Puissance militaire et diplomatique majeure, la France a longtemps défendu avec vigueur son indépendance stratégique, notamment en refusant la Communauté Européenne de Défense en 1954, en sortant du commandement intégré de l’OTAN en 1966 et en s’accrochant au processus de décision à l’unanimité plutôt qu’à la majorité qualifiée [1]. Par la suite, elle a tenté à plusieurs reprises de s’émanciper de la tutelle américaine à travers le «couple franco-allemand » initié par le traité de l’Élysée de 1963 et diverses tentatives de création d’une «Europe de la défense ». Tous ces efforts ont cependant échoué, les autres États membres préférant s’aligner sur les États-Unis en échange de leur parapluie nucléaire. Pour Jean de Gliniasty, directeur de recherche à l’IRIS, la volonté française d’autonomie stratégique européenne est ainsi vouée à l’échec. Dans son livre France, une diplomatie déboussolée (L’inventaire, 2024), l’ancien ambassadeur de France en Russie, au Brésil, au Sénégal et au consulat général de Jérusalem alerte sur l’impasse de ce projet alors qu’un nouvel élargissement à l’Est se profile. Extraits.
Rares sont les domaines de compétence qui échappent désormais à une sorte de partage avec les institutions européennes (à l’exception, sans doute, de la défense nucléaire). Et ce partage progressif des compétences se fait au sein d’une Europe de plus en plus hétérogène. Les deux élargissements de 1995 (Suède, Finlande, Autriche) et 2004-2007 (pays baltes et tous les ex-satellites de l’URSS plus Malte et Chypre, auxquels s’est ajoutée la Croatie en 2013) ont fait de la politique étrangère de l’Union européenne un ensemble ingérable dont les deux dénominateurs communs sont l’alignement sur les États-Unis et la défense des droits de l’homme dans le monde.
La rupture de 2003 due à l’intervention américaine en Irak en a été un avertissement brutal. La prise de conscience par la France de son incapacité, malgré l’appui de l’Allemagne, à entraîner les pays de la « nouvelle Europe » dans le refus de la guerre décidée par Washington, a engendré un vrai traumatisme. La pique du président Chirac, jugeant « mal élevés » ces pays qui soutenaient Washington alors qu’ils n’étaient pas encore membres de l’Union européenne, a laissé des traces profondes. En réalité, ces pays avaient pour objectif essentiel d’adhérer à l’OTAN plus qu’à l’Union européenne. Cette priorité de leur politique étrangère s’est maintenue depuis lors, si l’on excepte le moment de panique provoqué par le président Trump qui avait remis en cause, au sommet de l’OTAN de mai 2017, l’engagement de solidarité de l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord. Au demeurant, cette alerte a permis de faire plus de progrès en quatre ans sur la voie de l’autonomie stratégique que durant les vingt-cinq années qui avaient précédé (création, en 2021, du Fonds européen de la défense et de la Facilité européenne pour la paix…).
Le discours du président Macron à la Sorbonne, en septembre 2017, visant à renforcer l’Europe souveraine sans toucher à la question des votes à la majorité qualifiée, n’avait cependant pas reçu de réponse. Le silence allemand, en particulier, était assourdissant. De fait, les effets du retour des Démocrates américains au pouvoir à Washington, avec un Joe Biden beaucoup plus soucieux des intérêts européens, et l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022 ont vite regroupé les Européens autour de l’OTAN.
Les signes du renouveau de cette cohésion atlantique ont été nombreux : adhésion à l’OTAN de deux nouveaux États membres antérieurement neutres (Suède et Finlande) ; coordination de l’aide à l’Ukraine sur la base américaine de Ramstein, en Allemagne ; achats massifs d’armes américaines qui rééquipent en urgence les armées européennes (chasseurs F35…) ; sanctions coordonnées au G7 sous impulsion américaine (par exemple pour l’embargo sur le gaz et le pétrole russes dont le prix est plafonné).
Mais ce mouvement s’opère au détriment du projet d’autonomie stratégique de l’Europe. La remarquable mobilisation européenne, orchestrée par la présidence française au Sommet de Versailles en mars 2022 après l’invasion de l’Ukraine, a plus été un sous-produit de la solidarité occidentale qu’une manifestation de cohésion européenne. Le premier effet du discours du chancelier Scholz, le 27 février 2022 (discours dit du Zeitenwende ou « changement d’ère »), trois jours après l’invasion de l’Ukraine, a été de consacrer une grande partie des cent milliards d’euros supplémentaires annoncés pour le budget de l’armée allemande à l’achat de F35 et d’hélicoptères lourds américains. De même, le discours d’août 2022 du chancelier à l’université Charles de Prague, s’il se pose en force de proposition pour le renforcement de la « souveraineté européenne » conformément aux préoccupations françaises, poursuit dans la veine traditionnelle de Berlin.
Il fonde la souveraineté à venir d’une Europe bientôt élargie à plus de trente États sur la prise de décision à la majorité qualifiée en politique étrangère. Accessoirement, il cite comme fondement de la politique de défense européenne un projet de défense aérienne qui mentionne de nombreux pays mais non la France, pourtant en pointe dans ce domaine.
Finalement la France, ainsi marginalisée, aurait plus de possibilités de défendre ses intérêts dans une OTAN fonctionnant à l’unanimité… Brouillée avec la majorité des États membres, la France aura du mal à conserver son influence et son statut au sein des institutions européennes. Le discours d’Emmanuel Macron au Forum GLOBSEC Bratislava, le 31 mai 2023, a tenté de réconcilier son pays avec ceux d’Europe centrale au prix d’un engagement accru aux côtés de l’Ukraine et d’un soutien aux nouveaux élargissements.
S’il a cherché à les mobiliser en faveur de l’autonomie stratégique de l’Europe, c’était la seule condition pour qu’ils reçoivent le message, dans un cadre clairement occidental et otanien. Dans son discours aux ambassadeurs d’août 2023, le président français a entériné l’idée d’un nouvel élargissement de l’Union européenne en évoquant les difficultés qu’il présentera et en suggérant plus d’intégration et plusieurs vitesses. Mais la mise en œuvre de ces bons principes risque d’être périlleuse et semée d’obstacles pour notre pays.
Des progrès ont pourtant été enregistrés dans le cadre des institutions européennes. Si le discours de la Sorbonne du président Macron, en septembre 2017, n’avait pas reçu de réponse directe d’Angela Merkel, la pression de la crise du Covid, celle des positions erratiques de Trump et la prise de conscience des vulnérabilités de l’Union européenne ont conduit à certaines modifications de l’« esprit » des institutions européennes.
En marge du renforcement de la solidarité atlantique provoqué par l’invasion de l’Ukraine et sous l’impulsion française, des changements importants ont pu être obtenus, facilités par le retrait du Royaume-Uni. La notion de politique industrielle pas plus que celle d’« autonomie stratégique » de l’Europe ne sont désormais taboues ; les dettes sont mises en commun quand c’est nécessaire ; un Plan de relance de 750 milliards d’euros, financé par la dette de l’Union européenne, a été décidé après la crise du Covid (NextGenerationEU). Le recours à certaines protections du marché européen est désormais admis, même s’il s’agit en premier lieu de lutter contre les pratiques commerciales déloyales des exportateurs, de mieux protéger les marchés publics européens en cas de non réciprocité (première réaction contre le Buy American Act de 1933…) et d’uniformiser les conditions de concurrence en matière écologique (taxe carbone aux frontières…).
Si les premières décisions du Fonds européen de défense (FED), créé à l’initiative de la France, ont parfois été contestables et si les projets menés par l’Allemagne, souvent sans la France, risquent d’en être les principaux bénéficiaires, il reste qu’une politique industrielle en matière d’armement commence à voir le jour (le FED est doté de 7,9 milliards d’euros pour la période 2021-2027). La Commission envisage même, sous la pression française, la création d’un instrument destiné à contrer l’Inflation Reduction Act (IRA) américain, qui avantage la production sur le territoire des États-Unis. Toutefois, le camp des ultra-libéraux ne rend pas les armes ni ne renonce à ses combats retardateurs, notamment dans le cas de la réaction européenne à l’IRA : certains États membres estiment ainsi que cet avantage que se donnent les Américains est la contrepartie légitime de la protection qu’ils accordent à l’Europe.
Néanmoins, il est désormais admis que l’Union européenne doit se protéger, encourager et sauvegarder ses industries de pointe, et ne pas ouvrir son marché sans contrepartie. Ces modestes progrès vers l’autonomie stratégique industrielle et technologique restent, certes, dans le cadre des institutions européennes. De nombreux projets de coopération interétatique ont pris corps sans intervention européenne, et une impulsion nouvelle leur sera donnée. Mais cela ne touche qu’indirectement la défense ou la politique étrangère commune.
Dans ces domaines la France n’a pas vraiment choisi. Elle n’a pas renoncé à une politique étrangère européenne, malgré tous les obstacles institutionnels et les risques pour son statut, notamment la pression pour le vote à la majorité qualifiée et la demande allemande d’un siège permanent européen (et non plus français) au Conseil de sécurité. Mais si elle ne souscrit pas à l’idée de faire régir la politique étrangère par la majorité qualifiée, comme le propose depuis longtemps l’Allemagne, elle ne parvient pas pour autant à approfondir la coopération intergouvernementale et à en faire un embryon d’Europe puissance. La publication, en septembre 2023, du rapport des experts franco-allemands mandatés par les deux pays ne règle pas le problème : il subordonne les adhésions de nouveaux pays à des réformes structurelles parmi lesquelles une nouvelle extension, non décisive, du vote à la majorité qualifiée, sans toucher au cœur de la politique étrangère.
La France se trouve dans une impasse, devant arbitrer entre une Europe théoriquement souveraine mais impuissante et « otanisée », avec vingt-sept États membres, voire peut-être prochainement trente-six, votant à la majorité qualifiée sur des sujets qui touchent aux fondements de la souveraineté française, et une Europe puissance inscrite dans une coopération intergouvernementale plus étroite, à base franco-allemande, comme l’avait voulu le plan Fouchet ou le traité franco-allemand, mais dont l’Allemagne ne veut pas.
Notes :
[1] Procédure de vote au Conseil Européen (organe intergouvernemental représentant les Etats) requérant 55% des Etats-membres représentant 65% de la population européenne pour qu’une décision soit adoptée.
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Le déclenchement de deux conflits régionaux aux répercussions mondiales, en Ukraine et en Palestine, ont révélé les fractures latentes de l’ordre international. Pour une majorité du monde, l’alignement sur les États-Unis n’est plus une évidence. Ce glissement s’observe également à travers d’autres visages des relations internationales, au-delà des conflits armés : rivalité commerciale, scientifique, industrielle entre la Chine et les États-Unis ; élargissement des BRICS et volonté déclarée de dédollariser les échanges ; dynamiques démographiques contraires entre continents, etc. À l’occasion du la publication du livre de Christophe Ventura et Didier Billion – chercheurs en relations internationales – Désoccidentalisation : repenser l’ordre du monde, Le Vent Se Lève et le département de relations internationales de l’Institut La Boétie ont organisé une conférence intitulée : « La désoccidentalisation du monde est-elle une bonne nouvelle ? ». Sont intervenus les deux co-auteurs du livre ainsi que Martine Bulard, journaliste spécialistes de l’Asie, et Jean-Luc Mélenchon, co-président de l’Institut La Boétie.
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Le conflit ukrainien aura-t-il raison du Haut-Karabagh, cette enclave arménophone en Azerbaïdjan qui réclame l’indépendance ? Depuis quelques mois, les visées expansionnistes du chef d’État azéri Ilham Aliev sont arrivées à leur terme. Le Haut-Karabagh est occupé, et ses habitants sont privés du corridor qui les reliaient à l’Arménie.Avec le soutien implicite de l’Union européenne et des États-Unis, mais aussi – fait nouveau – de la Russie. Le gouvernement arménien avait en effet tenté de se rapprocher du bloc occidental ces derniers mois ; sans succès, mais suffisamment pour s’aliéner les bonnes grâces de la Russie. Quant à Emmanuel Macron, qui critique régulièrement le chef d’État azéri, il a décrété suite à l’annexion du Haut-Karabagh que « l’heure n’était pas aux sanctions »…
Pour comprendre le Haut-Karabagh, cette enclave arménophone en Azerbaïdjan, il faut remonter à l’année 1923. Et à la volonté du pouvoir soviétique, représenté par Joseph Staline, d’anéantir l’autonomie décisionnelle des autorités d’Azerbaïdjan et d’Arménie. Pour ce faire, de nouvelles frontières ont été tracées, faisant volontairement fi des facteurs ethniques et linguistiques. Le pouvoir soviétique a parié sur une dilution des sentiments nationalistes, afin de forcer l’identification à l’Union des Républiques socialistes soviétiques (URSS).
C’est ainsi que le Haut-Karabagh, peuplé à plus de 90 % d’Arméniens, est intégré comme oblast au sein de la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan. Si celle-ci se voit confier la région majoritairement azérie du Nakhitchevan, conformément à ses voeux, on lui refuse celle du Syunik, à l’Est, pourtant azérie elle aussi. Le Nakhitchevan se retrouve ainsi enclavé en Arménie, tout comme le Haut-Karabagh en Azerbaïdjan. C’est en vertu de la même logique que l’Ossétie est scindée en une entité russe et une autre géorgienne.
Implosion de l’URSS et réveil nationaliste
Auparavant, Arméniens et Azéris s’étaient proclamés indépendants en 1918, et de nombreux États les avaient reconnus comme tels, malgré les conflits qui demeuraient quant à leurs frontières. Pendant les années qui ont précédé l’invasion de l’Armée rouge dans le Caucase, les Arméniens et Azéris s’étaient livrés à de violents combats dans Haut-Karabagh.
Le mastodonte gazier SOCAR, qui accueille des capitaux du monde entier, permet le réveil militaire de l’Azerbaïdjan. Celle-ci peut rapidement écouler ses hydrocarbures vers les pays riches
Les Arméniens, déjà victime du génocide auquel participèrent de nombreux Azéris, eurent à essuyer de nouveaux massacres, notamment dans le Karabagh (jusqu’à 20,000 civils assassinés à Chouchi en 1920). À Bakou, c’est sous l’autorité des communistes russes et avec la participation active de la Fédération révolutionnaire arménienne que des milliers de musulmans sont massacrés pour endiguer les aspirations à l’autodétermination de 1918.
Avec la chute de l’URSS, les sentiments nationalistes, que les autorités soviétiques avaient tenté d’éteindre, se réveillent. Rapidement, des pogroms arménophobes sont perpétrés dans les faubourgs de Bakou ; en réaction, les Arméniens de l’oblast du Haut-Karabagh décident de s’auto-proclamer indépendant par le biais d’un referendum. Le pouvoir azéri envoie l’armée ; les craintes d’un nettoyage ethnique se propagent.
Mais la supériorité militaire du Haut-Karabagh, soutenu par l’Arménie, a raison des armées azéries. Une fois cette victoire remportée, les troupes arméniennes se lancent à leur tour dans une guerre d’annexion à l’égard des districts azéris qui entourent le Haut-Karabagh. Sur les routes de l’exil, des centaines de milliers de civils azéris viennent alors rejoindre le cortège de réfugiés arméniens qui avaient dû fuir l’Azerbaïdjan… Le pouvoir de Bakou est contraint à la signature d’un accord de cessez-le-feu.
Le chef d’État azéri Heydar Aliev, connu pour son incitation aux pogroms arménophobes durant la période soviétique, n’était pourtant pas homme à se laisser défaire. Les années suivantes, il met en place une politique économique visant à créer les conditions de la reprise en main de l’ensemble des territoires convoités. Le mastodonte gazier SOCAR, dirigé par son fils Ilham Aliev, accueille des capitaux du monde entier. Prospère, l’industrie est rapidement capable d’exporter des hydrocarbures vers les pays riches – tout en laissant une grande partie de la population locale dans le marasme économique.
À l’assaut du Haut-Karabagh
Cette politique énergétique permet au pays de connaître un réarmement fulgurant. Les dépenses militaires du pays explosent, et des armes notamment israéliennes et turques fournissent à l’armée azérie une technologie de pointe.
C’est ainsi que l’on comprend les succès militaires fulgurants de l’Azerbaïdjan lors de la période récente. Lorsque la guerre commence au Haut-Karabagh en septembre 2020, il n’a fallu que quelques semaines à Bakou pour sceller le sort des Arméniens.
Le conflit ukrainien allait générer un rapprochement mécanique du camp occidental avec l’Azerbaïdjan, tandis que les sanctions contre le gaz russe allaient encore isoler l’Arménie
L’accord signé le 10 novembre entraîne le retrait de l’armée arménienne. Il permet le maintien d’une certaine continuité territoriale entre le territoire du Haut-Karabagh et l’Arménie grâce au corridor de Latchine (qui traverse l’Azerbaïdjan sur près de 65 kilomètres jusqu’en Arménie), surveillé par des forces russes.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie devait fragiliser ce statu quo, et affaiblit par ricochet la situation des Arméniens du Haut-Karabagh. L’aide massive apportée par les Occidentaux à l’Ukraine n’est pas sans conséquence sur la géopolitique locale : celle-ci est une allié de l’Azerbaïdjan, membre comme lui du GUAM (Organisation pour la démocratie et le développement, le sigle renvoyant à ses États-membres). Ses quatre membres, la Géorgie, l’Ukraine, l’Azerbaïdjan et la Moldavie ont pour point commun d’avoir perdu le contrôle de leur territoire suite à des mouvements séparatistes hérités de l’époque soviétique ; de regarder avec méfiance les visées régionales russes ; et de vouloir se rapprocher des institutions occidentales, Union européenne et OTAN en tête.
