Existe-t-il un style réactionnaire ? Entretien avec Vincent Berthelier

Vincent Berthelier © Clément Tissot pour LVSL

« En matière de littérature, dit-on, les conservateurs révolutionnent et les révolutionnaires conservent. Les amis du peuple parlent le français de Richelieu, les amis de l’ordre jargonnent comme des Apaches ». Voici le point de départ de l’essai Le Style réactionnaire de Vincent Berthelier, Maître de conférences en littérature française à l’université Paris Cité. Une idée communément admise lorsqu’il est fait mention des auteurs classés à l’extrême droite, qui se fonde notamment sur la lecture du Voyage au bout de la nuit. Ce dernier constituerait en réalité un « miroir déformant », car enseigné dans les lycées, à l’inverse de la plupart des auteurs réactionnaires. De Charles Maurras à Michel Houellebecq en passant par Renaud Camus, l’auteur revient sur un sujet aussi passionnant que brûlant et nous offre le panorama d’un siècle et demi de littérature. Entretien réalisé par Marion Beauvalet, retranscription de Dany Meyniel. Photographies de Clément Tissot.

LVSL – « Les conservateurs révolutionnent et les révolutionnaires conservent, les amis du peuple parlent le français de Richelieu et les amis de l’ordre jargonnent comme des Apaches » : d’où vient cette idée ?

Vincent Berthelier – Raymond Queneau (1903-1976) a formulé cette idée dans un texte qui remonte au années 1940. Ce n’est pas le premier, mais il le fait de manière plus nette que d’autres. C’est également à ce moment que cet imaginaire du style, perçu comme une propriété intrinsèque de la droite, se met en place. Queneau a d’abord été surréaliste avant de quitter cette mouvance.

Par la suite il a été trotskyste. Puis il a traversé une phase que l’on ne peut pas vraiment qualifier de réactionnaire, mais davantage d’anti-moderne. Il s’est rapproché du courant « personnaliste », attiré par le retour à la terre, aux « valeurs ». Dans le même temps, il se pose des questions sur la décadence de l’Occident, qu’induirait la technique ou le machinisme.

Queneau a donc eu un parcours politique atypique. D’un point de vue littéraire, il s’est beaucoup interrogé sur les questions de langue en général, et de style en particulier – notamment sur le purisme littéraire, la façon d’orthographier le français et le rapport entre la langue écrite et la orale. Quand il écrit ce texte, celui-ci vient après une série de réflexions sur la manière de faire passer l’oralité dans l’écrit. Il a constaté que la tentative qui a rencontré le plus de succès en la matière était celle de Louis-Ferdinand Céline (1894-1961).

Louis-Ferdinand Céline lors de l’attribution du prix Renaudot à son roman Voyage au bout de la nuit en 1932.

Lorsque Queneau écrit, Céline est perçu comme fini, d’un point de vue littéraire. Pour autant, ses deux ouvrages Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit, ainsi que ses pamphlets, ont été des succès de librairie.

Queneau produit ce de paradoxe en ayant d’abord en tête la figure de Céline, à partir de laquelle il effectue une généralisation. Il identifie des contre-exemples : Charles Maurras (1868-1952) ou Abel Hermant (1862-1950). Ce dernier est tout à fait oublié aujourd’hui. Il a une œuvre de romancier, mais s’est surtout fait connaître comme journaliste et chroniqueur puriste. Ils ont collaboré avec des modalités différentes. Maurras était vichyste jusqu’au bout des ongles, Hermant beaucoup plus pro-allemand. lls représentent l’extrême droite réactionnaire et un style académique classique.

Ce sont des contre-exemples pour Queneau, qu’il ne mentionne que pour les mettre de côté. Il a en tête un autre exemple – qui lui sert de confirmation – qui est un livre oublié aujourd’hui : Les propos de Coco-Bel-Œil. C’est une petite histoire autour de Coco, un ouvrier communiste engagé. Avec ses camarades, il défend une ligne orthodoxe-ouvriériste et, dans l’histoire, tous les cadres du Parti sont corrompus, embourgeoisés. Tout ceci est raconté par Coco dans un style de titi-parisien oralisé, argotique, parfois très proche de celui de Céline.

Queneau y voyait une confirmation du paradoxe selon lequel les réactionnaires sont stylistiquement les plus audacieux. J’ignore à quel point Queneau savait que celui qui a produit ce texte est une personne dont le nom d’état civil est Well Allot (1919-2012). Il a écrit sous différents pseudonymes dont Julien Guernec ou François Brigneau. C’est un cadre, un des fondateurs du Front National, un ancien milicien qui n’a jamais quitté l’extrême droite dans sa frange la plus dure.

Si Brigneau écrit dans un style argotique, ce n’est pas juste parce qu’il y aurait une affinité entre le style populaire, argotique, oralisé et l’extrême droite. C’est que lui-même admire Céline. Pour autant, ce dernier a créé une vogue qu’il convient de nuancer. En effet, il ne s’agit pas du premier réactionnaire qui écrit dans une langue orale. Avant lui, on trouve Charles-Ferdinand Ramuz (1878-1947) en Suisse. C’est un style extrêmement différent de celui de Céline, qui est oralisé, non pas dans une veine d’inspiration urbaine, mais dans une veine d’inspiration rurale localisée en Suisse. Ramuz est très marginal dans le champ français : l’importance de ce cas de figure doit être nuancée. Si Guernec écrit ainsi, c’est en référence à Céline.

Des personnes de gauche s’intéressent, sont intriguées, voire fascinées par cette littérature d’extrême droite. On pourrait l’expliquer par le rapport plus général de la littérature avec le mal, la transgression, la recherche des limites.

Ainsi, nombre d’auteurs des années cinquante avec un passé de collaborateur se réfèrent à Céline et écrivent dans ce style transgressif. Je n’en parle pas beaucoup parce que ce sont des auteurs de livres plutôt populaires – par exemple Michel Audiard qui est romancier et qui écrit des polars, Frédéric Dard est aussi un grand admirateur de Céline, Albert Simenon qui a lancé la vogue du polar argotique.

De nombreux auteurs qui sont des admirateurs de Céline – y compris du Céline antisémite des pamphlets – se trouvent être par ailleurs des auteurs qui pour des raisons parfois alimentaires se mettent à écrire des romans populaires en exploitant cette veine argotique-orale. Cela explique le biais, pour Queneau lecteur de ce genre de littérature de séries noires : il a eu l’impression qu’il y avait cette affinité paradoxale entre le style transgressif et l’extrême droite.

