« Le géomimétisme consiste à avoir un impact global sur le climat en imitant la nature » – Entretien avec Pierre Gilbert

Pierre Gilbert © Le Vent Se Lève

Pierre Gilbert est le jeune auteur du livre « Géomimétisme : réguler le changement climatique grâce à la nature », préfacé par l’économiste et directeur de recherche au CNRS Gaël Giraud et publié aux éditions Les Petits Matins. Il est par ailleurs l’ancien responsable de la rubrique Écologie de Le Vent Se Lève. Nous avons donc souhaité l’interroger sur les méthodes naturelles de lutte contre le changement climatique. Nous évoquons également les conclusions politiques que Pierre Gilbert en tire, quant au le rôle de l’État, de la diplomatie, des technologies, etc. Plus que tout autre sujet, le climat impose d’adopter une approche holistique, sous peine d’oublier des enjeux sociaux ou encore géopolitiques fondamentaux. Entretien réalisé par César Bouvet.


LVSL – Qu’est-ce que le Géomimétisme ?

P. G. – Le géomimétisme désigne la partie du biomimétisme qui concerne le climat. Il s’agit d’un néologisme issu de la contraction entre la géo-ingénierie, c’est-à-dire l’idée d’avoir un impact global sur le climat grâce à la technique, et le bio-mimétisme qui vise à s’inspirer de la nature dans nos techniques. Donc le géomimétisme consiste à avoir un impact global sur le climat en imitant la nature.

C’était important d’avoir un terme pour qualifier cette idée, car dans le champ scientifique, on parle souvent de solutions basées sur la nature (nature based solution). Cependant, ce concept concerne beaucoup de domaines très différents : on peut se baser sur la nature pour inspirer des procédés industriels, des formules médicinales, même des modes d’organisation. Il n’y n’avait pas de terme spécifique en ce qui concerne le climat, c’est-à-dire pour désigner facilement les solutions naturelles pour absorber du CO2 atmosphérique par exemple. Ce flou sémantique nous a amené à voir se multiplier des cas qui parfois posent problème. Par exemple, on observe généralement que la reforestation à grande échelle, dans certains pays, se fait par des monocultures d’arbres. On plante une seule espèce – comme des eucalyptus, des pins douglas – sur des centaines d’hectares, car ces essences poussent vite. Derrière, on a généralement des entreprises qui vendent des « solutions compensation carbone » à d’autres entreprises qui veulent verdir leur bilan. Cette façon de reforester ne s’inspire pas de la nature. Il n’y a pas de monoculture dans la nature. Ces cultures assèchent donc les sols et perturbent l’équilibre forestier à tel point que les entreprises forestières utilisent des pesticides, herbicides (comme du glyphosate) et même des engrais. La biodiversité de la forêt n’est pas présente pour protéger les arbres et entretenir les cycles de nutriments.

À l’inverse, le géomimétisme appliqué à la reforestation consisterait à reproduire un écosystème forestier complexe en mélangeant des essences locales, capables par ailleurs de résister au réchauffement climatique des prochaines décennies, de sorte à recréer un écosystème durable dans lequel chaque élément de biodiversité puisse jouer son rôle dans le cycle du carbone.

Autre exemple, le géomimétisme est extrêmement pertinent pour ralentir le dégel du pergélisol. Quelques scientifiques ont proposé ainsi de s’appuyer sur la mégafaune à l’instar du chercheur russe Sergeï Zimov, qui propose de réintroduire de grands troupeaux d’animaux dans la toundra (grande plaine sibérienne gelée). Il a en effet remarqué qu’en absence d’animaux sur certaines zones, la neige venait s’accumuler sur le sol. Or, la neige est un isolant thermique qui va se positionner entre le sol et l’air qui lui est à -40°C. Le manteau neigeux va ainsi empêcher l’air glacial de refroidir en profondeur le sol. Le permafrost sera donc moins « fort » pour passer l’été. Lorsque l’on fait pâturer de grands troupeaux, les animaux vont gratter la neige pour trouver leurs aliments et par conséquent exposer le sol directement à l’air froid.

En augmentant le cheptel sibérien, on pourrait également imaginer des débouchés économiques nouveaux pour la Russie, via la vente de la viande. Dans un contexte d’urgence climatique, la Russie ne peut pas continuer à baser son économie sur les exports de gaz et autres hydrocarbures. Elle doit diversifier ses sources de devises à l’export. Pour l’Europe – même s’il faut globalement réduire sensiblement notre consommation de protéines carnées – c’est aussi une solution pour stopper les flux de viande en provenance de l’Amérique latine.

“J’insiste sur les perspectives géopolitiques à la fin de mes différents chapitres, car pour être à la fois réaliste et ambitieux – ce qu’il faut pour le climat – dans les pistes de politiques publiques qu’on propose, il faut faire « matcher » les cycles naturels et les cycles sociaux.”

J’insiste un peu sur ce genre de perspectives géopolitiques à la fin de mes différents chapitres, car pour être à la fois réaliste et ambitieux – ce qu’il faut pour le climat – dans les pistes de politiques publiques qu’on propose, il faut faire « matcher » les cycles naturels et les cycles sociaux. Le géomimétisme propose des façons de capturer du carbone atmosphérique de manière durable, donc capable de fournir durablement des services et des biens aux collectivités humaines – pourvu qu’elles sortent du consumérisme, évidemment.

LVSL – Est-ce que finalement la géo-ingénierie ne s’insère pas dans cette même optique : à travers la main de l’Homme, reproduire les réactions d’un cycle naturel ?

P. G. – Le géomimétisme est l’antithèse de la géo-ingénierie. Cette dernière cherche à déclencher des effets globaux sur le climat, en effet, mais sans s’intéresser à la pérennité des différents cycles naturels.

Quand on parle de climat, il faut s’intéresser à la notion de « cycle ». Dans la nature, il existe différents grands cycles. Il y a le cycle de l’eau, le cycle du carbone, mais aussi de l’azote, du phosphore et d’autres nutriments essentiels pour la biodiversité. Chaque élément de l’écosystème a un rôle essentiel dans ces cycles-là ! Du plus petit animal jusqu’à la plus grande plante. La géo-ingénierie ne s’intéresse pas à la biodiversité, et aux conséquences en chaîne qu’elle pourrait provoquer.