Outre ce rapprochement mécanique du camp occidental avec l’Azerbaïdjan, les sanctions à l’égard du gaz russe allaient encore isoler l’Arménie. Un accord énergétique est conclus entre Ilham Aliev et la Commission européenne, dirigée par Ursula Von der Leyen, dès août 2022. Ironiquement, de nombreux observateurs constataient alors que l’Azerbaïdjan n’avait pas la capacité d’honorer le montant de ses commandes, et devrait se tourner vers… Gazprom. Ce tour de passe-passe permettait à la Russie d’exporter son gaz vers l’Union européenne, permettant au passage à SOCAR, en situation d’intermédiaire, d’empocher une confortable commission.
Ayant lié la stabilité énergétique de l’Union européenne à l’Azerbaïdjan, Bakou n’avait plus qu’à préparer l’assaut final sur le Haut-Karabagh. Et à multiplier les opérations de lobbying à l’international et les déclarations emphatiques à la presse étrangère déclarant vouloir la paix avec Erevan. En Azerbaïdjan même, l’atmosphère était toute autre.
La victoire militaire sur l’Arménie n’avait aucunement apaisé le climat arménophobe qui prédominait. Les appels publics à la haine continuaient de s’épanouir : « j’avais dit que l’on chasserait les Arméniens de nos terres comme des chiens », avait ainsi déclaré Ilham Aliev. Un temps, la capitale azérie contenait un « musée de la victoire » dans lequel des statuettes d’Arméniens vaincus étaient représentés avec des visages déformés, en fonction de stéréotypes qui évoquaient de manière troublante un tout autre imaginaire.
Moscou, en violation de ses engagements, a entériné l’invasion du Haut-Karabagh par Bakou. Espérait-elle fragiliser ainsi le pouvoir arménien, qui manifestait sa volonté de se libérer de l’orbite russe ?
Radicalisation de Bakou, trahison de Moscou
De toutes les déclarations, ce sont sans doute les appels au retour des Azéris dans le Sud de l’Arménie qu’il faut retenir. Il semble de plus en plus évident que l’armée azerbaïdjanaise ne s’arrêtera pas à la frontière, mais que Bakou poussera tôt ou tard l’aventure militaire jusque dans les frontières actuelles de l’Arménie. En agissant de la sorte, l’État azéri pourrait établir la continuité territoriale entre la République autonome du Nakhichevan et l’actuelle Azerbaïdjan. Une telle configuration ouvrirait la voie à de nouvelles routes énergétiques vers l’Europe, et faciliterait le projet turc d’expansion vers l’Asie.
En décembre 2022, l’assaut était lancé. Organisant une opération sous faux drapeaux, Bakou avait mobilisé de supposés manifestants écologistes (prétextant le non-respect de normes azéries dans une mine du Haut-Karabagh) pour bloquer le corridor de Latchine. En quelques jours, les pions du chef d’État azéri sont démasqués par de nombreux internautes… mais il n’en faut pas davantage pour remplacer les faux militants par de vrais soldats azéris.
Dès lors, ceux-ci décident de fermer progressivement la seule route qui liait encore l’Arménie au monde extérieur. En violation ouverte de l’article 6 de l’accord signé avec l’Arménie, qui dispose que « La république d’Azerbaïdjan garantit la sécurité de la circulation des citoyens, des véhicules et des marchandises dans les deux sens le long du couloir de Latchine ».
Peu à peu, de jour en jour, le destin déjà fragile de cette population se couvre de brume. Sans nourriture, sans médicaments, subissant de nombreuses coupures de gaz et électricité, Bakou lance son opération finale quelques jours après les échanges musclés entre Erevan et Moscou à la suite d’exercices militaires entre l’Arménie et les États-Unis. À l’évidence, la Russie, en violation de ses engagements, a approuvé l’opération actuelle. Espérait-elle fragiliser ainsi le pouvoir arménien, qui manifestait sa volonté de se libérer de l’orbite russe et de se rapprocher de l’Union européenne et des États-Unis ?
L’avantage militaire et stratégique de l’Azerbaïdjan est conséquent. Il peut notamment compter sur le soutien de la Turquie. Toute incursion azérie dans le territoire actuel de l’Arménie provoquerait cependant immanquablement l’entrée en guerre de l’Iran, qui a annoncé qu’il n’acceptera aucun changement de frontières dans la région susceptible de provoquer la fermeture des routes terrestres entre la Russie et l’Iran. La Russie elle-même serait alors incitée à soutenir l’axe Erevan-Téhéran contre l’alliance Bakou-Ankara ; mais sa focalisation sur le front ukrainien limiterait sa capacité d’action.
Les Arméniens se retrouvent, une nouvelle fois, dans une situation d’extrême fragilité. Encerclés par des régimes hostiles, alliée indocile d’une Russie qui se révèle erratique, les Arméniens ne peuvent compter sur aucun soutien occidental. L’appui de facto de l’Union européenne et de l’OTAN à Bakou s’est révélé constant.
La création de l’enclave arménienne en Azerbaïdjan en 1923 découle d’une décision soviétique visant à affaiblir le pouvoir central de la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan. L’offensive lancée le 19 septembre par Bakou a entraîné le départ des derniers Arméniens sous le regard des forces russes. L’incapacité de la République d’Arménie à défendre sa population s’explique par divers facteurs, dont le soutien de l’Union européenne et des États-Unis à la GUAM (Organisation pour la démocratie et le développement), dont font partie l’Azerbaïdjan et l’Ukraine.
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La brutalité des attaques israéliennes sur Gaza (suite aux atrocités du 7 octobre), provoquant des tueries de civils à un rythme inédit au XXIe siècle, a soulevé une indignation mondiale. Au Moyen-Orient et en Amérique latine, des démonstrations de force diplomatiques ont eu lieu. En Europe et même aux États-Unis, l’opinion exprime une condamnation croissante des bombardements, en décalage avec le soutien des gouvernements à l’État d’Israël. Celui-ci peut également compter sur l’ambivalence de la Russie et de la Chine, l’imparfaite unité du continent latino-américain, ainsi que sur sa percée en Afrique subsaharienne. Le continent européen, dont la vassalisation à l’égard des États-Unis a été approfondie avec le conflit russo-ukrainien, peine à exprimer une voix indépendante. État des lieux par Guillaume Long, ex-ministre des Affaires étrangères d’Équateur et analyste au Center for Economic and Policy Research (CEPR).
Conséquence de la punition collective infligée par Israël aux Gazaouis – en réaction à l’attaque brutale du Hamas -, la lutte des Palestiniens revient au cœur de la scène politique mondiale. La question se pose désormais de savoir si l’assaut israélien sur Gaza déclenchera une réaction internationale suffisamment vigoureuse pour influer de manière significative sur les événements. L’attention renouvelée sur le sort des Palestiniens pourra-t-elle générer une pression déterminante en faveur d’une solution politique, ou Israël traversera-t-il une nouvelle fois la crise sans accrocs ?
Ces dernières années, la solidarité de nombreux États à l’égard de la cause palestinienne avait pris du plomb dans l’aile. Et ce, malgré l’empiétement continu d’Israël sur les terres de Cisjordanie, sous l’impulsion d’une nouvelle vague de gouvernements d’extrême-droite. À Gaza les coûts sociaux, économiques et humanitaires d’un blocus impitoyable n’avaient cessé de croître. Et pourtant, une sorte de fatigue politique avait privé la cause palestinienne d’une grande partie de sa visibilité internationale, dans le contexte d’un conflit de basse intensité et d’une crise humanitaire reléguée au second plan par d’autres désastres.
Il faut dire qu’Israël avait déployé des efforts considérables pour améliorer ses relations bilatérales avec plusieurs États traditionnellement hostiles, notamment au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. En 2020, les Accords d’Abraham avaient normalisé ses relations avec les Émirats Arabes Unis, le Maroc et Bahreïn. Plus récemment, Israël et l’Arabie Saoudite, encouragés par les États-Unis, affinaient un « accord du siècle » fortement médiatisé – désormais ou bien lettre morte, ou bien conditionné par une solution impliquant un État palestinien. Parmi les signataires des Accords d’Abraham, Bahreïn, suivant l’exemple de la Jordanie, a même rappelé son ambassadeur d’Israël sous l’impulsion de la crise à Gaza.
L’Amérique latine a renoué avec une tradition multilatéraliste de soutien à l’autodétermination palestinienne.
Le gouvernement turc lui-même, malgré ses liens historiques avec les Frères musulmans et le Hamas, avait travaillé à un apaisement marqué des tensions avec Israël, rompant avec l’approche conflictuelle qui était celle du président Recep Tayyip Erdoğan en 2010 – avant que la guerre en Syrie ne relègue la cause palestinienne au second plan pour Ankara. En septembre, la première rencontre entre Erdoğan et Benjamin Netanyahu, en marge de l’Assemblée générale des Nations unies, avait été saluée par les deux parties comme le symptôme d’un dégel des relations bilatérales. Suite à cet événement, un nouvel ambassadeur turc avait été nommé en Israël la veille de l’attaque du 7 octobre par le Hamas. Depuis, il a été rappelé, et les tensions avec Israël ont atteint de nouveaux sommets, Erdoğan l’ayant qualifié d’État « terroriste » et exigé le déploiement d’inspecteurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) pour statuer sur la présence d’armes nucléaires dans le pays.
En Afrique également, continent historiquement favorable à la cause palestinienne, Israël avait réalisé des avancées significatives. Suite à la chute du président Omar el-Bashir en 2019 et dans le contexte des Accords d’Abraham, les relations avec le Soudan avaient été normalisées. Israël avait fait de même avec le Tchad – qui a rappelé son ambassadeur depuis l’offensive à Gaza.
Plus largement, ces dernières années avaient vu Israël multiplier des accords de coopération, notamment dans le domaine de la sécurité, avec plusieurs États d’Afrique subsaharienne dont le Nigeria, le Rwanda et la Côte d’Ivoire. Ses relations avec l’Éthiopie, le Ghana, le Kenya et l’Ouganda avaient quant à elles connu une amélioration sans précédent. La progression était telle qu’Israël avait été invité à devenir un État observateur de l’Union africaine – décision mise en échec à l’issue d’un veto de l’Algérie et de l’Afrique du Sud, non sans provoquer une agitation diplomatique lors du sommet d’Addis-Abeba en février 2023.
En Amérique latine et au-delà
Sur le continent latino-américain, le soutien à la cause palestinienne avait connu des pics lors des guerres de Gaza de 2008-2009 et de 2014. Au commencement des années 2010, la plupart des gouvernements se prononçaient pour un État palestinien, dans le cadre des frontières de 1967. Cet état de fait a connu un retournement drastique avec l’arrivée au pouvoir de nombreux partis de droite entre 2015 et 2019. Encouragés par l’administration Trump, ils ont rallié des positions pro-israéliennes affirmées – de Jair Bolsonaro au Brésil à Jeanine Añez en Bolivie.
À l’issue du récent virage à gauche, l’Amérique latine a renoué avec une tradition multilatéraliste de soutien à l’autodétermination palestinienne. Les attaques israéliennes contre Gaza ont été fermement condamnées par plusieurs gouvernements, au-delà des diplomaties traditionnellement favorables à la Palestine comme celles de Cuba et du Venezuela. La Colombie, le Chili et le Honduras ont rappelé leur ambassadeur, tandis que la Bolivie a rompu ses relations avec le pays. Des exceptions, et non des moindres, sont cependant à relever en Amérique centrale, et désormais en Argentine – où la présidence de Javier Milei, fervent partisan d’Israël, promet de fragmenter davantage l’unité diplomatique de la région.
Au Brésil, le président Luiz Inácio Lula da Silva, dont le pays présidait le Conseil de sécurité des Nations-Unies en octobre, a joué la carte du médiateur et du diplomate expérimenté. Il a d’abord émis des condamnations plus prudentes que les autres envers Israël. Mais de récentes escarmouches autour d’une déclaration des agences israéliennes de renseignement, affirmant que le Brésil avait procédé à l’arrestation de deux membres du Hezbollah sur son sol à leur demande – tandis que l’ambassadeur d’Israël rencontrait Jair Bolsonaro – a détérioré l’état des relations entre ces deux pays.
À l’inverse des États-Unis, de l’Europe occidentale et de la majorité de l’OTAN, la Chine et la Russie reconnaissent tous deux l’État palestinien dans les frontières de 1967, avec Jérusalem-Est comme capitale. Cependant, ni la Chine ni la Russie n’ont fait de la question palestinienne un enjeu de premier plan ces dernières années. Malgré des tensions relatives aux liens que la Russie entretient avec l’Iran et la Syrie, Israël a veillé à maintenir des relations cordiales avec le Kremlin, même si la guerre en Ukraine a généré des tensions entre le Premier ministre Benjamin Netanyahu et le président Vladimir Poutine.
La Chine, quant à elle, est le second partenaire commercial d’Israël. Les relations entre les deux États sont assez bonnes pour que le South China Morning Postproclame que « les liens économiques étroits d’Israël avec la Chine ont bien fonctionné – jusqu’au conflit de Gaza ».
L’Inde, fidèle à l’héritage non-aligné de Nehru et au soutien d’Indira Gandhi à l’Organisation de libération de la Palestine (l’Inde ayant été le premier État non arabe à reconnaître l’OLP), reconnaît également l’État palestinien. Mais le pays s’est considérablement rapproché d’Israël depuis l’ouverture diplomatique du Premier ministre P. V. Narasimha Rao en 1992. Le soutien d’Israël à l’Inde lors du conflit de Kargil avec le Pakistan en 1999 avait joué un rôle déterminant dans ce processus.
Le positionnement radicalement pro-israélien de la présidente de la Commission européenne prévaudra-t-il ? Ou entendra-t-on l’appel de Dominique de Villepin à « ouvrir les yeux » ?
Au cours de la dernière décennie, le Premier ministre Narendra Modi, tout en maintenant officiellement la position multilatéraliste traditionnelle de l’Inde, a poussé plus loin encore le rapprochement avec Israël pour alimenter son nationalisme hindou, utilisant ses liens étroits avec le pays comme emblème de son hostilité à l’égard des musulmans indiens et de l’ennemi historique pakistanais. En rupture avec son multilatéralisme de longue date, l’Inde s’est même abstenue lors du vote du 27 octobre à l’Assemblée générale de l’ONU, qui appelait à un cessez-le-feu à Gaza. Surtout, l’Inde est désormais le plus grand acheteur d’armes israéliennes dans le monde…
L’ampleur de la riposte israélienne à Gaza change indéniablement la donne. Sous l’impulsion de l’opinion publique, de nombreux gouvernements ont condamné le massacre de civils par Israël, sa violation du droit international et des droits humains les plus élémentaires.
Ce processus est particulièrement prégnant au Moyen-Orient, où la question a une fois de plus galvanisé l’opinion. Lors du sommet conjoint de la Ligue arabe et de l’Organisation de la coopération islamique à Riyad le 11 novembre, les chefs d’État ont rejeté l’idée qu’Israël agissait en situation de légitime défense. Ils ont exhorté la Cour pénale internationale à enquêter sur les « crimes de guerre » israéliens, requis un embargo sur les armes à destination d’Israël et exigé que l’ONU adopte une résolution contraignante pour mettre fin à son agression contre Gaza. Il s’agissait d’une démonstration inédite d’unité dans cette région, le président iranien s’étant même rendu en Arabie saoudite pour la première fois depuis 2012.
Le sommet de Riyad, malgré son intensité rhétorique, a cependant accouché de peu de mesures concrètes. La rupture des liens économiques avec Israël ou des approvisionnements pétroliers, l’empêchement du transit d’armes américaines vers ce pays, n’ont pas remporté d’approbation unanime. Mais les États arabes, de plus en plus indisposés à l’égard de ce qu’ils perçoivent comme la manifestation de l’indulgence occidentale à l’égard des atrocités israéliennes, commencent à recourir à des jeux de pouvoir géopolitiques plus ambitieux. À cet égard, la récente visite à Pékin des ministres des Affaires étrangères des États arabes et à majorité musulmane constituait une initiative audacieuse pour la région. Elle a été brandie comme la première étape d’une tournée diplomatique plus vaste. Elle a également été reçue de manière positive par la Chine, le ministre des Affaires étrangères Wang Yi dénonçant la « punition collective » qu’Israël infligeait aux Palestiniens.
Israël conserve cependant un soutien considérable dans de nombreux pays. Aux États-Unis, en Amérique latine et en Afrique subsaharienne, l’influence des églises évangéliques et de courants chrétiens pro-israéliens ont assuré de puissants alliés à Israël. Le soutien indéfectible du Ghana est intelligible à l’aune de la foi du président évangélique Nana Akufo-Addo, et de ses efforts visant à séduire l’électorat chrétien évangélique. Au Ghana comme ailleurs en Afrique, l’esprit tiers-mondiste qui avait incité vingt-neuf pays à rompre leurs relations avec Israël en 1973 est révolu.
En Occident, Israël est parvenu à mobiliser ses soutiens. L’idée que le pays constitue un bouclier au Moyen-Orient, alors que la crainte du déclin mondial de l’Occident fait son chemin, prospère dans les milieux conservateurs. Qu’Israël soit un « antidote au déclin de l’Occident » domine le discours de l’extrême droite. En Europe même, où les racines antisémites de l’extrême droite sont profondes, la haine des musulmans et le rejet de l’immigration ont pris le pas sur l’antisémitisme.
Une question cruciale demeure en suspens : comment le « centre politique » réagira-t-il ? Autrement dit, quelle narration l’emportera ? Comment l’Europe – dont une partie significative de l’opinion est pro-palestinienne, et dont la classe politique est plus divisée que celles des États-Unis – finira-t-elle par se positionner ? Le positionnement radicalement pro-israélien de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen prévaudra-t-il ? Ou entendra-t-on l’appel de l’ancien ministre français des Affaires étrangères Dominique de Villepin à « ouvrir les yeux » ?
La cadence des tueries n’a aucun précédent au cours de ce siècle.
La vassalisation renouvelée de l’Europe vis-à-vis des États-Unis depuis le début de la guerre en Ukraine n’augure rien de bon, pour qui escompte un positionnement véritablement indépendant. Pour autant, afin de prévenir une sanction électorale, de nombreux représentants adoptent une démarche diplomatique plus prudente, impliquant une critique accrue d’Israël. Alors que les massacres israéliens s’intensifiaient, que les sondages d’opinion et les manifestations reflétaient un mécontentement populaire significatif et que les frondes parlementaires se multipliaient, certains ont timidement amendé leur positionnement initial.
