Remettre en cause la propriété intellectuelle : une arme pour riposter à Trump

Apple Store de Shanghaï. © Declan Sun

Les lois intégrées aux accords commerciaux protègent les mécanismes d’extraction de rente des entreprises américaines et limitent notre capacité à réparer ou à améliorer nos propres appareils, qu’il s’agisse de téléphones, de tracteurs ou de pompes à insuline. L’abrogation de ces mesures pourrait générer des économies substantielles, s’élevant à plusieurs milliards de dollars, et constituerait un revers significatif pour les riches donateurs de l’administration Trump [1].

Les tarifications douanières imposées par Donald Trump exigent une réponse forte. Partout dans le monde, celle-ci a pris la forme de représailles tarifaires, une stratégie qui présente des inconvénients graves et évidents. Au terme de plusieurs années marquées par des chocs pandémiques et une « greedflation » (inflation alimentée par la cupidité, ndlr), les populations du monde entier sont éprouvées par l’inflation et rares sont les gouvernements prêts à prendre le risque de nouvelles hausses de prix. Bien que la communauté internationale ait raisonnablement exprimé son indignation face aux propos annexionnistes et aux actes belliqueux de Trump, cette colère ne devrait pas se traduire par un soutien populaire en faveur d’une hausse des prix des produits de consommation courante. Les responsables politiques du monde entier ont intégré une leçon majeure ces vingt-quatre derniers mois : lorsqu’un gouvernement préside à une hausse inflationniste des prix, il s’expose à un risque de perte du pouvoir lors des prochaines élections.

Il existe une autre réponse politique aux droits de douane, qui permettra de réduire considérablement les prix pour les partenaires commerciaux américains frappés de plein fouet par ces mesures, tout en favorisant l’émergence d’entreprises technologiques nationales rentables et orientées vers l’exportation.

Heureusement, il existe une autre réponse politique aux droits de douane, qui permettra de réduire considérablement les prix pour les partenaires commerciaux américains frappés de plein fouet par ces mesures, tout en favorisant l’émergence d’entreprises technologiques nationales rentables et orientées vers l’exportation. Ces entreprises pourraient vendre des outils et des services aux entreprises locales, profitant ainsi aux industries mondiales de l’information et de la culture, aux éditeurs de logiciels et aux consommateurs.

Quelle réponse ? Abroger les « lois anti-contournement » qui interdisent aux entreprises nationales de procéder à la rétro-ingénierie des « verrous numériques ». Ces lois anti-contournement empêchent les agriculteurs du monde entier de réparer leurs tracteurs John Deere, les mécaniciens de diagnostiquer votre voiture et les développeurs de créer leurs propres boutiques d’applications pour téléphones et consoles de jeux.

Ces lois anti-contournement et leurs dispositions radicales ont été justifiées par la nécessité de garantir un accès exempt de droits de douane aux marchés américains. Résultat : cela fait maintenant plus de dix ans que les entreprises américaines des secteurs de la technologie, de l’automobile, des technologies médicales et des technologies agricoles profitent de cette extraction de rente.

Des cartouches d’imprimantes aux Tesla

L’abrogation des lois anti-contournement permettrait aux petites entreprises technologiques du monde entier de fabriquer et d’exporter des outils permettant de « débrider » les tracteurs, les imprimantes, les pompes à insuline, les voitures, les consoles et les téléphones. Nous pourrions mettre fin à ce système inefficace dans lequel un euro, un dollar ou un peso dépensé pour une application locale fait un aller-retour à Cupertino, en Californie, et revient avec 30 % de valeur en moins.

Les entreprises nationales pourraient par exemple exporter des outils de débridage pour imprimantes afin d’aider les vendeurs de cartouches d’encre tiers, brisant ainsi l’emprise du cartel de l’encre pour imprimantes, lequel a fait grimper les prix à plus de 2.600 dollars le litre, faisant de l’encre le liquide le plus cher qu’un civil puisse acheter sans permis.

Partout dans le monde, les mécaniciens pourraient proposer un service de déverrouillage Tesla à prix fixe, offrant aux propriétaires un accès permanent à toutes les mises à jour logicielles et fonctionnalités incluses dans l’abonnement. Ces mises à jour seraient conservées lors de la revente du véhicule, ce qui augmenterait sa valeur.

Le débridage des Tesla saperait la valeur des actions que Musk utilise comme garantie pour obtenir des prêts afin d’acquérir des actifs comme Twitter ou financer des campagnes électorales.

Ce serait une manière bien plus efficace de riposter contre Elon Musk que de simplement dénoncer son salut nazi (Musk apprécie probablement l’attention que cela lui apporte). Le débridage des Tesla s’attaquerait aux sources de revenus réguliers qui expliquent le ratio cours/bénéfice plus que farfelu de Tesla, sapant ainsi la valeur des actions que Musk utilise comme garantie pour obtenir des prêts afin d’acquérir des actifs comme X/Twitter ou financer des campagnes électorales. Oubliez les manifestations devant les concessions Tesla : frappez Musk là où ça fait mal. En effet, l’abrogation des mesures anti-contournement constituerait une attaque frontale envers les entreprises dont les PDG ont entouré Trump lors de son investiture.

La politique du contrôle numérique

L’historique législatif de ces lois anti-contournement est une succession ininterrompue de scandales. Les lois anti-contournement du Mexique ont été adoptées au milieu des confinements liés à la pandémie, à l’été 2020, dans le cadre de son adhésion au traité États-Unis-Mexique-Canada (USMCA) de Trump (qui succède à l’ALENA). Ces lois étaient tellement abusives qu’elles ont immédiatement fait l’objet d’un examen par la Cour suprême.

On peut aussi citer le cas du Canada, où le projet de loi C-11, adopté en 2012, est l’équivalent canadien de la loi anti-contournement. Avant son adoption, Tony Clement, alors ministre de l’Industrie du Premier ministre conservateur Stephen Harper (aujourd’hui disgracié pour harcèlement sexuel), et James Moore, ministre du Patrimoine, ont participé aux consultations sur la proposition.

6.193 Canadiens ont exprimé leur opposition à cette proposition. Seuls 53 répondants l’ont soutenue. Moore a rejeté les 6.193 commentaires négatifs, expliquant lors d’une réunion de la Chambre de commerce internationale à Toronto qu’il s’agissait d’opinions « puériles » émises par des « extrémistes radicaux ».

Les répercussions du projet de loi C-11 se font encore sentir aujourd’hui. L’automne dernier, le Parlement canadien a adopté un projet de loi sur le droit à la réparation (C-244) et un projet de loi sur l’interopérabilité (C-294). Ces deux lois permettent aux Canadiens de modifier les produits technologiques américains, des tracteurs aux grille-pain intelligents, à condition de ne pas avoir à briser un verrou numérique pour le faire. Positives sur le papiers, ces lois ont peu d’effets en pratique : tous les produits que les États-Unis exportent vers le marché canadien sont protégés par des verrous numériques, réduisant ainsi les règles nationales en matière de réparation et d’interopérabilité à de simples ornements sans utilité.

Le projet de loi C-11 pourrait être aisément adapté pour se conformer aux obligations internationales, telles que définies par des traités commerciaux (par exemple, l’Organisation mondiale du commerce), sans pour autant ouvrir la voie à des pratiques de captation de rente. La loi pourrait être modifiée pour ne s’appliquer que dans les cas où le contournement d’un verrou numérique entraîne une violation du droit d’auteur. Cette modification mineure a pour effet de préserver les protections accordées aux œuvres créatives, tout en mettant fin à la pratique abusive qui limite votre liberté de choix en matière de réparation de vos appareils, d’acquisition de vos applications et d’encre d’imprimante.

Presque tous les pays ont adopté des lois anti-contournement, comme l’accord de libre-échange entre l’Australie et les États-Unis ou la directive européenne de 2001 sur le droit d’auteur et la société de l’information. En échange, les États-Unis ont donné accès à leur marché sans droits de douane.

Le démantèlement soudain et imprévu du système commercial mondial par Trump est un véritable chaos, mais lorsque la vie vous présente un défi, il est préférable de s’adapter. La modification de la loi anti-contournement ne mettra pas fin à l’impérialisme économique américain, mais elle constitue une attaque ciblée et dévastatrice contre les activités les plus rémunératrices des entreprises les plus rentables des États-Unis. Aucune autre mesure ne permettrait d’obtenir un tel rendement en termes de dollars, d’euros, de yens, de reals ou de roupies.

[1] Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez.

Pourquoi les barons de la Silicon Valley se convertissent au trumpisme

Mark Zuckerberg, le couple Bezos, Sundar Pichai (PDG de Google) et Elon Musk lors de la cérémonie d’investiture de Donald Trump. © Free Malaysia Today

Entamée pendant la campagne présidentielle, la conversion de la Silicon Valley au trumpisme semble désormais achevée. Les principaux leaders de la tech figuraient au premier rang des invités à la cérémonie d’investiture de Donald Trump, qui a donné des gages à cette industrie au cours de son discours. Ce ralliement a surpris de nombreux observateurs, tant la Silicon Valley est généralement associée au progressisme et au Parti démocrate. Loin d’être une bifurcation idéologique en forme de réaction aux prétendus excès de la gauche américaine, cette conversion est motivée par des enjeux économiques et des questions de pouvoir bien identifiables. Reste à savoir si les contradictions qui opposent les géants de la tech à la base électorale de Donald Trump finiront par faire imploser cette alliance bancale.

À la fin du film Le Parrain, lorsque Michael Corleone vient d’éliminer ses rivaux, les lieutenants de la mafia américaine le retrouvent dans son bureau pour lui baiser la main et prêter allégeance. Le triomphe électoral de Donald Trump a provoqué une réaction similaire au sein de la Silicon Valley. Dès l’annonce des résultats, les grands patrons de la tech se sont précipités pour féliciter le « Don ». Même Tim Cook, PDG d’Apple, y est allé de sa courbette. Tous ont donné entre 1 et 2 millions de dollars au fonds d’organisation de sa cérémonie d’investiture. Amazon, Microsoft, Google, Meta, Tim Cook, Sam Altman (OpenAI), Elon Musk, Uber, Spotify… il ne manquait personne à l’appel. La plupart de ces entreprises et milliardaires n’avaient rien donné à Joe Biden quatre ans plus tôt. Mais les signes d’allégeance ne se sont pas limités à des versements vers un fonds opaque, non régulé et dont le surplus de trésorerie pourra être utilisé à la discrétion du Président.

Opération séduction

Le ralliement d’Elon Musk et de nombreux gros investisseurs de la Silicon Valley (Marc Andresseen, Peter Thiel, SoftBank, Chamath Palihapitiya, David Sacks, Larry Ellison…) est antérieur à sa victoire électorale. Il prenait la forme de déclarations de soutien, participation à la campagne et dons financiers conséquents. Mais d’autres grands noms de la tech et entreprises majeures avaient soutenu Kamala Harris ou pris soin de rester neutres. Cela a changé dès l’annonce des résultats.

Jeff Bezos a probablement été le premier à ouvrir la danse. Quelques jours avant l’élection, il a censuré la publication du traditionnel éditorial de son journal, le Washington Post, qui devait appeler à voter Kamala Harris. Une fois l’élection passée, Bezos a bloqué la publication d’un dessin de presse caricaturant les patrons de la tech s’agenouillant devant Trump. Puis Amazon Prime, le service de streaming de l’entreprise dont il est resté le principal actionnaire, a offert 40 millions de dollars à Melania Trump pour produire un documentaire sur la première dame. Documentaire dont la réalisation a été confiée à un réalisateur déchu et très proche de Trump. Si cela ne suffisait pas, Amazon vient de mettre fin à ses politiques d’inclusion et antidiscriminatoires (DEI).

Jeff Bezos a probablement été le premier à ouvrir la danse. Quelques jours avant l’élection, il a censuré la publication du traditionnel éditorial de son journal, le Washington Post, qui devait appeler à voter Kamala Harris.

Mark Zuckerberg a suivi les pas de Marc Andresseen en donnant un interview-fleuve à Joe Rogan, soutien de Donald Trump et premier podcasteur du pays. Le patron de Meta (Facebook, Instagram, WhatsApp) en a profité pour critiquer les démocrates et valider les obsessions de la droite trumpiste. Il avait déjà fait un appel du pied à Trump pendant la campagne en le qualifiant de « badass » suite à la tentative d’assassinat dont il avait été victime. Un compliment curieux lorsqu’on sait que Trump avait menacé Zuckerberg de prison pour avoir suspendu son compte Facebook pendant deux ans, suite à sa tentative de subvertir le résultat des élections de 2020.

Pour officialiser son ralliement, Zuckerberg ne s’est pas contenté du don financier mentionné en introduction. Il a calibré la décision portant sur la suppression de la modération du contenu sur ses réseaux sociaux avec les équipes de Trump et mis fin à de nombreuses politiques internes visant à protéger les minorités ou encourager la diversité. Une manière de rejoindre en grande pompe le camp réactionnaire dans sa guerre culturelle contre le « wokisme » et la « cancel culture ». Ce revirement revient probablement à mettre Facebook et Instagram au service de Trump. Il s’est accompagné d’un accord élaboré avec les avocats de Trump pour que Meta verse 25 millions de dollars de dommage et intérêt à ce dernier. Il poursuivait Facebook au civil en espérant obtenir des dédommagements suite à la suspension de son compte. Trump avait peu de chance de gagner son procès, cet accord à l’amiable tombe à pic.

Le PDG de Tik Tok, interdit aux Etats-Unis quelques jours auparavant, s’inscrit dans une démarche révérencieuse similaire, au point d’utiliser son réseau social pour chanter les louanges de Donald Trump, afin d’espérer un retour en grâce. Lui aussi était présent à l’inauguration. Tout cela a débouché sur une photo digne du Parain, où les pontes de la Silicon Valley trustaient le premier rang de la cérémonie d’investiture, devant les soutiens historiques et élus assurant des fonctions protocolaires.

En 2017, pour éviter de s’aliéner leurs employés, perdre leurs clients et nuire à leur image de marque, ces dirigeants avaient pris soin de garder leurs distances avec Donald Trump, au moins publiquement. Ce changement de comportement peut en partie s’expliquer par les récentes difficultés du secteur et plans de licenciement, qui ont inversé le rapport de force employé-employeur, dans un contexte où les consommateurs sont devenus captifs de ces grands monopoles et peu susceptibles de renoncer à leurs services.

Un ralliement plus opportuniste qu’idéologique

À en croire des personnalités comme Elon Musk, Mark Zuckerberg ou Marc Andresseen, la principale cause du ralliement de la Silicon Valley à Donald Trump serait à chercher du côté des démocrates. La gauche américaine et les libéraux sont accusés d’avoir cédé aux sirènes du « wokisme » tout en s’attaquant à la liberté d’expression. Les soi-disant persécutions judiciaires du DOJ (Departement of Justice, l’équivalent du ministère de la Justice) et du FBI contre Donald Trump sont parfois également citées. Tout comme la tentative d’assassinat à son encontre, qui serait le produit de la complaisance du FBI et de l’extrémisme de la gauche américaine, accusés d’avoir injustement repeint l’ancien Président en dangereux putschiste autocrate. C’est après l’inculpation de Donald Trump que l’influent David Sacks (ex-PayPal) avait appelé à voter pour lui. Et après la tentative d’assassinat que son vieil ami Elon Musk avait officialisé son soutien.

L’idée d’un ralliement idéologique contraint par la radicalisation du camp démocrate est défendue en France par des « experts » comme Fabrice Epelboin (dans Le Point, sur C Ce Soir…) et reprise par de nombreux commentateurs. Elle ignore superbement les faits.

La Silicon Valley n’en est pas à son premier revirement réactionnaire. À ses origines, l’Université de Stanford, située au cœur de la vallée, jouait un rôle central dans la diffusion des thèses eugénistes qui eurent une emprise durable sur la tech. En particulier dans l’entre-deux guerre. William Shockley, l’un des inventeurs du transistor, était un eugéniste et raciste bien connu. Si la contre-culture hippie des années 1960 a donné une coloration progressiste aux géants de la tech, les années 1990 ont été marquées par un retour de la pensée réactionnaire. Des politiciens comme Newt Gingrich, un temps numéro un du Parti républicain et élu de Californie, avaient pris appui sur des figures aussi influentes que Georges Gilder pour poser les jalons d’un internet néolibéral et conservateur. La Hoover Institution et de nombreux think tanks conservateurs ont par ailleurs exercé une influence importante sur cette période cruciale, avant que des individus comme Peter Thiel reprennent le flambeau.

Avant son rachat contraint de Twitter, Musk méprisait déjà la liberté d’expression, par ses attaques répétées contre les journalistes, critiques et lanceurs d’alertes. Suite à cette acquisition, il ne s’est pas contenté de diffuser les Twitter files qui ont montré que démocrates comme républicains contactaient régulièrement la plateforme pour demander la suppression de certains contenus. Il a surtout entrepris d’imposer sa propre censure avant d’interférer publiquement en faveur de Donald Trump au cours de la campagne 2024.

Elon Musk a multiplié les déclarations publiques polémiques bien avant son rachat de Twitter. Rappelons qu’il avait traité un secouriste de pédophile, minimisé l’épidémie de Covid, soutenu publiquement le coup d’État de l’extrême droite bolivienne en 2020 pour empêcher la nationalisation du lithium et qu’il profère des vues eugénistes depuis longtemps. Son usine Tesla californienne était surnommée « la plantation » à cause du racisme systémique qu’il y tolérait. En 2017, malgré le tollé provoqué par le « muslim ban » de Trump, Musk avait refusé de critiquer le président et défendu sa participation à son Conseil économique. L’idée que Musk serait un progressiste libéral soudainement converti à l’extrême droite est plutôt contestable. En 2014, il proclamait « Fuck la Terre. Sérieusement, on s’en fout de la Terre ». Et son obsession pour le « virus wokiste » qui « va détruire la civilisation » débute fin 2021, douze mois avant son rachat de Twitter.

De même, Zuckerberg partage depuis longtemps des opinions conservatrices. Il était déjà proche de l’administration Trump pendant son premier mandat. Son entreprise Meta est connue pour sa pratique d’une forme de censure et la promotion arbitraire de contenus favorables à l’extrême droite américaine et au gouvernement israélien.

Certains pontes de la Silicon Valley, comme Peter Thiel et Larry Ellison, ont toujours soutenu Trump. D’autres ont pris le train en marche au moment qui leur semblait le plus opportun. Chez Elon Musk, la rupture avec les démocrates est concomitante avec les premières tentatives de syndicalisation dans ses usines Tesla, en 2017. L’administration Biden a soutenu ces efforts, promu le syndicalisme (en particulier dans l’industrie automobile) et poursuivi ou entamé de nombreuses enquêtes ciblant les abus et multiples violations de la loi dont est accusé Tesla (droit du travail, normes environnementales, discriminations, sécurité routière…). La Californie est en passe d’interdire les ventes de Tesla sur son territoire du fait des abus constaté avec la fonction Autopilot, faussement présenté comme un système de conduite autonome.

Autrement dit, Musk a tombé le masque progressiste lorsque ses intérêts économiques l’exigeaient. Certains autres géants de la Silicon Valley basculent plus tardivement (Sam Altman) et prudemment (Tim Cook). Mais, quel que soit le degré de proximité idéologique de ces patrons, ce n’est pas par ce prisme qu’on peut comprendre une telle cascade de ralliements.

Ce que les barons de la Silicon Valley espèrent obtenir de Donald Trump

Interrogé par l’ancienne vedette de Fox News, Tucker Carlson, Musk avait déclaré « si Trump perd, je suis foutu ». Il faisait référence aux nombreuses enquêtes fédérales ciblant ses entreprises, dans le contexte d’une baisse des ventes et d’un effondrement des marges de Tesla, de plus en plus concurrencé par les constructeurs chinois comme BYD. Désormais à la tête du Ministère de l’efficacité publique (Department of Government Efficiency, nommé ainsi pour coller à l’acronyme DOGE, du nom de sa cryptomonnaie favorite, initialement conçue comme une parodie du Bitcoin), Musk va pouvoir purement et simplement supprimer les instances gouvernementales enquêtant sur ou chargées de réguler ses activités.

