La spectaculaire reconstruction de l’économie sud-coréenne après la fin de la guerre de Corée en 1953, qualifiée de « miracle sur le fleuve Han » n’est pas due au libre-marché, mais bien à une très forte implication de l’Etat dans l’économie, au profit de grandes firmes. Supervision du développement économique par la bureaucratie, crédits octroyés de manière discrétionnaire, substitutions d’importations… Sous la houlette de Rhee Syngman, puis de Park Chung-Hee, l’Etat se met pleinement au service des « chaebols ». Mais l’ascension de ces grands groupes a aussi une face sombre, celle d’une violente répression politique et syndicale.
Le 5 février dernier, Lee Jae-Yong, vice-président du groupe Samsung, sortait du Tribunal Central de Séoul sous le feu nourri des photographes. L’air grave, le regard bas, l’homme d’affaires ne répond à aucune des questions, pourtant abondantes, posées par les journalistes. Contrairement aux apparences, M. Lee est sorti vainqueur de son procès. Accusé de fraude comptable dans le rachat d’une entreprise en 2015, le Parquet a estimé qu’il n’y avait pas « intention de nuire aux actionnaires » et l’a finalement acquitté. Ce n’est pas la première fois que Lee Jae-Yong passe entre les mailles de la justice coréenne : en août 2022, après être resté dix-huit mois en prison suite au scandale Choi Soon-Sil, il avait obtenu une grâce présidentielle présentée par l’exécutif comme une mesure d’utilité publique dans un contexte de crise.
L’impunité dont jouissent les chaebols, ces gigantesques conglomérats familiaux, révèle non seulement leur collusion avec la classe dirigeante mais également la place considérable qu’ils occupent dans l’économie sud-coréenne. En 2022, les actifs des quatre plus grands groupes – c’est-à-dire SK, Samsung, Hyundai et LG – représentaient 52,9% du total des actifs des trente premiers chaebols. Ce sont ces firmes qui, il est vrai, ont tiré le pays hors du sous-développement à partir de la fin des années 1960. Ayant très tôt réalisé des économies d’échelle leur permettant de réduire les coûts de production, elles ont rapidement gagné en compétitivité et se sont imposées en leader sur les marchés internationaux de l’électronique, de la métallurgie, des équipements mécaniques ou encore de la construction navale. Grâce à leur dynamisme, elles sont parvenues à élargir leur activité et à s’implanter dans de nouveaux secteurs. Progressivement, les champions sud-coréens prennent la forme de grands conglomérats transnationaux, maîtrisant l’ensemble de la chaîne de production et disposant de maisons de commerce puissantes.
Bien que les médias dominants et les économistes libéraux érigent le « miracle sur le fleuve Han » en modèle de réussite, celui-ci n’est en aucun cas le résultat des mécanismes de marché ou de la concurrence libre et non faussée.
Bien que les médias dominants et les économistes libéraux érigent le « miracle sur le fleuve Han » en modèle de réussite, celui-ci n’est en aucun cas le résultat des mécanismes de marché ou de la concurrence libre et non faussée.L’essor fulgurant des chaebols est en réalité le fruit de l’implication directe et constante de l’Etat dans l’activité économique. Par les privilèges et les avantages qui sont distribués aux grandes entreprises, l’expansion économique de la Corée du Sud s’accompagne d’une tendance à la concentration du capital dans les principaux secteurs industriels qui portent la croissance. Déjà en 1968, 12,5% des entreprises créaient 65% de la valeur ajoutée nationale [1]. De ce double mouvement – croissance et concentration du capital – naît une structure oligopolistique qui caractérise toujours aujourd’hui l’économie du pays. Toutefois, le dirigisme étatique n’est pas seul en cause dans l’émergence des conglomérats. L’héritage de la période coloniale, l’accumulation primitive du capital qui caractérise l’après-guerre et la répression du mouvement ouvrier sous Park Chung-Hee concourent également à l’édification de véritables empires industriels et commerciaux.
La reconstruction au profit des chaebols
L’essor des chaebols prend d’abord racine dans la période de reconstruction du pays, sous la présidence de Rhee Syngman. Son passage à la tête de l’Etat (1948-1960) constitue une période d’accumulation primitive du capital, au sens donné par Marx dans le Livre I du Capital, c’est-à-dire la captation non-capitaliste, et parfois extra-économique, du capital. A l’issue de la Seconde Guerre mondiale, le soutien japonais à l’économie coréenne se dérobe et la bourgeoisie se trouve alors en grande difficulté. Poursuivre l’industrialisation entamée avant-guerre nécessite un apport de capital massif, d’autant plus que les infrastructures productives connaissent de fortes destructions au moment de la guerre de Corée (1950-1953). La sortie de guerre est donc un temps de réappropriation du capital par une fraction privilégiée de la classe possédante. En effet, les politiques protectionnistes conjuguées aux avantages octroyés par l’Etat à certaines grandes entreprises (taux d’intérêts avantageux, exonérations fiscales, droits exclusifs à l’export ou à l’import) ont engagé l’économie sud-coréenne sur la voie du monopole en favorisant l’accumulation du capital pour une poignée d’industriels privilégiés.
En donnant la priorité aux entreprises disposant d’infrastructures et d’équipements fonctionnels pour l’affectation de l’aide matérielle, l’Etat renforce les inégalités entre les grandes firmes proches du pouvoir, ayant pu racheter à bas prix les moyens de production japonais, et les PME.
Plus spécifiquement, en donnant la priorité aux entreprises disposant d’infrastructures et d’équipements fonctionnels pour l’affectation de l’aide matérielle, l’Etat renforce les inégalités entre les grandes firmes proches du pouvoir, ayant pu racheter à bas prix les moyens de production japonais, et les PME. De gigantesques cartels, comme la Korea Textile Association, peuvent alors se former et noyauter les marchés du textile et de l’agroalimentaire. A la fin des années 1950, 19% des producteurs textiles détenaient 89% des parts de marché. Dans l’industrie du sucre, 2% des producteurs et des raffineurs s’étaient accaparés 92% du marché sur la même période [2]. Malgré tout, il faut rappeler que les politiques économiques préférentielles menées par Rhee Syngman créent peu de conglomérats à partir de firmes nouvelles. En réalité, elles revitalisent simplement des entreprises apparues dans la collaboration avec le Japon et qui se trouvent profondément déstabilisées par la disparition du colonisateur.
Le poids de la période coloniale
Les économistes qui se sont penchés sur l’industrialisation coréenne font généralement peu de cas de la période coloniale (1910-1945) et de son héritage économique. Les destructions occasionnées dans les premières années de la libération et la perte des pôles industriels situés au nord du 38e parallèle ont, il est vrai, rendu le capital fixe japonais fort peu mobilisable après le départ du colon. Pourtant, le développement capitaliste réalisé sous la tutelle japonaise détermine fortement la structure et la trajectoire de l’économie sud-coréenne après la Seconde Guerre mondiale. En effet, bien que la chute de l’empire mette un coup d’arrêt à cet élan, la Corée connaît une première phase d’industrialisation, sous l’impulsion nippone, entre la fin de la Première Guerre mondiale et le début de la seconde guerre sino-japonaise. En l’espace de vingt ans, une bourgeoisie nationale fait son apparition et prospère en étroite collaboration avec les autorités coloniales. Carter Eckert, historien à Harvard et spécialiste de la Corée, prend l’exemple de la dynastie des Kim, installée dans la région du Gochang, et dont l’un des membres fonde la Kyongsong Spinning and Weaving Company en 1919 grâce au soutien d’hommes d’affaires japonais. S’étant considérablement développée avant la guerre, l’entreprise familiale prend le nom de Kyeongbang et devient un chaebol de premier plan après 1945.
La famille Kim n’est pas un cas isolé. Nombre d’entrepreneurs ayant fait fortune sous Park Chung-Hee (1962-1979) ont réalisé « leurs premières expériences des affaires dans le monde du capitalisme colonial d’avant 1945 » [3]. D’après les travaux de Kim Kyu-Hyun, environ 60% des fondateurs des cinquante plus grands chaebols coréens auraient eu au moins une expérience d’entreprise pendant la période coloniale. Il en est ainsi pour Lee Byung-Chul, fondateur de Samsung qui ouvre sa société de négoce en 1938 avant d’étendre largement ses activités après 1945 (agroalimentaire, textile, etc.). Pour mener ses réformes économiques et mettre au point une stratégie industrielle cohérente, Park Chung-Hee s’est donc entouré de capitaines d’industrie chevronnés, capables de lui prodiguer des conseils et des recommandations adaptées à chaque situation.
La période coloniale fait également figure de modèle ou de cadre pour le développement industriel de la Corée du Sud après la Seconde Guerre mondiale. En établissant sa domination sur la Corée, le Japon y a importé les structures spécifiques de son capitalisme. Dès les premiers temps de la Révolution de Meiji, celui-ci s’est caractérisé par un développement monopolistique [4]. L’influence japonaise sur le développement industriel sud-coréen s’effectue donc sur le mode de la « dépendance au sentier ». Puisque la première industrialisation s’était déroulée par homologie avec le capitalisme japonais, la seconde s’est inscrite spontanément dans sa continuité ; tout changement de cap pouvant être considéré comme difficile ou hasardeux. Le colonialisme a opéré une forme de conditionnement originel qui a façonné la structure productive et les rapports sociaux coréens, non seulement entre les travailleurs et le patronat, mais également entre ce dernier et l’appareil d’Etat.
« Les capitalistes coréens ont emportée avec eux dans le monde d’après-guerre l’idée que la dictature est à la fois économiquement efficace et profitable ».
L’interventionnisme étatique, la concentration du capital et de la production dans les mains de quelques familles d’entrepreneurs, ou la priorité donnée aux exportations pour tirer la croissance sont autant de traits caractéristiques de l’économie coréenne qui s’inscrivent dans la continuité du capitalisme colonial. Par ailleurs, la prospérité des chaebols sous le régime autoritaire de Park Chung-Hee n’a rien de surprenant si l’on considère que certains d’entre eux naissent sous la domination du Japon. En suivant Carter Eckert, il est possible d’affirmer que « la sagesse politique que les capitalistes coréens ont emportée avec eux dans le monde d’après-guerre reposait sur l’idée que la dictature est à la fois économiquement efficace et profitable ».
L’Etat au service des conglomérats
En considérant l’industrialisation sud-coréenne dans sa profondeur historique, c’est-à-dire en n’écartant pas sa première phase pré-Seconde Guerre mondiale, l’action individuelle de Park Chung-Hee ne peut plus être considérée comme seul facteur du « miracle sur le fleuve Han ». Il n’en tient pas moins un rôle déterminant car, si les germes de la réussite ont été semés avant son accession au pouvoir, il a fallu l’intervention de l’Etat et de sa bureaucratie pour qu’elle puisse advenir. La stratégie de Park est duale. Elle consiste d’abord en une politique de substitution aux importations qui passe par la création d’entreprises nationales compétitives et rentables. Toutefois, construire de toutes pièces un tissu industriel efficace exige de stimuler, dans le même temps, la demande globale (c’est-à-dire la réunion de la demande domestique et extérieure), afin que la production puisse trouver des débouchés et que les profits soient effectivement réalisés. Substitution à l’importation et effort à l’exportation sont donc des constantes de la politique industrielle sud-coréenne jusqu’à la fin des années 1970.
Le rationnement et l’attribution sélective du crédit, l’accès privilégié aux emprunts étrangers garantis par l’Etat, les subventions aux exportations ou encore les avantages fiscaux sont autant de leviers actionnés par l’Etat pour engager les industriels sur la voie de la croissance.
Pour la mettre en œuvre, l’Etat apporte un soutien sans faille aux entreprises déterminées à investir dans des projets certes coûteux et risqués, mais offrant des perspectives de gains attrayantes. Le rationnement et l’attribution sélective du crédit, l’accès privilégié aux emprunts étrangers garantis par l’Etat, les subventions aux exportations ou encore les avantages fiscaux sont autant de leviers actionnés par l’Etat pour engager les industriels sur la voie de la croissance. Néanmoins, pour assurer l’efficacité de son implication dans l’économie, celui-ci doit veiller à ce que les investissements soient réalisés de manière productive. Dès lors, la bureaucratie devient un instrument de surveillance et d’encadrement du secteur privé. En l’absence des effets incitatifs et sélectifs du marché, « le pouvoir discrétionnaire de la bureaucratie s’exerce de telle sorte que les ressources sont attribuées à des entreprises qui en font un usage suffisamment productif » [5].
L’industrialisation, telle qu’elle est menée en Corée du Sud, fait donc naître une tendance au monopole. En effet, en favorisant certaines firmes au détriment des autres, Park Chung-Hee alimente volontairement une dynamique de concentration du capital devant aboutir à l’émergence de grands groupes qui, par leur taille, peuvent réaliser des économies d’échelle et s’imposer sur les marchés étrangers. Tout en jugulant au maximum la propension des chaebols à la rente improductive, le dirigeant sud-coréen cherche à constituer de véritables champions nationaux dominant leur secteur d’activité. Dans cet esprit, le gouvernement concentre ses efforts, à partir de janvier 1973, sur une poignée de secteurs clés comme la pétrochimie, la construction navale, les industries sidérurgiques ou l’électronique. Par un processus politique de sélection, les aides et les subventions octroyées par l’Etat ciblent les entreprises les mieux capables de produire en grande quantité et à moindre frais pour satisfaire les exigences d’exportations. L’Etat crée ainsi une concurrence pour la ressource entre un petit nombre d’acteurs afin de bénéficier de ses vertus incitatives tout en renforçant la structure oligopolistique, seule à même de générer des économies d’échelles et de rendre les chaebols compétitifs sur les marchés internationaux.
L’alliance de la matraque et du capital
Toutefois, l’action de l’Etat en faveur des chaebols n’est pas simplement d’ordre économique. La fuite en avant vers la croissance, relancée avec plus de force à partir de 1973, induit l’accumulation du capital – c’est-à-dire le réinvestissement productif de la survaleur –, ce qui n’est possible que par l’accroissement (ou du moins le maintien) des profits. Dès lors, il devient indispensable d’instaurer des conditions politiques et sociales favorables à leur formation, donc à l’extorsion de la survaleur. Sans négliger les facteurs militaires et géopolitiques qui l’ont également motivé, le durcissement du régime de Park Chung-Hee au tournant des années 1970 doit être appréhendé à l’aune des nécessités capitalistes.
A partir de 1969, l’économie sud-coréenne entre dans une phase de récession au cours de laquelle un grand nombre de chaebols menace de faire faillite sous le poids de la dette. En parallèle, l’industrialisation du pays a atteint un stade suffisamment avancé pour permettre la formation d’une conscience de classe parmi les travailleurs coréens [7]. Le début des années 1970 voit alors se multiplier les initiatives syndicales, comme au Peace Market de Séoul où se crée, en totale illégalité, le Syndicat des travailleurs textiles de Chonggye [8]. Enfin la crise économique, couplée à la prolétarisation des populations rurales, pose les fondements d’une alliance entre les classes moyennes et les ouvriers qui se matérialise par la création, en avril 1971, du Conseil populaire pour la préservation de la démocratie, une coalition progressiste qui rassemble des étudiants, des associations catholiques et des ouvriers urbains.
Grâce à l’arsenal répressif déployé par Park Chung-Hee à partir de 1972, les conglomérats disposent d’un climat politique et social favorable au renforcement de l’exploitation ouvrière, à l’accroissement des profits et, par conséquent, à leur expansion économique.
Dans le même temps, l’opposition social-démocrate à Park Chung-Hee, incarnée par le Nouveau Parti Démocratique (NPD), gagne du terrain dans les urnes. Défenseur de la taxation du capital, de la réduction du temps de travail, de l’augmentation des salaires, et partisan d’une meilleure redistribution des richesses, le leader du NPD, Kim Dae-Jung, s’impose rapidement comme le principal rival du président sortant pour les élections de 1971. Bien qu’il les perde largement, son parti remporte le mois suivant 43,6% des sièges aux élections législatives, c’est-à-dire suffisamment pour s’opposer à une révision constitutionnelle qui permettrait à Park de renouveler une nouvelle fois son mandat. Plus fondamentalement, la base sociale sur laquelle s’appuie le parti, en portant des revendications contraires aux intérêts de la bourgeoisie sud-coréenne, menace de perturber la réalisation du profit, à un moment où celle-ci est déjà largement compromise par la crise.
Alors que l’agitation se répand dans les universités comme sur les lieux de travail, Park Chung-Hee instaure une nouvelle constitution, dite de Yusin, en octobre 1972. Par ce coup de force, il parvient à concentrer l’ensemble des pouvoirs, à interdire les organisations professionnelles autres que la Fédération des Syndicats Coréens (relais officiel de l’exécutif et du patronat dans la classe ouvrière) et à renforcer la répression politique. Celle-ci ne s’exerce pas seulement par le truchement de la police mais également par l’action continue de la Korean Central Intelligence Agency (KCIA), qui travaille en étroite collaboration avec les chaebols pour infiltrer les collectifs de travailleurs et repérer les dissidents du régime. Ainsi muselée, la société civile est incapable de s’opposer à la mise au pas des travailleurs par la compression des salaires et par l’augmentation du temps de travail. Grâce à l’arsenal répressif déployé par Park Chung-Hee à partir de 1972, les conglomérats disposent d’un climat politique et social favorable au renforcement de l’exploitation ouvrière, à l’accroissement des profits et, par conséquent, à leur expansion économique. La férocité avec laquelle la bourgeoisie coréenne s’est acharnée contre le mouvement ouvrier dans les années 1970-1980 a plongé durablement les travailleurs dans un état quasi neurasthénique qui les a empêchés de reformer des syndicats puissants. Il aura fallu attendre le 29 mai 2024 pour que 28 000 salariés du groupe Samsung entrent en grève ; une première dans l’histoire de la firme.
