« Nous voulons être l’outil juridique au service des mouvements écologistes » – Entretien avec Chloé Gerbier, juriste chez Notre Affaire A Tous

Chloé Gerbier, juriste chez Notre Affaire A Tous

Il y a maintenant deux ans, plusieurs associations, dont Notre Affaire à Tous, attaquaient l’État français en justice pour “inaction climatique”. Le 3 février dernier, dans une décision hautement symbolique, le tribunal administratif de Paris reconnaissait sa carence fautive et le préjudice qui en découle tout en se donnant deux mois supplémentaires afin de statuer sur une éventuelle injonction à le réparer. En actionnant le levier de la justice climatique, la partie civile espère renverser cette logique. Chloé Gerbier, juriste spécialisée en droit de l’environnement chez Notre Affaire à Tous, revient sur les enjeux de telles actions en matière juridique et en esquisse les perspectivesEntretien réalisé par Joseph Siraudeau.

LVSL  En décembre 2018, vous lanciez avec trois autres associations (Fondation pour la Nature et l’Homme, Greenpeace France et Oxfam France) un recours en justice : “l’Affaire du Siècle” visant à poursuivre l’Etat français pour inaction en matière climatique. En quoi consiste votre action et qu’est-ce que la “justice climatique” ?

Chloé Gerbier – Le terme “justice climatique” est né dans les années 1980 lors de discussions internationales à partir du moment où nous nous sommes rendus compte que nous avions une responsabilité différente dans le réchauffement climatique, mais également que ses impacts n’étaient pas proportionnés à cette responsabilité. Ainsi, des pays qui ont bénéficié d’une phase d’industrialisation rapide ont vu leur contribution au dérèglement climatique exploser, accentuant par la même occasion la vulnérabilité des pays n’ayant pas connu le même essor. C’est d’ailleurs à partir de ce constat qu’est né le concept de “dette écologique”. Il suppose que les pays ayant le plus participé à la déplétion des ressources ou aux émissions de gaz à effet de serre pour se développer ont contracté une forme de dette envers les autres pays. Les rapports de l’ONG OXFAM montrent en ce sens que ce sont les 1% les plus riches qui polluent le plus, établissant une causalité directe entre niveau de “développement” (disons plutôt de richesse) et la consumation de l’environnement.

La notion de “justice climatique” vise donc précisément à réduire ces injustices entre certains qui construisent leur richesse sur la destruction de l’environnement, et d’autres qui ne profitent pas d’un développement, mais subissent les conséquences directes de ces destructions. Elle permet une approche qui n’est pas entièrement physique et technique de l’environnement, par la sociologie, le droit et l’économie. L’idée est d’analyser et de comprendre les inégalités face au changement climatique et entre les générations en essayant de voir comment le dérèglement climatique touche différemment les populations. Notre action tend à agir pour cette justice climatique à travers l’outil du droit, touchant à la fois au droit public et privé. 

« Nous voulons être l’outil juridique au service des mouvements écologistes. »

LVSL – Quelle est la dimension symbolique derrière le fait de porter plainte contre son propre État ? Et que cela signifie-t-il concrètement ? 

C. G. – L’État s’est engagé à agir pour le climat devant ses citoyens. Il a fixé ses propres objectifs et ses propres lois visant à entériner cet engagement. Ce n’est pas quelque chose de conceptuel ou de flou puisque ces engagements ont été inscrits dans notre corpus juridique. Attaquer l’État en justice, c’est rappeler qu’il n’est pas au-dessus des lois. En effet en ignorant ses engagements, l’État confirme la crise démocratique qui entoure les problématiques environnementales, il s’agit donc de réparer celle-ci. 

Avec la crise écologique, nous avons dorénavant affaire à une population qui souffre du réchauffement climatique, ce que nous avons mis en avant dans un rapport qui s’intitule “Un climat d’inégalités”. Les engagements en matière climatique ne sont pas simplement moraux puisqu’ils impactent directement la population française qui est soumise à ces risques. L’idée d’attaquer son propre État en justice vise donc à obtenir de l’État qu’il procède aux engagements auxquels il s’est lui-même lié vis-à-vis des citoyens et plus encore des plus vulnérables, et par là même de réparer cette crise démocratique en matière d’environnement. 

LVSL  Considérez-vous, au regard de vos différents recours, que les cadres juridiques sont satisfaisants pour mettre en place une protection de l’environnement par le droit ?

C. G. – Aujourd’hui, les cadres, outils et obligations juridiques sont clairement insatisfaisants. On a de grands accords, ce qu’on appelle le “droit doré”, comme l’accord de Paris, qui est une forme de soft law. Mais lorsqu’on entre dans la matière et la complexité du droit, on se rend très vite compte que les outils particuliers sont très peu protecteurs. Par exemple, dans le cadre des projets imposés et polluants, certains sont soumis à des études d’impact et si l’un d’eux a énormément d’incidences sur l’environnement, ce n’est pas pour autant qu’il sera empêché. L’outil d’évaluation est là mais n’a aucun impact, son usage est insatisfaisant. Les outils sont encore trop peu contraignants et trop peu dissuasifs pour la matière pénale. En plus de cela, on assiste à un détricotage constant du droit de l’environnement. Des décrets arrivent de manière mensuelle et viennent grignoter les droits acquis en créant des procédures de dérogation ou en abaissant les nomenclatures afin de permettre à de plus en plus de projets imposés et polluants de voir le jour. 

Du point de vue de “l’Affaire du siècle”, ce recours repose sur le fait que le droit n’est pas assez contraignant pour que l’État ait à respecter les logiques auxquelles il s’était astreint à s’engager. On est dans une crise “démocratique” du droit parce qu’il n’est plus assez fort pour endiguer le politique au profit d’objectifs inscrits dans la loi pourtant insuffisants. On peut également le voir avec la Convention Citoyenne pour le Climat qui porte des mesures plébiscitées au vu des sondages, mais que l’on va considérer comme étant en désaccord avec d’autres intérêts d’ordre économique notamment, justifiant de les vider d’une grande partie de leur substance au profit d’un amoindrissement des mesures pourtant nécessaires et urgentes.

LVSL  Qu’est-ce que vous entendez par « crise démocratique du droit » ? 

C. G. – Plusieurs choses, qui recoupent une même réalité : la volonté citoyenne, la participation du public et les engagements politiques qui ne sont pas traduits en normes opposables. On a une déconnexion entre l’intérêt public tel que conçu par les citoyens (la Convention Citoyenne pour le Climat n’en est qu’un exemple), et la traduction juridique de cet intérêt public. Les intérêts économiques s’y retrouvent prépondérants, au détriment des préoccupations sociales ou environnementales. Je pense que c’est ce phénomène qu’on retrouve en filigrane des nombreuses mobilisations du quinquennat. 

LVSL  Qu’aimeriez-vous changer ?