Pour les milliardaires de la tech, le ralliement à Donald Trump présente de nombreuses opportunités : baisses d’impôts anticipées (sur les multinationales et les individus), dérégulations ciblées et contrats publics gargantuesques. Musk et Bezos dépendent de la NASA et du Pentagone pour rentabiliser leurs entreprises spatiales (Blue Origin et SpaceX), dans lesquelles ils ont investi des sommes considérables. Mark Zuckerberg espère que Donald Trump va tuer son principal concurrent (Tik Tok) et protéger Facebook des amendes encourues à l’étranger. Sam Altman et Larry Ellison ont obtenu un coup de pouce inespéré de Trump pour leur projet « Stargate » à 500 milliards.

Amazon est menacé par le regain de syndicalisme que l’administration Biden soutenait et que Trump a déjà promis d’écraser. Google est ciblé par des procès antitrust conduits par la FTC de Biden. Peter Thiel compte sur la politique anti-immigration et militariste pour continuer d’obtenir des contrats juteux pour ses sociétés de surveillance, Palantir et Anduril. Google, Amazon, Oracle et Microsoft comptent parmi les principaux bénéficiaires de contrats de défense chiffrés en dizaine de milliards de dollars. Au minimum, ils ont intérêt à ne pas trop froisser la nouvelle administration pour éviter que le flot d’argent public ne se tarisse.

Pour les milliardaires de la tech, le ralliement à Donald Trump présente de nombreuses opportunités : baisses d’impôts, dérégulation et contrats publics gargantuesques.

Mais les géants de la tech comptent aussi sur Trump pour poursuivre l’impérialisme économique dont ils bénéficient depuis des années, que ce soit en faisant pression sur les autres pays pour empêcher le prélèvement d’impôts sur le chiffre d’affaires, défaire les régulations, obtenir des clauses particulières dans les accords commerciaux ou atténuer le montant des amendes et sanctions auxquelles ils s’exposent. Lors de sa rencontre avec Trump, Tim Cook a évoqué les difficultés d’Apple avec la justice européenne, par exemple.

Par le passé, l’État américain a aidé ses champions de la tech à s’imposer sur la scène internationale tout en empêchant autant que possible l’émergence de concurrents. Le constructeur chinois de smartphones Huawei a été largement banni des États-Unis et l’Union européenne a été contrainte de renoncer à ses services pour mettre en place son réseau 5G. Les diplomates américains sont également souvent intervenus auprès des gouvernements européens en faveur de nombreuses entreprises technologiques, comme l’ont révélé les Uber files.

Le tour d’horizon ne serait pas complet sans mentionner l’industrie des cryptomonnaies, qui a dépensé des sommes colossales et inédites pour faire élire Trump, dans l’espoir d’obtenir des dérégulations et législations favorables. Or, de nombreux gros investisseurs de la Silicon Valley cités plus haut détiennent des intérêts importants dans ce secteur. De manière générale, se rapprocher de Trump permet d’éviter ses foudres potentielles tout en se positionnant pour profiter de sa politique. Apple et Amazon l’ont bien compris, et augmentent de nouveau leurs achats d’espaces publicitaires sur le réseau social de Musk, l’autre homme fort de Washington.

Au-delà des intérêts particuliers, une nouvelle vision pour la Silicon Valley

En pleine campagne électorale, le plus gros fonds d’investissement en capital risque, Andresseen Horowitz, a détaillé une vision alternative à celle proposée de manière souvent incohérente par les démocrates. Intitulé « The little tech agenda », ce manifeste pro-startup dénonce une régulation et une taxation excessives. En résumé, il s’agit de libérer les énergies créatrices des startups en dérégulant le secteur et en mettant en place des baisses d’impôts et exonérations fiscales. Loin de défendre uniquement les « petits », il s’agit surtout de supprimer toute entrave au développement accéléré des dernières lubies de la Silicon Valley : l’Intelligence artificielle, les cryptomonnaies, la blockchain et le commerce des données.

Il s’agit de supprimer toute entrave au développement accéléré des dernières lubies de la Silicon Valley : l’Intelligence artificielle, les cryptomonnaies, la blockchain et le commerce des données.

Parmi les cibles principales, on retrouve deux des agences gouvernementales les plus populaires de l’administration Biden : la FTC (Federal Trade Commission) et le CFPB (Consumer Financial Protection Bureau). Sous la direction de Lina Khan, le premier a tenté de briser les monopoles des Big Tech via les lois antitrust, au nom de la compétitivité et de la protection des consommateurs. Le second, mis en place par Elizabeth Warren lors du premier mandat de Barack Obama à la suite de la crise des subprimes, lutte contre les fraudes financières et vise à protéger les consommateurs des abus des organismes de crédits prédateurs. Sous Biden, cet organisme a restitué plus de 6 milliards de dollars aux consommateurs américains victimes des abus, et infligé près de 4 milliards de dollars d’amendes. Ce n’est pas tout à fait par hasard que des patrons comme Zuckerberg, Musk et Marc Andresseen se sont succédés au micro de Joe Rogan pour dire tout le mal qu’ils pensaient du CFPB et de Lina Khan. Depuis, Trump a limogé les directeurs de ces deux agences.

Les questions de sécurité, de défense et de surveillance constituent un autre front commun assumé de plus en plus publiquement. En septembre dernier, Larry Ellison (Oracle) détaillait sa vision d’une société sous surveillance généralisée. Une idée qu’il défend depuis trois décennies, remise au gout du jour en vantant les nouvelles capacités permises par l’IA. Microsoft, Google et OpenAI ont été critiqués pour leur implication dans le génocide à Gaza. La société Anduril de Thiel vient de signer des partenariats avec OpenAI pour obtenir des contrats militaires. Sam Altman franchit ainsi une ancienne ligne rouge d’OpenAI, initialement conçue comme une entreprise à but non lucratif, fonctionnant sur le principe open source du logiciel libre en se tenant à l’écart du secteur militaire.

Toutes ces initiatives s’inscrivent dans un projet global et publiquement assumé. Marc Andresseen admet, comme les patrons des géants de l’IA, avoir pour but de remplacer un maximum d’emplois par de l’IA pour provoquer un affaissement généralisé des salaires. À cette vision dystopique s’ajoute la promotion de la surveillance de masse, de la monétisation à outrance de nos données personnelles et de la privatisation de l’espace. Un développement qui, à en croire tant l’ancien patron de Google que Bill Gates, doit s’accélérer malgré la crise climatique, qui ne sera résolue que par la technologie et le développement d’une IA supra-humaine…

Premières victoires, premières difficultés

Avec l’élection de Donald Trump, les patrons et financiers de la Silicon Valley ont obtenu ce qu’ils voulaient. L’appréciation des valeurs boursières sur lesquelles reposent leurs fortunes leur a assuré un retour sur investissement immédiat, tout comme la flambée du Bitcoin auquel nombre d’entre eux sont exposés. Au même moment, Trump offrait aux principaux barons de la tech un accès sans précédent aux cercles de pouvoir de Washington.

Marc Andresseen place de nombreux alliés à des postes clés. Peter Thiel dispose de son protégé au cœur du pouvoir, en la personne du vice-président JD Vance, dont il finance la carrière depuis des années. Mais c’est Elon Musk qui est parvenu à tirer des bénéfices sans précédent de son rapprochement avec Donald Trump. Non content d’être le seul individu extérieur à avoir été inclus sur la photo de famille post-électorale, il a obtenu un quasi-ministère sans avoir à se soumettre au processus de nomination sanctionné par le Congrès, avec les auditions sous serment qui l’accompagne. En effet, Trump a renommé par décret l’agence responsable du numérique créé par Obama, le « DOGE ». Ses prérogatives sont larges et définies de manière floue, mais permettent à Elon Musk d’obtenir un accès privilégié aux informations détenues par les administrations fédérales. Il a déjà commencé à utiliser cette agence pour réaliser une sorte de mini-putch inspiré de sa prise de contrôle désastreuse de Twitter et placer des alliés au cœur de l’administration, en plus de jeunes gens non diplômés et inexpérimentés. Sans provoquer de protestation au sein du Parti républicain.

La famille Trump et Elon Musk, photo Kai Trump via Twitter.

Fin décembre 2024, alors que Trump n’était pas encore investi président, le Congrès devait voter une loi de financement de l’État fédéral pour éviter un gel du fonctionnement de l’État. Le texte budgétaire résultait de plusieurs mois de négociations entre démocrates et républicain. Sous prétexte de vouloir « réduire le gaspillage de l’argent public », Musk a mené une intense campagne de lobbying pour faire échouer le vote, utilisant sa plateforme X pour demander à ses abonnés de téléphoner à leurs élus tout en menaçant ces derniers de trouver des adversaires bien financés face à eux lors des primaires aux élections de mi-mandats. Trump, qui espérait obtenir par ce chantage la levée du plafonnement de la dette et ainsi affaiblir la capacité de blocage des démocrates pour la suite de son mandat, s’est rangé derrière Musk.

Suite à la capitulation des élus républicains, le texte a été bloqué au Congrès. Pour éviter un « shutdown » du gouvernement la veille des fêtes de fin d’année, démocrates et républicains se sont rapidement mis d’accord pour voter un prolongement du budget incluant les priorités négociées auparavant. Mais de nombreux compromis qui avaient été inclus dans le texte initial ont été abandonnés. Dont l’amendement protectionniste vis-à-vis de la Chine qui menaçait directement les intérêts de Tesla, et donc d’Elon Musk. Ce dernier a obtenu ce qu’il voulait, contrairement à Donald Trump.

Le second point de tension a concerné le débat sur le sort des visas H1B, ces permis de travail soumis à un quota et réservés aux travailleurs diplômés sponsorisés par une entreprise désirant les embaucher. La Silicon Valley utilise ces visas pour importer de la matière grise à moindres frais, exerçant au passage une pression à la baisse sur les salaires des ingénieurs américains. Parce que l’essentiel des bénéficiaires de ce programme est issu de l’Inde et de l’Asie, les idéologues d’extrême droite proches de Trump veulent supprimer le programme. Inversement, Musk a pris position en faveur de ce dispositif, dont il a bénéficié lui-même par le passé. Sur X (ex-Twitter), il a argumenté que le secteur de la tech américain en dépend pour son succès, avant d’ajouter qu’il se battrait de toutes ses forces pour ce programme.

Le second point de tension concerne les visas H1B. La Silicon Valley utilise ces visas pour importer de la matière grise à moindres frais ; les idéologues d’extrême droite proches de Trump veulent supprimer le programme.

Cette sortie lui a attiré les foudres de la base militante pro-Trump et d’idéologues comme Stephen Miller (le monsieur immigration de Trump) et Steve Bannon. Musk s’est pris un retour de bâton inhabituel par l’intensité et la violence, bien que Trump soit intervenu dans le débat en faveur du programme H1B. Depuis, Musk a tenté de se réconcilier avec la base MAGA en soutenant des figures d’extrême droite au Royaume-Uni et en Allemagne, tout en commençant à censurer méthodiquement de nombreux comptes X qui l’avaient pris à parti.

La dernière friction interne est intervenue dès l’annonce en grande pompe d’un plan d’investissement de 500 milliards dans l’Intelligence artificielle, lors d’une conférence de presse organisée le lendemain de la passation de pouvoir. Flanqué des PDG d’OpenAI (le grand rival de Musk), Oracle et SoftBank, Trump a vanté le projet « Stargate ». Musk s’en est aussi pris au consortium via X. Si les conseillers de Trump étaient furieux de l’attitude du patron de Tesla, accusé de « saboter Trump », ce dernier a balayé ce conflit interne d’un haussement d’épaules en concédant simplement que « Musk déteste un des dirigeants qui fait partie du deal ».

Ces quelques exemples montrent à quel point l’alliance entre Trump et la Silicon Valley revêt un caractère inédit, tout en soulignant la fragilité de l’attelage. La coalition Trump est constituée de factions aux intérêts souvent contradictoires, lorsqu’ils ne sont pas des concurrents majeurs.

Tous conservent néanmoins un but commun : dépecer l’État social et démanteler les agences de régulation fédérales, tout en accaparant l’argent public via des contrats juteux et mobiliser la doctrine « America First » de Trump à leurs avantages. À ce titre, la récente directive produite par la direction du renseignement pour demander aux différentes agences (CIA, NSA, FBI…) de coopérer plus étroitement et en prenant davantage de risques avec les entreprises de la Silicon Valley confirme que l’on entre dans une nouvelle ère. Celle de la fusion entre l’extrême droite trumpiste et la Silicon Valley.

L’Amérique latine face au « néolibéralisme souverainiste » de Trump – Entretien avec Álvaro García Linera

Vice-président de Bolivie, Álvaro García Linera a gouverné le pays aux côtés d’Evo Morales durant treize ans (2006-2019). Théoricien politique, il est l’auteur d’une oeuvre d’inspiration marxiste, centrée autour de l’émancipation indigène. Dans cet entretien, il revient sur les défis d’une Amérique latine en butte à la réélection de Donald Trump. Celui-ci proclame son isolationnisme, mais Álvaro García Linera estime que les pressions impérialistes pourraient s’accroître sur le sous-continent : à l’heure de la démondialisation et de la régionalisation des chaînes de valeur, l’Amérique latine redevient un fournisseur capital de matières premières pour les États-Unis. Il plaide pour une intégration régionale, visant à faire émerger la région comme un pôle indépendant. Et revient sur les processus progressistes latino-américains, dont il fut l’un des protagonistes.

LVSL – Comment analysez-vous le retour au pouvoir de Donald Trump et ses implications pour l’Amérique latine ?

Álvaro García Linera – La victoire de Trump était prévisible. En période de crise économique, de transition d’un régime d’accumulation et de domination vers un autre, les positions centristes deviennent intenables. Le centre-gauche et le centre-droit apparaissent comme faisant partie du problème. En ces temps de crise, nous vivons des moments sismiques : les élites se fracturent, le centre disparaît, des positions radicalisées émergent. Trump incarne, depuis la droite, le nouvel esprit de l’époque.

Cette époque est marquée par un déclin global du mondialisme. Trump incarne un alliage de protectionnisme comme réaction au mondialisme et de récupération des aspirations souverainistes face à la mondialisation – sous une forme morbide. Cette voie ambiguë, hybride, amphibie, de « néolibéralisme souverainiste », commence à être testé dans certains endroits du monde – que l’on pense à Giorgia Meloni en Italie, à Viktor Orban en Hongrie, ou à Jair Bolsonaro au Brésil précédemment.

De quoi ce « néolibéralisme souverainiste » est-il le nom ? C’est une tentative de sortir de la crise du mondialisme néolibéral.

« L’Amérique latine, autrefois considérée comme insignifiante à l’heure du globalisme triomphant, redevient une zone convoitée. »

Qu’est-ce que cela va signifier pour l’Amérique latine ? Elle va se retrouver prise dans la dispute entre une Chine en expansion, qui repose sur des chaînes de valeur globales, et des États-Unis en contraction, qui ont besoin de régionaliser leurs chaînes de valeur. L’Amérique latine est déjà liée à la Chine par des chaînes de valeur globales, mais les États-Unis veulent l’intégrer dans leur sphère d’influence régionale. La Chine a l’avantage car elle dispose d’argent pour investir. Les États-Unis en manquent. Face à ce manque de ressources, on peut s’attendre à ce que les États-Unis choisissent la voie de la force pour imposer cette régionalisation des chaînes de valeur.

LVSL – Le nom de Marco Rubio, nommé Secrétaire d’État (soit l’équivalent de notre ministre des Affaires étrangères) par Donald Trump, apparaît dans des enregistrements audios liés au coup d’État en Bolivie de 2019 [sénateur républicain d’origine cubaine, Rubio est connu pour son hostilité viscérale à la gauche latino-américaine NDLR]. Il est cité comme un intermédiaire entre putschistes boliviens et les lobbies américains. Comment interprétez-vous sa nomination comme secrétaire d’État ? Prévoyez-vous un tournant interventionniste ou une politique de continuité avec les démocrates ?

AGL : Il n’y aura pas de continuité. Les démocrates incarnaient les restes de l’ancien mondialisme – malgré des décisions souverainistes évidentes, comme la hausse des tarifs douaniers. Trump, en revanche, a une proposition claire : un nouveau modèle économique pour les États-Unis, sauvagement capitaliste, impliquant un nouveau régime d’accumulation. Dans ce modèle, l’Amérique latine joue un rôle important du fait de sa proximité géographique.

Si un endroit doit devenir le substitut des importations, le lieu de repli des chaînes de valeur, c’est bien le sous-continent latino-américain. Cette tension sera-t-elle canalisée par des flux financiers ou l’utilisation de la matraque ? Les États-Unis étant confrontés à de nombreux problèmes économiques, ils ne peuvent rivaliser avec la Chine en termes de flux financiers. On ne concurrence pas les centaines de milliards de dollars investis par la Chine pour l’accès aux matières premières.

Je pense que les États-Unis chercheront à compenser leur déficit financier dans leurs relations avec l’Amérique latine par une exacerbation de l’interventionnisme. Il s’agira d’imposer une « route de la soie nord-américaine », autoritaire et militarisée, par opposition à aux « nouvelles routes de la soie » chinoises, basées sur les flux d’investissements, les infrastructures et le crédit. Marco Rubio n’est pas un élément essentiel : nous sommes face à un changement de régime d’accumulation, qui se régionalise. L’Amérique latine, autrefois considérée comme insignifiante à l’heure du globalisme triomphant, redevient une zone convoitée.

« Je pense que les États-Unis chercheront à compenser leur déficit financier dans leurs relations avec l’Amérique latine par une exacerbation de l’interventionnisme. Il s’agira d’imposer une « route de la soie nord-américaine », autoritaire et militarisée. »

Ainsi, on assiste à une tentative de réactiver la rhétorique de la « guerre contre la drogue », qui a toujours été un cheval de Troie de l’interventionnisme américain [la « guerre contre la drogue » désigne les campagnes de lutte contre le narcotrafic qui prévalent en Amérique depuis les années 1980, souvent pilotées par la Drug Enforcement Administration (DEA) américaine NDLR]. Aujourd’hui, deux modèles coexistent : des pays comme la Colombie ou le Mexique ont abandonné les méthodes coercitives au profit d’une perspective de lutte structurelle contre les causes du trafic. L’Équateur, de son côté, a renoué avec une « guerre contre la drogue » aux méthodes répressives traditionnelles sous la présidence de Daniel Noboa. Il a été applaudi par les États-Unis, pour une très bonne raison : la « guerre contre la drogue » leur ouvre les portes du territoire. Le gouvernement de Noboa a explicitement pris des mesures permettant le retour de bases militaires américaines dans son pays. Pour autant, cette tentative de donner une seconde jeunesse à la « guerre contre la drogue » sera sans doute limitée.

À son apogée, la « guerre contre la drogue » répondait à deux motivations principales : exercer une forme de contrôle territorial par le biais de bases militaires (Équateur, Colombie, Bolivie) et d’une présence policière. Ensuite, limiter l’entrée de la drogue sur le marché nord-américain. Cette donnée a changé au cours de la dernière décennie : la drogue produite en Amérique latine est maintenant principalement destinée au marché européen. Cela a réduit l’urgence d’une lutte contre le narcotrafic en Amérique latine. Le « plan Colombie » avait mobilisé un milliard de dollars ; en Bolivie, cela représentait cent millions de dollars. Aujourd’hui, ces montants sont réduits à quelques millions.

Dans un but de contrôle politico-militaire, ce discours pourrait être réactivé, mais il ne bénéficierait plus de la même légitimité auprès des électeurs américains – dont la préoccupation n’est plus la cocaïne latino-américaine, mais les usines de fentanyl opérant aux États-Unis mêmes. Je ne pense donc pas qu’il s’agira à nouveau d’un axe central.

D’autres légitimations apparaissent : comme l’a suggéré la cheffe du Commandement Sud, c’est la présence chinoise elle-même qui justifiera le retour des États-Unis. Certains évoquent par exemple le port de Chancay, construit au Pérou par la Chine, comme un possible point d’entrée pour des navires militaires chinois. Une idée saugrenue, mais qui pourrait être montée en épingle. Je pense que la lutte contre la présence chinoise sera brandie en impératif de sécurité nationale.