Notes :
[1] Byung-Kook Kim, Ezra F. Vogel (dir.), The Park Chung Hee Era, The Transformation of South Korea, Cambridge, Harvard University Press, 2011
[2] Jong Won Lee, « Industrial Policies, Chaebols, and Market Reform Agenda in Korea », dans The Journal of East Asian Affairs, volume 20, n°1, 2006
[3] Carter J. Eckert, Offspring of Empire, The Koch’ang Kims and the Colonial Origins of Korean Capitalism, 1876-1945, Seattle, University of Washington Press, 1991
[4] H. Kohachiro Takahashi, Du féodalisme au capitalisme, problèmes de la transition, Paris, Société des Etudes Robespierristes, 1982
[5] Leroy P. Jones, Il Sakong, Government, Business, and Entrepreneurship in Economic Development: The Korean Case, Cambridge, Harvard University Press, 1980
[6] Hagan Koo, Korean Workers, The Culture and Politics of Class Formation, Ithaca, Cornell University Press, 2001
[7] John Minns, « The Labour Movement in South Korea », dans Labour History, Liverpool University Press, n°81, novembre 2001
Alors que le capitalisme néolibéral et ses dogmes de croissance et de concurrence montrent chaque jour leurs limites pour faire face aux crises environnementales, la planification écologique semble indispensable. Elle va mettre au cœur de son existence la structure la plus puissante qu’ait inventé l’espère humaine, l’Etat. Quel rôle celui-ci peut-il être amené à jouer ? Quelles institutions peut-on mettre en place pour piloter la transition écologique et assurer sa dimension démocratique ? Deux essais parus récemment apportent des éclairages intéressants sur cette question. Pour le sociologue anarchiste James C. Scott, auteur de L’œil de l’État. Moderniser, uniformiser, détruire (La Découverte, 2021), l’État a une tendance intrinsèque à imposer sa vision de la modernité et du progrès par la force. Une vision que partagent assez peu l’économiste Cédric Durand et le sociologue Razmig Keucheyan, auteurs de Comment bifurquer ? Les principes de la planification écologique (Zones, 2024), qui considèrent que différentes institutions peuvent permettre de mener une planification de manière démocratique.
La planète brûle, tandis que le dérèglement climatique et l’effondrement de la biodiversité s’accélèrent sans que nous n’arrivions pour l’instant à l’endiguer. Face à ce constat, ce qu’il nous reste à faire semble clair pour les plus convaincus. Il faut tout envoyer balader, nous débarrasser des structures responsables du chaos climatique : le capitalisme qui exploite aussi bien les êtres humains que la nature, l’idéologie du tout-marché, la course à la croissance sans fin et sans but, la croyance sans limites dans la notion de progrès. En somme, il faut changer complètement nos structures productives, nos modes de vie et de consommation, notre rapport à nos écosystèmes.
Illustrons ce constat par l’exemple criant de la rénovation des logements. Le marché capitaliste est incapable de répondre aux enjeux de l’adaptation des bâtiments au changement climatique et la décarbonation de leurs usages. Le recours au marché via le signal-prix (hausse des prix de l’énergie et primes à la rénovation) a révélé toute son inefficacité et mis en évidence la nécessité d’une intervention de l’Etat : obligations de rénovation, interdiction de la location des passoires thermiques, régulation du marché de l’immobilier et des successions, lutte contre la concentration immobilière, accompagnement des bailleurs sociaux à la rénovation, etc. L’état de crise écologique permanente marque le grand retour de la planification et de l’Etat au cœur de l’économie des sociétés, loin des solutions de marché proposées par le capitalisme néolibéral.
Ce grand changement de paradigme, des forces de rupture s’emploient déjà à le concrétiser à tous les échelons de la société : communautés locales, associations, villes et régions, états, organisations transnationales. Deux défis se posent alors à ces partisans d’une révolution copernicienne de notre modèle. Celui de la prise du pouvoir et des leviers de décision d’abord. Celui de l’organisation d’une société capable de respecter les limites planétaires tout en répondant aux besoins des êtres humains ensuite. Deux essais aux accents différents mais complémentaire, nous offrent des éléments de réponse.
Par le passé, des grands projets d’ingénierie sociale ont déjà tenté – et parfois réussi – de modifier en profondeur le logiciel de fonctionnement d’un quartier, d’une ville, d’un pays, afin de faire émerger « l’homme nouveau ». Ces sont ces projets qualifiés de « haut-modernistes », c’est-à-dire basés sur une grande confiance en la science et en la technologie pour modeler le monde social et la nature, que l’anthropologue américain James C. Scott analyse dans son dernier essai L’œil de l’Etat : moderniser, uniformiser, détruire. Si les travaux de Scott s’étaient jusque-là portés sur des états anciens de Mésopotamie (Homo Domesticus) ou d’Asie du Sud-Est (Zomia ou l’art de ne pas être gouverné), il s’intéresse bien dans l’essai discuté ici des projets « haut-modernistes » portés par des états modernes du XXème siècle.
Par le passé, des grands projets d’ingénierie sociale ont déjà tenté – et parfois réussi – de modifier en profondeur le logiciel de fonctionnement d’un quartier, d’une ville, d’un pays, afin de faire émerger « l’homme nouveau ».
Cet essai s’inscrit dans la continuité de son analyse du rôle historique de l’Etat, que nous avions déjà présentée dans nos colonnes. Il détaille les mécanismes par lesquels l’Etat étend son emprise et son contrôle sur la société en la rendant lisible et en la simplifiant pour mieux l’administrer. Ceci passe notamment par un renforcement du contrôle des infrastructures de production et de transport (« pouvoir infrastructurel » de Michael Mann), ou sur le tissu relationnel. A partir de là, il détaille les raisons de l’échec de plusieurs projets haut-modernistes de planification sociale, à l’image des quartiers et des villes dessinées par Le Corbusier, de la collectivisation en URSS, ou bien encore de la politique de villagisation forcée en Tanzanie entreprise par le chef d’État Julius Nyerere.
Aujourd’hui sonne l’heure de la « planification écologique », prônée par une partie croissante de l’échiquier politique, notamment en France. Si l’usurpation de cette terminologie par la classe dominante ne mérite pas d’être analysée, intéressons-nous à la discussion féconde relative à sa mise en oeuvre, qui consiste notamment dans un renforcement de l’intervention publique. L’économiste Cédric Durand et le sociologue Razmig Keucheyan nous offrent dans leur ouvrage Comment bifurquer : les principes de la planification écologique, des éléments de réflexion déterminants sur la mise en œuvre de cette méthode. À partir d’une analyse de la dynamique du capitalisme et d’exemples concrets de planification du passé, ils détaillent les deux pans indispensables pour bâtir la planification écologique : le gouvernement par les besoins et le calcul écologique. Puis ils présentent le triptyque d’institutions guidant la bifurcation écologique : commissions de post-croissance, Constitution verte et services publics.
Il n’est dès lors pas inintéressant de confronter la vision critique de l’intervention publique portée par l’anthropologue anarchiste James Scott aux projets de planification écologique portés par les forces de gauche.
Sous l’égide de l’Etat, des expériences de planification contrastées
L’Etat a toujours, depuis sa naissance, porté des projets et des mesures d’organisation, de lisibilité et de simplification du tissu social dans lequel il s’inscrivait. Pour administrer une population mais aussi pour exister, l’Etat doit pouvoir récupérer l’impôt, lever des troupes, construire des infrastructures de contrôle et de domination de sa population. C’est l’une des grandes thèses de James C. Scott, selon lequel l’Etat porte des projets visant à faciliter la « lisibilité » des populations qu’il gouverne. Cela passe notamment par des processus de standardisation. Dans L’œil de l’Etat. Moderniser, uniformiser, détruire, Scott prend notamment pour exemple les stratégies d’uniformisation de la langue, du cadastre et de la propriété foncière, à l’image du village-type ujamaa mis en place dans le cadre de la dynamique de villagisation en Tanzanie entreprise par le président socialiste Julius Nyerere.
En somme, l’Etat façonne un territoire et une population afin qu’ils soient plus faciles à administrer. Scott parle même de « transformation de la réalité sociale turbulente ». Pourtant, il existe systématiquement un décalage fort entre la « carte de l’Etat », c’est-à-dire la manière dont il perçoit son territoire, et une réalité sociale beaucoup plus complexe. Si l’Etat transcrit en terme lisibles une réalité sociale complexe, il réarrange celle-ci pour qu’elle colle à l’image qu’il s’en fait. Ainsi, les premières cartes de propriété foncière ne collaient pas à la réalité de la répartition de l’usage de la terre. Mais il y a plus : l’utilisation de ces « cartes » pour administrer le territoire, par exemple pour déterminer le calcul de l’impôt et des redevances, pour organiser l’héritage sous l’égide de la justice étatique, finit par rétroagir sur la réalité sociale en la simplifiant et en l’uniformisant. Ainsi les parcelles éparses de champs gérées par la communauté deviennent des champs carrés avec un propriétaire bien identifié, les dialectes locaux laissent place à une langue unique et les forêts deviennent des alignements d’arbres visant à optimiser leur rendement économique.
Brasilia est un exemple pur de projet “haut-moderniste” visant à organiser la société par le haut.
Pour Scott, en conséquence, L’Etat, par son action simplificatrice et uniformisatrice, contribue à la fois à mettre en place ce qu’il considère comme une forme de progrès et de marche vers la rationalité, mais aussi à détruire de nombreux pans de la complexité du tissu social, à limiter le recours aux savoirs et aux pratiques locaux. Cela s’accompagne aussi d’une réorganisation des écosystèmes fonctionnels au service d’une consommation humaine de la nature et de ses ressources.
Le tableau que dresse Scott du rôle historique de l’Etat doit toutefois être nuancé. Fortement inspiré de la tradition anarchiste, il tend à accentuer la dimension coercitive de l’action étatique, source de contrôle des corps et des sociétés. Le développement de l’Etat moderne s’est aussi accompagné de nombreux aspects émancipateurs (de l’instruction aux services publics) qu’il faudrait se garder de jeter avec l’eau du bain.
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C’est dans cette continuité historique que Scott analyse ensuite ce qu’il appelle la « faillite des grandes utopies d’ingénierie sociale » du XXème siècle. Cette logique de planification et de standardisation de la société, intrinsèque au fonctionnement de l’Etat, est selon lui poussé à son paroxysme dans ce qu’il nomme « l’idéologie haut-moderniste ». Cet état d’esprit haut-moderniste a pu aussi bien se matérialiser dans des grands projets de transformation socialiste (collectivisation en URSS, villagisation en Tanzanie) que dans des projets urbains de grande ampleur (Le Corbusier, Oscar Niemeyer à Brasilia) ou dans des entreprises capitalistes à grande échelle (fermes géantes américaines).
Ces projets naissent si trois conditions sont remplies :
1) S’ils reposent sur une aspiration à changer l’Homme ainsi qu’à ordonner administrativement la société et la nature afin de la rendre plus lisible pour l’Etat.
2) Si le pouvoir coercitif de l’Etat est utilisé sans limites.
3) Si la société civile est affaiblie ou prostrée.
Ces programmes reposent sur une ingénierie sociale qui vise à transformer en profondeur la société et le tissu humain sous-jacent, ainsi que sur une croyance en la perfectibilité de l’ordre social. Leur maître-mot : planification. Planification des besoins, planification des infrastructures, planification de l’espace urbain et rural, planification de la trajectoire sociale des humains. L’Etat, de par la lisibilité qu’il impose à la société, est au cœur de ces projets d’ingénierie sociale.
Selon Scott, le constat est sans appel : l’idéologie haut-moderniste est vouée à l’échec. Ce, pour plusieurs raisons : aucun plan ne peut retracer l’intégralité du fonctionnement social réel dans sa complexité. L’idéologie haut-moderniste méconnaît le rôle des savoirs locaux, des processus informels et de l’improvisation. Avant tout, elle ne permet pas le recours à un élément indispensable au fonctionnement des sociétés : l’emploi de la métis. La métis caractérise l’ensemble des savoir-faire locaux, issus de l’expérience, de l’habitude, de la débrouille, de l’improvisation.
Elle s’oppose chez Scott à la techné qui est le savoir réfléchi, théorisé, couché sur le papier. Il prend l’exemple du fonctionnement d’une usine pour illustrer le rôle joué par la métis : lorsque les ouvriers font la grève du zèle, appliquant méthodiquement chaque règle de fonctionnement de l’usine, celle-ci tourne au ralenti. Au contraire, ce sont bien les petits arrangements et les improvisations, fruits de l’expérience et du savoir-faire de chaque ouvrier, qui permettent in fine de faire tourner la chaîne de production. Aucune politique publique venue d’en haut, aussi précise soit-elle, ne peut se passer d’arrangements avec le plan initial et de prise en compte du contexte local pour être mise en œuvre concrètement.
Les premières expériences de planification sont les économies de guerre. Dans une situation de conflit, les mécanismes marchands sont suspendus ou soumis à un plus grand contrôle politique.
A contrario, les tenants de la théorie de la planification écologique se réfèrent à leur propre panthéon d’expériences de planification sociale ou industrielle. Ainsi, Durand et Keucheyan s’appuient sur une série d’exemples précurseurs de mise en place coordonnée et massive de planification : économies de guerre, réponse à la pandémie de COVID, planification à la chinoise suite à l’ouverture de la Chine au monde sous Deng Xiaoping.
Les premières expériences de planification sont celles des économies de guerre. Dans une situation de conflit, les mécanismes marchands sont suspendus ou soumis à un plus grand contrôle politique. Les pénuries engendrent des hausses de prix incompatibles avec le maintien de la cohésion sociale dans l’adversité, ce qui conduit les autorités à contrôler les prix et à rationner les biens essentiels. Les auteurs rappellent l’épisode de la « bataille des usines » aux Etats-Unis pendant la Deuxième Guerre mondiale où plus aucune voiture ne fut produite entre 1942 et 1944 pour que l’économie se tourne entièrement vers l’industrie militaire.
La crise sanitaire du Covid est une expérience récente d’une logique économique pour partie alternative à celle du marché. Un calcul en nature a été mis en place : la question n’était plus celle du prix mais celle des quantités disponibles dans un délai restreint. Le « quoi qu’il en coûte » s’est substitué à la rationalité comptable du moindre coût. Toutes les dépenses jugées prioritaires par les autorités politiques ont été financées sans restriction. Face au risque de « profiteurs », l’Etat a encadré le prix du gel hydroalcoolique. Production et consommation ont été rapidement politisées, comme l’ont illustré les débats sur les secteurs essentiels. Toutefois, le recours aveugle au marché a continué d’être privilégié sans en tirer les conclusions nécessaires : pas d’indépendance stratégique sur des médicaments et matériels médicaux essentiels, austérité budgétaire mortifère de retour, etc.
Durand et Keucheyan poussent ensuite leur réflexion plus loin. Pour eux, si le principe marchand est celui de la séparation des producteurs et des consommateurs, l’économie capitaliste est déjà en partie socialisée et fait déjà l’objet de logiques de planification. La socialisation peut être organisationnelle, cognitive, financière et infrastructurelle. Elle s’exprime par la concentration industrielle, la convergence des techniques productives en standards de production, la constitution de gestionnaires d’actifs géants comme Blackrock, ou la construction d’écoles, de routes ou d’hôpitaux. Cette socialisation est nécessaire à la dynamique d’accumulation car elle permet les gains de productivité et le partage du risque. Elle conduit, au sein des organisations qui socialisent une activité, à substituer à des mécanismes marchands une planification administrative. En somme, notre économie est déjà largement planifiée, non par les pouvoirs publics, mais par les grandes multinationales.
Cette socialisation multiforme est doublée d’une socialisation politique. Elle intervient d’abord en situation de crise, grâce aux socialisations productives préexistantes, et permet la planification, le calcul en nature ou l’économie de guerre. La socialisation opère par la production et la consommation, comme lors de l’achat groupé d’hydrocarbures par l’UE après l’invasion de l’Ukraine en 2022. La socialisation peut être monétaire et venir des classes dominantes comme le montre la socialisation des pertes financières de 2007-2008.
Inversement, la socialisation peut résulter de luttes populaires pour imposer une gestion égalitaire des ressources, comme l’illustre l’émanation de la Sécurité sociale. La socialisation structurelle, produite par la dynamique capitaliste, est ainsi distincte de la socialisation délibérée. Ainsi, il s’agit de passer d’une planification spontanée aux mains des entités du capital à une planification politisée, fruit de la délibération collective. L’ouvrage oppose alors deux formes de socialisation pour répondre à la crise écologique : la socialisation financière par le derisking et la socialisation politique par le biais de la planification écologique.
Ainsi, les analyses variées des expériences de planification et d’ingénierie sociale à grande échelle nous invitent à porter un regard exigeant et critique sur la notion de planification écologique. Il existe une tension certaine entre la nécessité d’utiliser la puissance de l’Etat moderne pour faire face aux défis du moment et l’attention forte à prévenir les dérives du passé. Par exemple, la réussite de la planification écologique nécessite un niveau de connaissance très fin de la société, une vision synoptique d’ensemble, dont l’Etat seul ne semble pas être en mesure de disposer sans recourir de manière disproportionnée à son pouvoir coercitif. Dans cette perspective, quel regard peut-on porter sur les propositions faites par Durand et Keucheyan ?
Planification écologique, mode d’emploi
L’ouvrage commence dans son premier chapitre par rappeler l’impossibilité d’un capitalisme vert. Tout d’abord, la nécessité des profits toujours croissants pour stabiliser le capitalisme est incompatible avec l’impossibilité de le découpler de l’exploitation croissante des ressources. Ensuite, le démantèlement progressif des infrastructures polluantes (forages pétroliers, centrales à charbon) est incompatible avec une gestion gouvernée par le profit. Le désinvestissement financier, sous l’effet des campagnes militantes, n’est pas suffisant car les infrastructures demeurent rentables et sont rachetées par des investisseurs soumis à une législation et à une pression politique moins exigeantes. Une gestion publique est alors nécessaire car elle peut supporter le coût de pertes significatives en capital.
Tandis que le capitalisme génère des besoins artificiels par le biais de la publicité ou de l’obsolescence programmée afin d’écouler sa surproduction, le gouvernement par les besoins repose sur la fourniture de conditions de vie décentes.
Au niveau macroéconomique, des investissements écologiques couplés à un taux élevé de profit sont incompatibles avec la stabilité des prix et la justice sociale. L’effet couplé du démantèlement et de l’investissement va contraindre fortement l’offre et faire peser l’ajustement sur la demande. Le maintien d’un niveau de profit élevé fait donc peser l’effort sur les classes moyennes et populaires. La stratégie de derisking caractérise la situation actuelle où les gouvernements subventionnent les investissements industriels pour garantir les profits des investisseurs. Cette stratégie est également inefficace car les investisseurs privés ont un horizon temporel plus restreint que l’Etat et elle finance le verdissement de processus existants sans transformer les modes de production et de consommation d’ensemble.