LVSL – Votre essai a donné lieu à un nombre conséquent d’articles, de critiques, de recensions. Comment expliquez-vous un tel intérêt de la part des lecteurs, journalistes alors qu’à l’exception d’auteurs comme Houellebecq et Céline, beaucoup d’auteurs évoqués dans votre texte sont peu ou ne sont plus lus aujourd’hui ?

V.B. – Avant même de commencer ce livre, je me doutais que le sujet de l’extrême droite intéresserait davantage que la plupart des sujets de recherche en littérature. Le contexte politique est évident. De plus, l’essai est paru juste après la sortie des inédits de Céline, dans une année très littéraire, à laquelle on peut ajouter le Nobel d’Annie Ernaux, que certains ont considéré volé à Michel Houellebecq. Tout cela a contribué à faire parler du Style réactionnaire. Ensuite le choix du sous-titre qui met en avant Houellebecq et Céline en quatrième de couverture. Ce sont des choix de communication tout à fait pertinents. Mon éditeur a eu raison de m’inciter à mettre Houellebecq en couverture. Quand je fais des entretiens, on me pose d’abord des questions là-dessus.

Annie Ernaux en 2011.

J’ai fait des études littéraires et j’ai lu du Céline : j’ai aimé lire Voyage au bout de la nuit, ainsi que Mort à crédit. J’ai donc exploré le reste de la littérature réactionnaire. Je ne suis pas le seul ! Des gens de gauche sont nombreux à être intrigués, voire fascinés par cette littérature d’extrême droite. C’est quelque chose qui pourrait s’expliquer par le rapport plus général de la littérature avec le mal, la transgression, la recherche des limites. Pour les lecteurs qui placent leur limite morale à l’extrême droite, c’est assez logique de s’intéresser, d’un point de vue littéraire, à cette frange.

LVSL – L’ouvrage s’inscrit entre deux bornes chronologiques : d’une part Charles Maurras, que vous mentionnez comme figure tutélaire de ce courant réactionnaire, et d’autre part Michel Houellebecq. Pourquoi ces choix – et quid des différents mouvements qui composent une période longue d’un peu plus d’un siècle ?

V.B. – Pour la chronologie, il y a une part d’arbitraire puisque l’histoire de l’extrême droite – si on part de la partition des courants politiques – remonte à la Révolution française pour la partition droite-gauche. L’emploi politique du mot réaction provient de cette même période. Pour la littérature d’extrême droite ou la littérature réactionnaire, on aurait pu remonter à Joseph de Maistre (1753-1821), à Louis de Bonald (1740-1854), à des auteurs du 19ᵉ évidemment ce qui aurait constitué un corpus immense. Se pose par exemple la question de Charles Baudelaire, Gustave Flaubert, les frères Edmond (1822-1896) et Jules (1830-1870) de Goncourt, Maxime Du Camp (1822-1894), des figures comme Jules Barbey d’Aurevilly (1808-1889), Léon Bloy (1846-1917). Cela donne une liste tout à fait colossale et pour une conjoncture politique très différente de celle qui nous intéresse aujourd’hui.

Je mentionne tout cela très brièvement dans l’introduction du livre, mais je voulais rapidement le mettre de côté. Ce qui m’intéressait, c’était de partir d’un moment qui soit pertinent pour comprendre la situation politique et le fonctionnement de l’extrême droite aujourd’hui. Dans cette perspective, je pense qu’il est plus pertinent de partir du lendemain de la Première guerre mondiale (même si on parle de Maurras, on part d’un peu avant – j’évoque ses textes qui ont été élaborés vers les années 1890). Selon moi, Maurras constitue à la fois un théoricien politique et un théoricien esthétique. Il a essayé de donner une forme assez systématique à sa pensée. Il connaît des échos, des reprises jusqu’à aujourd’hui.

On a par exemple vu il n’y a pas très longtemps sur des campus universitaires ou ailleurs, des associations royalistes d’extrême droite qui collaient des autocollants lisez Maurras. Ce sont des phénomènes qui semblent anachroniques, mais une certaine actualité persiste autour de l’auteur – que l’on pense au débat autour de sa commémoration il y a quelques années.

Je voulais entre autres questionner le rapport entre la réaction et le fascisme au sens large. C’est un des gros morceaux du problème du point de vue politique. En ce qui concerne la société française, je me suis rendu compte qu’on ne pouvait pas comprendre les mouvements auto-proclamés fascistes français qui se réclament du fascisme sans en revenir à Maurras – qui est la base idéologique de ces courants. Quand on regarde l’hebdomadaire Je suis partout même en plein cœur de la guerre et de l’Occupation, (alors qu’ils ont rompu avec Maurras qu’ils trouvaient trop « mou »), dès qu’ils commencent à parler de politique de manière plus générale, de la forme idéale qu’ils donneraient aux institutions, le modèle de société qui, selon eux, devrait être le modèle fasciste, ils font du Maurras.

Maurras se réclame du siècle classique, de la littérature du 17ᵉ et qui aspire à fonder une littérature néo-classique. Évidemment il n’arrive pas à le faire parce que quand on est au début du 20ᵉ, on ne peut pas écrire des vers comme Racine, ça n’a plus de sens. Plus personne ne le fait et d’une certaine manière plus personne ne sait le faire.

Il y a donc un continuum idéologique qui peut être étonnant quand on a l’impression que la rupture domine, discontinuité entre ces deux courants de la droite. Dans les études historiques sur la droite, c’est ainsi qu’était présentée l’école de René Rémond. D’un côté, il y avait la droite française bonapartiste, légitimiste et orléaniste, de l’autre le fascisme qui était quelque chose de tout à fait étranger. Lorsqu’on essaie de reconstituer l’histoire des idées, cette idée n’est pas confirmée. Le fascisme à la française semble à la fois pouvoir légitimement être considéré comme une forme de fascisme. Il se situe dans une continuité avec la pensée réactionnaire élaborée au début du siècle.

Voilà pour les bornes. Ensuite pour le processus, le parcours historique que j’ai suivi, je l’ai suivi à la fois en fonction des grands événements : les lendemains de la Première guerre mondiale, l’entre-deux guerre puis le moment de l’occupation et de la Libération et puis la séquence qui s’ouvre fin des années 70, c’est-à-dire la fin de l’hégémonie intellectuelle de la gauche en France et le retour d’abord politique puis culturel de l’extrême droite.

