos ? 

G.M. – C’est plus le travail que je faisais en salle des marchés qui a déclenché l’envie de créer la chaîne. Lorsque je me suis lancé, je suis parti du principe que je connaissais déjà la finance et qu’apprendre l’économie n’allait pas être trop difficile car ces deux thèmes sont très connectés. Pourtant, quand j’ai cherché des livres pour alimenter mes vidéos, je me suis rendu compte qu’il existait beaucoup d’avis divergents au sein du milieu académique. Ce n’est donc pas parce que je voulais trouver des divergences que je me suis lancé mais, a contrario, je voulais plutôt comprendre ce que disait la vraie science sur l’économie. Je me suis rendu compte que le milieu académique n’était pas du tout unanime !

NDLR : Sur la question du (manque de) pluralisme en science économique, lire sur LVSL l’article de Guilaume Pelloquin : « Pour une science économique digne du monde d’après »

LVSL – Parlons maintenant des enjeux économiques actuels. D’après vous, quels sont les plus grands dangers auxquels nos sociétés vont faire face dans un avenir proche ?

G.M. – À mon avis, on aura deux choses à craindre : les enjeux climatiques et les inégalités. Le risque climatique est assez évident puisqu’il pose des problèmes dans le monde réel, physique, et pas seulement sur les fichiers Excell des traders. Les inégalités peuvent soulever des mouvements sociaux qui illustrent bien le fait que notre système économique a vraiment un problème de fond, comme ce fut le cas des Gilets jaunes. De plus, les bulles spéculatives et les crises financières représentent autant d’épées de Damoclès qui planent au-dessus de nos têtes et qui sont aussi reliées aux inégalités.

« La sphère financière s’intéresse à la valeur des choses alors que la sphère économique s’attèle à fabriquer des biens et des services. Il n’y a aucune raison pour qu’une crise de valeur se transforme en un problème de fabrication. » 

Quelque part, le fonctionnement même de la finance provoque des crises. Il ne faut pas croire que les crises financières sont particulièrement techniques. C’est juste un problème psychologique de coordination, comme lorsqu’une horde d’animaux change tout d’un coup de trajectoire. Il est très difficile de comprendre pourquoi le troupeau a tourné, ça n’est pas simplement un individu qui guide tous les autres mais plutôt les acteurs qui s’autoréférencent. Les crises financières ont toujours été là et continueront à l’être tant qu’il y aura des marchés financiers. Pourtant, il y a certainement des mesures à prendre pour empêcher le transfert des crises financières vers les dépréciations économiques. 

LVSL – Quelles mesures seraient à même d’éviter ce phénomène ?

G.M. – La sphère financière s’intéresse à la valeur des choses alors que la sphère économique s’attèle à fabriquer des biens et des services. Il n’y a aucune raison pour qu’une crise de valeur se transforme en un problème de fabrication. Il faudrait couper le lien entre les deux, et le lien le plus évident, ce sont les banques. Cette décision-là a été prise à la suite de la crise de 1929 aux États-Unis, quand les banques de dépôts ont été différenciées des banques d’affaires. Cependant, cette loi de séparation des activités bancaires a été abrogée sous le mandat de Bill Clinton. Et le pouvoir politique ne l’a pas remise au goût du jour après 2008 – ni aux États-Unis, ni en Europe, probablement parce que les banques sont beaucoup trop puissantes. Pourtant c’est à mon avis la mesure la plus efficace pour limiter les dégâts d’une crise financière.

Il y a bien sûr d’autres solutions. La réduction des inégalités en fait partie afin d’éviter la concentration de l’épargne. On pourrait aussi limiter au maximum le placement de l’épargne sur des marchés financiers qui demeurent essentiellement spéculatifs. Pourtant, on ne prend pas du tout cette direction quand on voit par exemple que la réforme des retraites semble ouvrir la voie à un futur système par capitalisation. Aucun système de retraite par répartition ne peut causer de bulle spéculative ni de crise financière alors qu’un système par capitalisation – avec des fonds de pension qui placent l’épargne des travailleurs sur les marchés – peut largement y participer.

LVSL – Récemment, l’effondrement du fonds spéculatif Archegos a ravivé les craintes d’un krach boursier de grande ampleur, que l’on annonce à intervalles réguliers. Pour vous qui avez travaillé sur les marchés financiers par le passé, une telle explosion est-elle inévitable dans un futur proche ?

G.M. – Est-ce qu’il y aura une crise financière ? Je pense que oui. Est-ce qu’elle arrivera bientôt ? Je n’en ai aucune idée. L’important n’est d’ailleurs pas de prédire la date d’une telle crise mais de comprendre les phénomènes systémiques qui pourraient la provoquer. Les crises financières, il y en aura tout le temps ; ça fait partie de l’essence même des marchés financiers. Il faut bien comprendre que les marchés financiers sont auto-référentiels : lorsqu’un acteur financier prend une décision, elle est immédiatement perçue comme une information qui incite à l’action. L’achat pousse à l’achat, qui pousse à plus d’achat et inversement. Fondamentalement il y aura toujours des krachs boursiers et des crises financières. Il est pourtant impossible de savoir quand aura lieu la prochaine car un krach est un phénomène psychologique. Il nous est seulement possible de constater qu’il y a des éléments inquiétants qui pourraient participer à déclencher une crise. Je pense, encore une fois, au risque climatique et aux inégalités.

« Pourquoi se baser sur la dernière transaction pour valoriser les actions ? Tout simplement pour causer de fortes variations de valeur qui peuvent faire peur ! »

Si la finance n’était pas spéculative et avait vraiment pour rôle d’essayer de prédire le destin de l’économie, les financiers se préoccuperaient de ces problèmes. Pourtant, ces derniers ont peur de certains phénomènes dont ils ne devraient pas s’inquiéter s’ils comprenaient mieux l’économie. Je pense notamment à la dette. Les crises financières et économiques sont en outre très connectées à nos règles comptables actuelles qui sont complètement dépassées.

LVSL – Pouvez-vous être plus spécifique sur ce point ? 

G.M. – Il nous faut comprendre qu’une crise financière est une crise causée par la perte de valeur que l’on donne à des biens. Du jour au lendemain, certains actifs peuvent perdre de la valeur mais ne disparaissent pas pour autant. Même lors d’une crise, une entreprise qui perd de la valeur reste ouverte et les gens continuent d’y travailler. Il n’y a aucune raison que cela nous empêche de les utiliser et de continuer à vivre normalement comme d’habitude. C’est l’aveuglement vis-à-vis de nos règles comptables qui cause l’arrêt de la machine. On pense que tout devrait s’arrêter de fonctionner si la valeur des choses venait à descendre en dessous d’un certain seuil. C’est une règle totalement arbitraire. Dans notre système actuel, la valeur est définie par le prix de la dernière transaction. Cela signifie que si je possède plusieurs actions et que quelqu’un décide de m’en acheter une en échange de 40 euros, alors comptablement, je dois déclarer que toutes mes actions valent 40 euros. Si le lendemain, quelqu’un m’achète une autre de mes actions pour 35 euros, alors je dois désormais déclarer qu’elles valent 35 euros. Pourquoi se baser sur la dernière transaction pour valoriser les actions ? Tout simplement pour causer de fortes variations de valeur qui peuvent faire peur !

On pourrait par exemple décider de se référer à l’historique des trois dernières années de transactions et d’en faire une moyenne. Nous limiterions alors grandement les effets de panique. De plus, dans notre système, une entreprise financière comme une banque s’arrête de fonctionner si la valeur des actifs financiers qu’elle possède tombe en dessous d’un certain seuil correspondant à la quantité de dette qu’elle doit rembourser. À partir du moment où on commence à penser que la valeur conférée à une action – ou à un produit financier en général – n’est pas celle de la dernière transaction mais se réfère à un historique, les variations de prix sur les marchés financiers deviennent beaucoup moins importantes. On passerait d’une mer agitée avec des creux de plusieurs dizaines de mètres à un océan calme où une tempête pourrait difficilement se déclarer. De même, décider qu’une entreprise doit fermer lorsque la valeur de ce qu’elle possède descend en dessous d’un certain seuil est une règle idéologique. Nous pourrions très bien abaisser ce seuil sans que ce soit illogique.

LVSL – Vous avez évoqué dans vos vidéos le problème du trading haute fréquence que pratiquent des fonds comme Blackrock. Cette finance à très haute vitesse peut-elle entraîner des crises qui n’auraient pas lieu d’être ?

G.M. – Le trading haute fréquence peut effectivement précipiter les cours dans un sens ou dans l’autre, avec des algorithmes qui interagissent et font, in fine, monter ou baisser un prix. Le mécanisme est toujours le même : un algorithme, par ses achats et ventes répétés, provoque une petite hausse ou baisse de prix ; ce changement est interprété comme une information positive ou négative qui pousse alors d’autres algorithmes à acheter ou vendre et donc, à faire monter ou baisser le prix. Un tel événement peut provoquer un krach de la valeur qui se transmet à l’économie réelle par le prisme de règles comptables.

LVSL – Vous venez de publier un documentaire sur la question de la dette détenue par la Banque Centrale Européenne (BCE). Plusieurs personnalités, à l’instar de Nicolas Dufrêne et Alain Grandjean, plaident pour son annulation. Cette proposition radicale devrait-elle être plus abordée dans le débat public ou est-elle totalement irréalisable ?

G.M. – Elle n’est pas du tout irréalisable. Pourtant, cette proposition touche à des dogmes, à une idéologie. Elle nous invite à réfléchir à notre conception de la dette. Qu’est-ce que la dette ? Ce sont des contrats que l’on signe entre nous, des règles, des lois. C’est comme si on disait du code civil qu’il ne faut surtout pas y toucher alors que c’est nous-même qui l’avons conçu. Si le code civil ne nous convient plus, rien ne nous empêche de le modifier… Pour l’instant l’annulation de la dette est une question qui choque encore. Ce que montrent des économistes comme Alain Grandjean et Nicolas Dufrêne, c’est que, dans le cadre des lois existantes, il serait possible de l’annuler sans qu’aucun épargnant ne soit lésé. Ces derniers montrent également que nous devons à tout prix désacraliser la dette, qu’il faut arrêter de la penser dans les termes suivants : « il faut rembourser la dette, nous n’avons pas le choix ». Si, dans le passé, nous avons décidé qu’il fallait à tout prix rembourser cette dette, rien ne stipule qu’on ne doit pas réinterroger cette règle aujourd’hui.

NDLR : Sur la question de la dette, lire sur LVSL l’entretien réalisé par Nicolas Vrignaud : Eric Toussaint : « 59 % des montants de la dette réclamés à la France sont illégitimes »

LVSL – Justement, de nouveaux courants économiques, comme la MMT (Modern Monetary Theory), proposent de renouveler notre manière de concevoir la dette étatique. Stéphanie Kelton est une personnalité influente de cette mouvance. Elle propose de sortir du « mythe du déficit » où les dépenses publiques sont trop souvent considérées comme un problème. L’État, à l’inverse des ménages qu’il fédère est capable, par le prisme de sa Banque Centrale, d’émettre de la monnaie. Que pensez-vous de ces constatations ?

G.M. – J’ai lu Le mythe du déficit de Stéphanie Kelton. C’est un ouvrage très intéressant. Le cadre de raisonnement est excellent puisqu’il permet de comprendre en détail le fonctionnement de l’économie moderne. C’est une théorie très monétaire, donc centrée sur la monnaie, qui permet de comprendre comment cette dernière est créée, puis détruite et comment s’articule sa relation avec la dette.

Mon seul souci avec cette théorie, c’est qu’elle est, comme souvent avec les théories monétaires, légèrement simplificatrice. La MMT n’est pas une théorie uniquement descriptive mais également normative. Elle décrit un monde monétaire qui inclut d’ores et déjà les réformes qu’elle souhaiterait voir advenir. La simplification majeure de la MMT est d’associer État et Banque Centrale, de les faire fusionner en une seule et même unité. La réalité ne correspond pourtant pas à cette description. La Banque Centrale Européenne (BCE) est complètement indépendante vis-à-vis des États membre ce qui lui vaut de nombreuses critiques de la part de Stéphanie Kelton. Il y a une également une certaine indépendance de la banque centrale américaine, même si cette dernière doit rendre des comptes au pouvoir politique. La MMT va faire fusionner ce pouvoir avec la banque centrale en montrant que lorsqu’un État prend une décision, la banque centrale va immédiatement réagir et appliquer ce que préconise l’État.

NDLR : Pour en savoir plus sur la MMT, lire sur LVSL l’entretien réalisé par Politicoboy : Stephanie Kelton : « pour garantir le plein emploi, sortir du mythe du déficit ».

Or, force est de constater que ce schéma ne s’applique pas à la réalité. La théorie est donc descriptive, dans le sens où elle arrive très bien à décrire la circulation de la monnaie entre les banques, les entreprises, les particuliers et un bloc État/banque centrale. Elle montre d’ailleurs à quel point ce bloc État/banque centrale est souhaitable et fonctionnerait très bien. Mais la réalité c’est que pour le moment, État et banque centrale sont bien des entités distinctes.

LVSL – La MMT plaide pour l’inverse de ce que l’on observe aujourd’hui où sont préconisées les Banques Centrales indépendantes du pouvoir politique…

G.M. – Oui, totalement. La MMT plaide pour un contrôle démocratique sur cette institution centrale pour notre économie. La Banque Centrale devrait être une institution politique comme les autres, avec des lois capables de faire tomber les représentants de cette organisation, de relancer des élections. Il faut que le peuple en ait le contrôle définitif. Rien ne justifie qu’elle soit une machine purement technocratique.

LVSL – Vous avez analysé dans une série de vidéos la crise économique qui a affecté l’Union Européenne en 2010. Vous montrez que nous avons beaucoup d’idées reçues, éloignées de la réalité, sur cette période. Quelles sont celles que vous souhaitez le plus déconstruire ?

GM – On pense trop souvent la crise de l’euro comme une crise de la dette souveraine alors qu’on devrait davantage chercher son explication dans la réglementation européenne. C’est une crise venue des règles financières que l’on s’est auto-imposé, la zone euro a mal été construite. Les dépenses des uns sont les revenus des autres. Jusqu’à la crise de 2008, les États ne dépensent pas de manière excessive, c’est plutôt le secteur privé – les particuliers et les entreprises – qui investit et consomme beaucoup. A partir de 2008, à cause de la panique financière liée aux subprimes, le secteur privé se met à avoir peur et réduit ses dépenses. On perd donc des revenus : s’il y a moins de dépenses au niveau global, il y a moins de revenus. Les États ont essayé de se mettre à dépenser plus afin de combler ce manque et de maintenir les revenus à des niveaux semblables à celui d’avant 2008. Pendant que le secteur privé remboursait plus de dettes qu’il n’en créait de nouvelles, le secteur public a fait l’inverse : il s’est mis à augmenter sa dette afin de pouvoir plus dépenser. Tous les États ont la capacité de faire ça sans problème puisqu’ils sont connectés plus ou moins directement à leur banque centrale. Mais nous sommes la seule zone monétaire au monde où on a coupé aussi radicalement ce lien. Résultat : les États s’endettent sur les marchés financiers, et si les marchés financiers disent « Non, je ne veux pas vous prêter », alors nos État se retrouvent dans une situation délicate.

Dans beaucoup d’autres pays, la banque centrale a le droit de participer à cette sorte d’enchère sur les marchés. C’est-à-dire que finalement les marchés financiers connectent l’État avec des investisseurs variés, dont la banque centrale. Cette dernière peut imprimer autant de monnaie qu’elle le souhaite et donc in fine acheter autant de dette qu’elle le veut. En zone euro, l’État doit aller sur les marchés financiers sans aucune aide de sa banque centrale. Or la finance a tendance à aider ceux qui ont le moins besoin d’aide et à ne pas aider ceux qui en ont le plus besoin, c’est classique en période de crise, cela s’appelle le « flight to quality » (l’envol vers la qualité).

Pendant la crise de 2008-2009, les situations économiques des différents pays se sont détériorées, les financiers ont arrêté de prêter aux pays du Sud du fait d’un manque de confiance. On s’est très vite retrouvé avec ce que beaucoup ont appelé à tort une crise de la dette souveraine qui est en réalité une crise de la législation européenne. Il n’y a pas de crise de la dette souveraine au Japon, aux États-Unis, en Chine, parce qu’il n’y a aucune raison que l’État n’ait pas accès à du financement, quel que soit le montant. Nous en Europe on a décidé qu’un tel fonctionnement n’était pas souhaitable et on s’est pris une crise tous seuls. Nous l’avons créée nous-même, avec nos règles.

« Aux États-Unis, on peut changer très facilement de politique économique et monétaire parce que la Constitution n’est pas très précise à ce sujet. En Europe, pour modifier un traité, l’équivalent d’une constitution, il faut négocier à 27 ».

Notre solution principale a été de faire de l’austérité, ce qui a posé énormément de problèmes. Le Produit Intérieur Brut (PIB) grec a baissé d’un quart. C’est énorme ! La crise a été causée par le secteur privé qui a fait de l’austérité, et la réponse a été de dire que le public devait faire de même. Si les dépenses sont réduites dans le secteur privé et dans le secteur public, il y a une double réduction des revenus pour la population en général, donc une double crise. Certaines institutions sont depuis revenues sur ce problème. Le FMI a par exemple admis avoir fait une erreur en favorisant l’austérité, notamment en Grèce.

LVSL – Certaines idées reçues relatives aux pays européens dits « du Sud » se sont largement diffusées dans l’espace public. À quels acteurs ont-elles profité ?

G.M – Il est très pratique de trouver un bouc émissaire. Dans de telles situations, soit c’est notre système qui est mal foutu, soit c’est que ces gens l’ont mérité. Quand on se retrouve face à des gens qui se mettent à perdre énormément du jour au lendemain, quand on a des images de Grecs à la rue, qui n’ont pas de soins, la réaction récurrente est de nier la réalité. Il est beaucoup plus facile de dire que c’est la faute des gens et qu’ils sont responsables de leur propre sort, que ce sont des cigales qui ont chanté tout l’été. Cela permet de pas remettre en cause tout le système dans lequel on vit, le système économique et financier qu’on a mis en place. C’est une solution de facilité qui permet d’éviter de se regarder dans le miroir et de se remettre en question.

LVSL – Neuf mois après son annonce en grande pompe, le plan de relance de l’Union Européenne patine toujours. Pendant ce temps, les États-Unis et la Chine ont déjà investi des sommes colossales pour que leurs économies puissent faire face à la crise sanitaire que nous traversons. Par impuissance politique ou par dogmatiste économique, sommes-nous en train de reproduire les mêmes erreurs qu’il y a 10 ans ?

G.M – Je ne pense pas que l’on reproduise les mêmes erreurs du passé tant que l’austérité n’est pas préconisée. Le moment où on entendra parler d’austérité au niveau européen, de la part de la Commission, là on pourra se dire que l’on refait exactement les mêmes erreurs. Pour l’instant on assiste plutôt à des déclarations des institutions européennes qui vont dans le sens de l’endettement des États membres. Après, en termes de montants injectés dans l’économie, on est beaucoup trop faibles. C’est dû à un mélange de difficulté de négocier à 27 et à la présence d’une idéologie de fond qui reste très libérale, très conservatrice. L’Europe est dépendante de sa construction, des règles qu’elle a mises en place. Pour d’autres pays, les règles sont beaucoup plus facilement transformables, il suffit d’un nouveau gouvernement pour faire tomber une loi et en mettre une autre à la place, les règles ne sont pas aussi contraignantes. Aux États-Unis, on peut changer très facilement de politique économique et monétaire parce que la Constitution n’est pas très précise à ce sujet. En Europe, pour modifier un traité, l’équivalent d’une constitution, il faut négocier à 27. Pour l’instant je n’ai pas l’impression qu’on refasse les mêmes erreurs, du moins tant que la Commission ne se remet pas à brandir la règle des 3%.

LVSL – Dans le futur, la question de l’austérité risque pourtant de revenir sur le devant de la scène. Des documents comme le rapport Arthuis attestent de ce phénomène…

Dans le futur, c’est un discours qui va évidemment revenir puisqu’il est utilisé par des conservateurs pour se faire élire. Ça va être un combat plus politique qu’économique. Beaucoup d’économistes préconisent de ne pas administrer de nouvelles « cures » d’austérité. Mais cela va revenir c’est certain, parce que le combat de la relance keynésienne contre l’austérité est un débat vieux comme le capitalisme. J’ai l’impression que les économistes vont plutôt pencher du côté de la relance, mais il n’empêche que la population choisit ses dirigeants, et si on vote pour des politiques de droite, on aura de l’austérité.

LVSL – La réforme des retraites pourrait faire son retour une fois la crise COVID enfin derrière nous. Il est fort probable que le passage à la retraite par points sera alors présenté comme une nécessité absolue. Vous qui avez réalisé de nombreuses vidéos sur le sujet, pouvez-vous nous rappeler le choix de société auquel correspond l’abandon du système par répartition pour ce système à points ?

La question des retraites est encore une fois un combat idéologique plutôt qu’un débat technique. Il y a plusieurs manières de concevoir les retraites. Dans le système qu’on est en train de mettre en place, la retraite que l’on va percevoir correspond aux sous que l’on a gagnés dans sa vie, comme une épargne. Dans ce type de système « à points », on prend un petit pécule chaque mois aux personnes qui travaillent pour le leur rendre plus tard à l’âge du départ en retraite. C’est une sorte de système par capitalisation dans le sens où on est dans une logique d’individualisation, chacun a la retraite qu’il « mérite ».

Le système vers lequel il faudrait aller, si on veut réduire les inégalités, c’est au contraire un système qui se demande quel est le minimum dont une personne a besoin pour vivre quand elle est retraitée et quel est le maximum qu’on envisage de donner à une personne en retraite. On devrait à mon avis beaucoup plus s’interroger au niveau collectif qu’au niveau individuel.