A partir de ce constat, l’ouvrage ancre la planification écologique dans la théorie économique en s’appuyant sur deux propositions-phares : la délibération démocratique pour gouverner par les besoins par opposition à l’individualisme du consommateur et le calcul en nature permettant d’assurer une répartition égalitaire des ressources qui s’oppose à l’allocation par la main invisible du marché. Le calcul en nature se décline alors en une nouvelle comptabilité écologique, la mise en place d’un investissement éco-socialiste et une émancipation de la demande vis-à-vis de la production.
Tandis que le capitalisme génère des besoins artificiels par le biais de la publicité ou de l’obsolescence programmée afin d’écouler sa surproduction, le gouvernement par les besoins repose sur la fourniture de conditions de vie décentes. La détermination de ces « conditions de vie décentes » repose sur une délibération collective visant à identifier les « besoins réels ». Pour les auteurs, les besoins ainsi identifiés doivent obéir à deux principes ; un principe de soutenabilité assurant que la satisfaction du besoin respecte les limites planétaires et l’équilibre du système-Terre ; et un principe d’égalité assurant que chaque personne soit en capacité de pouvoir satisfaire ses besoins réels.
Les principes de soutenabilité et d’égalité proposés par Durand et Keucheyan entrent en résonance avec la théorie du donut de l’économiste Kate Raworth.
Pour assurer le respect des limites planétaires, les solutions des économistes néo-libéraux passent par les prix (sur la taxe-carbone ou tout mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, se référer aux travaux de Christian Gollier) ou bien une meilleure définition des droits de propriétés (Ronald Coase). Toutefois, ces propositions se heurtent à deux difficultés.
Elles ne permettent pas de faire face à un risque systémique qui nécessite une réponse collective et ne peux être la somme de choix individuels. Et elles reposent sur l’illusion d’une substituabilité totale entre ressources (tout service rendu par les écosystèmes peut être remplacé par de l’investissement en capital par exemple, c’est-à-dire notamment de l’innovation technologique). A contrario, Durand et Keucheyan réfutent la possibilité d’une substitution complète entre progrès technique et capital naturel et proposent de fixer des critères de préservation des ressources naturelles.
A partir de là, leur enquête s’attelle à détailler la mise en œuvre concrète du calcul en nature dans une économie planifiée. Alors qu’en régime capitaliste la consommation vit sous la domination de la production, le calcul en nature doit permettre de remettre les besoins, collectivement définis, au centre de l’échiquier, et restructurer la production pour qu’elle réponde à ces besoins. Le calcul en nature peut s’illustrer par exemple dans le cadre de la politique de gestion de l’eau : la détermination collective des besoins en eau d’un territoire (besoins résidentiels, agricoles, industriels) fixe l’ampleur des infrastructures de pompage et de restitution de l’eau aux écosystèmes, sous condition de soutenabilité des prélèvements dans les aquifères.
Tout d’abord, Durand et Keucheyan proposent de transformer la comptabilité pour qu’elle obéisse à des impératifs écologiques. Alors que les normes de comptabilité actuelles sont au service de la quête du profit et de l’accumulation pour les actionnaires, la comptabilité dite écologique doit permettre de subordonner la consommation et la production à une gestion durable des écosystèmes. Aux projets qui donnent une valeur comptable aux actifs naturels, l’ouvrage oppose la comptabilité CARE (Comptabilité adaptée au renouvellement de l’environnement). Celle-ci permettrait de mesurer l’insertion de l’activité productive dans le respect des seuils écologiques et donc d’assurer une reddition écologique des comptes des entreprises.
Avec CARE, l’entreprise doit tout d’abord mesurer l’utilisation d’eau pour son activité (par exemple la consommation d’eau pour une usine de jean), de comparer cette utilisation par rapport aux seuils de soutenabilité de la ressource (volumes d’eau disponibles, seuils de pollution maximaux), de déterminer les coûts de restauration si les seuils sont dépassés et comptabiliser les seuils de renouvellement de la ressource dans sa ligne d’amortissement afin de de créer des fonds de renouvellement pour chaque capital, qui seront inscrits au bilan de l’entreprise. L’ouvrage suggère également de compléter cette comptabilité micro par une comptabilité macroécologique qui permette de rendre compatible production et consommation à l’échelle d’une branche économique, d’une région ou d’un pays tout entier.
Une politique industrielle écologique qui transforme les modes de production et de consommation requiert aussi un niveau élevé et durable d’investissement et de coordination. La socialisation de l’investissement pallie l’incapacité d’acteurs privés à mener un tel effort.
Une politique industrielle écologique qui transforme les modes de production et de consommation requiert aussi un niveau élevé et durable d’investissement et de coordination. La socialisation de l’investissement pallie l’incapacité d’acteurs privés à mener un tel effort. Outre le contrôle public direct par les nationalisations de secteurs clés (les « hauteurs stratégiques » de Lénine), un instrument clé est la politique du crédit. Mobilisée en France de la période de la reconstruction aux années 1980, elle permet d’augmenter ou de diminuer le volume des crédits accordés aux entreprises selon le caractère stratégique d’un secteur. Elle assure ainsi la conformité des décisions privées d’investissement aux priorités politiques.
L’ouvrage y voit également un moyen d’associer les travailleurs aux décisions d’investissement intersectoriel, en complément d’une participation aux décisions de leur entreprise. L’épargne des ménages pourrait aussi être mobilisée pour refinancer les crédits, limiter la consommation et modérer ainsi le risque inflationniste. Enfin, l’investissement socialisé accorde à l’Etat un rôle d’employeur en dernier ressort, émancipant les travailleurs de la nécessité d’être rentable et inscrivant chacun dans un projet de société.
L’émancipation de la demande vise à connecter la production aux besoins réels. Les économistes néolibéraux font du marché l’expression du choix des consommateurs, notamment avec la consommation « éthique » alors même que celle-ci s’avère incapable d’entraîner des changements systémiques – car le choix des consommateurs est en réalité limité et ne peut remonter jusqu’aux décisions de production qui conditionnent la consommation, à moins d’entrer dans des logiques d’autoconsommation. L’état de séparation entre producteurs et consommateurs a suscité la distinction marxiste entre valeur d’échange et valeur d’usage, entre valeur et richesse. La marchandise apparait comme un fétiche, une médiation imparfaite des besoins réels des sociétés qui, en retour, les affecte et les gouverne.
L’enjeu de l’émancipation de la demande est dès lors « de troquer l’illusion d’une agentivité isolée factice contre une forme partagée mais effective et immédiate de souveraineté dans [les] modes de consommation ». La remontée des besoins des consommateurs vers les producteurs est déjà en cours, à travers les AMAP ou les communautés de passionnés de certains produits. L’intégration du producteur et du consommateur est même une tendance du capitalisme, par exemple avec le développement du commerce en ligne. Pour prolonger ce mouvement dans le sens de la planification écologique, l’ouvrage propose de rendre publiques les plateformes numériques et de réguler globalement le commerce en ligne.
Les institutions de la planification écologique
Les auteurs proposent de mettre en place ces préceptes au cœur d’un nouveau régime politique, reposant sur des outils de la planification écologique au nombre de trois : commissions de post-croissance, Constitution verte et services publics. Le régime politique conditionne la planification, la rend possible, la cadre et la rythme. L’enjeu est d’assurer un équilibre entre centralisation et décentralisation, entre cohérence écologique et liberté politique.
S’agissant de la Constitution, pour les auteurs, le fédéralisme écologique assure cet équilibre et offre la possibilité de conduire des expérimentations. Les collectivités fédérées sont libres car elles décident souverainement de l’octroi de compétences et de ressources à une structure fédérale. En retour, les interventions fédérales, coercitives si besoin, assurent le respect des engagements pris. L’Etat fédéral permet aussi l’expérimentation comme en Chine contemporaine avec la mise en place d’un « expérimentation sous hiérarchie » par opposition à la « thérapie du choc » appliquée dans l’espace post-soviétique. En cas d’échec, l’Etat a la possibilité d’intervenir pour arrêter les expérimentations.
Le fédéralisme écologique s’exerce dans le cadre d’une Constitution verte. La Constitution permet d’abord de trancher les conflits de compétences entre entités fédérales et collectivités fédérées. Elle vise surtout à empêcher des politiques qui ne respecteraient pas les principes d’égalité et de soutenabilité. Quatre formes de constitutionnalisme écologique sont explorées aujourd’hui : par le climat, par l’octroi de droits aux entités naturelles, par l’environnement comme composante de la dignité humaine et par les droits des générations futures.
La planification reste un exercice administratif, pratiqué un temps en France, et aujourd’hui par la Chine, dont s’inspirent les auteurs. L’offense ne sera pas faite de qualifier le travail actuel du « Secrétariat général à la planification écologique » de planification. Les exercices de planification s’organisent en cycles qui se chevauchent pour s’assurer en permanence que les expérimentations conduites sont en adéquation avec les objectifs politiques. Ils sont organisés par une commission, la « Commission de développement et de réforme » en Chine, et le « Commissariat général du plan » en France.
Selon les auteurs, cette commission de la planification écologique doit être une administration puissante, interministérielle capable de solliciter les avis d’une une multitude de parties prenantes. Le contrôle politique de l’Etat sur les entreprises est assuré par la maitrise des « hauteurs stratégiques » (banque, énergie, transports, télécommunications). L’ouvrage propose alors une planification écologique organisée de manière analogue par des « commissions post-croissance ». Leurs compétences évolueraient au fil des phases successives de la transition – investissement dans des infrastructures vertes, décroissance matérielle et économie stationnaire.
Le contrôle de la production et de la distribution d’énergie représente parfaitement l’idée de maîtrise des hauteurs stratégiques par l’Etat. Source : CEREMA
La planification écologique s’exerce aussi par des services publics. L’ouvrage rappelle la riche expérience française du service public qui symbolisait le contrat social entre l’Etat-providence et les citoyens. Le gouvernement par les besoins respecterait trois principes : la continuité temporelle et géographique du service public, l’égalité de traitement des citoyens et la mutabilité du service public selon les besoins. Selon Léon Duguit, père de l’école juridique du service public, le progrès et la civilisation consistent en un élargissement continu de ses prérogatives. Dans un tel cadre, l’Etat n’est plus seulement une souveraineté, mais une « coopération de services publics organisés et contrôlés ». Le théoricien de l’écologie George Monbiot défend lui le principe de « sobriété privée, luxe public ».
Enfin, ces institutions formelles doivent être appuyées par un fond démocratique augmenté. Il s’agit d’abord de redonner du pouvoir aux parlements et de renforcer leur légitimité en les dotant d’administrations plus fournies en personnel afin d’exercer un contrôle politique réel sur le cycle de planification. La composante citoyenne doit parallèlement être renforcée, en offrant des espaces de discussion publique aux associations de la société civile, en mobilisant des expériences de délibération exigeantes comme la Convention citoyenne pour le climat et en autorisant des expérimentations politiques radicales et écologiques, comme les ZAD.
Cette réflexion institutionnelle permet d’esquisser le cycle politique de la planification écologique en trois temps. La première est expérimentale-délibérative et repose sur la définition collective des besoins à l’échelle locale. La seconde phase serait celle des commissions post-croissance qui opèrent une synthèse des expérimentations et élaborent le « Plan de transformation de l’économie française », à l’image de ce que propose le think-tank Shift Project. La dernière est celle de la validation politique par le Parlement dont les modifications s’exercent sous le contrôle du Conseil constitutionnel veillant au respect de la nouvelle constitution écologique.
Canaliser et endiguer le pouvoir de l’Etat
Les travaux de James C. Scott nous invitent à poser un regard exigeant sur les propositions de Cédric Durant et Razmig Keucheyan. La mise en place de la planification écologique nécessite un déploiement d’énergie d’une grande ampleur. Si la société civile et les collectivités seront fortement mobilisées, c’est bien l’Etat qui reste l’outil central et la tour de contrôle du bon déroulé de la bifurcation écologique.
Premièrement, si son pouvoir est encadré dans une certaine mesure par des contre-pouvoirs (Constitution verte, commissions de post-croissance), la méthode proposée lui confère un pouvoir considérable : contrôle des « hauteurs stratégiques » et donc des secteurs-clés comme l’énergie, les transports, la grande industrie, organisation générale du rythme de la planification écologique, possibilité d’intervenir de manière coercitive pour assurer la cohérence et la synthèse globale. En outre l’Etat et ses administrations auront un rôle décisif à jouer pour mettre en œuvre le calcul en nature.
Deuxièmement, la mise en place du calcul en nature et le pilotage des hauteurs stratégiques demande un renforcement significatif des capacités de l’Etat, notamment en matière d’information. Pour piloter la décarbonation de la société mais aussi le gouvernement par les besoins, l’Etat et les commissions de post-croissance au sein desquelles il disposera structurellement d’un pouvoir important devront accroître leur niveau d’information et de connaissance du tissu social. En cela, cette logique s’inscrit dans la dynamique décrite par Scott d’augmentation de la lisibilité de la société par l’Etat. Pour assurer la soutenabilité de la société et le respect des seuils planétaires, l’Etat devra mécaniquement augmenter son niveau de connaissance du tissu économique, afin de rendre la société d’autant plus gouvernable et compréhensible à ses yeux. Or – c’est du moins la thèse de Scott – l’augmentation de la lisibilité de la société par l’Etat répond à une loi quasi-transhistorique d’uniformisation de la société, voir de destruction d’un certain nombre de pratiques et de savoirs.
Troisièmement, la mise en place de la planification écologique telle que proposée par Durand et Keucheyan va mobiliser la puissance de l’Etat dans des proportions considérables. La légitimité de l’intervention de l’Etat repose chez eux d’une part sur le processus constitutionnel démocratique conduisant à l’avènement d’une « Constitution verte » encadrant ses prérogatives et d’autre part sur son insertion dans le cycle politique de la planification écologique.
Toutefois, la bifurcation écologique nécessite un rapport de force d’une extrême violence avec les forces sociales et économiques qui n’y ont pas intérêt : industries capitalistes polluantes, grandes plateformes numériques, monde de la finance. Dès le début de sa mise en œuvre, et ce même en présence d’un large consensus démocratique, le conflit sera brutal : problèmes de financement et de remboursement de la dette, enchérissement des prix de l’énergie et des matières premières, fuite des capitaux. Face à ces problèmes urgents, le cycle délibératif de la planification sera probablement bien trop long pour apporter des réponses au bon-moment. A court-terme, seul le pouvoir de l’administration de l’Etat et de ses satellites semble pouvoir être en mesure de protéger les citoyens face à la révolte du capital, ce qui renforcera d’autant le pouvoir étatique. Et donc, pour suivre Scott, les risques de dérives dans l’utilisation de son pouvoir.
La proposition fédéraliste de Durand et Keucheyan mérite toutefois d’être étudiée attentivement, les expériences concrètes de logiques fédéralistes ayant un bilan pour le moins discutable, à l’échelon supérieur (construction européenne), comme inférieur (décentralisation).
Si l’enjeu premier et central dans cette bataille sera bien de réussir à endiguer les forces du capital, il faut d’ores et déjà réfléchir à la méthode pour canaliser et garder dans des limites acceptables le pouvoir de l’Etat. James C. Scott identifie trois conditions de dérives du pouvoir de l’Etat.
Tout d’abord, dans sa logique, la planification écologique peut s’apparenter à ce que Scott qualifie de projet « haut-moderniste », à part peut-être pour ce qui concerne la croyance aveugle dans le progrès. La planification écologique suppose une évolution forte des modes de vie de l’être humain et du métabolisme de la société avec la nature (que l’on pourrait qualifier d’amélioration), et entend transformer en profondeur les structures économiques mais aussi urbaines, en administrant la société dans ce but. Toutefois, le calcul en nature permet d’avoir une approche multicritère des enjeux, et donc de limiter les risques de simplification et d’uniformisation de la société. En sortant de la pure logique financière (par exemple en plantant une forêt uniquement pour maximiser son rendement), militaire ou liée aux impôts (cadastralisation forcée), le calcul en nature permet d’éviter les dérives destructrices du pouvoir de l’Etat. Il permet d’appréhender bien mieux la complexité des situations que ce qui a pu être le cas dans les expériences de planification passées, où le seul but pouvait être par exemple de produire un maximum de tanks (économie des USA au cours de la Seconde Guerre mondiale).
Ensuite, une dérive est possible si la mise en œuvre de ce projet pousse l’Etat à recourir de manière disproportionnée à son pouvoir coercitif. Un tel emballement n’est pas à exclure, comme cela a été discuté dans le paragraphe précédent. Il sera impératif d’imaginer aussi des contre-pouvoirs suffisamment forts pour endiguer l’action de l’Etat en situation d’urgence si celle-ci déborde. A cet égard, le Conseil constitutionnel au même titre que des outils comme le référendum d’initiative citoyenne (RIC) peuvent jouer ce rôle de garde-fou. Toutefois, cette dimension est probablement encore à creuser, afin d’éviter une radicalisation et une autonomisation de l’appareil de l’Etat. La situation actuelle, de dérive du pouvoir étatique en régime néolibéral, avec notamment un recours accru à la force policière, permet de relativiser ce risque.
Par ailleurs, la plupart des exemples choisis par Scott concernent des Etats de la première moitié du XXème siècle ou issus de transitions démocratiques récentes (décolonisation en Tanzanie, démocratie fragile au Brésil, etc.). Les structures dont nous héritons actuellement, pour ce qui concerne le monde occidental, sont issus d’un long processus de construction de l’Etat social et des nombreuses institutions de médiation qui jouent un rôle de tampon entre les individus et le pouvoir brut de l’Etat, comme les services publics, les collectivités locales, les structures de gestion partagées du pouvoir avec la société civile (syndicats, association, etc.).
Enfin, le pouvoir destructeur de l’Etat se manifeste particulièrement lorsque la société civile est prostrée et amorphe, incapable de résister à la puissance administrative. Cela arrive quand les oppositions politiques sont muselées, que la presse est contrôlée, que les associations sont surveillées. En situation d’économie de guerre écologique, il est largement possible d’imaginer un contrôle accru de la société civile économique, qui devra être mise au pas pour se plier au nouveau logiciel d’organisation de la société. Les grandes entreprises comme les institutions bancaires, financières, assurancielles seront étroitement contrôlées.
Il sera impératif d’imaginer aussi des contre-pouvoirs suffisamment forts pour endiguer l’action de l’Etat en situation d’urgence si celle-ci déborde. A cet égard, le Conseil constitutionnel ou le référendum d’initiative citoyenne (RIC) peuvent jouer ce rôle de garde-fou.