La manière dont la communauté internationale exercera une pression sur Israël dépendra, en dernière instance, de l’ampleur des protestations publiques mondiales, elles-mêmes déterminées par l’ampleur des violences exercées contre les civils par l’État d’Israël.
Lors des conflits antérieurs, la proportion de civils palestiniens décédés était significativement plus élevée que celle des civils israéliens. Lors de la guerre de Gaza en 2014, 67 soldats israéliens et 6 civils israéliens ont été tués, contre 2 251 Palestiniens – dont 60 % étaient des civils, selon le Conseil des droits de l’homme des Nations unies. À l’issue de l’assaut actuel contre Gaza, le nombre de Palestiniens décédés s’élève à 16 000, parmi lesquels 40 % sont des enfants, contre environ 1 200 Israéliens tués au cours de l’effroyable attaque du Hamas.
En termes relatifs, les tueries d’Israël sont de la même ampleur que les châtiments antérieurement infligés aux Palestiniens. Mais en termes absolus, ces chiffres racontent une autre histoire. La cadence même des tueries n’a aucun précédent au cours de ce siècle – et avec plus de 1,7 million de déplacés et plus de la moitié des bâtiments du nord de Gaza endommagés ou détruits, le degré de destruction est inédit.
Fissures dans le consensus
Par le passé, Israël a pu maintenir sa position dans l’ordre mondial malgré une condamnation internationale généralisée, en raison du soutien inconditionnel des États-Unis. Il est peu probable que celui-ci change radicalement, mais des fissures significatives apparaissent dans le consensus. L’opinion publique américaine n’a cessé d’évoluer sur la question israélo-palestinienne depuis plusieurs années. Pour la première fois, des dizaines d’élus au Congrès, membres du parti du président, se sont opposés à lui sur cette question et ont appelé à un cessez-le-feu. On rapporte également des dissensions au sein du Département d’État concernant le blanc-seing accordé par l’administration Biden à Israël.
Si les massacres se poursuivent, les États-Unis pourraient se trouver dans l’obligation d’intensifier leur posture unilatéraliste pro-israélienne. Mais une telle attitude pourrait coûter cher à l’administration Biden en termes électoraux – notamment au sein des jeunes de la base démocrate – et auprès de la communauté internationale, laissant la Chine et la Russie profiter de cet isolement.
Pour Israël, il existe donc une réelle possibilité de remporter une victoire militaire à la Pyrrhus, avec des conséquences politiques dommageables. Parmi les principaux acquis diplomatiques israéliens de ces dernières années, certains sont déjà en jeu. Israël pourrait ne pas s’en soucier. Après tout, ce pays a déjà surmonté une hostilité internationale significative par le passé, s’appuyant sur de puissants alliés et sa force de dissuasion nucléaire. On peut interpréter les récents succès diplomatiques d’Israël comme autant de tampons sécurisés par le pays, prévus pour absorber les chocs qu’une crise internationale ne manquerait pas de provoquer. Que pèsent quelques différends diplomatiques ou le rappel de quelques ambassadeurs dans ce grand schéma ? Si l’hostilité croissante à l’égard d’Israël ne se traduit pas par des actions concrètes menaçant de manière crédible le pouvoir militaire ou la position économique d’Israël, il est peu probable qu’elle prenne le pas sur les préoccupations de politique intérieure de Netanyahu ou les défis sécuritaires perçus.
Après un oubli prolongé, la question palestinienne est de retour. Reste à savoir si l’ampleur du nettoyage ethnique et de la violence meurtrière d’Israël initiera un changement de paradigme qui érodera sa légitimité, et si ce moment charnière signifie que la situation des Palestiniens refuse de s’effacer de la scène internationale, comme cela s’est si souvent produit par le passé.
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« Pour avoir critiqué la visite à Taïwan de Nancy Pelosi, Jean-Luc Mélenchon a une nouvelle fois été catalogué en “pro-chinois” et ami des régimes autoritaires. Ces accusations absurdes mettent de côté le fait qu’il s’est contenté de rappeler la position officielle de la France : il n’existe qu’une seule Chine. Ce type de déplacement ne sert aucunement les intérêts taïwanais ou français, mais uniquement ceux des tenants d’une nouvelle “guerre froide” avec la Chine, dont l’un des outils serait l’extension des missions de l’OTAN à la zone dite indopacifique. Le spectre d’une guerre autour de Taïwan, principal lieu de production de semi-conducteurs, pose bien sûr le problème de notre dépendance économique à l’égard de la Chine. Mais la réponse ne réside pas dans une escalade. Elle implique une action altermondialiste combinant protectionnisme solidaire et coalitions de progrès ayant comme seul objectif de répondre aux défis communs de l’humanité et mettant de côté toute logique de bloc antagonistes. » Entretien avec Arnaud le Gall, député NUPES-France insoumise membre de la Commission des Affaires étrangères, en charge notamment du volet international de l’Avenir en commun.
Le Vent Se Lève – Pourquoi la France insoumise a-t-elle jugé utile de dénoncer la visite de Nancy Pelosi à Taïwan ? Il ne s’agit, après tout, ni du président, ni du secrétaire d’État américain. D’un autre côté, la réaction de la Chine ne s’est pas fait attendre, et elle a été virulente…
Arnaud le Gall – La visite de Nancy Pelosi était celle du plus haut dignitaire américain à Taïwan depuis 1997. Dans un contexte géopolitique tendu, elle ne pouvait que conduire à un accroissement brutal des tensions. Les Chinois estiment que les États-Unis cherchent à remettre en question le statu quo et la doctrine d’une seule Chine. Il s’agit de la position officielle de la France, des États-Unis et de 184 des 197 États-membres de l’ONU. Les États-Unis, depuis la Taïwan Act de 1979, et la France, depuis 1964, s’accordent pour ne pas reconnaître l’indépendance de Taïwan.
On voit donc mal comment la visite de Nancy Pelosi aurait pu ne pas être perçue comme une manière de créer un point de tension dans une zone stratégique pour la Chine. On peut bien sûr considérer que la réaction de la Chine n’a pas été proportionnée. Mais nul besoin de surjouer la stupéfaction : la réplique de Pékin n’a surpris personne. Nulle ingénuité donc de la part de Nancy Pelosi, qui n’a pas choisi ce moment au hasard pour effectuer sa visite à Taïwan.
Sa démarche a d’ailleurs été fraîchement accueillie en Corée du Sud et au Japon, qui ne souhaitent d’aucune manière être embarqués dans un conflit relatif à Taïwan. Même aux États-Unis, cette visite n’a pas fait l’unanimité. Les bruits de couloir font état d’une désapprobation de Joe Biden, tandis que plusieurs chefs militaires et de nombreux titres de presse l’ont désapprouvée1. Il faut garder à l’esprit qu’à l’heure du conflit ukrainien, une partie de l’appareil d’État américain souhaite avant tout éviter que la Chine apporte un soutien décisif à la Russie, par exemple via la livraison d’armements.
LVSL – En ayant des mots aussi acerbes à l’égard de Pelosi sans critiquer la réaction chinoise, Jean-Luc Mélenchon n’a-t-il pas prêté le flanc à la critique ?
ALG – On voit mal en quoi les propos de Jean-Luc Mélenchon, lorsqu’il mentionne la nécessité de ne reconnaître qu’une seule Chine, tranchent avec la position officielle de la France en la matière. Il n’a pas dit autre chose que Catherine Colonna, ministre des Affaires étrangères2, qui a rappelé que la position de la France n’avait pas changé depuis la reconnaissance de la République populaire de Chine en 1964 par le général de Gaulle.
LVSL – Comment interprétez-vous la séquence médiatique qui s’en est suivie, accusant Jean-Luc Mélenchon de complaisance à l’égard de la Chine ?
Un certain nombre d’acteurs politiques et de médias ont intérêt à singulariser la prise de position de Jean-Luc Mélenchon, afin d’accréditer la thèse absurde selon laquelle son supposé soutien à la République populaire de Chine s’expliquerait par son appétence particulière pour les régimes autoritaires. Lorsqu’il n’est pas sous-entendu qu’il serait lui-même un dictateur en puissance ! Jean-Luc Mélenchon s’inscrit au contraire dans une lecture assez classique des relations internationales. Il considère que le cœur de celles-ci réside dans les relations inter-étatiques, par-delà la nature des régimes. Sans exclure aucunement les dynamiques et acteurs transnationaux, ce qui est un autre sujet.
Jean-Luc Mélenchon s’est donc exprimé sur cette affaire en homme d’État. Il a montré la manière dont il réagirait à cette visite s’il était à la tête du pays : en préservant une politique de non-alignement et d’indépendance absolue.
Ceci n’implique aucune proximité idéologique avec les dirigeants de la République populaire de Chine. Le général de Gaulle n’est pas devenu maoïste pour avoir reconnu Mao Zedong comme dirigeant officiel de la Chine en 1964, ou bolchévique pour avoir œuvré à la détente avec l’Union soviétique. Il prenait simplement en compte la place particulière de ces États dans les rapports de force internationaux.
Rappelons que cette orientation diplomatique lui avaient valu des critiques acerbes de la part de fractions de la droite et de l’extrême-droite. En mars 1966, à la suite de la sortie de la France du commandement intégré de l’OTAN, le directeur du Figaro déplorait la résurgence du « péril russe », mais aussi « d’autres dangers » : « Mao Tsé Toung est un autre Hitler. À sa place peut surgir un Gengis Khan, un Tamerlan, un Mahomet qui, muni d’armes atomiques, entraînera les populations affamées d’Asie et d’Afrique à l’assaut des peuples nantis et prospères, à l’assaut des Blancs et de leur civilisation. »3. Par-delà les différences de contextes, les termes et enjeux du débat témoignent d’une certaine continuité…
LVSL – Plus largement, comment analysez-vous le rôle de Taïwan dans l’accroissement des tensions sino-américaines ?
ALG – Les tensions autour de Taïwan sont indissociables de la logique de reconstitution de blocs régionaux dans le cadre de la fragmentation de la mondialisation à laquelle on assiste depuis la crise financière et économique de 2008, dont les effets se font toujours sentir, et qui ont été exacerbés par la pandémie et la guerre en Ukraine. L’ère de la domination unipolaire des États-Unis est terminée. Une recomposition s’effectue, autour de grandes puissances cherchant à construire de nouvelles alliances, économiques et/ou militaires.
Il ne faut avoir aucune nostalgie pour la « pax americana » des années 1990-2000. Elle n’a pas été pacifique pour tout le monde, loin s’en faut. Mais gardons-nous, en sens inverse, de sous-estimer les immenses dangers de la période qui s’ouvre. Car les points de tension, dont Taïwan est l’un des principaux, ont une fonction bien déterminée dans ce nouvel ordre international : les attiser pour rendre légitime et accélérer la constitution des blocs. Dans ce cadre les partisans d’une nouvelle guerre froide contre la Chine aux États-Unis tentent de mettre les États européens devant le fait accompli afin de souder le bloc occidental. Cette démarche est-elle dans notre intérêt ? À l’évidence, non.
Bien sûr, il n’est pas interdit de se pencher sur l’histoire de Taïwan et de ses relations avec la République populaire de Chine. Ses velléités indépendantistes sont liées à des poussées démocratiques relativement récentes en son sein. Mais n’oublions pas que pendant des décennies, la ligne diplomatique qui prévalait à Taipei était la même qu’à Pékin : il n’y a qu’une seule Chine. Car Taïwan est d’abord le produit de la guerre civile chinoise. Lorsque le leader nationaliste Tchang Kaï-Chek s’y est réfugié à l’issue de la victoire des communistes sur le continent en 1949, il souhaitait la réunification de la Chine sous son égide. De la même manière Mao Zedong souhaitait récupérer Taïwan. Les deux s’accordaient alors sur la nécessité d’une réunification.
LVSL – La gauche semble tiraillée entre l’impératif de défense des droits de l’homme (ou de la démocratie) et la nécessité de respecter le droit international, qui pose qu’un État est souverain sur chaque portion de son territoire (fût-ce la région taïwanaise, dans le cas de la Chine)…
ALG – L’affaire taïwanaise est historiquement un sujet interne à la Chine. Se payer de mots en évoquant la défense de la démocratie ne changera pas cet état de fait. Entendons-nous bien. Il ne s’agit pas de dire que le combat démocratique, pour la souveraineté politique et économique des peuples, ne doit pas rester un objectif essentiel de tout combat internationaliste, aux côtés du combat pour la préservation d’un écosystème viable pour les êtres humains.
Mais, dans les séquences comme celle à laquelle nous venons d’assister, nous sommes placés dans une situation concrète où la défense de la démocratie n’est qu’un prétexte. Si l’objectif central des classes dirigeantes « occidentales » était la défense de la démocratie, on ne courtiserait pas Mohammed Ben Salmane, le prince héritier saoudien, ou Al-Sissi, dictateur égyptien, pour ne prendre que les exemples les plus cinglants. Nous avons bien affaire à des enjeux géopolitiques durs, et non à la défense de la démocratie. Et ici l’intérêt de la France n’est certainement pas de suivre la politique de tensions dans la zone dite indopacifique. L’affaire des sous-marins australiens a montré que le suivisme vis-à-vis des États-Unis, dans cette région comme ailleurs, se paie au prix fort4.
Les médias ont fait mine de découvrir que la gauche était traversée par des divergences ou des nuances doctrinales en matière de relations internationales. Elles sont pourtant connues de longue date, n’ont jamais été cachées, et n’entravent en rien notre action. Dans le programme présenté pour les élections législatives, un ensemble de questions ont été renvoyées à la sagesse de l’Assemblée : elles étaient destinées à être tranchées par un vote. Nous avons été clairs là-dessus, et n’avons jamais prétendu à l’homogénéité. Cela n’empêche pas la NUPES de mener la bataille au parlement sur les questions sociales, écologiques ou encore démocratiques.
LVSL – Quelles sont les nuances en matière de doctrine de relations internationales au sein de la NUPES ?
ALG – Jean-Luc Mélenchon a exprimé une position consistant à partir du monde tel qu’il est. Il refuse de souscrire à des promesses – bien fondées ou non – que la France serait incapable de réaliser une fois que nous serions au pouvoir. Ceux qui considèrent que sa position n’est pas la bonne devraient répondre par anticipation à certaines questions majeures. La principale est la suivante : si l’on encourage Taïwan à déclarer son indépendance, comme le fait en creux Nancy Pelosi, ira-t-on la défendre militairement en cas de réaction armée de la Chine ? Tout le monde connaît la réponse. On n’entre pas en guerre face à une puissance nucléaire.
La doctrine de Jean-Luc Mélenchon en la matière est donc cohérente : il défend une politique d’apaisement, de refus des tensions, et de coalitions, ad hoc ou permanentes, au service du progrès humain. La France peut être en accord avec un groupe de pays sur l’impératif de lutte contre le réchauffement climatique ou de réglementation des activités en haute mer, avec un autre sur la nécessité d’une refonte du système monétaire international, et en désaccord sur d’autres sujets notamment de politique intérieure.
D’aucuns revendiquent une approche dite plus morale des relations internationales. On peut l’entendre, mais on ne peut s’empêcher de leur demander ce qu’ils feraient dans le cas d’une crise ouverte à Taïwan et d’une réaction militaire chinoise, et comment ils combinent cette approche morale avec le fait que, concrètement, elle sert souvent de paravent aux manœuvres les plus cyniques de telle ou telle puissance s’en revendiquant.
LVSL – Ces nuances recoupent-elles la fracture entre réalistes et idéalistes, choyée par les théoriciens des relations internationales ?
ALG – Il faudrait se libérer des démarcations canoniques en la matière. Lorsqu’au tournant des années 1990-2000 les néoconservateurs étasuniens ont mis en œuvre l’exportation des droits humains et de la démocratie par la guerre, avec les résultats désastreux que l’on sait, étaient-ils dans une posture réaliste ou idéaliste ? Il est évident que leur politique était au seul service des intérêts perçus des États-Unis, et en fait des intérêts de certains secteurs de l’économie étasunienne. La frontière entre idéalistes qui seraient automatiquement généreux et réalistes nécessairement cyniques est bien plus floue qu’il n’y paraît.
Le monde est imparfait, la carence d’institutions démocratiques et la violation des droits humains est la norme plutôt que l’exception. Doit-on partir en guerre tous azimut pour lutter contre cet état de fait ?C’est une des questions posées par la controverse autour de Taïwan, et c’est le mérite de Jean-Luc Mélenchon que d’y répondre sans ambages.
Ajoutons que présenter l’affrontement avec la Chine comme une guerre de civilisations ou de valeurs opposant régimes autoritaires et démocraties libérales (dont il faudrait au passage définir avec précision les contours compte tenu de l’affaiblissement de la démocratie auquel on assiste y compris chez nous du fait de politiques menées par ceux-là mêmes qui prétendent défendre la démocratie aux quatre coins du monde, quand cela les arrange) fait oublier les enjeux économiques sous-jacents à la crise taïwanaise. Taïwan produit 61 % des semi-conducteurs, ces composants essentiels dans la fabrication de nombreux biens industriels. Cela constitue précisément un enjeu majeur. Une vision manichéenne et purement morale des relations internationales empêche de penser certains enjeux fondamentaux.
LVSL – Cette crise ne révèle-t-elle pas la vulnérabilité de la France face à la perspective d’une guerre économique entre la Chine et les États-Unis ? Taïwan concentre en effet une partie importante de la production de semi-conducteurs : si le gouvernement de Pékin occupait l’île et en privait l’accès aux Européens, les conséquences seraient d’importance pour la France…
ALG – À l’évidence. L’accès aux semi-conducteurs taïwanais est essentiel à des pans entiers des économies occidentales. Or une crise militaire autour de l’île aggraverait une situation de pénurie déjà forte. Certains ont semblé le découvrir avec la pandémie et depuis que cette interdépendance économique, couplée aux tensions avec la Chine, constitue une menace pour notre autonomie. Ils déplorent donc l’ordre mondial que les néolibéraux ont contribué à façonner en poussant il y a 20 ans pour l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC), donc à son intégration dans la mondialisation néolibérale.