En réalité, il s’agit d’une simple lutte pour le contrôle des chaînes de valeur. La transition énergétique nécessitera de nombreuses matières premières. Selon l’Agence internationale de l’énergie des États-Unis, entre 2025 et 2050, les volumes de matières premières stratégiques devront être multipliés par dix ou douze pour garantir cette transition. Une grande partie de ces ressources se trouve en Afrique et en Amérique latine, et les deux grandes puissances de ce monde cherchent à y accéder. Le reste n’est que littérature.

Sur ce terrain, la Chine a l’avantage. Elle a été beaucoup plus astucieuse ces vingt dernières années, investissant sans imposer de conditions, développant des infrastructures routières et portuaires, tandis que les États-Unis, considérant l’Amérique latine comme acquise, n’ont rien investi et se retrouvent à présent en position de faiblesse économique. Pour combler ce manquement, il faudrait des investissements massifs, de l’ordre de plusieurs centaines de milliards de dollars. Si les États-Unis ne sont pas disposés à engager de telles ressources, ils chercheront à compenser par des mesures coercitives : interventions, pressions, chantages, présence policière et militaire, etc.

En 2019, l’administration américaine a soutenu un coup d’État en Bolivie. Les officiers qui se sont rebellés avaient des liens avec le Département d’État. Claver Carone, fonctionnaire du Département d’État, est directement intervenu pour encadrer les militaires dans leur action putschiste. Des actions de ce genre pourraient se multiplier en Amérique latine : aux investissements, les États-Unis substitueraient des actions coercitives et une présence policière accrue.

LVSL – Face à ces tensions qui s’exercent sur le sous-continent, la gauche plaide pour la coopération régionale. Comment celle-ci prendrait-elle forme, et comment réagirait-elle face au déclin de la mondialisation néolibérale ?

AGL – Dans cette lutte de titans, chaque pays latino-américain, pris individuellement est insignifiant – une fourmi face à un éléphant. Mais si ces petites voix s’unissent, la voix du sous-continent sera entendue. Cela nécessite des mécanismes fondamentaux d’intégration. On peut rêver à une unification nationale latino-américaine, mais elle ne serait pas réaliste à court terme. Ce que l’on peut envisager, ce sont des accords régionaux fondés sur de grands axes thématiques : négociation commerciale, justice environnementale, fiscalité, etc. Ces accords thématiques, concrets et peu grandiloquents, permettraient à l’Amérique latine de porter une voix plus forte face aux grandes puissances.

Cette intégration doit être soutenue par des ressources qui permettent de créer des infrastructures communes et de niveler certaines inégalités. C’est ici que le bât blesse : peu de ressources ont été mises à disposition pour l’intégration et les infrastructures.

Face au reflux du globalisme, l’Amérique latine a montré une voie alternative, avec l’arrivée au pouvoir de gouvernements progressistes. Leurs réformes, souvent peu radicales, ont cependant marqué une rupture dans la manière dont l’État intervient dans la distribution, la protection du marché intérieur et l’élargissement des droits. Si l’on observe les débats actuels aux États-Unis et en Europe sur des politiques industrielles, la souveraineté énergétique et agricole, ou encore la protection de certaines industries stratégiques, ce sont des discussions que l’Amérique latine a déjà eues il y a 20 ans.

LVSL – Après la première vague progressiste des années 2000 [marquée par la présidence de Hugo Chavez, Evo Morales, Lula, Rafael Correa, ou les époux Kirchner NDLR], la gauche renoue ici et là avec la victoire – au Mexique par exemple, où Claudia Sheinbaum a été triomphalement élue. Comment voyez-vous cette seconde vague ?

ALG – Il est juste de parler de deux vagues progressistes. Le Mexique, qui arrive après les autres pays d’Amérique latine, bénéficie d’une expérience accumulée qui lui permet de bénéficier d’un élan plus important. Il faut cependant rester attentif : les symptômes des limites du progressisme latino-américain commenceront déjà à apparaître, comme ce fut déjà le cas au Brésil, en Argentine, en Bolivie ou en Uruguay. Actuellement, le Mexique est dans une phase d’ascension, mais c’est justement dans le succès que les expériences progressistes rencontrent qu’elles trouvent leurs limites.

« En temps de crise, la gauche doit désigner un coupable : l’oligarchie, la caste, les ultra-riches. »

En Bolivie, le progressisme a été un succès, ayant sorti 30 % de la population de la pauvreté, redistribué les richesses et renforcé le pouvoir des peuples indigènes. Mais dans ce succès a germé ses limites : une fois qu’un objectif est atteint, il peut se vider de son sens. La société évolue, les demandes changent, et les structures sociales se transforment. Ainsi, pour continuer à progresser, il faut mettre en place des réformes de deuxième génération.

Le problème que vit actuellement l’Amérique latine est qu’après des réformes de première génération relativement réussies, leur élan a été stoppé. Le système de redistribution des richesses, les interventions de l’État dans le marché intérieur : tout cela a porté ses fruits, mais il faut désormais réinventer la manière dont nous produisons la richesse. L’Amérique latine a par exemple hérité d’un modèle extractiviste. Au lieu de laisser les profits partir à l’étranger, nous avons réussi à les réinjecter dans nos économies, à internaliser les bénéfices pour financer la justice sociale et élargir les droits.

Cependant, ce système devient vulnérable lorsque les matières premières, comme le pétrole ou le lithium, perdent de leur valeur. Se pose la question de sa durabilité. Pour que la redistribution de la richesse ne dépende plus des fluctuations du marché, il est nécessaire de créer un nouveau modèle productif, moins dépendant des prix mondiaux des matières premières. Cela représente une réforme de deuxième génération, qui ne se limite pas à modifier la répartition de la richesse, mais à la transformation du système productif.

LVSL – Quels sont les leviers qu’il est possible d’actionner ?

AGL – Pour mener à bien ces réformes, il faut revoir le système fiscal. Quand les prix des matières premières étaient élevés, on n’avait pas besoin de réformes fiscales profondes, car les excédents commerciaux permettaient de financer la redistribution. Aujourd’hui, la situation a changé. Peu de pays ont introduit des réformes fiscales progressives, même si la Bolivie a tenté de mettre en place un système plus équitable. Pour que le progressisme perdure, il est crucial de mettre en place des réformes qui incluent une taxation plus importante des grandes fortunes.

Il faut aussi introduire des politiques environnementales plus ambitieuses. Dans les réformes de première génération, nous avions besoin de ressources immédiates. À présent, il est crucial de développer des politiques environnementales plus strictes pour garantir la soutenabilité de long terme du modèle économique.

La présidence de Gustavo Petro en Colombie ou de Claudia Sheinbaum au Mexique pourraient donner lieu à une hybridation des réformes de première et de seconde génération. Mais il y a un risque : tout dépendra de la lucidité des mouvements progressistes et de l’audace des dirigeants. En temps de crise, il faut un bouc émissaire, un responsable. La stratégie de Kamala Harris, consistant à promouvoir le consensus et l’unité, a failli. Ce type de discours a sa place dans une période de stabilité, mais en temps de crise, il faut désigner un coupable : l’oligarchie, la caste, les ultra-riches. Il faut trouver un adversaire à affronter.

LVSL – Parmi les leaders de la droite latino-américaine, c’est Javier Milei qui prétend le plus clairement proposer un modèle alternatif. Comment analysez-vous les premiers moments de sa présidence ?

AGL – Je ne dirais pas que la politique économique de Javier Milei a échoué, bien qu’elle ait un coût social considérable. Sur le court terme, il est parvenu à réduire l’inflation – au prix d’une récession, de licenciements et de la destruction de l’industrie locale. Il se trouve dans une situation paradoxale : bien qu’il parvienne à dompter l’inflation, cela ne peut pas durer, notamment parce que les dollars n’arrivent pas. Le FMI n’a pas fourni de soutien significatif et bien que les grandes entreprises argentines aient investi dans des stratégies financières à l’étranger, les résultats économiques à long terme risquent d’être insoutenables.

Ce qui rend cette victoire temporaire de Milei compliquée pour la gauche, c’est que, du côté de l’opposition, il n’y a pas de véritable contre-proposition. Lorsque vous demandez à quelqu’un comment résoudre l’inflation, tout le monde reste silencieux. Cette absence d’alternative permet à Milei de conserver une certaine légitimité, malgré le caractère destructeur de ses mesures.

LVSL – En Bolivie, la gauche se déchire. L’ex-président Evo Morales et l’actuel chef d’État Luis Arce se livrent à une lutte fratricide. Comment voyez-vous la situation ?

AGL – Ce à quoi nous assistons en Bolivie est une lutte entre deux personnalités qui exprime quelque chose de plus profond : la transition de la première à la deuxième vague progressiste. Cette lutte est symptomatique du déclin de l’efficience des réformes.

Les discussions, au sein du parti MAS (Mouvement vers le Socialisme, parti au pouvoir depuis 2006, excepté la période du coup d’Etat de 2019 à 2020, ndlr), ne portent pas sur ce sujet mais sur le candidat à la prochaine élection présidentielle. Cela dévoile une autre limite, qui a trait à la personnalisation très forte du processus progressiste bolivien. Evo Morales incarne un leadership indigène – et il faut garder à l’esprit que l’État plurinational est l’œuvre des peuples indigènes. Cela pourra-t-il perdurer ainsi ? Ou les peuples indigènes subiront-ils une sorte d’expropriation par les classes moyennes créoles ?

Troisième enjeu : la manière dont on transite du leadership charismatique au leadership routinier. Personne n’a encore trouvé la solution. En Bolivie, cela n’a pas fonctionné, de même qu’en Argentine, en Équateur ou partiellement au Brésil – où Dilma Rousseff semble avoir été un simple parenthèse avant le retour de Lula.

Comment Trump est devenu favorable aux cryptomonnaies

Trump au congrès annuel du Bitcoin à Nashville. © Capture d’écran Bitcoin Magazine

Le ralliement de Donald Trump au monde des cryptomonnaies, où dominent les acteurs les plus réactionnaires et les plus stupides de l’industrie technologique, a transformé cette question en un enjeu électoral. Mais cela pourrait bien s’avérer être un faux pas. Par Dominik Leusder, traduction Alexandra Knez [1].

Si vous devez convaincre quelqu’un que quelque chose est de l’argent, il est presque certain que ce n’en est pas. Mais le monde des monnaies numériques et des actifs libellés en cryptomonnaies a connu une évolution marquée : leurs défenseurs ne semblent plus chercher à nous convaincre à propos de leur nouvelle et radicale alternative à ce qu’ils appellent presque ironiquement – et de manière presque imprécise – les monnaies « fiduciaires ».

Les lacunes de cette histoire ont toujours été évidentes. Tout d’abord, les cryptomonnaies n’ont jamais rien eu de particulièrement « nouveau » ou « radical » : le fantasme réactionnaire d’une monnaie apolitique a déjà une longue histoire. D’autre part, le statut de moyen d’échange des monnaies fiduciaires « politiques » (qu’il serait plus juste de décrire non pas comme des monnaies fiduciaires, mais comme des monnaies fondées sur le crédit, soutenues par d’innombrables obligations légales de paiement), en particulier celui des monnaies principales (le dollar, le yen, la livre sterling et l’euro), n’a jamais aussi peu été remis en question.

Pour le bitcoin et ses nombreux équivalents, c’est tout le contraire qui est devenu évident. Ce ne sont pas des moyens d’échange fiables en dehors des frontières de certaines dictatures d’Amérique centrale ; ce ne sont pas des instruments permettant de se prémunir contre l’inflation ; et leur valeur étant fortement influencée par les actifs financiers conventionnels et volatiles comme les actions (ainsi que par l’activité erratique des milliardaires sur les réseaux sociaux), ce ne sont décidément pas des réserves de valeur fiables. L’argument complémentaire, généralement évoqué par ceux qui reconnaissent ces défauts, selon lequel les technologies associées – notamment le système de registre de transactions connu sous le nom de « blockchain », qui n’est en réalité guère plus qu’une version glorifiée de Google Docs ou d’Excel – vont transformer notre relation avec l’argent, est également passé à l’arrière-plan. La consternation générale suscitée par les dommages environnementaux exorbitants associés au  « minage » de crypto-monnaies y est sans doute pour quelque chose.

Les crypto-monnaies se sont révélées être un instrument flagrant de spéculation financière et de fraude, et de surcroît très lucratif.

Au lieu de cela, les crypto-monnaies se sont révélées être un instrument flagrant de spéculation financière et de fraude, et de surcroît très lucratif. Loin d’éloigner la politique de l’argent et de décentraliser le pouvoir aux dépens de l’influence oligarchique, les crypto-monnaies sont devenues un vecteur de pouvoir et d’influence, non seulement pour les acteurs du marché financier – des traders professionnels et des gestionnaires de portefeuille jusqu’aux légions d’insupportables crypto-bros qui exhibent leurs gains dans les rues de Miami et de Los Angeles – mais aussi pour les puissants acteurs de l’industrie technologique qui souhaitent avoir une emprise sur la prise de décision politique. En conséquence, le secteur est devenu une arène importante de la contestation des élites. La campagne électorale en cours aux États-Unis est une parfaite illustration de cette évolution.

Les barons des cryptos craignent un tour de vis réglementaire

Les candidats démocrate et républicain sont tous deux intimement liés à l’industrie technologique californienne. Mais sous la présidence Biden, les Démocrates au pouvoir ont initié – bien qu’insuffisamment et tardivement – les premières réglementations applicables aux cryptos sur le modèle de celles qui existent dans l’industrie financière. Alors que la Securities and Exchange Commission (SEC), actuellement dirigée par Gary Gensler, un choix de Joe Biden, s’est avérée notoirement inefficace au cours de la dernière décennie pour limiter les excès (souvent frauduleux) de la haute finance, sa pugnacité à l’encontre des cryptos a surpris. Inquiets quant à la possibilité de continuer à réaliser d’énormes gains dans le monde peu réglementé des cryptomonnaies, les acteurs de la Silicon Valley ont mobilisé de nombreux acteurs clés derrière Donald Trump, en dépit des remarques initialement désobligeantes de l’ancien président au sujet du bitcoin.

Le catalyseur de ce processus semble avoir été le scandale autour de la faillite de la plateforme d’échange de crypto-monnaies et du fonds spéculatif FTX (dont l’ancien PDG, Sam Bankman-Fried, a récemment été condamné à vingt-cinq ans de prison) et le déploiement de moyens parlementaires et réglementaires (sous la houlette de Gensler et d’Elizabeth Warren) qui y ont contribué.

Le scandale autour de la faillite de la plateforme d’échange de crypto-monnaies et du fonds spéculatif FTX dirigé par Sam Bankman-Fried semble avoir été le catalyseur de la volonté de régulation des démocrates.

La crainte d’une réponse réglementaire concertée de la part d’une nouvelle administration démocrate n’est pas le seul facteur qui mobilise ce contingent particulier de la droite californienne. Comme l’a récemment souligné la journaliste Lily Lynch dans le New Statesman, les barons du secteur technologique qui s’opposent à l’ingérence du gouvernement dans les cryptomonnaies considèrent également Kamala Harris comme la représentante d’une « crise des compétences » en politique. Celle-ci serait causée par l’adhésion de l’élite démocrate à la politique identitaire et sa prétendue déclinaison sur le lieu de travail, les politiques de « diversité, d’équité et d’inclusion » (DEI), dont Harris aurait d’une certaine manière été la bénéficiaire.

L’ampleur de ces événements ne devient que trop évidente. La nouvelle dynamique partisane dans le monde de la crypto-monnaie a fait entrer dans la mêlée plusieurs éminents milliardaires de droite du secteur de la technologie, dont les vastes ressources se déversent dans de nouveaux super PAC, les principaux véhicules de soutien aux campagnes politiques aux États-Unis. Parmi ces étranges personnages, on trouve d’éminents capital-risqueurs et doyens de la néo-droite, Peter Thiel et Marc Andreessen, des investisseurs et des entrepreneurs tels que David Sacks, Cathie Wood, Tyler et Cameron Winklevoss, le gestionnaire de fonds spéculatif et activiste Bill Ackman, ainsi qu’Elon Musk.

La volte-face de Trump sur la question n’a pas seulement absorbé leurs préoccupations dans le baratin républicain pseudo-libertaire habituel (la plateforme du Comité national républicain, sous prétexte de « défendre l’innovation », parle du « droit de miner du bitcoin » et du « droit à l’auto-détention d’actifs numériques » et du « droit à faire des transactions sans surveillance ni contrôle du gouvernement »), mais a automatiquement mêlé le bitcoin à des questions de sécurité nationale. Parmi les nombreuses questions abordées dans son interview troublante à Bloomberg, Trump a proclamé qu’il s’opposerait à toute tentative des Démocrates pour réglementer l’industrie afin d’éviter que la Chine ne prenne l’avantage « dans cette sphère ». Le fait que les monnaies numériques ne confère aucun avantage géopolitique ou que la Chine ait été pionnière dans la répression sévère de la spéculation sans entrave sur les cryptomonnaies, n’importe ni à Trump ni à l’électeur américain moyen, peu informé.

Le soutien de milliardaires fous : un boulet pour la campagne de Trump ?

Le fait que les élections américaines soient littéralement inondées d’argent est loin d’être nouveau. En fait, le système est conçu pour être particulièrement sensible à l’influence de groupes d’intérêts spéciaux bien financés et très motivés. Et si la poussée politique de l’aile droite du monde des crypto-technologies est un facteur nouveau, les dons ne peuvent mener une campagne que jusqu’à un certain point – surtout lorsque le camp adverse est tout aussi bien financé, entre autres, par de grandes entreprises technologiques.

De fait, la prédominance des milliardaires de droite du secteur technologique dans la campagne de Trump pourrait même s’avérer être un handicap. Cela devient plus clair si nous supposons que le choix de Trump pour la vice-présidence, le sénateur de l’Ohio J. D. Vance, un protégé de Peter Thiel, a été motivé moins par des considérations de guerre culturelle (l’auteur de Hillbilly Elegy étant un vétéran de ce théâtre) que par le désir de Trump d’apaiser et de gagner la confiance des personnalités de la Silicon Valley proches du monde des cryptomonnaies qui l’inondent aujourd’hui d’argent.

Si cette manne permettra certainement de mener une vaste campagne publicitaire (les efforts médiatiques relativement bricolés mais fructueux de Trump en 2016 l’ont prouvé), l’enthousiasme de la droite, qui avait initialement applaudi l’ascension de Vance, a récemment été refroidi. La campagne démocrate visant à dépeindre les républicains obsédés par les guerres culturelles comme « bizarres » a été facilitée non seulement par certaines des apparitions publiques de Vance, mais aussi par le simple fait que les protagonistes de l’aventure de la Silicon Valley sont eux-mêmes indéniablement et profondément bizarres.

Trump promet de ne pas réglementer l’industrie afin d’éviter que la Chine ne prenne l’avantage « dans cette sphère ». Le fait que les monnaies numériques ne confère aucun avantage géopolitique ou que la Chine ait été pionnière dans la répression sévère des cryptomonnaies, ne semble pas lui importer.

Non seulement leur préoccupation monomaniaque pour des questions de guerre culturelle toujours plus obscures ne parvient pas à résonner suffisamment au-delà des limites des podcasts et des réseaux sociaux, mais les excentricités de personnes comme Elon Musk (avec son acquisition erratique, sous l’influence apparente de la drogue et de son recent divorce, et sa mauvaise gestion de Twitter, désormais X), Peter Thiel (avec son comportement maladroit et en proie à la sueur sur scène, sans oublier son penchant avéré pour le recrutement de jeunes étudiants de Stanford destinés à le rajeunir grâce à leur don de sang) et Bill Ackman (avec sa déconfiture très médiatique à propos de la fraude universitaire de sa femme israélienne et des manifestations d’étudiants pour Gaza) semblent désormais indissociables de Vance et de ses efforts maladroits pour garder son sang-froid.