Il y a deux grands types de géo-ingénierie : celle qui consiste à renvoyer les rayons du soleil vers l’espace pour « refroidir la terre », et celle qui consiste à absorber massivement du CO2 grâce à des machines. Si l’on dévie des rayons du soleil – comme le font les très grandes éruptions volcaniques en envoyant des panaches de cendres dans la haute atmosphère, créant un effet miroir -, on perturbe tout. L’ensemble des vents, du cycle de l’eau, de croissance des plantes… dépend de l’énergie solaire qui arrive sur Terre. Le climat terrestre est une montre suisse, si on en retire un tout petit engrenage parce qu’on diminue l’apport d’énergie solaire à un endroit, c’est toute la machine que l’on peut gripper. C’est ainsi que la gigantesque éruption du volcan islandais Laki en 1783 empêche les rayons solaires de faire mûrir les cultures d’Europe de l’Ouest pendant 3 ans, ce qui entraîne des tensions sur la nourriture, aggravées par les « accapareurs » et la mauvaise gestion publique… Ce sont les conditions de la Révolution française de 1789 qui se mettent en place, comme l’explique l’historien Emmanuel Le Roy Ladurie. Bref, notre écosystème est un ensemble d’interactions environnementales et humaines infinies, beaucoup trop complexes à modéliser, donc à maintenir loin des petits apprentis sorciers de la géo-ingénierie !

Concernant ce qu’elle nous propose pour capturer du carbone, ce n’est pour l’instant pas très abouti… Actuellement, on nous propose des procédés de capture directe du CO2 dans l’air (DAC – Direct Air Capture), par l’intermédiaire de grands filtres énergivores, et de compresseurs pour envoyer du CO2 dans des couches géologiques profondes – en espérant qu’un mouvement sismique ne vienne pas y créer des fuites. On nous parle aussi de brûler de la matière organique pour en récupérer le CO2 (BECCS – Bio-energy with carbon capture and storage). Petit problème : Si on ne compte que sur le BECCS pour rester sur notre trajectoire de réduction d’émissions, il faudrait multiplier par deux les surfaces agricoles mondiales pour en extraire suffisamment de CO2. On est sur du « toutes choses égales par ailleurs», certes, mais on voit quand même que les ordres de grandeur discréditent complètement ce genre de pistes.

Pierre Gilbert © Le Vent Se Lève

LVSL  Pourquoi avez-vous eu envie d’écrire ce livre ?

P. G. – Outre le fait qu’il fallait un terme pour définir le biomimétisme au service du climat, on voit apparaître dans le débat public de plus en plus de controverses sur la géo-ingénierie, dont on vient de parler. Dans le dernier rapport spécial du GIEC remis aux décideurs, on observe que plus de 80% des scénarios proposés intègrent des solutions de capture du CO2 pour atteindre la neutralité carbone, notamment des technologies de captation. Cependant, le GIEC est incapable de dire quelle technologie et dans quelles proportions. C’est bien normal, puisque rien n’est vraiment sorti du stade expérimental en matière de géo-ingénierie. Alors pourquoi le GIEC fait-il cela ? Tout simplement, car sa mission est de compiler les articles scientifiques qui traitent du climat, dont ceux qui traitent de géo-ingénierie. Or, on observe qu’il y a justement de plus en plus d’articles qui traitent de la géo-ingénierie, et dont les auteurs sont étrangement peu nombreux. Or derrière ces quelques scientifiques (dont beaucoup sont rattachés à Harvard), on retrouve des acteurs pivots comme de grands pétroliers ou des gens comme Bill Gates. Si l’on remonte la piste de qui fait quoi en étant financé par qui – c’est l’objet d’une partie du premier chapitre – on finit étrangement par tomber sur des acteurs qui finançaient autrefois le lobby du climato-scepticisme, et à qui l’on doit l’impasse dans laquelle nous nous trouvons actuellement, a fortiori aux États-Unis. Les excellents travaux de Jean-Baptiste Fressoz et Christophe Bonneuil ( L’événement Anthropocène, éditions du Seuil, 2013) ou encore Nataniel Rich ( Perdre la Terre, éditions du Seuil, 2019) reviennent bien sur cet épisode dramatique des années 80-90.

Ce lobby de la géo-ingénierie est de plus en plus actif, notamment en France. Quand je m’en suis rendu compte, grâce à des amis qui m’ont fait remonter des informations en provenance de certains milieux (dont le monde parlementaire, notamment), j’ai voulu poser les bases d’une controverse sur la géo-ingénierie avant qu’elle prenne l’offensive. L’idée qui en a découlé est de proposer un contre modèle : le géomimétisme, qui s’inscrit entièrement dans les cycles naturels.

Le risque est clair : il n’est pas de voir des machines de géo-ingénierie apparaître – ce n’est pas près d’arriver – mais que les décideurs puissent imaginer qu’une solution technique miraculeuse les préserve de faire les efforts qu’il faut faire d’urgence. Le lobby climatosceptique nous a donné une bonne leçon là-dessus !

Quand les industriels commencent leur lobby anti-climat dans les années 1980, ils ont déjà des modélisations extrêmement précises du réchauffement climatique. A l’époque, la société et les dirigeants occidentaux étaient très conscients du problème environnemental, et très engagés ! Le président Carter a même fait installer des panneaux solaires sur la Maison Blanche (rapidement déboulonnés par l’administration Reagan). Le lobby ne va donc pas attaquer frontalement, en disant que le changement climatique n’existe pas, mais va premièrement chercher à disséminer du doute : est-ce que le climat se réchauffe aussi vite que ce que l’on croit ? Est-ce que l’Homme est totalement responsable de ce réchauffement ou est-ce que ce ne sont pas juste des cycles solaires ? etc. Et ils vont être surpris de leur succès, car les décideurs politiques vont de fait s’agripper à ce petit espoir pour se dédouaner de leurs responsabilités et continuer le business as usual. Voyant ce succès-là, le lobby du doute climatique décide d’enfoncer le clou et se transforme en lobby du climato-scepticisme. La suite nous la connaissons : l’administration Trump, la sortie de l’accord de Paris, etc. Le lobby a su alimenter la recherche très naturelle du déni chez les individus pour réduire leur dissonance cognitive. Le vrai risque est là : perdre du temps, créer du déni de l’urgence, car sentiment d’une solution technique.

LVSL  Pourquoi avez-vous choisi Gaël Giraud pour la préface ?

P. G. – Gaël Giraud est avant tout un économiste hétérodoxe que je trouve brillant, capable de porter une voix singulière dans ce contexte de crise économique inédite et de démontrer facilement comment la finance bloque la transition écologique. Il est également directeur de recherche au CNRS et travaille notamment avec l’institut de climatologie Pierre Simon-Laplace, qui alimente énormément les travaux du GIEC. Il travaille sur des modélisations économico-climatiques très poussées. C’est donc quelqu’un qui a une vision assez dynamique des enjeux et conséquences économiques (donc sociales) et des phénomènes climatiques. Ce qui recoupe évidemment le thème du géomimétisme. Le géomimétisme veut s’inscrire dans les cycles naturels, mais également humains et sociaux. C’est pour cette raison que le géomimétisme doit, lorsqu’il traite d’agriculture par exemple, subvenir aux besoins alimentaires d’une population. Lorsque je parle, dans mon dernier chapitre, du rôle climatique de la pompe océanique (des animaux marins !), on arrive à la conclusion qu’il faut repeupler les océans pour leur donner une capacité de capture de carbone, mais il faut aussi que les centaines de millions de personnes qui vivent de la mer puissent continuer à le faire de manière durable, les petits pêcheurs en premier lieu.