À l’époque, notre famille politique s’y opposait. Elle avait à l’esprit les conséquences d’une telle décision en termes de délocalisations, et donc de désindustrialisation : il était évident que la Chine, grande puissance historique, tant politique qu’économique, et ayant à sa tête un régime déployant des capacités éprouvées de planification, ne se contenterait pas de produire des tongs et des parasols.
Les néolibéraux, dans leur naïveté et leur arrogance, persuadés que les États-Unis et l’Europe demeureraient dominants dans l’ordre international grâce à leur avance technologique, ont poussé à la délocalisation en Chine de pans entiers de notre industrie pour abaisser les coûts salariaux. La Chine a mis à profit cet afflux massif de capitaux pour devenir non seulement une grande puissance industrielle, mais aussi technologique, et donc militaire.
C’est cela qui, en deux décennies, lui a permis d’acquérir des capacités technologiques de pointe et un rôle central dans la division internationale de la production capitaliste. À présent, elle constitue la seconde puissance économique mondiale. Plutôt que de multiplier les rodomontades sur l’endiguement de l’impérialisme chinois, il serait plus avisé de songer aux politiques économiques, industrielles, commerciales à mettre en place pour nous rendre moins dépendants de la Chine, et planifier au passage notre adaptation aux changements écologiques.
Cela suppose bien entendu de rompre avec le paradigme néolibéral. De la même manière, rien ne sert de déplorer notre dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie si l’on ne mène pas dans le même temps une politique de conquête de notre indépendance énergétique. En l’état, le principal effet des sanctions aura été d’aggraver la hausse des coûts de l’énergie chez nous, tout en gonflant la balance commerciale russe. La dépendance de la France et de l’Europe à l’égard des grandes puissances, États-Unis, Russie et Chine en premier lieu, est extrêmement préoccupante. Ni les rodomontades sans suite, ni les envolées atlantistes contre la Chine et la Russie n’apportent de solutions car elles ne font que nous enfermer dans un bloc dont le centre, les États-Unis, a ses propres intérêts. Il n’y a qu’à voir, par exemple, la guerre des monnaies inversées qu’ils viennent d’entamer en rehaussant les taux d’intérêts, et qui risque à nouveau de fracturer la zone euro.
Notre intérêt est à la planification de notre indépendance dans un maximum de domaines. La politique de non-alignement et d’apaisement que nous proposons en est une des conditions. Discuter avec tout le monde, et enfoncer partout où cela sera possible des coins dans la mondialisation néolibérale constituent la seule issue positive. La gauche devrait garder à l’esprit les mots de Jaurès prononcés à l’Assemblée en 1895 : « Il n’y a qu’un moyen d’abolir enfin la guerre entre les peuples, c’est d’abolir la guerre entre les individus, c’est d’abolir la guerre économique, le désordre de la société présente, c’est de substituer à la lutte universelle pour la vie, qui aboutit à la lutte universelle sur les champs de bataille, un régime de concorde sociale et d’unité ».
Notes :
1 Le 3 juillet, le New York Times titrait : « Pelosi’s Taiwan visit risks undermining US efforts with Asian allies ».
2 À Libération, elle déclarait : « La France s’en tient à la position d’une seule Chine » (« Catherine Colonna, ministre des Affaires étrangères : “Ce que nous défendons en aidant l’Ukraine, c’est notre propre sécurité” », 5 juillet).
3 Cité dans Dominique Vidal, « Ce que voulait de Gaulle en 1966 », Le Monde diplomatique, avril 2008.
4 Lire la réaction de Jean-Luc Mélenchon sur ce sujet dans l’Opinion du 17 septembre 2021 : « Cessons de suivre les États-Unis dans leurs aventures dans la zone indopacifique ».
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La nomination de Catherine Colonna comme ministre des Affaires étrangères survient dans un contexte de crise. Alors que le besoin d’une diplomatie renforcée ne s’est jamais fait autant ressentir, sept syndicats et le collectif des « jeunes agents » du ministère ont récemment lancé un appel à la grève. Ce mouvement social historique (le deuxième depuis la création du ministère en 1547) intervient à la suite du décret publié le 17 avril au Journal Officiel indiquant la « mise en extinction » de deux corps centraux dans la diplomatie française, ceux des conseillers des affaires étrangères et des ministres plénipotentiaires. Une telle protestation ne provient cependant pas uniquement de cet évènement, elle est le fait d’une dégradation bien plus large des conditions de travail et d’une remise en cause profonde du rôle des agents de ce ministère.
Un mouvement social historique
Dans son appel commun, l’intersyndicale constituée de la CFTC, de l’Association syndicale des agents du ministère des Affaires Étrangères (ASAM), de l’Union syndicale des agents des corps de chancellerie (USACC), de Solidaires, de la CGT et de la FSU ainsi que l’Association syndicale des agents d’Orient (ASAO) ainsi que du collectif « jeunes agents » met en garde contre la disparition annoncée des métiers de la diplomatie, du consulaire, de la coopération et de l’action culturelle. Les réformes initiées depuis maintenant plusieurs années ne sont pas simplement des restructurations passagères justifiées par une prétendue « inter-ministérialité ». Elles viennent, d’après les agents directement concernés, remettre en cause profondément l’ensemble des moyens d’action du troisième réseau diplomatique du monde.
Une telle protestation n’avait pas eu lieu depuis 2003, sous Jacques Chirac, pour des questions d’indemnités. Olivier Da Silva, responsable du syndicat des cadres CFTC, le rappelle : « le ministère des Affaires Étrangères n’a pas pour habitude d’engager un tel mouvement, c’est une maison particulièrement obéissante ». La singularité de cet appel à la grève provient également de ses initiateurs. Les conseillers des affaires étrangères et les ministres plénipotentiaires, premiers concernés par la réforme récente, sont bien entendu présents. Mais la contestation mobilise des agents de catégories extrêmement variées, des chefs de chancellerie consulaire aux postes de comptables en passant par ceux de gestionnaires. « C’est précisément cette représentation extrêmement diversifiée des agents du ministère qui atteste de son caractère historique » affirme Olivier Da Silva.
Les raisons de la colère
Souvent accusé de fonctionner « en vase clos », le Quai d’Orsay a pourtant de véritables raisons de manifester son inquiétude. Premièrement, la manière avec laquelle le décret du 17 avril a été publié au Journal Officiel relève d’une forme de mépris. Signé à la hâte durant l’entre-deux tours – timing qui provoqua l’ire du Président de la République comme l’a révélé à l’époque le Canard Enchaîné – la dissolution de deux corps historiques regroupant près de 800 agents, qui devait se faire en catimini, n’a pas été reçue de la meilleure des manières au sein du ministère. Pour cause, la réforme initiée par la ministre de la Transformation publique, Amélie de Montchalin, entérine également l’inscription sur la plateforme interministérielle « Place de l’Emploi » de la quasi-totalité des agents.
Ces deux choix ont d’autant plus de mal à être acceptés que la composition des équipes au Quai d’Orsay ou dans les différents postes, comme le rappelle le communiqué de l’intersyndicale, atteste déjà d’une très grande externalisation des services. La dématérialisation des démarches, le recours à des prestataires privés ou encore le recrutement toujours plus important de stagiaires et de vacataires sont ainsi mis en avant par le communiqué de l’intersyndicale qui dénonce une précarisation renforcée au sein du Ministère.
Si ce récent décret a mis le feu aux poudrières, le malaise est plus ancien. Les différents plans d’économies, depuis la Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP) initiée par Nicolas Sarkozy, sont particulièrement ciblés par les signataires de l’appel. Alors même que les services du ministère ont dû faire face à des crises de plus en plus importantes ces dernières années en raison des conflits de haute intensité récents et de la pandémie de Covid-19, le réseau diplomatique a été soumis à de nombreuses « restructurations » sans que des bilans ne soient réellement dressés de ces dernières.
Comme le rappelle Olivier Da Silva, depuis une dizaine d’années, les agents du ministère des Affaires Étrangères ont le sentiment d’être tout simplement laissés pour compte. Tel est l’ensemble des raisons qui poussent aujourd’hui l’intersyndicale du ministère des Affaires Étrangères à appeler à la grève le 2 juin prochain, mais aussi à l’organisation d’assises permettant aux agents eux-mêmes de faire entendre leur voix sur l’avenir de l’un des plus importants ministères de notre République.
Alors même qu’un récent rapport de la commission des affaires étrangères du Sénat sur « La Consolidation de l’Outil diplomatique à confirmer » alertait sur l’effet délétère qu’aurait la suppression des corps de conseillers et ministres plénipotentiaires sans modification du projet initial, la réforme a été maintenue. Derrière ce choix, il y a également une conception particulière de la place de la France dans la situation internationale actuelle. Réduire les moyens d’un corps diplomatique qui n’a cessé de faire ses preuves dans l’histoire, démanteler ses services alors même que le rééquilibrage du contexte géopolitique actuel nécessite une présence forte et un certain niveau de compétence manifeste bien le décalage à l’œuvre entre les discours récents d’Emmanuel Macron sur la souveraineté et le prétendu retour à une autonomie stratégique accrue.
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Le traité de Versailles est souvent considéré en France comme l’archétype d’une paix imposée par les vainqueurs sous la forme d’un diktat insupportable pour les vaincus, et justifiant dès lors la revanche de ces derniers. Dans cette histoire, les Français, et Georges Clemenceau le premier, tiennent le mauvais rôle : celui du gagnant, qui cherche à humilier son voisin et à l’asphyxier au prix de réparations inacceptables. Et si tout cela n’était qu’un mythe ? Cette lecture culpabilisatrice, initiée par le britannique John Maynard Keynes et instrumentalisée par Adolf Hitler pour susciter un sentiment revanchard au sein de la société allemande, est en tout cas remise en cause par un essai historique : Le président est-il devenu fou ? Le diplomate, le psychanalyste et le chef de l’État. Son auteur, Patrick Weil, est politologue et historien, directeur de recherche au CNRS et Visiting Professor à l’université de Yale, spécialiste de l’immigration, de la citoyenneté et de la laïcité. Dans cet entretien, il nous présente ce dernier ouvrage documenté. L’auteur y mêle l’histoire du diplomate américain William Bullitt à celle de la biographie psychologique du président Wilson écrite par Bullitt et Sigmund Freud, dont il a retrouvé par hasard le manuscrit originel. Surtout, l’auteur nous invite à réévaluer notre lecture de cet événement historique décisif dans l’histoire du XXe siècle, et à interroger notre système politique présidentiel, en proie à la «folie » de nos dirigeants. Entretien réalisé par Léo Rosell.
LVSL – Votre ouvrage est particulièrement riche, notamment parce qu’on y lit plusieurs livres en un seul. Vous partez d’une biographie du diplomate américain William Bullitt, pour livrer en même temps l’histoire de la biographie du président Wilson qu’il a écrite avec Sigmund Freud. Dans quelles circonstances avez-vous découvert ce manuscrit originel et comment ces deux histoires se sont-elles articulées ?
Patrick Weil – Ce livre provient d’un hasard. J’enseigne à l’université de Yale, aux États-Unis, depuis 2008. À l’été 2014, avant de reprendre mes cours, je tombe dans une librairie d’occasion new-yorkaise sur la biographie de Wilson publiée à la fin de l’année 1966 par William Bullitt et Sigmund Freud.
Quand j’étais encore étudiant, j’en avais lu la traduction française publiée en poche en 1967. Ce livre m’avait beaucoup plu. Freud avait tenté un portrait psychologique d’un président américain de grande importance. Nombreux sont les citoyens qui essaient de comprendre la personnalité de leurs dirigeants parce qu’ils pressentent que celle-ci a une importance dans la conduite des affaires du pays. Freud l’avait fait avec les acquis de la psychanalyse et j’avais trouvé cette tentative très intéressante.
J’achète donc cet ouvrage d’occasion en anglais pour six dollars, je l’ouvre et j’y retrouve le nom du colonel House, le principal et plus proche conseiller de Wilson pendant sa présidence et son représentant à la conférence de la paix à Paris en 1919. House y avait noué une amitié avec Georges Clemenceau, et j’avais trouvé leur correspondance dans les archives de Yale, alors que je préparais la publication des Lettres d’Amérique de Clemenceau, un ouvrage sorti il y a deux ans.
J’ai recherché une correspondance entre House et Bullitt sur le site de la bibliothèque de Yale et je me suis alors rendu compte que toutes les archives de Bullitt s’y trouvaient. Dans ces archives, il y avaient des boîtes concernant le manuscrit avec Freud. Je m’empresse de les commander, je trouve des textes manuscrits de Freud, des entretiens passionnants de Bullitt avec les plus proches collaborateurs de Wilson. Quelques semaines plus tard, je tombe sur le manuscrit original, qui n’était pas mentionné comme tel dans les archives de Yale. Je le compare avec le texte publié et constate qu’il a été corrigé ou caviardé trois-cents fois.
À ce moment-là, j’aurais pu me contenter de rendre publique l’existence de ce manuscrit, mais je me suis dit qu’il y avait un véritable travail d’historien à effectuer, pour résoudre cette énigme : comment avaient-ils écrit le manuscrit originel ? Et surtout, pourquoi ce manuscrit originel avait-t-il été autant modifié, pourquoi des passages essentiels avaient-ils été supprimés ?
Après avoir travaillé plusieurs mois dans les archives personnelles de Bullitt, dans les archives de Wilson, de ses plus proches collaborateurs et biographes, je me suis rendu compte que la seule façon de résoudre cette énigme était de prendre comme fil conducteur la biographie de William Bullitt, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, parce qu’il avait été, pendant la Première Guerre mondiale et durant la négociation du traité de paix un proche collaborateur de Wilson, avec des missions assez extraordinaires, comme auprès de Lénine à seulement vingt-six ans, à l’issue de laquelle il obtient un projet de cessez-le-feu de la guerre civile russe, dont Wilson ne prend même pas connaissance.
Quelques semaines plus tard, à la lecture du projet de traité de Versailles, Bullitt démissionne de la délégation américaine, puis, il produit un témoignage au Sénat. Après avoir côtoyé Wilson et avoir cru en cet homme, comme un jeune peut croire en un dirigeant politique qu’il admire, il en était profondément déçu. Wilson était parvenu à attirer à lui toute la gauche intellectuelle américaine. Il apparaissait comme très progressiste, voulant instaurer une paix mondiale juste et la fin des empires. La déception de Bullitt était donc à la mesure de l’espoir que Wilson avait créé en lui.
Après avoir rompu avec lui, il publie un roman sur la haute bourgeoisie de Philadelphie qui révèle ses qualités de romancier et se vend à 200 000 exemplaires. Mais Bullitt reste obsédé par Wilson. Il veut comprendre la défaillance de cet homme. Il se lance dans une pièce de théâtre à travers laquelle il se livre à une étude psychologique de Wilson. C’est alors qu’il se rend à Vienne pour consulter Freud pour une psychanalyse personnelle. Durant les séances d’analyse, il est certain qu’ils parlent ensemble de Wilson. La pièce est très bien reçue par les lecteurs de la Corporation des théâtres de Broadway mais n’est pas jouée, à cause du scandale qu’elle aurait provoqué.
Freud se dit alors prêt à écrire quelque chose sur Wilson à condition que Bullitt lui apporte des faits vérifiés, des témoignages et qu’ensuite ils écrivent ensemble. C’est ainsi que commence cette aventure de l’écriture à quatre mains de la biographie de Wilson par Sigmund Freud et William Bullitt.
Trois ans plus tard, Bullitt rend visite à Freud pour lui parler d’un projet de livre sur la diplomatie. Freud lui avait dit qu’il avait envie d’écrire sur Wilson. Bullitt lui propose d’insérer un texte dans son livre. Freud se dit alors prêt à écrire quelque chose sur Wilson à condition que Bullitt lui apporte des faits vérifiés, des témoignages et qu’ensuite ils écrivent ensemble. C’est ainsi que commence cette aventure de l’écriture à quatre mains de la biographie de Wilson par Sigmund Freud et William Bullitt.
LVSL – Vous avez dit que William Bullitt avait eu des fonctions extraordinaires pour son âge. Pourriez-vous revenir sur son parcours et sur l’importance qu’il a pu avoir sur la politique internationale de son pays, de la Première Guerre mondiale à la guerre froide ?
P. W. – Bullitt descend d’une famille protestante qui s’est enfuie de Nîmes au moment des guerres de religion, au XVIIe siècle. En arrivant aux États-Unis, son ancêtre prend le nom de Bullitt, qui est la traduction de son nom français, Boulet. Cette famille se lie par la suite à celle de George Washington. Son ancêtre crée la ville de Louisville dans le Kentucky, tandis que son grand-père rédige la charte municipale de Philadelphie.
Sa famille appartient à la haute bourgeoisie conservatrice de Philadelphie, mais une bourgeoisie cosmopolite. Sa mère, issue d’une famille d’origine juive allemande convertie au protestantisme, parle l’allemand et le français, et impose le français à tous les déjeuners. Bullitt parle donc parfaitement français, d’autant plus que sa grand-mère maternelle, une fois devenue veuve, n’a qu’une fille mariée, la mère de Bullitt, et décide de quitter les États-Unis avec ses trois autres filles pour aller vivre à Paris. Tous les étés, avec sa mère, Bullitt prend donc le bateau et traverse l’Atlantique pour aller voir sa grand-mère et ses tantes. L’une d’entre elles se marie en Angleterre et l’autre en Italie. Il se prête donc à une sorte de promenade à travers l’Europe durant son enfance, du fait de ces circonstances familiales. C’est évidemment assez exceptionnel du point de vue de la formation intellectuelle et de la culture, familiale et politique.