La tentative de Vance de raviver les guerres culturelles a été douchée par le choix de la campagne de Harris de ne pas faire campagne sur les questions d’identité (rendant ainsi impuissants les arguments « woke » ou « DEI » avancés contre l’ancien procureur Harris) et de choisir comme colistier le gouverneur du Minnesota Tim Walz, dont les pitreries d’ « homme blanc populaire mais progressiste » mettent encore plus en évidence le caractère faussement terre-à-terre et anti-élitistes de Vance. 

Il est encore trop tôt pour savoir si les Républicains sont en train de se regrouper ou s’ils sont en train de se mettre au pied du mur. Les contributions de Thiel et consorts permettent indéniablement de remplir les caisses de la campagne Trump. Mais il n’est pas certain que cela soit un atout – l’ancien président avait gagné en 2016 bien qu’Hillary Clinton ait dépensé beaucoup plus que lui. Il est indéniable que le rapprochement de Trump avec la section la plus régressive de l’industrie technologique est un pari. S’il porte ses fruits, il rapprochera du pouvoir l’un des secteurs les plus vénaux et improductifs du capitalisme américain ; mais s’il échoue, il pourrait donner aux Démocrates l’occasion de resserrer encore davantage l’étau réglementaire autour du cou de l’industrie technologique. Reste à savoir s’ils se saisiraient alors de cette opportunité.

[1] Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez.

Elon Musk rachète Twitter : la liberté d’expression, mais pour qui ?

© William Bouchardon

Le rachat du réseau social des célébrités et personnalités politiques par l’homme le plus riche du monde se confirme. Si Elon Musk promet davantage de liberté d’expression, il est fort probable que celle-ci profite surtout à ceux qui défendent les intérêts des milliardaires. Donald Trump pourrait être un des principaux bénéficiaires de l’opération. Article issu de notre partenaire Novara Media, traduit et édité par William Bouchardon.

« Je suis obsédé par la vérité », a déclaré Elon Musk devant une salle comble de Vancouver au début du mois. Pour celui qui avait qualifié Vernon Unsworth – un spéléologue qui avait sauvé 12 enfants coincés dans une grotte en 2018 – de « pédophile » pour avoir eu la témérité de critiquer son idée d’utiliser un mini-sous-marin pour les sauver, une telle déclaration paraît un peu exagérée.

Quoi qu’il en soit, Musk est certainement quelqu’un d’obsessionnel qui, du fait de sa fortune, obtient généralement ce qu’il veut. Au début du mois, il a déposé une offre d’achat du réseau social Twitter à 54,20 dollars par action, valorisant l’entreprise à hauteur de 43,4 milliards de dollars. Quelques jours plus tôt, le PDG de SpaceX et de Tesla avait déjà révélé avoir pris une participation de 9,2 % dans la société, faisant de lui le plus grand actionnaire du réseau social. Si Musk parvient à racheter Twitter, l’entreprise ne serait plus cotée en bourse et appartiendrait à un certain nombre d’actionnaires, sous le seuil maximum autorisé. Il semble donc que Musk ait préféré, du moins dans un premier temps, une transition en douceur à une refondation totale et orchestrée par lui seul de l’entreprise.

Le fait que des milliardaires investissent dans les médias n’a évidemment rien de nouveau. Si l’édition et la presse ont pu faire la fortune de milliardaires comme Rupert Murdoch, Silvio Berlusconi ou Robert Maxwell, ce secteur est aujourd’hui devenu le terrain de jeu de personnalités, ayant, quant à elle, fait fortune dans d’autres domaines. Jeff Bezos (patron d’Amazon) possède le Washington Post, Bernard Arnault (LVMH) Le Parisien et Les Echos et Carlos Slim (milliardaire mexicain des télécommunications) est le principal actionnaire du New York Times. En Grande-Bretagne, en France et dans de nombreux autres pays, la presse, la radio et la télévision sont très largement aux mains de milliardaires.

L’homme le plus riche du monde serait ainsi à la tête d’un réseau social qui compte des centaines de millions d’utilisateurs mensuels et que les hommes politiques considèrent comme un élément essentiel de leur image publique.

Le rachat de Twitter par Elon Musk place le curseur encore plus haut. L’homme le plus riche du monde, dont la fortune personnelle dépasse actuellement les 240 milliards de dollars (soit plus que le PIB du Portugal ou de la Nouvelle-Zélande !), serait ainsi à la tête d’un réseau social qui compte des centaines de millions d’utilisateurs mensuels et que les hommes politiques – de Donald Trump à Narendra Modi – considèrent comme un élément essentiel de leur image publique. S’il se concrétise, l’achat de Musk serait sans doute l’opération la plus marquante de notre époque, illustrant l’influence considérable des ultra-riches aujourd’hui. Cette puissance dépasse même celle des « barons voleurs » de la fin du XIXe siècle aux Etats-Unis, qui avaient constitué d’immenses empires dans les voies ferrées, le pétrole ou la finance.

Un tel achat pourrait en effet avoir des implications politiques quasi immédiates, parmi lesquelles le retour de Donald Trump sur la plateforme – où il était suivi par près de 89 millions de personnes avant les primaires républicaines de l’année prochaine. Alors que les sondages suggèrent déjà que Trump pourrait battre à la fois Joe Biden et sa vice-présidente Kamala Harris dans un éventuel face-à-face en 2024, son retour sur Twitter augmenterait considérablement ses chances de réélection. Musk a d’ailleurs fait allusion au retour de Trump sur la plateforme, en déclarant qu’il aimerait que l’entreprise soit très « réticente à supprimer des contenus […] et très prudente avec les interdictions permanentes. Les suspensions temporaires de compte sont, d’après lui, préférables aux interdictions permanentes. »

Certes, les relations de Musk avec Trump n’ont guère été de tout repos. Le milliardaire avait ainsi quitté un groupe de conseillers du président après le retrait des États-Unis de l’Accord de Paris sur le climat. Toutefois, suite au soutien de Joe Biden à un plan de construction de voitures électriques de General Motors et Chrysler, Musk avait déclaré – dans un tweet évidemment – que Biden était une « marionnette de chaussette humide sous forme humaine ». S’estimant systématiquement négligé par un homme qu’il ne tient pas en haute estime, Musk pourrait bien faire du rachat de Twitter le moyen de régler ses comptes avec l’actuel résident de la Maison Blanche, en apportant son concours à Trump. 

Au-delà des gamineries d’Elon Musk et de Donald Trump sur les réseaux sociaux, la question de la liberté d’expression en ligne – et donc de ses limites – demeure entière. Depuis un certain temps déjà, les partisans du « de-platforming » sur les médias sociaux, c’est-à-dire du bannissement de certaines personnes considérées comme néfastes – affirment que les entreprises privées n’ont pas le devoir de protéger la liberté d’expression. Certes, il est vrai que refuser à quelqu’un l’accès à telle ou telle plateforme n’équivaut pas à lui retirer le droit de s’exprimer. Quant une classe de milliardaires toujours plus riches contrôlent la majorité des journaux, des chaînes de télévision et des sites web, mais aussi les plateformes de médias sociaux utilisées par des centaines de millions d’entre nous, la menace sur la liberté d’expression devient néanmoins extrêmement forte.

Quant une classe de milliardaires toujours plus riches contrôlent la majorité des journaux, des chaînes de télévision et des sites web, mais aussi les plateformes de médias sociaux utilisées par des centaines de millions d’entre nous, la menace sur la liberté d’expression devient néanmoins extrêmement forte.

Dès lors, le rachat de Twitter par Elon Musk, plus encore que le voyage de Jeff Bezos dans l’espace, constitue peut-être la plus grande déclaration d’intention ploutocratique de l’histoire. Dans une économie capitaliste, l’argent donne le pouvoir. Quel niveau de pouvoir sommes-nous prêts à laisser à des individus qui sapent les voix de millions d’autres ? Les années 2020 vont être le théâtre d’une lutte pour la survie des démocraties libérales face à des concentrations de richesses toujours plus indécentes, qui n’ont rien de démocratiques. Or, ceux qui prônent une redistribution radicale des richesses vont se trouver face à la puissance de feu des milliardaires et de leurs médias, qui vont tout mettre en œuvre pour les censurer et les caricaturer. Plus que jamais, de nouveaux médias, indépendants des pouvoirs de l’argent, sont nécessaires pour construire une société alternative à la ploutocratie actuelle.

États-Unis : l’impossible abolition de la peine de mort ?

Peine de mort aux États-Unis © Issia

Abolir la peine de mort au niveau fédéral et inciter les États fédérés à suivre l’exemple du gouvernement fédéral : telle était la promesse de campagne du candidat Joe Biden. Une promesse qui reflète l’important degré de complexité qui entoure la question de la peine capitale et les difficultés, nombreuses, qui entravent le chemin vers l’abolition totale.

Douze hommes et une femme ont subi la peine capitale durant le dernier mois de la présidence de Donald Trump : un retour des exécutions fédérales en période de « lame-duck » (période entre l’élection présidentielle et la fin de mandat d’un président sortant) inédite depuis plus d’un siècle et ce au terme d’un moratoire vieux de dix-sept ans. Son successeur, Joseph R. Biden, avait promis la fin de la peine de mort au niveau fédéral et des mesures incitatives de manière à en réduire l’usage au sein des États fédérés. Une gageure à l’heure où le Département de la Justice appelle la plus haute juridiction du pays à revenir sur le jugement de la Cour d’Appel du 1er circuit et ainsi confirmer la condamnation à la peine capitale pour Dzokhar Tsarnaev, reconnu coupable de l’attentat du marathon de Boston en 2013.

La subtilité de la promesse du président Biden traduit toute la complexité de la question du recours à la peine capitale dans le système fédéral américain. En dépit de la Supremacy Clause de la Constitution qui prévoit une hiérarchie entre loi fédérale et loi des États, l’hypothèse d’une loi fédérale abolissant la peine de mort en préemptant les lois des États se heurterait à une contestation constitutionnelle. Quant aux mesures incitatives promises par Joe Biden, outre les questions qu’elles pourraient soulever sur leur efficacité, elles seraient sans nul doute contestées et laisseraient, là encore, le dernier mot à une Cour suprême dont l’approche interprétative serait plus que défavorable à l’action du président démocrate.

Pourquoi le Congrès ne peut pas voter l’abolition totale

Si le Congrès peut abolir la peine de mort pour les crimes fédéraux, chaque État demeure souverain en matière de droit pénal : il s’agit d’un point essentiel de la doctrine constitutionnelle de la double-souveraineté (dual-sovereignty), particulièrement chère à la Cour du juge John Roberts. Conformément à la Constitution, le Congrès des États-Unis ne peut légiférer qu’en vertu des pouvoirs énumérés par celle-ci dans l’Article 1, Section 1.

L’une des solutions permettant une abolition globale tant au niveau fédéral qu’au niveau des cinquante États seraient que la justice considère la peine de mort comme inconstitutionnelle car en violation du 8e amendement (qui interdit au gouvernement de recourir à des « peines cruelles et inhabituelles ») : aujourd’hui difficilement envisageable compte tenu de la configuration de la Cour suprême, la décision Furman v. Georgia de 1972 avait pourtant conduit les gouvernements des États à revoir leur application de la peine capitale. La décision, historique, s’était attirée les foudres du professeur Raoul Berger, qui, dans son ouvrage intitulé Death Penalties (1982), avait dénoncé la révision du 8e amendement comme « une arrogation de pouvoir de plus sous l’égide du 14e amendement ». Pour l’ancien professeur de droit de Harvard, « Le contrôle de la peine de mort et du processus de condamnation, peut-on affirmer avec assurance, a été laissé par la constitution aux États ».  William J. Brennan et Thurgood Marshall, juges dissidents dans Furman, avaient au contraire considéré la peine capitale comme intrinsèquement contraire au 8e amendement, reprenant les mots du juge Douglas dans Trop v. Dulles : « [Le 8e amendement] doit tirer sa signification de l’évolution des normes de décence qui marquent le progrès d’une société en pleine maturité ».

Cet attachement à l’évolution des normes de décence a été réaffirmé à de nombreuses reprises par les tenants « progressistes » de la Cour, à l’instar du juge Stephen Breyer ou de la juge Ruth Bader Ginsburg dans Roper v. Simmons, une affaire liée à l’exécution des jeunes de moins de 18 ans. Un critère qui n’est toutefois pas celui des juges les plus conservateurs, à l’image du juge Antonin Scalia, qui s’était empressé, dans Simmons comme dans Atkins, de dénoncer l’activisme judiciaire de la Cour, faisant fi de la règle de droit pour lui préférer l’établissement arbitraire d’une certaine norme de décence. Pour ce thuriféraire de l’interprétation originaliste, « la Cour s’autoproclame donc seul arbitre des normes morales de notre nation – et dans le cadre de cette responsabilité impressionnante, elle prétend s’inspirer des opinions des tribunaux et des législatures étrangers ».

Sans revirement de jurisprudence, la question d’une norme commune aux 50 États continuera de se heurter aux particularités du système fédéral américain au sein duquel la peine capitale est une question locale. La compétence étatique en la matière a par ailleurs été rappelée avec force en 2006 dans Kansas v. Marsh : sous la plume du juge Clarence Thomas, la Cour a affirmé que « l’État dispose d’un large pouvoir d’appréciation pour imposer la peine de mort, y compris la manière dont les circonstances aggravantes et atténuantes sont évaluées ». Répondant aux opinions dissidentes de la minorité de la Cour (Breyer, Ginsburg, Souter, Stevens), le juge Thomas déclare : « Nos précédents n’interdisent pas aux États d’autoriser la peine de mort, même dans notre système imparfait. Et ces précédents n’autorisent pas cette Cour à réduire les prérogatives des États à le faire pour les raisons que la dissidence invoque aujourd’hui ».

Conscient de la difficulté inhérente au système fédéral, le président Biden avait ainsi proposé d’abolir la peine de mort au niveau fédéral et de recourir aux incitations financières par le truchement de la Spending Clause pour convaincre les États fédérés de renoncer à leur tour à la peine capitale. Une solution plausible qui nécessite néanmoins une mise en œuvre minutieuse. 

Les limites de l’incitation fédérale

En 2012, la Cour suprême rendait sa décision dans la colossale affaire NFIB v. Sebelius concernant « Obamacare » (Patient Protection and Affordable Care Act)… Si colossale que le truculent juge Scalia, durant les arguments oraux, s’était fendu d’un trait d’humour : « Qu’est-il arrivé au 8e amendement ? Vous voulez vraiment qu’on parcoure ces 2700 pages ? »

Parmi les points abordés par les neuf sages, la constitutionnalité de l’incitation financière pour l’extension du programme Medicaid. Initialement, le gouvernement fédéral s’était arrogé le droit de suspendre l’intégralité des aides fédérales accordées pour le programme Medicaid aux États refusant d’étendre ce programme conformément aux dispositions prévues par la loi. Le Chief Justice John Roberts est ainsi arrivé à la conclusion que « dans cette affaire l’ « incitation » financière choisie par le Congrès est bien plus qu’un « encouragement relativement léger » – c’est un pistolet sur la tempe », notant que « ce point de vue a conduit la Cour à invalider les lois fédérales qui réquisitionnent l’appareil législatif ou administratif d’un État à des fins fédérales. Voir, par exemple, Printz, 521 U. S. 933 (annulant la législation fédérale obligeant les agents de la force publique des États à effectuer les vérifications d’antécédents exigées par le gouvernement fédéral pour les acheteurs d’armes de poing) ». Les incitations financières émanant du gouvernement ne sauraient donc être trop fortes, au risque d’être considérées comme coercitives. Dès lors, l’efficacité d’une telle mesure pour freiner l’usage de la peine capitale semble toute relative. En outre, dans un pays où la peine de mort est encore soutenue à 55 %, y mettre fin aurait également un coût politique considérable, à fortiori dans les 24 États qui l’appliquent encore, tous républicains. Un électorat républicain qui soutient la peine capitale à près de 80 %. La dernière solution qui permettrait de mettre un terme à la peine de mort serait d’amender la constitution, un processus long et dont les chances d’aboutir sont proches de zéro.

Amender la constitution ?

Vaste programme que d’amender la constitution des États-Unis. Depuis 1791, année d’adoption des dix premiers amendements (Bill of Rights), elle n’a été amendée qu’à 17 reprises. L’article V en précise les modalités, lesquelles sont multiples, bien qu’au cours de l’histoire, les tentatives, fructueuses ou non, ont toujours suivi le même schéma : une adoption de l’amendement à la majorité des 2/3 à la Chambre des représentants et au Sénat, puis une ratification par au moins les trois-quart des États (soit 38 États). Ce moyen serait néanmoins le plus sûr pour garantir l’abolition et satisferait à la fois les plus farouches opposants à la peine de mort et les plus conservateurs, prompts à dénoncer le « gouvernement des juges » (l’ouvrage le plus connu de Raoul Berger étant « Government by Judiciary ») et à s’écrier « Pass a law! » comme savait le faire Antonin Scalia. La configuration politique actuelle, qu’il s’agisse des nombreux États républicains comme de la composition de la Chambre des représentants et du Sénat, ne laisse cependant entrevoir aucun espoir.

Pour l’instant, les espoirs se concentrent sur l’abolition au niveau fédéral. Le 4 janvier, l’élu du 14 district congressionnel de New York Adriano Espaillait a introduit la H.R.97, intitulée Federal Death Penalty Abolition Act of 2021. Le texte est à l’étude au sein du sous-comité au crime, terrorisme et sécurité intérieure depuis le 1er mars. Si le texte sort du comité, même voté par la Chambre, il devra passer sous les fourches caudines d’un Sénat où le Grand Old Party agitera très probablement la menace d’une obstruction parlementaire (filibuster) pour le faire échouer.

Trump et les médias : l’illusion d’une guerre ? Par Alexis Pichard

Donald Trump © Flickr Nasa HQ Photo

D’une supposée guerre que mènerait depuis des années Donald Trump aux médias progressistes, Alexis Pichard, chercheur en civilisation américaine à l’Université Paris-Nanterre et professeur agrégé, montre comment l’ancien président et ses adversaires médiatiques se nourrissent mutuellement dans Trump et les médias : l’illusion d’une guerre (VA Éditions). Davantage qu’une guerre, Donald Trump a cherché à mobiliser et rassembler sa base : les médias traditionnels et progressistes ont servi de fusible par l’entremise des réseaux sociaux avant que ceux-ci prennent des mesures de rétorsion contre l’ancien président. Les lignes suivantes sont extraites de son ouvrage.

La rapide ascension du milliardaire doit beaucoup au battage médiatique que sa candidature déclenche dès le début. Pendant des mois, Trump colonise tous les terrains médiatiques à tel point que certains journalistes comparent sa campagne aux attentats du 11 septembre 2001, seul événement récent qui, selon eux, a bénéficié d’une couverture aussi ample. Celui que Jean-Éric Branaa qualifie de « génie de la com1 » parvient expertement à instrumentaliser les médias pour s’assurer la victoire, d’abord sur ses adversaires républicains puis sur son opposante démocrate. Les médias deviennent à la fois l’outil principal de sa communication, des relais de sa parole orale et écrite, et l’un des objets récurrents de ses invectives, occupant ainsi une place centrale dans son argumentaire politique.

Fin 2016, le Tyndall Report révèle que, sur les seules grandes chaînes ABC, CBS et NBC, le candidat républicain a bénéficié de 1144 minutes d’antenne sur un an tandis que son adversaire démocrate a dû se contenter de 506 minutes

Trump parvient à captiver l’attention médiatique en continu, privant dans un premier temps ses concurrents républicains de tout espace d’expression et limitant la visibilité d’Hillary Clinton. De janvier à novembre 2015, on estime que les trois grands networks ABC, CBS et NBC ont consacré 234 minutes de temps d’antenne à Trump, deux fois plus que pour Hillary Clinton, et quasiment cinq fois plus que pour Jeb Bush. Ce chiffre représente plus d’un quart de la couverture totale de la campagne présidentielle par les trois networks. Grâce à cette omniprésence dans les médias, Donald Trump n’a quasiment pas besoin d’acheter des espaces publicitaires : entre juin 2015 et février 2016, ses dépenses en la matière sont d’ailleurs dérisoires et se limitent à 10 millions de dollars2. Trump bénéficie ainsi pleinement de l’espace considérable qui lui est alloué dans la presse et qui lui permettra de faire l’économie de deux milliards de dollars en contenus publicitaires. À titre de comparaison, Clinton, qui a déboursé 28 millions de dollars pour acheter des espaces publicitaires, tire avantage d’une couverture médiatique estimée à 750 millions de dollars. Quant à Jeb Bush, il a investi 82 millions de dollars, huit fois plus que Trump, pour ne recevoir que 214 millions de dollars de traitement médiatique en retour.