LVSL – Pourtant, la retraite par points est constamment justifiée par une prétendue fragilité du système actuel qu’il incombe de réformer.

Effectivement c’est toujours la même chose. Pourtant, il y a plusieurs rapports qui montrent que ce n’est pas un souci de financement. La monnaie n’est pas une ressource rare et finie, c’est une construction sociale qui n’est pas disponible en quantité limité. Ce qui compte, c’est de ne pas inonder l’économie avec de l’argent que le système de production ne peut absorber. On a en France un système productif qui crée des biens et des services. La question que l’on doit se poser est de savoir si ce système est sous-utilisé ou pas. S’il l’est, il n’y a aucun problème à imprimer de la monnaie. On peut même donner plein d’argent à la population et forcer les entreprises à embaucher afin de faire augmenter l’utilisation de ce système productif à 100%. Si en revanche notre société est déjà proche du maximum de ce qu’elle peut produire, il faut faire attention car ajouter de la monnaie dans l’économie peut provoquer deux choses : soit cela encourage les entreprises à agrandir leurs usines et c’est plutôt positif, soit cela les encourage à augmenter leurs prix. C’est la grande peur de l’inflation.

« La question de la croissance économique et de son impact sur l’environnement doit être attaquée du point de vue de la répartition des richesses : comment fait-on pour s’assurer que tout le monde a bien accès à ce dont il a besoin ? »

Finalement, pour les retraites si on a 100 euros de dépenses et 70 euros de recettes, les 30 euros restants peuvent très bien venir de la planche à billets, de la création monétaire. Cette planche à billets est nécessaire et ne s’arrête jamais. Chaque année il y a de la création monétaire et lorsque cette création est négative – c’est-à-dire quand on détruit de la monnaie – on a souvent affaire à une crise économique. Je ne vois pas pourquoi le déficit des retraites ne pourrait pas être un point d’entrée de la nouvelle monnaie dans l’économie, de la même manière qu’il faut des investissements, des entreprises qui décident de dépenser plus que ce qu’elles gagnent pour financer les profits des autres. Les déficits des uns sont les profits des autres. Au-delà du fait qu’il existe des rapports montrant que le système des retraites se stabilise financièrement et qu’il n’y a pas forcément besoin d’une réforme, le système pourrait très bien être bénéfique pour la société s’il était en déficit.

LVSL – Si l’on injecte toujours plus de monnaie dans l’économie et que l’on pousse à l’endettement, n’y a-t-il pas un risque de pousser à une consommation excessive ? Le trop-plein de monnaie n’est-il pas un problème pour l’environnement ?

Il y a un problème plus profond qui est de voir l’économie comme un système de production puis de répartition de la production dans la population. Notre système de production pollue, son empreinte écologique est clairement insoutenable, il faut donc ralentir, ce qui signifie fabriquer moins, avoir moins, posséder moins. Pourtant, notre mécanisme de répartition de la production est basé sur le travail. Si on commence à fermer certaines industries, tous les gens qui y travaillent n’ont plus accès à rien. Le problème se situe essentiellement au niveau de la répartition. On pourrait limiter la production, mais on est contraints de ne pas le faire parce que notre système de répartition de la richesse est basé sur les revenus issus du travail. La question de la croissance économique et de son impact sur l’environnement doit être attaquée du point de vue de la répartition des richesses : comment fait-on pour s’assurer que tout le monde a bien accès à ce dont il a besoin ?

Pour l’instant, il y a évidemment tout un filet de sécurité sociale, mais il n’est pas suffisant si on ne travaille pas pendant une longue période de temps. On voit en France que l’on n’arrête pas de réduire les droits des chômeurs et des précaires, c’est un vrai problème. Il faut imaginer un village sur une île où tous les jours il faut s’assurer d’avoir de l’eau potable, d’avoir de la nourriture, de s’occuper des enfants, etc… Personne n’a déclaré que tout le monde devait travailler sur l’île : si le travail de 40 personnes seulement est nécessaire mais que l’île compte 150 habitants, on peut organiser un roulement. On vit dans une société où la règle de fonctionnement stipule que tout le monde doit travailler tous les jours, tout le temps, sinon il n’a pas l’argent pour avoir accès à la nourriture, au logement. Cela ne veut pas dire que l’on n’a pas assez de logements ou de nourriture. C’est la personne qui ne travaille pas qui n’y a pas accès, indépendamment du fait que la richesse dont elle a besoin a bien été produite. C’est un vrai problème. Ce qui compte, c’est qu’il y ait assez de ressources dans l’économie et qu’on se les partage. Nous n’arrivons pas à raisonner comme cela parce que notre économie est trop complexe ; on part du principe que tout le monde doit toujours travailler. Comme on améliore sans cesse les techniques de production, si on veut que tout le monde travaille, il faut produire plus. Le cœur du problème, c’est ce mécanisme de répartition.

LVSLQuels sont les thèmes que vous n’avez pas encore abordés dans vos vidéos ou dans votre livre et que vous aimeriez étudier dans le futur ?

Il y en a plein ! La Modern Monnetay Theory que l’on a déjà évoquée. Il y a également pleins de grandes questions autour de l’inflation. En ce moment on parle beaucoup d’argent magique et j’aimerais bien parler de cette grande peur des années 1970 qui revient, aborder ce problème directement et apporter un regard critique en expliquant par exemple qu’il y a plusieurs inflations. En effet, tout le monde n’a pas les mêmes revenus et donc n’achète pas les mêmes choses. Est-ce que ça a du sens d’avoir un chiffre de l’inflation qui correspond à une moyenne globale alors que les 10% des Français les plus pauvres n’achètent pas les mêmes choses que les 10% les plus riches ? Est-ce qu’on ne devrait pas avoir plusieurs chiffres de l’inflation qui correspondent à plusieurs catégories de personnes ? C’est quelque chose que j’aimerais aborder, avec la question centrale de l’immobilier et du coût du logement. Il y a également le sujet du découplage : est-ce qu’on est capables de continuer de faire croitre le PIB sans avoir une augmentation des émissions de CO² ? C’est une grosse question qu’on me pose, et je pense qu’il y a une ou plusieurs vidéos à faire sur le sujet. 

Stephanie Kelton : « Pour garantir le plein emploi, sortir du mythe du déficit »

Stéphanie Kelton © Wikimedia

Certains la surnomment « la femme qui valait des trillions ». Professeur d’économie à l’université Stony Brook de New York et cheffe de file de la MMT (la Théorie moderne de la monnaie), Stephanie Kelton a conseillé les sénateurs démocrates du Comité au budget fédéral pendant cinq ans, avant de rejoindre l’équipe mise sur pied par Joe Biden pour concilier son programme avec celui de Bernie Sanders. Depuis, elle conseille Chuck Schumer, le chef de la majorité au Sénat, et de nombreux parlementaires démocrates. À en croire les courriels qu’elle reçoit de leur part, sa contribution fut essentielle au changement de mentalité qui semble s’être produit à Washington à l’égard des déficits publics et de l’usage de l’outil monétaire pour financer des plans massifs de soutiens à l’économie. Dans son livre Le Mythe du déficit, traduit de l’anglais aux éditions Les Liens qui libèrent, elle déconstruit de manière pédagogique et didactique les principaux mythes économiques liés à la monnaie, la dette et les déficits. Le lecteur est invité à opérer une « révolution copernicienne » en comprenant que les dépenses publiques sont des excédents pour le secteur privé ; l’économie n’est pas contrainte par la finance, mais par les facteurs de productions ; la planche à billet constitue une manière efficace de garantir le plein emploi. Face à la crise du coronavirus et l’urgence climatique, la MMT bénéficie d’un succès croissant outre-Atlantique. Ces enseignements seraient-ils applicables en Europe ? Entretien réalisé par Chris (PolticoboyTX) le 19 mars 2021.

LVSL  Vous débutez votre ouvrage en réfutant la notion selon laquelle le gouvernement devrait gérer son budget comme un ménage, en « bon père de famille ». Pouvez-vous nous expliquer pourquoi c’est faux, pourquoi nous ne devrions pas penser à un ménage lorsque nous évoquons le budget de l’État ?

Stephanie Kelton Nous devons nous assurer que nous parlons d’un État qui dispose d’une souveraineté monétaire. Si c’est le cas, alors il serait erroné de comparer ce gouvernement à un ménage ou d’imaginer les finances publiques soumises au même type de contraintes que celles qui s’exercent sur une famille. La grande différence est que le gouvernement est l’émetteur de la monnaie et le reste d’entre nous sommes les utilisateurs de la monnaie. Si nous comprenons cela, l’autre point déterminant à rectifier est la séquence. Nous avons cette idée fausse que l’État fonctionne comme un ménage. Que pour dépenser il doit d’abord trouver de l’argent, en nous taxant ou en nous l’empruntant. Et qu’il peut dépenser de l’argent qu’une fois qu’il en en a obtenu. La MMT vise à remettre cette séquence dans le bon ordre. Il s’agit d’expliquer le véritable processus. Afin que nous puissions comprendre que le gouvernement doit d’abord dépenser sa monnaie ou la rendre disponible d’une autre manière avant que le reste d’entre nous puissions l’utiliser dans le but de payer des impôts ou d’acheter des obligations d’État. Donc, les dépenses publiques doivent intervenir en premier. L’émetteur étatique n’est pas contraint par les recettes fiscales ou les emprunts. L’émetteur peut dépenser en premier et ensuite s’inquiéter de la quantité de monnaie qu’il a dépensée, combien de dollars ou de yens ou de livres il doit taxer en retour, et combien il peut laisser dans le système ou transformer en obligations d’État.

LVSL Malheureusement, la France n’a plus sa propre souveraineté monétaire. Nous entendons souvent cette référence au bon père de famille ou au ménage de la part de nos dirigeants, principalement pour justifier des réductions de la dépense publique. Dans le contexte francais, serait-il judicieux de comparer le gouvernement à un ménage ou avez-vous encore des réserves à exprimer ?

S.K. Les contraintes sont clairement différentes et la marge de manœuvre politique, la capacité de dépense d’un État émetteur de monnaie est plus grande que celle d’un gouvernement qui n’émet pas sa monnaie. La France ressemble plus à l’État de Floride, qui n’émet pas sa propre monnaie. Le gouvernement de la Floride peut augmenter les impôts, mais ses revenus sont limités. S’il dépense plus que ses revenus ne le permettent, il doit emprunter la différence. Cela dit, je pense qu’il est important de réaliser que dans la zone euro, la BCE (Banque centrale européenne NDLR) est l’émetteur de la monnaie. Et en ce moment, la BCE soutient les gouvernements des États membres, comme elle l’a fait depuis que la crise de la Covid-19 a débuté. Dans un sens, de manière importante, elle a rétabli la souveraineté monétaire des pays de la zone euro. La BCE a déclaré : « Endettez-vous, nous n’allons pas laisser les rendements exploser comme en 2010, nous allons maintenir les taux d’intérêt bas, nous allons faire des programmes d’urgence pour la pandémie, nous achèterons les obligations d’État, nous allons vous permettre d’avoir un déficit significatif et nous ne laisserons pas les marchés financiers vous punir comme en 2010 ». Donc, pour le moment, vous avez une marge de manœuvre politique. Les États ne devraient pas crier « Je ne peux rien faire », car pour le moment, ils le peuvent. La question est de savoir à quel moment la BCE va retirer son soutien budgétaire.

« Il y a un avantage très clair et convaincant à annuler la dette des états européens détenue par la BCE. »

LVSL Il y a eu un débat houleux en France sur l’annulation de la dette publique des États détenue par la BCE. Certains économistes, comme Thomas Piketty, ou think tanks, tels que l’Institut Rousseau, ont appelé à l’annulation, arguant qu’elle n’aura pas d’impact sur les marchés puisque la dette est déjà détenue par la BCE, et que cela libérera de la place pour de nouvelles dépenses puisque le ratio d’endettement diminuera, ce qui limitera le risque d’une futur hausse des taux d’intérêt et de l’imposition de nouvelles mesures d’austérité. Certains économistes de gauche s’y sont opposés au motif que les déficits ne sont pas un problème, que le niveau de la dette est soutenable puisque que les États empruntent à des taux négatifs. Selon eux, demander un allègement de la dette serait politiquement préjudiciable car cela focaliserait l’attention sur la dette au lieu de se concentrer sur les mesures de relance du gouvernement pour aider à la reprise. Avez-vous une perspective à offrir sur ce débat ?

S.K. Il y a deux aspects. J’ai lu l’article de Paul De Grauwe. L’avez-vous lu ? Si ce n’est pas le cas, vous devriez le lire, car De Grauwe intervient dans ce débat et c’est une voix influente. Son développement ne prend pas en compte l’aspect le plus évident, qui est l’aspect politique. Il a construit son argumentation d’un point de vue uniquement économique. Il explique qu’annuler la dette ne fait aucune différence, car une fois que la BCE a acheté la dette, c’est comme si le gouvernement ne l’avait jamais émise en premier lieu, parce que vous payez les intérêts puis le capital et ensuite la BCE restitue l’argent au gouvernement. Il dit donc que cela ne fait aucune différence, qu’il n’est pas nécessaire d’annuler la dette, qu’elle est déjà annulée de manière effective lorsque la BCE l’achète. Je pense qu’il oublie un aspect très important, à savoir la question politique liée à tout cela.

Au contraire, je pense que Piketty n’oublie pas l’aspect politique. La dette n’a pas disparue dans l’esprit des gens. Celle de l’Italie représente toujours près de 170% du PIB et tant que ce chiffre est évoqué par la presse, les gens internalisent l’idée que l’Italie a largement dépassé les seuils prévus par le traité de Maastricht et le Pacte de croissance et de stabilité. Et si la BCE décide de faire ce qui a été fait à la Grèce auparavant et dit : « Ok, remettez de l’ordre dans votre budget, réduisez votre taux d’endettement à 60% », alors vous imposeriez une austérité massive. Donc il vaut mieux annuler la dette plutôt que de la laisser figurer au bilan des États, de la rapporter dans la presse et d’en parler au risque qu’elle soit transformée en prétexte pour imposer de l’austérité. De mon point de vue, il y a un avantage très clair et convaincant à l’annuler complètement. Au lieu de dire, comme Paul De Grauwe, « nous n’avons pas à la supprimer, elle a déjà disparu ». Elle n’a pas disparu dans l’esprit de nombreuses personnes qui utiliseront l’existence de cette dette comme une arme pour demander le retour des politiques d’austérité.

LVSL Revenons aux États-Unis et aux aspects théoriques de la MMT. Vous avez mentionné dans votre première réponse qu’il était important de bien comprendre le processus d’émission monétaire et de financement des États. En utilisant l’exemple du plan de relance Covid de Biden de 1900 milliards de dollars, pouvez-vous expliquer les mécanismes de financement et expliciter d’où vient l’argent ?

S.K. L’argent vient du vote du Congrès. Les votes financent les dépenses. Le Congrès a adopté un certain nombre de plans de soutien depuis mars 2020, lorsque nous avons adopté la loi CARES qui débloquait 2,2 trillions de dollars. C’est ce que nous appelons un texte « propre », un clean bill. Vous savez que j’ai travaillé au Sénat. Nous appelons cela là-bas un projet de loi « propre » car c’est simplement un ensemble d’instructions disant : « Nous allons dépenser 2,2 trillions de dollars et voici comment l’argent va être dépensé ». Ces instructions sont transmises à la Banque centrale américaine (Fed). La Fed, en tant qu’agent fiscal, est responsable du paiement au nom du Trésor de tous les paiements autorisés par le Congrès.

Donc, quand vous dites d’où vient l’argent, il vient de l’un de ces objets (en montrant son clavier d’ordinateur NDLR), il vient du clavier de la réserve fédérale. Ainsi, la Fed effectue les paiements qui ont été autorisés par le Congrès au nom du Trésor, et elle le fait en utilisant rien de plus qu’un clavier d’ordinateur pour créditer les comptes bancaires appropriés. Si j’ai le droit à un chèque de 1400 $, je reçois les 1400 $ sur mon compte bancaire et ma banque obtient un crédit de 1400 $ auprès de la Fed. Tout est numérique. C’est l’ère moderne : nous fabriquons de la monnaie à l’aide d’un ordinateur.

LVSL Et à quel moment les bons du Trésor interviennent-ils, s’ils ne financent pas les dépenses publiques ?

S.K. Le projet de loi donne un ensemble d’instructions. Il dit à la Fed : « Préparez-vous, nous commandons 2,2 trillions de dollars ». Mais parce que le gouvernement dépense plus qu’il ne perçoit en impôt, cette différence devient ce qu’on appelle communément le déficit. Je préfère l’appeler dépenses nettes – la différence entre ce qui est ajouté et soustrait. Lorsque le budget du gouvernement est déficitaire, cela signifie que le gouvernement fait un dépôt de dollars dans l’économie, dans le système financier. Mais quand il enregistre un déficit, disons 3 trillions de dollars, qui était le déficit 2020 aux États-Unis, le gouvernement compense les dépenses déficitaires en vendant des obligations. S’il y a 3 trillions de déficit, nous vendons 3 trillions de nouveaux bons du Trésor. Alors que se passe-t-il si le déficit du gouvernement injecte 3 trillions de dollars dans le système, et le gouvernement en retire 3 trillions et les remplacent par 3 trillions de bon du Trésor ? C’est comme si le gouvernement dépensait les obligations d’États et effectuait son paiement en utilisant une devise porteuse d’intérêts appelée bons du Trésor américain.

LVSL Y a-t-il un risque, peut-être pas pour les États-Unis, mais disons pour un pays comme le Royaume-Uni, s’il s’engageait dans ce type de déficits à grande échelle et émettait un grand nombre d’obligations ? Cela risquerait-il de provoquer une hausse de ses taux d’intérêt ou une dépréciation de la devise ?

S.K. Tout d’abord, le Royaume-Uni le fait déjà, il a enchainé les plans de relance Covid les uns après les autres, comme les États-Unis. Si vous lisez Richard Murphy, qui est un ancien conseiller du gouvernement travailliste et qui écrit fréquemment sur ces questions, il regarde cela très attentivement. Il écrit et explique que la Banque d’Angleterre (BoE) a racheté environ 94% de tous les Gilts (bons du Trésor britannique, ndlr) émis depuis mars 2020. En d’autres termes, ils sont déjà dans le scénario que vous postulez. L’une des caractéristiques les plus importantes cependant, du point de vue du MMT, est que le gouvernement britannique n’a jamais besoin d’emprunter la livre sterling à qui que ce soit pour dépenser. Pourquoi le ferait-il ? Il est l’émetteur de la devise. Ce n’est que de la comptabilité interne. Il dépense des livres et remplacent ensuite certaines de ces livres par des Gilts – obligation portant intérêt – mais la Banque d’Angleterre en rachète la plupart. Le but de la vente d’obligations n’est pas de financer le gouvernement, puisqu’au moment où les obligations sont émises, les dépenses ont déjà eu lieu.

LVSL Vous expliquez dans votre livre que le gouvernement n’a pas à nécessairement besoin d’émettre les obligations d’États pour compenser cette création monétaire. Mais s’il en émet en grande quantité, cela pourrait-il envoyer un mauvais signal au marché et provoquer une dévaluation de la monnaie, un effondrement du taux de change ?

S.K. Je dirais les choses quelque peu différemment. Les obligations sont de l’argent. Le gouvernement est l’émetteur de deux instruments. Dans le livre je parle de billet vert (les liquidités – monnaie papier, pièces ou électronique, ndlr) et de billet jaune (les obligations ou bons du Trésor, ndlr). Si je suis le gouvernement américain, j’émets des billets verts et des billets jaunes, et je peux choisir dans quelle proportion. Je n’ai besoin de personne pour acheter mon papier jaune, c’est un cadeau que je vous fait si je choisis d’en offrir. Ce n’est qu’un dollar portant intérêt. Je vous donne des intérêts, c’est une subvention. Les intérêts que je paie deviennent votre revenu. Ainsi, le gouvernement britannique n’a pas à émettre des Gilts, il n’a pas à vendre du papier jaune, il peut simplement dépenser et laisser les livres sterling dans le système. C’est ensuite à la banque centrale de choisir si elle veut payer des intérêts sur les soldes de réserves accumulés, c’est une décision de politique monétaire. Ce que permettent les obligations, c’est d’écouler une partie de l’argent que le déficit public a créé. Donc, si vous avez un déficit de 3 trillions de dollars et que vous vendez 3 trillions de dollars d’obligations, vous faites le choix de remplacer le papier vert par du papier jaune. Ces obligations génèrent des intérêts, vous augmentez donc la valeur de ces dollars.

« Les obligations d’État sont un cadeau fait aux riches. »

Maintenant, vous arrivez à la question de savoir ce qu’il advient du taux de change. Va-t-il diminuer en raison des dépenses gouvernementales plus importantes ? Peut-être. Mais regardez le Japon. Nous n’avons tout simplement pas de preuves solides qu’il existe une relation entre la taille du déficit et le taux de change. Le Japon a enregistré un déficit public important au cours des trente dernières années, il a la plus large dette du monde, son ratio dette / PIB est de 250 à 270%. J’étais au Japon à l’été 2019, j’ai parlé aux législateurs et je suis intervenu à la Diète (le parlement du Japon). Tout le monde s’inquiétait de la valeur du yen : « Le yen est trop fort, le yen est trop fort ». Trois décennies de déficit important et leur inquiétude est que leur monnaie est trop forte ! Ce que je dis, c’est qu’il faut être très prudent avant de supposer qu’avoir recours à la planche à billet et augmenter le déficit conduit à l’effondrement de la monnaie ou à une baisse du taux de change. Ça ne marche pas comme ça.