Ce que j’apprécie particulièrement chez Gaël Giraud également, c’est qu’il arrive constamment à articuler approche holistique et expertise pointue.

LVSL  Dans ce livre, vous parlez beaucoup d’un État stratège qui serait l’architecte du géomimétisme. Mais comment s’articulerait-il avec un géomimétisme à l’ancrage résolument local ?

P. G. – Si j’avais été allemand, j’aurais peut-être parlé de Länder stratèges, puisque ces grandes régions disposent de plus de compétences que l’État fédéral sur beaucoup de dossiers structurants. Si je parle autant d’État stratège, c’est parce que nous sommes en France et il se trouve que l’État, dans le cadre de la Vème République, dispose de beaucoup de leviers – ce qu’on peut très bien critiquer par ailleurs. Et des leviers essentiellement locaux ! Il ne faut pas opposer les échelles. L’État produit une norme, un cadre juridique que les collectivités territoriales adoptent. Elles conservent par ailleurs une marge de manœuvre importante avec les compétences dont elles disposent (quid de leur octroyer les dotations qui suivent, d’ailleurs !). L’ADEME estime qu’une commune standard peut diminuer de 15% ses émissions globales en jouant sur son fonctionnement direct (voiture de fonction, isolation du bâti public, etc.). Mais elle peut influencer jusqu’à 50% des émissions de son territoire de manière indirecte, par la façon dont elle motive ses administrés à changer de pratiques par ses choix d’aménagement par exemple. Il est possible qu’une collectivité territoriale décide de se lancer dans des chantiers de géomimétisme (remettre en eaux des anciennes zones humides, reforester, etc.), il y a même énormément à faire sur ce plan !

Seulement, quand on parle de climat, on parle d’urgence. On ne peut pas attendre que les élus locaux, partout en France, se conscientisent tranquillement, qui plus est dans un contexte de restrictions budgétaires (n’oublions pas que les dotations des collectivités ont été largement diminuées, à compétences égales voir étendues). Il faut selon moi que l’État impulse vigoureusement cette transition jusqu’au niveau local, tout en encourageant les initiatives écologiques impulsées par le local. Opposer les deux n’a pas de sens, il faut juste permettre au cadre institutionnel de produire des synergies et ne brider aucune bonne volonté.

“Il faut selon moi que l’État impulse vigoureusement cette transition jusqu’au niveau local, tout en encourageant les initiatives écologiques impulsées par le local. Opposer les deux n’a pas de sens, il faut juste permettre au cadre institutionnel de produire des synergies et ne brider aucune bonne volonté.”

L’État stratège en France peut aussi avoir une influence globale via sa diplomatie. Les accords bilatéraux peuvent être un formidable levier pour accélérer la lutte contre le changement climatique. En conditionnant nos accords commerciaux à des objectifs écologiques par exemple. La France a récemment vendu des Rafales à l’Indonésie en échange d’une augmentation des quotas d’huile de palme à importer. L’idée serait typiquement d’inverser la logique : conditionner les ventes à des objectifs climatiques – et pousser toute l’Europe à faire de même (l’UE étant le premier marché du monde…), sous peine de pratiquer la chaise vide. Un excellent exemple de ce que serait un gaullisme vert (rires) !  Il faudra évidement remettre la France au service du multilatéralisme – et des COP en premiers lieux.

Pierre Gilbert © Le Vent Se Lève

LVSL Vous avez parlé de pistes de politiques publiques dans ce livre et parfois de façon très précise comme lorsque vous parlez d’une taxe sur la viande industrielle pour financer la sécurité sociale. Quels sont les objectifs politiques de ce livre ?

P. G. – J’ai essayé de faire des propositions de politiques publiques ambitieuses et pragmatiques. Par conséquent, elles sortent du cadre budgétaire strictement court-termiste tel que l’appréhende les différents gouvernements néolibéraux. Lorsque l’on fait de l’agroforesterie, c’est extrêmement rentable à l’échelle macroéconomique. On utilise moins d’intrants, car les arbres enrichissent les sols et les haies abritent une biodiversité auxiliaire qui élimine les parasites. C’est également moins d’érosions des sols, donc moins de pollution des eaux. C’est donc des coûts moindres de traitement des eaux pour la collectivité, mais également une alimentation de meilleure qualité, donc des économies pour la sécurité sociale. On peut multiplier les exemples d’externalités positives… Le coût initial de la mise en place des arbres agricoles peut être élevé, le retour sur investissement sera très largement positif quelques années plus tard, à l’échelle macroéconomique du moins. C’est le cas de la plupart des pratiques géomimétiques, puisqu’elles renforcent par définition les « services » environnementaux rendus par les écosystèmes.

Le tout, est donc de faire en sorte que le macro et le micro convergent au sein des politiques publiques. C’est pourquoi il faut un État stratège capable d’émanciper les acteurs (les agriculteurs si l’on file l’exemple) du court-termisme, et faire ruisseler vers eux une partie de l’argent qu’ils font gagner à la société. L’idée serait alors de mettre en place des caisses de transition, qui rémunèrent les bonnes pratiques agroécologiques avec les pénalités des mauvaises, tout en fournissant des dispositifs d’accompagnement public proactifs. Cela présuppose d’évaluer finement le coût des externalités négatives agricoles, mais également de ne pas faire payer des publics captifs. Il faut toujours offrir une voie de sortie par le haut à l’ensemble des acteurs : si un agriculteur « conventionnel » exprime le désir d’amorcer une reconversion, ses pertes de revenus liées à la période de latence (il faut 3 ans pour passer un champ en bio) doivent être intégralement compensées directement et facilement par une caisse publique de transition.

LVSL Faut il rompre définitivement avec l’idée d’une technologie qui pourrait nous sauver ?

P. G. – Il n’y aura jamais une technologie – ni même une technique – unique pour sauver quoi que ce soit. Le besoin de résilience – face aux effets du changement climatique notamment – impose de pousser une véritable « biodiversité de solutions ».