Ce parcours chronologique est à la fois politique, historique et littéraire. J’ai analysé trois phases. La première est celle de l’entre-deux guerres. Elle correspond à un magistère intellectuel de l’Action française, donc de la pensée maurrassienne qui dominait du point de vue esthétique et stylistique par le classicisme. Ce dernier recouvre des choses extrêmement différentes, notamment dans sa traduction littéraire. Maurras se réclame du siècle classique, de la littérature du 17ᵉ et qui aspire à fonder une littérature néo-classique. Évidemment il n’arrive pas à le faire parce que quand on est au début du 20ᵉ, on ne peut pas écrire des vers comme Racine, ça n’a plus de sens. Plus personne ne le fait et d’une certaine manière plus personne ne sait le faire.

Le style réactionnaire © Clément Tissot pour LVSL

Dans sa poésie, Maurras ne respecte pas les règles de versification. Elle possède un aspect archaïsant qui est finalement étrange, alors que les auteurs du 17ᵉ siècle ne sont pas des auteurs archaïsants -ils se veulent classiques, ont un idéal d’ordre, d’harmonie, de clarté, mais demeurent des fondateurs et ne se réfèrent pas à une norme passée. Après Maurras, on a l’exemple de Léon Daudet (1867-1942) dont un des grands modèles littéraires est François Rabelais donc qui aime beaucoup écrire dans une veine truculente, ordurière, plutôt en phase avec toutes les littératures pamphlétaires produites au cours du 19ᵉ siècle.

Daudet est moins classique que Maurras dans ses goûts. Le soutien de Daudet à Voyage au bout de la nuit pour le Goncourt a beaucoup été commenté. Il baignait dans le milieu littéraire, était amateur de Proust. On a beaucoup commenté certes, mais également beaucoup exagéré aussi. Au point qu’on trouve le même paradoxe selon lequel le journal l’Action française aurait eu, tout en étant sur une ligne très réactionnaire et conservatrice, des pages de critiques littéraires beaucoup plus avancées. Ce n’est pas vrai.

Des études sur l’Action française établissent que les goûts aussi bien de Maurras que d’autres chroniqueurs qui se sont succédé – dont Robert Brasillach – sont très classiques. Ils n’apprécient pas ce qui se fait de moderne.

Daudet a soutenu Voyage au bout de la nuit. Pour autant, quand il a lu Mort à crédit, il a moins été à l’aise, comme la plupart des journalistes et critiques littéraires de l’époque. Certains ont continué à soutenir Céline, mais son succès a davantage été populaire. En revanche, pour des journalistes qui étaient des lecteurs bourgeois avec une formation beaucoup plus classique, le livre leur a quelque peu échappé. On a donc là la première phase qui est marquée plutôt par un imaginaire esthétique classique et par rapport au style plutôt hostile à la gratuité stylistique, à l’Art pour l’Art, à l’expérimentation pour elle-même.

Cela est très net dans les discours de Maurras. Cela se voit d’un point de vue littéraire, à travers ce que font ceux qui gravitent autour de l’Action française. J’ai analysé dans ce sens la figure de Georges Bernanos. Il a une manière d’écrire très personnelle. Il se méfie du beau style, de l’esthétique gratuite pour des raisons politiques et aussi pour des raisons religieuses. Pour lui, la littérature d’esthète est une littérature sans transcendance, sans dieu, décadente. Il n’aime pas trop André Gide (1869-1951) ou Marcel Proust (1871-1922).

D’une autre manière, c’est quelque chose qui se voit à travers un auteur qu’on ne lit plus beaucoup : Marcel Jouhandeau. Il a toujours s’agit d’un auteur confidentiel, même s’il est assez intéressant. C’est un auteur de la NRF perçu comme un styliste assez distingué, raffiné et qui n’était pas vu au départ comme un écrivain politique, même s’il venait d’un milieu conservateur et catholique. Au moment du Front populaire il s’est radicalisé, comme beaucoup à droite qui ont été surpris par sa victoire électorale. Que l’on puisse instituer un ministère des Loisirs leur semblait scandaleux.

Ce que j’ai retracé dans le livre, c’est la généalogie de ce paradoxe, selon lequel on trouve une affinité entre le style transgressif et l’extrême droite, plus généralement encore entre le style et l’extrême droite ou entre le style et la droite.

Jouhandeau, qui était jusque-là un pur esthète, est interpellé par la situation du pays : il se met à écrire des textes politiques et pamphlétaires, abandonnant ce style si raffiné qui faisait sa signature. Il se met à écrire dans le style polémique, journalistique qui est celui de son époque. Les caractéristiques rhétoriques de ce style ont été étudiées par des chercheurs comme Marc Angenot : il consistait en un mode de paroles à la fois très personnel et en même temps fondé sur la généralisation d’impressions qui permettent de donner des effets de sincérité : « Je dis ce que j’ai vu – Je dis ce que je pense – Je n’ai pas peur de parler ».

Ce genre de tactiques se retrouve dans la prose des pamphlets de Jouhandeau à cette époque-là. Voilà deux exemples différents, mais qui corroborent cette tendance à la méfiance de l’extrême droite à l’égard du style. À la suite de l’Occupation, on trouve une génération de plus jeunes réactionnaires qui émerge et possède déjà un rapport moins académique à la littérature. C’est le cas avec Lucien Rebatet (1903-1972), un amateur de la littérature d’avant-garde, qui s’intéresse au surréalisme, au dodécaphonisme en musique et avant cela à Debussy et Wagner. Il est en ce sens plus ouvert dans ses goûts artistiques que la vieille garde maurrassienne.

On note déjà une légère inflexion. L’autre changement est que du point de vue des écrivains fascistes, on trouve une forme d’attrait ambigu pour l’avant-garde qui les distingue de la génération précédente. C’est le cas pour Rebatet, c’est le cas en partie aussi pour Drieu. Néanmoins, dans leur production littéraire, ils ont tout de même une sorte de surmoi classique qui persiste. Par conséquent, quand Drieu se met à écrire des romans, il le fait dans le cadre assez éprouvé du roman français à la Balzac. Quand Rebatet publie Les Deux Étendards, alors que son modèle littéraire est Joyce, il écrit : « je n’ai pas réussi à faire un roman à la Joyce, j’ai fait autre chose ».