LVSL – La Théorie moderne de la monnaie (MMT) affirme que la limite n’est pas budgétaire, elle ne provient pas du niveau d’endettement mais de l’inflation, et propose différents outils pour contrôler l’inflation, comme le taux d’imposition et la garantie à l’emploi. Pouvez-vous expliquer comment fonctionnerait la garantie à l’emploi et en quoi elle est différente de la manière traditionnelle d’utiliser le taux de chômage pour contrôler l’inflation, l’approche NAIRU (Non Accelerating Infaltion Rate of Unemployement ou TCIS pour Taux de chômage à inflation stationnaire) utilisé par les banques centrales ?


Stephanie Kelton Bien sûr. Permettez-moi de dire une chose avant tout, car je pense qu’il y a beaucoup de malentendus sur la façon dont la MMT lutterait contre les tensions inflationnistes. Beaucoup de gens disent que la solution préconisée par la MMT est d’augmenter les impôts. Ce n’est pas le cas. Ce n’est absolument pas correct. Si vous lisez l’article du Financial Times de Scott Fullwiler et Nathan Tankus, ils expliquent comment la MMT combat l’inflation. Et je tiens à dire publiquement que pour lutter contre l’inflation, il faut savoir d’où elle vient. Et à l’heure actuelle, ce que fait la Fed, c’est de suivre une politique unique qui lutte contre toute inflation de la même manière : en augmentant les taux d’intérêts. En partant du principe que cela fonctionne tant bien que mal contre toutes les pressions inflationnistes. Tout d’abord, ce n’est pas le cas. Deuxièmement, l’augmentation des taux d’intérêts pourrait entraîner une hausse de l’inflation. C’est l’une des idées clés du MMT que personne ne comprend. La pensée traditionnelle suppose que l’augmentation des taux d’intérêts combat l’inflation, alors que le MMT dit que l’augmentation des intérêts pourrait être la cause de l’augmentation de l’inflation. Vous avez mentionné le NAIRU. En effet, la façon dont la Fed a fonctionné pendant des décennies est de regarder le taux de chômage officiel et de dire : « Eh bien, nous imaginons qu’il existe un taux de chômage naturel et que si vous laissez le taux de chômage tomber trop bas, l’inflation commence à s’accélérer ». Cette approche fait écho à la courbe de Phillips et ce genre de notions. Les banques centrales disent : « Je pense que le NAIRU est probablement de 5%, donc si le chômage s’approche de 5%, je commence à m’inquiéter, si je le vois descendre à 4,8% – 4,9%, je panique sérieusement parce que je pense que l’inflation est sur le point d’accélérer. Alors j’augmente le taux d’intérêt ». La MMT dit qu’il doit y avoir un meilleur moyen de faire face aux tensions inflationnistes, un moyen qui n’impliquent pas de prendre en otage des millions de personnes forcés à rester au chômage.

Quand on dit « Trop de gens trouvent un emploi : c’est mauvais, nous devons arrêter cela », comment peut-on arrêter cela ? En essayant d’augmenter le taux d’intérêt. La MMT dit : « Regardez, vous pourriez utiliser le plein emploi comme point d’ancrage des prix, et vous le faites par cette idée d’emploi dans la fonction publique ou de garantie à l’emploi où vous créez une option publique sur le marché du travail ». Et vous ancrez le prix d’un bien dans l’économie, d’un service, de la main-d’œuvre. Et vous pourriez dire que nous voulons que ce prix corresponde à un salaire décent et inclure un régime d’indemnisation, un salaire et des avantages sociaux. Et quiconque souhaiterait avoir ce package pourrait l’avoir. Si vous n’aimez pas votre travail parce que votre patron change constamment vos horaires et que vous ne connaissez jamais votre emploi du temps du jour au lendemain et que vous ne pouvez pas organiser votre garde d’enfants… vous pouvez démissionner.

« Le chômage coûte cher et nous en supportons tous le cout. Nous pourrions l’éliminer avec la garantie à l’emploi. »

Si votre patron vous harcèle sexuellement au bureau, vous pouvez démissionner. Si vous ne trouvez pas d’emploi dans le privé, vous aurez toujours une offre d’emploi dans le cadre de ce programme. Les avantages sont nombreux. Le fléau du chômage est social et économique. Je veux dire, mon dieu ! Le chômage coûte cher. Il faut beaucoup d’argent pour entretenir l’appareil institutionnel qui s’occupe du chômage, les agences pour l’emploi, tous les programmes sociaux qui existent pour compenser les bas revenus et lutter contre la pauvreté. Le chômage coûte cher, nous en supportons tous le coût. Nous pouvons l’éliminer. Il suffit de mettre un emploi public à la disposition de quiconque en fait la demande. A partir de ce moment-là, vous avez un nouveau stabilisateur automatique puissant en place, donc lorsque l’économie traverse son cycle habituel d’expansion et de récession, au lieu de jeter des millions de personnes au chômage, lorsque l’économie ralenti et entre en récession, ces personnes peuvent être immédiatement absorbées dans le programme de garantie à l’emploi. Ils conservent un emploi, leurs revenus sont pris en charge, leurs avantages sociaux sont maintenus et ils font quelque chose d’utile pour leur communauté. Pas besoin de leur dire « Oh vous n’avez pas de travail, pourquoi ne déménagez-vous pas dans cette ville loin là-bas ? ». Ils peuvent rester là où ils sont dans leur communauté avec leurs amis, là où se trouve leur famille. Et vous avez créé des emplois et du travail pour eux. Vous mettez un plancher sous les revenus, cela tronque la récession, la reprise s’enclenche plus tôt et à mesure que l’économie se rétablit, les travailleurs peuvent réintégrer un emploi dans le secteur privé. Et l’avantage du prix d’ancrage est que les employeurs disposent d’une réserve de travailleurs actifs dans laquelle ils peuvent puiser pour embaucher, contrairement à ce que nous avons actuellement, qui est une réserve passive de chômeurs. Janet Yellen et Jerome Powel s’inquiètent de l’effet du chômage de longue durée : les employeurs n’aiment pas embaucher des chômeurs, ils s’inquiètent de la détérioration de leurs habitudes de travail et de leurs compétences. Avec la garantie à l’emploi, les gens peuvent conserver un travail et préserver leurs compétences. Et ils sont prêts et disponibles pour le secteur privé lorsqu’il recommence à embaucher.

LVSL Vous avez partiellement répondu à ma prochaine question. Certains reprochent à la garantie à l’emploi de ne pas être suffisamment transformatrice, de ne pas remettre en question le rapport de force capital travail. Mais vous avez souligné le fait qu’elle ferait concurrence au secteur privé en garantissant des emplois d’une certaine qualité, ce qui permettrait à un travailleur de refuser ou quitter un mauvais emploi. Cependant, on peut s’interroger sur le soutien d’une partie du monde de la finance à la MMT. Des gens comme l’économiste en chef de Goldman Sachs, de HSBC, ou quelqu’un comme le milliardaire Ray Dalio (gestionnaire du fonds spéculatif privé Bridgewater Associates) valident les affirmations centrales et la logique de la MMT. On pourrait y voir le signe que le MMT ne menace pas la structure du pouvoir, la structure de propriété des moyens de production et n’a pas d’incidence sur la répartition du pouvoir entre le capital et le travail…

S.K. – Attendez ! Quand je dis que le MMT démontre que l’État n’a pas besoin d’emprunter pour financer son déficit, selon vous, qui est le plus menacé ? La réponse est clairement Wall Street. Parce que nous expliquons qu’en compensant son déficit avec des emprunts, avec la vente de bons du Trésor, le gouvernement fait un énorme cadeau aux personnes qui ont déjà de l’argent. C’est pourquoi Warren Mossler appelle les bons du Trésor un UBI, un « revenu universel des détenteurs d’obligations ». Il dit : « Ce ne sont que des subventions pour les gens qui ont déjà de l’argent ». Une façon pour les gens qui ont déjà des dollars de les échanger contre plus de dollars, contre des dollars qui s’amplifient avec le temps grâce aux intérêts. Les financiers ne prennent aucun risque, nous n’avons pas besoin d’eux, ces gens ne sont pas le centre du monde. Mais dans le système actuel, nous traitons les détenteurs d’obligations comme des rois. Les marchés financiers sont aux commandes. Si Wall Street décide que cela suffit, que le déficit gouvernemental devient trop important, ils peuvent tout bloquer. En faisant une grève de l’investissement, avec des fuites de capitaux, entre autres. Donc nous nous trouvons supposément dans un monde où nous sommes dépendants des riches. Nous avons besoin de leur argent pour financer l’État, nous ne pouvons pas nourrir un enfant affamé ou réparer un pont en ruine sans les taxer pour qu’ils payent pour cela. Nous partons du principe que nous avons besoin des détenteurs d’obligations d’État et que nous devons être prudents et responsables sur la façon dont nous gérons les finances publiques parce que si nous fâchons Wall Street, ils peuvent tout arrêter, mettre l’économie à l’arrêt… La MMT entre en scène et dit : foutaises ! Nous n’avons pas besoins de ces gens-là.

« Les riches, Wall Street et les financiers ne prennent aucun risque, nous n’avons pas besoin d’eux, ils ne sont pas le centre du monde. »

Et je vais dire un mot à propos de Ray Dalio, parce que j’ai écrit une critique de son livre en trois volumes sur la crise de la dette, et je le suis depuis plusieurs années. Ce sur quoi il a écrit, c’est les fourches caudines. Les fourches arrivent ! Dalio est l’un des rares ultra riches de Wall Street à dire qu’il y a trop d’inégalités. « C’est allé trop loin et si nous ne faisons rien pour apporter des améliorations matérielles aux classes moyennes et populaires pour les élever, ils vont venir nous chercher ». Il a peur. Il a peur de ce que cela signifie pour la démocratie. Il s’inquiète de ce que cela produirait si des dizaines de millions de personnes descendent dans la rue et se retournent contre le système, contre le capitalisme. Donc, dans la mesure où il valide la MMT, c’est parce qu’il reconnaît que le MMT permettrait un système plus humain et social qui prendrait mieux soin des personnes qui souffrent vraiment sur le plan économique et que si nous ne le faisons pas, des gens comme lui vont se retrouver à l’autre extrémité des fourches caudines.

LVSL Plus tôt, vous avez pris l’exemple du Japon pour répondre à la question du taux de change. Qu’en est-il de leur problème de déflation ? Le MMT a-t-il un point de vue différent sur la façon de sortir de cette situation de déflation, que certains économistes craignent de voir arriver en Europe ?

S.K. – Ils luttent contre la pression déflationniste depuis trente ans, depuis l’effondrement du marché immobilier. Ils aimeraient voir une inflation à 2%, mais ils ne peuvent pas atteindre 2%. S’ils obtiennent 1%, ils sont déjà satisfaits. Nous estimons que ce qu’ils pensent bien faire pour aider à relancer l’économie et à faire monter l’inflation est contre-productif. Ils pensent qu’ils appuient sur l’accélérateur, mais ils appuient en réalité sur les freins sans le savoir. Cela fait deux décennies qu’ils ont recours au Quantitative Easing (QE ou Assouplissement quantitatif), et ils ne parviennent pas à atteindre leur objectif d’inflation à 2%. À un moment donné, quelqu’un devrait réaliser que cela ne fonctionne pas, non ? Les taux d’intérêts nul ou négatif ne fonctionnent pas de cette façon.

Dès que le Japon commence à avoir recours à la politique budgétaire pour soutenir la croissance, là ils obtiennent des résultats. Mais ils voient alors le déficit augmenter, ils paniquent et augmentent la taxe sur la consommation (TVA). Et à chaque fois qu’ils l’augmentent, ils entrent en récession. C’est une des raisons pour laquelle j’y suis allé en 2019, à l’invitation de législateurs japonais et de membres du gouvernement. Ils me disaient que « notre gouvernement est sur le point d’augmenter à nouveau la TVA. Nous pensons que c’est une erreur ». Ils ont formé un groupe d’études, invoquant la MMT au Parlement, ils ont dit « Nous ne devrions pas faire ça, la MMT nous dit que… » alors ils m’ont dit: « Venez donner une conférence sur la MMT au parlement pour les membres du gouvernement ». C’était avant le vote pour cette hausse d’impôt. Ils m’ont dit « Aidez-nous à arrêter ça » et j’ai dit « Ok, je viendrai faire ce que je peux !». J’ai donné des conférences de presse nationales pendant deux à trois jour, devant des centaines de journalistes, pendant de longues heures. Je l’ai dit autant de fois et autant de façons que je pouvais : ne relevez pas le taux de TVA ! Ils l’ont fait, et l’économie a commencé à ralentir.

LVSL L’assouplissement quantitatif (QE) provoque souvent une peur de l’inflation. Il a pourtant également été pratiqué en Europe et aux États-Unis sans produire ce résultat.

S.K. – Les gens voient le QE comme un outil de soutien monétaire. Les économistes du MMT n’ont jamais vu le QE comme une relance monétaire. Alors quand Bernanke a annoncé qu’il allait commencer à suivre le Japon et faire du QE vers 2009, nous avons dit « Pourquoi ? » Et j’ai écrit : « Cela ne fonctionnera pas comme vous le pensez » parce que le QE n’est qu’un échange d’actifs, vous retirez tous les titres, produits dérivées et les bons du Trésor du bilan du secteur privé et les remplacez par des réserves de liquidités. C’est comme cela que la Fed effectue un achat. Elle achète les obligations et crédite le compte de réserve du vendeur. Alors maintenant, la Fed détient les bons du Trésor et les produits dérivés, qui sont porteurs d’intérêts, de sorte que la Fed récupère tous les intérêts qui seraient allé au secteur privé. La Fed collectait 60 à 90 milliards d’intérêts annuels et les remettait chaque année au Trésor. Ce sont des revenus qui auraient été gagnés par le secteur privé et qui ont été retirés comme s’ils avaient été taxés. Le QE fonctionne comme un impôt. Il supprime tous les revenus issus des intérêts et les remplace par des liquidités qui ne produisent pas d’intérêts. Il y a donc un biais déflationniste. Vous espérez que, en faisant cela, vous ferez baisser les taux d’intérêt à long terme et que les gens voudront peut-être emprunter et dépenser davantage parce que les taux à long terme vont baisser. Peut-être qu’ils refinanceront leurs emprunts et libéreront des flux de trésorerie, peut-être qu’ils vont dépenser un peu plus, peut-être que vous obtenez un effet de richesse. C’est ce dont Bernanke a parlé. C’est à dire amener les gens à rechercher des rendements financiers plus élevés, donc acheter d’autres classes d’actifs. Les prix des actifs augmentent et vous obtenez un effet de richesse, de sorte que les gens qui voient leur patrimoine augmenter dépensent plus. C’était l’objectif déclaré. Mais cela n’a pas produit la consommation espérée, celle qui devait provenir de cet effet de richesse.  Le QE n’a pas conduit à un grand boom des investissements ; ça a principalement ressembler à un placebo. C’est ainsi que nous l’avons analysé de notre côté, à la MMT.

LVSL La MMT préconise plutôt de dépenser directement dans l’économie, d’utiliser des mesures de relance budgétaire au lieu de la politique monétaire conventionnelle ?

S.K. – La politique monétaire conventionnelle, qui consiste simplement à abaisser le taux d’intérêt, fonctionne en incitant les gens à s’endetter. De par sa conception, c’est ainsi que cela fonctionne. Vous abaissez le taux d’intérêt parce que vous voulez que quelqu’un emprunte et dépense. Mais quand quelqu’un emprunte, il a une dette. Je suis un utilisateur de devises, donc si j’emprunte pour acheter une maison ou une voiture, oui, je stimule l’économie avec mes dépenses. Mais je suis obligé de rembourser ces prêts. La politique fiscale fonctionne en générant des revenus pour les gens, c’est très différent. Le Congrès va distribuer des chèques de 1400 $ aux gens, plus 300 $ d’allocations chômage par semaine aux demandeurs d’emplois et 3000 $ par enfants aux familles. C’est de l’argent gratuit qui vous revient directement et sans contrepartie. C’est donc très différent. Vous avez évoqué plus tôt l’aspect psychologique, l’effet comportemental. Vous pouvez imaginer que l’impact d’une politique budgétaire sera très différent de celui d’une politique monétaire classique. La psychologie du consommateur est différente lorsque on lui octroie un chèque plutôt qu’un prêt.

Six mois après les annonces d’annulation de la dette des pays du Sud : où en est-on ?

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Le président de la République française, Emmanuel Macron © Rémi Jouan, Wikimedia Commons

Face aux demandes d’annulation de dette en provenance d’une série de chefs d’État de pays du Sud et de mouvements sociaux [1], institutions financières internationales et autres groupes de créanciers mettaient sur la table fin mars/début avril différentes initiatives [2] pour libérer des ressources financières indispensables en temps de crise sanitaire et économique. Six mois après leur lancement, où en sont ces mesures ? Répondent-elles à l’urgence de la situation et aux besoins des populations ?


Rappel des faits

Février 2020, l’épidémie de Covid-19 jusque-là circonscrite à quelques pays se transforme officiellement en pandémie mondiale. Les valeurs des marchés financiers et boursiers, déjà en grande difficulté depuis l’automne 2019, s’effondrent dans la foulée. La crise sanitaire se double d’une crise économique et financière à l’ampleur inédite. Impactant de tous bords les pays du Sud, institutions financières internationales et autres grands créanciers bilatéraux se réunissent pour élaborer divers plans visant à éviter des défauts de paiement en série à l’encontre de leurs intérêts.

Fin mars 2020, Banque mondiale et FMI communiquent la mise en place de mesures de financement d’urgence à destination des pays en développement. Dans la foulée, ils appellent les pays du G20 à se réunir et se coordonner pour mettre en place des initiatives d’allègement des dettes bilatérales. D’annulation à proprement dit, il n’y aura donc pas.

Après s’être rassemblés, les pays du G20 ont invité les 22 créanciers bilatéraux réunis au sein du Club de Paris à l’instauration d’une Initiative de suspension du service de la dette, dite ISSD, pour les 73 pays IDA [3] – c’est-à-dire les pays les plus pauvres pouvant obtenir des financements de l’Association internationale de développement (AID – IDA en anglais), une des cinq filiales du groupe Banque mondiale – qui en feront la demande. Les volontaires retenus par le Club de Paris verront alors, sous couvert de respect de plusieurs conditionnalités, le remboursement de leur dette extérieure bilatérale (capital et intérêts compris) courant de mai à décembre 2020 à être différé et s’ajouter aux remboursements dus entre 2022 et 2024.

Les mesures des institutions de Bretton Woods (IBW)

L’invitation lancée par le FMI et la Banque mondiale aux créanciers bilatéraux ne manquait pas d’ironie. De fait, aucune de ces deux institutions n’a ou ne va pas procéder à des annulations de dette multilatérale (les dettes publiques dues aux institutions multilatérales, comme les IBW et autres banques de développement). Au contraire, les mesures énoncées ci-dessous s’appliquent uniquement aux pays en développement n’ayant pas d’arriérés de paiement à leur égard.

Avançant l’argument de sa solvabilité et d’une potentielle dégradation des notes des dettes souveraines des pays concernés, la Banque mondiale s’est au contraire rangée du côté des marchés financiers et des créanciers, acteurs qui par ailleurs la finance via ses émissions d’obligation. Plutôt qu’une annulation, la Banque mondiale renforcera son emprise « jusqu’à 160 milliards d’engagements au cours des 15 prochains mois (à compter d’avril 2020), afin d’aider les pays à protéger les populations pauvres et vulnérables, soutenir les entreprises et favoriser le redressement de l’économie » [4], le tout sous forme de dons (un peu) et de prêts (surtout). En réalité, depuis le début de la crise les pays les plus pauvres ont davantage remboursé la Banque mondiale qu’ils n’ont reçu d’aide de sa part [5].

Pour le FMI, la stratégie déployée est sensiblement similaire [6]. Il a mis à disposition 100 milliards de $US de financements d’urgence sous forme de prêts à taux concessionnels ou non-concessionnels. 80 pays y avaient souscrit au 15 septembre 2020 pour un montant décaissé de 87,9 milliards de $US [7]. En parallèle, il a proposé pour 28 pays une « fausse » annulation du service de la dette dû au FMI entre le 13 avril et le 13 octobre 2020. L’opération consiste à la création d’un « fonds fiduciaire d’assistance et de riposte aux catastrophes », alimenté par des pays membres du FMI [8], montants reversés à ces 28 pays sous formes de dons, puis directement redirigé au remboursement du service de la dette dû au FMI. Le serpent se mord la queue. Cette aide artificielle, 251 millions de dollars [9], correspond à moins de 1 % du total des paiements de la dette extérieure des pays à faible revenu en 2020… Pour ces deux mesures, le FMI a précisé qu’il n’était pas nécessaire « d’adopter un programme à part entière ». Plus loin dans le texte, il appelle néanmoins les gouvernements à « appliquer des mesures appropriées pour faire face à la crise » [10]. Autrement dit, un ajustement structurel soufflé par le FMI à l’oreille des gouvernements. Le FMI n’a également pas manqué d’afficher son absence de neutralité politique, en refusant un prêt de 5 milliards au gouvernement vénézuélien en conflit ouvert avec les États-Unis, tout en accordant quelques semaines plus tard 24 milliards au Chili, actuellement présidé par Sebastian Piñera et ex de la Banque mondiale, pays traversé par des mobilisations massives contre l’austérité et la précarité depuis octobre 2019. Dans le même temps, une quinzaine de pays ont vu les financements du FMI, comportant des mesures d’ajustement, être prolongés [11].

Comme l’avait indiqué le directeur général de la Banque mondiale David Malpass fin mars, il s’agit de « rassurer les marchés », de leur « envoyer un signal fort », en conditionnant les interventions à l’approfondissement de politiques ultra libérales pour « les pays pour lesquels les réglementations excessives, les subventions, les régimes de délivrance de permis, la protection du commerce ou la judiciarisation constituent des obstacles, nous travaillerons avec eux pour stimuler les marchés, favoriser de meilleurs choix et promouvoir des perspectives d’une croissance plus rapide pendant la période de redressement » [12], le tout en plein scandale du rapport Doing Business de l’institution [13].