C. G. – La souche commune de notre action réside dans la responsabilité légale et dans le fait que l’on parvienne par le droit à la conditionner au respect de l’environnement. Cette responsabilité, c’est celle des entreprises privées, de l’État, vis-à-vis des collectifs et citoyens, elle porte sur la sauvegarde des sols de leur territoire mais aussi face au maintien d’un environnement sain tel que garanti par la Constitution. 

C’est la responsabilité de poursuivre ce qu’on a annoncé et de réparer cette crise de la démocratie écologique pour parvenir à quelque chose de réellement contraignant.

LVSL  Dans le projet loi climat rendu public figurent deux grandes annonces des ministres de la Transition écologique et de la Justice : la création d’un délit général de pollution et de mise en danger de l’environnement. Pourquoi la reconnaissance du crime (désormais délit) d’écocide est-il clivant d’un point de vue juridique ?

C. G. – Le gouvernement a complètement balayé l’idée d’un crime d’écocide. On n’est plus du tout sur la définition de l’écocide comme un crime tel qu’on l’entend : “l’atteinte durable et grave au fonctionnement de l’écosystème”. Le napalm utilisé pendant la guerre du Vietnam en est un exemple classique. Ce qu’il faut savoir, c’est que le crime d’écocide demande à être reconnu sans intentionnalité. 

L’intentionnalité, pour les crimes en droit pénal, est un prérequis. C’est à dire que pour qu’une infraction soit qualifiée de crime, il faut en avoir conscience et vouloir le commettre. Dans le cas d’atteinte à l’environnement, il faudrait retirer cette intentionnalité pour qu’il ait une valeur et une application. Sinon, par exemple, il faudrait démontrer à chaque fois que Total a déversé des polluants dans l’air ou dans les cours d’eau en ayant pour intention de détruire un écosystème, ce qui est impossible. 

Pour certains juristes, cela remet en cause les fondements du droit pénal alors que, si l’on regarde bien, le problème principal est de reconnaître juridiquement quelque chose qui est fait tous les jours. On a conscience de dépasser les limites planétaires et ce que peut supporter notre environnement chaque jour, mais nombreux sont ceux qui ne veulent pas reconnaître ce fait. Les règles de droit pour les crimes ont un caractère exceptionnel : on outrepasse une règle dont on a conscience qu’il ne faut pas la dépasser et c’est cela que l’on souhaite punir. Si on ne reconnaît pas en avoir conscience, l’intentionnalité devient problématique. 

Mais sans cet élément on est sur une re-dite :  il existe déjà des règles de droit qui permettent de punir pénalement les atteintes à l’environnement sans véritablement parler d’écocide. 

En enlevant la question de l’intentionnalité, le fait de porter atteinte à l’équilibre de notre environnement et des communs pourrait du jour au lendemain être puni alors qu’hier on pouvait le faire avec une forme d’impunité. Politiquement et juridiquement parlant, avec un droit rigide et cristallisé autour d’intérêts économiques, cela pose problème. Cet ensemble résiste au fait d’accepter un crime d’écocide dont l’intentionnalité ne serait pas nécessaire. Les règles de droit actuelles sont faites pour se plier aux intérêts économiques au détriment de l’environnement. Nous essayons de contourner ce problème de structure qu’il est aujourd’hui très difficile mais essentiel de perturber.

LVSL  La Charte de l’environnement de 2004, venait inscrire dans la Constitution des droits et des principes relatifs à l’environnement et à sa préservation, tels que “le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé” (article 1er). Votre action, au-delà de son objectif immédiat qui est de mettre l’État devant le fait accompli, pourrait-elle initier un nouveau mouvement de constitutionnalisation de l’environnement en France ? 

C. G. – La Constitution est le garant de cet équilibre entre intérêt public et liberté économique, aujourd’hui le calibrage doit être remis en cause. L’intérêt public en France prend en compte l’intérêt économique de manière prépondérante. Par exemple, quand on conclut un marché public, le critère économique prime sur le critère environnemental. Quand on autorise un projet à détruire des espèces protégées, on peut l’autoriser pour un intérêt public majeur mais aussi sur la base de critères économiques. Ce qu’on essaye de redéfinir, c’est cet intérêt public. Aujourd’hui, il ne peut plus être économique mais doit être environnemental, social et, en dernier ressort, économique. Je pense que chaque avancée est bonne à prendre sur le sujet dans le sens où le droit est la charpente de nos sociétés. On l’a particulièrement ressenti pendant le confinement : on ne pouvait pas se balader sans un morceau de papier sous peine d’amende. En définitive, influer sur la Constitution, c’est essayer de changer le cœur de cet équilibre entre environnement et intérêt économique et donc essayer de faire balancer l’intérêt public majeur.

LVSL  Dans un article publié sur votre site internet, intitulé L’Affaire du Siècle : entre continuité et innovations juridiques, vous écriviez que “le juge est invité à accueillir l’idée qui consiste à lier les enjeux climatiques aux droits fondamentaux”. Cela laisse entrevoir des réalités plus ou moins développées en fonction des pays, telles que les droits de la nature et les droits humains. En quoi cette affirmation rejoint l’idée d’un droit planétaire ?

C. G. – Le droit planétaire est un concept étrange. Il existe un droit international qui s’appuie sur du soft law [droit mou, consistant en des règles de droit non codifiées]. Je pense que lorsqu’on parle de droit planétaire, c’est le fait d’avoir des droits fondamentaux qui tendent à être reconnus par une communauté mondiale, d’introduire l’environnement et le droit à un environnement sain parmi les droits fondamentaux, comme une base éthique attachée à la dignité humaine. Mais pas seulement. D’un côté, on a tout ce qui s’attache à l’Homme et de l’autre on a tout notre travail autour des droits de la Nature, qui est de reconnaître des droits attachés à des communs. Ces derniers permettent et déroulent tous les autres droits fondamentaux inscrits dans un droit international très étendu. On porte sur un pied d’égalité le droit à un environnement sain et les droits fondamentaux d’ores et déjà inscrits et reconnus. Les droits de la Nature ne sont pas des droits qui auraient simplement des valeurs mais qui devraient être inscrits comme valeurs absolues, car la protection des communs permet ensuite le développement de tous les autres droits. Il va falloir reconnaître très rapidement les liens d’interdépendance qui existent entre les deux. 

LVSL  La désobéissance civile répond à certains principes supérieurs (libertés, dignité humaine…) par la voie de l’illégalité. Quels principes moraux, invoqués cette fois-ci par voie légale, sous-tendent votre démarche ?

C. G. – Je pense qu’il y a un lien entre notre bataille et la désobéissance civile. Nous défendons des principes qui devraient être fondamentaux et inscrits dans le droit. J’en reviens encore à la Constitution et à la Charte de l’environnement. Le droit, c’est quelque chose de tangible, qu’on peut évaluer par des pics de pollution dans l’air et le dépassement de seuils par exemple. L’idée de droits fondamentaux, et non de principes supérieurs, parle beaucoup plus. Notre action est liée à la responsabilité partagée de l’État et de chacun des acteurs face à l’environnement. Par ailleurs, la différence réside surtout dans le fait qu’on utilise des outils qui ne sont pas les mêmes.