Même chez des écrivains fascistes, les velléités avant-gardistes sont assez vite laissées de côté. À la Libération, le champ littéraire est perturbé. Par la mort de certains auteurs tout d’abord, l’emprisonnement d’autres, l’exécution de Brasillach, des départs en exil – dont Céline. L’arrivée d’un petit groupe d’écrivains qu’on appelle les Hussards est déterminante pour la droite littéraire, et notamment du plus stratège d’entre eux, Roger Nimier. Avec d’autres, il est décidé à remettre sur le devant de la scène ces figures littéraires marginalisées du fait de leurs activités politiques et de leur engagement sous l’Occupation. Ce que j’ai retracé dans le livre, c’est la généalogie de ce paradoxe, selon lequel on trouve une affinité entre le style transgressif et l’extrême droite, plus généralement encore entre le style et l’extrême droite ou entre le style et la droite.

En réalité cette idée, cet imaginaire stylistique se dessine complètement à partir de la Libération. Il est élaboré par Céline, chose qu’on connaît bien du fait de toutes les interviews que ce dernier a donnés après-guerre, dans les années cinquante au moment de la sortie d’un Château l’autre, c’est un discours qu’il a élaboré après-guerre également dans le petit livre Entretiens avec le professeur Y, mais ce n’est pas le discours qu’il tenait, dans l’entre-deux guerres, sur son style. Au moment de la sortie de Voyage au bout de la nuit Céline parlait très peu volontiers de sa manière d’écrire normalement, il évacuait la question en répondant : « j’écris comme je parle ».

Vincent Berthelier © Clément Tissot pour LVSL

Le fait de mettre en lumière la question stylistique est un élément nouveau, propre à ce contexte de la Libération. Cela est vrai chez Céline et se vérifie aussi chez d’autres auteurs comme Jacques Chardonne (1884-1968) qui est un auteur complètement oublié aujourd’hui mais qui développe cette idée de la primauté du style et que les idées finalement sont secondaires. Tout cet imaginaire se noue dans les années 1950, à la faveur aussi du fait que la grande figure (pas la seule) de la gauche intellectuelle à l’époque est Jean-Paul Sartre. Il se trouve que Sartre et son entourage n’aiment pas trop le beau style, ils ont une sorte d’hostilité a-priori à l’égard du bien écrire – ce qui ne veut pas dire que Sartre écrivait mal – de fait Sartre a une conception du style qui est très classique et neutre, c’est-à-dire le style ne doit pas trop se voir.

Même si ce serait vrai pour les textes à idées de Sartre, la réalité demeure complexe. On trouve des textes dans lesquels Sartre s’essaye à un style plus transgressif, tente de prendre la marque d’un certain parler populaire, des textes plus tardifs comme Critique de la Raison dialectique, où il essaye de modifier son style pour le rendre adéquat à l’expression d’une pensée dialectique – ce qui donne un résultat qui n’est pas du tout conforme aux normes stylistiques scolaires. Chez les auteurs de gauche la question du style est extrêmement compliquée et pas aussi univoque que les auteurs de droite de l’époque ont voulu le faire croire.

Ainsi cette hostilité de Sartre et son entourage à l’égard du style a favorisé aussi ce type de discours qui a continué à circuler jusqu’à aujourd’hui. Quand on lit la presse littéraire de droite, on trouve ce poncif qui demeure très répandu – jusque dans l’université. C’est un imaginaire jamais trop questionné, du fait que de tous ces auteurs réactionnaires, le seul qui soit vraiment resté est Céline.

Si l’on a un biais de focale et que l’on pense simplement à Céline et à Drieu comme auteurs réactionnaires, on peut très vite en demeurer prisonnier

Parmi les auteurs importants, il y aurait Drieu la Rochelle, avec un roman comme Gilles, qui est un excellent roman par ailleurs. On ne sait pas spontanément dans quelle case le mettre stylistiquement. Ce n’est pas un roman académique, ce n’est pas le style de Proust, ni celui de Gide, ce n’est pas le style ampoulé et contourné : c’est un roman classique dans sa construction narrative et dont le style, quand on le lit spontanément, est assez mordant.

On trouve une ironie chez Drieu, elle n’est pas caractéristique d’un courant politique. Paul Nizan est plus acide que Drieu : ce dernier ne ressort pas spécialement. Si l’on a un biais de focale et que l’on pense simplement à Céline et à Drieu comme auteurs réactionnaires, on peut très vite en demeurer prisonnier. Voilà pour la deuxième séquence et les conséquences qu’elle a jusqu’à aujourd’hui.

La troisième séquence se clôt sur Houellebecq. Pour autant, ce dernier n’est pas une caractéristique de ce phénomène. On trouve toujours des écrivains de droite qui sont actifs dans les années 1960, 1970, mais il n’y a plus, comme avant, une « grande figure ». Les Hussards sont encore vivants, continuent à écrire, mais ce sont des auteurs mineurs qui se font connaître par d’autres biais que la littérature. Roger Nimier meurt en 1962 ; quant à Chardonne, son oeuvre est derrière lui dans les années soixante.

Paul Morand rentre bien à l’Académie, et il connaît un dernier succès avec son livre Venise, mais c’est une figure de la première moitié du siècle, pas de la seconde. Quelqu’un comme Jacques Laurent est un écrivain mineur qui obtient des succès populaires comme romancier historique, mais demeure « grand public ». Antoine Blondin, qui a acquis sa renommée en tant que journaliste – c’est le cas de tous les Hussards qui sont écrivains et journalistes littéraires -, se fait adapter au cinéma mais il le confesse lui-même : « Je suis resté mince, mon œuvre aussi ».

On pourrait en citer d’autres, par exemple le romancier Jean Raspail, qui demeure très marginal dans le champ littéraire. Michel Henry, qui se met à écrire des romans après 68 – dont l’un obtient le prix Renaudot -, mais qui demeure un philosophe. Ces écrivains ne se retrouvent nullement dans un milieu, comme l’étaient les réactionnaires dans l’entre-deux guerres, qui se connaissaient, se lisaient, se fréquentaient. Cette constellation se retrouve éclatée.