Les pays du Sud désavouent le Club de Paris

Du côté des créanciers bilatéraux, le Club de Paris a lancé l’ISSD. Destiné à 73 pays, seuls 42 ont vu leur service de la dette bilatérale à l’égard des membres du Club être reporté entre 2022 et 2024 [14].

Le peu de souscription à l’ISSD symbolise le désaveu complet des pays du Sud à l’encontre du Club et de « solutions » toujours plus obsolètes. Malgré le caractère exceptionnel de la situation, l’ISSD reste bien inférieure à la déjà insuffisante initiative PPTE lancée en 1996. En contrepartie d’un report du paiement de leur service de la dette due au Club de Paris entre avril et décembre 2020, soit un maximum de 0,4 % de la dette extérieure publique des pays dit en développement, les pays doivent compléter une lettre de demande d’ISSD adressée au duo Club de Paris/IBW, dans laquelle ils s’engagent à ne pas avoir d’arriérés envers les IBW tout en prolongeant ou en souscrivant à un programme d’ajustement auprès du FMI [15].

Les menaces appliquées par les agences de notations et des créanciers privés, visant respectivement à dégrader leurs notes souveraines et à limiter les investissements futurs, peuvent certes expliquer en partie cette faible souscription. En partie seulement, car avoir la possibilité que le Club de Paris, créancier pratiquement toujours minoritaire pour ces pays, reporte 8 mois de remboursement en contrepartie d’une surveillance rapprochée du FMI n’est guère attrayant. La France, qui tente de redonner au Club de Paris son influence d’antan [16], l’a d’ailleurs bien compris en invitant les pays du G20 à prolonger l’ISSD en 2021. La Chine, souvent principale créancière de ces mêmes pays, soit directement soit via ses satellites privés, continue quant à elle de faire cavalier seul, sans pour autant se montrer plus généreuse en matière d’annulation [17].

Mais où sont les créanciers privés ?

A ce pied de nez des pays pauvres envers le Club de Paris, s’ajoute celui des créanciers privés. Malgré les liens privilégiés entre ces deux catégories d’acteur, officiellement ou dans les coulisses du pouvoir et des jeux d’intérêts, le Club de Paris a fait chou blanc. Ni les appels du pied des IBW, ni les réunions entre le Club et les représentants de l’International institute of finance (IIF) n’ont réussi à convaincre les créanciers privés de concéder quelconque annulation.

Il est vrai qu’habituellement, pour ne pas dire toujours, Club de Paris et IBW ont coutume de les rembourser préalablement à toute opération de restructuration de la dette. Avec les politiques de planche à billet et autres plans de relances libéraux appliqués par les grandes banques centrales occidentales depuis le début de la crise, couplés à leur position de créancier majoritaire, on comprend rapidement le peu d’intérêt qu’ils auraient à faire preuve d’humanité et complaisance. A moins de les y contraindre …

Vers une union des pays du Sud ?

Hausse sensible de la dette extérieure publique, service de la dette à des niveaux jamais atteints depuis 2004, une vingtaine de pays en défaut de paiement, hausse des taux d’intérêts, échéances de remboursement de la dette obligataire considérables, fin du super cycle des matières premières, dépréciation des devises nationales face au dollar étasunien, ralentissement sévère de la croissance, replis des investissements et fuite des capitaux, baisse des revenus, diminution des réserves de change, avenir incertain, le tout dans un contexte de crise sanitaire, économique, écologique voire alimentaire nécessitant d’augmenter les dépenses.

En dépit de la conjoncture, les États du Sud n’ont obtenu aucune aide significative des créanciers et des groupes informels d’influence (G7, G20).

En l’absence de mesures d’annulation, il est nécessaire de déplacer le débat sur les règlements de dettes souveraines aujourd’hui rendu inaccessible et inaudible tant il se focalise sur des questions technico-techniques. La dette est avant tout politique. Les États du Sud disposent d’arguments solides pour procéder à des suspensions de paiement et à des répudiations. Force majeure, état de nécessité ou encore changement fondamental de circonstances : ces trois éléments sont invocables en droit international. Les positions moralistes, illustrées notamment par l’économiste sénégalais Felwine Sarr [18], ne sont d’aucune aide en la matière.

En replaçant la dette dans la sphère publique, et donc politique, les États du Sud disposeraient d’une légitimité considérable pour constituer un front uni contre le paiement de la dette et forcer les créanciers à s’asseoir autour d’une table de négociation. Si l’UE et les États-Unis ont su débloquer 2 500 milliards de $US pour soutenir leurs économies depuis le début de la crise, effacer la dette de 3 000 milliards de $US des 135 pays du Sud, soit 83 % de la population mondiale, ne semble pas être un obstacle insurmontable.

Première parution de l’article auprès du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes : https://www.cadtm.org/6-mois-apres-les-annonces-officielles-d-annulation-de-la-dette-des-pays-du-Sud

De Mugabe à Mnangagwa, le Zimbabwe est toujours sous le joug du FMI

Le chef d’État du Zimbabwe Emmerson Mnangagwa © Joseph Nkomo
Le système fondé sur le népotisme et la répression, qui a prévalu durant les trente-sept années de pouvoir personnel de l’ex-chef d’État Robert Mugabe, se poursuit avec son ancien bras droit, Emmerson Mnangagwa. Les nouvelles autorités ont, qui plus est, tendu la main au FMI et à la Banque mondiale et initié une série de réformes inspirées par ces institutions. Les protestations massives de la population zimbabwéenne ont été réprimées avec la plus grande brutalité.

Dans un pays où 80 % de la population vit sous le seuil de la pauvreté selon les dernières données disponibles, l’annonce par le président Mnangagwa du quasi-triplement du prix des carburants (+166 %, le prix du litre d’essence passant du jour au lendemain de 1,24 $US à 3,31 $US [1]) en janvier dernier a très logiquement provoqué des révoltes de grandes ampleurs au Zimbabwe.

Grève générale et répression brutale

Cette augmentation, alors même que le prix du litre d’essence est déjà le plus élevé au monde [2], n’est pas sans répercussion à l’encontre du peuple zimbabwéen, tant au niveau des déplacements – principalement effectués en transports en communs – qu’en fourniture de denrées de première nécessité, dont les coûts s’en trouvent renchéris.

Alors que les enseignants du pays s’étaient déjà mis en grève dès le début du mois de janvier en raison de salaires non payés [3], le ZCTU, principal syndicat du pays, avait appelé à une grève générale de trois jours dès le lendemain de l’annonce de la hausse du prix des carburants, du lundi 14 au mercredi 16 janvier. Ces trois journées villes mortes ont été autant suivies par la population que réprimées brutalement par le régime en place. Depuis, les employés de la fonction publique pourraient également rejoindre le mouvement de protestation [4]. Dans le même temps, la société civile « dénonçait le silence de la communauté internationale », l’Union africaine et la Communauté de développement d’Afrique australe ne se prononçant pas face aux exactions commises [5]. Et pourtant…

La Zimbabwe Human Rights NGO Forum a dénombré par moins de 800 violations des droits humains, au moins 12 morts, 78 personnes blessées à l’arme à feu et plus de 600 arrestations arbitraires [6]. Les figures principales du mouvement ont été particulièrement visées par ces détentions, parmi lesquelles le pasteur Evan Mawarire ou encore Peter Mutasa, président de la ZCTU. D’autres encore ont relevé des scènes de torture sur les populations, sans distinction, de 7 à 77 ans [7]. Les militaires, acteurs majeurs du putsch de 2007 et réputés proches du pouvoir, ont donc appliqué avec zèle les directives du gouvernement. Ils jouissent par ailleurs d’une impunité certaine puisque l’actuel vice-président, Constantino Chiwenga, est un influent général d’armée. Tout porte donc à croire aujourd’hui que Mnangagwa, à la tête du pays depuis 2017, s’inscrit dans une logique encore plus violente que son prédécesseur Robert Mugabe, au bilan globalement négatif [8].

 La Zimbabwe Human Rights NGO Forum a dénombré par moins de 800 violations des droits humains, au moins 12 morts, 78 personnes blessées à l’arme à feu et plus de 600 arrestations arbitraires

Alors que Mnangagwa veut vendre l’image d’un Zimbabwe « apaisé », l’ampleur de la répression a même produit une certaine cacophonie entre le porte-parole de la présidence et le président lui-même. Afin d’éviter l’ébruitement de sa frénésie à l’encontre de sa propre population, et alors même que Mnangagwa voulait séduire les investisseurs étrangers qui s’étaient réunis au Forum de Davos en Suisse, le gouvernement a ainsi décidé de couper purement et simplement l’accès à Internet [9]. Cette mesure, jugée illégale par les instances compétentes du pays, est arrivée tardivement et n’a pas enrayé la persécution des internautes appelant à se mobiliser [10].

Cette pratique est aujourd’hui courante dans nombre de pays en Afrique, que ce soit au Cameroun, au Togo, au Gabon, en République démocratique du Congo ou plus récemment au Soudan dont le régime dictatorial vacille sérieusement face aux soulèvements populaires [11]. L’État chinois, actuel premier partenaire économique du continent africain, dont les intérêts au Zimbabwe et dans la région australe vont en grandissant [12], développe depuis longtemps une expertise dans l’utilisation répressive des nouvelles technologies, et pourrait avoir un rôle, même indirect, dans la mise en place de ces coupures Internet auprès d’un de ses alliés de longue date [13].

Une hausse du prix des carburants, dans quel but ?

Le gouvernement Mnangagwa a donc pris la décision de procéder à la hausse du prix des carburants, mais dans quel but ? D’après lui, cette mesure permettrait d’enrayer la pénurie de carburant auquel le pays fait face depuis une dizaine d’années. Pourtant, dès le lendemain de l’annonce, le gouvernement Mnangagwa prenait soin d’exempter partiellement de cette hausse les entreprises des secteurs manufacturiers, industriels, agricoles et de transports [14]. Si certains secteurs méritent probablement une attention particulière à cet effet – notamment ceux de l’agriculture et du transport – considérer que la pénurie de carburant va se résorber en ciblant prioritairement la population n’a pas de sens. La consommation journalière en carburant d’une industrie extractive n’est en aucun cas comparable à celle d’un individu ou d’une famille.

Plus que les réserves en carburant disponibles dans le pays, cette mesure pourrait davantage être une tentative visant à répondre à l’insuffisance de devises étrangères, en particulier du dollar américain, disponibles dans le pays. En augmentant le prix au litre, le gouvernement espère notamment diminuer la quantité de dollars engloutie par ce secteur et améliorer en conséquence les réserves en devises dont il dispose, réserves évaluées aujourd’hui à quinze jours en importation de biens et services. À titre de comparaison, le niveau de l’Afrique du Sud est actuellement de six mois [15]. En 2016 déjà, Mugabe, après avoir abandonné la monnaie nationale au profit du dollar américain, avait pour les mêmes raisons introduit des coupons monétaires dont la valeur était indexée sur le billet vert. Mais ces coupons – sorte de monnaie qui servaient notamment à payer les salaires – ne valent aujourd’hui plus rien ou presque en raison de la faiblesse de l’économie nationale. Et bien que le pays ait décidé de réintroduire sa propre monnaie [16], la crise monétaire ne devrait pas aller en s’améliorant dans les mois à venir, d’autant que les différents créanciers pourraient ne pas être tout à fait étrangers à cette mesure impopulaire.

Le Zimbabwe en suspension de paiement sur 70 % de sa dette extérieure publique

Outre la situation monétaire, le Zimbabwe est en proie à de graves difficultés pour rembourser sa dette publique qui culmine à près de 17 milliards de dollars US, soit 100 % de son PIB [17]. Le pays est actuellement en suspension de paiement sur 70 % de sa dette extérieure publique détenue à 45 % par des créanciers bilatéraux et à 27 % par des créanciers multilatéraux. Mais les créanciers n’ont pas renoncé à leur remboursement. Ainsi, lors de l’assemblée annuelle du FMI et de la Banque mondiale qui s’est tenue à Bali en octobre 2018, le Zimbabwe s’est conformé aux exigences du FMI, de la Banque mondiale, de la BAD (Banque africaine de développement) mais aussi du Club de Paris réunis pour l’occasion [18]. Mthuli Ncube, ministre des Finances du Zimbabwe et ex-Chief Economist à la BAD – principale institution du néolibéralisme en Afrique – a dû donner un certain nombre de garanties et s’est engagé à appliquer scrupuleusement le « programme de stabilisation transitoire » [19] du Zimbabwe pour rembourser la dette. Eu égard à l’engagement néolibéral du gouvernement de Mnangagwa, une participation du FMI à l’élaboration de ce programme et à l’imposition d’une hausse brutale du prix des carburants est plus que probable. En 2018, les populations d’Haïti, de Guinée et d’Égypte subissaient déjà de pleins fouets cette même mesure exigée par le FMI [20].

Pour le Zimbabwe, la situation est grave. La BAD demeure aujourd’hui le seul organisme international à lui octroyer des prêts [21]. Implacable, le FMI – à l’égard duquel le Zimbabwe avait apuré ses arriérés d’une dizaine d’années en 2016 [22] – se refuse à intervenir directement dans le pays tant que les remboursements aux autres créanciers n’auront pas repris [23]. Pour sa part, l’Afrique du Sud, allié historique du Zimbabwe dans le viseur du FMI [24], a balayé d’un revers la demande de prêt d’1,2 milliards de dollars [25] tout en appelant néanmoins à la levée des sanctions internationales imposées par les États-Unis et l’Union européenne qui asphyxient le pays [26] depuis 2002.

Que peut espérer la population zimbabwéenne pour la suite ?

Alors que le pays s’est enfoncé dans une crise économique et sociale entre 1987 et 2017, bien aidé il est vrai par les ingérences impérialistes [27], ce proche de Mugabe peut-il apporter les réponses tant attendues à la population ? Après plus de trente années de présidence de Mugabe, l’arrivée d’Emmerson Mnangagwa à la tête du pays en 2017 n’apporte que peu d’espoirs quant à la direction qu’il compte donner à son mandat. Élu à l’été 2018, les résultats avaient été fortement contestés par une partie de la population et par le principal parti d’opposition. Là encore, ces contestations avaient été réprimées dans le sang.

Tout porte à croire que le gouvernement Mnangagwa ne constitue en rien un allié des masses populaires. Après avoir « répondu » à la grogne sociale par la répression sanglante, sur le plan économique, le ministre des Finances Mthuli Ncube a déjà annoncé sa volonté d’appliquer coûte que coûte les réformes néolibérales prévues notamment dans le « programme de stabilité transitoire » 2018-2020 [28]. Au programme : privatisations massives, développement de l’agrobusiness et renforcement des activités extractivistes [29].

Alors que Mugabe devait être entendu concernant la disparation de quelques 15 milliards de dollars US (!) de revenus provenant de l’extraction diamantifère, Mnangagwa n’a, depuis lors, pas inquiété l’ancien président du pays

Pouvait-on réellement s’attendre à une autre politique de la part de Mnangagwa ? Son passé, dans l’ombre de Mugabe, ne plaide pas en sa faveur et laisse peu de doute sur sa volonté de s’affranchir d’un régime corrompu et kleptocratique. Alors que Mugabe devait notamment être entendu concernant la disparation de quelques 15 milliards de dollars (!) de revenus provenant de l’extraction diamantifère du pays – revenus qui profiteraient significativement à l’armée nationale dont la hiérarchie est au cœur du régime actuel – Mnangagwa n’a, depuis lors, pas inquiété l’ancien président du pays [30].

Plus que jamais, il est fondamental pour les populations de contester ardemment le programme néolibéral du gouvernement de Mnangagwa, incluant le remboursement de la dette publique du pays à propos de laquelle la constitution d’une commission d’audit citoyen de la dette ferait la lumière. L’état de pauvreté de l’écrasante majorité de la population est un indice que les classes populaires zimbabwéennes n’ont pas joui de l’argent emprunté. Ces dettes, illégitimes et odieuses, doivent être purement et simplement annulées et être accompagnées de sanctions véritables vis-à-vis de ces élites politiques et économiques dont Mugabe, Mnangagwa et leurs proches sont parties prenantes, et ce, sous la complicité de nombreux créanciers.

L’auteur remercie Jean Nanga et Jérôme Duval pour leur précieuse relecture.

Cet article a été initialement publié sur le site du CADTM (Comité d’annulation des dettes illégitimes) et repris sur LVSL avec l’autorisation de son auteur.

 

Notes :

[1« Tollé au Zimbabwe après le doublement des prix des carburants », Le Temps, 13 janvier 2019, disponible à : https://www.letemps.ch/monde/tolle-zimbabwe-apres-doublement-prix-carburants

[2Jean-Philippe Rémy, « Au Zimbabwe, les émeutes du désespoir », Le Monde, 18, janvier 2019, disponible à : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/01/18/au-zimbabwe-les-emeutes-du-desespoir_5411098_3212.html

[3MacDonald Dzirutwe, « Zimbabwe teachers to strike over pay as currency crisis deepens », Reuters Africa, 7 janvier 2019, disponible à : https://af.reuters.com/article/africaTech/idAFKCN1P117B-OZATP

[4« Zimbabwe : une grève des fonctionnaires annoncée pour vendredi », AfricaNews, 24 janvier 2019, disponible à : http://fr.africanews.com/2019/01/24/zimbabwe-une-greve-des-fonctionnaires-annoncee-pour-vendredi/

[5« Zimbabwe : la société civile dénonce le silence de la communauté internationale », RFI, 25 janvier 2019, disponible à : http://www.rfi.fr/afrique/20190125-zimbabwe-societe-civile-denonce-silence-communaute-internationale

[6« ZEN calls for immediate end to violent crackdown in Zimbabwe », Zimbabwe Human Rights NGO Forum, 22 janvier 2019, disponible à : http://www.hrforumzim.org/news/zen/

[7Béatrice Début, « Répression au Zimbabwe : le régime Mnangagwa version »extrême« de celui de Mugabe », TV5 Monde, 22 janvier 2019 : https://information.tv5monde.com/info/repression-au-zimbabwe-le-regime-mnangagwa-version-extreme-de-celui-de-mugabe-281262

[8Benjamin Fogel, « Why do so many Western Leftists defend Robert Mugabe ? », Africa is a country, 12 mars 2017, disponible à : https://africasacountry.com/2017/12/why-do-so-many-western-leftists-defend-robert-mugabe/

[9Farai Mutsaka, « Zimbabwe in ’total internet shutdown’ amid deadly crackdown », AP News, 18 janvier 2019 : https://www.apnews.com/7cf7713da14c46909800f74fd8f08cb2

[10Zimbabwe : la justice juge illégale la décision du gouvernement de bloquer internet, La Libre et AFP, 21 janvier 2019, disponible à : https://afrique.lalibre.be/31223/zimbabwe-la-justice-juge-illegale-la-decision-du-gouvernement-de-bloquer-internet/

[11Voir notamment « Solidarité totale avec le soulèvement populaire au Soudan », 14 janvier 2019 : http://www.cadtm.org/Solidarite-totale-avec-le-soulevement-populaire-au-Soudan

[12Craig Dube, « Doctors Strike in Zimbabwe as Government Imposes Austerity to Attract More Chinese Investment », Commons Dreams, 4 janvier 2019, disponible à : https://www.commondreams.org/views/2019/01/04/doctors-strike-zimbabwe-government-imposes-austerity-attract-more-chinese

[13Voir « La Chine façonne-t-elle l’internet en Afrique ? », Arte, 22 octobre 2018, disponible à : https://www.youtube.com/watch?v=vED-NFCDYEI

[14Ministry of Finance and Economic Development, « The Excise Duty Refund Framework Following The Fuel Price Increase Under S.1. 9 Of 2019 », Press Statements, 14 janvier 2019, disponible à : http://www.zimtreasury.gov.zw/index.php/media-centre/press-statements/153-the-excise-duty-refund-framework-following-the-fuel-price-increase-under-statutory-instrument-9-of-2019

[15Voir FMI, Regional Economic Outlook – Sub-saharan Africa, Octobre 2018, p. 57.

[16« Le Zimbabwe va relancer sa propre monnaie cette année », Jeune Afrique et AFP, 12 janvier 2019, disponible à : https://www.jeuneafrique.com/703721/economie/le-zimbabwe-va-relancer-sa-propre-monnaie-cette-annee

[17Voir bulletin trimestriel du trésor zimbabwéen, disponible à cette adresse : http://www.zimtreasury.gov.zw/index.php/resources/downloads/category/16-quarterly-treasury-bulletins

[18« Choke relief… IMF, World Bank back Zim’s debt clearance strategy », Chronicle, 11 octobre 2018, disponible à : https://www.chronicle.co.zw/choke-relief-imf-world-bank-back-zims-debt-clearance-strategy/

[19Le « programme de stabilisation transitoire » est disponible à cette adresse : https://t792ae.c2.acecdn.net/wp-content/uploads/2018/10/Transitional-Stabilisation-Programme-Final.pdf

[20Voir Claude Quémar, « Le FMI met le feu en Haïti, en Guinée, en Égypte … », CADTM, 8 août 2018, disponible à : http://www.cadtm.org/Le-FMI-met-le-feu-en-Haiti-en-Guinee-en-Egypte-16476

[21« Zim will resolve debt crisis : AfDB », The Independent, 8 octobre 2018, disponible à : https://www.theindependent.co.zw/2018/10/08/zim-will-resolve-debt-crisis-afdb/

[22« IMF Executive Board Removes Remedial Measures Applied to Zimbabwe », 14 novembre 2016, disponible à :
https://www.imf.org/en/News/Articles/2016/11/14/PR16505-Zimbabwe-IMF-Executive-Board-Removes-Remedial-Measures

[23Gerry Rice, directeur de la communication du FMI, « Transcript of IMF Press Briefing », 20 septembre 2018, disponible à : « https://www.imf.org/en/News/Articles/2018/09/20/tr092018-transcript-of-imf-press-briefing

[24« L’Afrique du Sud pourrait avoir besoin d’une assistance du FMI, selon la commission nationale de planification », Ecofin, 2 octobre 2018 : https://www.agenceecofin.com/finances-publiques/0210-60481-l-afrique-du-sud-pourrait-avoir-besoin-d-une-assistance-du-fmi-selon-la-commission-nationale-de-planification

[25 »L’Afrique du Sud refuse de prêter de l’argent au Zimbabwe« , AfricaNews, 21 janvier 2019, disponible à : http://fr.africanews.com/2019/01/21/l-afrique-du-sud-refuse-de-preter-de-l-argent-au-zimbabwe/

[26 »Le monde peut aider le Zimbabwe en levant les sanctions, selon le président sud-africain”, SlateAfrique, 22 janvier 2019, disponible à : http://www.slateafrique.com/926985/le-monde-peut-aider-le-zimbabwe-en-levant-les-sanctions-selon-le-president-sud-africain

[27Le FMI avait notamment appliqué en 1991, sous la bénédiction de Mugabe, un plan d’ajustement structurel dévastateur pour le pays. Les États-Unis et l’UE ont quant à eux appliqués un lot de sanctions économiques qui a contribué à renforcer la fragilité du Zimbabwe.