« La victoire serait de réparer notre démocratie autour du droit, qui viserait avant tout la protection des citoyens mais aussi du vivant. »

C. G. – Quand on fait de la désobéissance civile, on ne dit pas qu’on est là parce que la loi est une mauvaise loi. En réalité, peu importe cette loi-là, on porte des intérêts qui sont plus forts et qui méritent de commettre des actes illégaux pour être mis au premier plan. Aujourd’hui, l’État de droit dans lequel on vit n’est plus suffisant car ces intérêts n’y sont pas retranscrits. Ce que l’on essaie de porter par notre action juridique, c’est la révision de ce droit pour qu’il traduise ces fondamentaux-là.

LVSL  Vous spécifiez sur votre site que “tous les moyens d’action ont été utilisés” pour tenter de faire réagir les acteurs privés et publics. Pourtant, ces derniers sont demeurés sourds à ces appels du pied. La justice climatique s’inscrit-elle dans une démarche militante, dépassant les modes d’action infructueux ?

C. G. – L’État français trouve des parades et des éléments de communication qu’il devient de plus en plus difficile de démonter. Aujourd’hui, on demande aux citoyens de la Convention Citoyenne pour le Climat de trouver une manière de diminuer à hauteur de 40 % les gaz à effet de serre [par rapport aux niveaux de 1990] alors que l’Europe a adopté un objectif de baisse de 55 % et on se glorifie de cet objectif-là. En réalité, il faut faire plus. Je pense aussi que c’est dans cette radicalité que réside la dimension militante. Demander quelque chose de militant en droit, c’est-à-dire quelque chose avec un enjeu fort et de l’ambition, sous-tendu par la notion d’urgence, c’est quelque chose qui est déjà militant. Par militant, on entend le fait de sortir des clous. 

« Notre droit est à l’image de notre politique profondément libérale avec une protection des libertés individuelles et économiques très forte. Or, demander qu’on casse cet équilibre est déjà quelque chose de fondamentalement militant. »

LVSL  En quoi le combat contre le réchauffement climatique nécessite-t-il d’être porté à différentes échelles – juridique, militante, éducative – afin de remporter des victoires ?    

C. G. – Je pense que toutes les méthodes sont complémentaires, qu’elles permettent toutes d’avancer et d’ajouter une pression sur les demandes. Néanmoins, il est essentiel qu’on puisse les traduire en droit et ainsi leur donner du contenu. Il est primordial qu’on puisse, lorsqu’on s’oppose à l’artificialisation des sols par exemple, réglementer les obligations sur les centres commerciaux ou fixer un pourcentage d’artificialisation à ne pas dépasser dans les plans locaux d’urbanisme. Quand on rentre autant dans la technicité, il faut traduire les demandes en droit. L’inscription légale doit donner corps à ces droits fondamentaux qu’on essaye de reconnaître.

LVSL  Vous prônez en quelque sorte la mise en œuvre d’un droit radical, dans le sens où vous prenez le problème à sa racine tout en essayant d’y introduire une nouvelle graine… 

C. G. – Une décision du Conseil Constitutionnel qui date de la fin de l’année dernière met en balance la protection de l’environnement en tant que patrimoine commun de l’humanité, avec les intérêts économiques.

« Aujourd’hui, il faut comprendre qu’il s’agit effectivement d’abord de préserver l’environnement, sans quoi aucun droit économique ni liberté individuelle ne pourra être développé. »

Sans forcément planter une graine, on essaie par chacune de nos actions de faire en sorte que la balance penche en ce sens. Chaque amendement, chaque victoire juridique et chaque texte défendu participe à ce changement. Malheureusement, la course est longue pour arriver à ce qu’on puisse parler d’un droit environnemental ou d’un droit à la hauteur de la crise écologique. Il est essentiel de continuer à faire pression parce que nous n’avons pas aujourd’hui la possibilité politique de changer les choses.

Que faut-il faire pour l’Amazonie ?

Les feux de forêt en Amazonie du 15 au 22 août 2019 depuis le satellite MODIS, NASA

Michel Prieur est président du Centre international de droit comparé de l’environnement. Dans ce texte, il revient sur l’histoire du droit de l’Amazonie, et les leviers concrets qu’il permettrait potentiellement d’activer pour la protéger. Encore faudrait-il que les États redonnent ses lettres de noblesse au multilatéralisme, dont la crise est particulièrement visible avec cet écocide sans précédent.


L’actualité dramatique des incendies en Amazonie, volontaires ou non, couplée avec la politique du nouveau chef d’État brésilien qui consiste à ouvrir ce territoire à l’industrie agroalimentaire, remet l’Amazonie à la pointe des préoccupations environnementales. On ne doit pourtant pas oublier la réforme du code forestier brésilien par la présidente Dilma Rousseff en 2012 qui a modifié celui-ci et amnistié les défricheurs de la forêt amazonienne sans que la Haute cour de justice n’y voit en 2018 ni une régression, ni une violation de la Constitution.

L’Amazonie, considérée comme le poumon de la planète, est partagée entre neuf États[1] dont la France. Elle est en réalité déjà protégée par le droit de l’environnement national et international, à la condition toutefois que les instruments existants soient effectivement appliqués. Pour cela, il faut à la fois la volonté politique des États concernés et la pression continue des ONG utilisant à bon escient et en connaissance de cause les instruments juridiques à leur disposition.

L’Amazonie est d’abord protégée par les droits nationaux des pays concernés. La Cour suprême de Colombie vient à cet égard, dans une perspective environnementale, de donner en 2018 la personnalité juridique à l’Amazonie colombienne. Elle a convoqué 90 institutions de Colombie pour venir expliquer leur action devant elle en octobre 2019[2]. En Colombie, 80 % de l’Amazonie colombienne a le statut juridique de réserve indigène ou de parc naturel[3]. Le Brésil, sous la souveraineté duquel se situe la plus grande partie de l’Amazonie, a introduit dans sa Constitution de 1988 une protection constitutionnelle de l’Amazonie qualifiée de patrimoine national par l’article 225-4. L’Amazonie fait partie des biens communs préservés pour les générations présentes et futures. De plus, la Constitution prévoit que les aires protégées et territoires indigènes, qui représentent 48 % de l’Amazonie au Brésil, ne peuvent être modifiés ou supprimés que par la loi, ce qui interdit au président de prendre des décisions sans l’accord formel du parlement[4].

Le droit international doit aussi venir au secours de l’Amazonie sans qu’il soit nécessairement besoin d’inventer de nouveaux mécanismes. Les traités universels sur la diversité biologique de 1992, sur la lutte contre la désertification de 1994, sur les zones humides d’importance internationale de 1971 et sur l’interdiction du mercure de 2013 sont tous en vigueur et ont été ratifiés par le Brésil. De plus, la Convention de l’UNESCO de 1972 sur le patrimoine mondial s’impose également au Brésil. C’est ainsi que sont inscrits sur la liste du patrimoine mondial sept espaces naturels brésiliens, dont une partie de l’Amazonie centrale. En effet, depuis 2000, avec une extension en 2003, six millions d’hectares de la forêt amazonienne sont sous la protection de la Convention de l’UNESCO. Ceci implique un régime national de protection, des rapports et des inspections pouvant conduire au retrait de la liste internationale ou, en cas de dégradation du milieu, à l’inscription sur la liste des espaces en péril.