La nouvelle génération littéraire, qui prend une certaine importance à partir des années 1980, vient d’horizons très différents. Que l’on pense à une figure comme Emil Cioran (1911-1995) : ce dernier commence son œuvre dans les années cinquante, demeure très marginal dans le champ littéraire et se re-politise de façon plus explicite en France à partir des années 1970. Renaud Camus que l’on connaît aujourd’hui pour ses propos sur le « grand remplacement », commence dans l’avant-garde. C’est un proche de Roland Barthes, qui contribue à le lancer.

Richard Millet a une formation assez atypique pour un auteur de droite, il a fait des études de lettres à Vincennes et a donc été formé par des professeurs de gauche et une tradition littéraire marquée par des figures comme Georges Bataille (1897-1962), Pierre Klossowski (1905-2001), Marguerite Duras (1914-1996) et une grande partie du Nouveau Roman.

Que l’on parle de Renaud Camus ou de Millet, il s’agit d’individus qui se positionnent et viennent après toutes les avant-gardes littéraires des années 1950 – lesquelles étaient nettement plus marquées à gauche. Les représentants du Nouveau Roman étaient plutôt favorables à l’indépendance algérienne. Ils n’avaient rien à voir avec le petit milieu d’extrême droite qui continuait à vivoter dans les années 1950 et 1960. Réciproquement, toutes les figures de l’extrême droite littéraire qui avaient survécu après la Libération étaient très hostiles à tout ce qui se faisait à l’avant-garde.

Cette nouvelle génération d’auteurs (qui intègre Houellebecq), se positionne par rapport à l’héritage littéraire de ces années 1950 et à l’héritage avant-gardiste. Elle se positionne par rapport au Nouveau Roman, mais pas par rapport à ce qu’ont fait Jacques Chardonne, Paul Morand. Houellebecq tenait de tels propos dans une interview il y a quelques années, disant que tous ces auteurs, à part Céline, étaient des seconds couteaux sans intérêt. Il mettait même à la poubelle des auteurs intéressants, d’un point de vue littéraire, comme Drieu.

Cette dernière séquence est marquée par son éclatement et la prise de position par rapport à des avant-gardes littéraires, qui avaient un rapport pratique très expérimental du style. J’ai essayé de voir de quelle manière ces auteurs réinvestissent leur propre rapport au style et leur propre pratique stylistique de sorte à la conformer avec leur positionnement politique qui est réactionnaire ou le devient.

Ce qui est intéressant, c’est de voir comment cette recombinaison se fait des années 1980 à aujourd’hui. Ce dont je ne parle pas tellement dans le livre qui est de plus en plus visible aujourd’hui, c’est la façon dont la droite littéraire se reconfigure. Je parle de la façon dont une droite intellectuelle, au sens large, s’est reconfigurée avec à nouveau des liens assez forts qui se sont tissés entre des figures du journalisme et des essayistes polémistes : on peut tracer des liens entre Éric Zemmour, Alain Finkielkraut, Élisabeth Lévy.

Ces liens se sont resserrés. Ils incluent maintenant des écrivains. Ce n’était pas forcément le cas de façon nette il y a quelques années. Un certain nombre d’éléments ont marqué les jalons de ce processus. Ainsi l’affaire où Richard Millet a fait un scandale – qui a été lancé par Annie Ernaux et Jean-Marie Gustave Le Clézio -, et qui a été soutenu en retour par un Finkielkraut. Il faut mentionner la popularisation de la notion de « grand remplacement » que Houellebecq reprend désormais à son compte. Il affirmait, dans sa récente interview avec Michel Onfray, que Renaud Camus lui semblait un bon écrivain. Ces figures littéraires, qui étaient isolées, sont dorénavant liées les unes aux autres. Une configuration nouvelle émerge.

On retrouve le style de Guy Debord – à la fois révolutionnaire, hautain et sentencieux, volontiers imagé, qui d’un point de vue rhétorique refuse d’argumenter, partant du principe que la situation politique est évidente et qu’il faut choisir son camp -, grand lecteur des moralistes classiques, dans une partie de l’extrême gauche libertaire

Il me semble que ce lien n’advient pas n’importe quand. L’activité d’écrivain de Renaud Camus est derrière lui. On peut dire à peu près la même chose pour Richard Millet qui produit essentiellement des pamphlets et dont les livres littéraires, ceux qui intéressent encore quelques universitaires, sont ceux qu’il a produits dans les années 1990, 2000 et pas les suivants. Ainsi aujourd’hui, il a surtout une activité de polémiste. Houellebecq est écrivain, mais a aujourd’hui une fonction d’idéologue. Les questions du style et de l’esthétique sont secondaires dans les prises de paroles qu’ils peuvent faire aujourd’hui dans les médias.

Vincent Berthelier © Clément Tissot pour LVSL

LVSL – Revenons à Céline. Lorsque vous écrivez qu’il s’agit d’un miroir déformant concernant la littérature réactionnaire – puisqu’on l’étudie à l’école au-delà du fait qu’il ait été réhabilité -, vous ajoutez que son style est reconnu comme unique par une série d’acteurs. Comment peut-on expliquer cette position si singulière ?

V.B. – Il y a deux raisons à cela. La première est que si l’on replace Céline dans l’histoire de la première moitié du 20ᵉ siècle, son entreprise ne sort pas de nulle part – et lui-même se reconnaît des prédécesseurs. Il cite les ouvrages de Paul Morand (1888-1976), Henri Barbusse (1873-1935), Charles-Ferdinand Ramuz, il se réfère à Émile Zola. Céline ne prétend pas venir seul, mais cela n’empêche pas le succès considérable et immédiat du Voyage au bout de la nuit.

Le dossier de réception de Voyage est conséquent. Il comprend de très grands noms, qui ont apprécié l’inventivité du style : Céline ne s’est pas contenté d’imiter les caractéristiques de la langue orale, mais a inventé un nombre considérable de néologismes, de variations sur de l’argot existant. Il n’a pas simplement repris l’argot qui existait, comme le faisaient les chansonniers de l’époque. Chez Céline, on trouve une créativité pour faire « plus oral » à l’écrit que l’oral lui-même.

Il marque donc une étape très importante dans cette entreprise d’oralisation de la prose française. Rétrospectivement, les autres auteurs ont été relativement effacés : la singularité de Céline n’est est que davantage ressortie.

Il y a une deuxième raison : à partir des années 1950, une campagne de réhabilitation s’est mise en place. Ce serait exagéré de dire qu’elle a été uniquement le fait de Roger Nimier. Avant cela, une pétition de soutien à Céline avait notamment été lancée par Maurice Lemaître. À cette époque, ce dernier appartenait au courant lettriste (un courant d’avant-garde de tendance libertaire).