[28« Zimbabwe : le ministre des Finances « déterminé » à poursuivre les réformes malgré la fronde sociale », Jeune Afrique et AFP, 23 janvier 2019, disponible à : https://www.jeuneafrique.com/713585/economie/zimbabwe-le-ministre-des-finances-determine-a-poursuivre-les-reformes-malgre-la-fronde-sociale/

[29Victor Bérenger, « Zimbabwe : quelles perspectives pour l’économie après le départ de Robert Mugabe ? », Jeune Afrique, 28 novembre 2017, disponible à : https://www.jeuneafrique.com/497238/economie/zimbabwe-quelles-perspectives-pour-leconomie-apres-le-depart-de-robert-mugabe/

[30« Zimbabwe : le Parlement renonce à entendre Robert Mugabe sur les milliards évaporés des diamants », Jeune Afrique et AFP, 12 juin 2018, disponible à : https://www.jeuneafrique.com/576686/societe/zimbabwe-le-parlement-renonce-a-entendre-robert-mugabe-sur-les-milliards-evapores-des-diamants/

 

Le néolibéralisme, maladie incurable de l’Italie ?

Le Premier Ministre italien Guiseppe Conte au Parlement Européen en 2019. CC-BY-4.0: © European Union 2019 – Source: EP

Le coronavirus frappe un pays affaibli par des réformes structurelles qui ont organisé l’économie et la société italiennes sur la base des principes néolibéraux. Le débat politique esquive ce thème, tout comme la question européenne. Pourtant, l’Italie ne sortira pas de la crise sans rompre avec la logique néolibérale. Par Stefano Palombarini, maître de conférence à l’université Paris 8 et auteur, avec Bruno Amable, de L’illusion du bloc bourgeois (Raisons d’agir, 2017).


Printemps 2020 : le coronavirus qui sévit dans le monde entier, frappe avec une violence particulière l’Italie, avec des conséquences sur l’économie et la structure productive du pays impossibles à mesurer pour l’instant, mais sans doute catastrophiques. L’opinion publique se retourne massivement contre l’UE. Dans un sondage qui date de la fin mars 2020 [1], seulement 49% des interviewés se disent « européistes », contre 64% avant le début de l’épidémie ; 72% considèrent que l’Union n’a apporté aucune aide face à la crise, et 77% pensent que le rapport entre Italie et UE est destiné à rester conflictuel. Le 26 mars, le premier ministre Conte refuse de signer les conclusions du Conseil européen réuni pour élaborer une réponse commune aux difficultés économiques engendrées par la crise sanitaire.

Malgré l’annonce d’un plan de soutien européen de 500 milliards d’euros le 9 avril, l’Union européenne est toujours à la recherche de moyens supplémentaires permettant de faire face aux dépenses engendrées par la crise économique qui démarre. On peut se demander ce qui se passe en Italie, un pays qui compte parmi les six signataires du Traité de Rome et qui, il y a quelques années encore, était unanimement favorable, ou presque, à la construction européenne.

De la formation du bloc bourgeois à sa défaite

Pour comprendre, il faut d’abord revenir à un jour de l’été 2011, le 5 août précisément. A cette date, le président de la BCE (Jean-Claude Trichet) et son successeur désigné (Mario Draghi) signent ensemble une lettre à l’adresse du gouvernement italien, qui lui dicte la politique économique à suivre s’il veut bénéficier d’une politique monétaire accommodante, nécessaire pour éviter l’envolée des taux d’intérêt sur la dette publique. La lettre énumère une série de « réformes structurelles » portant sur la flexibilisation du marché du travail, la libéralisation des services publics, la réduction de la protection sociale. Elle entre en résonance avec le projet d’une partie des classes dirigeantes italiennes, qui depuis longtemps déjà souhaitent se débarrasser du « vieux clivage » entre la droite et la gauche, et réunir dans une seule alliance tous les acteurs responsables et raisonnables: c’est-à-dire, tous les acteurs favorables à la poursuite des réformes néolibérales. Le 23 octobre de la même année, Angela Merkel et Nicolas Sarkozy affichent ouvertement, dans une conférence de presse devenue célèbre, leur manque de confiance sur la capacité du gouvernement Berlusconi de mener à bien ces réformes et de réduire la dette publique ; le 12 novembre, Berlusconi présente sa démission et seulement quatre jours après Mario Monti prend sa place, à la tête d’un exécutif technique qui a comme programme… les mesures demandées par la lettre de Trichet et Draghi. Le bloc bourgeois est né, et ce sera l’alliance au pouvoir de 2011 jusqu’aux élections de mars 2018 avec les gouvernements menés successivement par Monti, Letta, Renzi et Gentiloni.

Nous avions appelé cette nouvelle alliance « bloc bourgeois »[2] car elle avait l’ambition de réunir les classes moyennes et hautes auparavant séparées par le clivage droite/gauche. Les classes populaires étaient exclues par choix programmatique, si l’on peut dire, de l’échange politique entre soutien et politiques publiques. Mais les classes moyennes ont été précarisées et fragilisées par l’action du bloc bourgeois, dont le périmètre s’est progressivement réduit aux seuls groupes privilégiés. On évoque le plus souvent, pour expliquer cette dynamique, l’austérité demandée par Bruxelles qui s’est effectivement traduite dans une série de mesures socialement très lourdes. C’est en larmes que la ministre Fornero avait présenté le « sacrifice nécessaire » de la réforme des retraites qu’elle venait de signer, en décembre 2011. Mais il serait erroné de réduire l’action du bloc bourgeois à une politique austéritaire visant la réduction de la dette publique. Les changements apportés au Code du travail, et notamment le Jobs Act, mesure-phare du gouvernement Renzi, qui visaient une plus grande « flexibilité » du rapport salarial, ne peuvent s’expliquer par des considérations budgétaires et sont révélateurs de la véritable stratégie du bloc bourgeois : l’austérité a été un instrument au service d’un projet plus ambitieux, c’est-à-dire l’achèvement de la transition du capitalisme italien vers le modèle néolibéral. Une transition déjà fort bien entamée par les gouvernements de droite et de « centre-gauche » qui se sont alternés au pouvoir depuis les années 1990, mais que le bloc bourgeois a porté à son accomplissement final.

L’austérité a été un instrument au service d’un projet plus ambitieux, l’achèvement de la transition du capitalisme italien vers le modèle néolibéral.

L’action « réformatrice » des gouvernements de la période 2011-2018 a fortement pénalisé les classes populaires, mais elle a aussi produit une paupérisation et une précarisation grandissantes des classes moyennes, qui ont fait défaut au bloc bourgeois provoquant son effondrement. Il n’est pas nécessaire de détailler l’ensemble des résultats électoraux pour mesurer la violence de la chute : il suffit d’évoquer le destin des quatre premiers ministres exprimés par cette alliance sociale. Mario Monti avait fondé en 2013 un parti, Scelta Civica, qui a cessé d’exister après avoir chuté à moins de 1% des voix et ne pas avoir obtenu un seul élu aux législatives de 2018. Son successeur à la tête du gouvernement, Enrico Letta, s’est retiré (provisoirement ?) de la vie politique, et enseigne à Sciences Po Paris. Matteo Renzi, qui avait évincé Letta du gouvernement pour en prendre la place, n’est plus, comme à l’époque, le dominus d’un Parti Démocrate qu’il a quitté après s’être retrouvé en position minoritaire ; le mouvement qu’il a formé, Italia Viva, est crédité aujourd’hui d’environ 2% des voix par les sondages. Paolo Gentiloni, de son côté, a été nommé commissaire européen et s’est donc relativement éloigné du combat politique italien.

La Lega et les 5 Etoiles : adversaires du bloc bourgeois, mais pas du néolibéralisme

L’effondrement du bloc bourgeois a profité aux deux seuls mouvements qui s’y étaient opposés. Les 5 étoiles, qui auparavant ne s’étaient jamais présentés à des élections nationales, ont obtenu 23% des voix en 2013, pour s’affirmer comme le principal parti italien en 2018 (32,7%). La Ligue, de son côté, est passée de 4% en 2013 à 17% en 2018, pour atteindre 34% lors des européennes de l’année suivante.

Pour avoir une idée plus précise du paysage politique italien, il est important de souligner que ces deux partis ont combattu le bloc bourgeois, mais sans faire des réformes néolibérales la raison principale de leur opposition. Cela est surtout vrai pour la Ligue, héritière d’un électorat de centre-droit auparavant séduit par Berlusconi et ses promesses d’un enrichissement individuel à la portée de tout le monde dans une société débarrassée du fardeau de l’intervention étatique. Dans une situation d’appauvrissement généralisé des classes populaires et moyennes, Salvini s’est surtout appliqué à expliquer que, si les promesses du libre marché n’ont pas été tenues, c’est à cause d’un ennemi extérieur dont l’identité a d’ailleurs changé au cours du temps [3] : la finance mondialisée, la bureaucratie bruxelloise, les migrants (et oui, surtout et souvent les migrants), et désormais l’Allemagne. Les spectaculaires revirements de Salvini sur des thèmes pourtant fondamentaux comme l’adhésion de l’Italie à l’Union européenne et à l’euro (sur lesquels, en l’espace de trois ans, il a affiché pratiquement toutes les positions possibles) ne cachent pas, aux yeux de son électorat, la cohérence d’une position qui attribue à un ennemi extérieur l’entière responsabilité des difficultés italiennes : le « souverainisme » de la Ligue n’est rien d’autre que la déclamation répétée de la nécessité d’une défense nationale contre cet ennemi, changeant et parfois totalement imaginaire. Le même Salvini affiche d’ailleurs une foi inébranlable dans la théorie du ruissellement (les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et le travail d’après-demain), et au cœur du programme de la Ligue il y a encore aujourd’hui, en pleine crise économique et sociale, la flat tax, c’est-à-dire le renoncement à toute fonction redistributive de la fiscalité et à tout financement par l’impôt de nouvelles dépenses publiques.

Lorsqu’ils ont gouverné ensemble, de juin 2018 à septembre 2019, la Ligue et les 5 étoiles ne sont revenus sur aucune des réformes néolibérales de la période précédente.

Sur les réformes néolibérales, la position des 5 étoiles est à vrai dire plus ambiguë. La volonté de défendre les services publics et la lutte contre la précarisation du travail étaient très présents dans les premières années d’existence du mouvement, en même temps cependant d’une thématique anti-élites qui s’est vite confondue avec une attitude anti- étatique. Ni de droite ni de gauche, hostiles à la logique marchande mais aussi aux interventions publiques dans l’économie, les 5 étoiles ont été en réalité incapables d’élaborer une véritable stratégie : lors du gouvernement jaune/vert qui les voyaient en alliance avec la Ligue, c’est Salvini qui a su faire preuve, et sans trop de difficulté, d’hégémonie.

C’est ainsi que lorsqu’ils ont gouverné ensemble, de juin 2018 à septembre 2019, la Ligue et les 5 étoiles ne sont revenus sur aucune des réformes néolibérales de la période précédente. Même la loi Fornero sur les retraites et le Jobs Act de Renzi, c’est-à-dire les mesures les plus contestées du bloc bourgeois, n’ont été amendées que très marginalement.

La dette : une obsession qui empêche de penser

L’épidémie de coronavirus s’abat donc sur un pays qui est dans une situation paradoxale. Le capitalisme italien est désormais intégralement organisé selon la logique néolibérale, ce qui réduit considérablement les capacités de réagir à la crise. Les coupes aux dépenses de santé, 37 milliards dans les dix dernières années [4], ainsi que la forte réduction du rôle de l’hôpital public en faveur du secteur privé, font obstacle à la capacité de prendre en charge les malades. La diffusion du précariat, et la faiblesse du système d’allocation-chômage, exposent très directement le monde du travail aux conséquences de la crise. Le déclin de la grande industrie en faveur de petites et moyennes entreprises multiplie la possibilité des faillites. Les privatisations massives qui ont eu lieu au cours des trente dernières années empêchent une véritable politique industrielle qui viserait le soutien de la production. Le coronavirus est en train, douloureusement, de montrer à quel point les réformes néolibérales affaiblissent la société italienne. Mais, et c’est là le paradoxe, encore aujourd’hui ces réformes restent en arrière-plan du débat politique, qui est entièrement centré sur les modalités de financement des dépenses publiques que la crise rend indispensables. Bien évidemment, des problèmes d’ordre financier et monétaire se poseront avec urgence à l’Italie ; mais c’est tout de même impressionnant de constater à quel point la relation salariale, la protection sociale, les services publics, la possibilité d’une politique industrielle, autant de sphères institutionnelles qui joueront un rôle décisif dans la crise, restent absents du débat. Et cela pour une raison simple : sur ces thèmes, les principaux partis italiens, de gouvernement comme d’opposition, n’ont aucune proposition claire à avancer. Le Parti démocrate, après la scission de Renzi, hésite à entamer un vrai bilan critique de la période du bloc bourgeois, et garde en son sein une composante importante qui revendique le bien fondé des réformes néolibérales. Les 5 étoiles, qui depuis septembre 2019 forment avec le Parti démocrate la coalition de gouvernement, affichent toujours une ligne ni droite ni gauche qui se traduit concrètement dans l’absence absolue de vision stratégique. Et la Ligue, qui reste profondément ancrée à l’idéologie néolibérale, a tout intérêt à structurer le conflit politique sur d’autres thèmes.

Le débat italien tourne ainsi autour d’un seul thème : le financement d’une dette destinée à grimper de plusieurs dizaines de points de PIB. Bien évidemment, il s’agit d’un problème très important et très urgent. Mais même quand elles abordent ce thème, la politique et la société italiennes semblent davantage conditionnées par les traumatismes du passé que par une vision stratégique pour le futur. Prenons d’abord la mesure du problème. Une baisse de l’activité qu’on peut estimer, sans catastrophisme, autour de 10% du PIB, impliquerait mécaniquement une chute des recettes pour l’Etat d’environ 90 milliards d’euros. Avant la crise, le déficit programmé était de 20 milliards ; et il faut considérer aussi les mesures fiscales que la crise rendra nécessaires. Début avril, le gouvernement italien avait déjà mobilisé 50 milliards, mais il s’agit tout juste des premières mesures d’extrême urgence. S’il est évidemment trop tôt pour avancer une estimation précise, on peut donc imaginer qu’il s’agit de trouver des nouveaux financements pour un montant compris entre 200 et 300 milliards d’euros. À cela s’ajoute la nécessité de renouveler les titres arrivant à échéances d’une dette publique qui, avant la crise, dépassait les 2400 milliards d’euros ; et ce renouvellement pourrait poser problème pour un pays en pleine récession.

Sans la BCE, point de salut ?

Le financement de la dette risque donc de devenir un véritable problème. Parmi les solutions envisageables, il faut évoquer la mutualisation des dettes publiques au sein de l’Union européenne, rêve récurrent des européistes les plus convaincus car elle impliquerait un saut décisif vers une véritable union politique : mais on ne trouve rien, ni dans l’histoire passée de l’UE ni dans la dynamique politique présente des pays du nord, qui laisse imaginer qu’un tel scénario solution puisse avoir une chance de se traduire en réalité.

La deuxième possibilité, c’est un prêt européen soumis à des conditionnalités qui se traduiraient, une fois la crise passée, dans des politiques publiques répondant davantage aux intérêts des créanciers qu’aux attentes sociales italiennes. On sait par exemple que le Mécanisme européen de stabilité (MES) a la possibilité de lever des fonds jusqu’au montant théorique de 700 milliards, mais d’autres mécanismes institutionnels sont aussi envisageables pour arriver au même résultat. Une telle hypothèse suscite cependant des résistances très vives dans un pays marqué par les années du bloc bourgeois. Seule la fraction du Parti démocrate qui revendique comme positive l’expérience des gouvernements Monti, Letta, Renzi et Gentiloni, serait prête à appuyer une solution qui consisterait à prolonger la dynamique politique des dix dernières années. Pour la même raison, les 5 étoiles et la Ligue, qui ont construit leur socle électoral en s’opposant à une action publique répondant aux « exigences » européennes, y sont totalement opposés. Et surtout, une grande partie des classes moyennes et populaires italiennes vivraient un programme d’ajustement macroéconomique et de changement institutionnel dicté par les institutions européennes, comme le prolongement d’un cauchemar qu’elles pensaient tout juste terminé.

Le caractère hautement improbable de la première solution, et le très large rejet de la deuxième, expliquent le quasi-consensus engendré par une troisième possibilité : celle d’une dette publique largement financée par la création monétaire de la BCE. Une solution qui comporte des avantages évidents, surtout dans l’absence de limites d’un financement à faible taux d’intérêt, mais aussi des inconvénients que bizarrement personne, de l’extrême droite à ce qui reste de la gauche radicale, n’évoque en Italie. Ces inconvénients sont de deux ordres.

Premièrement, comme on le sait, la BCE peut acheter des titres de la dette publique seulement sur le marché secondaire. Il est vrai que, du point de vue de l’impact sur le spread qui pèse sur les taux d’intérêt, ce type d’intervention est pratiquement équivalent à un achat de titres à l’émission. Il reste que la liquidité émise par la BCE est récupérée directement par les agents privés qui détiennent les titres, c’est-à-dire pour l’essentiel les banques et les fonds d’investissement, qui figurent certainement parmi les grands gagnants de l’opération et qui n’ont aucune obligation d’utiliser toute la nouvelle liquidité pour acheter de nouveaux titres. Au contraire, l’expérience enseigne qu’une partie de la liquidité créée par la BCE sera utilisée pour des placements boursiers qui risquent fort de soutenir artificiellement des cours pénalisés par la chute de l’activité au niveau mondial, en alimentant ainsi des bulles spéculatives et en augmentant le risque de crises financières à venir.

Un financement de la dette italienne par la création monétaire de la BCE implique l’impossibilité pour n’importe quel futur gouvernement italien de s’écarter de la route fixée par la BCE, sous peine de fermeture du robinet monétaire et d’explosion des taux d’intérêt.

Le deuxième type d’inconvénient engendré par un financement de la BCE touche plus directement l’Italie. Un prêt soumis à des conditionnalités, comme celui qui pourrait venir du MES, rencontre de très larges et très compréhensibles résistances dans la politique et dans la société italienne. Mais une dette publique largement dans les mains de la BCE devrait susciter le même type de réaction, alors que, bizarrement, ce n’est pas du tout le cas dans le débat italien. Bien sûr, on peut toujours espérer que la BCE reste dans son rôle institutionnel et ne fasse jamais valoir l’énorme pouvoir politique que lui conférerait le rôle de créancier principal de l’État italien ; mais là encore, l’expérience dit le contraire.

Les Italiens auraient-ils oublié que la lettre citée plus haut, et qui a ouvert les portes du gouvernement au bloc bourgeois, n’était signée ni par la Commission européenne, ni par des premiers ministres du nord de l’Europe, mais par deux directeurs de la Banque centrale ? Un financement de la dette italienne par la création monétaire de la BCE implique que, dans le futur, il sera impossible pour n’importe quel gouvernement italien de s’écarter de la route fixée par la BCE, sous peine de fermeture du robinet monétaire et d’explosion des taux d’intérêt. Cette conditionnalité est implicite, et donc politiquement plus facile à accepter d’une liste de conditions posées explicitement ; mais justement parce que implicite, elle échappe complètement à tout contrôle démocratique et à tout processus de négociation. Plus simple à valider politiquement, et plus immédiatement accessible, la solution d’un financement par la BCE pose à bien regarder le même type de contraintes qu’un prêt octroyé par d’autres pays européens par l’intermédiaire du MES ou d’autres institutions communautaires. Les choses seraient évidemment différentes si la BCE, au lieu de jouir de la plus totale indépendance, était soumise au contrôle politique d’un hypothétique gouvernement européen ; mais on rentre là, et plus encore que pour la mutualisation des dettes, dans un scénario qui relève plus de la science-fiction que de la réalité.

Sortir de l’euro, mais comment ?