Au plan régional, il existe depuis 1978 un traité entre huit États riverains de l’Amazone : le Pacte amazonien, amendé en 1998, avec l’Organisation du traité de coopération amazonienne (OTCA)[5]. Cet instrument juridique en vigueur permet de mener des actions collectives de protection et de surveillance du patrimoine amazonien. À été adopté en 2010 un Agenda stratégique de coopération amazonienne mettant en place une coopération sud-sud pour la lutte contre le changement climatique, le développement durable, la conservation des ressources naturelles, en harmonie avec l’Accord de Paris sur le climat et les Objectifs du développement durable 2030. Lors de la XIIIe réunion des ministres des Affaires étrangères des États parties fut adoptée la déclaration de Tena le 1er décembre 2017. Elle constate l’importance mondiale des services écosystémiques de l’Amazonie ; elle réaffirme leur engagement pour réduire les effets du changement climatique ; elle reconnaît que les ressources hydriques du bassin amazonien sont un patrimoine universel partagé ; elle décide de renforcer la coopération contre les incendies de forêts transfrontaliers, enfin elle salue l’initiative colombienne Amazonie 2030 d’atteindre l’objectif déforestation zéro.

Au plan financier, de nombreuses ONG internationales interviennent pour aider les populations indigènes à se défendre en justice et pour financer des opérations de conservation de la biodiversité. Le G7 et l’Union européenne ont approuvé en 1991 un programme pilote pour la protection de la forêt tropicale brésilienne (PPG7) de 250 millions de dollars gérés par la Banque mondiale à partir de 1995. Le projet GEF Amazonie de 2011 à 2014 a attribué 52,2 millions de dollars à un programme de gestion environnementale du bassin amazonien.

Au plan bilatéral, dans la mesure où la France possède en Guyane une petite partie de la forêt amazonienne, les relations franco-brésiliennes permettent des actions conjointes, tel que l’accord signé par les présidents Chirac et Lula le 15 juillet 2005 relatif à la construction du pont sur l’Oyapock à la frontière franco-brésilienne. Ce pont a été inauguré en mars 2017. L’accord prévoit des rencontres régulières à travers la commission mixte transfrontalière qui pourrait être un lieu de négociations concernant le sort de la forêt partagée.

L’activation de tous ces outils devrait faciliter une action concertée entre les États afin de mieux préserver la ressource naturelle amazonienne.

Toutefois, certains considèrent que ces outils sont insuffisants et prônent une action beaucoup plus collective au nom de la solidarité internationale en matière d’environnement et au nom de la lutte contre les effets des changements climatiques. Sur le plan scientifique, un effort avait été tenté sans succès dès 1948 par l’UNESCO. En effet, avait alors été créé l’Institut international de l’Hyléa[6] amazonienne qui avait vocation à protéger l’Amazonie par la science « pour le bien de l’humanité ». Cet institut a été abandonné en 1950. Mais l’idée selon laquelle l’Amazonie serait un bien commun de l’humanité va continuer à susciter des convoitises contradictoires. Il s’agirait d’envisager de qualifier l’Amazonie de « patrimoine commun de l’humanité », ce qui impliquerait un accord mondial inenvisageable, d’autant plus que le qualificatif juridique de « patrimoine commun de l’humanité » n’a jusqu’alors été attribué qu’à des espaces ne relevant d’aucun État (les fonds marins, la lune, l’espace extra-atmosphérique). L’internationalisation de l’Amazonie paraît de plus, selon le pape François, comme uniquement au service « des intérêts économiques de corporations multinationales »[7].  Préparant un synode des évêques pour les 6-27 octobre 2019 sur les problématiques de l’Amazonie, un document préparatoire du 8 mai 2018 insiste sur la nécessité d’une écologie intégrale pour préserver les ressources naturelles et l’identité culturelle. Lors de son voyage à Madagascar le 7 septembre 2019, le pape François a évoqué la déforestation en Amazonie à propos de la déforestation à Madagascar et réclamé d’accorder « le droit à la distribution commune des biens de la terre aux générations actuelles, mais également futures ».

En conclusion, il faut d’abord soutenir les juristes brésiliens pour qu’ils utilisent les instruments juridiques nationaux qui sont particulièrement protecteurs de l’Amazonie. Selon le cacique Raoni Metuktire, il convient de créer d’autres réserves naturelles en Amazonie[8] même si déjà 48 % de l’Amazonie est protégée, entre territoires amérindiens et unités de conservation[9]. Pourquoi ne pas demander au Brésil de solliciter de l’UNESCO une extension de 12 % de sa surface forestière amazonienne au titre de la liste du patrimoine mondial pour qu’elle représente au total 60 % de forêts protégées, comme l’a fait le Bhoutan dans sa Constitution de 2008, proclamant que 60 % des forêts du pays sont éternelles et ne peuvent donc pas être défrichées ? La France pourrait prendre l’initiative, avec les autres États amazoniens, de demander pour chacun d’entre eux l’inscription de 60 % de leur forêt amazonienne sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Ainsi, 60 % de l’ensemble du bassin amazonien serait protégé.

Dans le même temps, la communauté internationale devrait se mobiliser pour un suivi plus efficace des territoires inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO et apporter un appui spécial aux États parties au Pacte amazonien[10]. Une coopération nord-sud devrait venir renforcer les actions entreprises par l’OCTA.

On doit regretter que la rencontre de Leticia du 6 septembre 2019, à l’initiative de la Colombie, avec la présence du ministre des Affaires étrangères du Brésil, n’ait pas associé tous les États amazoniens puisque n’avaient pas été invités, ou n’étaient pas présents, ni le Venezuela, ni la France, alors que l’Équateur, qui était présent, dispose de la même surface amazonienne que la France. On doit néanmoins constater l’esprit d’ouverture du « Pacte de Leticia »[11] qui réaffirme la nécessaire coopération entre les pays d’Amazonie, appelle la communauté internationale à coopérer pour la conservation et le développement durable de l’Amazonie, crée un réseau de coopération pour lutter contre les catastrophes naturelles et souhaite de pouvoir coopérer avec les autres États intéressés et les organisations internationales régionales et internationales.