La question n’est pas d’être pour ou contre la technologie. L’agroécologie par exemple nécessite un très haut niveau de connaissances techniques, donc des recherches agronomiques de pointes (qu’il faut d’ailleurs savoir articuler avec l’empirisme paysan). La transition écologique n’ira pas sans un effort accru de R&D. C’est d’ailleurs le rôle d’un État stratège que de réussir à coordonner la recherche publique, privée et citoyenne (pair-à-pair) pour accélérer les transitions. Nous avons besoin de progrès technologiques pour les énergies renouvelables, les systèmes de propulsions propres, etc. Cependant, progrès technologique ne doit pas forcément dire complexification technologique. Il faut à la fois faire du low-tech avec des technologies plus durables, mais également du high-tech pour optimiser au maximum notre consommation énergétique via les smart grids par exemple. Il ne faut pas être dogmatique sur la question de la technologie.

En ce qui concerne l’absorption du carbone, si la géo-ingénierie pose aujourd’hui plus de problèmes qu’elle n’en résout, les technologies de captation de CO2 en sortie de cheminée d’usine ou de pots d’échappement (là où le CO2 est très concentré) sont pertinentes et même fortement souhaitables. C’est du bon sens. Sauf que le bon sens, c’est un projet politique en soi. Par opposition à un projet politique fondé sur des dogmes, comme peut l’être le dogme libertarien ou néolibéral.


Dans cette vidéo, Pierre Gilbert revient notamment sur le contenu de l’ouvrage.

https://www.youtube.com/watch?v=lQ5b4px_LyE

Condamner l’écocide et reconnaître nos dépendances à la terre : l’héritage d’Aldo Léopold

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Le lac Folsom, en Californie, lors de la sécheresse de 2015. © Vince Mig

La proposition de la Convention Citoyenne pour le Climat de pénaliser le crime d’écocide dans le cadre des limites planétaires n’est pas une idée nouvelle. En 1949, Aldo Léopold affirmait déjà la nécessité de préserver l’intégrité du vivant et invitait à reconnaître la dépendance des humains à la terre. Il déplorait les conséquences d’une gestion de la nature selon des normes économiques, et posait ainsi les fondements de l’écologie politique. Rejeter la proposition des 150, c’est préférer une gestion comptable à une approche systémique de la nature, refuser de comprendre le vivant et ne pas se préparer aux crises en cours et à venir. 


Ce qu’ignorer le vivant fait aux humains

La crise du coronavirus a rappelé à ceux qui veulent bien le voir que l’humain n’est qu’un chaînon dans un système de liens biologiques composé d’autres animaux, plantes, champignons et bactéries. Modifier un écosystème sur une planète globalisée, par exemple en ayant détruit 81 millions d’hectares de forêts depuis 1990[1], c’est forcer le vivant qui le compose à disparaître ou à s’adapter. Nous ignorons sans peine la disparition de nombreux vivants sur terre, telle que 60% des populations d’animaux sauvages en quarante ans[2]. En revanche, nous n’avons pas pu ignorer les changements du vivant qui ont permis au virus d’être transmis d’animaux à humains.

Bien avant la conquête des humains par le récent coronavirus, des signaux forts nous rappelaient les liens qui nous unissent à la terre : des sécheresses, des inondations, des canicules, des tempêtes de plus en plus nombreuses et violentes, conséquences désastreuses du dérèglement climatique et de l’érosion de la biodiversité, sont autant de signaux clairs de notre vulnérabilité. Ce que la crise « révèle » n’était donc pas bien caché. Tout au plus elle montre notre incapacité à voir ou notre refus de considérer nos dépendances au reste du vivant. C’est cela qui nous rend vulnérables. Nous grandissons, apprenons et décidons dans un cadre de pensée qui n’accorde pas aux prédictions de telles crises, aussi précises qu’elles soient, suffisamment d’importance pour les anticiper correctement.

Un droit à continuer d’exister

Un mois après la sortie du confinement dans lequel nous a plongé cette dernière crise, les 150 citoyens de la Convention Citoyenne pour le Climat proposent de « pénaliser le crime d’écocide dans le cadre des neuf limites planétaires »[3] . Une semaine plus tard, la proposition est renvoyée au niveau international par le Président de la République. Si le mot écocide n’est apparu qu’au début des années 1970[4] et que les neuf limites planétaires n’ont été théorisées qu’en 2009[5], condamner la destruction de la nature et reconnaître la dépendance des humains au système terrestre relève d’une pensée plus ancienne. En 1949 déjà, dans l’Almanach d’un comté des sables[6], le naturaliste américain Aldo Leopold introduisait un droit des vivants à continuer d’exister et invitait à éprouver nos dépendances à la terre.

Selon lui, depuis que nous savons que l’espèce humaine « n’est qu’un compagnon voyageur des autres espèces dans l’odyssée de l’évolution », nous aurions dû acquérir « un désir de vivre et de laisser vivre ». Pénaliser l’écocide, c’est condamner ceux qui ne laissent pas vivre. Dans la lignée d’Aldo Léopold, les 150 proposent ainsi de reconnaître que le destin de la nature est intimement lié au notre, que cette dépendance nous rend vulnérable au dépassement des limites de la planète et qu’il est donc nécessaire de condamner la destruction du vivant. Pourtant, en 2020, le passage sans filtre de la proposition de pénaliser l’écocide n’aura toujours pas lieu.

Compter en vain

Dans le Wisconsin, dont l’Almanach d’un comté des sables raconte l’histoire, les humains de la fin du XIXème siècle asséchèrent les marais pour y installer des fermes, à grand renfort de canaux, digues et autres techniques agricoles. Les maigres récoltes et les incendies dus à l’assèchement des sols étaient autant de manifestations de la valeur des services rendus par la nature, parmi lesquels suffisamment d’humidité et de matière organique pour permettre l’agriculture. Ces réactions du sol qui se dégradait à l’assaut du développement agricole n’ont pourtant pas suffi à alerter. L’État est intervenu, introduisant de nouvelles techniques d’inondation artificielle, et les marais furent un peu réhumidifiés, suffisamment pour poursuivre le développement agricole, mais pas assez pour faire revenir les grues, grands oiseaux migrateurs. La machine était lancée.

C’est dans cette région, sur les rives du fleuve Mississipi, que le négociant agricole Cargill s’installa en 1875[7], probablement sous les protestations de grues clairvoyantes qui avaient entrevu l’avenir destructeur de cette entreprise. L’an dernier, l’ONG environnementale MightyEarth et le membre du Congrès américain Henry Waxman qualifiaient Cargill de pire entreprise du monde[8]. En cause la perpétuation de la déforestation, les violations de droits humains, l’exploitation illégale des ressources naturelles, la distribution de viande contaminée, la pollution de l’eau et de l’air : autant de pratiques que nos systèmes juridiques ne savent pas punir. Cargill n’est qu’un exemple de l’industrie agroalimentaire, qui elle-même n’est qu’un exemple de l’entreprise humaine de domination et dégradation de la nature pour les bénéfices économiques d’une minorité d’humains, infime partie du vivant.