Ensuite, admis à Yale College, il y dirige la revue étudiante, fait beaucoup de théâtre et devient un étudiant brillant et charismatique. À la demande de son père, il rejoint la faculté de droit de Harvard, alors qu’il déteste cette discipline. Son père meurt pendant qu’il est encore étudiant et il démissionne aussitôt sans son diplôme de droit. Il se retrouve avec sa mère en Europe le jour du déclenchement de la Première Guerre mondiale, à Moscou, et suivant le périple, à Paris pendant la bataille de la Marne, après la mort de sa grand-mère.
Initialement, il souhaite devenir correspondant de guerre, mais n’y parvient pas et devient alors journaliste. Après avoir réussi à convaincre la femme dont il est amoureux de se marier avec lui, ils partent dans les empires centraux – allemand et autrichien – d’où il ramène au State Department des tas d’informations et des interviews, puisqu’il est à la fois journaliste et, en réalité, espion pour son pays. Le colonel House lui propose alors de travailler au State Department pour le bureau de suivi de ces empires, après l’entrée en guerre des États-Unis. Il suit donc tout ce qu’il se passe en Allemagne et en Autriche, et donne à Wilson l’idée de reprendre dans ses discours ceux des libéraux et des socialistes allemands, pour séduire l’opposition allemande à la guerre.
C’est l’une des premières contributions de Wilson à la cause des Alliés : convaincre l’opposition de gauche allemande de se révolter contre ses dirigeants. Bullitt est d’ailleurs passionné par la gauche européenne et lance une enquête sur l’état des forces politiques en Europe avec l’idée que Wilson pourrait devenir le porte-parole de la gauche européenne, socialiste et même bolchévique pour renverser tout l’ordre impérialiste mondial, dont le centre est évidemment en Europe. Pour Bullitt, la social-démocratie est au XXe siècle ce que le mouvement des nationalités a été au XIXe siècle, à savoir la grande force dirigeante.
Quand il arrive à Paris dans la délégation américaine, on lui confie donc les contacts avec les socialistes. Il devient alors ami de Marcel Cachin et de Jean Longuet. Il est envoyé par les États-Unis comme représentant à la conférence de l’Internationale socialiste à Berne. Il y rencontre les principaux dirigeants sociaux-démocrates d’Europe et, avec le soutien de Cachin, il obtient une motion unanime de soutien à Wilson. Il rentre avec un amendement proposé par l’Internationale socialiste de créer au sein de la Société des Nations (SDN) une assemblée parlementaire qui soit représentative des forces politiques des pays, et non pas simplement des gouvernements. Bullitt cherche à convaincre Wilson qu’en portant cet amendement, il aurait le soutien des forces de gauche européennes mais Wilson ne veut pas en entendre parler, ce qui constitue pour Bullitt une première déception.
Par un remarquable travail diplomatique, il remplit donc pleinement sa mission auprès de Lénine, avant d’être finalement désavoué et abandonné par ceux qui l’avaient envoyé.
C’est à ce moment-là qu’il est envoyé auprès de Lénine avec un ordre de mission soutenu aussi par les Anglais, afin de créer les conditions qui permettraient, avec un cessez-le-feu dans la guerre civile russe, d’inclure les bolcheviks dans la négociation de paix. Non seulement il obtient toutes les conditions demandées, mais il convainc même les bolcheviks de participer au remboursement des emprunts, ce qui n’était pas prévu mais aurait probablement été une demande très forte de la France si Clemenceau avait accepté d’accueillir les bolcheviks dans la négociation. Par un remarquable travail diplomatique, il remplit donc pleinement sa mission auprès de Lénine, avant d’être finalement désavoué et abandonné par ceux qui l’avaient envoyé.
Dès lors, il comprend que Wilson va choisir non pas la stratégie d’alliance avec la gauche européenne, mais la stratégie d’accord avec ses alliés plus classiques que sont Clemenceau et Lloyd George pour arriver, avec un front uni des Alliés en quelque sorte, devant la délégation allemande, pour lui présenter les conditions de la paix.
LVSL – Pour autant, malgré ces désillusions, son parcours de diplomate ne s’arrête pas là…
P. W. – En effet. Lorsqu’il démissionne à la suite de ce désaveu, il cherche une nouvelle vie. Il devient romancier, puis il écrit ce manuscrit avec Freud. Il aurait pu être publié dès 1932, sauf qu’à ce moment-là, Roosevelt gagne les élections présidentielles américaines. La question qui se pose alors est de savoir si les démocrates vont pardonner à Bullitt d’avoir dénoncé le traité de Versailles, d’avoir révélé lors de sa déclaration au Sénat que le secrétaire d’État y était lui-même opposé.
Après quelques péripéties, Bullitt se retrouve à négocier aux côtés de Roosevelt la reconnaissance par les États-Unis de l’Union soviétique, et il y devient le premier ambassadeur de son pays. Cette fois-ci, la déception vient des changements qui ont eu lieu à Moscou. Il avait reçu le respect de Lénine, qui avait dit de lui que c’était un homme d’honneur, mais lorsqu’il découvre son successeur, à savoir Staline, en quelques semaines, il comprend ce qu’est le stalinisme, l’horreur de la persécution des opposants, et du régime de terreur imposé à la société.
Staline bafoue aussi toutes les conditions que les États-Unis avaient mises à la reconnaissance de l’Union soviétique. Bullitt en tire donc un certain nombre de conclusions assez radicales, qui vont le guider pour le reste de sa vie par rapport au communisme. Il considère que c’est une religion qui se développe à la vitesse du cheval au galop et à laquelle il faut à tout prix résister pour sauver le monde libre. Il devient le premier lanceur d’alerte, si l’on peut dire, du State Department vis-à-vis du communisme et du stalinisme, à un moment où il y avait une tendance forte au sein de l’establishment démocrate à concéder, jusqu’en 1945, presque tout à Staline au nom de la lutte contre Hitler.
LVSL – Vous évoquiez à l’instant la fin de la Seconde Guerre mondiale. Durant cette période, Bullitt rejoint de Gaulle au sein des Forces françaises libres. Pouvez-vous revenir sur cet épisode de sa vie, qui le relie une fois de plus à l’histoire de notre pays ?
P. W. – En 1936, après son expérience en Russie soviétique, il devient ambassadeur à Paris et se trouve directement confronté aux conséquences de la non ratification du traité de Versailles par l’Amérique.
Quand on parle du traité de Versailles, il faut s’imaginer aujourd’hui l’ONU ou l’OTAN sans les États-Unis pour comprendre la situation d’alors. À l’origine, le traité avait été organisé autour des Quatorze points de Wilson et conçu autour d’un schéma qui plaçait l’Amérique au centre de la diplomatie transatlantique et européenne. Une société des nations était créée, chargée de prévenir les conflits, une ONU avant la lettre. En outre, un accord militaire – sorte d’OTAN avant la lettre – prévoyait que les États-Unis et le Royaume-Uni s’engagent à venir militairement au secours de la France si elle était de nouveau attaquée par l’Allemagne.
À partir du moment où, du fait de Wilson, le traité de Versailles n’est pas ratifié par les États-Unis, cet accord spécial de garantie militaire devient caduc et l’Amérique absente de la SDN, c’est tout l’équilibre du traité qui est déstabilisé. En l’absence de l’Amérique, il n’a de Versailles plus que le nom. La France y perd beaucoup, surtout la garantie militaire des États-Unis. Clemenceau a perdu son pari de l’alliance atlantique.
LVSL – Pour préciser ces enjeux du traité de Versailles, à travers votre livre, on découvre le portrait psychique d’un président qui semble devenu, comme le titre l’indique, fou. Ce constat repose sur le fait que Wilson décide au dernier moment de saborder le traité de Versailles alors qu’il en avait été l’un des principaux artisans. Pouvez-vous revenir sur cet épisode de l’histoire qui est encore méconnu ?
P. W. – Wilson rentre à Washington en juillet 1919. Entre le 13 décembre 1918 et le 28 juin 1919, il s’était installé à Paris pour négocier le traité de Versailles créant la SDN. Ainsi, en dehors d’une brève interruption de quelques semaines en février 1919, il passe six mois à Paris, d’où il dirige aussi les États-Unis, ce qui est tout à fait exceptionnel.
Quand il rentre dans son pays, le sentiment anti-allemand est très élevé. Il n’y a donc pas de véritable rejet du traité pour sa « dureté » vis-à-vis de l’Allemagne. En revanche, ce qui inquiète une partie des sénateurs, c’est l’article X du pacte de la SDN, qui prévoit qu’en cas de violation des frontières d’un pays membre, les autres pays membres doivent immédiatement intervenir en soutien. Cela voulait-il dire que les États-Unis seraient directement impliqués si la Russie bolchévique envahissait la Pologne, par exemple ?
On a raconté l’histoire à l’envers en disant que c’étaient les républicains qui avaient empêché la ratification. C’est complètement faux, les Américains comprennent et ressentent bien à ce moment-là que l’échec de la ratification du traité est provoqué par Wilson.
Wilson répond que non, car les conditions d’intervention devant être adoptées à l’unanimité au Conseil de la SDN. Le représentant américain qui y siège détient donc un droit de veto. Le Sénat rappelle alors qu’en cas de déclaration de guerre, Wilson devra respecter la Constitution, c’est-à-dire avoir l’approbation du Congrès. Le président américain est d’accord mais lorsque le Sénat demande qu’une réserve d’interprétation le rappelle dans l’instrument de ratification, Wilson le prend comme une sorte d’humiliation personnelle. Pour cette seule raison, il donne l’ordre de voter contre le traité mentionnant la clause de réserve, alors même que Lloyd George et Clemenceau n’y voyaient aucun inconvénient.
On a raconté l’histoire à l’envers en disant que c’étaient les républicains qui avaient empêché la ratification. C’est complètement faux, les Américains comprennent et ressentent bien à ce moment-là que l’échec de la ratification du traité est provoqué par Wilson.
LVSL – Et il appelle donc à voter contre le traité de Versailles, parce qu’il ne veut pas que soit apposé, à côté de son nom, celui de Cabot Lodge, le leader du Parti républicain au Sénat qui est son ennemi juré…
P. W. – Tout à fait. Pour le comprendre, il faut saisir que Cabot Lodge représente pour Wilson un substitut de son père, à l’égard de qui une rage, une colère, une haine inconsciente ne s’était jamais exprimée. Je montre – ce que n’avaient pas trouvé Bullitt et Freud – combien son père « cruel et pervers », comme en témoignaient deux cousines de Wilson, l’humiliait publiquement quand il était enfant, dans des scènes familiales. Wilson répéta ensuite au fil de sa vie des ruptures douloureuses avec d’une part des amis très chers, d’autre part des figures paternelles lorsqu’il ressentaient qu’ils l’avaient publiquement humilié. Sa haine devenait alors absolument incontrôlable.
Dès lors, quand Cabot Lodge, que Wilson respectait grandement auparavant, se moque publiquement de sa faiblesse vis-à-vis de l’Allemagne après qu’elle a envoyé par le fond le Lusitania, un paquebot sur lequel voyageaient des centaines d’Américains qui périrent, sa haine à l’égard de Lodge devint obsessionnelle. Il interdit même à ses ministres d’assister à des cérémonies religieuses parce que Lodge y était également présent. Il était donc pour lui hors de question d’avoir le nom de Cabot Lodge à côté du sien sur le document de ratification du traité de Versailles.
LVSL – À partir de cet exemple, quel rôle peut jouer la psychanalyse, selon vous, dans l’étude biographique et plus largement dans l’étude de l’histoire ? N’y a-t-il pas dans le même temps un risque à psychologiser les personnalités politiques et leur action ?
P. W. – Ce risque était reconnu par Freud lui-même. C’est dans des conditions particulières qu’il a accepté de faire ce livre. En effet, il est tout à fait exceptionnel de tomber sur un homme, de surcroît un président des États-Unis, qui se confie de façon aussi intime sur ses affects, ses rêves, ses cauchemars, son enfance, à des proches ou des amis qui prennent des notes. Le colonel House, son principal conseiller dictait tous les soirs à sa secrétaire les confidences que Wilson lui avait faites dans la journée. À plusieurs reprises, il n’avait pas dormi de la nuit à cause des cauchemars qu’il faisait par rapport au temps où il était à Princeton. L’un de mes chapitres s’intitule d’ailleurs les cauchemars de Princeton, parce que c’est dans la période où Wilson est président de l’université de Princeton que l’on observe les déséquilibres de la personnalité de Wilson qui vont se reproduire quand il sera président des États-Unis.
Bullitt recueille donc sur Wilson un matériau exceptionnel, unique en son genre, qui permet à Freud, très réservé au départ, non pas de faire une psychanalyse, puisque la psychanalyse implique que la personne soit active pour que les associations avec les rêves soient faites en présence du psychanalyste, mais une analyse psychologique co-écrite avec Bullitt.
LVSL – Vous montrez également que John Maynard Keynes est l’un des premiers à s’interroger publiquement sur la psychologie de Wilson, dans son livre Les conséquences économiques de la paix. Cet ouvrage a joué un rôle important dans l’idée toujours admise aujourd’hui que le Traité de Versailles fut une humiliation inacceptable pour les Allemands, en raison de la cupidité française et de l’obsession prêtée à Clemenceau de détruire l’Allemagne. Comment expliquer une telle analyse de la part de Keynes, et sa persistance jusqu’à nos jours, que votre ouvrage vient remettre en cause ?
P. W. – Clemenceau ne voulait pas du tout détruire l’Allemagne. Il est très réaliste par rapport à l’Allemagne. Sa priorité, c’est l’alliance militaire avec l’Amérique, l’alliance atlantique pour protéger la France en cas d’une nouvelle agression allemande. Il ne s’intéresse que peu aux réparations qui sont en revanche une priorité britannique. Mais Keynes souhaite au maximum camoufler le rôle de l’empire britannique, dans l’imposition à l’Allemagne des réparations très élevées.
Keynes impute à Wilson une lourde responsabilité dans ce domaine quand il accepte soudain de faire payer à l’Allemagne le coût de la guerre. Wilson accepte une requête du général sud-africain Jan Smuts, membre de la délégation britannique qu’il apprécie particulièrement, d’imposer à l’Allemagne ces réparations extraordinairement élevées, qui correspondent au coût de la guerre. Requête que Wilson rejetait catégoriquement quelques jours auparavant au Premier ministre britannique. Keynes se garde bien de mentionner dans Les conséquences économiques de la paix que le président américain a soudain basculé à la lecture d’une note de Smuts, qui est le mentor de Keynes au sein de la délégation britannique. L’économiste ment volontairement par omission.
Cette note de Smuts est révélée quelques mois plus tard dans un livre publié par Bernard Baruch, le conseiller économique de Wilson, furieux de la perversité de Keynes qui rejette la faute des réparations élevées sur Wilson et sur les Français. Keynes s’affole quand il apprend que Bernard Baruch va publier cette note. Il s’indigne, se demande de quel droit il peut faire cela, publier des archives d’État confidentielles, alors que lui-même ne s’était pas privé de révéler des informations confidentielles. La position britannique était d’ailleurs facile à comprendre : si les réparations étaient trop limitées, elles seraient allées en priorité aux deux pays dont les territoires avaient été dévastés matériellement par les Allemands, à savoir la Belgique et la France, au nord-est. Il fallait donc, pour les Anglais, que les réparations soient beaucoup plus élevées pour que soient indemnisés les soldats du Commonwealth, qui sont venus de très loin pour participer à la guerre. La bêtise des Français, comme le dit d’ailleurs l’un des représentants français aux réunions sur les réparations, Étienne Weill-Raynal, qui y a consacré sa thèse, a été de suivre les Anglais dans leur demande.
Ce que décrit Keynes n’est pas ce qui était prévu. Mais il a contribué, en encourageant les États-Unis à la non-ratification du traité, au résultat qu’il avait décrit.
Alors pourquoi le livre de Keynes fait office de vérité ? Baruch l’explique très justement. Keynes avait tort factuellement : le traité permettait de réduire les réparations à la capacité de l’Allemagne de les payer. Clemenceau, les Américains et les Anglais étaient d’accord pour qu’une fois que les opinions publiques, enflammées par l’horreur des exactions commises par les troupes allemandes dans leur retraite, se seraient calmées, les réparations baissent. La France n’était intéressée que par une seule chose, la sécurité accordée par le traité de garantie militaire. À partir du moment où le traité de garantie militaire devient caduc du fait de la non ratification par les États-Unis, dans une sorte d’affolement général, Poincaré va faire des réparations le totem de toute la politique française. Ce que décrit Keynes n’est pas ce qui était prévu. Mais il a contribué, en encourageant les États-Unis à la non-ratification du traité, au résultat qu’il avait décrit. Ce n’est pas moi qui le dis, mais Bernard Baruch, évoquant l’effet de son « livre pernicieux ». D’ailleurs, il ne le pardonnera jamais à Keynes…
LVSL – Oui, parce qu’en même temps que Keynes transmet un sentiment de culpabilité chez les Anglais et chez les Français, il justifie un sentiment de revanche chez les Allemands, qui joue un rôle dans la montée du nazisme. Si l’on met en parallèle la publication de ce livre de Keynes avec la non-parution de la biographie de Wilson comme elle aurait dû en 1932, comment analysez-vous l’importance de cette « ruse de l’histoire » dans le contexte politique des années 1930 ?
P. W. – C’est une ruse du récit historique, lorsqu’il ne rend pas compte de faits dans la façon dont ils se sont produits et agencés. Et cela s’est produit pour deux moments, deux événements clefs. D’abord lorsque Wilson donne l’ordre aux sénateurs démocrates de voter contre la ratification du traité de Versailles qu’il a lui-même personnellement négocié à Paris où il a résidé six mois en 1919. Wilson avait créé chez les puissances défaites l’illusion d’une paix juste et perpétuelle, puis nourri leur déception et leur colère, en étant incapable de la réaliser.
Wilson fut le principal responsable de sa non-ratification et du déséquilibre immédiat pour le monde qu’elle provoqua. Il a successivement armé de colère les peuples des États ennemis, puis désarmé ses alliés.