Cet appel rend possible la solidarité internationale et écologique appliquée concrètement à l’Amazonie. Les neuf États concernés doivent rapidement renforcer leur coopération dans l’intérêt commun de l’humanité avec l’appui de l’ensemble de la communauté internationale, en particulier de l’Union européenne et des institutions spécialisées des Nations unies, en particulier la FAO et le Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE). L’ensemble de ces initiatives officielles ne pourra se développer que si les citoyens consommateurs des pays du nord réduisent leur consommation de viande et les achats de soja pour leur bétail. Parallèlement, les actions juridiques et sociales en faveur des peuples indigènes d’Amazonie[12] doivent s’amplifier en mettant en application les directives de la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies portant « Déclaration sur les droits des peuples autochtones » de 2007[13] adoptée par 144 voix, dont celle de la France, et en demandant la ratification de la Convention internationale n° 169 de l’Organisation Internationale du travail de 1989 relative aux peuples indigènes et tribaux, qui n’a été ratifiée que par 23 États. Trois États d’Amazonie ne l’ont pas encore ratifiée : Guyana, Surinam et la France. Curieusement, la France a pourtant signé cette Convention. La Commission nationale consultative des droits de l’homme, le 23 février 2017 (recommandation n° 7), a demandé que cette ratification ait enfin lieu.

Michel Prieur, président du Centre international de droit comparé de l’environnement.

 

[1] 63 % au Brésil, 10 % au Pérou, 7 % en Colombie, 6% en Bolivie, 6 % au Venezuela, 3 % en Guyana, 2 % au Surinam, 1,5 % en Équateur et 1,5 % en Guyane française.

[2] Anne Proenza, « A Leticia, six pays tentent de se coordonner », Libération,  7-8 septembre 2019, p.5.

[3] Anne Proenza, idem, p. 5

[4] Edison Ferreira de Carvalho, « La protección de los bosques a la luz del derecho ambiental internacional y la constitución brasileña : serán capaces de salvar la foresta Amazónica ? », Universidad federal de Para, Naece editora, 2018.

[5] www.otca-oficial.info

[6] Signifie en grec bois et forêt.

[7] Encyclique Laudato Si, 2015, p. 30, qui cite la 5° Conférence de l’épiscopat latino-américain et des Caraïbes à Aparecida le 29 juin 2007, n° 84 et 86.

[8] Interview de Raoni Metuktire, « La forêt est cruciale pour le climat planétaire », Libération, 7-8 septembre 2019, p. 3.

[9] François-Michel Le Tourneau, « Faire en sorte que l’Amazonie debout rapporte plus que le déboisement du territoire », Le monde, 3 septembre 2019, p. 27.

[10] La France, en tant qu’État souverain en Amazonie, devrait pouvoir adhérer au Traité de coopération amazonienne de 1978, ce qui nécessiterait au préalable un amendement à l’art.  27. de ce Traité, qui interdit à présent les adhésions.

[11] Carlos Holmes Trujillo, ministre des relations extérieures de Colombie, adresse un message d’unité et d’espérance à la région et au monde, in « Cumbre presidencial para reafirmar el compromiso con la Amazonia », El Tiempo, Bogota, 6 de septiembre de 2019.

[12]  Ils sont trois millions de personnes représentant 390 peuples distincts et 130 peuples indigènes en isolement volontaire.

[13] Résolution 61/295, A/RES/61/295.

3. La juriste : Valérie Cabanes | Les Armes de la Transition

Valérie Cabanes est juriste en droit international, spécialisée sur les droits de l’Homme. Elle fait partie des premières personnes à populariser le terme d’écocide ainsi que d’autres concepts relatifs au droit de l’environnement. « Quand le politique n’est plus à même de protéger la planète, il faut se tourner vers les juges » répète-t-elle souvent. Co-fondatrice de l’ONG Notre affaire à tous qui attaque l’État français en justice pour inaction climatique, Valérie Cabanes nous éclaire sur le rôle potentiel d’un juriste dans le cadre de la transition écologique.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier différents. Un tel projet est inédit, et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL : À quoi sert une juriste pour le climat ? Pourquoi avez-vous choisi cette voie-là plutôt qu’une autre pour apporter votre pierre à la transition écologique ?

Valérie Cabanes : Je crois que le droit est notre dernier rempart avant la violence. Face à la crise écologique, à la crise climatique à laquelle nous devons faire face, il est nécessaire aujourd’hui de requestionner véritablement les règles du vivre-ensemble. Ce que je trouve particulièrement intéressant dans certains concepts juridiques que j’ai pu découvrir dans le monde à travers d’autres cultures, c’est l’idée qu’on ne peut pas protéger les droits fondamentaux des humains si on ne replace pas cette humanité dans certaines règles, dans certaines lois biologiques. Des lois que l’on a transgressées très objectivement depuis le début de l’ère industrielle. Donc, il s’agit aujourd’hui, à travers le droit, de requestionner la place de l’Homme, et de réfléchir à de nouvelles règles qui nous permettent de vivre en harmonie avec le vivant.

LVSL : D’accord. Et donc, en quoi consiste votre activité ? Plus concrètement, pouvez-vous nous décrire, par exemple, une de vos journées types ? Quelle est votre méthodologie ?

VC : Ma journée va se construire par rapport aux sollicitations. Je suis, finalement, très peu proactive, dans le sens où je ne cherche pas à imposer des idées, mais je cherche à semer des graines et à leur permettre de s’épanouir.

Ma stratégie est multiple, je vais essayer de la résumer assez rapidement. J’ai lancé, en France, une initiative citoyenne européenne qui permet de saisir la Commission européenne et de proposer, en tant que citoyen, une directive européenne sur un nouveau concept. C’est un outil de démocratie directe et participative issu du Traité de Lisbonne. Pour cela, en 2013, nous avons proposé une directive européenne sur le crime d’écocide – l’écocide étant, je le rappelle, le fait de nuire gravement ou de détruire, des écosystèmes vitaux, et tous types de systèmes vivants qui nous permettent de maintenir la vie telle qu’on la connaît sur Terre depuis finalement 10 000 – 12 000 ans – l’ère de l’holocène.

La stratégie a été pour moi de démarrer sur l’idée qu’il fallait reconnaître la responsabilité pénale des dirigeants. Pas que des dirigeants étatiques, mais également des dirigeants économiques, des dirigeants bancaires, qui ne font pas assez, aujourd’hui, pour la transition écologique, et qui sont dans un régime d’impunité par rapport à leurs choix d’investissement et d’exploitation. Je pense par exemple à continuer d’investir massivement dans les énergies fossiles, quand on sait qu’il faut absolument aujourd’hui passer à autre chose.

Donc, j’ai popularisé ce terme d’écocide en France en 2013, mais avec l’idée d’amener de nouveaux concepts juridiques dans le débat public, à savoir l’idée qu’il fallait reconnaître comme des sujets de droit les générations futures. Parce qu’aujourd’hui, un enfant qui n’est pas né ne se voit pas protégé quand il naîtra.

Je donne un exemple très concret : un enfant qui naît aujourd’hui avec une malformation en lien avec l’usage de l’agent orange pendant la guerre du Viêt Nam ne peut pas réclamer justice. Et pour le climat, on le voit aujourd’hui, les jeunes se lèvent en disant « Protégez nos droits futurs ! » Ce concept était très intéressant, pour moi, à développer.