Malgré tout il y a eu une entreprise délibérée, une tactique, menée entre autre par Roger Nimier et son entourage pour remettre Céline sur le devant de la scène. Celle-ci a été soutenue par des personnalités lesquels on peut compter des figures comme Michel Audiard. S’est également développé autour de Céline toute une mythologie. Ses lecteurs et soutiens ont contribué à créer cette figure d’intouchable, au point que cela est devenu compliqué de parler de l’antisémitisme de Céline, de ses activités de collaborateur. Toute cette dimension a été minimisée.

On a vu récemment ce que cela pouvait donner comme difficultés : pour les récents manuscrits qui ont été retrouvés, à peine étaient-ils sortis que les ayants-droits, qui sont en même temps les animateurs de ce fan-club célinien, ont tout de suite mis la main dessus et ont repris le monopole autour de la gestion du patrimoine célinien puisqu’il y avait une question de patrimoine et de plus une question d’accès à la veuve puisque c’était l’ancienne avocate de Céline qui décidait qui avait le droit d’aller rendre visite à Lucette. Ainsi, on trouve toute cette configuration autour de Céline qui a conduit à en faire une figure sacrée.

LVSL – Depuis le début de l’entretien et c’est également ce que vous expliquez dans l’introduction du livre : on fait face à un corpus qui est intégralement masculin. En mettant de côté les auteurs passés à la postérité ou canoniques, des autrices peuvent-elles porter cette étiquette réactionnaire ?

Gyp (Atelier Nadar)

V.B. – C’est un espace très masculin en effet. On trouve une romancière à succès qui répond au nom de Gyp, et qui écrivait des romans-feuilletons. Une autre romancière, T. Trilby, pseudonyme de Thérèse de Marnyhac (1875-1962) qui produisait plutôt des romans pour la jeunesse. Ces deux figures montrent que les femmes de ce microcosme ont tendance à occuper les positions symboliquement marginales. Symboliquement parce que c’étaient des autrices qui avaient éventuellement beaucoup plus de succès commercial, mais qui produisaient une littérature symboliquement moins valorisée.

Dans la rédaction d‘Action française, il y avait également une journaliste, Marthe Allard, qui écrivait sous le pseudonyme de Pampille. C’est un univers assez largement misogyne – sans oublier que le champ littéraire de l’époque en général est très misogyne lui-aussi. Ensuite, il y a des figures féminines qui peuvent évoluer autour de certains de ces auteurs, mais qui, elles-mêmes, ne sont pas forcément directement politisées. Robert Brasillach était un grand fan de Colette, il avait tout un tas de relations avec des figures du monde culturel de son époque qui n’étaient pas forcément réactionnaires même si lui-même ne cachait pas ses opinions et activités politiques. Il était ami notamment avec la compagnie Pitoëff, des comédiens plutôt à gauche, qui avaient accueilli assez favorablement le Front Populaire.

Il y a ces autrices, autour de Henry de Montherlant qui a entretenu des correspondances avec des femmes qui ont écrit des livres dont lui-même avait fait des comptes-rendus. Ces livres n’étaient pas spécialement politiques. Il entretenait des relations quelque peu perverses avec elles qui faisaient tout pour entretenir le lien, elles écrivaient des romans psychologiques ou des espèces de réflexions et maximes donc pas d’ouvrages spécialement politiques.

Enfin, une figure particulière mérite d’être mentionnée : Irène Némirovsky qu’on connaît aujourd’hui parce qu’elle a récemment reçu le prix Renaudot pour Suite française, roman qui a été re-découvert bien après sa mort. Morte en déportation, Némirovsky était une romancière à succès, assez reconnue dans les années trente. Elle publiait dans Gringoire, et on a souligné des éléments antisémites dans plusieurs de ses ouvrages alors qu’elle-même était juive…

LVSL – Est-ce qu’on pourrait faire une étude équivalente sur le rapport entre le style et les auteurs de gauche ?

V.B. – Sans partir du principe que l’on va aller à la recherche d’un « style de gauche », il serait néanmoins intéressant d’analyser la manière dont on a associé le style et la gauche. De nombreux autours de gauche ont un style reconnaissable. André Breton, réputé comme prosateur, a un style impeccablement classique, hérité entre autres de Bossuet, tout en tenant des propos politiquement transgressifs. On pourrait aussi considérer Paul Nizan, au style cynique, mordant, méchant.

Pour Louis Aragon, c’est encore plus net : tout le monde reconnaît sa grande aisance stylistique, sa capacité à passer d’une manière d’écrire à l’autre, à puiser dans la littérature la plus classique aussi bien que dans la phase surréaliste. Il faudrait évidemment parler du rapport des nouveaux romanciers à la politique, de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir.

Si l’on ne peut pas dire qu’il y a un style de gauche ou un style de droite, on trouve néanmoins des entreprises communes. C’est le cas pour le style célinien, c’est le cas autour des Hussards où se sont créées des communautés de pratique d’écriture. À gauche, il y aurait quelque chose à explorer du côté d’un style à la fois messianique, apocalyptique et en même temps très froid inspiré des moralistes français dont on trouverait des linéaments chez André Breton (1896-1966) dont le grand représentant est incontestablement Guy Debord (1931-1984).

Il a un style remarquable et était grand lecteur des moralistes classiques. Son style a inspiré des auteurs anarchisants, la sphère « appeliste », le Comité invisible, plus récemment le Manifeste conspirationniste. On trouve ce style à la fois révolutionnaire et en même temps hautain et sentencieux, volontiers imagé, qui d’un point de vue rhétorique refuse d’argumenter, partant du principe que la situation politique est évidente et qu’il faut choisir son camp. Ces traits stylistiques définissent une manière d’écrire très reconnaissable, dont on pourrait tracer une généalogie caractéristique d’une tendance de l’extrême gauche libertaire…

Aux origines du roman populiste

Un hôtel sur les rives du Canal Saint Martin, le phrasé d’Arletty, voilà ce que l’histoire a retenu du roman populiste. L’heure de la rentrée littéraire constitue une invitation à prêter attention à des prix à la renommée variable. Au sein de ces prix pléthoriques, le prix Eugène Dabit du roman populiste a su traverser le XXème siècle pour venir à nous. Cette année, neuf romans ont été retenus pour un lauréat. Fidèle à ses origines, ce prix au nom programmatique a perduré au cours du siècle, se faisant dès lors le reflet des évolutions et transformations politiques, sociales et littéraires.