Cargill n’est qu’un exemple de l’entreprise humaine de domination et dégradation de la nature pour les bénéfices économiques d’une minorité d’humains, infime partie du vivant.

Pourtant, que sont les marais sans leurs grues ? D’importants efforts ont été entrepris pour mesurer la valeur de la nature et ainsi reconnaître son rôle dans la survie humaine. Un calcul au prisme des services écosystémiques avait permis en 1997 d’estimer la valeur totale des biens et services fournis gratuitement par la nature – de l’eau potable, des aliments, des sources d’énergie, un air purifié, un climat (pour le moment) vivable, etc. – à 33 mille milliards de dollars, soit plus d’une fois et demi le PIB mondial de l’époque[9]. En 2011, le chiffre a été revu à la hausse et estimé à 125 mille milliards de dollars[10]. Pourtant, bien que ces chiffres vertigineux soient connus, ils n’ont produit aucun effet qui permettrait l’atténuation des crises climatiques et écologiques.

Éloge de l’inutile

Cela est en partie dû à notre méconnaissance du vivant : on estime aujourd’hui que seules 15 à 25% des espèces sont connues[11]. Mais nous connaissons encore plus mal les interactions et interdépendances entre ces espèces au sein des écosystèmes, car la biodiversité est plus qu’une somme de services. Dans un tout tel que la nature, les parties rentables, mesurables et calculables ne peuvent pas fonctionner sans les parties non rentables, ou dont nous ne connaissons pas la valeur commerciale. L’échec des approches comptables de la nature s’explique par le fait que compter n’est pas un instrument adéquat pour un objet tel que la nature : complexe et systémique.

Aldo Leopold rappelait déjà que le vivant est une communauté dont la valeur est bien supérieure à celle de la somme de ses membres. La comptabilité monétaire de la nature ignore qu’affecter un membre d’une communauté, c’est dégrader la communauté tout entière. Seule une petite partie du vivant a une valeur économique, soit parce que le reste nous est inconnu, soit parce qu’il nous est inutile. Dès lors, si dans nos modes de production et notre rapport à l’environnement, nous ne considérons que ce qui nous est économiquement utile, nous détruisons la part de la communauté avec laquelle elle constitue un tout. L’inutile est pourtant indispensable au vivant, il permet son intégrité, qui elle-même nous permet de vivre.

L’éthique de la terre selon Aldo Léopold

Pour éviter la disparition du vivant qu’il constate et prédit, Aldo Leopold invite à une éthique de la terre : un changement radical de perspective et de perception. Une éthique de la terre consiste à considérer comme mal le fait de détruire la terre, au même titre qu’il est moralement mal de tuer d’autres humains. Cette éthique est associée à une approbation sociale de ce qui contribue à la prospérité de la biodiversité : une personne qui aime, respecte et protège la nature est bien vue, elle a du succès, elle a réussi ; et à une désapprobation sociale de ce qui la détruit : il est ridicule de se déplacer seul dans une grosse voiture, insensé d’aller passer une semaine de vacances à l’autre bout du monde, saugrenu de posséder des gadgets électroniques.

Pratiquer une éthique de la terre, c’est associer des devoirs aux droits de jouissance de la nature que nous nous sommes octroyés et c’est ressentir une responsabilité sur les ressources que nous contrôlons. On ne peut utiliser l’eau d’une rivière, la fertilité du sol, ou les sources naturelles d’énergie, que dans la mesure où l’on assure la perpétuation de leur intégrité. Au droit d’usage de la ressource est associé un devoir de ne pas la dégrader. Enfin, une éthique de la terre, c’est se considérer, en tant qu’individu et en tant qu’espèce, comme membre de cette communauté des vivants à qui nous accordons donc du respect.

Une éthique de la terre, c’est se considérer, en tant qu’individu et en tant qu’espèce, comme membre de cette communauté des vivants.

Si certains pensent partager ces idées, nos sociétés occidentales sont encore très loin de faire des choix qui reflètent une telle vision du monde. Les rapports du GIEC et de l’IPBES[12], les alertes des scientifiques et les manifestations de la société civile n’ont pas suffi à changer les politiques. Même les plus engagés et attentifs des écologistes se surprennent à vivre en désaccord avec leurs principes, parce que nos quotidiens facilitent l’oubli des liens qui nous unissent à la terre et parce qu’aucune obligation ou responsabilité morale nous oblige à nous remémorer qu’elle est notre moyen de subsistance.

Notre ambition doit être à la hauteur de la complexité du vivant

Nous savons ce qui met en péril notre survie, nous savons quelles activités détruisent directement la nature et nous leur connaissons des alternatives viables. Toutefois, tant que nous ne considérerons pas comme injustes et inacceptables ces activités destructrices et comme souhaitables et progressistes ces alternatives, nous continuerons à dominer la nature et à courir à notre perte collective, en commençant par les plus vulnérables. Tant que nous ne reconnaitrons pas nos dépendances au reste du vivant et ne condamnerons pas l’atteinte à son intégrité, nous mettrons en danger nos moyens de subsistance.

Aujourd’hui, nous connaissons un peu mieux les enjeux écologiques et climatiques que lors de la publication de L’Almanach d’un comté des sables, mais notre approche de la nature reste comptable et n’est opérante qu’à la marge. C’est alors que des cadres de pensée et d’action tels que celui des limites planétaires deviennent indispensables à une compréhension de la terre à la hauteur de sa complexité : non pas comme une ressource, mais comme un système dont les humains font partie et dépendent.

Partager l’ambition des 150 permettrait de dépasser la vision dominante et restrictive de la nature, pour mieux se préparer aux conséquences du dépassement des limites planétaires. Légiférer c’est décider de ce qui est acceptable et de ce qui ne l’est pas. Criminaliser les destructions d’écosystèmes qui entraînent le dépassement des limites planétaires, c’est rendre légalement inacceptable et punissable ce que le bon sens nous enjoint de refuser. C’est un bout du chemin vers l’intégration d’une éthique de la terre à nos modes de pensée et de vie, dans lequel il est regrettable que la France ne s’engage pas.

[1] http://www.fao.org/forest-resources-assessment/2020

[2] https://www.wwf.fr/vous-informer/actualites/rapport-planete-vivante-2018

[3] https://propositions.conventioncitoyennepourleclimat.fr/pdf/ccc-rapport-final.pdf

[4] https://www.lafabriqueecologique.fr/vers-une-reconnaissance-de-lecocide/

[5] https://www.nature.com/articles/461472a

[6] https://www.babelio.com/livres/Leopold-Almanach-dun-comte-des-sables/109133

[7] https://www.cargill.fr/fr/histoire

[8] https://stories.mightyearth.org/cargill_la_pire_societe_du_Monde/

[9] https://www.nature.com/articles/387253a0

[10] https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0959378014000685

[11] https://ofb.gouv.fr/mieux-connaitre-les-especes-en-france

[12] La Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) et la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) sont les deux groupes d’experts chargés de fournir des évaluations de l’état de la connaissance scientifique et socio-économique sur les changements climatiques et l’évolution de la biodiversité respectivement.