Toutefois, pour ce qui concerne le monde associatif, médiatique et politique, le contrôler n’est pas dans l’ADN des mouvements souhaitant instituer la planification écologique. Au contraire, sa mise en œuvre nécessite un foisonnement d’idées, d’expérimentations et d’innovations. L’approche fédéraliste et l’importance donnée aux collectivités peuvent permettre de vivifier la société civile, que ce soit par des services publics locaux (circuits courts alimentaires, systèmes énergétiques territorialisés, expérimentations locales de garantie d’emploi) ou par une importance donnée aux acteurs de l’ensemble de la société dans le cycle de la planification.
Disons-le, les propositions de Durand et Keucheyan semblent globalement assez convaincantes : institutions permettant l’expérimentation à la fois économique mais aussi délibérative, encadrement par la Constitution verte, renforcement du rôle du Parlement. Leurs propositions pourraient néanmoins être étoffées par une réflexion sur la mise en place de ce que Scott nomme des « institutions favorables à la métis », susceptibles de valoriser, conserver et faire vivre tout ce savoir indispensable au fonctionnement de la société mais qui ne s’inscrit pas forcément dans le « grand plan d’ensemble ». Les propositions de Durand et Keucheyan sur l’émancipation de la demande par exemple, visant à faire correspondre la production à l’usage réel et vécu des objets par les utilisateurs, va dans cette direction, au même titre que le travail sur l’autonomie partielle des entités constituantes du fédéralisme.
La proposition fédéraliste mérite toutefois d’être étudiée attentivement. Elle a le mérite théorique de proposer un mécanisme de coordination, de synthèse et de mise en cohérence qui permet de passer d’une échelle à l’autre (de la collectivité locale à l’Etat, à l’échelle supranationale) par un transfert partiel de souveraineté, là où pour l’instant la coordination interétatiques à l’échelle régionale et mondiale reste globalement défaillante pour répondre aux crises environnementales. Toutefois, les expériences concrètes de logiques fédéralistes laissent bien plus circonspects.
A l’échelon supérieur, l’expérience européenne tourne court : l’abandon de la souveraineté nationale pour livrer des secteurs stratégiques (énergie, agriculture, industrie) aux grands vents du marché et du libre-échange empêche toute planification et coordination pour ce qui compte vraiment, à de rares exceptions près (statut des travailleurs ubérisés, coopération spatiale). A l’échelon inférieur, les transferts de compétences aux collectivités locales donnent des résultats mitigés : si certaines collectivités arrivent à mener des projets de rupture (refus de l’ouverture à la concurrence, services publics locaux par exemple avec la municipalisation de l’eau, expérimentations-clés comme la sécurité sociale de l’alimentation), la majorité des collectivités se vautrent dans un immobilisme et un clientélisme et mériterait d’être secouée par l’Etat.
Une autre interrogation subsiste aussi. La mise en place du cycle de la planification et de la Constitution verte nécessite un consensus originel fort, qu’il semble difficile d’obtenir actuellement, quel que soit le pays considéré. Ce consensus originel est la clef de voute du bon fonctionnement des institutions de la planification écologique et est indispensable pour d’une part ancrer la mobilisation générale dans le temps et d’autre part pour donner aux institutions de la bifurcation la légitimité indispensable à la création d’un rapport de force favorable face aux puissances opposées à la logique de planification. Sans consensus, quelles seraient les modifications à apporter à la structure ci-dessus si la situation correspond plutôt à celle d’un mouvement d’avant-garde (au sens de Lénine, où l’avant-garde doit permettre de développer pleinement la nouvelle société et structure de classe) arrivant au pouvoir ? Si celui-ci est minoritaire dans sa conviction des changements à opérer, les mêmes mécanismes sont-ils possibles ?
Quoi qu’il advienne, la planification écologique mettra au cœur de son existence la structure la plus puissante qu’ait inventé l’espère humaine, l’Etat. C’est un objet à manier avec une précaution infinie et pour terminer avec Scott, c’est une « institution équivoque qui rend possible aussi bien nos répressions que nos libertés ». Si son pouvoir devient trop important, prions pour que nous sachions reconnaitre le cri d’alerte des oies du Capitole.
L’idée selon laquelle « régimes autoritaires » et « dictatures » conspirent contre les nations démocratiques, en vertu d’une hostilité idéologique à leur modèle, est fortement répandue. Pour Eugénie Mérieau, autrice de La dictature, une antithèse de la démocratie ? (Le cavalier bleu, 2024), une telle lecture empêche de comprendre les relations internationales. En prêtant de grands desseins aux « régimes autoritaires », elle empêche de comprendre leurs véritables stratégies, souvent plus prosaïques. Loin d’une croisade contre le « modèle démocratique », ils aspirent surtout à maintenir leur emprise sur leur population et leurs pays satellites. Avec une dose non négligeable de pragmatisme.
Ces lignes sont extraites de l’ouvrage d’Eugénie Mérieau.
Zbigniew Brzezinski, l’un des architectes majeurs de la dichotomie entre totalitarisme et démocratie, et conseiller en sécurité nationale de Jimmy Carter, déclarait un an avant sa mort, en 2017 : « Le scénario le plus dangereux serait celui d’une grande coalition entre la Chine et la Russie, unie non par l’idéologie mais par des revendications complémentaires. Cette coalition rappellerait, en échelle et en magnitude, le défi que nous posait le bloc sino-soviétique, bien que cette fois, la Chine soit le leader et la Russie le suiveur. »
De nombreux indices laissent à croire que l’alliance Chine-Russie est bien réelle. Le premier voyage de Xi Jinping président fut Moscou en 2013 ; en 2018, au cours d’une visite de Poutine à Pékin, Xi Jinping offrit à son homologue russe la « médaille de l’amitié » nationale, l’appelant son « meilleur et plus intime ami », avant de le conduire à un cours de cuisine où il lui enseigna l’art de la préparation des raviolis chinois. De façon moins anecdotique, au Conseil de sécurité des Nations unies, la Russie soutient immanquablement la Chine depuis 2007 – l’inverse n’est pas toujours vrai. Les deux pays ont créé ensemble des organisations internationales permettant de circonvenir les organisations dominées par les États-Unis, notamment l’Organisation de la coopération de Shanghai.
Selon Freedom House, cette alliance est une menace : l’autoritarisme moderne aurait une volonté hégémonique et impérialiste. Néanmoins, contrairement aux analyses de Brzezinski, pour le think tank libéral, c’est la Russie, non la Chine, qui serait le point de départ de la diffusion autoritaire dans le monde. Poutine œuvrerait à propager ses techniques de contrôle médiatique, de propagande, d’affaiblissement de la société civile, de mise à mal du pluralisme politique etc. afin de mettre fin à la démocratie dans le monde occidental – et c’est dans le cadre de cette stratégie qu’il aurait construit une alliance avec la Chine de Xi Jinping.
Dans son rapport de 2017, il est écrit : « Sous Poutine, la Russie a construit des relations diplomatiques étroites avec le Venezuela, gouverné par un mouvement socialiste ; l’Iran, un système autoritaire dirigé par des religieux musulmans chiites ; la Syrie, une dictature avec des visées arabes nationalistes ; et la Chine, un régime formellement communiste dévoué au capitalisme étatique. Les intérêts qui rassemblent ces gouvernements ensemble sont une hostilité commune aux normes démocratiques, un besoin d’alliés pour bloquer les critiques et les sanctions dans les organes internationaux, une peur des “révolutions de couleur” et les conséquences potentielles des projets de promotion de la démocratie soutenus par les bailleurs de fonds étrangers, ainsi qu’une relation de rivalité avec les États-Unis. »
Cette coopération internationale, davantage qu’une volonté impérialiste de diffuser l’autoritarisme dans le monde, peut être comprise comme une tentative de se protéger contre les efforts de promotion internationale de la démocratie déployés par une poignée de démocraties occidentales.
Évoquer une « relation de rivalité avec les ÉtatsUnis » comme langage commun à ces cinq pays relève d’un euphémisme. En Iran, les États-Unis sont surnommés le « Grand Satan », eu égard au renversement par les États-Unis du leader charismatique Mohammed Mossadegh élu en 1951 et son remplacement par le Shah répressif en 1953 afin de reprendre le contrôle des réserves pétrolières ; pour Vladimir Poutine, la plus grande catastrophe du XXè siècle fut l’éclatement de l’Union soviétique, directement provoquée par les États-Unis ; pour Xi Jinping, il s’agit du « siècle de l’humiliation » marqué par le combat entre le parti communiste et le parti nationaliste soutenu par les États-Unis ; pour Kim Jong-un, l’extermination au napalm d’un cinquième de la population nord-coréenne pendant la guerre de Corée par les États-Unis ; pour Nicolas Maduro, l’ingérence américaine intempestive au Venezuela depuis l’élection d’Hugo Chavez.
Dans tous les cas, l’ennemi historique commun est en effet les États-Unis. Sans nier la réalité de cette union « anti-américaine », il faut néanmoins souligner que les solidarités développées entre ces pays répondent davantage à une nécessité pratique qu’à un choix fondé sur des valeurs communes : il s’agit de contourner les sanctions américaines, sanctions qui ne sont pas moins étrangères au caractère conflictuel de la relation avec les États-Unis que les méfiances historiques évoquées. En 1996, la loi d’Amato-Kennedy adoptée par le Congrès américain impose un régime de sanctions drastiques à l’Iran et à la Libye : tout investissement, américain ou non, dans le secteur énergétique de l’un de ces pays, est interdit. Inévitablement, cette stigmatisation commune rapproche les deux pays. De même, lorsqu’en 2014 les sanctions américaines et occidentales ont exclu la Russie des marchés en dollars, cette dernière s’est tournée vers la Chine, tout en achetant du pétrole à l’Iran, également soumis à sanctions américaines, pour le vendre sur les marchés internationaux, notamment à la Chine, etc.
En Syrie, la Russie, la Chine, l’Iran ont offert leur soutien diplomatique, des crédits, de l’essence et de l’assistance militaire au régime de Bachar el-Assad ; et ont refusé de reconnaître Juan Guaido président par intérim du Venezuela. À ce « club » des pays sous sanctions, il faudrait par ailleurs ajouter la Corée du Nord. Hors sommets de négociations avec les États-Unis et la Corée du Sud, les deux seuls pays dans lesquels Kim Jong-un s’est rendu en visite officielle sont la Chine et la Russie. En mars 2018, dans ce qui était probablement son premier voyage à l’étranger, et toujours dans son train blindé, comme son père, Kim Jong-un se rendit à Pékin où il fut accueilli par le président chinois et son épouse avec tous les honneurs. Un an plus tard, en avril 2019, il choisit, pour sa deuxième visite, la Russie de Vladimir Poutine – il s’y rendra à nouveau en septembre 2023.
Si ces bonnes relations – et la volonté de les mettre en scène – ne font pas de doutes, néanmoins, l’existence d’une stratégie commune de déstabilisation des démocraties sous l’impulsion de la Russie semble moins avérée ; cette idée révèle davantage une projection inversée, sur la Russie, de la mission américaine d’« exportation de la démocratie » et semble fleurir sur un relent de Guerre froide. Or, ces régimes autoritaires demeurent dans une attitude essentiellement défensive, visant à consolider leur autoritarisme. Le phénomène de diffusion autoritaire passe par une régionalisation autoritaire – en direction non pas des régimes démocratiques mais des régimes autoritaires.
L’objectif est de faire face à la menace perçue du soutien occidental aux mouvements démocratiques et notamment à la propagation des « révolutions de couleur ». La diffusion concerne ce que l’on pourrait appeler des bonnes pratiques autoritaires (authoritarian best practices) notamment dans le domaine de la régulation de la société civile comme les ONG ou la presse indépendante, dans la censure d’Internet et la cybersurveillance. Par exemple, la Chine a diffusé son modèle de censure d’Internet via les lois de « cybercrime » à l’Asie du Sud-Est, l’Asie du Sud et l’Asie centrale. La Russie quant à elle soutient les leaders pro-russes en Europe de l’Est et du Sud en diffusant des techniques de manipulation électorale, notamment par le biais de la Communauté des États indépendants (CEI), organisation des anciennes républiques soviétiques.
Cette dernière a pour ce faire développé des mécanismes d’observation électorale – en 2004, la CEI a créé un Acte sur la mission des observateurs de la CEI, et en 2006 un « Institut international de suivi du développement de la démocratie, du parlementarisme et de la protection du suffrage des citoyens ». Si les observateurs électoraux de la CEI appellent à la transparence des scrutins, en réalité, il leur incombe davantage d’offrir légitimité aux leaders pro-russes en attestant de la bonne conduite du scrutin : les observateurs électoraux de la CEI avaient ainsi pu valider en 2004, la victoire truquée du candidat pro-russe Viktor Ianoukovytch contre le candidat pro-occidental Viktor Yuschenko.
D’autres organisations régionales agissent à des fins de consolidation des régimes autoritaires. Ainsi, l’Organisation de coopération de Shanghai, fondée par la Chine en 2001, offre une assistance économique sous la forme de prêts à ses membres, l’ASEAN (Association des nations de l’Asie du Sud-Est) un soutien à l’autoritarisme. Ces organisations régionales œuvrent à sortir leurs membres de l’isolement qui est le leur vis-à-vis des nations démocratiques. C’est ainsi que l’ASEAN promut l’engagement constructif avec la Birmanie dans les années 1990, à une époque à laquelle la Birmanie était soumise à un régime de sanctions internationales très strict. Les leaders des pays autoritaires voient dans ces organisations des instruments puissants de soutien économique, militaire et politique. Ces clubs de pays autoritaires légitiment les pratiques autoritaires des pays qui en sont membres et favorisent l’échange de savoirs, pratiques et discours.
Au-delà de ces organisations quasi exclusivement autoritaires, d’autres organisations régionales composées en majorité de régimes autoritaires, comme le mouvement des pays non alignés ou l’Union africaine, ont des rôles plus ambivalents de promotion de la démocratie, toutefois dans le cadre d’une relative tolérance à l’autoritarisme. Cette coopération internationale, davantage qu’une volonté impérialiste de diffuser l’autoritarisme dans le monde, peut être comprise comme une tentative de se protéger contre les efforts de promotion internationale de la démocratie déployés par une poignée de démocraties occidentales.
Au Chili,les commémorations du coup d’État du 11 septembre 1973 ont un goût amer. Un demi-siècle après cette matinée qui a plongé le pays dans une longue dictature néolibérale, une crise est en cours. Le président à la tête du pays, Gabriel Boric, prétend s’inscrire dans les pas de Salvador Allende, assassiné il y a cinquante ans. Pourtant, son action s’inscrit par bien des manières aux antipodes de l’ancien leader socialiste. Ayant renoncé à une confrontation avec les élites chiliennes, Boric s’aligne parfois sur elles – notamment sur les questions de politique étrangère. Dans un Chili plus fracturé que jamais, où les plaies mémorielles du coup d’État demeurent brûlantes, la rupture avec le système économique hérité de la dictature reste à entreprendre.
Le 11 septembre 1973, un coup d’État militaire renverse le gouvernement de l’Unité populaire. Salvador Allende, premier président socialiste du Chili, est assassiné. Son mandat (novembre 1970 – septembre 1973) fut l’occasion d’une expérience révolutionnaire unique.
11 septembre 1973 : le putsch qui achève l’expérience révolutionnaire
Dès son élection, il est soumis aux manœuvres de déstabilisation des secteurs élitaires du Chili, appuyés par les États-Unis. L’asphyxie de l’économie est organisée dans le secteur minier et routier, téléguidée par la CIA, tandis qu’une propagande médiatique joue sur l’anticommunisme ambiant pour fragiliser le gouvernement. Plusieurs groupes d’extrême-droite organisent des attentats terroristes pour détériorer les infrastructures ou s’en prendre à des représentants de l’Unité populaire – le chef de l’État-major chilien René Schneider est notamment assassiné. Pour le remplacer, sont nommés à ce poste Carlos Prats González, puis un certain Augusto Pinochet…
Alors que la menace d’une sédition militaire se confirme, Allende et ses ministres refusent jusqu’au bout d’armer leurs partisans. C’est finalement le matin du 11 septembre 1973 que l’expérience chilienne prend fin. Un assaut organisé par le général Augusto Pinochet sur le palais présidentiel de la Moneda renverse le gouvernement et coûte la vie à Salvador Allende – après une ultime élocution destinée à rester dans les mémoires.
Les espoirs d’une transition démocratique en-dehors du cadre défini par le régime s’évanouissent. C’est à l’initiative de Pinochet qu’un référendum est organisé portant sur la prolongation de sa fonction à la tête du pays.
La dictature qui s’instaure règne par les méthodes les plus sanglantes. Plus de 45.000 personnes sont détenues dans les semaines suivant le putsch, tandis que 200.000 fuient le Chili entre 1973 et 1988. L’intention des putschistes soutenus par Washington se précise : établir un projet contre-révolutionnaire de long terme et éradiquer toute forme d’opposition.
Institutionnaliser le néolibéralisme, au-delà de la dictature
La dictature transforme le Chili en laboratoire des politiques néolibérales. La « thérapie de choc » appliquée par Pinochet sur les conseils d’une myriade d’économistes américains – dont Milton Friedman – bouleverse les structures socio-économiques du Chili.
Les organisations de la classe ouvrière chilienne sont méthodiquement démembrées, de façon à briser leur pouvoir d’action sur les modes de production. Les implications économiques de cette transition libérale sont éloquentes : alors que 25 % de la population chilienne vivait sous le seuil de pauvreté en 1970, ce chiffre grimpe à 45 % en 19911.
Le régime tient par la répression, mais aussi par une propagande de masse via la télévision – qui se généralise jusque dans les foyers chiliens les plus éloignés des préoccupations politiques. En 1980, l’instauration de la nouvelle Constitution rédigée par Jaime Guzmán parachève d’imposer la logique néolibérale dans le cœur du pays.
L’extrême difficulté à organiser des mobilisations sociales a pour effet de renforcer le rôle des partis politiques, autorisés ou non, notamment à gauche et dans l’opposition. Après les échecs consécutifs des tentatives de faire vaciller le pouvoir, les espoirs de voir une transition démocratique en-dehors du cadre défini par le régime s’évanouissent. C’est à l’initiative de Pinochet qu’un référendum est organisé portant sur la prolongation de sa fonction à la tête du pays. La victoire du « non » laisse place à une transition démocratique négociée entre la dictature et les partis politiques, qui pérennisent les institutions du système.
Les promesses de la transition démocratique sont rapidement déçues. Si l’obstacle de la répression militaire n’est plus, la transition a intégré les mécanismes qui maintiennent l’État captif des intérêts financiers. Au sortir de la dictature, le système chilien porte donc ainsi déjà en lui les ingrédients de la crise politique qu’il traverse aujourd’hui.