Parmi les courants littéraires qui ont été en partie ou totalement oubliés, celui du “roman populiste” figure en bonne position. Les années 1930 ont été marquées par les œuvres de Louis-Ferdinand Céline, Louis Aragon, Pierre Drieu La Rochelle ou encore André Malraux. Les auteurs populistes sont loin d’avoir eu un impact similaire, au point que certains ont cessé d’être édités après leur mort. Ce courant ne manque pourtant pas d’intérêt, dans la manière dont il interroge l’histoire, repense le roman et conçoit son rapport à la politique. Les querelles qui scindaient le monde littéraire étaient en effet en grande partie une transposition de querelles politiques.

Se référer à la genèse de ce mouvement pose des questions fondamentales tant sur le plan littéraire que sur le plan politique. Le Trésor de la Langue Française définit le populisme comme un « courant pictural et cinématographique qui s’attache à dépeindre la vie des milieux populaires ». Si l’articulation entre les populismes littéraire et politique se pose spontanément, l’écrivain Léon Lemonnier, auteur d’un Manifeste du populisme, conçoit le « populisme » littéraire comme un néologisme plus que comme une appropriation littéraire d’un courant politique. Au populisme russe, conçu de manière très politique, s’oppose un populisme français qui se confine aux sphères littéraires et ne se pense pas comme une littérature engagée.

https://www.youtube.com/watch?v=6DKI0EP-RMA

Dans cette optique, Lemonnier explique qu’il a pour objectif de « peindre les petites gens, les gens médiocres qui sont la masse de la société et dont la vie, elle aussi, compte des drames ». Défini de la sorte, le projet ne semble pas inédit et se rapproche du naturalisme qui, dans la continuité du réalisme, entendait présenter la réalité en envisageant des déterminismes conditionnant les comportements des protagonistes, comme par exemple l’origine sociale ou géographique.

Les années 1920 ont cela de nouveau qu’elles sont une période de « débat sur la figuration démocratique » selon les mots de Marie-Anne Paveau. Les auteurs populistes s’opposent en effet au courant de la « littérature prolétarienne », puis aux auteurs d’obédience communiste. Contrairement aux auteurs de la mouvance prolétarienne, l’objectif des auteurs populistes n’est pas d’être, d’incarner le peuple mais de le donner à voir dans les romans. Aussi, c’est dans l’altérité que les auteurs populistes abordent le peuple : ils sont issus du monde universitaire, de la critique littéraire. C’est en réaction à cette perspective que l’école « prolétarienne » est fondée, en janvier 1932. Les écrivains « prolétariens » estiment que pour pouvoir se considérer membre de cette école, un romancier doit être issu d’une famille ouvrière ou paysanne.

Cependant, à cet effort de catégorisation rigoureux s’oppose une porosité des étiquettes ; l’exemple d’Eugène Dabit en témoigne. Ce romancier a d’abord été accepté au sein de l’école prolétarienne pour finalement rejoindre l’Association des Écrivains et des Artistes Révolutionnaires fondée en mars 1932, une association tacitement rattachée au PCF qui réunit des plumes telles que Louis Aragon, Paul Nizan, André Breton ou Charlotte Perriand. Il est cependant marqué du sceau du populisme, suite au « prix du roman populiste » qui lui a été décerné par les membres de cette école.

Le prix du roman populiste rebaptisé en 2012 « prix Eugène-Dabit du roman populiste » récompense en effet une œuvre romanesque qui met en avant le peuple pour l’ériger en personnage central, et qui a pour arrière-plan les milieux populaires. Il s’inspire directement du mouvement populiste russe qui a vu des étudiants abandonner leur parcours universitaire pour aller partager leurs savoirs avec des artisans et des paysans, et puise son origine dans le Manifeste publié dans L’Œuvre le 27 août 1929, écrit par Léon Lemonnier, et Populisme d’André Thérive. Les deux hommes définissent leur école comme un retour du roman « à la peinture de classe, à l’étude des problèmes sociaux ».

En ce sens, ils s’opposent à une littérature perçue comme bourgeoise qui peignait essentiellement les groupes les plus aisés de la société et qui se plaisait à décrire leurs élans psychologiques au détriment des interactions sociales et des existences plus difficiles. C’est un courant exigeant dans le sens où les prolétaires y étaient envisagés d’une manière qui confinait presque à l’ethnologie, sans se rattacher à la littérature engagée.

« Nous en avons assez des personnages chics et de la littérature snob ; nous voulons peindre le peuple. Mais avant tout, ce que nous prétendons faire, c’est étudier attentivement la réalité.

Nous nous opposons, en un certain sens, aux naturalistes. Leur langue est démodée et il convient de n’imiter ni les néologismes bizarres de certains d’entre eux, ni leur façon d’utiliser le vocabulaire et l’argot de tous les métiers. Nous ne voulons point non plus nous embarrasser de ces doctrines sociales qui tendent à déformer les œuvres littéraires.

Il reste deux choses. D’abord de la hardiesse dans le choix des sujets : ne pas fuir un certain cynisme sans apprêt et une certaine trivialité –j’ose le mot– de bon goût. Et, surtout, en finir avec les personnages du beau monde, les pécores qui n’ont d’autre occupation que se mettre du rouge, les oisifs qui cherchent à pratiquer des vices soi-disant élégants. Nous voulons aller aux petites gens, aux gens médiocres qui sont la masse de la société et dont la vie, elle aussi, compte des drames. Nous sommes donc quelques-uns bien décidés à nous grouper autour d’André Thérive, sous le nom de “romanciers populistes”.

Le mot, nous l’avons dit, doit être pris dans un sens large. Nous voulons peindre le peuple, mais nous avons surtout l’ambition d’étudier attentivement la réalité. Et nous sommes sûrs de prolonger ainsi la grande tradition du roman français, celle qui dédaigna toujours les acrobaties prétentieuses, pour faire simple et vrai. »

— Léon Lemonnier, L’Œuvre, août 1929.