« Le pouvoir des maires est bien plus grand qu’ils ne le pensent » Entretien avec Ulysse Blau

Ulysse Blau, jeune ingénieur en bioressources, a sillonné le département du Calvados à vélo pendant trois mois, à la rencontre de 64 maires de communes de toutes tailles. Son objectif : les interroger sur leur exercice en matière de démocratie locale et de transition écologique, sur leurs ressentis, leurs préoccupations et leurs aspirations. Il en a produit une synthèse et nous en parle ici. Retranscrit par Dany Meyniel. Réalisé par Cécile Marchand et Rebecca Wangler.


LVSL – Pourquoi avez-vous choisi le Calvados comme terrain d’étude ?

Ulysse Blau – J’ai choisi le Calvados pour sa grande diversité de communes : au bord de la mer, dans les terres, touristiques et d’autres pas du tout, des communes immenses comme Caen, des toutes petites comme Périgny (58 habitants). C’est cette diversité-là que je recherchais en allant dans le Calvados parce que cela me permettait de la voir dans un seul département et donc de minimiser les distances à parcourir, l’objectif n’étant pas de faire du vélo, mais plutôt de passer du temps avec les gens. Je pensais aussi que c’était un département qui était « plat », mais ça, c’était avant de partir.

LVSL – Votre expérience se concentre sur le regroupement des Intercommunalités et des petites communes rurales qui ont perdu des compétences à la suite de la loi NOTRe comme vous l’expliquez dans votre document. Selon vous, pourquoi ces petites communes restent-elles un échelon intéressant pour la transition écologique ?

U.B – Je n’ai pas choisi d’aller voir des petites communes : j’ai tiré au hasard 64 communes parmi les 536 que compte le Calvados et il se trouve que parmi toutes ces communes, une immense majorité sont toutes petites (en France, 90% des communes ont moins de 3000 habitants). D’ailleurs, j’ai même rajouté les communes de Caen, de Honfleur, et de Deauville parce que je souhaitais également avoir l’avis de métropoles et de stations balnéaires.

Pour répondre à la question de l’échelon intéressant, c’est effectivement la raison pour laquelle je suis allé voir toutes ces communes : lorsque l’on a peu d’habitants et beaucoup d’accès à la terre, il y a un potentiel de transition écologique. Ce terme est assez large, mais ce que j’entends par transition écologique, c’est la gestion des ressources, de l’eau, de l’énergie, de l’agriculture et l’implication des citoyens. Ainsi, quand on a une petite commune, on a plus facilement accès aux élus parce que le maire est un habitant comme les autres… Moi qui suis parisien, j’ai cette vision du maire de Paris comme d’une personne inaccessible : jamais je ne pourrai la voir pour lui poser des questions. A contrario, dans les communes où j’ai rencontré le maire, celui-ci vit avec les autres habitants, il boit la même eau que tout le monde, il respire le même air, il fait ses courses au même endroit, il met ses enfants dans la même école que tout le monde, il est un habitant comme les autres. Dans ces communes, il est possible d’aller le voir, lui parler, le questionner et d’aller même faire pression sur lui.

LVSL –En revanche, il peut aussi y avoir des freins à la transition dans ces mêmes territoires notamment à cause d’éléments dont vous parlez dans votre étude, comme le manque de moyens ou la perte de compétences des communes qui peuvent peut-être créer un mal-être chez les maires. Est-ce que cela peut les empêcher d’une certaine manière de mettre en œuvre la transition ?

U.B – Des freins, il y en a toujours partout, de tous types, que ce soit dans les grandes ou petites communes. Le manque de moyens est un frein et le fait que beaucoup de compétences soient transférées à l’Intercommunalité l’est aussi. Mais quand je suis allé interviewer ces maires, ces derniers m’expliquaient qu’effectivement, ils avaient de moins en moins de pouvoirs pour acter des projets et que de plus en plus de choses étaient impossibles.

En prenant un peu de recul, j’ai découvert que tout ce qui m’avait été listé comme étant impossible avait été réalisé au moins une fois par un maire. Les maires pensent impossibles des choses que d’autres maires ont réalisées et ça c’est un peu l’essence, l’élément hyper important de cette étude : les maires ont le pouvoir qu’ils se donnent. C’est en fonction des conditions de la situation, de leur sensibilité, de leur personnalité, de plein de choses, mais ce n’est pas lié au pouvoir du maire en tant que tel. Le pouvoir des maires est bien plus grand qu’ils ne pensent et qu’on ne le pense en tant qu’habitants.

LVSL – Est-ce que les maires que vous avez rencontrés sont vraiment conscients de l’ampleur du défi climatique, de l’urgence à laquelle nous faisons face et aussi de la radicalité des mesures qu’il faudrait mettre en place pour y remédier ? Qu’est-ce qui pourrait, selon vous, permettre d’améliorer leur compréhension de la crise écologique de manière générale ?

U.B. – La première chose que j’ai réalisée c’est que les maires que j’ai rencontrés sont des habitants et donc la question qu’il faudrait se poser est : Quelle est la sensibilité écologique des habitants, la sensibilité écologique des Français, au moins des Calvadosiens ? Concrètement, de ce que j’ai vu, elle est assez faible. Comme j’étais hébergé tous les soirs par des gens que je ne connaissais pas le matin même, que je rencontrais sur la route et qui me proposaient volontairement de m’accueillir chez eux, j’ai pu rencontrer une grande diversité de personnes que ce soit le fonctionnaire, l’ouvrier, l’agriculteur, le cadre, le PDG d’une boîte pharmaceutique, etc. J’ai pu parler avec eux tous, il n’y avait pas de questionnaire et nous discutions comme des amis. De fait, beaucoup de sujets ont été abordés, mais très peu étaient liés à la crise écologique, à l’urgence… Ils parlaient de leurs vies, de leur travail, de leurs problèmes, de leurs histoires, de leurs aventures, c’était fascinant et formidable. En relisant à la fin de mon périple toutes les notes que j’avais prises, je me suis rendu compte que la présence de l’urgence écologique était très peu pointée. Les gens m’ont parlé de ce qu’ils voulaient, de ce qui les préoccupait et ce sujet-là était très peu présent. Il est donc normal que j’aie également peu trouvé ce sujet chez les maires puisqu’ils sont des habitants comme les autres.

LVSL – À la fin de l’étude, vous parlez de la commune de « rêve », est-ce une question que vous avez posée directement aux maires et si oui, qu’ont-ils répondu ?