L’écrasante présence de Trump dans les médias dominants se confirme courant 2016 après sa victoire à la primaire du Parti républicain. Alors que les sondages continuent d’être favorables à Hillary Clinton, la plaçant largement en tête mis à part fin juillet 2016 où elle est brièvement dépassée par son adversaire3, celle-ci souffre d’un déficit de visibilité par rapport au candidat républicain, et ce même sur les chaînes d’information de sensibilité liberal, donc enclines à soutenir le Parti démocrate. Cowls et Schroeder prennent ainsi l’exemple de la chaîne CNN qui a accordé un temps d’antenne « disproportionné4 » à Donald Trump par rapport à Hillary Clinton. Fin 2016, le Tyndall Report révèle que, sur les seules grandes chaînes ABC, CBS et NBC, le candidat républicain a bénéficié de 1144 minutes d’antenne sur un an tandis que son adversaire démocrate a dû se contenter de 506 minutes5. Le responsable de l’étude, Andrew Tyndall, explique cet écart signifiant par le fait que « le phénomène Trump mérite davantage de faire l’actualité. Comparé à Hillary Clinton, Trump est plus accessible, plus excentrique, plus divertissant, plus flamboyant, plus imprévisible et il est bien plus en rupture avec les normes politiques qu’elle ne l’est6. »

La posture de Trump vis-à-vis des médias est extrêmement calculée : « Le coût d’une page de publicité dans le New York Times peut dépasser les 100 000 dollars. Mais lorsqu’ils écrivent sur mes affaires, cela ne me coûte pas un centime, et j’obtiens une publicité plus importante, écrit-il dans Crippled America, sorti en novembre 2015. J’entretiens avec les médias une relation qui nous profite mutuellement7. » Trump connaît tout du fonctionnement et de l’économie des médias dont il tire à l’évidence avantage. Cela apparaît clairement dans sa relation avec la presse, mais surtout avec la télévision, secteur dans lequel Trump a lui-même œuvré pendant plus d’une décennie à la tête de The Apprentice. Il sait que la viabilité des chaînes de télévision dépend de leur capacité à réunir l’audimat le plus élevé possible afin de gonfler les prix de leurs espaces publicitaires et s’assurer ainsi des recettes plus importantes. Cet impératif de rentabilité est au cœur de la politique éditoriale des grandes chaînes généralistes, mais aussi des chaînes d’information où il dicte le choix et le traitement de l’actualité. Dans un système saturé où la concurrence fait rage (aux États-Unis, on dénombre une dizaine de chaînes d’information), chaque chaîne, chaque programme tente de prendre l’ascendant sur les autres en donnant au public ce qu’il souhaite voir et en jouant la carte de la surenchère.

Trump est loin d’être le premier président à employer le terme « guerre » de manière métaphorique pour évoquer « un combat intense, animé par une forte volonté politique8». On se souvient notamment de la « guerre contre la pauvreté » déclarée par le démocrate Lyndon Johnson, de la « guerre contre le cancer » engagée par le républicain Richard Nixon, voire la « guerre contre la drogue » décrétée à la même période et relancée en grande pompe par les républicains Ronald Reagan et George H.W. Bush au cours des années 1980. Dans tous ces cas, il s’agissait de s’attaquer de front à des problèmes sociaux en associant à l’action gouvernementale toutes les représentations positives contenues dans l’idée de guerre (efficacité, ampleur, télicité, etc.). À la différence de ses prédécesseurs, Trump ne déclare pas la guerre à un fléau social, mais à une institution vitale à la démocratie dont la liberté est d’ailleurs garantie par la Constitution. Cette rupture rhétorique apparaît d’autant plus inouïe que le président fraîchement investi déclare les hostilités de manière publique sans redouter les retombées négatives que connut, par exemple, Nixon qui, lui aussi, s’en prit à la presse, mais de manière nettement moins visible.

L’emploi du mot guerre par le président pour définir ses relations avec les médias interpelle les journalistes qui sont prompts à relever le caractère inédit et inquiétant d’une telle hostilité. « Aucun président n’a déclaré ce que Donald Trump a déclaré, encore moins au lendemain de son investiture », écrit Paul Fahri du Washington Post avant de préciser que cet excès sémantique n’est pas une surprise au regard de la campagne passée : « Ces déclarations (…) n’ont rien de surprenant pour les médias, qui n’ont pas déclaré la guerre en retour. Mais elles viennent expliciter ce qui est évident depuis des mois, voire des années : Trump a consolidé le soutien de sa base électorale pour partie en désignant les journalistes comme opposants politiques9. » Le New York Times observe pour sa part que « les médias d’information sont en état de choc » et que « pour les défenseurs du premier amendement à la Constitution, les 48 premières heures de Trump à la Maison-Blanche sont pour le moins déconcertantes10 ». Même Fox News, pourtant solide soutien de Trump durant la campagne, certifie sans afféterie que « Trump a tort11 » lorsqu’il avance que l’affluence lors de son investiture était bien plus forte que ce que les médias ont donné à voir. Malgré tout, contrairement aux autres organes de presse, la chaîne d’information de tendance conservatrice ne commente pas la déclaration de guerre aux médias faite par le président républicain.

Les narrations présidentielles ne sont pas reçues avec la même crédulité au-delà de ces chambres d’écho conservatrices.

Depuis lors, l’offensive de Trump à l’encontre des médias s’est intensifiée et a conduit à des situations extrêmes dont on peine à trouver des précédents dans l’histoire américaine. Si un certain nombre de présidents ont entretenu par le passé des relations houleuses avec la presse – on pense en premier lieu à Nixon –, aucun d’entre eux ne s’en est pris si ouvertement et avec un tel acharnement aux journalistes. Au cours de son premier mandat, Trump n’a pas hésité à qualifier ces derniers « d’ennemis du peuple », à les intimider par l’insulte sur Twitter ou encore à les désigner à la vindicte populaire à chacun de ses meetings. Cette dernière habitude, née durant la campagne, est sans doute celle qui interroge le plus, car elle donne lieu à des séquences surréalistes où il suffit que le chef de l’exécutif pointe du doigt les reporters regroupés dans leur pool en face de lui pour que la foule de ses supporters se retourne et se mette à les huer et à leur adresser des pouces baissés. Lors de ces meetings, les médias se voient accusés de tous les maux : ils ne seraient pas intègres, ils ne filmeraient pas les images flatteuses pour le président, ils conspireraient aux côtés des démocrates pour le destituer, etc. Ce climat délétère a eu une incidence indiscutable sur les relations entre les médias et l’électorat de Trump. Depuis le début de sa présidence, les violences verbales ou physiques commises sur les journalistes ont atteint des niveaux records, à tel point que pour certains événements comme les meetings de Trump, la sécurité des pools de presse a dû être renforcée et certains reporters préfèrent désormais s’y rendre avec leur propre garde du corps.

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Fondamentalement, Trump reproche aux organes de presse progressistes d’être malhonnêtes, de relayer des mensonges en permanence, de chercher à lui nuire. Pour lui, l’appellation de guerre n’est pas excessive dans la mesure où il interprète chaque critique comme une hostilité, peu importe si celle-ci est fondée ou si les faits rapportés sont avérés. Il se sent martyrisé par ces médias et cherche par conséquent à les contourner et à les réduire au silence, soucieux de l’influence qu’ils pourraient avoir sur son électorat, mais aussi, et surtout, sur sa présidence. L’objectif de sa guerre apparaît double : d’un point de vue politique, il s’agit de pérenniser sa popularité auprès de ses partisans en vue des échéances futures, et peut-être de gouverner sans opposition ; d’un point de vue plus personnel, Trump cherche à imposer un récit de sa présidence dont il est lui-même l’auteur. 

Ainsi, sa guerre aux médias apparaît davantage comme un moyen qu’une fin en soi : elle se subsume en fait sous une guerre globale qu’il livre au réel, plus particulièrement aux faits et aux vérités qui le dérangent. Parce qu’ils relaient ce réel, les médias progressistes ne deviennent pas tant les ennemis du peuple comme il l’affirme, mais ses propres ennemis en empêchant notamment la concrétion d’une narration lisse à la gloire de sa politique et de sa personne. Il demeure néanmoins que la réalité de la guerre que Trump prétend mener contre les médias progressistes est sujette à caution pour une raison essentielle : sa communication, sa rhétorique et donc, in fine, sa survie politique dépendent de ces réseaux. Sans eux, il n’aurait sans doute pas été élu.

D’abord, ces médias ont consacré à sa campagne une couverture démesurée du fait des passions qu’il a excitées chez leurs publics, ce qui s’est traduit par des records d’audience et de ventes. Bien qu’ils aient un temps hésité sur la réaction à adopter face à l’enfilade quotidienne de ses dérapages verbaux, les médias progressistes se sont rapidement soumis au rythme imposé par le candidat républicain quitte à lui accorder toute l’attention. Ses déclarations incendiaires ont à ce point été relayées et commentées sur les antennes de CNN et MSNBC qu’elles ont repoussé la campagne d’Hillary Clinton, pourtant en avance dans les sondages, au second plan. Parce qu’il a permis de générer d’importantes rentrées publicitaires, Trump est parvenu à piéger les médias progressistes et il a dicté le tempo de la présidentielle.

Le véritable objectif de la guerre aux médias s’éloigne à l’évidence du fantasme eschatologique articulé par Trump pour mobiliser ses partisans les plus radicaux. Tout au long de notre étude, nous avons démontré que cette guerre est instrumentalisée dans le but premier de recomposer le réel afin d’imposer et de défendre un récit présidentiel qui se déploie sur deux niveaux : le niveau micro, c’est-à-dire les événements et crises du quotidien, et le niveau macro, la présidence perçue dans sa globalité. Les deux niveaux sont bien sûr enchâssés : le macro-récit naît de l’agrégation et de l’organisation des microrécits. Concrètement, le macro-récit produit et déroulé par Trump depuis son élection est celui d’une présidence exceptionnelle qui a restauré le prestige de l’Amérique dans tous les domaines. Il fait en cela écho à son slogan de campagne « Make America Great Again » qui, au lendemain de sa victoire, devient « Keep America Great », annonçant prématurément la réussite du nouveau locataire de la Maison-Blanche alors que son mandat vient seulement de commencer.

Cependant, nous avons montré que les narrations présidentielles ne sont pas reçues avec la même crédulité au-delà de ces chambres d’écho conservatrices du fait de l’intervention des médias progressistes qui agissent comme un bouclier ou un rempart. Si ces médias relaient les récits alternatifs produits par le président, c’est pour les déconstruire et les contredire en procédant notamment à un fact checking systématique. Dans l’absolu, Trump semble avoir peu de raisons de se soucier des informations relayées par la presse et les chaînes d’information progressistes puisque leur public est composé en majorité d’électeurs démocrates qu’il ne peut conquérir. Pourtant, il ne cesse de leur donner une visibilité sur Twitter ou lors de ses points presse en les mentionnant pour mieux les discréditer. Tout ce qui est dit sur lui par les médias dominants ne serait que « fake news », des mensonges et contrevérités diffusés dans le seul but de l’affaiblir politiquement. S’il se sent dans l’obligation d’avoir constamment à contre-attaquer, c’est précisément parce qu’il veut apparaître comme un président au combat et aussi parce qu’il craint une contagion, même limitée, de ces vérités dérangeantes à sa base avec le risque attenant de la voir s’étioler.

La guerre de Trump aux médias progressistes a ainsi pour objectif de sécuriser ses contre-récits et conserver sa base électorale. Ce n’est pourtant pas là sa seule fonction : elle constitue l’un des piliers fondamentaux de sa rhétorique anti-élite et l’un des moyens de maintenir ses partisans sous tension. Trump ne cesse de déclarer que sa présidence est en danger, qu’il lutte contre une coalition de forces politiques et médiatiques de gauche qui cherchent à provoquer sa chute. C’est cette coalition qui l’a injustement mis en accusation fin 2019 et qui conspire à présent afin qu’il ne soit pas réélu : ces thèses populistes paranoïaques laissent une fois de plus entendre que les démocrates et les médias progressistes veulent voler l’élection et nier le vote du peuple. Elles ont récemment été revigorées par le changement de politique de Twitter vis-à-vis des désinformations.

Notes :

1 : Jean-Éric Branaa, Trumpland.Portraitd’uneAmériquedivisée, op.cit., 99-128.

2 : Nicholas Confessore and Karen Yourish, « $2 Billion Worth of Free Media for Donald Trump », TheNewYork Times, 15 mars 2016.

3 : https://realclearpolitics.com/epolls/2016/president/us/general_election_trump_vs_clinton-5491.html (consulté le 22 juin 2020)

4 : Josh Cowls et Ralph Schroeder, « Tweeting All the Way to the White House », in Pablo J. Boczkowski et Zizi Papacharissi (dir.), Trump and the Media, Cambridge, MIT Press, 2018, 153.

5 : http://tyndallreport.com/yearinreview2016/ (consulté le 22 juin 2020)

6 : Paul Farhi, « Trump gets way more TV news time than Clinton. So what? », TheWashington Post, 21 septembre 2016.

7 : Donald J. Trump, CrippledAmerica, op.cit., 11.

8 : Bruno Tertrais, La guerre, Paris, PUF, 2010, 7.

9 : Paul Fahri, « Trump’s ‘war’ with the media (and the facts) forces journalists to question their role », The Washington Post, 26 janvier 2017.

10 : Sydney Ember et Michael M. Grynbaum, « News Media, Target of Trump’s Declaration of War, Expresses Alarm », The New York Times, 22 janvier 2017.

11 : « FACT CHECK: Trump overstates crowd size at inaugural », Fox News, 21 janvier 2017.

Ali Laïdi : « Le but de la réflexion sur la guerre économique, c’est un objectif d’écologie humaine »

Ali Laïdi © Maël Le Briand

Journaliste pour France 24 où il anime l’émission le Journal de l’Intelligence économique, chercheur associé à l’IRIS, docteur en sciences politiques et membre fondateur de l’École de pensée sur la guerre économique, Ali Laïdi a publié plusieurs ouvrages consacrés aux guerres économiques dont l’Histoire mondiale de la guerre économique. En 2019, il a publié Le Droit, nouvelle arme de guerre économique : comment les États-Unis déstabilisent les entreprises européennes chez Actes Sud, dans lequel le journaliste et chercheur revient sur le développement de l’extraterritorialité du droit américain au moyen de luttes contre la corruption et visant à empêcher de commercer avec des régimes hostiles aux États-Unis comme Cuba ou l’Iran. Dans cet entretien best-of, réalisé en novembre 2019, nous avons souhaité revenir avec Ali Laïdi sur la situation géopolitique en matière de guerre économique ainsi que sur la stratégie de la France en la matière. Nous revenons également sur les nouvelles armes fournies par les États-Unis en matière d’extraterritorialité du droit ainsi que sur l’insuffisante réponse de l’Union européenne.

LVSL – Quel est votre opinion, votre interprétation de l’entretien d’Emmanuel Macron à The Economist en 2019 concernant l’état de mort cérébral de l’OTAN mis en perspective de son rapprochement, son dégel avec Vladimir Poutine au G7 ?

Ali Laïdi – Nous vivons une phase assez intéressante dans la problématique de l’affrontement économique. Cela fait vingt-deux ans que je travaille sur le terrain en tant que journaliste et que chercheur. Ce que j’entends depuis un ou deux ans, ce sont des choses que je ne pensais pas entendre avant des années. Il y a vraiment des choses qui sont en train de bouger dans la perception des élites politiques, économiques et administratives. Est-ce que cela va déboucher sur quelque chose de très concret ? Je ne sais pas, mais il y a néanmoins une évolution.

La sortie d’Emmanuel Macron sur la mort cérébrale de l’OTAN s’intègre dans une compréhension du monde qu’il a eu, je pense, à partir du moment où il arrive au pouvoir. Ce n’est pas quelqu’un qui est franchement anti-américain : on s’attend plutôt à ce que ses relations avec les États-Unis soient apaisées. Mais je pense qu’il a tout de suite vu qu’il y avait un gros problème avec nos relations transatlantiques, avec le personnage de Trump, qui, en soi, ne révèle rien d’autre de ce que font les États-Unis depuis soixante ans, mais qui le fait avec ses mots, avec ses tweets, avec son côté un petit peu radical et non conventionnel. Le président français s’aperçoit qu’on ne peut plus compter sur la relation unique Paris-Washington, et surtout sur la relation Bruxelles-Washington.

Je pense qu’au début de son mandat, il a très vite perçu le problème. Il a essayé de le résoudre dans un axe Paris-Berlin, puisque Paris-Londres à cause du Brexit. Il s’est aperçu qu’il ne pourrait pas amener la question au niveau à Bruxelles dans cet axe Paris-Berlin. La stratégie a donc été de bouger d’abord en France, et de faire en sorte d’avoir une voix qui porte à Bruxelles. Parmi la manière de bouger du président Emmanuel Macron, il y a un pivot qui s’exerce : puisqu’on ne peut pas compter sur la relation Paris-Washington ni Bruxelles-Washington on va l’orienter, on va la rééquilibrer. En effet, elle était complètement penchée sur l’axe transatlantique donc il fallait la rééquilibrer en remettant dans la balance le poids de nos relations avec la Russie. Et c’est assez fort parce qu’il y a eu ce qu’il a dit à propos de l’OTAN, mais avant il y a aussi eu l’envoi du ministre des Affaires étrangères à Moscou, et encore avant, son discours assez incroyable à la conférence des Ambassadeurs où il les prévient qu’ils n’ont pas intérêt à le paralyser, le parasiter dans la relation qu’il est en train de reconstruire avec Moscou.

LVSL – Sur ce point, certains observateurs, comme Éric Denécé, interprètent ce revirement comme étant aussi l’effet de Trump lui-même qui, s’opposant aux néoconservateurs en interne aux États-Unis, aurait besoin d’un intermédiaire en Europe pour renouer une relation que la technostructure lui empêche de faire avec la Russie. Que pensez-vous de cela ?

A.L. – Si j’ai bien compris, Eric Denécé pense qu’il s’agit d’un jeu à la fois pour Macron et pour Trump pour avoir un interlocuteur en Europe, pour rétablir les liens avec la Russie. Ce qui est clair c’est que Trump est un ennemi de Poutine. Trump n’aime pas la Russie. Ce qu’il aime c’est l’image de Poutine : homme fort, qui a rétabli une situation qui était catastrophique à la fin des années 1990, qui tient les verrous de son pays, etc. C’est ça qu’il aime, ce n’est pas la Russie en tant que telle.

Lire sur LVSL : « Eric Dénécé : Emmanuel Macron s’est totalement aligné sur l’insoutenable position américaine concernant l’Iran ».

Est-ce que Trump joue un jeu parfaitement conscient avec Macron, pourquoi pas. Mais dans ces cas-là, ils arrivent à contre-temps. C’est-à-dire que quand Trump arrive et qu’il tape sur l’OTAN, en disant que c’est « obsolète », alors Macron aurait dû suivre le président. Or il ne l’a pas suivi à l’époque. Maintenant, qu’il dit que « l’OTAN est en mort cérébrale », les États-Unis viennent dire que ça fonctionne. Si stratégie il y a, elle n’est pas très coordonnée.

Trump aime bien la Russie de Poutine, mais il a une Amérique profonde, démocrate et républicaine, qui ne le suit pas là-dessus. Quant à Macron, il n’y a pas vraiment de France profonde qui l’empêcherait de renouer avec la Russie parce qu’il a une fenêtre d’ouverture qui est très belle en ce moment. C’est l’exaspération des élites dirigeantes économiques, politiques et administratives envers les États-Unis.