Commémorations officielles et lectures réactionnaires du coup d’État
L’organisation des commémorations des cinquante ans du coup d’État en ce 11 septembre 2023 a fait l’objet d’un intense débat – signe qu’il s’agit plus d’une plaie béante que d’une cicatrice. Outre les 40.000 victimes de torture, la dictature a laissé derrière elle plus de 2.300 morts et l’ombre de 1.102 personnes toujours portées disparues à ce jour2.
Pour autant, il n’y a pas de consensus sur la lecture du coup d’État. Si la dictature est condamnée – parfois timidement – par la droite, cette réprobation est systématiquement associée à un discours qui pointe la responsabilité le gouvernement de Salvador Allende. Celui-ci aurait semé un chaos dont le putsch était une issue logique. Cette stratégie discursive est amplement répandue dans tout un pan du personnel politique, et largement admise dans les médias de masse.
Cinquante ans plus tard, victimes et tortionnaires devraient donc partager un récit commun. Cette absence de consensus mémoriel rend possible la réhabilitation de la dictature par l’extrême-droite, qui s’affirme volontiers « pinochetiste ».
La présidence Boric permet bien l’émergence d’un discours officiel qui reconnaît la responsabilité de l’État chilien dans les crimes commis durant une décennie et demi. L’exécutif a mis en place un programme baptisé « cinquante ans du coup d’État : la démocratie, c’est la mémoire et le futur ». Cette série d’événements a débuté par la présentation du Plan national de recherche, de vérité et de justice qui ambitionne d’éclaircir les circonstances d’assassinat ou de disparition des opposants politiques.
Pour autant, en mettant sur le même plan « la mémoire et le futur », Boric ambitionne d’initier un apaisement et vise l’écriture d’un récit que beaucoup à gauche jugent consensuel quant au bilan de la dictature. Une volonté difficilement tenable alors qu’une multitude de mémoires dissonantes fractionnent le pays… C’est ce qu’a souligné la Declaración del 11, une initiative de l’exécutif qui a invité toutes les forces politiques a signer le 11 septembre une déclaration transpartisane en quatre points pour la défense de la démocratie.
Les partis de droite ont réagi en annonçant signer leur propre déclaration, parvenant ainsi a isoler une fois de plus le gouvernement tout en maintenant intactes les fractures historiques. En dernière instance, Gabriel Boric aura malgré tout remporté son pari, l’ensemble des anciens présidents ayant confirmé leur présence à l’événement.
Estallido, Constituante, Boric : un espoir mais…
Depuis 2019, le Chili est plongé dans une certaine incertitude politique. Après l’annonce de l’augmentation du prix du ticket de métro – une étincelle sur un brasier social qui couvait de longue date – une incroyable mobilisation sociale a lieu. Cet estallido social rebat les cartes : le Président d’alors, le néolibéral Sebastian Piñera, doit concéder le lancement d’une réforme de la Constitution à travers une assemblée constituante puis l’organisation d’un référendum. En 2021, l’arrivée au pouvoir de Gabriel Boric en 2021, élu notamment grâce au rejet de son adversaire José Antonio Kast, un nostalgique de la dictature. Ces deux événements semblent alors tourner enfin la page de l’ère Pinochet. Du moins en apparence.
Alors que le retour à la démocratie avait été marqué par le bipartisme entre les forces de la concertación/ Nueva Mayoria (Parti Socialiste, Parti pour la démocratie PPD, Parti radical, Parti Démocrate-Chrétien) et celle de la droite traditionnelle, la mobilisation a changé la donne et permis à une nouvelle génération, principalement issue des luttes étudiantes des années 2010, de conquérir l’appareil d’État. Gabriel Boric en est le produit. Depuis plus d’un an, cette nouvelle génération est confrontée à la réalité du pouvoir, avec la promesse difficile « d’en finir avec le néolibéralisme là où il est né », d’après les mots de Boric.
Avec un agenda législatif modéré et une ligne totalement à contre-courant sur les questions internationales avec ses partenaires latino-américains, Gabriel Boric cherche à éviter la confrontation.
Pire encore, le Parti républicain de José Antonio Kast, situé à l’extrême-droite de l’échiquier politique, s’est placé premier à ces élections constituantes et représente près de la moitié de cette nouvelle assemblée. Voilà ainsi plusieurs mois que la droite et surtout l’extrême-droite, héritières du « pinochetisme », sont dans une dynamique électorale qui semble définitivement refermer la parenthèse de rupture initiée avec l’estallido social. La droite et l’extrême-droite, dans un contexte de vote obligatoire, obtiennent en cumulé un score inégalé de l’histoire politique du Chili avec plus de 5 millions de voix, laissant perplexe quant à l’avenir politique du pays.
Gabriel Boric présente le Plan national de recherche, de vérité et de justice le 30 août 2023 à Santiago.
Éviter la confrontation avec les élites
Ce contexte interroge la stratégie adoptée par le gouvernement et sa coalition politique, Apruebo Dignidad2. Depuis l’annonce de son dispositif gouvernemental, Gabriel Boric a assumé une ligne politique modérée, espérant s’épargner une confrontation directe avec les élites chiliennes. Cette ligne s’observe dans la composition de l’appareil gouvernemental, un agenda législatif très modéré – malgré une situation sociale incandescente – et une ligne totalement à contre-courant sur les questions internationales avec ses partenaires latino-américains. Boric s’oppose en particulier au positionnement non-aligné du président Lula sur le conflit ukrainien et à sa volonté d’inclure le Venezuela comme un allié politique dans l’intégration régionale.
La première démonstration de cette orientation politique s’est observée dans la formation de son gouvernement où des personnalités de l’ex-concertación ont été intégrées. Il faut rappeler que les forces d’Apruebo Dignidad elles-mêmes ne détiennent pas la majorité à l’Assemblée nationale chilienne : avec seulement 37 députés, les forces de Boric sont loin du seuil des 78 permettant d’obtenir une majorité absolue. Raison pour laquelle le gouvernement de Boric regroupe une large coalition, allant des forces de l’ex-concertacion au Parti communiste chilien, permettant d’afficher un bloc de 66 députés devant manœuvrer pour obtenir une majorité sur les différents débats législatifs.
Avec ce bloc très élargi et fragile, la présidence de Boric a été marquée par de nombreux compromis pour la composition des différents gouvernements, avant et après les échecs électoraux. D’un gouvernement déjà modéré avec une forte représentation de l’ex-concertación, les cinglantes défaites électorales ont conduit Boric dans des remaniements qui ont toujours plus réduit le poids de sa propre camp. De plus, malgré la formation de cette large coalition gouvernementale, les oppositions et polémiques entre les forces plus modérées de l’ex-concertación, et, au delà, contre celles du Président Boric sont autant d’éléments qui ont démontré la fragilité de l’actuelle majorité gouvernementale.
Le référendum sur la proposition de Constitution de 2022 en est une illustration. Si, officiellement, la majorité gouvernementale partait unie à ce scrutin pour porter la voix de l’Apruebo, des figures de l’ex-concertación se sont prononcé en sa défaveur. Ainsi, on retrouve l’ancien président de la démocratie-chrétienne Eduardo Frei, qui a appelé au rechazo (rejet), l’ancien président Ricardo Lagos qui n’a pas donné de consignes, et l’ancienne présidente socialiste Michelle Bachelet, pourtant soutien du gouvernement, qui a appelé à un apruebo (approbation) assez timide les jours précédent le scrutin. Dans le même temps, de nombreuses figures importantes de la démocrate-chrétienne ont appelé à voter rechazo, témoignant les divisions au sein du parti malgré une décision nationale des instances pour l’apruebo.
Aux nouvelles élections constituantes de mai dernier, des forces de l’ex-concertación, avec le Parti pour la démocratie, le Parti radical et la démocratie-chrétienne, ont présenté leur propre liste en-dehors de la majorité gouvernementale pour obtenir 9 % des voix, tandis que la liste de la majorité gouvernementale a obtenu 28,5 % des voix, soit 7 points derrière la liste d’extrême-droite…
Malgré un double jeu évident, aussi bien sur les scrutins électoraux que dans l’action gouvernementale et législative, Boric a confirmé depuis un an sa tendance à se rapprocher de l’ex-concertación et des forces modérées afin de maintenir une forme de consensus au prix d’un isolement toujours plus important de sa famille politique. Après la défaite au référendum sur la constituante de 2022, Izkia Siches, ancienne directrice de campagne de Gabriel Boric, est remplacée au ministère de l’intérieur lors du premier remaniement.
L’option de la « conciliation » avec l’opposition et les élites économiques semble déboucher sur une impasse.
Autre figure encore plus importante, Giorgio Jackson, numéro 2 du Frente Amplio et figure historique des luttes étudiantes de 2011 menée avec l’actuel Président, a démissionné de son poste au Ministère du développement social après avoir été déjà écarté du poste très stratégique de Ministre-secrétaire de la Présidence. Cette ultime démission a eu lieu le 11 août dernier après des accusations diverses de corruption lorsqu’il était en poste au sein du ministère du développement social. L’extrême-droite, relayée dans la presse, a fait pression sur le ministre pour obtenir sa destitution, qui s’est finalement soldé par la démission de celui-ci. La démission de Jackson, comme les défaites successives du gouvernement aux deux derniers scrutins sur les processus constitutionnels, témoigne aussi du rôle fondamental des médias dans la diabolisation de Boric et finalement l’opposition à toutes alternatives au Chili.
Enfin, il faut souligner le rôle fondamental que jouent les médias dominants dans l’accroissement des tensions entre l’opposition et le gouvernement, visant à conduire celui-ci à une modération croissante. Surmédiatisation des questions d’insécurité et d’immigration, traitement médiatique à sens unique des révoltes indigènes dans le sud et nombreuses fake news relayées sur le projet de constitution de 2022 : sur de nombreux sujets, les médias de masse s’alignent sur l’oligarchie chilienne.
Ainsi, l’option de la « conciliation » avec l’opposition et les élites économiques semble déboucher sur une impasse. Pire encore : elle conduit au renforcement du bloc conservateur, qui apparaît désormais comme la seule alternative crédible aux yeux des forces centristes et modérées. Les difficultés auxquelles sont confrontées Boric sont les mêmes que celles de Salvador Allende : obstruction des médias, de l’opposition au parlement, des grandes puissances économiques. Leurs façons d’y répondre diffèrent en revanche radicalement.
Cette première année d’expérience de Boric constitue une leçon quant à l’inéluctabilité d’une confrontation avec les élites économiques dans la perspective d’un agenda de transformation. Elle remet en question la perspective des alliances opportunistes avec des forces plus modérées, dont le revirement se fait sentir au premier souffle. Dans un contexte où de nombreuses forces de gauche latino-américaines, mais aussi européennes, adoptent un recentrage politique, les leçons du Chili – que l’on parle du 11 septembre 1973 ou de l’année 2023 – possèdent une actualité brûlante.
Notes :
1 P. Guillaudat et P. Mouterde, Les mouvements sociaux au Chili, 1973-1993. Paris, L’Harmattan, 1995, 304 p.
2 Coalition du Frente Amplio, regroupement de plusieurs partis politiques, et du Parti Communiste Chilien.
La Cour Constitutionnelle thaïlandaise a blanchi le général putschiste Chan-o-Cha le 2 décembre dernier, lui permettant de conserver son poste de Premier Ministre. Des milliers de manifestants demandent son départ depuis le milieu de l’été, répondant à l’appel de leaders étudiants. Légitimé par les élections de 2019 qui lui ont permis de se maintenir au pouvoir, Chan-o-Cha a organisé une répression féroce dans le pays avec la complicité de la monarchie. C’est tout ce système de collusion entre élites (ce que les Thaïlandais appellent l’Ammatayathipatai) que les manifestants thaïlandais entendent aujourd’hui mettre à bas.
[Pour une mise en contexte la situation politique en Thaïlande, lire sur LVSL, du même auteur : « Une nouvelle victoire de la junte militaire libérale »]
Une remise à plat du système politique
Les manifestants, mobilisés malgré la forte répression[1]qui a franchi un nouveau seuil récemment avec l’utilisation de balles réelles faisant six blessés, réclament en effet un changement profond du système politique thaïlandais. L’instrumentalisation de la crise sanitaire, utilisée pour justifier l’interdiction des rassemblements malgré le faible nombre de cas recensés a participé à accroître la défiance envers le régime de Chan-o-Cha. Par ailleurs, à deux occasions en 20 ans, le pouvoir issu des élections a été confisqué par l’armée avec l’approbation du pouvoir royal. En 2006 et en 2014, l’arrivée à la tête de l’État de l’opposition – le frère puis la sœur Shinawatra – s’est soldé par un coup d’État et la reprise en main du gouvernement par les forces militaires.
Les hautes sphères de la société thaïlandaise, on le voit, s’arrogent donc le droit de se substituer au scrutin populaire si celui-ci ne sert pas ses intérêts, ceux d’une classe libérale urbaine et bourgeoise. Depuis la nouvelle constitution de 2016, les pouvoirs du roi – qui passe pourtant le plus clair de son temps en Bavière sans se soucier de son pays – ont été considérablement étendus tout comme ceux du Sénat. Les 250 membres de cette assemblée sont tous choisis par l’armée.
Manifestants exigeant la libération d’un leader du mouvement près de Bangkok, Thailand, 10 août 2020. REUTERS/Jorge Silva
Les trois principales demandes exprimées le 18 juin et plébiscitées par les manifestants ont donc logiquement été l’écriture d’une nouvelle constitution, la dissolution du Parlement et la fin de la répression des opposants. Cette dernière revendication intervient dans le contexte de l’état d’urgence – prorogé pour la 8ème fois jusqu’au 15 janvier– sous prétexte de lutter contre l’épidémie de COVID-19. Les dispositions les plus polémiques de cet état d’exception sont principalement l’interdiction de se rassembler en public mais aussi l’interdiction des « médias qui pourraient effrayer la population ou déformer la réalité »[2]. Enfin, les étudiants ont réclamé plus tardivement une réforme de la monarchie, jusqu’à ce que cela devienne la cause centrale des mobilisations ces dernières semaines.
Ce dernier point interpelle. La société thaïlandaise fait en effet partie des plus traditionnelles d’Asie, et la légitimité de la monarchie n’y est que peu remise en cause. Les manifestants désirent ainsi revenir sur l’extension des pouvoirs du roi actée en 2016. Si les manifestations sont soutenues par les classes rurales, ouvrières et les dirigeants syndicaux thaïlandais, les images des manifestations ont surtout montré que c’était la jeunesse urbaine qui se mobilisait fortement. La fracture sociologique avec les manifestations de 2014 est évidente; celles-ci étaient surtout composées de ruraux ou de « paysans urbains » [3]: « ces migrants de l’intérieur qui occupent des emplois non qualifiés dans la région de Bangkok tout en maintenant des liens forts avec leur village d’origine ». La sociologie de la contestation thaïlandaise a donc évolué pour toucher des couches différentes de la population, plus jeune et plus urbaine, aidée en cela par les technologies numériques. Le mouvement n’a pas de dirigeant défini si ce n’est un groupe d’étudiants à l’origine des trois demandes du 18 juin appelé « Free Youth ».
La proximité chinoise, obstacle à de nouveaux développements politiques
La Thaïlande a une longue histoire récente de contestations comme en témoignent les affrontements entre partisans et opposants au coup d’État de 2006. Cependant, le gouvernement ne semble pas prêt à céder et les manifestations sont jusqu’ici restées sans écho. Les arrestations arbitraires sont légion comme celle d’Anon Nampa, avocat, ou Jutatip Sirikhan, leader étudiante, le 2 septembre. L’instrumentalisation de la justice est également dénoncée, qualifiée de « harcèlement judiciaire » par les manifestants. Les revendications les plus récentes des manifestants se sont notamment axées sur l’article 112 de la Constitution qui punit les crimes de “lèse-majesté”. Cet article a été massivement utilisé pour emprisonner les leaders de la révolte. L’intransigeance du pouvoir est renforcée par ses liens avec le régime chinois.
La Chine a en effet des intérêts économiques et politiques dans la région et la junte militaire thaïlandaise semble bien décidée à s’aligner sur l’agenda de Xi Jinping. De nombreux observateurs comme Arnaud Dubus[4], ancien correspondant de Libération à Bangkok, ont noté que le coup d’Etat de 2014 a signé un rapprochement fondamental entre les deux nations. D’un point de vue économique d’une part, le gigantesque projet de la Belt and Road Initiative (BRI) – les « Nouvelles Routes de la Soie » – pourrait en effet être contrarié par une alternance politique.
Cela s’était produit en 2018 quand le nouveau premier ministre de Malaisie Mahatir Muahamad avait bloqué des investissements liés à la BRI et dénoncé une forme de néocolonialisme chinois. En 2017, la construction de la ligne de chemin de fer transnationale voulue par la Chine et traversant la Thaïlande a été mise en place au forceps par la junte. Beaucoup ont en effet vu un traitement de faveur dans l’absence d’appel d’offres menant à l’attribution du projet à une entreprise d’État chinoise et l’impossibilité d’examen du projet par l’organe habituellement compétent. Arnaud Dubus note également que « Plusieurs économistes ont souligné que la Thaïlande n’avait pas grand-chose à gagner économiquement dans ce projet (à propos d’un autre projet d’aménagement chinois en Thaïlande, NDLR) […] Là encore, la junte semble vouloir gagner les faveurs de Pékin, même si les bénéfices pour la Thaïlande sont limités »[4].
Le volet militaire a également soudé la coopération avec la Thaïlande avec l’achat de nombreux engins et des entraînements communs des deux armées. L’achat récent par la Thaïlande de deux sous-marins à la Chine sur fond de pandémie – et donc de resserrement budgétaire – a également suscité la colère de la population. Le rapprochement entre les deux pays permet ainsi à la junte de se légitimer au niveau régional en commerçant avec le géant chinois et à ce dernier de mener à bien ses projets sans être empêché. La Chine est en effet le premier partenaire commercial et le premier investisseur en Thaïlande, ce qui fait de l’alignement une position stratégique pour elle. Le rapprochement a de plus été facilité par le rejet occidental de la Thaïlande au moment du coup d’État militaire, là où la Chine n’accorde pas autant d’importance aux respects de principes démocratiques. Sur le plan géopolitique enfin, les deux chefs de gouvernement se sont montrés de plus en plus proche, Xi Jinping disant même lors d’un entretien téléphonique avec Chan-o-Cha que la Chine et la Thaïlande étaient « aussi proches que les membres d’une même famille »[5].