Les solutions communautaires au problème de financement de la dette étant insatisfaisantes, il reste à évoquer la possibilité pour l’Italie de sortir de l’euro en récupérant sa souveraineté monétaire. Mais force est de constater qu’aucune force politique italienne n’a travaillé sérieusement jusqu’ici dans une telle direction. La Ligue a pour habitude d’évoquer cette hypothèse quand des échéances électorales approchent, pour basculer dans des positions très différentes dès qu’il s’agit de gouverner. On rappellera qu’après la formation du gouvernement jaune-vert en 2018, Salvini, qui avait mené campagne sur l’Italexit, a déclaré à plusieurs reprises avoir « changé d’avis » sur l’euro. Et aujourd’hui, pour réagir à la crise, sa disponibilité à participer à un gouvernement d’unité nationale qui pourrait être dirigé par… Mario Draghi est manifeste. Il est vrai que, par moments, la Ligue aime évoquer le scénario d’une souveraineté monétaire qui permettrait une baisse généralisée des impôts et le retour à la croissance, ce qui correspond au rêve le plus profond d’une partie de sa base électorale : renouer avec les promesses d’une concurrence libre et non faussée porteuse d’enrichissement individuel. Mais dans le bloc social représenté par la Ligue, la petite et moyenne entreprise du nord du pays occupe une position absolument centrale ; fortement intégrée avec la zone économique allemande, elle rejette toute hypothèse de rupture par crainte de rétorsions commerciales. Les 5 étoiles ont été aussi par le passé favorables à une sortie de l’euro : mais, tout comme la Ligue, ils espèrent désormais pouvoir « changer l’UE de l’intérieur ». Un objectif partagé par le Parti démocrate, le plus européiste des partis italiens, ce qui produit une convergence assez forte et qui rend improbable une sortie délibérée de l’euro.

Quand l’économie va bien, sortir de l’euro serait plus simple, mais personne n’y pense. quand l’économie va mal, les bénéfices de la souveraineté monétaire apparaissent plus clairement, mais sortir devient beaucoup plus compliqué.

Il faut ajouter aussi qu’une sortie en pleine récession aurait des conséquences économiques très lourdes. Dans l’hypothèse d’une souveraineté monétaire retrouvée, la monétisation massive de la dette publique qui se rendrait nécessaire pour faire face à la crise impliquerait une forte dévaluation de la nouvelle monnaie. Le risque d’une telle dévaluation serait intégré dans les taux d’intérêt, engendrant ainsi un cercle vicieux entre hausse des taux, nécessité de monétiser ultérieurement la dette, dévaluation supplémentaire, que seule une restructuration de la dette pourrait arrêter. Mais aucun acteur politique italien n’ose évoquer l’utilité d’une restructuration de la dette, et de la nationalisation du secteur bancaire qui devrait nécessairement l’accompagner.

La confiance des investisseurs sur la soutenabilité de la dette italienne, et donc la possibilité de gérer de façon ordonnée une sortie de l’euro, seraient plus fortes en période de croissance, mais c’est là ce qu’on pourrait appeler le paradoxe de l’euro : quand l’économie se porte bien, en sortir serait plus simple, mais personne n’y pense ; quand l’économie se porte mal, les effets bénéfiques de la souveraineté monétaire apparaissent plus clairement, mais sortir devient beaucoup plus compliqué.

Le rôle de la gauche italienne, s’il y en avait une

Aucun des scénarios envisageables ne semble ainsi représenter une solution à la fois réaliste et politiquement viable pour l’Italie. Certaines hypothèses, comme la mutualisation des dettes publiques ou la mise sous contrôle démocratique de la BCE, supposent des réformes institutionnelles qui ne semblent vraiment pas à l’horizon. Le financement par un prêt européen est destiné à susciter rapidement des réactions politiques hostiles et très fortes ; des réactions qui se manifesteront aussi, dans un terme à peine plus éloigné, dès que la BCE décidera de faire valoir le pouvoir politique qu’elle est en train d’accumuler grâce au financement de la dette par création monétaire. Pour ces raisons, il n’est pas trop risqué de prévoir que le sentiment de désenchantement vis-à-vis de l’UE, déjà très répandu, se diffusera encore davantage en Italie dans la période à venir.

Dans cette conjoncture politique compliquée, la tâche de la gauche devrait être de recentrer le débat sur la question des réformes structurelles qui ont marqué le pays au cours des dernières décennies, et qui sont la cause profonde des difficultés actuelles. C’est dans cette direction qu’il faudrait orienter un sentiment d’hostilité vers l’UE destiné de toute façon à grandir, en soulignant le rôle que la construction européenne a joué dans la transition du capitalisme italien vers le modèle néolibéral. Une telle position amènerait inéluctablement la gauche à défendre le retour à la souveraineté monétaire, qui prendrait une signification spécifique dans le cadre d’un programme plus général de rupture avec le néolibéralisme. Un tel programme marquerait très nettement la distance par rapport à la droite nationaliste qui risque d’être la grande gagnante de la période à venir. La droite nationaliste présentera (et présente déjà) la maîtrise de la création monétaire comme l’instrument qui permettra de sortir de la crise en continuant à baisser les impôts sur le capital et à réduire la fonction redistributive de la fiscalité, tout en préservant la flexibilité du marché du travail. Pour la gauche, la souveraineté monétaire doit être mise au service d’objectifs strictement opposés : aucune ambiguïté, aucune sympathie, et encore moins aucun front commun n’est possible avec la droite nationaliste, destinée à remplacer le bloc bourgeois dans le rôle de soutien politique principal du néolibéralisme. Espérons simplement qu’une gauche de ce type puisse de nouveau exister dans le paysage politique italien.

[1] « Il sondaggio: fiducia in Ue crolla anche fra europeisti », AdnKronos, 29/3/2020

[2] Amable, Guillaud, Palombarini, L’Économie politique du néolibéralisme. Le cas de la France et de l’Italie, Editions Rue d’Ulm, Paris, 2012

[3] Palombarini, « Il liberismo autoritario », Jacobin Italia, 25/7/2019

[4] « Il definanziamento 2010-2019 del Servizio Sanitario Nazionale », Report Osservatorio GIMBE, n. 7/2019

Pourquoi la crise du coronavirus impose de faire le procès de l’Union européenne

© Léo Balg

Chaque nouvelle crise déchire les voiles pudiquement jetés, en temps normaux, sur les rapports de force. Dominants et dominés, empires du centre et régions de la périphérie, réapparaissent alors sans fard dans le jeu à somme nulle de la mondialisation. Les structures de pouvoir se départissent en un éclair de leurs atours humanitaires, et la loi d’airain de la souveraineté, que l’on avait crue un instant disparue, s’impose à nouveau comme une évidence. L’Union européenne, dont les dirigeants ne cessent depuis 1992 d’entretenir l’illusion d’une possible réforme, agit en conformité avec l’esprit de ses institutions. À l’heure de la plus grave crise du XXIe siècle ses traités deviennent des carcans, les liens qu’elle a tissés se muent en chaînes, et la « solidarité » européenne, tant vantée par ses thuriféraires, prend tout son sens étymologique : celle d’une dépendance de ses populations à l’égard d’institutions technocratiques principalement au service des intérêts allemands. Par Eugène Favier-Baron, Pablo Rotelli et Vincent Ortiz.


Les pays du Sud, et en particulier l’Italie, affichent une défiance historique à l’égard des institutions européennes. À gauche, les condamnations de l’« égoïsme national » de l’Allemagne ou des Pays-Bas – qui refusent toute mutualisation des dettes ou des budgets – se sont multipliées, ainsi que les appels à une intégration européenne accrue, présentée comme le moyen de forcer les États les plus riches à contribuer à l’effort commun. Au point parfois d’en oublier le rôle déterminant des institutions européennes, Commission et Banque centrale européenne (BCE) au premier chef, dans l’affaiblissement des systèmes sanitaires des pays les plus fragiles, par l’imposition de décennies d’austérité et leur responsabilité dans la crise actuelle.

Faut-il mettre en cause la trop grande importance de l’intégration européenne ou au contraire la persistance des « égoïsmes nationaux » ? En réalité, ces deux phénomènes ne sont aucunement contradictoires – « intégration » n’étant pas synonyme d’entraide, et « égoïsme national » ne signifiant aucunement autarcie.

Les systèmes de santé sacrifiés sur l’autel de l’austérité budgétaire imposée par l’Union européenne

La crise sanitaire n’a pas commencé avec la pandémie. Celle-ci en a moins été le catalyseur que le révélateur. Le coronavirus aura eu pour effet de forcer les gouvernements, restés sourds pendant des années aux cris d’alarmes du personnel soignant, à jeter un regard sur les conséquences désastreuses des coupes budgétaires.

Ce sont les pays placés sous la tutelle de la « Troïka » qui ont été les plus exposés aux coupes budgétaires. En Grèce, le budget alloué à la santé a été divisé par deux entre 2008 et 2014. La mortalité infantile a progressé de 35 %.

En France, ce sont 13 % des lits d’hôpitaux qui ont été supprimés entre 2003 et 2016, tandis que le nombre de prises en charge annuel aux urgences doublait, passant de 10 à 20 millions1. Une situation qui paraîtrait enviable à l’Italie, qui a subi une diminution de 31 % de son effectif sur la même échelle temporelle, et se retrouve aujourd’hui avec à peine plus de 3 lits pour 1,000 habitants, contre plus de 9 en 1980.

Sans surprise, ce sont les pays du Sud de l’Europe, ainsi que ceux qui ont été placés sous la tutelle de la Troïka (BCE, Commission européenne et Fonds monétaire international), qui ont été les plus exposés aux coupes budgétaires. En Grèce, le budget alloué à la santé a été divisé par deux entre 2008 et 2014, passant de 9,9 % du PIB à 4,7%. Les gouvernements grecs successifs ont été contraints de remercier 25 000 fonctionnaires travaillant dans le domaine de la santé publique. Les indicateurs sanitaires attestent de la détérioration provoquée par ces économies budgétaires, que n’a pas remis en cause le gouvernement de gauche radicale mené par Alexis Tsipras. Un rapport de la Banque de Grèce notait une augmentation de 24 % des maladies chroniques entre 2010 et 2016. La mortalité infantile, quant à elle, a progressé de 35 % de 2008 à 2016.

Une étude du journal médical The Lancet constatait en 2016 une hausse spectaculaire du taux de mortalité global en Grèce : 128 000 morts annuels en 2016 contre 112 000 en 2010. Les auteurs, sans parvenir à établir un lien de cause à effet évident, s’interrogent : dans quelle mesure les économies budgétaires dans le domaine de la santé ont-elles contribué à cette hausse si prononcée de la mortalité globale des Grecs ?

Certains ne verront dans tout cela qu’un rapport lointain avec l’Union européenne. L’impératif de contraction du budget alloué à la santé, telle une tâche aveugle, n’apparaît en effet nulle part dans les textes constitutionnels européens, desquels il découle pourtant logiquement. Semblable en cela au narrateur de Flaubert, présent partout et visible nulle part, il n’est que rarement mentionné dans les discours des dirigeants européens. On parlera de « rationalisation », de « réorientation », « d’optimisation », ou « d’ajustement » des ressources, mais de « coupes », de « contractions » ou « d’économies » dans la santé, point.

Il est pourtant impossible de comprendre pourquoi ces économies budgétaires ont été mises en place sans prendre en compte les contraintes qu’impose le cadre européen. L’indépendance de la BCE a été constitutionnalisée par le Traité de Maastricht, qui lui a conféré un monopole de fait sur la politique monétaire des États membres. Les critères de convergence de ce même traité limitent à 3 % le déficit public annuel autorisé, avec une série de mesures de rétorsion à la clef pour les gouvernements qui les dépasseraient. Le Pacte budgétaire européen (TSCG), entré en vigueur en 2013, signé par le président Hollande malgré ses promesses de renégociation, durcit encore les contraintes imposées aux États déficitaires ; le traité est explicite : « rappelant (…) la nécessité d’inciter, et au besoin de contraindre les États-membres en déficit excessif », il systématise l’usage de sanctions contre les pays dont le déficit structurel excède les 0,5 % après l’aval de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE).

Cet arsenal juridique pèse-t-il réellement comme une épée de Damoclès sur les gouvernements de la zone euro ? Il faut bien sûr éviter de pêcher par juridisme : nombreuses sont les entorses faites aux traités européens, souvent en toute impunité. L’expérience de SYRIZA au pouvoir a cependant révélé toute la puissance disciplinaire de ces textes dont elle a tenté de s’affranchir. Ce cas-limite, qui a vu la BCE interdire purement et simplement à la Grèce d’accéder à des liquidités, a montré que les institutions européennes veillent à ce qu’aucun changement de paradigme politique ne puisse advenir dans l’Union. Si l’arme du droit ne suffit pas, celle de la monnaie vient à la rescousse.

Les principaux déterminants de l’austérité budgétaire ne sont cependant pas nécessairement juridiques ou monétaires. C’est sans doute moins dans le marbre des traités ou dans les flux de la BCE qu’il faut les chercher, mais dans le simple agencement des économies européennes. L’Union européenne a poussé à son paroxysme le principe d’abolition de toute frontière économique, dopant les revenus des puissances exportatrices et grevant l’équilibre des autres. L’Allemagne détient le record mondial de l’excédent commercial : il se chiffrait à 232 milliards d’euros en 2018.

La même année, la France enregistrait un déficit commercial de 76 milliards d’euros, le Portugal de 17 milliards d’euros, la Grèce de 20 milliards d’euros et l’Espagne de 36 milliards d’euros – les 100 milliards d’euros ont été dépassés plusieurs fois dans les années 2000. L’inscription des « quatre libertés » (circulation des biens, des services, des capitaux et des travailleurs) dans les traités européens, ainsi que le passage à l’euro, ont encouragé l’apparition de tels déséquilibres. La monnaie unique empêche en effet toute dévaluation, laquelle consistait en une forme de protectionnisme monétaire, permettant autrefois aux pays en déficit commercial de jouer sur les taux de change pour le contrecarrer.

Les pays du nord considèrent qu’ils n’ont pas à payer pour les pays du sud – qui financent pourtant les excédents des premiers avec leurs déficits commerciaux

En l’absence de ces mécanismes protecteurs, les pays déficitaires sont mécaniquement poussés à s’endetter, tandis que les pays excédentaires sont conduits à prêter. C’est ainsi que l’on retrouve, sans surprise, l’Allemagne en position de créancière face à l’Espagne, l’Italie ou la Grèce – doublant son excédent commercial considérable par un excédent financier plus que confortable.

Une politique de relance minimaliste de la BCE

S’il restait encore un doute sur l’inexistence de coopération entre les États de la zone euro, l’échec de la mise en place des coronabonds a le mérite de l’écarter. Impulsée par les États du sud, dont la France, l’idée d’émettre une euro-obligation souveraine au niveau de la zone euro dans son ensemble – un titre dont la nationalité de l’émetteur est inconnue – implique de mutualiser les risques liés à ces obligations et par conséquent d’y associer un taux d’intérêt commun.

Comme on pouvait s’y attendre, plusieurs États du Nord, notamment l’Allemagne et les Pays-Bas, ont balayé cette initiative d’un revers de la main, avec à peu de choses près, les mêmes arguments qu’après la crise de la dette de 2010-2011. En effet, les pays du Nord considèrent qu’ils n’ont pas à payer pour les pays du Sud – qui financent pourtant les excédents des premiers avec leurs déficits commerciaux – jugés moins « responsables » au niveau de leurs politiques budgétaires.

Autrefois contrebalancés par l’appréciation du mark, les excédents commerciaux allemands ne rencontrent plus aucune régulation par le taux de change dans une zone euro taillée à leur mesure. Cela libère bien entendu des marges budgétaires associées à une rente d’exportation, accrue par les réformes Hartz : en flexibilisant le marché du travail, celles-ci ont contribué à la stagnation des salaires allemands, ont fait chuter la consommation populaire de l’Allemagne et, par conséquent, ses importations. L’hypocrisie atteint son paroxysme lorsqu’on réalise que si les pays du sud réduisaient leurs déficits à l’allemande, c’est-à-dire en prenant les parts de marché des pays du Nord dans les productions où ils sont spécialisés, cela se ferait au détriment des excédents allemands. Autrement dit, si tout le monde copie le modèle allemand, il n’y a plus de modèle allemand.

Face à ce manque de coopération et au vu la magnitude de la crise actuelle, la BCE tente de prendre le relais en matière de financement des déficits. L’organisme annonce plusieurs plans de rachats massifs des dettes souveraines et d’obligations de grands groupes européens sur le marché secondaire. Annoncé comme un bazooka, le dernier d’entre eux suppose d’injecter 750 milliards d’euros sur les marchés afin d’y pallier le manque de liquidités mais aussi de financer indirectement les États. Si cette somme, véritable camouflet pour la mortifère orthodoxie budgétaire prônée par l’Europe du Nord, peut paraître colossale, elle ne représente en réalité que 6% du PIB de la zone euro.

Surtout, le périmètre de cette intervention monétaire, un Quantitative easing (QE) élargi, apparaît comme beaucoup trop réduit par rapport aux enjeux actuels. En comparaison, de l’autre côté de l’Atlantique, la Federal Reserve Bank (Fed) et le Trésor américain se coordonnent pour mettre en place un plan de relance d’un volontarisme inimaginable en Europe. D’une part, la Fed annonce qu’elle ne met plus aucune limite au rachat de bons du Trésor ou de titres hypothécaires et s’apprête aussi à intervenir pour d’autres obligations publiques et privées. Les États-Unis font le constat qu’une injection illimitée de liquidités sur les marchés financiers ne suffit pas et se préparent à aller bien au-delà. Le Sénat et la Maison Blanche tablent sur un accord qui permettrait de mettre en place un plan de relance d’environ 2000 milliards de dollars – presque un dixième du PIB américain, soit la quasi-totalité du PIB français – qui inclut 500 milliards de dollars d’aide directe aux ménages sans contreparties.

Morcelés par des traités trop contraignants, piégés dans des logiques concurrentielles et inscrits dans des institutions où leur souveraineté se dilue, les États membres de la zone euro sont bien incapables de se préparer correctement au tsunami qui arrive.

Le mirage de la solidarité européenne et la marche vers l’implosion

La solidarité européenne résonne désormais comme un mantra creux, une opération de communication qui ne trompe plus grand monde. L’Italie, troisième économie de la zone euro, déjà abandonnée sur la crise migratoire, en a de nouveau fait l’expérience lorsque la Lombardie a été décrétée premier foyer épidémique du coronavirus en Europe. La sainte règle de la discipline budgétaire s’est vue assouplie pour laisser Rome respirer, mais quasiment aucune assistance médicale n’a été envoyée à tel point que le pays a dû se tourner vers Cuba, le Vénézuela, la Chine ou encore la Russie pour recevoir des masques et du personnel médical.

Les propos du « gouverneur faucon de la Banque centrale autrichienne, Robert Holzmann », sont effarants à ce sujet : la « destruction créatrice schumpeterienne », qui serait à l’œuvre, aurait ses avantages. « Chaque crise économique est une purification. On peut l’exploiter pour en sortir plus fort ».

La détresse des Italiens, durement touchés par cette épidémie se heurte à l’inertie de ses partenaires, entre le refus allemand d’activer le mécanisme européen de stabilité de façon inconditionnelle, leur hostilité à la mise en place d’euro-obligations, et les commentaires de Christine Lagarde, qui n’estime pas du devoir de la BCE d’harmoniser les taux allemands et italiens – autant de réactions qui auront probablement de lourdes conséquences sur le projet européen.

Pire encore, lorsqu’il ne s’agit pas d’inaction ou de mépris teinté du stéréotype de l’italien indiscipliné, on apprend qu’un des stocks de masques chinois à destination de l’Italie aurait été intercepté et confisqué par la République Tchèque, autre pays membre. Ailleurs, le président Serbe pourtant habituellement féru d’Union européenne, n’avait pas de mots assez sévères pour qualifier l’inaction européenne :  « Je ne tirerai pas de conclusions politiques maintenant, mais nous avons réalisé qu’il n’y a pas de solidarité internationale ou européenne, tout cela n’étant que contes de fées ». Luigi Di Maio a quant à lui réagi avec des propos comparables : « Nous attendons de la part de nos partenaires européens de la loyauté, nous attendons que l’Europe fasse sa part, parce que les belles paroles, on ne sait pas quoi en faire ».

Plus largement, cette pandémie recouvre tous les symptômes du malaise européen. L’épidémie, dont la croissance rapide, un temps attribuée à la mauvaise gestion sanitaire italienne ou à son système de santé, n’inquiète d’abord pas outre mesure, ni ne suscite d’empathie particulière. Le virus sous-estimé finit pourtant bien par se propager et n’entraîne de réaction proportionnée de la part des autres pays que lorsqu’il s’avère être déjà présent sur leur territoire. Tout arrive trop tard, comme si la résilience à ne pas entraver la circulation, de biens ou de personnes était plus forte que la volonté de limiter les dommages sanitaires.

Il faut dire que les mesures restrictives qu’impose cette pandémie représentent des violations à la pelle des règles européennes : entre la suspension de Schengen, la souplesse budgétaire ou encore l’entrave aux quatre libertés de l’Union, ce sont les principes mêmes de l’Europe maastrichienne qui sont reniés. Ce défi sanitaire qui, pour peu qu’on le prenne au sérieux, nécessiterait mutualisation de la dette, euro-obligations, et autres réponses ambitieuses, créatives, représente autant de choses que l’Union européenne semble incapable soit de produire, soit même de concevoir en son carcan étriqué.

Ce chacun pour soi révèle aussi l’écart qui existe entre les pays membres pour mobiliser des ressources et faire face à cette crise : « ceux qui ont des munitions les utilisent mais d’autres ne peuvent pas et les mesures européennes sont très limitées », a déclaré à ce sujet Lorenzo Codogno, conseiller en macroéconomie. L’Allemagne, plus souveraine que jamais, a pris des mesures nationales pour ses entreprises : 550 milliards de prêts accordés et garanties par l’État ; un plan que bien des pays de la zone euro, ne bénéficiant pas d’excédents comparables à ceux de l’Allemagne, ne peuvent pas se permettre. Bien moins dispendieuse lorsqu’il s’agit de se tourner vers les européens, Angela Merkel est apparue dans une interlocution télévisée inédite dans laquelle comme le signale Marianne, le mot « Europe » n’apparaît pas une seule fois.