U.B. – C’était ma question préférée, la dernière et celle qui les a le plus surpris : à quoi ressemble la commune de vos rêves dans un monde où tout est possible ? Les questions précédentes étaient des questions très ancrées, très simples comme : « D’où vient l’eau qui sort du robinet ? », « D’où vient la nourriture ? », « Comment gérez-vous votre énergie ? », etc. Pour la première fois, je leur demandais de se projeter, d’avoir des visions… Mais les maires que j’ai rencontrés ne sont pas des maires visionnaires, ce sont des maires gestionnaires. Leur objectif est que tout se passe pour le mieux dans la commune, qu’il n’y ait pas de problème d’argent, que les bâtiments soient entretenus, que les gens soient heureux et donc, beaucoup ont été surpris par cette question. La réponse qu’ils ont donnée en majorité est que la première image qu’ils voient de la commune soit des gens dans les rues qui discutent, qui sympathisent, qui rient.

En fait, c’était tellement évident que je l’avais presque oublié : la priorité d’un maire est qu’il y ait des gens qui soient heureux et présents dans sa commune. C’était beau parce qu’on revenait à la base, ce que les maires veulent ce ne sont pas des choses folles, ce sont juste des habitants heureux. Le deuxième sujet le plus abordé par les maires lorsque je leur ai demandé cette vision de leur commune idéale était la présence du végétal : pour eux, il est très important qu’il y ait des plantes, des fleurs, des arbres, etc. Le troisième élément était la place de la voiture dans le bourg de la commune : plus de voitures, moins de voitures. Ainsi, c’étaient les trois sujets les plus importants. C’était fascinant parce que j’aurais imaginé qu’ils parlent plus de la présence de services, de commerces, etc. Ils en parlent aussi dans cette commune de rêve, ils y voient des bars, des pharmacies et des médecins, mais le premier souhait, c’était la présence de gens, des gens qui sourient et qui marchent dans la rue. Revenir autant aux fondamentaux, c’est une très belle image.

LVSL – En définitive, qu’il y ait des gens dans la rue qui puissent marcher, rire, parler, c’est un peu une vision qui correspond à celle d’une commune apaisée où les centres-villes seraient revitalisés avec des bars, des endroits où les gens peuvent se retrouver, avec potentiellement moins de place laissée à la voiture et plus de végétalisation. Est-ce que, pour vous, ces réponses à cette question-là peuvent signifier qu’une bonne partie des maires de petites communes, la plupart sans étiquette, sont un peu écologistes à leur insu et même s’ils ne se visualisent pas comme tels, la vision qu’ils ont de leur commune pourrait correspondre à une commune qui, in fine, est plus résiliente face à la crise écologique ?

U.B. – Par rapport à la place de la voiture, il n’était pas question de moins de voitures, mais de la voiture. C’est un élément important à préciser, parce que certains voulaient réfléchir à la place de la voiture sans la supprimer parce qu’elle est aujourd’hui très importante dans la vie de la commune. Est-ce que les maires de France sont des écolos qui s’ignorent ? Pour moi, l’écologie ne veut plus rien dire dans le sens où nous avons tellement utilisé et sur-utilisé ce mot qu’aujourd’hui, de fait, il est vidé de son sens. Le terme de « transition écologique » est en train d’en perdre beaucoup, c’est pour cela que je suis revenu à des questions très concrètes comme la gestion des ressources et l’implication des citoyens.

Je ne pense pas qu’ils soient écologistes. En fait, ils sont juste humanistes. Il se trouve qu’il y a beaucoup de choses en commun entre l’écologie et l’humanisme – en tout cas, c’est ma façon de voir – mais définir les maires comme écologistes, non, car ce qui leur importe, ce n’est pas que le climat ou que la planète aillent mieux, mais que les gens dans leurs communes soient heureux. Pour rendre les gens heureux, il y a des techniques qui sont intéressantes comme de les faire parler, de créer des espaces de discussion, d’avoir des commerces locaux, etc. Ce sont des choses qui peuvent être connectées à la réflexion écologiste, mais il y a plein de mouvements d’extrême droite qui donnent aussi à voir cette sensation-là de l’aspect très rural, des commerces pour nous.

LVSL – Dans moins de deux mois, en mars, vont avoir lieu les élections municipales, les maires qui seront élus devront assurer un mandat sur une période qui va être vraiment décisive en termes de transition écologique et sur la question du climat, est-ce cela va avoir un impact sur les élections en tant que telles ? Est-ce que l’écologie, la transition vont être des sujets importants et décisifs sur les élections ? Est-ce que les électeurs et les gens qui se présentent ont en tête cet enjeu ?

U.B. – Je suis biaisé parce que je le souhaite ardemment, mais oui, je pense que c’est un thème important, on en parle beaucoup. Ce que j’ai voulu faire en parlant de la transition écologique sous l’angle de la gestion des ressources et l’implication des citoyens, c’était de faire comprendre que la transition écologique est partout : quand on demande à un agriculteur de rester en vie et de produire des fruits et légumes pour la commune, quand on réfléchit à la production locale d’énergie ou qu’on réduit notre consommation, on participe sans le savoir à la transition écologique. Donc, les candidats parlent d’écologie, c’est une partie de leur programme, il y a le social, une écologie où on va faire du recyclage et des éléments que l’on attribue habituellement à l’écologie, etc. L’objectif de cette étude n’est pas qu’on aborde l’écologie, mais plutôt la gestion des ressources. L’important est que tous les habitants d’un village se posent les questions de comment sont gérées l’énergie, l’eau, la nourriture, ce que veulent les gens, les élus, ce qu’il est possible de mettre en place.

Si on cale cela sous le terme de transition écologique, d’écologie, d’humanisme, d’extrême droite, d’extrême gauche ou de ce que vous voulez, tant mieux ou tant pis, mais ce qui compte, c’est que les faits soient là et que l’on travaille sur des sujets concrets. Avec les maires, quand on abordait ces sujets-là en off, ils pensaient que l’écologie allait être un élément important de la campagne, je pense aussi que ça va l’être et les candidats vont devoir s’engager dans les communes où il y a au moins deux listes. Il y a des communes où il n’y a qu’une seule liste qui est même parfois difficile à monter parce qu’il y a un nombre de personnes obligatoires et qu’il faut trouver ces personnes qui vont s’investir et donner de leur temps pendant six ans gratuitement, les conseillers municipaux ne sont pas rémunérés et les maires sont juste défrayés.

L’objectif de cette étude est de participer au fait de mettre sur la table le sujet de la gestion des ressources et de l’implication des habitants de telle sorte qu’on ne puisse pas éviter ce sujet, que le candidat soit forcément obligé d’utiliser ce mot à un moment ou un autre dans sa campagne pour que ce soit un sujet inévitable.