Il le sent bien, les remontées sont très claires : il y a vraiment une exaspération vis-à-vis des États-Unis. Ce n’est pas un revirement mais plutôt un rééquilibrage des relations qui consiste à dire qu’on ne peut pas mettre tous nos œufs dans le même panier, c’est-à-dire tout invertir dans la relation transatlantique. Je ne suis pas macronien mais il a raison de dire que la stratégie de la France, la stratégie de l’Europe, c’est ni Washington, ni Moscou, ni Pékin. Ce doit être la relation Paris-Bruxelles, Madrid-Bruxelles, Berlin-Bruxelles, etc. Je ne sais pas si c’est ce qu’il pense, mais en tout cas, dire non aux États-Unis, non à la Russie et non à la Chine, ça devrait être la position de n’importe quel président français, allemand, espagnol, italien, etc. Si ce rééquilibrage tend vers cet objectif, tout le monde va applaudir. Il va y avoir une résistance, même en France. Vous allez avoir la résistance de gens qui restent dans les canons néolibéraux et qui vont vouloir mettre des bâtons dans les roues. Mais je suis sûr que le président Macron et l’ensemble de son cercle de gens ont été impressionnés par le mouvement des gilets jaunes. Je pense qu’ils ont compris aujourd’hui ce qu’on dit depuis vingt-deux ans : il y a un continuum entre des événements comme les gilets jaunes et la préservation des intérêts économiques souverains de Paris, de Bruxelles, de l’Europe, etc. Je pense qu’ils sont en train de comprendre cela. Par conséquent, la pression vient du bas, et elle est puissante. Les résistances resteront dans les infrastructures. Mais je crois qu’en vingt-deux ans, je n’ai jamais entendu ce que j’entends actuellement dans les hauts niveaux de l’administration.

Il n’y a pas encore de changement de paradigme car cela va demander beaucoup de travail. Mais ils sont en train de se rendre compte qu’ils ont eu tort de ne pas se poser ces questions-là clairement. Ils sont en train de se dire qu’il faut s’intéresser à ces questions d’affrontement économique parce que ce sont des questions éminemment politiques. Ce ne sont pas des questions économiques. Ce sont bien des questions politiques, puisque la finalité est bien la souveraineté politique.

Quand vous voyez qu’au MEDEF ils ont créé un Comité de souveraineté économique, vous constatez l’avancée du MEDEF. À la rigueur, c’est à l’État de parler de souveraineté économique. Non, le MEDEF en parle aussi désormais. J’observe un certain nombre de signaux, depuis deux ans, qui montrent vraiment que sur le discours, ils sont en train de comprendre quelque chose.

Toute la question va être d’accompagner, de nourrir ce discours, de manière à ce qu’il aboutisse à des actions concrètes liées à la sécurité économique.

LVSL – L’organe de centralisation de l’intelligence économique est revenu à Bercy, le SISSE. Vous parliez du MEDEF qui se positionne sur ces questions de souveraineté : est-ce que cela signifie qu’il y aura une coordination au niveau des politiques publiques plus importantes entre le secteur privé, le secteur public, les grands patrons ?

A.L. – C’est le souhait le plus fort du SISSE. L’Intelligence économique (IE) a toujours été à Bercy. Mais simplement, c’était l’IE. Aujourd’hui, le SISSE parle de sécurité économique. J’entends de la part de ces élites le mot « guerre économique », « pillage de nos données technologiques », etc. pour la première fois en vingt-deux ans. Ce sont des mots qui commencent à apparaître dans des cercles où ils étaient jusque-là tabous, interdits. Le SISSE se veut le pivot de cette organisation, de cette circulation de la réflexion, de la prise opérationnelle des problématiques liées à la sécurité économique. C’est son vœu le plus cher. Et on ne peut que le lui souhaiter, même si dans toute la courte histoire de l’intelligence économique en France, et quand vous regardez les modèles étrangers, quand ça a été pris à l’étranger et bien pris, ça a été pris au plus haut niveau de l’exécutif, c’est-à-dire en Grande-Bretagne le Premier ministre, aux États-Unis le président, en Russie le président, au Japon, le Premier ministre. Ça a progressé dans l’histoire de l’IE en France, c’est-à-dire qu’on va connecter le SISSE à l’Elysée. C’est évidemment l’appui de l’Elysée fort, clair et franc qui lui donnera toute sa dynamique.

LVSL – Vous disiez qu’en vingt-deux ans c’était la première fois que vous entendiez des mots réels d’une prise de conscience de ce qu’il se passe. N’y en a-t-il pas eu, en particulier en France, dans les années 1990, à la suite des lois Helms-Burton de protestation – la France avait menacé d’aller voir l’OMC. Est-ce qu’en France il n’y tout de même pas un discours similaire depuis longtemps ? Ou a-t-il vraiment fallu attendre ce qu’il s’est passé avec Alstom, puis avec Siemens, pour que cette prise de conscience arrive ?

A.L. – Ce n’est pas seulement Alstom, Siemens, qui l’a fait émerger. Le véritable tournant a eu lieu avec les gilets jaunes. Ce lien est primordial. Parce qu’à la rigueur, ils peuvent abandonner Alstom. Ces élites dirigeantes économiques étaient vraiment dans une perspective néolibérale. Ils perdent Alstom, et donc ?

Mais non : les ouvriers d’Alstom se battent. C’est cette résistance qui fait qu’ils sont obligés de prendre en compte le problème. Là où je suis optimiste aujourd’hui, c’est parce que, en effet, j’entends des choses que je n’ai jamais entendu. Là où j’étais pessimiste avant : Helms-Burton c’est 1996, Alstom c’est 2014, BNP c’est 2015, etc. ; ils ne comprennent pas ce que sont les signaux faibles. Or le signal faible, disons en matière d’extra-territorialité américaine c’est 1982. Quand Reagan veut interdire aux filiales des sociétés américaines de participer à la construction du gazoduc qui amène le gaz soviétique en Europe, vous avez Margaret Thatcher qui tape du poing sur la table et qui dit qu’il est hors de question qu’ils nous imposent leur droit de cette manière. Ça c’est un signal faible ! 1982 ! Il faut attendre 1996 pour la loi Helms-Burton, la problématique avec Cuba parce que ça empêche un certain nombre d’entreprises européennes etc. Là encore, c’est l’Europe qui dépose plainte, qui retire sa plainte à l’OMC, et puis il faut attendre les premiers mouvements de l’extraterritorialité américaine avec des sévères amendes au début des années 2000 pour qu’entre 2002 et 2015 il y ait la BNP. Ça n’a pas bougé. Depuis 1982, ils n’ont rien mis en place ! À partir de 1996, ils n’ont rien mis en place ! Alors il y a le règlement de 1996 de la Commission européenne, mais ils n’ont rien, quasiment rien.

LVSL – Est-ce que ce ne serait pas lié justement à une question générationnelle c’est-à-dire Margaret Thatcher ou d’autres, même si c’est le point de départ du néolibéralisme, c’est quand même des gens qui viennent d’un autre monde, encore plus ancien que ce que l’on appelle aujourd’hui l’ancien monde et tous nos dirigeants qui n’ont pas réagi dans les trente dernières années sont des gens qui vivent, ou vivaient, peut-être, du fantasme de la fin de l’Histoire, de l’ère Fukuyamienne aussi. N’est-ce pas une question psychologique, de formation des mentalités ?

A.L. – Depuis vingt-deux ans je travaille sur ces questions et je me demande « comment c’est possible ». Il y a plusieurs explications, qui mériteraient un bouquin entier.

Si je les prends d’un point de vue historique, on est, en Europe, bloqué sur la conception smithienne du marché. Je vais même plus loin : la conception de Montesquieu du commerce, « le commerce adoucit les mœurs ». De plus, nous avons mal lu Montesquieu parce que dans un autre passage de son livre il dit que les commerçants se font la guerre entre eux, donc attention, il faut les encadrer. Nous avons été bloqués à Montesquieu, le doux commerce, puis après Adam Smith : le marché c’est le lieu où un acheteur et un vendeur se rencontrent, passent un deal et les deux possèdent le même niveau d’information. Les anglo-saxons, eux, ont avancé sur ces définitions, et à partir de cette définition, ils ont repris celle des néolibéraux, donc l’école néoclassique : le marché, c’est tout le contraire, c’est le lieu de la concurrence, et c’est celui qui possède le meilleur niveau d’information qui remporte la mise. On est à l’inverse de la conception européenne du marché. Tout mon travail de chercheur, c’est de dire, en reprenant Montesquieu, qu’on l’a mal lu, d’abord, et qu’on en a tiré la conclusion que la politique avait le monopole de la violence, que c’était le champ de l’affrontement de la violence. Moi je dis non. Le champ économique est aussi un champ de la violence. Dans les économistes, personne ne travaille le champ de la violence dans les relations économiques. On en est donc aujourd’hui à ce qu’il n’y est aucune pensée stratégique, en France comme en Europe, sur ces problématiques de violence dans le champ économique. Lorsque j’ai commencé en 1996, aucune entreprise de taille importante ne voulait me parler, aucune. Il a fallu, à l’époque, que je passe par les sociétés d’intelligence économique qui étaient les prestataires de service de ces grosses boîtes. Au bout d’un certain nombre d’années, par la confiance, elles ont accepté de me parler de ces opérations qu’elles menaient, essentiellement défensives, et quelques-unes offensives. Même aujourd’hui, quand je vois et j’entends des entrepreneurs de très haut niveau, du CAC 40, dire qu’ils n’en peuvent plus de cette pression américaine je leur dis que c’est aussi un peu de leur faute car ils n’ont pas porté de discours pendant des années.

LVSL – Est-ce que la cécité des élites politiques est aussi une cécité des élites économiques envers et contre tout ? Par exemple lorsqu’à la BNP Paribas, il commence à y avoir des signaux faibles dangereux, mais tant qu’on a rien du département de la Justice, a priori tout va bien, alors que la plupart des responsables économiques pensent qu’ils restent immunisés contre ça.

A.L. – C’est terminé. Ce que l’on voit dans les yeux c’est la peur, parce qu’à partir du moment où ils arrêtent des gens, ils les envoient en prison, Pierucci, … C’est la peur qui se lit sur la plupart des visages des grands patrons. On touche à votre intégrité physique. Ce n’est plus le lambda qui va compter, ils tapent sur des directeurs etc. Il y a une vraie peur que j’ai vu dans ces trois années d’enquête.

Pour revenir à ce que vous disiez, pour moi, la première des responsabilités, c’est l’absence de pensées. Qui est censé apporter de la pensée ? Le monde académique et universitaire, au sens très large : école de commerce, d’ingénieur, universités, etc.

Moi, quand je reprends mes études en 2006, pour faire une thèse, je me tourne vers Sciences Po, parce qu’à l’époque j’enseigne là-bas, et je leur demande s’ils veulent prendre ma thèse. La personne, que je ne citerai pas, par charité, me dit : « C’est quoi la guerre économique ? Cela n’existe pas ! ». La première responsabilité elle est donc là. C’est pour ça que tout mon travail, à travers l’école de pensée sur la guerre économique qu’on a lancée récemment, est d’aller porter ce discours-là dans les universités et les grandes écoles, pour qu’ils en fassent un objet d’étude. Il ne s’agit pas de se transformer en guerrier économique mais de dire que c’est un objet d’étude, c’est un objet conflictuel, c’est un objet polémologique, c’est un objet où, en effet, il y a moins de transparence que si on étudie Victor Hugo, mais il faut y aller. Il faut essayer de comprendre ce qu’il se passe. S’il y avait eu ce travail, je pense que des générations d’entrepreneurs, de dirigeants, de cadres-dirigeants, auraient peut-être étaient un peu plus alerte, et le politique aussi parce qu’il aurait touché ces questions-là.

LVSL – C’est donc une bataille culturelle à mener ?

A.L. – Énorme ! Ni HEC, ni Sciences Po, ni l’ENA, n’a de formation sur ces problématiques de guerre économique. Or ce sont les futurs dirigeants. Il y a deux ans, des étudiants de l’ENA sont venus me voir dans le cadre d’un travail sur la relance de la politique publique de l’intelligence économique. On a parlé deux heures. Au bout de ces deux heures, ils étaient effarés de voir à quel point on avait du retard. Au bout des deux heures, je leur ai dit que la réponse était très claire : est-ce que, eux, étudiants de l’ENA, reçoivent ces cours ? Non…

Les seuls qui ont reçu des cours à l’ENA sur l’intelligence économique, ce sont des étudiants étrangers. Nous partons de très loin. Des gens comme moi ont été mis de côté par le monde universitaire, parce que la question de la guerre économique c’était une non-question, ça n’existait pas, ou c’était un tabou dont il ne fallait surtout pas parler.

Lire sur LVSL : « Nicolas Moinet : Nous sommes en guerre économique. On ne peut pas répondre aux dynamiques de réseaux par une simple logique de bureau ».

Puisque vous êtes, vous, dans le combat politique, le problème du concept de guerre économique c’est qu’il est entre deux visions extrêmes : la vision néolibérale, qui dit que la guerre économique n’existe pas, parce que, si moi, néolibéral, je dis qu’elle existe, alors, de fait, je suis obligé d’accepter l’intervention de l’État, seul acteur légitime à porter la violence, donc je l’efface, tout en sachant parfaitement qu’elle est là. À l’autre bout, plutôt extrême gauche, il y a le discours qui nous a cassé aussi pendant des années qui dit que les porteurs du concept de guerre économique portent un faux concept qui ne sert que le patronat, qui l’utilise pour demander aux salariés d’abandonner les acquis sociaux depuis des décennies, au nom de la compétition économique mondiale. Mais c’est tout le contraire ! Les gens qui parlent de la guerre économique sont au contraire des gens qui défendent les modèles sociaux-culturels français, tout comme le modèle social-culturel algérien, turc, malgache, etc. Le but de la réflexion sur la guerre économique c’est un but d’écologie humaine. Si vous ne préservez pas la différence des modèles culturels, quand bien même on est d’accord sur le cadre géo-économique du marché, le jour où il y a de nouveau une crise comme celle de 2008, et que vous avez un acteur comme les États-Unis, l’Europe – parce que nous on l’a fait -, la Chine ou la Russie qui a uniformisé le monde, il n’y a aucune possibilité de résilience. La résilience, en cas de crise très grave, viendra de la diversité des modèles. C’est cela qui nous sauvera si on refait des bêtises. Et à mon avis on va en refaire. Vous voyez donc que la démarche est tout le contraire de ce que pense l’extrême gauche.

LVSL – Dans votre réflexion, vous mobilisez beaucoup l’importance des gilets jaunes dans la prise de conscience économique de la technostructure. Les gilets jaunes demandent le RIC, mais ils soutiennent aussi, dans l’opinion majoritaire, le référendum sur ADP. Est-ce que la question de l’intervention par référendum de la population ce ne serait pas aussi une arme de défense économique, plutôt que de compter exclusivement sur une structure gouvernementale ?

A.L. – C’est sûr. Ces interventions via le RIC ce sont des interventions qui illustreront la défense de la souveraineté économique.

Quand je parle des gilets jaunes, j’englobe tous les mouvements. Les gilets jaunes ça a une répercussion en France mais j’englobe aussi Podemos, Occupy Wall Street, etc. Ce sont les peuples qui se soulèvent contre, pas seulement le néolibéralisme, mais contre l’ADN du néolibéralisme, qui est la compétition à tout prix. Ce sont eux qui disent à un moment, stop, parce que ça ne va plus avec le projet démocratique. Je rappelle que la base Rousseauiste du projet démocratique c’est de dire : moi individu j’abandonne mon droit à la violence pour construire un ensemble, à partir du moment où cet ensemble me protège. Si l’ensemble ne me protège plus, alors je reprends mon droit à la violence. Ce que les peuples réclament dans le monde avec tous ces soulèvements, c’est ça. C’est de dire : attention vous oubliez le contrat de base qu’on a tous signé, qu’on soit français, américain, algérien, etc. On a tous signé ce contrat qui consiste à renoncer à notre violence, à partir du moment où, ensemble, la solidarité, nous protège. Si vous ne faites plus ce boulot-là, alors il est normal que chaque individu réagisse. Je ne légitime pas la violence, mais voilà comment cela s’inscrit et voilà comment les peuples contestent directement la compétition à tout va qui est inscrite dans l’ADN du néolibéralisme.

LVSL – D’ailleurs nous voyons bien que le monopole de la violence légitime, la violence régalienne d’État est utilisée aux fins de protéger la structure économique dans toutes les révolutions qu’on voit un peu en ce moment à travers la planète.

A.L. – C’est là où les élites perdent la main. Je pense qu’en France, ils sont en train de le comprendre. 

LVSL – Parce que c’est le plus représentatif, on met énormément la focale sur l’extraterritorialité des lois américaines et en particulier de l’action, vous l’avez bien distingué, de l’administration américaine et peut-être moins de la justice américaine, qui se sent parfois mise de côté par l’OFAC, la Justice du Trésor américain. Est-ce qu’il n’y a que les États-Unis qui ont, dans leur arsenal juridique, développé un tel modèle ? Y a-t-il d’autres pays, comme la Chine par exemple, ou même des pays de l’UE, qui ont aussi pris les devants ?

A.L. – À ce niveau-là, il n’y en n’a pas. Vous avez raison de préciser que l’administration de la justice américaine est en roue libre sur ces questions ; elle ne souhaite surtout pas qu’un des acteurs aille au bout et interpelle la justice américaine pour que ça aille à la Cour suprême. La tradition de la Cour suprême c’est de dire non à des actions de la justice américaine qui rentreraient en contradiction avec d’autres justices dans le monde. Les européens disent qu’eux aussi extra-territorialisent, avec le RGPD. On sourit… Le RGPD il ne vaut plus rien face au Cloud Act que Trump a signé. On ne joue pas dans la même catégorie. Ce ne sont pas des différences de degrés mais de nature. En revanche, côté chinois, ils apprennent très vite. Leur objectif, évidemment, c’est la réciprocité.  Ils vont réussir à monter en gamme très rapidement et à imposer aussi leur droit. C’est ce qu’ils font sur l’ensemble de la route de la soie grâce à leurs subventions, à leurs aides, à leurs investissements. Ils font signer des contrats de droit chinois sur toute la route de la soie et ils ont créé trois tribunaux arbitraux dont deux à Pékin, pour pouvoir régler les éventuels contentieux qu’il y aurait sur la route de la soie à partir de contrat de droit chinois. Ils ont donc parfaitement compris. Ce n’est pas un hasard si les deux livres, Pierucci et le mien ont été traduits très rapidement. Il y a une soif de connaissance en Chine. Et cette soif-là, quand on est un milliard trois cents millions, elle peut très vite aboutir à un rééquilibrage des relations. Les Chinois sont tranquilles, ils ont le temps, ils ont la masse pour eux, et ils ne se laisseront pas faire. S’ils acceptent d’être bousculés, parce que même moi j’ai été surpris de la manière dont ils ont accepté d’être bousculés sur le dossier ZTE et sur le dossier Huawei, c’est parce qu’ils ont, et à juste titre, le sentiment qu’un accord commercial plus large permettrait de régler très rapidement ces deux affaires. Contrairement à ce qu’Obama a dit lors de l’affaire BNP au président Hollande – en disant qu’il ne peut pas intervenir du fait de la séparation des pouvoirs – le président Trump a assumé. Il a dit qu’il était intervenu sur ZTE et qu’il interviendrait pour Huawei s’il y avait un accord commercial.

LVSL – La directrice financière de Huawei qui est arrêtée au Canada et qui est, par ailleurs, la fille du fondateur de Huawei… Nous avons du mal à croire que ce soit uniquement l’administration américaine qui demande au gouvernement canadien d’intervenir.

A.L. – Trump l’assume. Il dit qu’il intervient dans ces affaires et qu’elles seront réglées s’il y a un accord. Il s’en sert comme du chantage, tout simplement.

LVSL – Quel est le rôle des agences de renseignement américaines dans le processus judiciaire ? Quels sont leurs rapports avec le DOJ par exemple ? C’est une simple remontée d’informations ou ça peut même être une prospective pour le DOJ ?

A.L. – C’est une remontée d’informations. Les agences de renseignement ont obligation de faire remonter au FBI toute information susceptible de prouver qu’une personne est en train de violer la loi américaine. Par exemple, si la NSA met sur écoute deux apprentis terroristes et que dans la conversation, il y en a un qui mentionne un contrat obtenu de manière illégale, cette information remonte.