Monitor Italia (Tecné) a publié un sondage récent dans lequel 88% des Italiens estimaient que l’Union européenne n’avait pas assez agi pour aider l’Italie, et dans lequel 67 % des gens interrogés pensaient que l’appartenance à l’Union européenne était un désavantage pour leur pays, contre 47 % en novembre 2019. Du côté des autorités italiennes, le strict encadrement des mesures qui sont envisagées comme des concessions à l’Italie pour absorber le choc, augurent d’une thérapie austéritaire. À cet égard, le Corriere della Sera est allé jusqu’à accuser l’Allemagne de vouloir faire payer un plan de sauvetage au prix fort en imposant les fameuses réformes structurelles voulues de longue date par Berlin. Les propos recueillis par Der Standard et relayés par The Telegraph du « gouverneur faucon de la BCE autrichienne, Robert Holzmann » sont effarants à ce sujet. Pour Holzmann, la « destruction créatrice schumpeterienne » qui serait à l’œuvre, aurait ses avantages. « Chaque crise économique est une purification. On peut l’exploiter pour en sortir plus fort ».

Faut-il blâmer les « égoïsmes nationaux » ? Ou plutôt en arriver à la conclusion qu’en vertu des règles de la mondialisation néolibérale, dont l’UE est la manifestation institutionnelle la plus aboutie, de telles réactions sont inscrites dans l’ordre des choses ?

La situation est telle pour l’Union européenne que même certains irréductibles centristes s’en détachent, désabusés par l’impossibilité pour les institutions européennes de réaliser l’effort que nécessite cette crise d’ampleur inédite pour son destin : « le Covid-19 a montré à quel point il est peu important d’être européen en temps de crise. L’Europe doit changer rapidement et fondamentalement », a déclaré Guy Verhofstadt. Bruno Le Maire affirme quant à lui que  « si nous ne sommes pas capables de nous rassembler, c’est le projet politique européen qui sera emporté par cette crise » – sans rien préconiser de plus précis. En parallèle et à mesure que l’inaction européenne se fait chaque jour plus outrageuse, les Italiens semblent se rapprocher dans cette crise qui provoque une « immense émotion collective ». De quoi envisager prochainement un Italexit ?

Une issue est-elle possible dans le cadre européen ?

En conduisant l’Allemagne à refuser ouvertement le principe d’une mutualisation des dettes souveraines, la crise du coronavirus l’aura fait apparaître comme le principal facteur de désunion européenne. La vieille ligne de fracture entre nations pro-européennes et anti-européennes s’effrite ; les frissons sacrés de l’exaltation du fédéralisme européen sont brutalement plongés dans les eaux glacées de l’intérêt national bien compris.

En 1871, Bismarck déclarait avec ironie : « J’ai toujours trouvé le mot Europe dans la bouche des politiciens qui tentaient d’obtenir des concessions d’une puissance étrangère sans oser les demander en leur propre nom »2. La construction européenne a-t-elle jamais fonctionné sur un autre principe ? Que l’Allemagne et les Pays-Bas, dont le ratio dette/PIB est respectivement de 62 % et de 49,3 %, soient hostiles à la mutualisation des dettes européennes que demandent la Grèce (180 % d’endettement public par rapport au PIB), l’Italie (130 %) ou le Portugal (122 %), n’a rien de surprenant. À l’inverse, que cette hostilité à une intégration européenne par la dette fasse place à des déclarations passionnées en faveur du libre-échange et de l’euro – et à une vertueuse condamnation des velléités de protectionnisme – n’a pas non plus de quoi surprendre lorsqu’on garde les yeux rivés sur l’excédent commercial record de l’Allemagne (232 milliards d’euros en 2018) ou sur celui, confortable, des Pays-Bas (67 milliards d’euros).

Faut-il donc blâmer les égoïsmes nationaux, regretter que populations et gouvernements refusent de se départir de leurs avantages structurels pour les partager avec ceux qui en sont dépourvus ? Ou plutôt en arriver à la conclusion qu’en vertu des règles de la mondialisation néolibérale, dont l’Union européenne est la manifestation institutionnelle la plus aboutie, de telles réactions sont inscrites dans l’ordre des choses ?

Dans l’immense zone de libre-échange que constitue l’Union européenne, les gains des uns (que l’on parle d’excédents commerciaux ou de créances) constituent nécessairement les pertes des autres (que l’on parle de déficits commerciaux ou de dettes). En instituant un tel jeu à somme nulle, le cadre européen a intimement lié la prospérité des populations allemande et hollandaise au respect le plus strict de l’orthodoxie des traités.

Les travailleurs d’Allemagne subissent pourtant de plein fouet la concurrence induite par les quatre libertés : au cœur de l’empire économique européen, entre 16 et 17 % des Allemands sont victimes de pauvreté – contre 12,5 % en 2000. Selon les chiffres d’Eurostat, les chômeurs Allemands sont en outre les plus exposés au risque de pauvreté (70 %) de tout le continent. La flexibilisation du droit du travail et des aides sociales, mise en place pour faire face à la concurrence des travailleurs d’Europe de l’Est, n’y est pas pour rien. Une étude publiée par le Bureau international du travail tend à établir que le dumping induit par le cadre européen a provoqué une décélération des salaires de 10 % entre 2002 et 20123. L’extension de l’Union européenne dans les Balkans occidentaux, où les salaires minimaux se situent entre 210 et 300 €, ne fera qu’accroître cette logique.

Paradoxalement, cette souffrance sociale pourrait contribuer à expliquer l’attachement des Allemands à l’Union européenne. Toute perspective de revalorisation salariale soutenue ayant été abandonnée depuis trois décennies, il n’apparaît donc pas surprenant que bien des Allemands souhaitent compenser les pertes que l’Union européenne leur impose par la défense de leurs excédents que celle-ci permet en retour – synonyme d’une domination économique accrue sur le reste de la zone, seule marge de manœuvre que leur laisse le cadre actuel.

Le juriste Louis Franck, évoquant la construction européenne, écrivait en 1967 : « Le concurrentialisme se substitue au libéralisme d’autrefois. C’est l’idée de base du néolibéralisme contemporain »4. Ce cadre étant posé, que vaut un jugement moral porté sur l’égoïsme national de tel ou tel dirigeant ou population ? Blâmer les acteurs politiques et ignorer les cadres qui les agencent – de même que, dans d’autres circonstances, blâmer les individus en ignorant les structures qui les déterminent – semble ici constituer la démarche antipolitique par excellence. La gauche morale, qui n’a pas de mots assez durs contre « l’égoïsme » financier allemand, ne reproduit-elle pas les erreurs de celle qui blâmait hier « l’égoïsme » commercial britannique, ou encore « l’irresponsabilité » budgétaire italienne, sans mettre en question les institutions européennes ?

En 2002, l’universitaire Erik Jones écrivait : « La probabilité pour qu’un jour, des groupes au sein de l’Europe identifient l’Union économique et monétaire comme la source de leurs difficultés économiques ou qu’ils se mobilisent directement contre celle-ci est très faible »5. Ce jour est-il venu ?

 

Notes :

[1] Frédéric Pierru et Pierre-André Juven, La casse du siècle, 2019, Raisons d’agir.

[2] Cité dans Coralie Delaume et David Cayla, La fin de l’Union européenne, 2017, Michalon.

[3] Citée dans Coralie Delaume et David Cayla, La fin de l’Union européenne, 2017, Michalon.

[4] Cité dans Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde, 2009, La découverte.

[5] Cité dans Frédéric Lordon, La malfaçon – monnaie européenne et souveraineté démocratique, 2014, Les liens qui libèrent.

 

En pleine pandémie, l’Afrique se prépare-t-elle à une nouvelle cure d’austérité ?

En réponse à la pandémie de coronavirus, le 19 mars 2020 les ministres africains des Finances appelaient « à l’exonération des paiements d’intérêts sur la dette et les obligations souveraines » [1]. Le 23 mars, David Malpass, président du groupe de la Banque mondiale, appelait [2] à « alléger la dette des pays les plus pauvres » [3]. Le 25 mars, le FMI et la Banque mondiale confirmaient conjointement cet appel [4]. Quelques jours plus tôt, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) appelait l’Afrique à « se réveiller » et à prendre des mesures pour protéger la population face à la propagation du virus [5]. Si le premier appel est plus que légitime, plusieurs critiques peuvent être faites sur les trois suivants. Dans le même temps, les mouvements qui plaident pour l’annulation de la dette s’organisent. Sur fond de crise de la dette, analyse de la situation actuelle du continent.


L’Afrique plie sous le poids de sa dette

L’appel des ministres africains des Finances « à l’exonération des paiements d’intérêts sur la dette et les obligations souveraines » apparaît finalement assez mesuré. Avec une dette extérieure publique qui a plus que doublé entre 2010 et 2018, passant de 160 milliards à 365,5 milliards de dollars [6], une hausse du ratio dette publique/PIB (comprenant la dette intérieure et la dette extérieure) toute aussi marquée, la médiane du continent passant de 38 % en 2008 à 56 % en 2018, avec de fortes disparités selon les pays [7] (ces chiffres impressionnants ne prennent par ailleurs pas en compte les arriérés de paiement et les pénalités de retard [8]), un service extérieur de la dette publique en proportion des revenus des gouvernements passant en moyenne de 6,7 % en 2008 à 13 % en 2018 [9], l’Afrique plie littéralement sans rompre – pour le moment – sous le poids de sa dette.

 Le service extérieur de la dette publique africain en proportion des revenus est passé de 6,7 % en 2008 à 13 % en 2018

Malgré un ratio d’endettement pouvant paraître supportable, les économies africaines, rarement diversifiées [10], restent très vulnérables aux facteurs exogènes. Ainsi, selon les dernières données publiées par le FMI en date du 30 novembre 2019, sur les 54 pays que compte le continent, 19 sont placés en situation de surendettement ou en position de l’être (voir tableau 1). Et sur l’ensemble des pays listés par le FMI, à l’exception de la Grenade située dans la Caraïbe, seuls des pays africains sont classés « en situation de surendettement » [11]. Ces données, discutables car sous-évaluées [12], n’en restent pas moins un indicateur alarmant.

Tableau 1 – Classification du FMI de la situation d’endettement des pays africains [13]

Faible Modéré Haut En surendettement
1. Madagascar
2. Rwanda
3. Sénégal
4. Tanzanie
5. Ouganda
1. Bénin
2. Burkina Faso
3. Comores
4. Côte d’Ivoire
5. Guinée
6. Guinée-Bissau
7. Kenya
8. Lesotho
9. Liberia
10. Malawi
11. Mali
12. Niger
13. République démocratique
du Congo
14. Togo
1. Burundi
2. Cameroun
3. Cap Vert
4. Centrafrique
5. Djibouti
6. Éthiopie
7. Ghana
8. Mauritanie
9. Tchad
10. Sierra Leone
11. Zambie
1. Gambie
2. Mozambique
3. République du Congo
4. Sao Tome et Principe
5. Somalie
6. Soudan
7. Soudan du Sud
8. Zimbabwe

Les pays du continent risquent de subir de plein fouet les effets de la crise financière et économique en cours dont le coronavirus n’est qu’un élément détonateur [14].

Très largement dépendants de leurs revenus tirés de l’exploitation et l’exportation des matières premières, les cours se sont effondrés ces dernières semaines (voir tableau 2). L’Angola et le Nigeria [15], leaders africains des pays producteurs de pétrole sont déjà fortement impactés. Les cours du cacao (Côte d’Ivoire, Ghana), de l’or (Ghana, Soudan, Afrique du Sud, Mali, Guinée [16]), et du cuivre (République démocratique du Congo, Zambie [17]), suivent également une pente descendante, sans oublier les effets de la spéculation sur les matières premières [18].


Tableau 2 : Évolution des cours des principales matières premières (à 15 minutes, 1h, 24h, 1 semaine, 1 mois et à 1 an) 
 [19]

Au niveau bancaire, les actions des banques des quatre principales économies (Afrique du Sud, Égypte, Nigeria et Maroc) ont également chuté [20]. En revanche, les principales devises africaines maintiennent à ce jour un niveau stable [21].

D’autres éléments s’auto-alimentent et risquent de tarir les ressources financières disponibles pour les pays africains, en parallèle d’une hausse des dépenses (pour faire face à la pandémie) et d’une baisse de leurs recettes. Avec des instruments de contrôle mis hors « d’état de nuire » par les Institutions financières internationales (IFI) et leurs plans d’ajustement structurel (voir partie 4), le continent subit une importante fuite des capitaux. À la recherche de placements sûrs, les investisseurs risquent également de bouder les émissions d’obligations des pays africains [22], leur principale source d’emprunts ces dernières années. Par ailleurs, les taux d’intérêts scandaleusement élevés qui leurs sont imposés ne font qu’aggraver la situation [23]. Au niveau des investissements directs étrangers (IDE), la CNUCED table sur un déclin de 40 % [24]. Avec la fermeture des frontières et des aéroports, plusieurs pays devraient également subir une baisse de leurs revenus liés au tourisme, conséquents pour certains, notamment l’Afrique du Sud, l’Égypte, l’Éthiopie, l’Île Maurice, le Kenya, le Maroc ou encore les Seychelles.

Dans ces circonstances, l’appel des ministres des Finances « à l’exonération des paiements d’intérêts sur la dette et les obligations souveraines » apparaît donc particulièrement mesuré. D’autres, en revanche, appellent à l’annulation immédiate de ces dettes maintes fois remboursées, héritées de régimes dictatoriaux et n’ayant profité qu’aux classes dominantes.

L’Afrique moins touchée par le coronavirus ?

Selon les dernières données, la pandémie aurait causé 1 500 000 infections et 90 000 morts dans le monde [25]. L’Afrique quant à elle serait la région la moins impactée avec 11 282 personnes touchées et 558 morts [26].

Sans nier la tendance actuelle, ces faibles chiffres sont certainement à nuancer en raison des carences statistiques du continent, en particulier sur le plan sanitaire [27]. À ce titre, une simple observation permet de remarquer que les pays les plus impactés statistiquement sont aussi les pays les plus développés du continent. Pour autant, l’Afrique continuera-t-elle à être relativement épargnée ?

Au plan international, on observe une corrélation nette entre la capacité à faire face au virus et les ressources allouées par les États à la santé et la sécurité sociale [28]. Les populations d’Europe, continent le plus impacté, ne payent-elles pas les cures d’austérités imposées par l’Union européenne et les gouvernements de ses pays membres depuis la crise financière de 2007-2008 ? La population étasunienne, largement touchée, ne souffre-t-elle pas d’une absence de sécurité sociale ? En revanche, Cuba, pays réputé pour son système de santé et la qualité de ses médecins, n’est pratiquement pas atteint. Ce petit État insulaire de la Caraïbe envoie même des médecins pour venir en aide à la population italienne et aux territoires français d’Outre-mer (Martinique, Guadeloupe, Guyane française et Saint-Pierre-et-Miquelon).

Ainsi, selon les statistiques disponibles [29], l’Indicateur de développement humain (IDH) pour l’Afrique subsaharienne est de 0,541 contre une moyenne mondiale de 0,731. Sur les 54 dernières places (comme le nombre de pays africains) des 189 pays référencés par le PNUD, le continent est représenté 40 fois. La moyenne du nombre de médecins (généralistes et spécialistes confondus) pour 10 000 habitants est de 3,4 (l’écart par pays allant de 0,2 à 21,6) contre une moyenne mondiale de 14,9 (30,4 pour les pays à haut IDH). Le nombre de lits d’hôpitaux pour 10 000 personnes est de 12 contre 28 au plan international (55 pour les pays à haut IDH).

En observant les dépenses allouées par les États à la santé, on peut mesurer l’écart qui sépare le continent des pays dits développés (voir graphique 1), près de 5 points avec la moyenne mondiale, près de 7 avec les pays à hauts revenus, pays pourtant non-moins épargnés par la pandémie. Par ailleurs, alors même que l’on assiste ces 16 dernières années à des dépenses globalement en hausse, celles de l’Afrique tardent à décoller voire diminuent.

Graphique 1 : Dépenses allouées à la santé (en % du PIB) [30]

Cet écart est encore plus probant pour les pays africains en situation de surendettement (voir tableau 1 ci-dessus). Ces pays consacrent entre 0,8 (Gambie) et 4,4 % (Zimbabwe) de leur PIB en dépenses de santé, tandis qu’en moyenne, 11,5 % de leur PIB est absorbé par le remboursement de la dette (voir tableau 3 ci-dessous).

Tableau 3 – Indicateurs du fardeau de la dette des pays à faibles revenus en situation de surendettement  [31]

Pays Service de la dette (% des revenus) Service de la dette (% du PIB) Dépenses en santé (% du PIB)
Gambie 154,7 24 0,8
Mozambique 26 7,4 2,7
République du Congo 30,5 8,9 2
Sao Tomé et Principe 85,5 21,1 2,4
Somalie
Soudan 14,7 1,3 1,1
Soudan du Sud 35,4 12,1
Zimbabwe 9,2 2 4,4
Moyenne 51,6 11,5 2,2

 

L’énumération de ces chiffres ne vise pas à invisibiliser les réels (mais inégaux géographiquement, économiquement et socialement [32]) progrès réalisés ces dernières années. Simplement à mettre en évidence que pour répondre à la crise en cours, l’Afrique a urgemment besoin de ressources humaines, logistiques et financières.

Dans ces conditions, la déclaration du controversé [33] directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) appelant l’Afrique à « se réveiller » et à « se préparer au pire » [34] est malvenue. D’autant plus que le remboursement de la dette extérieure publique absorbe en moyenne actuellement 13 % des recettes des gouvernements du continent [35].

La responsabilité de FMI et de la Banque mondiale

L’histoire des institutions de Bretton Woods est émaillée de scandales [36]. La récente affaire des #Papergate [37] à la Banque mondiale, sur fond de soupçons de corruption et d’évasion fiscale, confirme la continuité de leurs pratiques [38]. L’idéologie néolibérale des politiques et projets de « développement » administrée aux pays sous leur assistance n’est également plus à démontrer. D’hier à aujourd’hui, FMI et Banque mondiale portent une responsabilité indéniable sur les hauts niveaux d’endettement et faibles niveaux de développements des pays du Sud et plus spécifiquement des pays africains.

 Les politiques de la Banque mondiale et du FMI sont un échec. En l’espace de trois décennies, moins d’un tiers des pays africains sont passés de  pays à faible revenu, à pays à revenu intermédiaire, un seul dans la catégorie pays à revenu intermédiaire supérieur, et aucun dans la catégorie des pays à haut revenu

Dès les années 1980, le FMI a conditionné sa politique de prêt à la mise en place de plans d’ajustement structurel (PAS) par les pays débiteurs. Derrière l’objectif affiché de restaurer leur balance des paiements en rétablissant une stabilité macro-économique et en favorisant la croissance économique, l’ensemble des mesures contenues visaient avant tout à assurer le remboursement des créanciers. Sans parvenir à endiguer la hausse de la dette extérieure publique des PED et les sommes allouées au service de la dette, les PAS ont entraîné des coupes importantes dans les budgets sociaux tout en mettant l’accent sur la libéralisation de l’économie, la dérégulation nationale et la privatisation des entreprises, l’instauration de la TVA, la dévaluation des monnaies locales, la suppression significative des barrières douanières, du contrôle des changes, des mouvements de capitaux ou encore une réduction drastique des financements de certains secteurs jugés non-productifs (santé, éducation, logement, infrastructures).

Après avoir essuyé de nombreuses critiques et après la crise financière de 2008, le FMI a affirmé avoir adapté les conditionnalités liées aux prêts accordés dans le passé [39]. En 2014, Christine Lagarde, alors directrice générale du Fonds assurait également que les PAS n’étaient plus appliqués [40]. Pourtant, en 2009, sur 41 pays engagés avec le FMI, 31 menaient des politiques de rigueur budgétaire. Deux études menées de 2011 à 2013, et en 2016-2017 faisaient apparaître le nombre croissant de conditionnalités appliquées par le FMI parmi lesquelles la réduction des programmes d’aide sociale [41].

L’échec des politiques appliquées par le tandem Banque mondiale/FMI est particulièrement visible en observant l’évolution de la classification des pays par revenu entre 1990 et 2020 (voir tableaux 4 et 5). Certes, cette situation est aussi la responsabilité d’un certain nombre de régimes en place et des classes dominantes locales qui profitent allègrement du népotisme, du clientélisme et de la corruption. Mais on ne peut nier pour autant que ces mécanismes sont avant tout alimentés par les grands argentiers et puissances impérialistes, acteurs disposant de places centrales au sein des principaux groupes d’influences [42] (G7/G8G20Club de Paris, IIF, etc.) et principales institutions financières internationales, FMI et Banque mondiale en tête [43].

Ainsi, malgré quelques progrès réalisés, c’est un constat d’échec cinglant pour ces institutions ayant pour objectif de venir en aide aux pays en difficultés et d’éradiquer la pauvreté dans le monde. En l’espace de trois décennies, moins d’un tiers des pays sont passés de pays à faible revenu, à pays à revenu intermédiaire, un seul dans la catégorie pays à revenu intermédiaire supérieur, et aucun dans la catégorie des pays à haut revenu.