Il semble donc complexe d’envisager aujourd’hui l’élaboration d’un nouveau pacte politique en Thaïlande. Le contrôle de l’appareil d’État par les militaires – placés à des postes stratégiques depuis le coup d’État de 2014 – ainsi que la proximité chinoise soucieuse de préserver un gouvernement qui lui est très favorable semblent bloquer, à court terme, toute perspective de reconquête des libertés publiques.
Le cas thaïlandais n’est pas isolé dans la région. La progression des intérêts économiques de la Chine s’observe également au Laos ou au Cambodge. Cette domination est assumée à demi-mot par le pouvoir chinois qui expliquait vouloir créer une « communauté de destins » par le biais de la Belt and Road Initiative.
[Lire sur LVSL les articles de notre dossier « Comment la Chine change le monde »]
[4]La dérive chinoise de la Thaïlande des généraux, A. Dubus, MONDE CHINOIS, NOUVELLE ASIE — Numéro spécial : « La Chine et l’Asie du Sud-Est. Vers un nouvel ordre régional ? » — N°54-55, 2018
La réforme constitutionnelle engagée suite au mouvement social d’octobre 2019 semblait ouvrir de nouvelles perspectives à la démocratie politique et sociale chilienne. La crise sanitaire est venue en interrompre la dynamique et a eu un double effet révélateur. Du côté du pouvoir, elle a mis au jour l’aspiration du gouvernement Piñera à renouer avec certains aspects de l’époque pinochetiste. La nomination au poste de ministre de l’intérieur de Victor Perez a en particulier été critiquée par l’opposition ; maire de Los Ángeles sous la dictature de Pinochet, Victor Perez est accusé d’avoir joué un rôle plus que trouble à l’égard de la tristement célèbre Colonia Dignidad, la secte fondée par le nazi Paul Schäfer en 1961. Du côté de l’opinion publique, la crise sanitaire a fait naître un sentiment d’urgence à faire émerger une transition démocratique qui n’a été jusqu’à présent qu’un trompe-l’œil.
Le 20 août dernier, les carabineros [institution militaro-policière dépendant du Ministère de l’intérieur depuis 2011 ndlr] ont finalement renoncé à renommer l’Académie de formation de la police chilienne du nom de l’un des leurs, le général Oelckers, ancien dirigeant des carabineros et membre de la junte militaire sous la dictature d’Augusto Pinochet. Si la controverse autour de ce changement de nom, perçu comme une provocation, a conduit à son abandon, plusieurs personnalités en uniforme directement impliquées dans les atteintes aux droits de l’homme sous la dictature continuent à être célébrées de diverses manières au Chili.
La statue de l’amiral José Toribio Merino, l’un des artisans du coup d’État de 1973, puis membre influent de la junte militaire, continue ainsi de trôner dans le musée maritime de Valparaíso. Une section de la bibliothèque de l’Armée ou encore l’ancienne villa du quartier El Bosque de Santiago portent de même toujours le nom du dictateur Pinochet et de nombreuses autres rues et places continuent à honorer des hauts gradés de cette période sombre de l’histoire du Chili.
Ces marques d’attachement à la fois institutionnel et populaire étonnent dans un pays où la période de la dictature au Chili entre 1973 et 1990 a été vécue comme un long cauchemar. De nombreux observateurs restent surpris que la population chilienne n’ait pas agi pour se débarrasser de ces marques du passé au fil des années ayant suivi la fin de la dictature, d’abord après le départ de Pinochet en 1990 puis après son arrestation en 1998 et enfin après les procès du régime des années 2000 ou encore à la mort de Pinochet.
Dans ce contexte, la décision de la Cour d’appel de Santiago de libérer depuis le début de la crise sanitaire dix-neuf haut-dignitaires et anciens membres de la DINA – police secrète chilienne sous l’ère Pinochet – condamnés pour crimes contre l’humanité sous l’ère Pinochet, fait craindre un retour de balancier
2019 a pourtant semblé marquer une rupture. Lors des manifestations monstres et violemment réprimées qui ont démarré en octobre et se sont continuées début 2020, les manifestants, réunis autour de la contestation d’un modèle socio-économique où l’accès à la santé et à l’éducation relèvent encore presque uniquement du secteur privé, ont arraché et dégradé des plaques commémoratives célébrant l’ère Pinochet. Telles que celle célébrant Manuel Contrera, l’ancien directeur de la DINA, la police secrète du régime, condamné à plus de 500 ans de prison pour crimes contre l’humanité pendant la dictature.
Mobilisés initialement contre l’augmentation de 30 pesos du prix du ticket de métro, les manifestants ont ainsi fait évoluer leur slogan. « Pas contre 30 pesos mais contre 30 ans » ont-ils crié pour dénoncer une transition démocratique non aboutie depuis la chute de la dictature en 1990, devant des militaires autorisés, en vertu de l’état d’urgence invoqué pour la première fois depuis la fin de la dictature en 1990, à maintenir l’ordre dans la rue.
La traduction institutionnelle résultant du mouvement de contestation sociale est la nouvelle constitution, discutée fin 2019, qui doit remplacer celle de Pinochet régissant le pays depuis 1980. Ce nouveau texte qui entend répondre aux nouvelles aspirations économiques et sociales du peuple chilien devait être soumis à référendum en avril 2020 avant que le Covid-19 et le tour de vis conservateur du gouvernement depuis le printemps 2020 viennent en retarder la tenue, est aujourd’hui repoussé en octobre 2020.
Alors que la réforme constitutionnelle engagée suite au mouvement social semblait ouvrir de nouvelles perspectives à la démocratie politique et sociale chilienne, la crise sanitaire qui est venue en interrompre la dynamique au printemps 2020 a eu un double effet révélateur.
Du côté du pouvoir, elle a mis au jour l’aspiration du gouvernement Piñera à freiner la réforme constitutionnelle ; les clins d’œil du président à la fraction la plus « pinochetiste » de son électorat ne sont pas passés inaperçus. La tentative avortée de rebaptiser l’école de formation des carabiniers n’a pas été un fait isolé. La libération en mars 2020 de 17 dignitaires du régime reconnus coupables de crimes contre l’humanité ou encore la nomination début août 2020 comme ministre de l’intérieur d’un homme politique associé à l’ère Pinochet, Victor Perez, en sont pour certains des illustrations incontestables.
C’est ce qu’avancent plusieurs défenseurs des droits de l’homme ainsi que les forces de gauche chiliennes qui ne pardonnent pas à cet ancien maire de la ville de Los Ángeles ses compromissions et son soutien au régime Pinochet et ses proches. À l’âge de 27 ans, Victor Perez a en effet été nommé maire de Los Ángeles par le gouvernement militaire d’Augusto Pinochet, un poste qu’il a occupéentre 1981 et 1987. En tant que fonctionnaire de la dictature militaire, il lui est reproché, notamment dans le Rapport de la Commission nationale Vérité et Réconciliation (Rapport Rettig) publié en 1991 d’avoir cautionné les violations des droits de l’homme commises dans sa ville.
Selon les associations de familles de victimes et de disparus de la dictature dans la Région de Maule, Perez aurait également eu des liens avec la Colonia Dignitad, la communauté sectaire fondée au sud de Santiago du Chili par l’ancien militaire nazi Paul Schäfer. Fondée en 1961, la colonie était présentée comme une société caritative offrant gratuitement des soins et un cadre de vie pour des enfants pauvres, orphelins, notamment issus de provinces ayant été touchées par les tremblements de terre de l’année 1960 dans le Sud du pays. Ses membres vivaient en autarcie complète, forcés au travail et à la reproduction d’enfants que les mères étaient forcées d’abandonner à la naissance. Il est également reproché au ministre de l’intérieur d’avoir été très proche du cercle d’amis et de protection de la Colonie, tristement connue pour avoir mis ses locaux à la disposition de la DINA qui en a fait un centre de détention, de torture et d’élimination d’opposants politiques sous la dictature militaire dans le cadre de l’opération « Condor ».
Lorsqu’en 1995 a eu lieu une enquête quatre ans après l’annulation de la personnalité juridique de la secte, Victor Perez a fait partie du petit nombre de trois dissidents s’étant opposés à une investigation ayant prouvé une violation des droits de l’homme non pas du temps de la dictature, mais encore en vigueur dans la Colonie. Il fut par exemple reproché à la secte de ne pas répertorier les naissances et les décès en son sein, ainsi qu’un non-respect de la loi chilienne quant à l’enseignement obligatoire.
L’opinion publique, réagissant à l’instrumentalisation de la crise sanitaire comme un retour débridé au pinochetisme, a brutalement pris conscience que la transition démocratique depuis trente ans pourrait n’avoir été qu’un trompe-l’œil.
L’espoir des manifestants de parvenir à un dialogue avec les forces au pouvoir a été contrarié par l’effet miroir des propos du président Piñera le 21 octobre 2019, soit trois jours à peine après le début des rassemblements. Nombreux sont ceux qui au Chili, en entendant leur président indiquer « Nous sommes en guerre contre un ennemi puissant, implacable, qui ne respecte rien ni personne et qui est prêt à faire usage de la violence et de la délinquance sans aucune limite » n’ont en effet pu s’empêcher de rapprocher ces propos de ceux d’un Pinochet parlant d’un « état de guerre entre le marxisme et la démocratie » en 1986, à la suite de la tentative d’attentat échoué de Melocotón où des militants du Front patriotique Manuel Rodriguez avaient tenté de porter atteinte au dictateur dans un contexte de grèves ébauchant un soulèvement général contre le régime.
La pandémie du Covid-19 a en outre été au Chili un révélateur puissant de la crise sociale qui traverse le pays en plaçant sous une lumière crue les insuffisances et les inégalités du système de santé, le surendettement lié au crédit à la consommation des ménages, ainsi que la précarité du logement dans un pays que le président conservateur Sebastian Piñera n’hésitait pourtant pas, quelques jours seulement avant que n’explose la révolte sociale, à qualifier d’« oasis ».
Dans ce contexte, la décision de la Cour d’appel de Santiago de libérer depuis le début de la crise sanitaire dix-neuf haut-dignitaires et anciens membres de la DINA, condamnés pour crimes contre l’humanité sous l’ère Pinochet, fait craindre un retour de balancier alors que, dans le même temps, les tribunaux ont refusé de relâcher les manifestants arrêtés lors des manifestations de l’automne et de l’hiver 2019. Des manifestants et leurs soutiens qui ne peuvent que dénoncer la différence de traitement matérialisée par la décision de libérer le 31 juillet 2020 les anciens tortionnaires Raúl Rojas Nieto et Víctor Mattig Guzman dont l’emprisonnement n’était pourtant intervenu respectivement qu’en 2017 et 2018.
Au moment où la pandémie du Covid-19 a fait cesser les affrontements violents (avec un confinement commencé le 9 mars), l’Institut national des droits humains (INDH) chilien faisait état au 19 mars dernier de 32 morts, 617 cas de torture de détenus et 257 agressions sexuelles (dont 112 sur mineures) commis par les forces de l’ordre, ainsi qu’un record mondial de blessures oculaires occasionnées, avec 460 cas recensés.
De même, alors que le Haut-Commissariat aux droits de l’Homme des Nations unies et la Commission interaméricaine des droits de l’homme ont dénoncé les arrestations de masse et le maintien en détention de manifestants sans jugement depuis maintenant plus de 9 ou 10 mois (selon les sources gouvernementales 3274 personnes ont fait, en lien avec les évènements, l’objet de poursuites et un peu moins de 300 personnes étaient fin août toujours en détention préventive en l’attente d’un procès), la situation des nombreux jeunes et étudiants entassés dans les prisons, avant tout procès, dans des conditions d’hygiène et de proximité déplorables inquiète dans le contexte de la pandémie de Covid-19.
Alejandro, lycéen de 19 ans, est l’un d’entre eux. Accusé d’avoir incendié le bâtiment de l’université Pedro de Valdivia le 8 novembre alors que la révolte prenait de l’ampleur dans les rues de Santiago, le lycéen dément toute implication. Sa sœur, Nicole, insiste sur « l’illégalité des preuves retenues pour l’inculper, fondées sur les seules déclarations d’un policier en civil ». Alors que sa famille a rassemblé des preuves montrant qu’il ne se trouvait pas à l’endroit où l’incendie a été déclaré, et réalisé une expertise démentant la présence d’hydrocarbure sur ses mains, il n’a jusqu’à aujourd’hui pu bénéficier d’un jugement, la procédure ayant été gelée au moment de la pandémie (sans droit de visite pour la famille). Son procès aura lieu le 1er septembre 2020 soit près de 10 mois après les faits reprochés et son emprisonnement.
Dans un communiqué de presse du 24 août, plusieurs collectifs internationaux de soutien aux prisonniers politiques chiliens ont ainsi dénoncé les quelques 300 détenus (286 selon le gouvernement) encore en détention préventive et le fait que « de nombreux jeunes, parmi les 2 500 personnes accusées d’avoir violé les lois de sécurité lors des manifestations de la fin 2019, attendent avec anxiété leurs procès respectifs. Les accusations fondées sur des machinations policières et sur des fausses preuves, rappellent que la justice chilienne est soumise, pour l’essentiel, aux objectifs politiques de l’exécutif ».
L’opinion publique, réagissant à l’instrumentalisation de la crise sanitaire comme un retour débridé au pinochetisme, a brutalement pris conscience que la transition démocratique depuis trente ans pourrait n’avoir été qu’un trompe-l’œil.
Le référendum sur la nouvelle constitution, initialement prévu en avril et maintenant décalé à octobre 2020 sera donc un moment de vérité pour le Chili.
Jair Bolsonaro a cultivé pendant sa campagne la nostalgie qu’éprouve encore une partie des Brésiliens pour les deux dictatures militaires qu’a connues leur pays. Le nouveau président a en effet multiplié les déclarations ouvertement favorables à ces périodes de l’histoire brésilienne. Au XXème siècle, le Brésil a vécu durant trente-quatre ans sous le joug de deux régimes dictatoriaux : le régime à parti unique de Getulio Vargas de 1930 à 1945 (l’Estado Novo) puis celui de la junte militaire initiée par le coup d’Etat de Castelo Branco, de 1964 à 1985. La dictature de Vargas, à caractère corporatiste, protectionniste et nationaliste, diffère assez largement de celle de la junte: libérale et pro-américaine, cette dernière s’est singularisée par sa politique économique et sociale, dictée par le FMI et favorable aux grandes multinationales. Sans surprises, le souvenir du second régime est davantage mobilisé par Bolsonaro. Préfigurerait-il la politique qu’il se prépare à mettre en place ?
L’Estado Novo, en toile de fond.
Notre plongée dans les méandres dictatoriaux du Brésil débute en 1930. Une révolution menée par Gétulio Vargas, alors gouverneur de l’Etat de Rio Grande do Sul, met fin à la Republica Velha (« La Vieille République ») et instaure un régime dictatorial. Les griefs contre cette première République étaient nombreux. Parmi eux, la pratique du « colonelisme » qui s’était mise en place au fil des années du fait de la forme fédérale de l’Etat, et qui consistait à déléguer aux oligarques locaux des pouvoirs considérables. Les collusions de ceux-ci avec les exploitants de café – principalement installés à São Paulo – ou de lait étaient flagrantes. Ces deux secteurs étaient alors tellement importants que l’on disait de la politique brésilienne que c’était une politique du café com leite (café au lait), puisque les gérants faisaient la pluie et le beau temps dans la vie politique du pays. La corruption n’est pas un phénomène neuf dans la vie politique brésilienne !
Getulio Vargas.
Lors de son arrivée au pouvoir, Vargas choisit de répondre à cette situation par la mise sous tutelle des États fédérés. Il place à leur tête des interventores (administrateurs) chargés de nommer les autorités au sein des Etats. Au début des années 1930, suite au krach de 1929, le pays se trouve dans une profonde crise économique. La production est en forte baisse : elle perd 4% en 1930 et 5% en 1931; le gouvernement manque de moyens car les réserves d’or ont fondu comme neige au soleil. Pour ne rien arranger à cet état de fait, l’agriculture connaît une situation catastrophique, le pays ne peut plus exporter. Enfin, la monnaie de l’époque, le cruzeiro, est dévalué de 40% et l’Etat brésilien suspend le remboursement de sa dette. Vargas entreprend de résoudre ces problèmes par des mesures travaillistes, protectionnistes et corporatistes. Il s’inspire de la doctrine sociale du Pape Léon XIII qui promeut une collaboration des classes sociales, basée sur un idéal de charité de la part des patrons et de modération de la part des travailleurs. C’est ainsi que sont mises en place sous la bannière de l’Estado Novo des mesures telles que la journée de travail de 8 heures, l’abolition du travail des enfants, la mise en place de congés payés, ou encore le droit de vote des femmes. Ces mesures ont valu à Vargas le surnom de « Père des pauvres ».
Il faut cependant faire remarquer toutes les limites de cette politique sociale. D’une part, elles n’ont concerné qu’une minorité de travailleurs : ceux des villes et qui occupaient des postes réglementés. Les travailleurs informels ne bénéficiaient eux d’aucune protection. D’autre part, les syndicats demeuraient fortement encadrés par l’État, et les mouvements sociaux ont été réprimés avec une grande violence par le gouvernement, Vargas ayant été jusqu’à ordonner la déportation de ses opposants communistes dans les camps de concentration de l’Allemagne nazie. L’éducation était quant à elle réservée à l’Église catholique. Enfin, la Constitution de l’Estado Novo, qui proclamait le droit de vote des femmes, n’a jamais été appliquée: le Parlement brésilien ne s’est pas réuni une seule fois sous le régime de Vargas.
Le régime ne manque pas de traits autoritaires. Son nom, l’Estado Novo, est une reprise du titre officiel de la dictature de Salazar au Portugal, et sa Constitution est dite “polonaise” tant elle rappelle celle du maréchal Pilsudski de 1926. On y retrouve les traits habituels des dictatures catholiques qui pullulent en Europe : parti unique, police politique, suspension des libertés individuelles, culte de la personnalité.
Le nationalisme constitue un autre trait structurant du régime de Vargas. Ce dernier a notamment instrumentalisé le carnaval de Rio et le football pour consolider la « brésilianité » de ses habitants, instauré une « préférence nationale » pour les Brésiliens et favorisé un climat de xénophobie envers les étrangers qu’il désignait comme des « kystes ethniques ». L’ère Vargas n’a pas été pour rien dans l’importance que revêt aujourd’hui le football dans la culture brésilienne, la dictature subventionnant massivement les clubs en échange de la loyauté politique des joueurs. L’écho considérable qu’a rencontré l’appel à voter Bolsonaro de la part de joueurs comme Ronaldinho ou Kaka est, au moins en partie, un héritage de la dictature de Vargas.