LVSL – Est-ce qu’il y a une coordination ? Est-ce qu’il y a une forme de prospective ou c’est un opportunisme systématique ?

A.L. – C’est très clair que ce qui intéresse les États-Unis dans cette extraterritorialité ce ne sont pas les amendes. Nous ça nous a fait mal. 12 milliards, ça fait mal. Mais ce qu’ils recherchent c’est de l’information. Il faut nourrir leur base de données. C’est de l’info-dominance. Plus que les sanctions et les amendes, ils vont tout faire en coordination, FBI, NSA, CIA, pour récupérer de l’information.

Dans toutes les enquêtes internes qu’ils ont déclenché contre les entreprises européennes, chinoises, etc., c’est l’information qui était recherchée.

Encore une fois, on a voulu ne pas entendre. En 1993, Warren Christopher, qui est secrétaire d’État de Bill Clinton, va devant le Congrès américain et dit : « Nous voulons les mêmes moyens que nous avons eu pour lutter contre l’Union soviétique pour affronter le nouveau paradigme qui est la guerre économique, l’affrontement économique ». Ce qui est formidable chez les Américains c’est qu’ils écrivent. Pendant des années, on nous a traité d’anti-Américains, parce qu’on disait qu’ils espionnent. On leur disait de regarder ce qu’écrit un ancien directeur de la CIA, James Woolsey, de 1993 à 1995. Il écrit un papier titré « Why do we spy our allies » en 2000. Aucune réaction. Il faut attendre 13 ans, pour que surgisse l’affaire Snowden. Là on ne peut vraiment plus nier. Et encore ! Quelles sont les réactions ?

LVSL – On le sait, mais vu que cela ne collait pas au mode de pensée qui est le nôtre, c’est du déni. Est-ce que vous ne pensez pas qu’il y a quelque chose de concordant dans le rapport entre intelligence économique, surveillance de masse, GAFAM et marketing ? Car l’affaire Snowden c’est de la surveillance de masse, qui est économique, et quand bien même elle serait en partie anonyme, elle peut permettre de faire de la publicité ciblée. Mais tout cela revient en définitive aux administrations américaines. Donc cela peut devenir de la surveillance idéologique. Est-ce que, d’une certaine manière, le marketing, la publicité et les GAFAM qui ont aussi des annonceurs ne sont pas partie prenante d’une intégration à la structure de stratégie économique américaine ?

A.L. – Complètement. Là encore nous n’avons pas voulu l’entendre quand Bill Clinton, en 1994, offre internet en disant que c’est une création de l’Arpanet, du Pentagone, mais on offre cela au monde. Ce n’est clairement pas gratuit. Ils maîtrisent complètement. D’ailleurs, aux États-Unis, ils sont en train de réfléchir à un internet qui soit plus équitable, où l’on donnerait plus de bandes passantes à tel acteur et moins à tel autre. Ils ont la main. Évidemment, ils peuvent enfumer les élites européennes.

LVSL – Frédéric Pierucci recommande de racheter le secteur énergie d’Alstom. On sait la perte que cela représente. Est-ce que c’est pareil avec le câble sous-marin d’Alcatel ?

A.L. – Lorsque l’on est dans le modèle capitaliste néolibéral, tout ce qui est côté, est racheté. Même une petite boutique non côtée est rachetable. Il n’y a donc pas de raison de penser qu’on ne peut pas le faire, si on a l’argent. C’est autorisé. C’est parfaitement honnête et sincère, parfaitement annoncé puisque monter à un certain niveau d’acctionnariat nécessite une déclaration préalable. C’est ouvert, transparent, etc.

La problématique des lois extraterritoriales ne se résoudra jamais dans le champ économique ni dans le champ juridique, quand bien même M. Gauvain fait un très bon rapport. La problématique se résoudra dans le rapport de force politique. Tant que les élites dirigeantes ne se mettront pas dans cette attitude, n’assumeront pas qu’il faut un rapport de force politique, ils n’y arriveront pas.

C’est important parce que les Américains n’arrêteront leurs intrusions que le jour où ils verront qu’en face ils ont des gens qui leur disent stop. J’en suis à 100% persuadé : ils continuent parce qu’ils n’ont personne pour leur dire stop. Depuis que mon livre a été publié, ils se soucient quand même de ce qu’il se passe en France. Ils voient que la France est en train de bouger. Si elle bouge et qu’elle fait bouger Bruxelles, cela va devenir de plus en plus ennuyant pour eux. Mais ils ont besoin de ce rapport de force pour se donner eux-mêmes des propres limites.

LVSL – C’est un peu ce sur quoi se basait le DOJ finalement. La loi de blocage, 1968, révisée en 1980, qui expliquait que de toute façon vu les sanctions que peuvent encourir les responsables économiques, cette loi n’a finalement aucun effet, elle sert strictement à rien.

A.L. – Ce n’est pas le DOJ mais la Cour suprême. Elle juge de la légitimité des lois françaises. Éventuellement une entreprise française refuserait de donner une pièce, alors le DOJ poursuit l’entreprise devant un juge américain. La Cour suprême dit donc au juge américain que c’est à eux de juger ; s’ils pensent qu’en violant la loi française, ils risquent plus gros qu’en violant la loi américaine, alors il ne faut pas leur demander de pièce. En revanche, s’ils pensent qu’en violant la loi française, ils ne risquent pas grand-chose, alors il faut les obliger à violer la loi française.

LVSL – L’action, par exemple, de Margrethe Vestager, en tant que Commissaire européenne, et qui a d’ailleurs été remise en fonction pour les cinq prochaines années, comment jugez-vous son action ? Trouvez-vous que ça peut être un exemple de capacité de l’UE à dire, sur les sujets des GAFAM, stop ?

A.L. – C’est le seul exemple existant. Elle a du courage. Elle travaille et elle applique les textes européens. Elle ne dit pas qu’elle ne peut pas appliquer ce texte parce que ce sont nos amis américains. Elle dit que le texte dit ça, donc les GAFAM ont tant comme amende. Eux, français et allemands qui veulent marier Siemens et Alstom, non. Quand il y a eu cet épisode elle dit d’ailleurs qu’il faut changer les textes. Elle comprend les problématiques, mais elle applique le droit de la concurrence comme il est actuellement. Ces textes datent de 1990. La Chine n’était pas rentrée dans l’OMC à cette époque. Peut-être faut-il changer ces textes et rééquilibrer la relation consommateur-entreprise. Les deux sont liés en réalité… Vestager c’est l’exemple de la personne qui a résisté aux Américains. Quand vous parlez à la DG Trade et que vous leur dites que la personne qui a le sentiment de protéger les Européens n’est pas de la DG Trade mais de la DG concurrence, ils sont très vexés. Ils ne comprennent pas la montée des populismes, le Brexit, Trump, ce qu’il s’est passé en Italie, ce qu’il se passe en Pologne ou en Hongrie, la montée de l’extrême-droite en Espagne… Signer en permanence des traités de commerce n’est pas une bonne technique. Quelle est la finalité ? Est-ce que c’est de protéger l’Européen ou la finalité est d’aller toujours vers cette valeur d’actionnariat de l’entreprise ? Est-ce que c’est encore de notre époque ? Je crois que c’est le président Macron qui a dit cela également. Réfléchissez. Posez-vous. Quelles sont les conséquences de ce que vous faites ? etc.

LVSL – Aujourd’hui l’Union européenne est un peu en retard mais pensez-vous qu’elle a les moyens ou qu’elle peut avoir les capacités de se réarmer, de savoir bien se positionner face aux US ou face à la Chine ? Là il y a la dédollarisation chinoise et russe. Ils veulent sortir du système SWIFT avec les Chinois. Est-ce que cela peut être une option pour l’Europe de s’allier à un système pareil ?

A.L. – Par exemple, sur l’Iran, ils sont en train de créer INSTEX, qui sort de SWIFT.

Lire sur LVSL : « Le système SWIFT : une arme géopolitique impérialiste ».

Je rappelle que depuis 2017, et ça a été annoncé en juillet cette année par Bruno Le Maire, l’un des dossiers prioritaires de Bruno Le Maire et de la Commission européenne, c’est de retrouver une indépendance à travers l’euro et donc de se démarquer du dollar. Juncker s’étonne du fait que les européens achètent leurs propres avions en dollar. Il y a un énorme travail à faire. Mais nous n’avons pas le choix. Il faut le faire, sinon ce sont les nationalistes les plus extrêmes qui vont prendre le pouvoir. Le discours de la protection il est porté par eux. Je suis extrêmement sollicité par cette mouvance d’extrême droite ; je refuse parce qu’on fait parfois des constats identiques, mais on n’a absolument pas les mêmes solutions, elles sont même radicalement opposées. Ils font croire qu’ils sont solidaires, mais le jour où ils seront au pouvoir, ils ne le seront absolument pas. Ils vont se bouffer les uns les autres. Le nationalisme est extrêmement dangereux. L’Europe n’a donc pas le choix. Pour cela, il ne faut pas qu’elle soit dans l’organisation opérationnelle. Cela ne marchera pas. Il faut qu’elle relance la pensée stratégique et qu’à partir de celle-ci il y ait des opérations. Quand vous demandez à l’Europe le texte sur la stratégie de sécurité, ils vous sortiront des textes et doctrines sur la sécurité concernant le terrorisme, la prolifération nucléaire, le changement climatique à cause des migrations, etc. Lorsque vous leur demandez les textes sécuritaires sur la défense économique… Rien. Il faut repartir de là, refonder une doctrine de sécurité économique. Même si les britanniques s’en vont, ça concerne 480 millions de personnes. On arrête pas de dire qu’on est le premier marché, on devrait être un marché mature et capable d’être ouvert mais aussi capable de se protéger.

LVSL – General Motors a déposé une plainte contre Fiat Chrysler en les accusant de corruption. Ce serait lié aux négociations salariales aux États-Unis : Fiat Chrysler aurait corrompu des dirigeants de syndicat. Fiat Chrysler a répondu du tac au tac que si General Motors portait plainte contre eux sur ce motif précis ce serait pour une seule raison : escamoter leur relation avec PSA. Savez-vous si aux États-Unis, en dehors peut-être de la justice, il y a des responsables, peut-être dans le parti démocrate, qui sont contre les pratiques des administrations américaines ?

A.L. – Je pense qu’aux États-Unis il y a aussi un déni. On laisse l’administration et la justice en roue libre. Il ne faut pas oublier que ça part en 2000 à cause du terrorisme. La réflexion américaine c’est pour lutter contre le terrorisme et contre son financement. La violation des embargos et la corruption permettent à l’argent sale de fournir les terroristes. Il y a un événement qui est terrible et à partir de ce moment, ils mettent tout en place, peu importe ce qu’il se passe, quitte à violer la loi américaine avec le Patriot Act, parce qu’ils sont vraiment traumatisés par cela. Ils ne veulent pas en entendre parler. Ils ne veulent pas monter à la Cour suprême. Pour l’instant ils sont dans le déni à cause de ce traumatisme. Ils prétendent aussi que chez eux la vérité c’est important. Je l’ai entendu à plusieurs reprises ; la vérité c’est quelque chose de très fort. Ils ont l’impression que nous les européens on est un peu rigolo là-dessus. Je leur rétorque qu’ils sont à l’origine du plus grand mensonge de ces trente dernières années, qui a entraîné des guerres terribles, fait des centaines de milliers de morts. C’est un mensonge terrible sur les armes de destruction massive en Irak. C’est faux. C’est un complot. Et ils viennent nous dire qu’on est des menteurs. Le crime est quand même bien plus important qu’Alstom, BNP etc. et il est établi par deux rapports, l’un américain, l’autre anglais. Et on ne voit pas Bush ou Tony Blair être trainés en justice.

Sur l’automobile, il faut regarder sur les quarante dernières années. Quand, dans les années 80-90, Toyota apparaît comme un concurrent qui peut mettre en cause le leadership américain, il est cassé. Dans les années 2000, arrive Volkswagen. Cassé par le dieselgate. Renault. Et là, Carlos Ghosn se fait casser. Etc. Je constate simplement qu’à chaque fois qu’émerge un acteur non américain sur l’automobile, il a des soucis. Je ne sais pas d’où ça vient. Par exemple, ça, c’est un dossier sur lequel devrait travailler des universitaires pour comprendre ces mécanismes et sa chronologie.

Ali Laidi : Le Droit, nouvelle arme de guerre économique – Actes Sud 22€

Du néolibéralisme au libertarianisme autoritaire

City de Londres © Wikimedia Commons

« Il ne suffit en effet pas de payer pour renverser un régime politique. Pour convertir leurs intérêts économiques en un arrangement institutionnel qui pérennise leur domination, les acteurs financiers émergents doivent aussi investir la sphère des idées. À mesure qu’ils accumulent des capitaux, non seulement ils se dotent de lobbies et de mouvements politiques qui les représentent, mais ils financent également un large réseau d’intellectuels et de think tanks. » À rebours des discours dominants sur le Brexit qui analysent les patrons comme de fervents supporters du Remain, Marlène Benquet, chercheuse en sociologie au CNRS, et Théo Bourgeron, postdoctorant à l’University College de Dublin, proposent dans La Finance autoritaire. Vers la fin du néolibéralisme (éditions Raisons d’agir) d’expliquer l’apparition d’une seconde financiarisation qui tendrait à remplacer l’ère du néolibéralisme. Bien plus pernicieux que les thuriféraires du néolibéralisme, ses promoteurs promeuvent un courant idéologique puissant mais relativement peu connu à l’extérieur des États-Unis : le libertarianisme. À partir du Brexit, les deux chercheurs ont souhaité comprendre les mécanismes qui sous tendent le développement de ce courant d’idées et comment il renforce l’instabilité économique mondiale. Les lignes suivantes sont extraites de leur ouvrage.

Comment interpréter la remise en cause du régime politique d’accumulation néolibéral ? Depuis les années 1970, ce régime avait ouvert aux acteurs capitalistes de nouvelles sources de profit par l’extension des marchés financiers à de larges pans de la société. Le néolibéralisme des pays du Nord s’était appuyé sur les institutions de la démocratie libérale, qui permettait, à peu de frais et sans danger pour l’accumulation capitaliste, de canaliser les mécontentements populaires. Au niveau international, l’Union européenne était l’une de ses institutions emblématiques. Ses traités organisaient le transfert aux marchés, en particulier financiers, de nombreux pans de l’économie des démocraties libérales qui la composent. Mais des événements récents comme le Brexit, les élections de Donald Trump, Jair Bolsonaro ou Boris Johnson bouleversent la domination du régime néolibéral. Ainsi, le Brexit a affranchi le Royaume-Uni des institutions de l’Union européenne, tandis pendant quatre ans l’administration de Donald Trump a mené les États-Unis à rompre avec d’autres institutions néolibérales comme l’OMC et les flux internationaux de marchandises qu’elle organise.

Toutefois, cette rupture avec le néolibéralisme débouche non pas sur l’instauration d’un régime d’accumulation plus social, mais avec la mise en œuvre d’un régime libertarien-autoritaire. Le libertarianisme repose sur la défense radicale de la propriété privée comme unique règle de la vie sociale, sans considération pour ses effets collectifs. Il limite le rôle de l’Etat, y compris dans ses fonctions régaliennes. Libertarien sur le plan économique, le régime qui émerge au Royaume-Uni, aux Etats-Unis et au Brésil, est autoritaire sur le plan politique. Hostile à tout mécanisme redistributif, il fait de la répression des mouvements sociaux, de la réduction des libertés publiques, du contrôle des manifestations et de l’expression, la modalité privilégiée du maintien de l’ordre social.

Or, comme on peut s’y attendre, la mutation du régime d’accumulation des Etats-Unis, du Royaume-Uni et du Brésil, à savoir de la première, de la sixième et de la neuvième puissances mondiales, produit des effets géopolitiques majeurs. Le libertarianisme autoritaire n’est pas un isolationnisme : il articule les intérêts des classes dominantes des pays à l’avant-garde du capitalisme (et de leurs fortunes financières exubérantes) avec ceux des classes dominantes d’autres pays, plus marginaux dans l’ordre international néolibéral qui prévalait jusqu’à présent. L’émergence de régimes libertariens-autoritaires s’appuie sur des coalitions internationales, qui incluent des pays néolibéraux. Il n’est en effet pas nécessaire que les fonds de la seconde financiarisation tiennent le haut du pavé dans l’ensemble des pays pour que leurs intérêts soient défendus à l’échelle internationale. Les États convertis au régime d’accumulation libertarien-autoritaire peuvent donc conclure des accords avec des Etats dominés par d’autres forces économiques mais qui ont un intérêt commun à démanteler les régulations internationales, sociales et environnementales minimales.

À travers l’Europe, ce qui se joue n’est pas seulement la montée plus ou moins rapide des nouveaux acteurs financiers, c’est aussi l’émergence d’alliés potentiels pour les tenants du nouveau régime politique d’accumulation, y compris dans des pays peu financiarisés.

L’extension des conflits au Nord

La bascule des régimes politiques d’accumulation de ces grands pays est lourde de conséquences. Elle approfondit la financiarisation des sociétés, qui fait revenir les inégalités de revenu et de patrimoine à un niveau équivalent à celui du début du XXe siècle. Elle transforme en nouvelles sources de profit des pans de la vie quotidienne des individus, des politiques sociales et environnementales qui jusqu’ici en étaient préservées. Il en résulte des phénomènes aussi disparates que le remplacement des subventions publiques à l’éducation par la dette étudiante privée, la transformation du tiers-secteur des associations et des entreprises sociales en centres de profit financier, la marchandisation des espaces naturels et agricoles.

Mais à ces conséquences sociales s’ajoutent des effets environnementaux vertigineux. Entre les subventions et les baisses d’impôts qu’il réclame, le secteur financier pèse d’un poids lourd sur les budgets publics. L’accès à certains biens communs comme l’eau est remis en cause : les 100 000 habitants de la ville américaine de Flint, en banlieue de Detroit, ont ainsi été exposés entre 2014 et 2017 à une eau courante contaminée au plomb du fait de la crise budgétaire qui frappait leur commune. En France, certains territoires sont exposés à des crises d’accès à l’eau similaires, elles aussi directement liées aux restrictions budgétaires, qui touchent en priorité les territoires d’Outre-mer, mais aussi les quartiers populaires, au point que l’association Coalition Eau estime qu’un million de personnes n’ont pas accès à l’eau en France. Plus généralement, le retrait des Etats-Unis du traité de Paris sur le climat et la volonté du gouvernement britannique de ne pas adhérer aux objectifs climatiques de l’Union européenne ne produisent pas seulement des incendies en Californie et des glissements de terrain en Angleterre, mais des événements extrêmes dans l’ensemble des autres pays, au sujet desquels les principaux pollueurs n’entendent participer à aucune forme de réparation collective.

La crise du Covid-19 a montré à quel point le basculement d’un pays dans un nouveau régime politique d’accumulation pouvait avoir des conséquences dans des domaines inattendus de la vie sociale. Au Royaume-Uni, les intellectuels du nouveau régime d’accumulation étaient déjà présents dans le débat politique britannique bien avant le référendum du Brexit, soutenus par certaines franges du parti conservateur et les acteurs de la seconde financiarisation. Économistes comportementalistes et think tanks libertariens avaient dès le début des années 2010 pesé sur la définition de la politique britannique en matière de pandémie. Ceux-ci défendaient déjà des politiques sanitaires appuyées exclusivement sur la privatisation et la responsabilité individuelle et se montrent très critiques envers toute politique de gestion centralisée de l’épidémie. Lorsque le virus fait irruption en Europe, le gouvernement de Boris Johnson s’appuie pleinement sur ces nouveaux intellectuels, allant jusqu’à élaborer (avant de l’abandonner en discours) une politique sanitaire fondée sur « l’immunité collective ». Parallèlement, ces États s’engagent dans une guerre commerciale avec leurs anciens partenaires et voisins pour s’approprier les ressources matérielles nécessaires à la lutte contre le virus. C’est ainsi qu’en pleine pandémie, l’administration de Donald Trump cherche à racheter CureVac, une entreprise pharmaceutique allemande impliquée dans un projet de vaccin prometteur, afin d’assurer aux citoyens américains les premières doses, tandis que le gouvernement de Boris Johnson décide de ne pas participer à l’appel d’offre groupé européen en matière de respirateurs artificiels et de matériel de protection, qui visait à éviter des comportements de prédation entre pays européens, pour conclure des contrats indépendants.