Le second concept sous-jacent dans le crime d’écocide, c’est le fait de reconnaître la nature comme sujet de droit. C’est-à-dire, de donner la possibilité à des écosystèmes d’être protégés pour leur valeur intrinsèque, pour le rôle qu’ils ont à jouer dans la communauté de vie, et donc de ne pas relier le droit – qu’il soit de l’environnement, ou le droit international, ou le droit international des droits de l’Homme – seulement aux intérêts de l’humanité. Parce que tout le droit occidental, qui s’est imposé au monde entier, est un droit qui s’est construit autour d’une valeur centrale : la dignité de l’Homme. Étant une juriste des droits de l’Homme, je ne vais pas le remettre en question. Mais on a complètement oublié que l’Homme était un élément de la Nature et qu’il ne pouvait pas survivre sans elle. Il fallait donc aussi construire des règles et des devoirs pour l’humanité, pour mieux protéger les écosystèmes.

Ma stratégie depuis 2013 est donc de populariser en même temps le crime d’écocide, les droits des générations futures et les droits de la Nature. Finalement, au quotidien, je réponds aux sollicitations, que ce soit à travers des conférences, à travers la demande de livres, de chapitres de livres collectifs – en ce moment, ce sont même des préfaces, qu’on me demande, d’interviews, d’articles plus ou moins académiques, plus ou moins à grand public, etc. J’essaie de toucher toute la société, du citoyen au politique, au-delà du monde du droit : les avocats, les magistrats, les barreaux etc. de manière à ce qu’il y ait une synergie qui se mette tout doucement en place. Et ça commence à prendre.

Mon quotidien va donc être d’écrire un article, de répondre à une interview en même temps, de courir cet après-midi à Bruxelles pour donner une conférence.

LVSL : Quel est votre but ?

VC : Mon but ultime, c’est véritablement une révolution de la conscience occidentale : si le droit reconnaît le statut de sujet à des éléments de la Nature, chaque citoyen sera reconnecté à cette réalité première qu’il est un simple élément de la Nature et qu’il a besoin des autres espèces pour vivre. C’est pour ça que j’ai écrit mes livres. C’est un double travail qui est d’amener à un changement institutionnel, mais qui ne pourra, de fait, se faire vraiment que quand chaque citoyen aura saisi – je dirais presque dans ses tripes, de façon émotionnelle – cette nécessité vitale qu’il a aujourd’hui de se reconnecter au vivant, de le respecter, et finalement d’adopter une attitude plus sobre, une attitude de partage. Il comprendra qu’au fond, sa survie en dépend.

Je vise un changement de conscience. Et le droit ne sera, finalement, que le reflet de notre changement de conscience, à un moment donné. Je n’ai pas pour objectif de sauver la planète, en disant : « Je vais obtenir la création d’une loi, et je serai celle qui… » Non. Je crois que, quand on s’engage de cette manière-là, en règle générale on finit extrêmement épuisé et déçu. Pour avoir travaillé dix-huit ans dans l’humanitaire, je sais à quel point vouloir sauver les autres est une démarche compliquée vis-à-vis de soi-même, et peut être épuisant, mais par contre, si je peux faire émerger cette prise de conscience en amenant ces nouveaux concepts dans le débat public, ce sera une réussite suffisante, pour moi.

C’est d’ailleurs pour cette raison que je travaille aujourd’hui sur un film sur les droits de la Nature, parce que l’image permet de créer cette émotion, qui nous manque aujourd’hui pour nous mettre en action.

LVSL: Vous avez commencé à évoquer quelques concepts que vous avez portés pendant votre carrière. Pourriez-vous nous donner trois certitudes que vous vous êtes forgées à travers votre activité ?

VC : La première des certitudes, c’est que l’une des solutions à la crise actuelle est véritablement de reconnecter les règles des hommes avec les lois biologiques. Je crois que si l’on n’est pas capable de faire ça, si on laisse notre vision occidentale hors-sol continuer à guider nos choix politiques et nos choix économiques, on court à la catastrophe.

La seconde, qui m’a été démontrée par les deux millions de soutiens au recours que l’on veut lancer contre l’État – la pétition l’Affaire du siècle, c’est que quand on atteint un certain pourcentage de la population, et des chercheurs ont estimé qu’il s’agit à peu près de 3,5 %, quand on arrive à populariser certains concepts, certaines prises de conscience au sein d’une petite proportion de la population, il y a un effet-levier extrêmement important qui va en général amener ce qu’on appelle « la première majorité à suivre ». Et ce que je trouve absolument fascinant en ce moment, c’est que l’on est, pour moi, à cette charnière. Et donc, il faut absolument tenir bon, il ne faut rien lâcher. Et je crois au pouvoir citoyen de faire véritablement changer la donne. Ce que j’espère, simplement, c’est d’arriver à le faire de la façon la moins violente possible.

La troisième certitude, c’est qu’on a besoin, aujourd’hui, de reconnaître nos liens d’interdépendance, avec le monde vivant, d’une part, mais aussi – et surtout – avec les autres humains. Ça nous oblige à un décentrage, c’est-à-dire à sortir d’une voie qui est en train d’être empruntée par certains peuples et certains dirigeants, qui est de croire qu’on s’en sortira en devenant de plus en plus protectionnistes, donc de plus en plus isolés sur la scène internationale. Je crois, au contraire, que le défi qui nous est proposé aujourd’hui, c’est de reconnaître qu’on est d’abord habitant de la Terre avant d’être citoyen d’un État. Donc qu’en s’ouvrant à l’autre, en reconnaissant nos liens d’interdépendance au niveau de l’humanité elle-même, en reconnaissant l’autre comme un voisin, comme un frère, alors on trouvera peut-être des solutions pour essayer de sauver un maximum de monde par rapport à la catastrophe qui s’annonce.

LVSL : Comment traduiriez-vous ces trois certitudes en politiques publiques, si par exemple un gouvernement arrivait au pouvoir avec une vraie volonté d’aller dans ce sens-là et vous le demandait ?

VC : La première des choses, c’est que l’État accepte de perdre, parfois, sa souveraineté nationale pour pouvoir défendre un intérêt général plus large. Ce qui veut dire accepter de suivre des règles universelles qui nous permettraient de résoudre collectivement la crise écologique, climatique et humanitaire. Je dis ça, moi en tant que juriste de droit international, parce qu’on croit que parce que l’ONU a été créée à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États sont d’accord pour respecter certaines règles universelles. Il faut comprendre qu’aujourd’hui, le principe de souveraineté nationale est une pierre angulaire du droit international, et bloque toutes les avancées courageuses qui consistent à se mettre d’accord sur des règles – parfois contraignantes – ensemble. L’Accord de Paris en est un exemple, il n’est pas véritablement contraignant, et un chef d’État peut en sortir sans craindre une justice internationale, même si les décisions qu’il prend vont avoir un impact sur l’humanité tout entière. Donc la première des choses que je dirais à un chef d’État, c’est qu’il montre l’exemple en disant : « Moi je suis prêt à baisser la garde à ce niveau-là ».