Même perçu comme injuste, le traité de Versailles qu’il négocia créait une Société des nations et organisait une sécurité collective avec l’alliance militaire nouée avec l’Angleterre et la France. Wilson fut le principal responsable de sa non-ratification et du déséquilibre immédiat pour le monde qu’elle provoqua. Il a successivement armé de colère les peuples des États ennemis, puis désarmé ses alliés. Il faut le faire. Il avait exactement abouti à l’inverse du principal objectif qu’il s’était fixé, la paix perpétuelle : il avait créé les conditions de la guerre perpétuelle. C’est pour cela que sa personnalité intéressait Freud.
Ensuite, Keynes a une responsabilité immense dans la création d’un sentiment de culpabilité, non seulement en Angleterre mais en France aussi où l’on se sent responsable encore aujourd’hui de la clause des réparations incluse dans le traité de Versailles. Cet ouvrage démontre toutefois que cela ne s’est pas passé comme cela, et qu’il faut donc repenser notre façon de rendre compte du traité de Versailles, et la transmettre d’ailleurs en Allemagne.
Que ce serait-il passé si la biographie de Wilson était sortie en 1932 ? Freud était vivant et, aux côtés de Bullitt, aurait pu défendre ce livre, à la radio, dans les journaux, etc. Ils auraient pu ainsi saisir l’opinion mondiale d’une interprétation plus véridique du traité de Versailles démontrant que le principal responsable du désordre alors en cours en Europe était Wilson lui-même. C’eut été aussi une mise en garde, quelques mois avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir, contre la folie des dirigeants. Bullitt croyait depuis le départ que la solution était dans la réconciliation franco-allemande.
Si l’ouvrage est publié si tardivement, c’est parce qu’il craint, à partir de 1945, dans un contexte de guerre froide avec l’Union soviétique et le communisme, que certains passages du livre soient trop défavorables aux États-Unis. Il pense alors que le libéralisme politique ne peut pas résister au communisme et que seule une force sociale comme celle que crée le lien religieux peut résister à une autre idéologie religieuse, qui est celle du communisme, raison pour laquelle il coupe les passages qui pourraient nuire au christianisme. Pour autant, il n’a pas détruit le manuscrit original. Il savait donc bien qu’un jour ce manuscrit serait retrouvé, donc publié, et voilà ce jour venu.
LVSL – Entre temps eut lieu le grand désastre du XXe siècle que l’on pouvait prévoir à travers la prophétie auto-réalisatrice de Keynes, lors de laquelle Bullitt s’engage d’ailleurs aux côtés de la France Libre.
P. W. – Dans un premier temps, jusqu’en 1940, il va d’abord essayer d’aider la France à s’armer d’avions militaires parce que nous sommes très en retard dans la construction d’avions modernes par rapport à l’Allemagne. Avec Jean Monnet, il va mener une opération d’achats de centaines d’avions aux États-Unis. Roosevelt le soutient, jusqu’à se fâcher avec le Congrès et son administration.
Puis, rentré aux États-Unis, il alerte Roosevelt en janvier 1943 qu’il n’est pas nécessaire, dans le cadre d’un soutien légitime à Staline contre Hitler, d’aller jusqu’à lui abandonner l’Europe de l’Est et la Chine. Il n’est pas entendu et s’engage alors dans les Forces françaises libres. De Gaulle l’affecte auprès l’État-major de De Lattre du débarquement en Provence jusqu’à la victoire. Après la guerre, il poursuit sa propre diplomatie en liaison avec De Lattre, d’autres gaullistes de droite et toutes les forces internationales qui luttent contre le communisme.
LVSL – Cette réflexion sur le pouvoir présidentiel et sur la folie potentielle des dirigeants, dictatoriaux mais aussi démocratiques, semble particulièrement pertinente dans la période que nous traversons. Vous concluez d’ailleurs votre ouvrage en estimant qu’« Aujourd’hui, la question posée par Freud et par Bullitt est plus que jamais d’actualité. Comment empêcher une personnalité instable d’accéder et de demeurer au pouvoir, de mener un pays et parfois le monde à la catastrophe ? » Au terme de cette étude passionnante, avez-vous trouvé une réponse à cette question ?
P. W. – Bullitt en était arrivé à dire que quelque soit le président, fou comme Wilson, ou non, comme Roosevelt, le régime présidentiel est nuisible. Il isole le dirigeant politique et comme il est quasi inamovible, le rend irresponsable de ses actes. Bullitt était ainsi devenu partisan, ce qui est rare pour les Américains, d’un régime parlementaire.
Nous devons réorganiser les rapports entre le président et le Parlement pour permettre à ce dernier d’être indépendant, afin qu’il soit un véritable contre-pouvoir. Puisque le président est devenu un pouvoir, et un pouvoir excessif, ce qui n’était pas prévu au départ dans la Constitution de la Ve République.
Si l’on conserve un régime d’élection du président au suffrage universel, la question de savoir comment se prémunir d’une personnalité dont on n’a pas su saisir le déséquilibre est légitime. On fait passer moins de tests aux dirigeants politiques avant de les élire qu’une entreprise à un cadre lors d’un recrutement… Quels pourraient être vis-à-vis du président les garde-fous ? Il y a d’abord la limitation de la durée des mandats, ce qui s’est passé aux États-Unis après les quatre exercices de Roosevelt. Ensuite, on l’a vu dans le cas de Trump, il y a le fait d’avoir un Parlement indépendant, ce que nous n’avons pas en France et ce qui constitue un vrai problème. Nous devons réorganiser les rapports entre le président et le Parlement pour permettre à ce dernier d’être indépendant, afin qu’il soit un véritable contre-pouvoir. Puisque le président est devenu un pouvoir, et un pouvoir excessif, ce qui n’était pas prévu au départ dans la Constitution de la Ve République.
Enfin, il y a d’autres dispositions, qui existent aux États-Unis par exemple au niveau des États, comme le référendum révocatoire. Une procédure vient d’ailleurs d’être intentée contre le gouverneur de Californie, qui compte près de quarante millions d’habitants, ce qui en fait un très grand État. En France, on pourrait imaginer des référendums révocatoires, évidemment avec un certain seuil de signatures à atteindre et dans des conditions exigeantes, pas simplement vis-à-vis du président de la République, mais au niveau de tous les responsables qui détiennent un pouvoir exécutif.
LVSL – À ce sujet, et à l’instar de Wilson, les crises internationales sont propices à la mise en scène d’hommes ou de femmes d’État dans la posture de faiseurs de paix ou au contraire de chefs de guerre. Pensez-vous que l’on peut déceler derrière ce type d’attitude narcissique une forme psychique particulière ?
P. W. – Il y a un rapport à l’usage des mots. Un travail pourrait être fait par des linguistes et des psychologues sur ce sujet. Par exemple, Wilson a un très grand talent oratoire. Or, c’est par les mots, par le verbe, qu’un dirigeant ou une dirigeante séduit son électorat. Mais Wilson avait un rapport particulier aux mots : une fois qu’il les avait prononcés, il fallait que toutes ses actions puissent être rattachées à ce qu’il avait dit. Cela menait parfois à des situations absurdes, puisque dès lors qu’on arrivait à établir un rapport, même totalement alambiqué, il pouvait l’approuver.
D’une certaine façon, avec Emmanuel Macron, c’est un peu l’inverse. Il n’a strictement aucun attachement aux mots qu’il prononce. Cela fut par exemple perceptible au moment du dernier sommet de Versailles sur l’Ukraine, lorsque interrogé sur une chaîne française, il se déclarait pessimiste et la minute d’après sur une chaîne américaine optimiste. Emmanuel Macron veut avant tout séduire son interlocuteur et va donc prononcer les mots que celui-ci veut entendre, sans avoir le moindre attachement à ses propres paroles.
Il y a là un enjeu d’éducation civique à part entière : éduquer à l’usage des mots par le pouvoir.
En ce sens, ce sont deux rapports au langage qui sont particuliers, parce que les individus lambda ont un rapport sain à leurs mots, ils disent en général ce qu’ils pensent, ils disent les choses telles qu’il les ressentent, quitte après à convenir de s’être trompés ou d’avoir changé d’avis. L’inverse de l’attachement absolu ou du détachement total. Ces indices que l’on peut noter mériteraient d’être étudiés par des spécialistes, d’autant plus que c’est par les mots que l’élection se fait, par le rapport à la séduction qu’ils entretiennent. Ce travail d’étude du langage de nos dirigeants nous permettrait de prendre de la distance avec les discours politiques. Il y a là un enjeu d’éducation civique à part entière : éduquer à l’usage des mots par le pouvoir.
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Nouvelle ministre des affaires étrangères au sein du gouvernement du Président Gabriel Boric, Antonia Urrejola était il y a encore quelques mois la Présidente de la Commission Interaméricaines des Droits de l’Homme. Dans cet entretien, elle aborde les chantiers de sa gestion et s’engage dans la reconstruction d’une politique étrangère qui fut très critiquée pendant le mandat de Sebastian Piñera. Priorité aux droits humains, l’environnement, le droit des femmes et l’intégration régionale. Avec un degré de pragmatisme, la nouvelle ministre débute sa gestion dans une région qui confirme un tournant à gauche mais souffre de nombreux reculs notamment en matière de pauvreté à cause de la pandémie.Pierre Lebret l’a rencontrée à Santiago pour Le Vent Se Lève.
Pierre Lebret – Le monde se souvient du « Chile despertó » comme une leçon d’un peuple contre un système profondément inégalitaire, contre les abus. Aujourd’hui, le Chili a le plus jeune président de son histoire et se dirige vers une nouvelle Constitution. À quels changements le peuple chilien peut-il s’attendre en matière de politique étrangère ?
Antonia Urrejola – En matière de politique étrangère, le Chili doit répondre à ce que vous venez de souligner. Effectivement, Chile despertó1, et aujourd’hui nous avons un jeune président avec une forme de leadership qui est nouvelle pour le Chili et la région. C’est un leadership empathique, qui représente non seulement la jeunesse, mais aussi une gauche démocratique, qui a un regard inclusif sur tous les secteurs, toutes les communautés et toutes les diversités, et je crois que la politique étrangère doit être le reflet de ce leadership que témoigne le président Gabriel Boric. Dans cette perspective, nous devons promouvoir une politique étrangère la plus ouverte possible, une politique étrangère en contact avec les pays voisins, avec les différentes chancelleries des autres pays, avec les organisations multilatérales. Je souhaite être également en contact et au plus près des personnes, à la fois vis à vis des attentes de nos citoyens, mais également lors de mes déplacements futurs, j’espère vraiment avoir un espace pour rencontrer et écouter les sociétés civiles au sein des pays là où je me rendrai. Je crois que l’élan que donne le Président Boric, cette empathie, doit se refléter aussi au niveau de la politique étrangère.
PL – Quelles seront les priorités du Chili en matière de politique étrangère ? En quoi consiste cette diplomatie que vous définissez comme « turquoise » et féministe ?
AU – La politique étrangère dialogue avec la politique intérieure, et la diplomatie turquoise répond aux enjeux prioritaires que sont la crise climatique et la question environnementale. La nomination de Maisa Rojas est un message fort en ce sens pour la région et le monde, elle est connue pour sa lutte contre le changement climatique et c’est un signal du Chili vis à vis de l’étranger. La diplomatie turquoise est une vision globale des effets du changement climatique, à la fois de la biodiversité, à cause de la couleur verte, mais également en lien avec la question des océans, et là, je veux reconnaître le travail réalisé par l’ancien ministre des Affaires étrangères Heraldo Muñoz2 dans ce domaine, dans un pays qui compte avec de vastes zones océaniques comme le Chili.
Si nous voulons faire face au changement climatique, nous devons avoir une forte politique environnementale comme axe prioritaire, nous devons traiter les questions de biodiversité et la question océanique et antarctique. C’est pourquoi cette diplomatie turquoise, qui est une synthèse de ces perspectives, devrait nous permettre d’avoir une voix beaucoup plus forte, tant au niveau multilatéral, mais aussi bilatérales avec la mise en place d’agendas communs sur ces questions. Seuls, nous ne pouvons pas faire face à la question climatique, énergétique et environnementale.
En matière d´égalité de genre, le président a été très catégorique sur l’importance d’une politique féministe. Par exemple, c’est la première fois que le Comité politique intègre la Ministre des femmes, ce n’est pas un fait isolé et cela témoigne d’une politique féministe, car cela va permettre à l’agenda de genre d’être une dimension transversale à la politique gouvernementale. La politique étrangère doit également y répondre, y compris la transversalité de la politique féministe. Lorsque nous parlons du changement climatique ou de l’inégalité structurelle que connaît le Chili dans des organisations internationales comme la CEPALC par exemple, la perspective de genre sera également incluse dans toutes ces conversations. Cela aura également un effet sur la nomination des femmes ambassadrices, où la parité sera essentielle. Nous devons commencer à travailler pour réduire l’écart entre les sexes au sein du ministère des Affaires étrangères lui-même, dans la représentation diplomatique elle-même, dans la carrière diplomatique et dans la formation des futurs professionnels diplomatiques. D’ailleurs nous avons nommé une femme, féministe, comme directrice de l’Académie diplomatique.
PL – Ces dernières années, on voit comment des gouvernements conservateurs ont quitté des organisations comme l’UNASUR pour en créer d’autres sans grande ambition intégrationniste. Seule la CELAC a pu être relancée par le gouvernement mexicain. Pour vous, comment et en quoi doit consister l’intégration régionale, vers quoi doit-elle s’orienter pour qu’elle soit durable et utile aux peuples de la région ?
AU – Il existe plusieurs espaces d’intégration régionale. La première des priorités en matière d’intégration c’est celle que nous devons construire avec nos pays voisins, ils représentent une dimension essentielle dans les relations internationales, et il faut d’abord commencer par renforcer la coopération avec ces pays, travailler sur des agendas communs, et notre pays en particulier compte tenu des divergences que nous avons eues sur les questions frontalières. Des divergences continueront d’exister, mais l’important c’est que l’on puisse trouver des objectifs communs pour travailler ensemble et cela doit s’inscrire sur le long terme au-delà des gouvernements en place, il y a des problèmes communs qui nous rassemblent.
Pour le Président, la relation de notre pays avec l’Amérique latine est fondamentale. Il faut récupérer la voix de l’Amérique latine dans les enceintes mondiales, et c’est un enjeu que le Président m’a indiqué comme étant une priorité absolue, pour que la région se repositionne sur des enjeux majeurs comme le changement climatique, étant donné que nous sommes l’une des régions les plus touchées par ce phénomène. Nous devons avoir une voix commune sur ces questions. L’intégration régionale c’est aussi trouver un chemin commun, concernant l’environnement, la crise migratoire, le trafic de drogue, le commerce équitable, le développement durable, nous devons établir ce chemin commun avec les pays de la région au-delà de nos différences idéologiques. Nous pouvons avoir des différences idéologiques, et nous pouvons avoir des alliances dans l’espace idéologique plus proche de nous, avec des points de vue communs, mais cela ne veut pas dire que nous n’allons pas travailler à l’intégration régionale avec tous les pays de la région.
Aujourd’hui, nous avons un continent fragmenté, polarisé, où les espaces de dialogue ont été perdus, et il n’y a que des espaces de dialogue entre ceux qui sont idéologiquement liés et c’est ce que nous voulons laisser derrière nous. Au-delà du fait que le Président va avoir des relations plus personnelles ou un rapprochement avec certains gouvernements de la région en raison de l’existence de points de vus idéologiques communs. Mais en même temps, l’intégration doit être renforcée par rapport aux grands enjeux qui nous concernent tous, et là il ne peut pas y avoir de gouvernements de gauche et de droite. Et en ce sens, l’idée n’est pas de générer davantage d’organisations régionales. Ce qui s’est passé avec des organisations comme Prosur, avec son biais idéologique, ce qui a été fait, c’est qu’ils ont fragmenter le continent, et finalement la région aura perdu sa voix sur la scène globale sur des enjeux communs qui nous concernent tous.
PL – Mais l’UNASUR avait réussi une certaine unité au-delà des gouvernements de l’époque…
AU – Oui exactement. C’est pourquoi il est nécessaire de renforcer les initiatives qui existent et qui ont fonctionné, renforcer le dialogue régional, le dialogue avec les pays voisins, et générer les approches nécessaires pour construire et défendre des agendas communs. Les différences idéologiques sont normales et ont toujours existé, mais nous ne pouvons pas continuer à fragmenter la région. En fin de compte, ce qui se passe avec l’Amérique latine, c’est qu’elle a perdu de la visibilité, qu’elle a perdu de la place sur la scène mondiale, qu’elle a été perdue, sans parler de l’idée que se font certains que l’Amérique latine est une région développée qui n’a pas besoin de plus de coopération alors que la vérité est complètement inverse, les défis sont nombreux et les inégalités structurelles sont présentes et profondes, la coopération internationale est donc essentielle.
PL – Le Président Gabriel Boric a été très catégorique et sans ambiguïté sur le respect des droits de l’homme en tant que marque de sa politique étrangère. Il a critiqué le Venezuela et le Nicaragua. Mais aujourd’hui, des transformations politiques et géopolitiques sont en cours en Amérique latine, où le rapprochement des États-Unis avec le Venezuela pourrait en être une. Quelle part de pragmatisme sera nécessaire dans la politique étrangère du Chili ?
AU – Pour le Président, la question des droits de l’homme sera une question fondamentale pour notre gouvernement et notre politique étrangère. Cela dit, et étant très clair sur les positions que le Président a prises, en ce qui concerne le Venezuela et le Nicaragua, par exemple, nous avons également des relations bilatérales avec ces pays, et ces relations se poursuivront. J’espère que le leadership du Président Boric, un leadership de gauche, une gauche démocratique, pourra être utile pour rechercher un rapprochement avec ces pays, et chercher des solutions aux graves crises que traversent ces sociétés. C’est un défi, et ces gouvernements dont on parle doivent d’abord accepter cette envie de dialogue, cette main tendue que nous souhaitons témoigner. Il me semble que les relations bilatérales doivent continuer à exister avec tout le monde. Par exemple avec le Venezuela, concernant la question migratoire…
PL – Existe-t-il une possibilité d’accord ou une volonté régionale en la matière ?