En modifiant les rapports de force mondiaux, ce nouveau régime d’accumulation libertarien-autoritaire participe à la définition d’une nouvelle situation géopolitique. L’ordre international néolibéral instaurait une bipartition du monde radicale. D’un côté, les pays dits du Nord, liés entre eux par des accords de toutes sortes, militaires à travers l’OTAN, économiques à travers les grands traités commerciaux régionaux, politiques à travers l’Union européenne et le G7. De l’autre, les pays dits du Sud, terrain de jeu des forces capitalistes du Nord, poussés aux conflits de toute sorte : conflits commerciaux à travers un dumping social et fiscal sans fin, mais aussi conflits militaires soutenus par le Nord pour l’accès aux ressources, aux marchés et à la main d’œuvre. L’ordre international qui monte annonce la fin de cette bipartition du monde. Seulement ce ne sont pas les conflits du Sud qui cessent : c’est le pacte de non-agression tacite entre les États du Nord qui est rompu.

Pour trouver de nouvelles opportunités de profit, les tenants du nouveau régime d’accumulation ne craignent plus les conflits entre pays capitalistes développés. Tandis que la concurrence fiscale entre les États s’accroît, à la suite de la décision de l’administration Trump de baisser l’impôt sur les profits des entreprises de 35% à 21% et du plan du gouvernement Johnson de le réduire de deux points, la concurrence se durcit également sur le plan commercial. L’ordre instauré par l’OMC et les accords GATT successifs a volé en éclat avec les décisions américaines de ne plus renouveler ses juges au sein de l’organe de règlement des différends de l’OMC. Les tensions commerciales entre États, que l’OMC avait pour rôle de juguler sur un mode néolibéral afin d’éviter un retour aux politiques d’agression commerciale des années 1930, refont surface. Cela laisse aux grandes puissances incarnant le nouveau régime d’accumulation la porte ouverte pour faire pression sur leurs partenaires commerciaux dans le sens qui convient aux intérêts qu’elles représentent. C’est ainsi que le gouvernement britannique affirme vouloir se libérer des normes sociales et environnementales européennes pour offrir de nouveaux débouchés à leurs produits et capitaux nationaux partout dans le reste du monde.

Au-delà des conflits commerciaux et s’il ne s’agit pas ici de jouer les prophètes de malheur, il est impossible d’ignorer que les représentants du nouveau régime politique d’accumulation se détournent également des grandes institutions qui organisaient la paix au Nord (et souvent la guerre au Sud), qu’il s’agisse de l’OTAN et de la tradition d’interventionnisme américain, de l’Union européenne, des institutions internationales multilatérales (ONU, G7, G20) et des traités de limitation des armements hérités de la guerre froide. La paix au Nord semble être devenue un bien public trop coûteux à produire pour ces gouvernements, en premier lieu le gouvernement fédéral américain, dans un monde où les acteurs capitalistes qu’ils représentent sont désormais capables de résister voire de s’enrichir en période de catastrophes. Les acteurs de la seconde financiarisation sont loin de jouer le rôle de courtiers de la paix que Karl Polanyi attribuait à la haute finance à la fin du XIXe siècle : contrairement à ces derniers, ils ne semblent plus prêts à accepter le coût collectif du maintien de l’ordre entre États.

Cela ne signifie pas que la situation au Sud soit vouée à s’améliorer. Les gouvernements britannique et étatsunien ont très clairement fait savoir leur volonté de reprendre en main leur politique étrangère, en l’associant plus étroitement encore aux profits de leurs grandes entreprises nationales et sans plus prendre la peine d’afficher des objectifs de réduction de la pauvreté. Certains pans de leur politique extérieure passent sous le contrôle direct des secteurs financiers, comme dans le cas du remplacement progressif de l’aide au développement international par des « investissements à impact », en partenariat avec les grands fonds d’investissement privés des deux pays. Ces gouvernements n’ont pas plus qu’avant le projet de garantir la paix au Sud, mais ils n’ont en revanche plus celui de la garantir au Nord.

Ces évolutions préfigurent l’importation au Nord de problèmes jusqu’alors cantonnés au Sud : accès à l’eau et aux ressources essentielles, niveaux de pollution menaçant les habitats humains, niveaux de pauvreté extrêmes, irruption de conflits, au-delà de ce que produisaient jusqu’ici les institutions néolibérales.

De l’importance de connaître son adversaire

Le Brexit témoigne donc de l’affrontement entre les tenants du régime politique d’accumulation néolibéral européen déclinant et les tenants d’un nouveau régime en construction. Régime qui n’a rien de réjouissant : il ouvre de nouvelles perspectives à l’accumulation de profit financier par une orientation politique faite de libertarianisme, d’autoritarisme et de climatoscepticisme.

Dès lors, est-on condamné à souhaiter voir descendre dans la rue des ouvriers aux côtés des banquiers d’investissement de la City pour protéger le traité de Lisbonne ? Non. Il serait illusoire de croire que les institutions du néolibéralisme européen et leurs soutiens, parce qu’ils constituent un obstacle temporaire au projet politique des acteurs financiers montants, puissent constituer des alliés de la cause populaire. La courte histoire du Brexit montre à quelle vitesse les franges perdantes du patronat peuvent accepter leur défaite et se repositionner avantageusement dans le nouveau régime politique d’accumulation. Si un basculement similaire devait avoir lieu en Europe continentale et donc en France, les secteurs dominants du régime néolibéral, les grandes banques, les assureurs et les entreprises industrielles, négocieraient leur ralliement avec les tenants du nouveau régime. Le néolibéralisme n’offre pas de rempart solide aux conflits provoqués par les acteurs de la seconde financiarisation et il n’est de toute façon pas de retour en arrière possible. Ni le régime néolibéral ni son prédécesseur fordiste ne répondent aux défis posés par l’émergence de puissances libertariennes-autoritaires à l’heure du changement climatique, des inégalités sociales extrêmes et de la montée des conflits entre Etats du Nord. Il n’y a donc aucune bonne raison de regretter le déclin du régime d’accumulation néolibéral. Mais il est maintenant temps de connaître le nouveau visage des adversaires. Sur les continents européen et américain, ceux-ci viennent de muter et menacent désormais le minimum d’harmonie sociale, de paix et de ressources environnementales nécessaires à des sociétés libres. Mais des fronts de résistances s’ouvrent, des mouvements sociaux se développent, de nouvelles organisations se créent. Des rapports de force à venir dépendent l’état futur du monde et de nos existences.

La stratégie de Sanders face aux premières reculades de Biden

© LVSL

Radicaux dans ses propositions, Bernie Sanders l’est moins dans sa stratégie. Refusant d’attaquer Joe Biden depuis la victoire de ce dernier aux primaires démocrates, il tente à présent d’influer sur l’orientation de la nouvelle administration, truffée de lobbyistes et de promoteurs d’une économie de marché dérégulée. Sa stratégie se révèle-t-elle payante pour autant ? Si plusieurs mesures, essentiellement symboliques, ont été prises par Joe Biden, elles sont loin d’avoir entamé le consensus néolibéral – dont le nouveau président fut jusqu’à présent un promoteur aux États-Unis. Tandis que d’aucuns louent Joe Biden pour avoir mis fin à l’orientation climatosceptique du gouvernement précédent, d’autres font observer qu’il fait déjà marche arrière sur plusieurs promesses phares de sa campagne – plan de relance ou augmentation du salaire minimum, entre autres.

Pour une analyse de la composition du gouvernement Biden-Harris, lire sur LVSL l’article de Politicoboy : « Administration Biden, le retour du consensus néolibéral ».

Avril 2020, Bernie Sanders jette l’éponge à la primaire démocrate après avoir perdu le Super Tuesday face à un Joe Biden fragile mais dopé par la machine du parti. La situation sanitaire s’aggrave aux États-Unis, le sénateur du Vermont en prend très vite la mesure et ne souhaite pas mettre en danger ses militants lors de rassemblements ou de séances de porte à porte alors que le combat est déjà perdu. Très vite, il décide d’apporter son soutien à son ancien rival, qu’il qualifie « d’homme honnête » pour combattre « le président le plus dangereux de l’histoire ». En 2016, Bernie Sanders avait fait campagne jusqu’à la dernière primaire qui se déroulait à Washington D.C. La déception dans les rangs de la gauche américaine est palpable. Joe Biden semble n’avoir pour principaux arguments que le fait de ne pas être Donald Trump et celui d’avoir été le vice-président de Barack Obama. Absolument rien de la candidature du démocrate, hormis l’opposition au président Trump, ne peut entraîner l’adhésion des militants les plus politisés.

Bernie Sanders, bien conscient du danger d’une démobilisation de son électorat en novembre, prend les choses en main et négocie avec lui la mise en place d’une équipe mêlant progressistes et centristes afin de co-construire le programme du candidat démocrate. Jusque-là très critique de la passivité du candidat de l’establishment, Alexandria Ocasio-Cortez est invitée à y participer. Ce travail d’équipe est une réussite tant d’un point de vue stratégique que programmatique. Il en découle un ensemble de propositions plus ambitieuses, en particulier sur la thématique de l’environnement avec un plan pour le climat et la transition énergétique évalué à 2 000 milliards de dollars ou encore le travail avec la promesse d’une hausse du salaire horaire minimum à 15 dollars pour tous les Américains et d’un congé payé de 12 semaines en cas de naissance ou de maladie. Ce travail commun crée une dynamique nouvelle et un début d’unité autour de Joe Biden dans le camp démocrate. Il y a fort à parier que sans l’intervention de Bernie Sanders, rien n’aurait été fait pour retravailler les propositions de celui qui devrait faire face à la machine de guerre Trump quelques mois plus tard. En optant pour la collaboration, le sénateur du Vermont se protège de toute critique de l’establishment. Recycle-t-il pour autant une partie de son programme ?

L’entrisme : une stratégie nécessaire pour la gauche américaine ?

Cet entrisme, mené par la principale figure de la gauche américaine, est nécessaire dans un système politique favorisant le bipartisme. Faire cavalier seul revient à perdre automatiquement l’élection présidentielle ainsi que les élections pour le Congrès. C’est aussi faire perdre le Parti démocrate et risquer de voir une vague conservatrice déferler sur Washington. Ce constat est partagé par des organisations politiques de gauche telles que les Democratic Socialist of America (DSA) dont est issue Ocasio-Cortez. À défaut de pouvoir être une réelle force politique indépendante, la gauche tente d’influer l’orientation politique du Parti démocrate. Le passage par ce dernier pour mettre en œuvre une politique de gauche sociale présente au moins deux avantages : un poids réel dans la vie politique américaine et une véritable force de frappe pour les élections, du point de vue de la communication et de la mobilisation.

Si l’entrisme n’a pas toujours été une réussite au cours de l’histoire politique de la gauche, il semble que cette stratégie ait porté ses fruits ces dernières années aux États-Unis. La percée de Bernie Sanders en 2016 pourrait être considérée comme l’élément fondateur du renouveau de la gauche américaine. Indépendant au Sénat mais affilié au Parti démocrate à la primaire de 2016, il réussit l’exploit de challenger Hillary Clinton grâce à une large mobilisation de terrain et des levées de fonds gigantesques, composées uniquement de petits dons de particuliers. Cette percée a permis de donner une large visibilité aux idées du sénateur du Vermont, telles que la hausse du salaire horaire minimum fédéral à 15 dollars ou le programme d’assurance santé public Medicare For All.

La victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle, quelques mois plus tard, a mis en lumière la nécessité pour le Parti démocrate de revoir en profondeur sa copie et a validé les alertes successives émises par Bernie Sanders sur l’orientation néolibérale des politiques proposées par l’establishment. Voyant que la défaite face au milliardaire n’était pas suffisante pour provoquer des changements de logiciel, il a participé, avec des organisations militantes de terrain comme le Sunrise Movement, à la mise en place de contre-candidatures aux primaires démocrates post-élection de mi-mandat pour le Congrès. C’est ainsi qu’Alexandria Ocasio-Cortez, Ayanna Pressley ou encore Rashida Tlaib ont créé la surprise lors des midterms de 2018 en sortant victorieuses face aux candidatures centristes du parti. Particulièrement douées pour l’utilisation des réseaux sociaux, elles ont contribué à la diffusion d’idées progressistes dans l’électorat démocrate, notamment chez les plus jeunes militants, et ainsi bousculé les ténors du Parti démocrate au Congrès.

Une entrée en matière essentiellement cosmétique de Joe Biden

La victoire de Joe Biden à l’élection présidentielle, le maintien de la Chambre des représentants et la reprise du Sénat étaient nécessaires pour assurer les coudées franches aux démocrates. Le 3 novembre, les deux premières conditions sont remplies et les élections sénatoriales de Géorgie, remportées à la surprise générale par le Parti démocrate, lui offrent une position, idéale dans les faits, de contrôle du pouvoir exécutif et législatif.

Présentées comme progressistes voire révolutionnaires par la presse, les mesures prises par Joe Biden depuis son investiture dans le domaine socio-économique n’érodent en réalité aucunement le statu quo néolibéral.

Si elle est fragile, tant les majorités au Congrès sont faibles, elle permet tout de même d’envisager des avancées politiques lors des deux premières années de la présidence Biden. Joe Biden a-t-il mesuré l’importance d’un changement de cap radical en cette période de crise sanitaire, économique et démocratique ? Peu de temps avant d’entrer à la Maison-Blanche il met sur la table la proposition d’un grand plan de relance de 1 900 milliards de dollars comprenant un soutien financier, suivant le principe de la monnaie hélicoptère, de 1 400 dollars pour chaque Américain gagnant moins de 75 000 dollars par an. Joe Biden va même jusqu’à déclarer qu’au vu des circonstances, il n’est plus nécessaire de regarder les déficits et l’endettement. Cette prise de position est immédiatement soutenue par Bernie Sanders.

Dès son investiture, il présente une série de mesures exécutives afin d’agir au plus vite et ne pas reproduire l’attentisme de Barack Obama, douze ans plus tôt. Après deux jours et demi de mandat, vingt-neuf décrets sont signés de la main du nouveau président. Quel bilan peut-on en tirer ?

Sur le plan symbolique et sociétal, la rupture avec l’orientation climatosceptique du gouvernement de Donald Trump est nette. Retour des États-Unis dans l’accord de Paris sur le climat, dans l’Organisation mondiale de la santé (OMS), fin du muslim ban ou encore renouvellement du soutien au programme d’immigration DACA : plusieurs promesses clefs de sa campagne ont rapidement été mises en place.

Qu’en est-il du domaine socio-économique ? Plan de relance, hausse des salaires horaires à 15 dollars de l’heure, aide alimentaire pour les familles dont les enfants ne vont plus à la cantine, moratoire sur les expulsions de logement et le paiement des prêts fédéraux étudiants jusqu’en septembre… en apparence, le tournant est également significatif. De nouvelles règles éthiques pour les membres du gouvernement sont par ailleurs établies, comme l’interdiction d’exercer une profession de lobbyiste pendant deux ans suivant un départ de l’administration. Enfin, autre mesure notable, Joe Biden réactive le Defense Production Act, permettant ainsi de réquisitionner des entreprises du secteur industriel pour faire face aux besoins d’équipements sanitaires. Cette liste non exhaustive met en lumière la nécessité pour Joe Biden d’écouter sa base. Bernie Sanders s’en félicite : « Nous allons pousser le président aussi loin que possible, mais étant donné qu’il est en fonction depuis moins d’une semaine, je pense qu’il est sur un bon départ ».

Si les violons sont officiellement accordés entre le président et le leader de l’aile progressiste, une analyse attentive de ces mesures socio-économiques les font cependant apparaître comme des coups de communication aux effets peu contraignants, visant avant tout à marquer la rupture avec Donald Trump. Plus important encore : Joe Biden joue l’ambiguïté sur plusieurs de ses promesses les plus importantes en la matière.

L’éternel persistance du statu quo ?

Malgré les récentes mains tendues de Joe Biden envers son aile gauche, Bernie Sanders reste sceptique : « Je vais être très clair : si nous n’améliorons pas significativement la vie du peuple américain cette année, les Démocrates seront anéantis lors des élections de mi-mandat de 2022 ». Le sénateur américain a de quoi être inquiet. En effet, l’équipe gouvernementale de Joe Biden est composée majoritairement d’hommes politiques proches de l’establishment et jusque-là peu enclins à réformer le pays par le biais de mesures sociales et économiques ambitieuses. On peut ici s’interroger sur l’impact réel des mesures éthiques prises par cette même administration Biden pour lutter contre la collusion entre lobbyistes et décideurs politiques.

L’opposition des Républicains au Congrès pourrait être féroce et compliquer grandement la tâche du président…qui a déclaré à plusieurs reprises être en quête d’un consensus bipartisan. Un air de déjà-vu : peu après son élection, Barack Obama avait refusé d’attaquer de front le Parti républicain sur les enjeux sociaux-économiques, et revu à la baisse les mesures les plus ambitieuses de son programme. De quoi accréditer l’analyse selon laquelle un même consensus néolibéral règne en maître au sein des deux partis ?

La plupart des mesures présentées comme progressistes prises par Joe Biden, apparaissent en réalité déjà comme des subterfuges. La proposition d’un chèque de 1 400 dollars aux citoyens modestes constitue une marche arrière par rapport à la promesse de 2 000 dollars, affichée pendant la campagne. La frange la plus libérale du Parti démocrate pousse également en faveur d’un abaissement du seuil d’éligibilité à 50.000 dollars par an pour bénéficier de cette mesure – ce qui restreindrait le nombre d’Américains bénéficiant de cette mesure par rapport à la présidence Trump.

L’application de la promesse de Joe Biden visant à relever à 15 dollars de l’heure le salaire minimum apparaît tout autant sujette à caution. Si tant est que cette mesure soit approuvée par le Congrès, son application sera étalée dans le temps jusqu’en 2025, sans garantie qu’elle arrive à son terme. Joe Biden lui-même s’est déclaré sceptique quant à la possibilité de l’adoption d’une telle mesure en temps de coronavirus.

Les mesures prises sur les dettes étudiantes et les expulsions de logements ont également de quoi laisser sceptique. Alors que la dette étudiante avoisine les 1,5 trillions de dollars et provoque l’inquiétude des analystes financiers les plus orthodoxes du fait de la bulle qu’elle constitue, Joe Biden se contente de répondre par de quelques mesures palliatives. Il prévoit d’étendre le moratoire sur le paiement des dettes étudiantes édicté par le précédent gouvernement et d’assurer le paiement d’un certain nombre – limité – de créances par le gouvernement fédéral. Quand aux mesures sur les expulsions locatives, Joe Biden se contente d’étendre celles prises par l’administration antérieure.

Il faudrait également mentionner, entre autres sujets qui provoquent l’ire des militants les plus radicaux, les signaux faibles du soutien de Joe Biden à un plan d’assurance maladie bien plus libéral que celui promis lors de la campagne – qui mettrait de côté l’option publique au profit du secteur assurantiel privé.

Présentées comme progressistes voire révolutionnaires par la presse, les mesures prises par Joe Biden depuis son investiture dans le domaine socio-économique n’érodent donc aucunement le statu quo néolibéral. Relevant souvent du symbole, se contentant parfois de prolonger les directives de l’administration antérieure, elles s’apparentent à des mesures conjoncturelles prises en temps de crise et visant à sauver un système économique sans en questionner les fondements.

Bernie Sanders devra donc continuer à faire le pont entre les deux franges démocrates. La tâche s’annonce compliquée pour lui avec d’un côté la pression à exercer sur l’establishment et de l’autre, la modération à imposer aux élus les plus radicaux. Une chose est sûre, plus que jamais, Bernie Sanders est devenu un rouage essentiel du Parti démocrate. La question de savoir si cette stratégie finira par accoucher de quelques résultats reste ouverte.