Deuxième étape : il faudrait travailler sur une constitution qui intègre les droits fondamentaux de l’humanité dans des droits plus larges qui sont les droits de la Nature à exister, à perdurer et à se régénérer. C’est le travail qu’on a mené l’année dernière, quand il y a eu un processus qui s’est mis en place pour lancer une réforme constitutionnelle en France. On a donc proposé de retravailler l’Article 1, en y intégrant l’idée que la République devait aussi être écologique et solidaire, qu’elle devait s’engager à lutter contre le changement climatique, à protéger la biodiversité, et qu’elle s’engageait à respecter les limites planétaires, c’est-à-dire à reconstruire toute l’activité du pays – économique, industrielle – de manière à ne pas dépasser ces fameux seuils, ces fameuses limites planétaires, qui mènent l’humanité vers un état planétaire qui devient dangereux pour tout le monde.

Au niveau de l’État lui-même, travailler sur la Constitution va forcément se décliner par l’adoption de nouvelles lois, ou d’amendements aux lois existantes. Je travaille très concrètement là-dessus aujourd’hui, puisqu’il m’a été demandé par des parlementaires, députés et sénateurs une proposition de loi sur le crime d’écocide par exemple. Et si l’on reconnaît le crime d’écocide dans le droit français, il va falloir intégrer, en tout cas selon la définition que j’en donne, cette notion de limite planétaire et donc dans chaque loi (loi sur biodiversité, la loi sur l’eau, etc.) d’intégrer ces limites planétaires comme des normes contraignantes.

Donc, quand vous me dites : « Si, dans un monde idéal, vous pouviez… », en fait, je suis déjà dedans ! C’est-à-dire que les parlementaires nous demandent de travailler sur des propositions de loi, même sur les droits de la Nature… Dans le cadre de la réforme constitutionnelle, il y a eu vingt amendements déposés en juin et juillet 2018 qui se raccrochaient à la notion de droit à la Nature ; des députés ont littéralement demandé à ce que des droits à la Nature soient intégrés à la Constitution, comme dans la Constitution équatorienne ou la loi adossée à la Constitution bolivienne. Donc, ce sont des concepts qui sont en train de véritablement faire leur chemin, de prendre racine au sein même de notre monde politique, et je sais que, dans le cadre des européennes, et c’était le cas aussi pendant la campagne présidentielle, plusieurs partis politiques sont en train de reconstruire leur programme avec une vision quasi d’écologie intégrale. Ces derniers expliquent en effet qu’aujourd’hui, on doit protéger les droits fondamentaux des humains par une protection beaucoup plus forte de la Nature. Et la meilleure des manières de prévenir les dégâts, c’est de donner le statut, en tout cas la personnalité juridique aux éléments de la Nature pour qu’ils puissent défendre son droit à exister, même en justice.

LVSL : Quelle devrait être, selon vous, la place de votre discipline – le droit – par rapport au moment de la décision politique ? Dans le cadre d’une transition, à quel niveau se situerait votre action ? Avez-vous déjà pensé à une structure qui permettrait d’avoir une incidence sur l’action de l’État ?

VC : Il est impératif que la justice et le gouvernement soient indépendants et, en France, ce n’est quand même pas vraiment le cas. Je ne suis pas sûre que tout le monde en soit conscient. On a quand même une justice qui est sous le chapeau du ministère de la Justice,  donc il y a un problème d’indépendance. Il doit donc y avoir une vraie distinction entre le législatif et le judiciaire. Le législatif appartenant au politique et le judiciaire appartenant au corps judiciaire indépendant.

Ce qui me semble être essentiel aujourd’hui, c’est d’une part que le droit s’appuie sur des faits scientifiques pour déterminer s’il y a un risque d’écocide, s’il y a un risque probable de catastrophe environnementale, et que de l’autre côté, les lois s’appuient elles aussi sur des données scientifiques pour établir les normes que l’on doit respecter.

D’où l’intérêt du concept des limites planétaires, qui est un concept purement scientifique de seuils chiffrés, mais qui nous permettrait de beaucoup mieux cadrer notre activité humaine pour mieux respecter l’écosystème terrestre. Donc, c’est cette interdisciplinarité entre la science et le législateur, le politique, la science et le judiciaire, qui nous permettrait de rééquilibrer les lois humaines avec les lois biologiques.

LVSL : Si un candidat à la présidentielle vous donnait carte blanche pour réaliser son programme en matière d’écologie, que pourriez-vous proposer, dans le cadre de votre spécialité, pour rendre ce programme à la fois populaire et réaliste ?

VC : Populaire et réaliste ? C’est un petit peu ce qui est en train de se jouer en ce moment, dans la rencontre qui se produit entre les défenseurs de la justice sociale, et les défenseurs de la justice climatique ou environnementale. On a déjà, au sein même des citoyens, cette volonté aujourd’hui de ne plus opposer la dignité humaine au respect de l’écologie. On le sent, même dans le mouvement des gilets jaunes ; des gilets jaunes qui intègrent les marches Climat, où il y a des gilets verts, en disant « On n’est plus dans cette logique de dire que c’est d’abord l’économie qui va nous permettre d’avoir du travail », et qui s’oppose aux contraintes que veut le mouvement écologiste pour pouvoir mieux respecter les limites de la planète.

Donc, je dirais qu’il n’y a pas forcément besoin de populariser, c’est en train de se mettre en œuvre. Par contre, il y a un besoin de soutenir cette volonté, cette rencontre entre différents objectifs, qui est de vivre dignement – par le travail, par l’activité économique – et en même temps d’être en capacité de protéger notre avenir commun. Et ce qui se profile, si je dois le rendre populaire dans un discours, c’est de dire qu’il y a un moment donné où le droit économique doit s’assujettir aux deux autres niveaux de droits, c’est-à-dire doit respecter les droits humains et les droits de la Nature. Donc, nous ne pouvons plus laisser dans cet état d’impunité les multinationales, par exemple, qui vont en même temps détruire l’environnement, et en même temps détruire les conditions sociales de multiples peuples dans le monde, dont le peuple français.

C’est pour ça que, stratégiquement, on ne peut pas avoir un programme français qui ne s’intéresse pas à ce qui se passe au niveau des normes internationales ; c’est-à-dire que l’État français doit absolument soutenir, de façon claire et ferme, les négociations en cours à l’ONU pour voter un traité contraignant, qui vise les multinationales, leur demandant de respecter les droits humains et le droit de l’environnement. C’est-à-dire, de faire en sorte que les multinationales, aujourd’hui, soient soumises aux mêmes obligations que les États, ce qu’elles ne sont pas puisqu’elles fonctionnent aujourd’hui dans un système parallèle, qui est dirigé par l’OMC et la Banque mondiale, avec des tribunaux d’arbitrage parallèles aux systèmes de justice internationale.

Donc, considérer que ces multinationales – qui sont parfois plus riches que des États – doivent être soumises à ces obligations-là. Elles doivent pouvoir répondre des violations qu’elles commettent. L’État français doit affirmer haut et clair son soutien à ce type de résolution, parce qu’il démontrera à ce moment-là qu’il n’est pas le bras droit des multinationales, mais qu’il est véritablement là pour protéger son peuple et son territoire des risques économiques et des risques environnementaux.