AU – Il faut que nous puissions commencer à travailler sur une proposition qui doit être discutée avec différents pays. L’idée est de construire une politique migratoire avec les autres pays de la région pour trouver une solution face à cette grave crise sans précèdent en Amérique Latine. Mais cette solution passe aussi par le gouvernement vénézuélien lui-même, et nous devons dialoguer avec eux. En ce qui concerne les droits de l’homme, il est important d’accorder de l’importance aux victimes et de chercher des solutions au-delà des positions idéologiques et des gouvernements en place, l’importance c’est comment ensemble nous pouvons trouver des solutions. Dans le cas de la politique migratoire, il sera donc essentiel d’établir un dialogue avec le Venezuela.
PL – Vous l’avez dit dans une interview au journal La Tercera que le TPP11 ne sera pas une priorité du gouvernement actuel. Le Chili ne devrait-il pas commencer à chercher à renforcer le commerce intra-régional ?
AU – D’une part, le Chili a déjà un grand nombre d’accords de libre-échange avec le monde entier, ces traités sont toujours en vigueur et continueront d’être en vigueur, personne ne remet en cause aucun traité. Concernant le TPP11, il y a eu un long débat qui dure depuis de nombreuses années, et ce n’est pas une priorité, non pas parce que ce n’est pas important, mais parce qu’on comprend que la première chose à tenir compte c’est comment le processus constituant va se dérouler. Le processus constituant va être très important, ainsi que la façon dont la société chilienne considère les traités comme le TPP11. Mais en aucun cas il n’a été dit non à cet accord. Le Chili est aujourd’hui dans un débat qui aura des effets sur notre politique commerciale, sur le type de société que nous voulons, le développement durable que nous voulons, le commerce équitable, la participation des communautés locales au développement économique. Et d’une certaine manière, il sera très important de voir comment nous discuterons ce type de traités. Mais il ne s’agit pas de mettre un terme au TPP11, mais plutôt d’attendre ce qui résultera du débat constituant. J’insiste sur le fait que personne ne demande de modifier les traités, et éventuellement si un processus post-constitutionnel dans un domaine comme le développement durable, la participation des communautés locales, etc., j’évalue un scénario ultérieur qu’il me semble important de souligner …
PL – Mais il y a aussi certaines pressions de la part de certains partis politiques…
AU – Oui, c’est pourquoi il est important de souligner que si nous parlons d’agendas communs tels que le changement climatique, le développement durable, la participation communautaire, si cela finit par conduire à la nécessité de modifier les traités, toute révision est multilatérale, elle n’est pas unilatérale et sur cela nous devons être catégoriques. Mais il faut comprendre qu’il y a un ensemble de traités qui datent des années 90, que le monde a changé, qu’il y a de nouveaux défis. Le changement climatique il y a 20 ans était quelque chose de lointain, aujourd’hui il est là et il est urgent. La façon dont nous regardons les traités doit comporter ce nouveau regard. La question des nouvelles technologies, de la confidentialité des données, des questions qui font aujourd’hui partie de l’agenda mondial, et donc à terme certains traités doivent être vue sous un autre angle que ce qu’est le monde aujourd’hui. Si cela se produit, il doit s’agir de négociations dans le cadre multilatéral ou bilatéral selon l’accord, mais ce n’est pas un débat unilatéral.
PL – Le gouvernement de Sebastián Piñera est accusé d’avoir violé les droits de l’homme depuis le 18 octobre 2019, sa présidence a aussi signifié un profond recul en matière de politique étrangère. Pourtant, le Chili a été un pays reconnu pour son ouverture sur le monde, attaché au droit international et au multilatéralisme, et a eu des relations privilégiées sur les questions commerciales avec de grandes puissances comme les États-Unis et la Chine. Quelle sera la position du pays dans cette « nouvelle ère » définie par le chancelier allemand après l’invasion russe de l’Ukraine ?
AU – La position du Président a été très clair, il a condamné sans nuance, il a parlé d’une invasion, d’une atteinte à la souveraineté et a exprimé sa solidarité avec les victimes. Je crois que le tweet du président, court et précis, parle de lui-même de l’axe de la politique étrangère en la matière. Bien sûr, il y a des relations bilatérales, des relations commerciales, qui sont toujours prises en considération, mais en ce qui concerne l’invasion russe, le président a été très clair. Nous allons continuer à plaider et à insister pour reprendre les canaux diplomatiques et multilatéraux, car si nous n’insistons pas sur cette solution, seuls plus de gens mourront et la crise s’aggravera. De ce petit pays qu’est le Chili, notre voix sera d’élever l’urgence de se rasseoir à la table des négociations, de chercher à nouveau des solutions diplomatiques, à une crise qui, quelles que soient ses causes, la vérité c’est qu’il y a une invasion, il y a des innocents qui meurent, la vérité est que cela provoque une crise migratoire, des gens qui doivent quitter leur pays, se déplacer vers des pays qui ont subi une crise économique à cause de la pandémie. Donc, ce n’est pas seulement la crise du système multilatéral et de la diplomatie, il y a ici une crise humanitaire qui touche des millions de personnes, et au final c’est l’axe central, la vie des gens qui préoccupe le Président Boric. Il n’y a pas beaucoup de présidents qui parlent avec autant d’empathie de la vie des gens. Notre rôle, dans des situations de crise comme celle-ci ou d’autres, c’est de protéger les victimes et de rechercher les meilleures solutions. Si cela conduit à parler avec des gouvernements qui violent les droits de l’homme, bien sûr que nous le ferons, car ce qui compte, c’est de trouver des solutions pour mieux protéger les personnes.
PL – En quelques mots, comment définiriez-vous la politique étrangère de votre administration dans les mois à venir ?
AU – Féministe, multilatérale, avec une forte composante axée sur les droits humains.
Notes :
1 “Le Chili s’est reveillé” Expression faisant reference aux manifestations qui ont éclater en octubre 2019.
2 Ministre des affaires étrangères de Michelle Bachelet – 2014-2018.
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Une stratégie d’expansion néo-ottomane pour les uns, un complexe du sauveur ottoman pour les autres. Ankara fait des passés mémoriels en Algérie un procédé oblique au cœur de son savoir-faire discursif, exprimant ses intentions à exploiter ses propres techniques d’arrangements, en minimisant ses coûts en termes d’images. S’agit-il d’un investissement de court terme ou de long terme ? Le capital mémoriel permet à l’AKP de rivaliser avec ses concurrents-partenaires français et européens dans le marché algérien. Se déchargeant sur des acteurs parapublics et privés désormais transnationalisés, le pouvoir AKP nous rend plus attentifs à l’évolution macroscopique de son zèle idéologique post-négociations avec Bruxelles. Il mêle ainsi défiance de l’Europe et prêche de pratiques entrepreneuriales « plus vertes », fondées sur une éthique religieuse qui fidélise son partenaire algérien coreligionnaire.
D’un « néo-colonialisme » à une « inimitié française » sans fin envers les Algériens, cela fait plusieurs mois que la presse pro-gouvernementale turque passe en revue le dialogue agité entre Paris et Alger. Distinguant soigneusement « colonisation » française et « passé » ottoman, les tenants du pouvoir en place, dominé par le parti de la Justice et du Développement (Adalet ve Kalkınma Partisi, ci-après AKP), ont saisi l’occasion pour officiellement juger comme indécents la série de propos tenus par Emmanuel Macron envers le « système politico-militaire algérien », dont ce dernier dénonçait la réécriture d’une histoire officielle qui « ne s’appuie pas sur des vérités » mais sur « un discours qui repose sur une haine de la France ». Ainsi rapportés par le journal Le Monde le 2 octobre 2021, les propos du chef d’État français accusaient la Turquie quant à la performativité de ses discours, nourrissant l’hostilité des Algériens envers la France, tout en leur faisant oublier la domination ottomane exercée sur leurs ancêtres, avant la France.[1] La régence d’Alger (1516-1830) était-elle une « province » ou une « colonie » ottomane ? L’empire ottoman était-il un empire colonial ?
Si les autorités françaises et turques paraissent claires sur leur prise de position sémantique, il n’en est pas de même pour la communauté académique. Comme l’expose la sociologue de l’université de Michigan, Fatma Müge Göçek, depuis la fin des années 1990, il existe des débats historiographiques actifs autour de la nature des pratiques de domination ottomane, notamment depuis que cette aire de recherche est expérimentée autour d’un cadre d’analyse post-colonial.[2] Des catégories de « crime d’État » au « génocide » pour qualifier les expéditions coloniales françaises en Algérie ou le traitement de la population arménienne d’Anatolie au temps de la Grande Guerre, les jeux de concurrence inter-mémorielles font ressortir une compréhension nouvelle des réorganisations diplomatiques post-négociations entre Bruxelles et Ankara, en plus d’envelopper l’action au concret des techniques d’arrangements entre Ankara et Alger.
Le souvenir d’une décennie de concurrence inter-mémorielle
Tout commence dix ans plus tôt. En octobre 2011, une proposition de loi relative à la « Répression de la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi » est déposée à l’Assemblée nationale. Ce texte prévoit d’étendre la sanction relative à toute négation publique à l’encontre des génocides. Cela vise notamment le cas des Arméniens à partir de 1915, officiellement reconnu génocide par l’État français depuis la loi du 29 janvier 2001. Finalement jugé contraire à la Constitution par le Conseil constitutionnel en février 2012[3], cette proposition de loi n’a pas pour autant laissé le gouvernement turc indifférent. Dominé depuis 2002 par le parti AKP, celui-ci condamne cette manœuvre législative. Il la juge aussitôt comme une provocation et une emprise de biens mémoriels dont la classe politique française n’a pas à s’en rendre propriétaire. Accusant le gouvernement français, autrefois présidé par Nicolas Sarkozy, d’adopter une attitude électoraliste, Recep Tayyip Erdoğan, alors Premier ministre de Abdullah Gül, rétorque en déclarant officiellement qu’« à partir de 1945, approximativement 15 % de la population a été massacrée par les Français en Algérie. C’était un génocide ».[4] En résultat, un jeu de concurrence inter-mémorielle impose ses règles entre Paris et Ankara. Cela s’inscrit dans un contexte où les négociations se maintiennent péniblement avec Bruxelles, en vue de l’entrée de la Turquie au sein de l’Union européenne.
Un procédé oblique[5] qui exploite des négoces bilatéraux plus verts avec les autorités algériennes
Notre union, entamée avec Barberousse Hayreddin Pasha a été apportée en trois siècles dans la paix et la justice. Nos peuples se sont toujours sentis proches l’un de l’autre. Nous sommes fiers de l’histoire commune que nous avons avec l’Algérie. Après la période ottomane, les Turcs se trouvaient parmi ceux qui ont résisté avec l’Emir Abdelkader contre les forces d’occupation (françaises).
Recep Tayyip Erdoğan, extrait de son discours prononcé à l’Assemblée nationale populaire algérienne lors d’une tournée africaine menée en 2013. (traduit du turc)
Le savoir-faire discursif du Premier ministre turc depuis 2011 prend tout son sens lorsque les chiffres tirent le constat que, jusqu’en 2013, la Turquie était un partenaire parmi tant d’autres pour l’Algérie. Placée derrière ses principaux concurrents européens, la Turquie est, jusqu’en 2012, le huitième client de l’Algérie, avec 3,04 milliards de dollars, et son septième fournisseur, avec 1,78 milliard de dollars. La France, elle, reste première du classement des principaux fournisseurs en Algérie et son quatrième client.[6] Ce faisant, la visite de l’ancien ministre des Affaires étrangères Ahmet Davutoğlu à Alger en 2012, suivie de celles de Recep Tayyip Erdoğan en 2013 et en 2014, visaient, par la signature d’un accord de libre-échange, à redynamiser les transactions économiques et commerciales. Celles-ci étaient autrefois entravées par les barrières douanières algériennes. La Turquie cherche ainsi à accroître ses parts dans un marché algérien au sein duquel la demande en augmentation dans tous les secteurs d’activités n’est pas satisfaite par l’offre locale. Les plus grands réseaux industriels turcs comme Yapı Merkezi ou Kayı Holdings voient, comme leurs concurrents européens, un grand avantage à contribuer aux plans d’aménagements urbains portés par le gouvernement algérien. Ces plans visent notamment à développer les réseaux de transports publics et à construire les logements sociaux sur le territoire.[7]
La MÜSİAD (Association des Industriels et Hommes d’Affaires Indépendants) est un réseau associatif patronal turc. À ce jour, ce réseau regroupe plus de 11 000 membres, dont les 500 plus grandes entreprises de Turquie. La MÜSİAD est devenue la plateforme de dialogue privilégiée par les autorités turques dans le déploiement de ses modalités d’actions en faveur du renforcement partenarial turco-algérien. L’étude consacrée par Dilek Yankaya à la MÜSİAD permet d’avoir une idée plus claire sur les socialisations politiques et partisanes convergentes entre le milieu des grandes affaires turc et les milieux AKP. Bien qu’ils n’aient pas exercé de fonctions officielles, les futurs hauts responsables du parti ayant accumulé les plus hautes positions politiques lors de l’accès de l’AKP au pouvoir en 2002 ont adhéré à la MÜSİAD dès sa fondation en 1990. Parmi eux, Recep Tayyip Erdoğan, Premier ministre de 2003 à 2014 puis président de la République depuis lors. Ou encore Abdullah Gül, ministre des Affaires étrangères de 2003 à 2007 puis président de la République de 2007 à 2014. Sous l’ère AKP, ce tissu patronal a consolidé son statut de bénéficiaire principal du pouvoir. En effet, dès le début des années 2000, il acquière des privilèges économiques et une influence politique, notamment au travers d’appels d’offres publics alloués par le pouvoir en place, encourageant les entrepreneurs à y adhérer.[8]
À ce même sujet, l’étude de Ayșe Buğra et Osman Savașkan sur la MÜSİAD montre que les entrepreneurs de ce réseau patronal ont arrangé leurs stratégies entrepreneuriales selon la conjoncture politique ou partisane des pouvoirs successifs en Turquie. Ce faisant, ce cercle de patrons de grandes et petites entreprises, figures de la nouvelle bourgeoisie pieuse issue des provinces d’Anatolie à l’origine critiques envers les politiques libérales et capitalistes adoptées par les pays membres de l’Union européenne, voyait des intérêts à adopter, au cours des années 2000, une attitude entrepreneuriale transposée aux ambitions idéologiques des premières années du gouvernement AKP. Ce dernier, sous l’âge d’or de ses négociations avec Bruxelles pour l’entrée de la Turquie au sein de l’Union européenne, s’est rendu favorable à l’européanisation et à bénéficier de la globalisation à égalité avec leurs homologues européens.
Malgré ce dévouement, ces entrepreneurs religieux et conservateurs n’ont pas particulièrement renforcé leurs relations avec les pays de l’OCDE. Mais, depuis ces dernières années, ils sont gagnés par un contenu idéologique post-négociations avec Bruxelles, conjoncturel au gouvernement AKP. Sur le même principe que le « capitalisme vert », le tissu patronal, désormais reconverti à l’esprit d’un capitalisme plus sain reposant sur des pratiques entrepreneuriales privées et libérales syncrétisées à un ordre moral fondé sur une éthique musulmane, a significativement renforcé ses relations avec les pays du Proche-Orient et de l’Afrique.[9]
Un modèle partenarial public-privé exporté à Alger
Les constats sont sans appel en Algérie. En effet depuis 2012, la MÜSİAD organise chaque année des foires internationales auxquelles participent régulièrement les pays du Maghreb ; une performance qui a mené à partir de 2018 à l’ouverture d’un bureau de représentation de la MÜSİAD auprès des autorités algériennes[10] ainsi qu’à l’élaboration de nouveaux partenariats avec des réseaux d’actions rattachés à des appareils de l’Etat turc déjà déployés dans plusieurs secteurs d’activités en Algérie.
C’est le cas de la TİKA, l’« Agence Turque de Coopération et de Développement », avec laquelle la MÜSİAD a signé un protocole partenarial en 2013.[11] Rattachée au ministère turc de la Culture et du Tourisme, la TİKA a ouvert en 2015 un bureau à l’ambassade de Turquie à Alger. À partir de ce bureau se projette le lancement de plus de 80 projets de grande ampleur sur le territoire.[12] Parmi eux, des projets de restauration du patrimoine historique du pays datant de l’empire ottoman comme celui de la mosquée de Ketchaoua de la Casbah d’Alger, officiellement inaugurée en novembre 2018. À l’origine construite au XVIème siècle par le corsaire ottoman Barberousse au temps de la régence d’Alger, puis convertie en lieu de culte catholique au XIXème siècle sous l’Algérie Française, elle est finalement reconvertie en mosquée à l’indépendance de l’Algérie en 1962.[13]
Fièrement désignée comme « symbole de l’indépendance algérienne »[14] par la TİKA, la mosquée de Ketchaoua ainsi restaurée, se traduit par l’aboutissement d’un projet arrangée et négociée entre la TİKA et le ministère algérien de l’Urbanisme et du Logement, au sein duquel l’investissement des passés mémoriels motivent les intentions de la part du pouvoir AKP à se décharger[15] sur des acteurs parapublics et privés. Désormais exportée par isomorphie en Algérie, la suprastructure partenariale public-privé du pouvoir AKP fait directement transiter entre Ankara et Alger les ressources partisanes et économiques circulant entre les prérogatives des autorités administratives et le milieu des affaires turcs.
Si nous étions colonialistes, vous n’auriez pas posé cette question en français, mais en turc.
La réponse de Recep Tayyip Erdoğan à un journaliste algérien l’interrogeant quant au passé colonialiste de l’empire ottoman en Algérie, lors de sa visite dans le pays en 2018. (traduit du turc)
Le capital mémoriel, un investissement de long terme ?