Tableau 4 : Classification des pays africains par catégories de revenu entre 1990 et 2020  [44]

En 1990 En 2020 Pays PPTE (Pays pauvres très endettés)
1. Bénin Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
2. Burkina Faso Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
3. Burundi Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
4. Cameroun Pays à faible revenu (en 1996) Pays à revenu intermédiaire inférieur X
5. Comores Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire inférieur X
6. Côte d’Ivoire Pays à faible revenu (en 1996) Pays à revenu intermédiaire inférieur X
7. Éthiopie Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
8. Gambie Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
9. Ghana Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire inférieur X
10. Guinée Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
11. Guinée Bissau Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
12. Guinée Équatoriale Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire supérieur
13. Kenya Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire inférieur
14. Lesotho Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire inférieur
15. Liberia Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
16. Madagascar Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
17. Malawi Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
18. Mali Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
19. Mauritanie Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire inférieur X
20. Mozambique Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
21. Niger Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
22. Nigeria Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire inférieur
23. Ouganda Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
24. République centrafricaine Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
25. République démocratique du Congo Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
26. République du Congo Pays à faible revenu (en 1996) Pays à revenu intermédiaire inférieur X
27. Rwanda Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
28. Sao Tome et Principe Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire inférieur X
29. Sénégal Pays à faible revenu (en 1996) Pays à faible revenu X
30. Sierra Leone Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
31. Somalie Pays à faible revenu Pays à faible revenu
32. Tanzanie Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
33. Tchad Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
34. Togo Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
35. Zambie Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire inférieur


Tableau 5 : Classification des pays africains par catégories de revenu entre 1990 et 2020 – Résumé

Nombre de pays Dont PPTE
Statut « Pays à faible revenu » inchangé 23 21
De « Pays à faible revenu » à « Pays à revenu intermédiaire inférieur » 11 8
De « Pays à faible revenu » à « Pays à revenu intermédiaire supérieur » 1 0
De « Pays à faible revenu » à « Pays à haut revenu » 0 0
Total 35 29

Les propositions d’allègement des institutions de Bretton Woods

Malgré les faits, la Banque mondiale et le FMI persistent et signent. Semblant prendre la mesure du désastre économique et sanitaire annoncé, elles ont appelé le 23 et le 25 mars 2020 à « alléger la dette des pays pauvres » [45]. À première vue, cette annonce s’applaudit des deux mains. Mais pour paraphraser Nietzsche, le diable ne se cacherait-il pas dans les détails ?

La portée de l’appel reste limitée, sur 137 « pays en développement » (PED), il concerne uniquement les 75 pays IDA [46]. Là où la dette extérieure publique des PED atteint près de 3 000 milliards de dollars, celle des pays IDA en représente à peine 10 % [47].

Par ailleurs, « sur les 64 milliards de dollars d’aide promise, la quasi-totalité correspond à des prêts. Seulement 400 millions de dollars (soit 0,6% du total) pourraient être donnés à certains pays répondant à des critères stricts et à la condition expresse que les fonds servent à rembourser les dettes du FMI arrivant à échéance ! » [48].

 Le prétendu allègement de la dette annoncé par la Banque mondiale et le FMI est conditionné à l’approfondissement des politiques ultra libérales

De plus, afin de « rassurer les marchés » et de leur « envoyer un signal fort », David Malpass, directeur général de la Banque mondiale, conditionne cette intervention à l’approfondissement des politiques néolibérales : « Les pays devront mettre en œuvre des réformes qui aideront à raccourcir la période de relèvement et à rassurer quant à la possibilité d’une reprise forte. En ce qui concerne les pays pour lesquels les réglementations excessives, les subventions, les régimes de délivrance de permis, la protection du commerce ou la judiciarisation constituent des obstacles, nous travaillerons avec eux pour stimuler les marchés, favoriser de meilleurs choix et promouvoir des perspectives d’une croissance plus rapide pendant la période de redressement ».

Enfin, la Banque mondiale et le FMI appellent à l’allègement de la dette, mais s’en désengagent. Cet appel est à destination des pays du G20, afin qu’ils évaluent si des mesures d’allègement et/ou de restructuration sont nécessaires. De fait, l’appel à un allègement ne concerne que la part bilatérale de la dette (prêts entre États) et non la part multilatérale – prêts d’institutions financières internationales, dont le FMI et la Banque mondiale font parties. La réponse du G20 ne s’est pas fait attendre. Dès le lendemain, jeudi 26 mars 2020, les chefs d’État et de gouvernement du G20 ont annoncé qu’ils « félicit[aient] [les] mesures prises par le FMI et la Banque mondiale pour aider les pays qui en ont besoin en faisant pleinement appel à tous les instruments disponibles dans le cadre d’une réponse mondiale concertée […] [et qu’ils] continuer[aient] de traiter les risques de vulnérabilité liés à la dette dans les pays à faible revenu » [49]. Le G20 n’a donc annoncé aucune mesure d’annulation. Le Club de Paris devrait en conséquence tenir la même ligne de conduite.

Les appels à l’annulation de la dette africaine se multiplient

En opposition à l’agenda des institutions de Bretton Woods, les appels à l’annulation de la dette se succèdent. Le musicien sénégalais Youssou N’Dour faisait, au nom des peuples africains, un appel en ce sens lors d’une interview sur la chaîne de télévision nationale TFM. En Amérique latine, une dizaine d’anciens président·e·s ont lancé un appel en ce sens. En Afrique centrale, les représentants de la CEMAC (Communauté économique et monétaire des États d’Afrique Centrale qui regroupe 6 pays) ont demandé l’annulation de la dette extérieure de leurs pays. Au Sénégal, le président Macky Sall en a fait de même.

La Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) propose quant à elle un plan de soutien de 2 500 milliards de dollars pour les pays du Sud, plan comprenant une annulation de la dette de 1 000 milliards [50]. Pour réaliser cette opération, la CNUCED appelle à la création d’un mécanisme international indépendant. La CNUCED en profite donc au passage pour adresser un tacle appuyé au Club de Paris [51].

Les mouvements anti-dettes se réunissent et s’organisent également. L’organisation britannique Jubilee Debt Campaign a lancé une pétition en ligne pour l’annulation de la dette des pays du Sud Global [52] et un appel pour un nouveau jubilé de la dette signé par 200 organisations [53]. Le réseau Eurodad plaide pour un moratoire sur la dette des pays à faibles revenus [54]. Le CADTM se joint à cet appel, tout en appelant à l’élargir, en suspendant le paiement de toutes les dettes publiques reconnues comme « illégitimes » ou « odieuses » après l’examen de celles-ci par des audits citoyens de la dette.

L’auteur remercie les membres du CADTM International pour leurs relectures et suggestions.

Le lien vers l’article original, publié sur le site du CADTM : https://www.cadtm.org/Dette-et-Coronavirus-L-Afrique-pourra-t-elle-se-premunir-des-effets-deleteres

Notes :

[1Moutiou Adjibi Nourou, « Les ministres africains des Finances appellent à exonérer l’Afrique des paiements d’intérêts sur sa dette en 2020 », Agence Ecofin, 23 mars 2020. Consulté le 25 mars 2020. Disponible à : https://www.agenceecofin.com/gouvernance-economique/2303-75054-les-ministres-africains-des-finances-appellent-a-exonerer-lafrique-des-paiements-dinterets-sur-sa-dette-en-2020

[2David Malpass, « Allocution du président du Groupe de la Banque mondiale, David Malpass, à la suite de la téléconférence des ministres des Finances du G20 sur le COVID-19 », Banque mondiale, 23 mars 2020. Consulté le 25 mars 2020. Disponible à : https://www.banquemondiale.org/fr/news/speech/2020/03/23/remarks-by-world-bank-group-president-david-malpass-on-g20-finance-ministers-conference-call-on-covid-19

[3Par « pays les plus pauvres », la Banque mondiale entend les 75 pays à faibles revenus percevant des prêts de l’AID, Association internationale pour le Développement (IDA en anglais). L’AID, est une des cinq filiales du groupe Banque mondiale.

[4Déclaration commune du Groupe de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international appelant à agir pour alléger le poids de la dette des pays IDA, 25 mars 2020. Disponible à : https://www.banquemondiale.org/fr/news/statement/2020/03/25/joint-statement-from-the-world-bank-group-and-the-international-monetary-fund-regarding-a-call-to-action-on-the-debt-of-ida-countries

[5Le Monde avec AFP, « Coronavirus : l’OMS appelle l’Afrique à « se réveiller » face à la pandémie », LeMonde.fr, 19 mars 2020. Consulté le 25 mars 2020. Disponible à : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/03/19/covid-19-l-oms-appelle-l-afrique-a-se-reveiller_6033644_3212.html

[6Étant donné les classifications régionales de la Banque mondiale, les chiffres indiqués excluent les pays d’Afrique du Nord (Algérie, Djibouti, Égypte, Maroc et Tunisie). Données consultées le 25 mars 2020. Disponible à : http://datatopics.worldbank.org/debt/ids/regionanalytical/SSA

[7Les données indiquées par la BAD concernent l’ensemble du continent, Afrique du Nord ET Afrique subsaharienne. Banque africaine de développement, Perspectives économiques en Afrique en 2020 – Former la main d’œuvre africaine de demain, p.17 du PDF. Disponible à : https://www.afdb.org/fr/documents-publications/perspectives-economiques-en-afrique

[8Pour une explication plus détaillée, voir notamment Milan Rivié, « Somalie, Soudan : le FMI conditionnera l’annulation d’une dette impayable par une thérapie de choc néolibérale », CADTM, 23 décembre 2019. Disponible à : http://www.cadtm.org/Somalie-Soudan-le-FMI-conditionnera-l-annulation-d-une-dette-impayable-par-une

[9Dont l’Angola (56,5 %), le Ghana (41,1 %), l’Égypte (29,8 %), la Tunisie (27,8 %) ou encore la Zambie (22,1 %). Calculs de l’auteur sur base des données disponibles dans l’article « Crisis deepens as global debt payments increase by 85% », Jubilee Debt Campaign, 3 avril 2019. Consulté le 25 mars 2020. Disponible à : https://jubileedebt.org.uk/press-release/crisis-deepens-as-global-south-debt-payments-increase-by-85

[10Par exemple en 2017, les carburants représentaient entre 50 et 97 % des produits exportés pour le Congo (50 %), le Gabon (70 %), le Tchad (78 %) et l’Angola (97 %) ; les produits agricoles 80 % des exportations de la Gambie et 57 % de la Grenade ; les produits miniers 75 % des exportations de la Zambie et 92 % pour le Botswana. Voir UNCTAD, State of Commodity Dependence 2019, 16 mai 2019. Disponible à : https://unctad.org/en/pages/PublicationWebflyer.aspx?publicationid=2439

[11Voir « List of LIC DSAs for PRGT-Eligible Countries As of November 30, 2019 », FMI. Consulté le 25 mars 2020. Disponible à : https://www.imf.org/external/Pubs/ft/dsa/DSAlist.pdf

[12Voir la citation de J. Sachs disponible p.23 de « Club de Paris, Comment sont restructurées les dettes souveraines et pourquoi une alternative est nécessaire », PFDD, mars 2020. Disponible à : https://dette-developpement.org/IMG/pdf/club_de_paris.pdf ; J. Sachs déclare à propos du Cadre de viabilité de la dette du FMI et de la Banque mondiale : « Il est tout à fait possible, et c’est d’ailleurs le cas actuellement, [qu’]un pays ou une région ait une dette soutenable selon les indicateurs officiels (et un service de la dette important), alors que ses habitants meurent de faim ou de maladie par millions. »

[13Ibid note de bas de page 11.

[14Voir Éric Toussaint, « Non, le coronavirus n’est pas le responsable de la chute des cours boursiers », CADTM, 4 mars 2020. Consulté le 26 mars 2020. Disponible à : http://www.cadtm.org/Non-le-coronavirus-n-est-pas-le-responsable-de-la-chute-des-cours-boursiers

[15Voir Le Monde avec AFP, « Coronavirus : le Nigeria face à la chute des cours du pétrole », LeMonde.fr, 10 mars 2020. Consulté le 26 mars 2020. Disponible à : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/03/10/coronavirus-le-nigeria-face-a-la-chute-des-cours-du-petrole_6032444_3212.html

[16Koli Dado, « Le top 5 des plus grands pays producteurs d’or en Afrique », KoldaNews, 7 mai 2019. Consulté le 26 mars 2020. Disponible à : https://www.koldanews.com/2019/05/07/la-guinee-et-le-mali-dans-le-top-5-des-plus-grands-producteurs-dor-en-afrique-a962191.html

[17Olivia Da Silva, “Top Copper Production by Country”, investingnews.com, 28 mai 2019. Consulté le 26 mars 2020. Disponible à : https://investingnews.com/daily/resource-investing/base-metals-investing/copper-investing/copper-production-country/

[18Gérard Le Puill, « Spéculations permanentes sur les matières premières », l’Humanité, 26 Juin 2019. Disponible à : https://www.humanite.fr/speculations-permanentes-sur-les-matieres-premieres-674133

[19Impression écran tirée du site internet investing.com réalisée le 1er avril 2020 à 11h40. Disponible à : https://fr.investing.com/commodities/

[20Voir Éric Toussaint, « Les banques sont des armes de destruction massive. Pour affronter la crise capitaliste multidimensionnelle, il faut exproprier les banquiers et socialiser les banques », CADTM, 24 mars 2020. Consulté le 26 mars 2020. Disponible à : http://www.cadtm.org/Pour-affronter-la-crise-capitaliste-multidimensionnelle-il-faut-exproprier-les

[21D’après les données disponibles sur le site Boursorama. Consulté le 27 mars 2020. Disponible à : https://www.boursorama.com

[22Voir Antony Drugeon, « Coronavirus : les craintes de Fitch pour les dettes africaines », jeuneafrique, 12 mars 2020. Consulté le 26 mars 2020. Disponible à : https://www.jeuneafrique.com/908688/economie/coronavirus-les-craintes-de-fitch-pour-les-dettes-africaines/

[23Misheck Mutize, “African countries aren’t borrowing too much : they’re paying too much for debt”, The Conversation, 19 février 2020. Consulté le 26 mars 2020. Disponible à : https://theconversation.com/african-countries-arent-borrowing-too-much-theyre-paying-too-much-for-debt-131053

[24CNUCED, “Impact of the Covid-19 Pandemic on Global FDI and GVCs – Updated Analysis”, mars 2020. Consulté le 27 mars 2020. Disponible à : https://unctad.org/en/PublicationsLibrary/diaeiainf2020d3_en.pdf

[25D’après les données de Worldometers. Consultées le 9 avril 2020. Disponible à : https://www.worldometers.info/coronavirus/

[26Source : Compte Twitter de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), région Afrique.
Disponible à : https://twitter.com/WHOAFRO

[27Marie de Vergès, « Niveau de vie, santé, démographie… L’Afrique dans le brouillard statistique », LeMonde.fr, 19 décembre 2019. Consulté le 27 mars 2020. Disponible à : https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/12/19/l-afrique-dans-le-brouillard-statistique_6023410_3232.html

[28Voir notamment Adam Hanieh, « Il s’agit d’une pandémie mondiale. Traitons-la comme telle », A l’Encontre, 30 mars 2020. Disponible à : http://alencontre.org/laune/il-sagit-dune-pandemie-mondiale-traitons-la-comme-telle.html

[29Tous les chiffres de ce paragraphe proviennent de la base de données du PNUD (Programme des Nations unies pour le développement). Consultées le 27 mars 2020. Disponibles à : http://hdr.undp.org/sites/default/files/hdro_statistical_data_tables_1_15_d1_d5.xlsx

[30D’après la base de données de la Banque mondiale, Indicateurs du développement dans le monde. Consultée le 30 mars 2020. Disponible à : https://databank.worldbank.org/reports.aspx?source=world-development-indicators#

[31Voir Daniel Munevar, COVID-19 and debt in the Global South : Protecting the most vulnerable in times of crisis ; Annex – Methodology and country figures, Eurodad, p.2. Disponible à : https://eurodad.org/files/pdf/5e6a690a4fb3f.pdf

[32Voir UNDP, Human Development Report 2019, Beyond income, beyond averages beyond today : Inequalities in human development in the 21st century, Chapitre 3, partie « How unequal is Africa ? ». Disponible à : http://hdr.undp.org/sites/default/files/hdr2019.pdf

[33Alcyone Wemaëre, « Dr Tedros, le controversé patron de l’OMS à l’origine de la polémique sur Mugabe », France24, 23 octobre 2017. Consulté le 30 mars 2020. Disponible à : https://www.france24.com/fr/20171023-oms-onu-afrique-ethiopie-dr-tedros-adhanom-ghebreyesus-robert-mugabe-ambassadeur

[34Le Monde avec AFP, Coronavirus : l’OMS appelle l’Afrique à « se réveiller » face à la pandémie, LeMonde.fr, 19 mars 2020. Consulté le 30 mars 2020. Disponible à : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/03/19/covid-19-l-oms-appelle-l-afrique-a-se-reveiller_6033644_3212.html

[35Ibid note de bas de page n°9

[36Voir notamment Éric Toussaint, Banque mondiale : le Coup d’État permanent, ed. Syllepses, 2004. Disponible gratuitement en pdf à : https://www.cadtm.org/Banque-mondiale-le-coup-d-Etat-permanent ou encore Joseph Stiglitz, La Grande Désillusion, 2003.

[37Voir Renaud Vivien, « #Papergate : vers un nouveau scandale de corruption classé sans suite ? », Entraide et fraternité, 27 février 2020. Consulté le 30 mars 2020. Disponible à : https://www.entraide.be/papergate-vers-un-nouveau-scandale-de-corruption-classe-sans-suite

[38Voir Émilie Paumard, « Le FMI et la Banque mondiale ont-ils appris de leurs erreurs ? », CADTM, 13 octobre 2017. Consulté le 30 mars 2020. Disponible à : https://www.cadtm.org/Le-FMI-et-la-Banque-mondiale-ont-ils-appris-de-leurs-erreurs

[39Independent Evaluation Office, Réponse du FMI à la crise Financière et Economique, IEO et FMI, p.35. Disponible à : https://www.imf.org/ieo/files/completedevaluations/Crisis%20Response%20-%20FRE.pdf

[40« Ajustement structurel ? C’était avant mon mandat et je n’ai aucune idée de ce que c’est ». Propos tenus le 12 avril 2014 par Christine Lagarde, Directrice générale du FMI. Voir AFP, « Le FMI a « changé », assure Christine Lagarde », LeMonde.fr, 13 avril 2014. Consulté le 30 mars 2020. Disponible à : https://www.lemonde.fr/economie/article/2014/04/13/le-fmi-a-change-assure-christine-lagarde_4400402_3234.html

[41Jesse Griffiths and Konstantinos Todoulos, “Conditionally yours : An analysis of the policy conditions attached to IMF loans”, Eurodad, avril 2014, p.4. Disponible à : https://eurodad.org/files/pdf/1546182-conditionally-yours-an-analysis-of-the-policy-conditions-attached-to-imf-loans.pdf et Gino Brunswijck, “Unhealthy conditions : IMF loan conditionality and its impact on health financing”, Eurodad, 28 novembre 2018. Disponible à : https://eurodad.org/Entries/view/1546978/2018/11/20/Unhealthy-conditions-IMF-loan-conditionality-and-its-impact-on-health-financing

[42Voir notamment Milan Rivié, « Les créances douteuses, illégitimes ou/et odieuses de l’Europe sur des pays tiers », CADTM, 10 mars 2020. Disponible à : https://cadtm.org/Les-creances-douteuses-illegitimes-ou-et-odieuses-de-l-Europe-sur-des-pays ; Léonce Ndikuma et James K. Boyce, La dette odieuse de l’Afrique – Comment l’endettement et la fuite des capitaux ont saigné un continent, Ed. Amalion, 2013 ou encore le documentaire de Thomas Lafarge et Xavier Harel, « Dans les eaux troubles de la plus grande banque européenne », France 3 production, 2018. Disponible gratuitement sur internet en quelques clics.

[43Voir notamment la série « ABC de la dette » d’Éric Toussaint, disponible à : https://cadtm.org/La-dette

[44Ayhan Kose, Peter Nagle, Franziska Ohnsorge et Naotaka Sugarawa, Global Waves of Debt, Causes and Consequences, Groupe de la Banque mondiale, 2020, p.253 et 254 du pdf. Disponible à : https://www.worldbank.org/en/research/publication/waves-of-debt

[45Ibid notes de bas de page 2 et 3.

[46Voir note de bas de page 3 et IDA Borrowing countries. Consulté le 31 mars 2020. Disponible à : http://ida.worldbank.org/about/borrowing-countries

[47282,46 milliards $US d’après les données de la Banque mondiale. Consultées le 31 mars 2020. Disponible à : https://databank.worldbank.org/source/international-debt-statistics#

[48Voir Renaud Vivien, « La gestion calamiteuse du coronavirus par la Banque mondiale et le FMI, La Libre, 25 mars 2020. Disponible à : https://www.lalibre.be/debats/opinions/la-gestion-calamiteuse-du-coronavirus-par-la-banque-mondiale-et-le-fmi-5e7b1dec7b50a6162bb8d474

[49G20, « Déclaration finale du Sommet extraordinaire des chefs d’État et de gouvernement du G20 consacré au COVID-19 », 26 mars 2020. Consulté le 31 mars 2020. Disponible à : https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/03/26/declaration-finale-du-sommet-extraordinaire-des-chefs-detat-et-de-gouvernement-du-g20-consacre-au-covid-19

[50UNCTAD, “UN calls for $2.5 trillion coronavirus crisis package for developing countries”, 30 mars 2020. Disponible à : https://unctad.org/en/pages/newsdetails.aspx?OriginalVersionID=2315

[51Ibid note de bas de page 11.

[52Jubilee Debt Campaign, “Coronavirus : Cancel the debts of countries in the global south”, 18 mars 2020. Disponible à : https://jubileedebt.org.uk/actions/stop-coronavirus-debt-disaster

[53A debt jubilee to tackle the Covid-19 health and economic crisis. Jubilee Debt Campaign. Disponible à : https://jubileedebt.org.uk/a-debt-jubilee-to-tackle-the-covid-19-health-and-economic-crisis

[54Iolanda Fresnillo, Mark Perera et Daniel Munevar, “Debt relief must deliver on ambitions”, Eurodad, 26 mars 2020. Disponible à : https://eurodad.org/debt_moratorium_covid19