Comme nous l’avons dit, c’est Eugène Dabit qui reçoit le premier prix du roman populiste avec son roman Hôtel du Nord en mai 1931. Si le prix s’inspire du manifeste de Thérive et Lemonnier, c’est l’écriture même de cet ouvrage qui a motivé la création du prix du roman populiste. Ce roman, qui consiste en une succession de personnages et d’anecdotes, est inspiré de l’expérience familiale de l’auteur, et calqué sur le rythme de son existence dans l’Hôtel du Nord dont ses parents étaient copropriétaires.

Hôtel du Nord de Marcel Carné

Eugène Dabit faisait partie du Groupe des écrivains prolétariens de langue française, un courant littéraire fondé par Henry Poulaille. Pour être considéré comme auteur prolétarien, un auteur devait être issu d’une famille ouvrière ou paysanne, avoir quitté le système scolaire précocement ou avoir fait des études grâce à une bourse et témoigner dans ses écrits des conditions d’existence de sa classe sociale. Cependant, les populistes ne sont pas à cette période les seuls auteurs à se servir du peuple comme principe de légitimation.

Le courant prolétarien se distingue du courant populiste par le Parti Communiste. Si les frontières entre ces mouvements sont poreuses et que les auteurs vont et viennent, les querelles théoriques et politiques n’en demeurent pas moins nombreuses et sont parfois très vives. Comme le souligne Xavier Vigna, le courant de Poulaille rebute notamment du fait de son projet initial, qui postule que les seuls auteurs issus du peuple sont à même d’en parler. À cet égard, Tristan Rémy écrit : « La vie du prolétariat racontée par des auteurs qui sortent de ses rangs, voilà la littérature prolétarienne ». Cette prise de position très dure écarte de facto un certain nombre d’ouvrages.

A contrario, le populisme prend le peuple comme sujet de fiction, s’inscrivant ainsi dans la veine du naturalisme et de Zola qui évoquait de son temps le monde ouvrier ou paysan. Cependant, certains auteurs prolétariens ont reçu et accepté le prix du roman populiste comme Tristan Rémy pour son roman Faubourg Saint-Antoine ou René Fallet.

Si le PCF soutient un temps la littérature prolétarienne, les consignes d’Union Soviétique amènent le parti à prendre ses distances. Il devient dès lors prioritaire que la littérature serve d’agit-prop pour son combat politique. Ainsi, Paul Nizan et Louis Aragon publient des attaques parfois violentes contre Poulaille et adhèrent finalement au réalisme soviétique. Il s’agit de représenter de manière figurative l’existence des classes populaires dans une optique d’éducation et de propagande. Pour le PCF, la priorité n’était pas l’appartenance sociale des auteurs mais l’adhésion au Parti, même si dans le même temps des concours de nouvelles étaient périodiquement organisés et des romans ouvriers publiés aux Editions Sociales Internationales.

Par-delà ces querelles, le roman populiste se donne pour perspective de construire, littérairement, un peuple. Dans son manifeste, Lemonnier multiplie les qualificatifs pour le désigner : les petits, les humbles… Il les oppose au « snobisme » de la littérature des années 1920, 1930 qui se complaît dans l’analyse psychologique de héros issus des couches supérieures de la société. À ce haut de la société qui sert de matériau privilégié au roman, s’oppose un bas de la société que les auteurs désirent mettre en avant. C’est un appel au peuple qui se dresse contre la littérature moderne. Dans les œuvres, cela se traduit par des références récurrentes au monde du travail: dans Hôtel du Nord, la caractérisation des personnages se fait en grande partie par le travail qu’ils occupent. La narration se veut moins psychologisante, et le narrateur prend la place d’un observateur discret.

Léon Lemonnier affirme néanmoins que ce n’est pas le peuple qui constitue son lectorat puisque pour qu’il en soit ainsi, il faudrait totalement le « rééduquer ». Aussi, le peuple est conçu comme un instrument de stratégie de reconquête du champ littéraire mais il n’y a pas pour autant de projet politique, éducateur qui accompagne ce courant. Leur démarche confine au littéraire et la construction d’un peuple est intrinsèque à l’espace romanesque, là où le PCF se sert de la littérature comme un instrument de prise de conscience.

Si la genèse du prix traduit les tensions qui parcouraient le genre du roman, le devenir du prix permet d’envisager le devenir du populisme littéraire. La remise du prix a connu des phases d’interruption : entre 1937 et 1939, 1946 et 1947 puis 1978 et 1983. La transformation du nom du prix en 2012 a été un moyen de se réintégrer dans une filiation qui place le peuple au centre de la création littéraire et également de se démarquer du dévoiement sémantique qui accole au « populisme » un signifiant négatif.

Olivier Adam

Tous les auteurs qui ont reçu ce prix ne jouissent pas de la même notoriété, y compris pour les lauréats les plus récents. Parmi eux, un certain nombre de journalistes et d’universitaires. Certains lauréats sont également militants au PCF, ce qui atteste de l’effacement de la querelle des années 1930, comme André Stil dont les œuvres ont été traduites en URSS. Certaines thématiques sont très présentes dans les œuvres primées ; parmi elles, le monde du travail, le monde rural. La critique sociale en constitue un enjeu majeur.

Aussi, s’il ne s’agit pas d’un prix qui se veut engagé, les romans qui l’obtiennent ont pour toile de fond ou pour objet une France en crise, souvent en marge. En ce sens, l’œuvre d’Olivier Adam trouve souvent place dans les banlieues pavillonnaires de région parisienne, lieu de la marginalité sociale, ferment d’une précarité professionnelle et familiale. Il s’est vu remettre le prix du roman populiste en 2007 pour À l’abri de rien qui met en scène la rencontre entre une mère de famille et des réfugiés kurdes. Cette femme se coupe progressivement de ses proches pour venir en aide à des hommes qui ont tout quitté pour un autre monde.

Le roman d’Olivier Adam peint ainsi une vision de la France contemporaine au moment où la crise des migrants commençait et fait se rencontrer deux groupes sociaux en crise avec pour toile de fond le Nord du territoire (les repères laissent supposer que l’histoire prend place à proximité de Lens). La focalisation interne fait de Marie la narratrice. Ce choix de focalisation est en soi populiste : le « je » est celui du peuple, d’une France populaire et périphérique qui se désespère, s’ennuie et qui voit son existence bouleversée. Cet exemple parmi les plus contemporains permet de comprendre que malgré des mutations qui correspondent aux mutations de la société française, le prix du roman populiste ne s’est que peu éloigné de ce qui constituait son fondement, à savoir faire parler le peuple grâce à la littérature.