Le pouvoir AKP ne compte pas s’en arrêter là. Dans un contexte actuel post coup d’État avorté en Turquie où, depuis 2016, le dialogue entre Bruxelles et Ankara est à bout de souffle, le pouvoir AKP entend surenchérir sa logistique diplomatique implantée en Algérie. Le volume des échanges commerciaux ayant progressé de 2,5 à 3,5 milliards de dollars entre 2018 et 2020, les deux partenaires, en désir de relations fortes, éthiques et fondées sur le principe gagnant-gagnant, s’engagent à mener les efforts nécessaires pour atteindre un volume d’échanges commerciaux à 5 milliards de dollars[16]. Si l’Algérie est désormais le deuxième plus grand client de la Turquie sur le continent africain, la Turquie a d’années en années gagné des places dans le classement algérien qui selon le dernier rapport en date de l’année 2020, la positionne désormais quatrième de ses principaux clients, derrière l’Italie, la France et l’Espagne[17].
Le pouvoir AKP fait-il pour autant de l’Algérie sa nouvelle chasse gardée en Méditerranée ? Si l’Histoire nous montre qu’il fut le seul membre de l’Alliance Atlantique à avoir livré des armes au FLN, et unique « pays musulman » à avoir voté jusqu’en 1960 en faveur de la France aux nations unies lors de la guerre d’Algérie[18], le gouvernement d’Ankara cherche par son attitude diplomatique post-européenne[19] à contourner ses rapports de pouvoir avec ses hybrides partenaires-concurrents européens en se redéployant chez ses coreligionnaires du pourtour méditerranéen. Situées dans un processus de négociations avec Bruxelles désormais figées depuis ces dernières années, les mises en pli mémorielles permettent avant tout au pouvoir AKP d’exploiter et domestiquer ses dissemblables techniques d’arrangements partenariaux en minimisant ses coûts en termes d’images. Si les autorités turques et algériennes sont désormais fin prêtes à écrire avec « la main de leurs propres historiens »[20] leur passé turco-algérien, les rendements que génère le capital mémoriel devraient bien convaincre l’entreprise AKP à en faire un investissement de long terme.
Notes :
[1] KESSOUS, Mustapha. « Le dialogue inédit entre Emmanuel Macron et les « petits-enfants » de la guerre d’Algérie », Le Monde, 02 octobre 2021.
[2] GÖÇEK, Fatma Müge. (2012). « Postcoloniality, The Ottoman Past, and the Middle East Present », International Journal of Middle East Studies, vol. 44, n°3, pp. 549-563.
[3] Site officiel de la République Française. (France, Paris) « Proposition de loi visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi », 29 février 2012.
[4] Recep Tayyip Erdoğan, 2011, lors de « la conférence du rôle de la femme et du changement dans les sociétés musulmanes ».
[5] VILLAR, Constanze. Le discours diplomatique, Paris, l’Harmattan, coll. Pouvoir Comparé, 2008, 301 p.
[6] « Statistiques du commerce extérieur de l’Algérie (Période : année 2012) », Ministère des Finances Direction Générale des Douanes.
[7] MOKHEFI, Mansouria. (2013). « Le Maghreb dans la politique arabe de la Turquie. Aperçus sur une stratégie en développement », Notes de l’Ifri, 100 p.
[8] YANKAYA-PEAN, Dilek. « Chapitre II. L’intégration de la bourgeoisie islamique à l’élite », dans La nouvelle bourgeoisie islamique : le modèle turc. sous la direction de Yankaya-Péan Dilek. Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Proche-Orient », 2013, p. 125-142.
[9] BUĞRA, Ayșe ; SAVAŞKAN, Osman. Türkiye’de Yeni Kapitalizm. Siyaset, Din ve İș Dünyası [Le nouveau capitalisme en Turquie. La relation entre les politiques, la religion et le monde des affaires.], İstanbul, İletișim, 2014, 296 p.
[10] « MÜSİAD’ın 214. noktası Cezayir » [Le 214ième point de la MÜSİAD est l’Algérie], HaberOrtak, 19 novembre 2018.
[11] Türk İşbirliği ve Koordinasyon Ajansı Başkanlığı. Site officiel de la TİKA, (Turquie, Ankara), « TİKA ve Müsiad Arasında Geniş Kapsamlı İşbirliği Protokolü İmzalandı » [Un protocole partenarial de grande envergure a été signé entre la Müsiad et la TİKA], 2013.
[12] « Türkiye-Cezayir İlişkilerinin Geleceği » [L’avenir des relations Turquie-Algérie], ORSAM, 28 mai 2020.
[13] Türk İşbirliği ve Koordinasyon Ajansı Başkanlığı. Site officiel de la TİKA, (Turquie, Ankara), « Dünya Kültür Mirası – Keçiova Camii Restorasyonu. » [Le patrimoine culturel mondial – la Restauration de la mosquée de Ketchaoua], 2017, 15 p.
[14] Türk İşbirliği ve Koordinasyon Ajansı Başkanlığı. Site officiel de la TİKA, (Turquie, Ankara), Op. Cit., p. 6.
[15] HIBOU, Béatrice. (1999) « « La « décharge », nouvel interventionnisme », Politique africaine, vol. 73, n°1, pp. 6-15
[16] « Türkiye-Cezayir İlişkilerinin Geleceği » [L’avenir des relations Turquie-Algérie], ORSAM, 28 mai 2020.
[17] « Statistiques du commerce extérieur de l’Algérie (Période : année 2020) », Ministère des Finances Direction Générale des Douanes.
[18] JOSSERAN, Tancrède. (2012). « La Turquie et la Guerre d’Algérie, un tiers-mondisme atlantique ? », Les Clés du Moyen-Orient.
[19] La « post-européanité » est un paradigme soulevé par Nilüfer Göle afin de caractériser le tournant pris par le gouvernement d’Ankara dans son attitude diplomatique à l’égard de l’Europe, dans le contexte du Printemps arabe, à partir de 2011. Voir : Göle, Nilüfer. « La Turquie, le Printemps arabe et la Post-Européanité », Confluences Méditerranée, vol. 79, no. 4, 2011, pp. 47-56.
[20] « Türkiye-Cezayir İlişkilerinin Geleceği » [L’avenir des relations Turquie-Algérie], ORSAM, 28 mai 2020.
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Durant ses douze années de gouvernement, Benjamin Netanyahu a pu bénéficier de bonnes relations avec la France. Ni les bombardements indiscriminés, ni l’extension de la colonisation dans les territoires palestiniens n’ont soulevé les critiques des présidents Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron. Ce dernier s’est montré d’un soutien sans failles à l’égard de son homologue israélien durant les récents affrontements entre le Hamas et Israël. Au point d’en oublier que les relations entre la France et l’État hébreu se sont révélées plus d’une fois difficiles sous la Vème République, avant le tournant atlantiste progressivement opéré sous le mandat de François Mitterrand.
Alors que les violences ayant fait plus de 250 morts entre le Hamas et Israël ont pris fin le 21 mai dernier, à la suite d’un cessez-le-feu négocié par l’intermédiaire de l’Égypte, Jean-Yves le Drian déclarait au sujet de la stratégie française au Proche-Orient vouloir poursuivre une politique des « petits pas » (L’Express 24/05/2021). Voilà qui semble résumer l’ambition hexagonale, dont la position paraît désormais loin de la doctrine définie par le fondateur de la Vème République, lors d’une conférence de presse quelques mois après la guerre des six jours en 1967 : « La France ne tient pour acquis aucun des changements réalisés sur le terrain par l’action militaire ». Tout en réaffirmant le soutient de la France à l’État d’Israël « dans ses frontières justes et reconnues », cette vision gaulliste, caractérisée par une neutralité exigeante, apparaît aujourd’hui comme de plus en plus marginale.
Symbole d’une diplomatie en perte d’influence et alignée sur les États-Unis, ou simple désintérêt pour un processus de colonisation que l’on ne désigne plus que par ses « escalades » et autre mécaniques de « spirale de la violence » (Emmanuel Macron, 13/05/2021) ? Si le dossier israélo-palestinien ne figure plus en haut de l’agenda diplomatique, au grand dam des populations de Gaza et de Cisjordanie, les manifestations en solidarité à la Palestine – ainsi que diverses enquêtes d’opinion – suggèrent pourtant une insatisfaction populaire par rapport au positionnement de l’exécutif.
Le rééquilibrage de la politique française sous l’impulsion du Général de Gaulle
Historiquement, la position française s’est dans un premier temps orientée du côté d’Israël au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, sous l’influence d’une partie de la SFIO. De Gaulle, qui fonde la Vème République en 1958, choisit de rééquilibrer l’action diplomatique de la France en réaffirmant le droit du peuple palestinien à disposer d’un État, tout en condamnant la conquête de nouveaux territoires par Israël, en particulier lors de la guerre des Six jours.
Cette politique, qui entre dans le cadre d’un rapprochement plus global avec les pays arabes, entrepris après le fiasco de l’expédition du canal de Suez et la signature des accords d’Évian en 1962, permet également au général de se distinguer des États-Unis, ardents défenseurs d’Israël. Pour autant, les liens avec Israël sont loin d’être rompus, et si la France déclare en 1958 avoir cessé ses programmes d’aides en faveur de l’accès d’Israël à l’énergie atomique, comme pour la construction de la centrale de Dimona, ceux-ci se poursuivent sous la Vème République, de même que les exportations d’armes telles que les fameux chasseurs bombardiers Mirage III fabriqués par Dassault. Ceux-ci sont largement utilisés par Israël pendant la guerre des Six jours. Ainsi, 72 appareils sont livrés à Israël par la France en 1961 et le dernier contrat de ce type date de 1966 – de quoi relativiser en partie la thèse largement mythifiée d’un de Gaulle érigé en héraut du peuple palestinien.
De fait, il faut attendre 1967, à la suite d’une victoire éclair d’Israël sur l’alliance entre l’Égypte, la Syrie et la Jordanie – qui permet au pays de s’offrir la bande de Gaza, Jérusalem-Est ainsi que le plateau du Golan – pour que soit proclamé un embargo français sur les exportations d’armes à destination d’Israël. De Gaulle, qui le 15 juin 1967 condamne en conseil des ministres ce qu’il qualifie « d’agression israélienne », réaffirme quelques mois plus tard, au cours de la fameuse conférence de presse du 27 Novembre 1967, qu’il ne reconnaîtra pas l’annexion des territoires conquis militairement par Israël grâce à une guerre que le pays a lui-même déclenchée. Au même moment, de Gaulle réitère son soutien aux peuples arabes en rappelant la politique « d’amitié, de coopération, qui avait été pendant des siècles celle de la France dans cette partie du monde » – idéalisant au passage la période coloniale, la politique d’extraction des ressources et les guerres d’indépendance qui s’en sont suivies.
Cette politique initialement pro-arabe, largement influencée par de Gaulle, se poursuit chez ses successeurs, Pompidou et Giscard. Michel Jobert, ministre des affaires étrangères de Pompidou, résumera en 1973 la position française, au commencement de la guerre du Kippour, déclarant au sujet de l’offensive syro-égyptienne : « Est-ce que tenter de remettre les pieds chez soi constitue forcément une agression imprévue ? ».
L’ère Mitterrand : fin de la « politique arabe », mais soutien de la cause palestinienne
Les mandats de Pompidou et de Giscard ont pour l’essentiel préservé les grandes lignes de la politique gaullienne : soutien d’une solution à deux États, vote d’une résolution onusienne en 1976 bloqué par les États-Unis « affirmant le droit inaliénable à l’autodétermination, incluant le droit d’établir un état indépendant en Palestine » et même reconnaissance de l’Organisation de Libération Palestinienne (OLP) en tant qu’« interlocuteur qualifié ». Il faut attendre l’élection de François Mitterrand en 1981 pour voir une nouvelle évolution de la position française sur ce dossier.
C’est en particulier son discours à la Knesset de 1982, insistant sur le nécessité de créer un État « palestinien », qui permet l’envoi d’un nouveau signal fort à destination des peuples arabes… tout en aidant à la reconnaissance de l’État d’Israël sur la scène internationale, Mitterrand étant le premier président de la Vème République à se rendre sur son territoire. Le soutien de de la France mitterrandienne à l’OLP, bien que constant, est cependant marqué par un alignement relatif de la France sur la position américaine. Ce soutien, matérialisé à l’été 1982 par l’envoi de troupes chargées d’évacuer des soldats de l’OLP retranchés au Liban alors attaqué par Israël, culmine en mai 1989 avec l’invitation officielle de Yasser Arafat à Paris. François Mitterrand n’en reste pas moins convaincu que le processus de paix implique un de bonnes relations avec l’État d’Israël, et c’est sous son mandat que la position française va se rapprocher de celle des États-Unis, à rebours de la politique d’autonomie diplomatique héritée de l’époque gaullienne.
C’est en effet Mitterrand qui, dans un premier temps, reviendra sur la déclaration de Venise des États de la CEE soutenu par Giscard en juin 1980, qui prévoyait notamment « la reconnaissance des droits légitimes du peuple palestinien » et appelait Israël « à mettre fin à l’occupation des territoires maintenue depuis le conflit de 1967 », au profit du « processus de paix » prévu par l’accord de paix signé entre l’Égypte et Israël au Camp David. Ce dernier ne fait mention d’aucun droit à l’autodétermination ni du statut de Jérusalem, tandis que l’OLP n’y est aucunement consultée. Point de départ d’un tassement de la position spécifique de la France sur ce dossier ?
La conférence de Madrid en 1991, l’intervention militaire de la France coordonnée par les États-Unis lors de la guerre du Golfe contre Saddam Hussein – pourtant allié de Yasser Arafat -, de même que les accords d’Oslo en 1993, soulignent tour à tour la prédominance américaine et la perte d’une vision spécifiquement française sur le dossier.
L’effacement de la France par l’alignement sur les États-Unis
Certains qualifient désormais Mitterrand de « pro-israélien éclairé » (Sieffert, 2004) au regard de son basculement relatif et implicite de la France en faveur de la politique d’Israël. La mandat du président socialiste marque surtout l’acceptation d’un rôle assez secondaire de la France sur le dossier au profit des États-Unis.
La couverture médiatique de la visite de son successeur Jacques Chirac à Jérusalem en 1996 escorté par des policiers israéliens qui l’empêchaient d’entrer en contact avec des Palestiniens a bien, pour un temps, réaffirmé le soutien symbolique de la France à la cause palestinienne. Pour autant, l’événement n’en reste pas moins mineur au regard de l’impact diplomatique de la France. Peut-on parler dans ce cadre d’une nouvelle vision française sur le conflit israélo-palestinien ? Car si l’on peut retenir la « posture » gaullienne de Chirac comme l’illustrera son opposition à l’invasion de l’Irak en 2003, il n’en reste pas moins que la « voix » de la France sur le conflit ne se fait pas entendre. Côté socialiste, l’arrivée de la gauche plurielle et de Lionel Jospin au poste de premier ministre n’ébranlera pas le statu quo, D’autant que le Parti socialiste apparaît profondément divisé sur la question, comme le révèle l’affaire Boniface au début des années 2000.
L’élection de Nicolas Sarkozy en 2007 ne viendra pas non plus bouleverser le positionnement français. À ce sujet, le discours prononcé par ce dernier à la Knesset en 2008 se contente de rappeler les « tendances lourdes » (Mikaïl, 2010) de la diplomatie française, soit la reconnaissance de Jérusalem comme capitale des deux États, la négociation des frontières sur la base de la ligne de 1967 et le traitement de la question des réfugiés palestiniens. Surtout, la réintégration de la France au sein du commandement intégré de l’OTAN, qu’elle avait quitté en 1966, symbolise le retour de la France au sein d’un paradigme militaire largement dominé par les États-Unis.
Au-delà du symbole, c’est la capacité de la France à développer une diplomatie, sinon indépendante, du moins autonome, qui est mise en question. Bien que le processus semble avoir été enclenché de longue date, l’alignement atlantiste de la France au sein d’un cadre encore déterminé par le « grand frère » américain semble bloquer toute initiative française d’envergure.
Ainsi, le quinquennat de François Hollande, s’il marque le soutien de la France au statut d’observateur pour l’Autorité palestinienne au sein de l’ONU en novembre 2012 ou encore de l’UNESCO à compter de 2016, ne remet pas en cause l’alignement sur la position américaine. On notera au passage l’invitation, restée lettre morte, de l’Assemblée Nationale à une large majorité qui avait « invité » le gouvernement français à reconnaitre l’État de Palestine en 2014. Alors que les territoires effectivement contrôlés par l’Autorité palestinienne sont déjà pratiquement inexistants, la décision du gouvernement Hollande de ne pas suivre l’avis de la représentation nationale semble révélatrice, si ce n’est d’un manque de vision à long terme sur le conflit, d’un manque de courage politique – ceci alors même qu’une dynamique européenne semblait s’être enclenchée avec la reconnaissance de l’État palestinien par la Suède la même année.
Dernièrement, Emmanuel Macron, en continuateur d’une diplomatie pour le moins timide, estimait en 2017 lors d’une visite du président de l’Autorité palestinienne qu’une reconnaissance unilatérale de la France ne serait pas « efficace ». Réelle stratégie à long-terme ou simple manque de volonté politique sur le sujet ? L’initiative tripartite entre la France, l’Égypte et la Jordanie a surtout brillé par son retard, huit jours après le début des hostilités, et ce sont le blocage puis le réveil américain qui semblent avoir pesé sur Netanyahou après que l’armée a estimé avoir atteint ses objectifs militaires.
Loin d’une vision gaullienne, dont il convient de mesurer la portée au vue des engagements militaires réels des débuts de la Vème République, la « voix » de la France pourtant toujours revendiquée au gré des discours, semble s’être effacée progressivement au profit des « petits pas » d’Emmanuel Macron et de Jean-Yves le Drian. 4300 roquettes, 250 morts et 50 000 réfugiés gazaouis pour une victoire revendiquée de part et d’autre : l’urgence du drame israélo-palestinien ne cesse pourtant d’interpeller.
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