Une affiche de propagande de l’Estado Novo de 1940
L’Estado Novo connaît son épilogue en 1945, lorsque Gétulio Vargas est déposé par l’armée avec l’aide des Etats-Unis. On le soupçonne alors d’être devenu pro-communiste à cause de son rapprochement avec Moscou à la fin de la guerre…
L’héritage de Vargas est perçu comme ambivalent et contradictoire. Le volet social de sa politique mène parfois à l’amnésie concernant les aspects répressifs de son régime. Pour nombre de Brésiliens, Vargas est d’abord connu pour sa fin tragique – un suicide – et pour le « testament » qu’il a rédigé à la veille de sa mort.« Le Père des pauvres » s’y dépeint en protecteur héroïque de la nation brésilienne, acculé par les puissances étrangères à mettre fin à ses jours : « Je me suis battu contre le pillage du Brésil. Je me suis battu contre le pillage du peuple. Je me suis battu avec la poitrine ouverte. La haine, l’infamie, les calomnies ne m’ont pas submergé. »
On comprend donc que les références faites à l’Estado Novo pendant la campagne de Jair Bolsonaro aient été discrètes – l’hommage à la dictature corporatiste et interventionniste jurait avec le caractère néolibéral du programme de Bolsonaro. De Vargas, Bolsonaro retenait surtout la nécessité d’un leadership fort et personnalisé garant de la stabilité sociale, d’une pratique éthique de la politique teintée de catholicisme, et d’un encadrement des mouvements sociaux et syndicaux. C’est à la junte militaire brésilienne (1964-1985) que va la préférence du nouveau président brésilien.
Le spectre de 1964.
La prise de parole la plus célèbre de Bolsonaro à ce sujet s’est produite lors du vote de l’impeachment de la présidente Dilma Rousseff en 2016. Au micro de la Chambre, il rend un hommage public au colonel Carlos Alberto Brilhante Ustra, premier militaire à être reconnu coupable de torture pendant la dictature.
Cette dictature militaire est inaugurée par un coup d’Etat des généraux brésiliens perpétré à l’encontre du président João Goulart, le 31 mars 1964. Bien que n’étant pas un radical, celui-ci était perçu comme un sympathisant communiste par l’administration américaine, les classes supérieures brésiliennes et la hiérarchie ecclésiastique, car il défendait la mise en place d’une réforme agraire et le renforcement de la protection des travailleurs brésiliens. Le coup d’État, soutenu par la CIA, survient à l’issue d’une campagne de presse hostile dépeignant João Goulart comme un nouveau Fidel Castro.
João Goulart
Le maréchal Castello Branco, placé au pouvoir, prétend « remettre la maison en ordre ». Les similitudes avec la situation actuelle ne manquent pas. L’anticommunisme, la volonté de mettre fin à un régime « extrémiste de gauche » qui favorise l’agitation sociale, et de rétablir « l’ordre » au Brésil, ont été des éléments rhétoriques structurants de la campagne de Bolsonaro. Celui-ci n’avait de cesse de pointer du doigt les liens entre son adversaire Fernando Hadad, Cuba et le Venezuela. Il l’accusait d’avoir pour projet d’intégrer le Brésil à une « Union des Républiques Socialistes d’Amérique Latine ». Par ailleurs, on retrouve des acteurs sociaux similaires derrière le coup d’Etat de 1964 et la campagne de Bolsonaro sont les mêmes : les multinationales, les propriétaires terriens, une partie du secteur médiatique.
“La Marine chasse Goulart”, 1965
La dictature instaurée en 1964 n’est pas sans évoquer celle de Pinochet au Chili ou de Videla en Argentine. Le Parlement brésilien est officiellement maintenu dans ses fonctions, mais son rôle n’est plus que décoratif ; l’exécutif s’autorisant à révoquer les députés qui s’opposent à ses projets, il se transforme en chambre d’enregistrement. L’administration fait l’objet de purges, la délation est encouragée et la torture institutionnalisée. On estime qu’au total, ce sont 20 000 Brésiliens qui ont été victimes des chambres de torture sous la junte militaire ; parmi eux, la future présidente Dilma Rousseff, âgée de vingt ans, qui a acquis une certaine aura grâce au stoïcisme dont elle a fait preuve alors. La peine de mort, supprimée en 1891, est rétablie : au cours de la junte militaire, 400 Brésiliens, victimes de la répression étatique, trouvent la mort. Faisant écho à cette période, Bolsonaro a déclaré lors de sa campagne qu’il souhaitait « une police qui tire pour tuer », qu’il rétablirait la peine de mort abolie depuis, qu’il condamnerait ses opposants les plus radicaux à l’exil, et que « l’erreur » des tortionnaires brésiliens avait été de ne « pas tuer » leurs victimes.
« Remettre la maison en ordre » passe aussi par l’économie. Le Brésil de la junte traverse une crise importante avec des taux d’inflation de quasiment 100%, que le régime réussit à diviser par trois avec son PAEG (Programa de Ação Econômica do Governo : Programme d’action économique du gouvernement). Celui-ci prévoit la limitation des salaires que le précédent gouvernement avait revus à la hausse. De 1969 à 1973, l’économie fait un gigantesque bond en avant. Surviennent ensuite les krachs pétroliers de 1973 (mandat d’Ernesto Garrastazu Médici) et 1979 (mandat de João Figuereido) qui minent l’économie. Il n’est pas anodin de noter que cette relance est soutenue par le FMI qui prête massivement à l’Etat brésilien : 125 millions pour contenir l’inflation en 1965, puis 13,2 milliards entre 1982 et 1985 pour attirer les investisseurs étrangers – corollaire de sa politique de gel des salaires et de répression des mouvements syndicaux et sociaux.
Si la hiérarchie ecclésiastique brésilienne soutient également la mise en place de la dictature, saluant le coup d’Etat militaire, elle s’en désolidarise bien vite au moment des « années de plomb » qui marquent le durcissement de la dictature. Les évangélistes qui soutiennent actuellement le président brésilien suivront-ils la même évolution si celui-ci se livre à des pratiques répressives similaires ?
Aujourd’hui, une situation comparable ?
Un travail mémoriel important a été effectué au Chili ou en Argentine à l’égard de la période dictatoriale ; cela n’a pas été le cas au Brésil. Cette différence s’explique notamment par le vote d’une loi d’amnistie, en 1979 (sous la dictature militaire), qui protège, aujourd’hui encore, les tortionnaires de poursuites pénales. Bien que la « Commission Nationale de la Vérité » brésilienne ait demandé sa suppression à plusieurs reprises, le statu quo demeure. Pour l’historienne Armelle Enders, la création de cette Commission en 2011 signe le retour sur la scène publique des nostalgiques de la dictature initiée par Castelo Branco.
Si les deux dictatures brésiliennes (l’Estado Novo de Vargas et la junte militaire de 1964) partagent de nombreuses points communs – la volonté d’ordre, l’autoritarisme, la fibre ecclésiastique, le discours nationaliste et conservateur -, elles ont eu des implications sociales et tenu des positionnements géopolitiques différents. Défenseur de « l’ordre » et conservateur, partisan d’un Etat fort, protecteur de la police et de l’armée (même lorsqu’elles se comportent comme des milices politiques), militaire lui-même, Bolsonaro est sans conteste un avatar du militarisme de ces régimes. Ce n’est pas pour rien qu’il expose fièrement les portraits des dictateurs successifs dans son bureau. Néolibéral, pro-américain, soutenu par l’oligarchie brésilienne, il s’inscrit cependant bien davantage dans la continuité du second régime que du premier.
Ces deux dictatures ont été mises en place lors de crises économiques importantes, or le Brésil traverse aujourd’hui ce que le FMI considère comme la plus grave crise économique de son histoire, avec une récession de 7.2% du PIB sur deux ans, soit bien plus que les 5.1% perdus suite au krach de 1929.
L’une des bases idéologiques sur lesquelles reposaient les dictatures brésiliennes était la désignation et le rejet de bouc-émissaires par le gouvernement. Aux communistes et aux étrangers, se sont aujourd’hui ajoutés les membres de la communauté LGBT: Bolsonaro a accompagné et légitimé les actions violentes perpétrées à leur égard, en s’appuyant sur les groupes évangélistes les plus radicaux, et fait ainsi l’apologie d’une société uniformisée sous l’égide d’un homme fort, lui aussi en uniforme.
Dans un contexte social de plus en plus tendu, doit-on craindre que Bolsonaro ne mène le Brésil vers un autoritarisme croissant, et ne tue une deuxième fois Camus, qui écrivait que « la démocratie n’est pas la loi de la majorité, mais la protection de la minorité » ? La violence de ses propos à l’égard de l’opposition, des « communistes » supposés du PT (Parti des travailleurs), des LGBT, des Afro-Brésiliens et des communautés indigènes, ainsi que les tensions multiples qui traversent le Brésil, ne présagent en tout cas rien de rassurant.
Pour aller plus loin :
FAURE Michel, Une histoire du Brésil, Place des éditeurs, 2016
ZIEGLER Jean, L’Empire de la honte, seuil, 2006
A l’approche des résultats d’une élection présidentielle cruciale pour le Brésil, le collectif Lyon – Brésil pour la démocratie met en lumière les principaux ressorts du discours du grand favori, Jair Bolsonaro, candidat d’une extrême-droite décomplexée aux accents autoritaires, oligarchiques et ultra-conservateurs.
Ouvertement raciste, misogyne, homophobe et autoritaire, le candidat d’extrême-droite, Jair Bolsonaro (Parti Social Libéral – PSL) est le grand favori du second tour des élections présidentielles face à Fernando Haddad (Parti des Travailleurs – PT). Après une écrasante victoire au premier tour (il a recueilli 46% des suffrages), ce nostalgique de la dictature militaire fait craindre le pire pour les minorités, promises à vivre sous le diktat de la majorité auto-proclamée.
Ses déclarations, toutes plus choquantes les unes que les autres, ne l’ont pas empêché d’acquérir une forte popularité auprès de la population brésilienne. Mais Bolsonaro n’est pas arrivé là par hasard, il a su regrouper et séduire grâce à des discours qui illustrent bien les conflits qui tourmentent le Brésil depuis le début de son histoire.
Cet article cherche à mettre en perspective ces discours qui ont réussi à trouver écho dans la société brésilienne, propulsant le député fédéral de Rio aux portes du poste suprême de la première puissance économique d’Amérique du Sud.
I – La revanche de l’homme blanc
Sans pouvoir le réduire à cela, le vote Bolsonaro est en partie un vote masculin, blanc et conservateur. Les études montrent une importante popularité du candidat auprès de la bourgeoisie agro-industrielle, de l’agropecuaria (propriétaires agraires) ou encore des classes laborieuses urbaines. Bolsonaro a su séduire cet électorat par un discours faisant appel à son intérêt de classe et de genre, mais surtout grâce à une instrumentalisation habile des affects et des émotions. Les émotions, cette élection en est particulièrement chargée. Elles sont exacerbée par des réseaux sociaux qui favorisent cette polarisation des opinions politiques. Bolsonaro s’appuie sur le fort ressenti de cette population qui n’a pas directement profité des programmes sociaux mis en place par le PT au cours de ses 14 années de pouvoir. Cette frange de la société s’est montrée particulièrement sensible au discours viriliste du bon mâle blanc, Jair Bolsonaro, prêt à prendre sa revanche…
Cette analyse fait directement écho à celle du sociologue américain Michael Kimmel. Dans son ouvrage Angry White Men: American Masculinity at the End of an Era (2013), l’universitaire américain décrit la réaction des mâles blancs face à l’évanescence de leurs avantages sociaux et sociétaux. Du droit de cuissage sur les esclaves noires de la senzala aux inégalités de revenus, les hommes blancs ont perpétué leurs avantages socio-économiques à travers l’histoire du Brésil. Ces derniers se sentent pourtant menacés entre autres par les revendications des minorités, l’intégration des femmes au marché de l’emploi et l’accès des classes les plus populaires à un certain pouvoir d’achat, par le biais des programmes sociaux.
La réhabilitation de l’homme blanc dans la société brésilienne se traduit alors par la sauvegarde des emplois dits “masculins”, industriels ou agricoles. On retrouve cela dans le discours nationaliste protecteur du candidat d’extrême droite, comme en témoigne son cri de ralliement “Brasil acima de tudo” (“Brésil avant tout”). Cette revalorisation passe également par la remise en cause de la régulation environnementale, notamment pour intensifier le travail dans les mines et relancer l’exploitation des énergies fossiles – un choix économique incertain au vu de la baisse du prix des matières premières, en partie à l’origine de la crise économique brésilienne. En dépit des accords internationaux sur le climat, cette dernière arrange évidemment l’agro-business, lobby ultra-puissant au Brésil.[1]
Ces électeurs coutumiers de la droite traditionnelle, déçus du PSDB décrédibilisé par sa participation au gouvernement Temer, se tournent désormais vers le candidat adoubé par les marchés internationaux. Le Wall Street Journal a en effet légitimé le “Trump tropical”, comme le surnomme la presse étrangère, auprès des acteurs financiers. Le journal américain poursuit ainsi sa tradition d’institution de légitimation économique des régimes autoritaires sud-américains après avoir vanté les mérites de Videla, Fujimori ou encore Pinochet. Grâce à son conseiller ultra-libéral Paulo Guedes, Bolsonaro s’est ainsi assuré du soutien de l’élite économique brésilienne, essentiel pour être en mesure d’accéder au pouvoir.
II – Un discours ultra-sécuritaire qui séduit les classes populaires
Dans un pays miné par les inégalités sociales, économiques et raciales, l’on aurait pu s’attendre à un rejet massif du candidat d’extrême-droite, qui a multiplié les déclarations violentes à l’égard des plus modestes et des minorités, affirmant entre autres que « les pauvres ne savent rien faire », qu’il serait « incapable d’aimer un fils homosexuel », qu’il ne laisserait « pas un centimètre de terre aux indigènes » ou encore qu’il ne violerait pas une députée « parce qu’elle ne le mérite pas ». Cependant, un sondage réalisé par l’Institut de recherches sociales, politiques et économiques (IPESP), publié le 11 octobre, a révélé que le soutien apporté à Bolsonaro a grandi chez les femmes, la population noire et les personnes moins scolarisées. Comment expliquer un tel phénomène ?
Bien que 53% de la population brésilienne se déclare noire, l’intégration à l’Etat de droit ne correspond pas à la composition raciale du pays[2]. Selon les données de l’Institut brésilien de géographie et statistiques (IBGE), les noirs représentent 76% de la population la plus pauvre, et seulement 17,6% des classes économiques les plus aisées. Autre chiffre alarmant : sur les 56 000 personnes assassinées en 2012, on en comptait 30 000 âgées entre 15 et 29 ans, dont 77% de noires. Au Brésil, l’exclusion sociale a bien une couleur.
À vrai dire, la démocratie brésilienne n’a jamais été en mesure de permettre à ces populations d’accéder aux avantages du monde moderne. Le fait que, de nos jours, plus de la moitié de la population brésilienne exerce des emplois semi-qualifiés en est une conséquence. En outre, les couches moins aisées ne subissent pas seulement la répression de l’État et des autorités, elles sont aussi les premières victimes de l’insécurité en général. Promettant de l’éradiquer, Bolsonaro propose des mesures radicales : libéralisation du port d’armes pour la population civile, rétablissement de la peine de mort, prison à perpétuité, réduction de la majorité pénale, castration chimique pour les violeurs, entre autres. Des solutions simplistes, pour des problèmes complexes.
« Les droits de l’homme sont pour les hommes « droits » (corrects) » est devenue l’une de ses maximes. Mais pour une grande partie de la population brésilienne, la loi en vigueur est déjà la loi du « chacun pour soi », et tant que l’État ne sera pas en mesure de protéger la population, l’adhésion aux discours de haine se renforcera, alimentant parallèlement la peur et l’insécurité.
III – Dieu et la politique au-dessus de tout
La religion est, tout au moins dans les termes employés, omniprésente dans le discours du candidat d’extrême droite. Son slogan, rabâché au cours des meetings, en est la parfaite illustration : « Le Brésil au-dessus de tout, Dieu au-dessus de tous ». Le terme « Dieu » est par ailleurs utilisé à 82 reprises dans le programme du PSL, qui contient même une citation tirée de la Bible. Voilà de quoi séduire les plus fervents chrétiens et plus particulièrement les Eglises évangéliques.
En l’espace de quarante ans, les Eglises évangéliques ont connu une expansion fulgurante au Brésil, la proportion de croyants au sein de la population est passée de 5% à 22%. Mais cette expansion au sein de la société brésilienne s’est également accompagnée d’une forte présence dans la sphère politique, où elle fait actuellement figure de véritable force politique (en atteste les 91 sièges glanés lors des élections législatives d’octobre).
Conscient de la popularité et de l’influence rampantes des évangélistes dans le pays, l’équipe de campagne de Bolsonaro aura bien compris l’importance d’adapter son discours, tant dans le langage que par les thématiques abordées, à ces communautés religieuses. La recette est simple et les ingrédients bien connus. Bolsonaro n’invente rien : il se base avant tout sur un discours de droite, très conservateur, qui fait de la défense des valeurs et de la morale de la famille traditionnelle chrétienne ses priorités.
Les ennemis, eux aussi, sont bien connus. Ce sont celles et ceux qui défendent les droits des LGBT, qui promeuvent les différents modèles de famille, le droit à l’avortement ou qui proposent un débat public sur la décriminalisation des drogues. Face à cet ennemi qui menace directement la famille traditionnelle et les valeurs chrétiennes, Bolsonaro s’érige en sauveur, en rempart contre la décadence. Et ses propos extrêmement violents à l’égard des féministes, des gays ou de celles et ceux qu’il désigne comme des « théoriciens » du genre, font mouche.
Mais il faut souligner que si ce discours ultra-conservateur utilise la religion, à travers le pouvoir d’influence des pasteurs, c’est surtout pour mieux défendre des intérêts politiques et économiques. L’exemple de l’évêque Edir Macedo est sans doute le plus criant. Edir Macedo, fondateur et évêque autoproclamé de l’Eglise universelle du royaume de Dieu, est aujourd’hui milliardaire et PDG d’un des plus grands médias brésiliens. Le religieux est aussi accusé de blanchiment d’argent, d’organisation criminelle, d’évasion de devises et de fraude (2009, 2011 et 2013).