LVSL: Travaillez-vous, au quotidien, avec des spécialistes d’autres disciplines, et si oui, comment vos relations se passent-elles, concrètement ?

VC : Oui, j’essaie vraiment de travailler avec d’autres disciplines, mais après, ça dépend des milieux. Par exemple, je peux être dans un conseil scientifique qui regroupe des climatologues, des philosophes, des agronomes, des juristes… On a un travail de concertation par rapport aux propositions que l’on peut produire, et s’informer les uns les autres sur des sujets qu’on ne connaît pas bien.

Je suis par exemple dans le comité scientifique, au niveau de la Cité des Sciences et de l’Industrie à Paris, de la création d’une exposition permanente qui va ouvrir en 2020, sur « Prendre le vivant en modèle ». Et là, je vais travailler avec des personnes qui

travaillent sur le bio-mimétisme, avec des biologistes, des chimistes ; je suis probablement la seule juriste du groupe. C’est une richesse extraordinaire, et ce n’est pas forcément simple, parce que lorsqu’on est face à une personne qui est en science dite « dure », et qu’on lui parle tout d’un coup des droits de la Nature, on n’a pas une adhésion immédiate. C’est-à-dire « Je ne comprends pas comment on peut donner la personnalité juridique à un cycle bio-géochimique de l’azote et du phosphore… Mais alors, va-t-on la donner à des bactéries ? »

Il y a donc des échanges absolument passionnants, intellectuellement, et l’intérêt de travailler en transdisciplinarité. En ce qui me concerne personnellement, j’aime être autodidacte sur plein de sujets différents. Quand j’ai écrit « Un nouveau droit pour la Terre », j’ai dû être autodidacte, parce qu’aller analyser les rapports ou les recherches qui sont publiées dans « Nature », dans « Science », pour être sûre de ce que je raconte et d’être vraiment dans la prospective de ce qui peut se passer, et de le vulgariser de manière à ce que je le comprenne et que je puisse l’expliquer au grand public – ça demande forcément d’être transdisciplinaire.

On ne peut pas rester enfermé, et c’est d’ailleurs un des écueils du droit de l’environnement, et des personnes qui ont été formatées dans le droit de l’environnement, c’est qu’il y a peu de passerelles de faites, par exemple avec les biologistes. Je connais quelques juristes de l’environnement qui ont eu un cursus parallèle en biologie, par exemple, ou en écologie, ou en géologie, ou en géophysique de la Terre, mais ce n’est pas une démarche spontanée qui est proposée, et donc on est face à des gens qui sont spécialistes du droit, mais qui n’ont pas de connexion directe avec les écosystèmes, mais surtout qui ont une vue morcelée de la Nature.

Le droit occidental, européen, va protéger une forêt par le biais du label Natura 2000, protéger une espèce menacée, s’intéresser au loup, mais n’a jamais une vision écosystémique du monde, parce que le droit de l’environnement est à l’image de la manière dont l’Occidental se perçoit dans le monde. Il ne voit pas ces liens d’interdépendance, il ne voit pas l’écosystème terrestre dans lequel il devrait s’inscrire. Travailler avec d’autres branches scientifiques nous permet véritablement de prendre conscience de tous ces enjeux et de travailler de concert, c’est extrêmement important.

LVSL : Toute dernière question : Êtes-vous plutôt optimiste par rapport à la capacité de l’humanité à répondre au défi climatique, ou non ?

VC : Ma réponse sera double. Je pense qu’on n’échappera pas à une dégradation des conditions de la vie sur Terre, dans le sens où il est presque trop tard au niveau de l’emballement climatique,  pour des raisons liées au fait que les politiques n’ont pas pris la mesure de ce qui se passait, que les industriels ne s’en sont pas préoccupés… Et aussi parce que les rapports du GIEC ont toujours été des rapports de consensus qui, chaque fois qu’ils sont publiés, avouent que finalement ils n’avaient pas pris en considération certains paramètres qui rendent la situation encore plus grave qu’elle ne l’était. Donc, je pense qu’on va au-devant de terribles souffrances, pour des millions et des millions de personnes dans le monde. À fortiori pour les plus vulnérables, les plus pauvres, celles qui vivent dans les zones qui vont être affectées par la désertification ou la montée des océans.

En revanche, je sens qu’il y a une vraie prise de conscience de l’urgence. Jusqu’à présent, c’était conceptuel, mais pas ressenti comme une réalité possible, et les Européens sont en train d’en prendre conscience. Il faut effectivement passer par l’émotion pour entrer en action, même quand on est au courant. Les sciences cognitives nous l’expliquent très bien. Vous pouvez voir un problème, vous pouvez l’analyser, trouver les solutions, mais pour passer à l’action, il faut qu’il y ait une émotion. Donc, on est au stade de l’émotion.

Et je ne lâcherai pas ce que je fais, parce que pour moi, il ne s’agit pas de parler en millions ou en milliards de personnes. Il s’agit de regarder chaque être humain comme essentiel, et donc, chaque petit pas que l’on fera aujourd’hui, chaque prise de conscience, chaque petite loi qu’on arrivera à faire avancer, c’est une vie, plus une vie, plus une vie… qu’on sauvera. Il y aura à mon avis énormément de victimes d’ici la fin du siècle, mais tout ce qu’on fera aujourd’hui évitera de la souffrance à énormément de personnes aussi. C’est comme ça que je me place et je crois que c’est vraiment dans l’action qu’on arrive à garder, aussi, sa joie de vivre. Ce n’est pas une question d’optimisme.

Cette planète est magnifique, moi, je me réveille chaque matin émerveillée, et à partir de là, j’ai envie de protéger la vie telle que je la vois, telle que je l’ai connue enfant, telle que je la vois encore dans certains endroits du monde. Et j’ai envie, aujourd’hui, d’essayer de faire en sorte que les humains redeviennent plus solidaires et œuvrent ensemble à essayer de résoudre la plupart des problèmes que, malheureusement, on a créé collectivement.

Ce n’est pas optimiste, mais on n’a pas le droit, aujourd’hui, de dire que : « C’est foutu, profitons de ce qu’il nous reste ». Et on n’a pas le droit non plus de se dire : « Je me réfugie derrière mon jardin, je plante des carottes », parce que ça, en plus, c’est un leurre, c’est une utopie. Rentrer dans l’idée qu’on va s’en sortir en devenant juste, soi, tout seul, dans son coin, autonome sur le plan alimentaire, c’est une utopie. Ou alors, il faut que vous appreniez à manier des armes, parce que ceux qui n’auront pas appris à planter des carottes viendront piquer les carottes dans votre jardin, le jour où ce sera la catastrophe. Donc, il faut se reconnecter à l’universel, se reconnecter à la solidarité, au partage, et travailler collectivement à trouver les solutions, et pas de façon individualiste.

 

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