IV – “Tout sauf le Parti des travailleurs” et le piège anti-gauche
Le discours anti-PT (anti-Parti des Travailleurs) est souvent décrit comme la principale raison de la vague extrémiste. Pourtant, ce discours, et l’hostilité à l’égard de ce parti, ne sont pas nouveaux sur la scène politique brésilienne. En réalité, le discours anti-PT, populaire au sein de l’élite économique brésilienne, existe depuis la fondation de ce dernier. Un parti qui, lui, trouve ses origines dans les mouvements ouvriers et syndicalistes du pays.
Aujourd’hui, le discours anti-PT a pris d’autres formes et d’autres proportions. Les affaires de corruption du PT et ses alliances avec le centre traditionnel, mais aussi le fait qu’il soit systématiquement associé à la corruption de la classe politique dans les médias, auront bel et bien contribué à renforcer le climat anti-PT. Celui-ci est aussi exacerbé par l’éloignement du parti de la base sociale qui l’avait soutenu (et qui lui avait permis d’accéder au pouvoir), et par l’égoïsme des classes plus aisées, qui n’ont pas supporté de voir le niveau de vie des classes populaires s’améliorer. Enfin, la crise politique, sociale et économique, qui a durement touché le pays sous le gouvernement Dilma Rousseff, n’arrangent rien à l’affaire. Pire encore, le PT est devenu le coupable idéal, premier responsable des malheurs qui ont frappé le pays.
La droite traditionnelle, représentée par le parti de l’ancien président Fernando Henrique Cardoso (PSDB), a toujours utilisé et encouragé ce discours. Mais c’est bien Bolsonaro qui en profite le plus cette année. Récemment, ce discours s’est fortement popularisé au sein de la classe moyenne et chez les modérés. Ils se sont de plus en plus éloignés du centre, pour se diriger vers les extrémités de la droite.
Le discours anti-PT de Bolsonaro, qui a récemment appelé à « rayer de la carte du Brésil ces bandits rouges », prend la forme d’un discours anti-gauche, extrêmement caricatural, aux tonalités fortement maccarthystes, et se propage massivement sur les réseaux sociaux au moyen de Fake News toutes plus aberrantes les unes que les autres. La menace d’une transformation du Brésil en Venezuela de Maduro, en cas de victoire de Haddad est ainsi répétée à longueur de prises de parole publiques. Cette rhétorique n’est pas sans rappeler la menace de l’instauration d’un régime communiste comparable à Cuba, brandie par les militaires lors du coup d’état de 1964.
V – La nostalgie de la dictature
Ancien capitaine de l’armée et nostalgique de la dictature, Jair Bolsonaro défend ouvertement le régime militaire et les pratiques de torture qui l’ont accompagné. En 2016, au Congrès, lors de son vote pour la destitution de l’ancienne présidente Dilma Rousseff, le candidat d’extrême droite était fier de dédier son vote “À Dieu, à la famille, aux forces armées, contre les communistes et à la mémoire du colonel Carlos Alberto Brilhante Ustra.” Prétendant vouloir défendre le Brésil d’une menace communiste, Bolsonaro est un grand admirateur de la dictature militaire (1964 – 1985) et du tortionnaire Ustra. À la tête de l’organisation civile et militaire de Sao Paulo, ce dernier est responsable de plus de soixante-dix morts et disparitions. Il a également conduit de nombreuses sessions de torture, y compris celle de Dilma Rousseff en 1970.
Le discours réactionnaire et décomplexé de Bolsonaro encourage la libération d’un discours pro-dictature porté par ses électeurs. Le « mito » (surnom auto-proclamé de Bolsonaro auprès de ses électeurs) ravive une idéalisation des années de dictature et décrit cette période comme « une époque de plein emploi, de sécurité et de respect ». Une vision partagée par ses supporters, qui voient en cette dictature l’âge d’or du Brésil.
Ce discours nostalgique rencontre un large succès auprès des plus jeunes : parmi les électeurs du PSL, 60% ont moins de 35 ans. N’ayant pas connu le régime militaire, leur vision est directement liée aux discours véhiculés par la société et au manque de reconnaissance de l’histoire du pays. Jusqu’à aujourd’hui, aucun responsable n’a été jugé pour les crimes commis pendant ces années obscures et cela participe directement à cette absence de reconnaissance.
Le « miracle économique », terme utilisé encore aujourd’hui par les nostalgiques de la dictature, s’est produit seulement au cours de quatre des vingt-et-une années de dictature (1969 – 1973). Ce dernier a été porté par de grands projets dans les capitales du Brésil au prix d’un endettement record et d’une exploitation de la classe ouvrière. En 1970, celle-ci travaillait 56 heures par semaine et le Brésil était alors le pays qui comptait le plus d’accidents du travail. La répression des syndicats et l’interdiction des grèves auront participé à la violation des droits humains et sociaux.
Selon la Comissao Nacional da Verdade (CNV), 432 personnes ont été tuées ou ont été victimes de disparitions forcées au cours de la dictature militaire. Jusqu’aux années 1960 (avant le début de la dictature), la taux d’homicide au Brésil était de 5,7 pour 100 000 habitants. À la fin de la dictature, en 1985, il avait grimpé à 31,2. Les militaires ont “réglé” le problème de la sécurité au Brésil en censurant les médias. Cela explique le fantasme sécuritaire entretenu par la bourgeoisie brésilienne. Encore aujourd’hui, le Brésil reste le pays le plus meurtrier du monde avec un taux d’homicide record de 25,5. Cette idéalisation de l’autoritarisme nourrit la volonté d’une partie de la population d’un retour à la dictature.
Dans une société frappée par une crise profonde, l’opportuniste Bolsonaro a su surfer sur la vague de dégagisme exprimée par les électeurs et les électrices, sur l’essoufflement de la démocratie représentative et le discrédit du personnel politique. Dans ces cinq discours légitimés par une grande partie du peuple brésilien, Bolsonaro est considéré comme la seule solution autoritaire, morale et éthique à tous les maux du Brésil.
Il est important de souligner qu’il a pu se présenter comme tel grâce à la diffusion de mensonges. Cette stratégie symptomatique de l’ère de post-vérité, a favorisé la libération des discours de haine et les incitations à la violence. Mais au-delà de l’urgence démocratique face à laquelle est aujourd’hui confrontée le Brésil, ces élections ont avant tout révélé de profondes fractures ancrées dans l’histoire du pays.
[1] L’actuel ministre de l’Agriculture n’est autre que Blairo Maggi, le PDG de Amaggi, le premier groupe mondial de production de soja, également accusé de corruption dans le scandale Odebrecht.
[2] La catégorie de race employée dans cet article ne s’appuie pas sur une définition prétendument biologique. Même si la catégorie n’a aucun soutien scientifique, le fait qu’elle soit encore employée comme catégorie native au Brésil fait d’elle un objet d’étude des sciences sociales. D’après le sociologue brésilien Antônio Sérgio Guimarães, les races sont, du point de vue scientifique, une construction sociale et doivent être étudiées par une branche de la sociologie ou des sciences sociales, qui traite des identités sociales. Nous sommes donc dans le domaine de la culture et de la culture symbolique. (GUIMARÃES, 2003 : 96).
À l’approche des élections qui se tiendront en juillet 2018, les dernières répressions au Cambodge semblent avoir eu raison de la liberté d’expression. Journalistes condamnés, médias fermés, opposants assassinés… Dans un rapport de 26 pages paru cette semaine, l’ONG Reporters sans frontières alerte la communauté internationale. Depuis des années, le pays bascule toujours plus vers l’autocratie, de manière exponentielle ces derniers mois avec un musèlement total de l’opposition. Après une ère de semblant de démocratie, le temps d’une génération, la partie est finie. À la fois dans l’ombre et la lumière, Samdech Hun Sen avance. Depuis plus de 30 ans, c’est lui qui mène la danse, le pays dans ses pas. ONG et médias l’augurent, il est aujourd’hui prêt à tout pour rester en place.
Depuis six mois, le pouvoir entend bien éteindre les quelques dernières voix médiatiques qui s’élevaient contre sa politique. Pour ce faire, il n’hésite pas à élever un arsenal législatif afin de paralyser les médias d’opposition. Des pressions financières ubuesques poussent de grands journaux et radios à la faillite. En septembre 2017, le journal The Cambodia Daily mettait la clé sous la porte, contraint de payer une taxe de 6,3 millions de dollars. Une facture que le titre conteste. Deborah Krisher-Steele, la fille du fondateur et directrice du journal, explique n’avoir reçu aucun avertissement avant la présentation de ce qu’elle nomme un « faux avis de taxation ». D’après elle, le pouvoir « vise à intimider et à harceler The Cambodia Daily et ceux qui osent dire la vérité ». Aucune échappatoire, « Descente en pleine dictature » sera leur dernière une. La chute en enfer du journal indépendant est rapidement suivie par celle de Radio Free Asia, le même mois. En quelques jours, ce sont plus de trente radios cambodgiennes qui cessent d’émettre sur les ondes.
Un avertissement brutal au spectre médiatique cambodgien
Lors d’une conférence de presse, quelques mois auparavant, le premier ministre n’avait pas hésité à déclarer à deux journalistes : « Maintenant, vous deux… Qui travaillez pour Radio Free Asia et The Cambodia Daily… Notez bien ce que je vous dis. Vous pourrez vous en souvenir. Inutile de chercher plus loin quelles sont les bêtes noires du pouvoir ». À l’échelle nationale comme à l’internationale, Hun Sen est habitué aux déclarations mordantes. Malheureusement, ses paroles sont souvent suivies par des actes.
Le 3 et le 4 septembre 2016, deux journalistes du Cambodia Daily sont arrêtés à Phnom Penh, dont le premier lors d’un raid de la police en pleine nuit.
La dernière une du Cambodia Daily, “Descente en pleine dictature”.
Accusés d’incitations au crime, d’espionnage mais aussi, par Hun Sen lui-même, de participer à une machination américaine pour renverser l’État. Une charge que le premier ministre réitérera contre des opposants politiques. Pour cette raison, il a fait adopter au parlement un amendement permettant au gouvernement de dissoudre ses rivaux politiques. En outre, au moins 3 opposants politiques ont été arrêtés ; d’autres sont partis en exil, à l’image de Sam Rainsy, ancien président du parti d’opposition Parti du Sauvetage National et actuellement réfugié en France.
Le premier ministre et chef du Parti du Peuple Cambodgien n’hésitera pas à se justifier au sujet de ces nouvelles mesures lors de son discours pour l’anniversaire de la chute des Khmers rouges, le 7 janvier 2018 : pour celui qui est au pouvoir depuis 33 ans, cette politique vise tout simplement à « protéger la démocratie ». Dès novembre 2017, face au risque de sanctions internationales, Hun Sen rend visite à son plus gros donateur, la Chine. Il faut savoir que le Cambodge est un des pays qui reçoit le plus d’aides au développement ; mais que ces dernières années, ce pays encore pauvre malgré une croissance toujours plus forte (+7 %) s’est détourné de ses donateurs historiques (la France et les États-Unis). Un virage économique qui s’accompagne d’un alignement sur la politique internationale menée par Pékin, notamment dans le dossier sensible des mers méridionales.
Pour Samdech Hun Sen, qui est de plus en plus souvent surnommé « Sadam Hun Sen » en référence au dictateur irakien, l’opposition populaire grandissante est un problème non négligeable qui exige des solutions radicales. En juillet 2016, le commentateur politique Kem Ley, opposant politique au Parti du Peuple Cambodgien, est tué de deux balles dans une station-service à Phnom Penh. Un assassinat politique qui générera un grand émoi à travers le pays, des dizaines de milliers de personnes participant à une grande marche. Un marcheur interviewé par le Phnom Penh Post dira :
« Kem Ley était l’homme le plus important du Cambodge car il parlait de ce qui était noir et de ce qui était blanc. La liberté, c’est quand les gens s’expriment, et il était un exemple pour nous. »
Depuis 2000, trois activistes ont été assassinés au Cambodge, dont un activiste écologique et un leader syndicaliste.
En 2017, 40 % du peuple khmer s’informait via Facebook. Dans ce pays où la moitié de la population a moins de 20 ans, l’information a toujours trouvé un chemin grâce aux réseaux sociaux. Des pages et médias alternatifs ont émergé, leur salut revenant notamment aux journalistes-citoyens qui offraient un regard neuf et indépendant. Mais, pour des raisons bassement lucratives, ces outils de libération sont aujourd’hui devenus les garde-fous du régime autoritaire.
Facebook est-il conscient de faire le jeu des dictatures ?
Lors d’un test à travers 5 autres pays (Bolivie, Guatemala, Serbie, Slovaquie et Sri Lanka), la plateforme a décidé d’instaurer la fonctionnalité « Explore ». Sur le fil d’actualité principal, seuls les organes officiels et sponsorisés persistent, reléguant les contenus d’information indépendante dans un espace dédié et peu accessible, une sorte de « second fil d’actualité ». Une véritable catastrophe pour la presse libre. Ainsi, depuis l’arrivée d’Explore, le Phnom Penh Post, dernier média indépendant du pays, a perdu 45 % de ses lecteurs et vu son trafic baisser de 35 %. Le journal parle de « mauvaise nouvelle pour le Cambodge »,
Cette fonctionnalité va « pénaliser les ONG et journaux indépendants même si on leslike (…) alors que les élections approchent »
Ainsi, pour avoir accès à la même audience qu’avant, il faut dépenser de grosses sommes d’argent, ce qui est impossible pour un média indépendant. Résultat : 85 % des lecteurs de journaux cambodgiens sont aujourd’hui aspirés par quatre titres, dont les dirigeants sont tous affiliés au clan Hun Sen.
Malgré les effets d’annonce, la mise à jour de Facebook ne semble pas non plus lutter contre les faux comptes. En 2018, la page du premier ministre cambodgien a généré près de 60 millions de clics avec des pics de like à 10 millions, ce qui le place en troisième position mondiale derrière Donald Trump et le premier ministre indien Narendra Modi. Une popularité forcément factice puisque le petit pays ne rassemble que 15 millions d’habitants, et que l’accès à internet concerne surtout les jeunes. Afin de prouver que Hun Sen a acheté des millions de « j’aime » à des fermes à clics en vue des élections, l’ancien chef de l’opposition a déposé un recours au tribunal fédéral de San Francisco contre Facebook.
Le Cambodge est au 132ème rang sur 180 pour la liberté de la presse, selon le classement de RSF en 2017. Une place qui devrait fortement reculer cette année (voir le rapport ici). Au pouvoir depuis 1985, l’ancien soldat khmer rouge a placé sa famille à la tête des plus grandes entreprises publiques et privées du pays. Ainsi, sa fille Hun Mana règne sur 22 firmes et détient un capital évalué à 66 millions de dollars en 2015 selon le Phnom Penh Post. Alors que dans le pays on estime à 50% la part de la population vivant sous le seuil de pauvreté (1 $ par jour), la famille Hun Sen est officiellement à la tête d’un empire capitalisant au moins 200 millions de dollars. Pour le journal, il ne s’agit que de la partie émergente de l’iceberg, car elle disposerait de nombreux prête-noms.
Des chiffres qui indignent le peuple : Manifestations fortement réprimées, contestation grandissante, la jeunesse s’organise
« Est-ce que quelqu’un oserait lancer une révolution de couleur avec moi ? Un jour, dans un futur proche, je lancerai une révolution de couleur pour changer ce régime vulgaire. Même si je suis emprisonné ou si je meurs, je dois le faire », avait écrit un étudiant cambodgien sur Facebook. Il sera condamné à 1 an et demi de prison ferme. D’autres, étudiants eux aussi pour la plupart, subiront le même sort pour leurs publications sur des réseaux sociaux. Les plus jeunes sont particulièrement visés : en 2013, ils avaient voté majoritairement en faveur de l’opposition aux législatives. Élections remportées frauduleusement par le parti de Hun Sen selon cette même opposition. En 2016, un sénateur cambodgien issu de ses rangs a écopé de sept ans de prison pour avoir publié sur Facebook un faux document sur la frontière entre le Cambodge et le Vietnam, dont les limites restent aujourd’hui encore controversées. Hong Sok Hour, qui est aussi citoyen français, a été condamné pour « falsification de documents publics, utilisation de faux documents et incitation au chaos ».
Le Roi est mort, vive le premier ministre !
2012 reste dans l’histoire du pays l’année de décès du monarque Norodom Sihanouk, figure charismatique qui représentait le Cambodge depuis plus de 50 ans à l’international. Pour certains historiens, ce qui le liait au premier ministre était une alliance politique : Hun Sen dirigeait le pays, Sihanouk siégeait sur le trône. À la mort de ce dernier, le fils Sihamoni est rentré de France où il était ambassadeur a l’UNESCO, son père ayant abdiqué quelques années avant de mourir. Totalement apolitique, passionné de danse et nostalgique du Marais, c’est à contrecœur que le nouveau monarque Sihamoni siège aujourd’hui dans le Palais. Pour David Chandler, historien spécialiste du Cambodge,
« Sihamoni n’a aucune liberté d’action (…) Il est admirable et astucieux mais sans ambition. Il n’a jamais voulu être roi. Hun Sen, par précaution, l’a grosso modo enfermé dans une boîte ».
Et Virak, président du Centre cambodgien pour les droits de l’Homme (CCHR), souligne : « Hun Sen est maintenant plus puissant que jamais ». Selon l’historien Hugues Tertrais, « Hun Sen pourrait être une sorte de Sihanouk sans titre. Il a résisté à toutes les époques et toutes les transformations ». Une démarche royaliste que le premier ministre assume : il n’hésite pas à se faire représenter par un de ses deux fils à certains événements politiques. Car avec ces derniers, pour Hun Sen, la relève est assurée (Hun Manet est général et Hun Mani est député). Le premier ministre avait déjà annoncé que le pays allait sombrer en guerre civile s’il n’était pas réélu, aujourd’hui il espère encore rester au moins une dizaine d’années au pouvoir, et ensuite imposer sa dynastie.
Dans ce petit pays d’Asie où tous les intellectuels ont été massacrés par les Khmers rouges, l’espoir démocratique n’aura pas longtemps survécu. Missionnaire du peuple et contre le peuple, Samdech Hun Sen avance. Avec pour meilleur allié politique la Chine et pour plus fidèle serviteur Facebook. Les médias en laisse, il n’a rien à craindre. Au Cambodge, le monarque absolu, c’est lui.