LVSL – Quelle place ont, selon vous, les listes citoyennes dans les élections à venir ? Compte tenu de ce que vous avez vu, est-ce une pratique cantonnée aux grandes villes ?

U.B. – J’ai un problème avec la formule « listes citoyennes » parce qu’elle sous-entend que les autres ne le sont pas. « Listes participatives » c’est éventuellement plus approprié, mais je n’ai pas rencontré de listes participatives, car je n’ai parlé qu’aux maires et il semble normal qu’ils ne m’aient pas parlé de la liste d’opposition qui allait se présenter. De plus, ce n’était pas non plus le temps des élections quand je les ai rencontrés de mi-avril à mi-juillet 2019 et donc à ce moment-là, c’était encore calme. J’ai pu rencontrer des gens qui faisaient partie de listes, mais est-ce que c’étaient des listes participatives, des listes normales qui parlaient d’écologie ? Il est très difficile de qualifier une liste en tant que telle. L’association « La belle démocratie » travaille justement sur une sorte de label pour savoir si une liste est participative ou pas. Mais, en réalité, les listes sont constituées d’habitants qui se rassemblent. Bien sûr, dans chaque commune, il y a plein de listes, et il est difficile de savoir si elles sont participatives ou pas. De l’image mentale que je m’en fais, a priori, j’aurais envie de dire que c’est quelque chose de cantonné aux grandes villes, les petites communes n’ayant le plus souvent qu’une liste ou deux.

La protection de la vie comme principe de l’action politique

© WHO

Dans son discours du 5 mai lors d’une visite dans une école, le chef de l’État Emmanuel Macron déclarait : « Cette période qui s’ouvre le 11 mai, c’est notre responsabilité collective », embrayant le pas aux discours du gouvernement sur la responsabilité « civique », « citoyenne » ou encore « personnelle ». Depuis l’annonce du plan de déconfinement face aux parlementaires fleurissent ainsi les discours qui entendent installer un mouvement de transfert de responsabilité, d’abord du plus haut niveau de l’État vers les collectivités, et en dernière instance ensuite vers les citoyens. L’usage intempestif de l’expression de responsabilité collective impose un examen de ce concept, afin de prendre la mesure de l’arbitraire politique qu’il sous-tend – et ouvrir la voie à une nouvelle éthique de responsabilité fondée sur la préservation de la vie sous toutes ses formes. Par François Méresse.


La responsabilité collective, nouveau mirage politique

La responsabilité peut être désignée de façon juridique ou éthique. Lorsque le politique fait appel à la responsabilité collective, c’est un impératif moral qu’il entend installer, encadré par des mesures juridiques de nature coercitive. À circonstances sanitaires exceptionnelles, devoir de responsabilité exceptionnel, laisse penser le gouvernement.

Cet impératif moral nouveau, savamment distillé dans le discours par la voix des politiques, se heurte pourtant au principe même de l’action politique de réponse à la crise sanitaire. La décision du déconfinement est un acte éminemment politique venu du plus haut sommet de l’État sans le consensus ni du conseil scientifique, ni des parlementaires dans leur ensemble, et moins encore d’une population qui s’inquiète notamment largement de la réouverture des écoles.

Poser la question de la responsabilité collective dans la gestion du déconfinement le 11 mai se heurte alors à la logique causale. L’imputation de la responsabilité collective aux membres individuels de la société devient impossible à cause de la rupture d’opinion entre ces deux instances. Nul citoyen ne peut se sentir investi de la responsabilité d’une décision qu’il désapprouve. Ce n’est que par un nouveau tour de force discursif que le politique entend jouer de sa domination pour introduire la fiction psychosociale que la responsabilité pèse sur chacun. Il est alors déterminant de révéler l’arbitraire de ce principe de domination.

La conviction au détriment de la responsabilité

La distinction wébérienne entre éthique de responsabilité et éthique de conviction se révèle aujourd’hui encore efficace afin d’illustrer le mode d’action choisi par le pouvoir politique. La gestion de la crise du Covid-19 et la décision de déconfiner illustre une action politique guidée essentiellement par la conviction presque intime du chef de l’État, de la nécessité de relancer l’activité économique, au détriment des recommandations scientifiques et résistances de l’opinion.

Dans la conception wébérienne le propre de l’action du politique, et du militaire, est pourtant d’agir selon une éthique de responsabilité qui s’inquiète des conséquences concrètes de l’action sur les autres. Une des composantes essentielles de l’éthique de la responsabilité du politique se révèle être la capacité de prédiction quant aux effets des actions entreprises et des moyens utilisés. Agir par conviction comme tend à le faire le gouvernement face à la crise actuelle nie pleinement ce travail de prédiction des effets à long terme, reportant alors la responsabilité d’une éventuelle nouvelle vague de contamination sur les comportements individuels des citoyens.

En se dé-responsabilisant du temps long, le politique s’illustre une fois de plus par une vision court-termiste de son action, répondant ainsi à l’urgence d’un système économique menacé par l’indispensable ralentissement de nos vies confinées.

Réduire les stocks de masques, réduire les budgets des hôpitaux, tarder à confiner, se hâter à déconfiner… les politiques néolibérales menées depuis des années ont abandonné la protection de la vie et du futur afin de répondre en priorité aux enjeux du marché. Cette régression du bien-être au profit des dogmes néolibéraux est le produit de l’irresponsabilité politique d’une classe dirigeante mondiale qui a perdu sa légitimité dans son incapacité à protéger.

Déconfinement, la dernière irresponsabilité politique ?

Depuis deux mois de confinement, la situation nationale, européenne et internationale nous a permis d’en savoir plus sur l’épidémie, sa mortalité, sa circulation et surtout sur l’absence de traitement qui nous conduit à nous habituer à cohabiter avec le virus mortifère. La décision politique d’entrer dans une phase de déconfinement nie alors pleinement le principe plus radical de responsabilité qui veut que l’on renonce à une action dès lors qu’elle met en péril le présent ou le futur.

Ce déni de responsabilité du politique – ou d’irresponsabilité politique – fait ainsi passer l’impératif économique de reprise d’activité avant la recommandation sanitaire poussant alors les citoyens à s’indigner des multiples actes de malgouvernance du politique. Pourtant, comme souvent dans la gestion des crises sanitaires la pénalisation du système politique restera marginale, puisqu’aucune instance actuelle, qu’elle soit politique ou citoyenne, n’a le pouvoir de venir sanctionner cette irresponsabilité politique.

En effet, lors du scandale du sang contaminé, cité comme témoin par Georgina Dufoix, Paul Ricoeur déclarait déjà : « (…) il y a carence des instances politiques – et notamment du Parlement – devant lesquelles les politiques devraient être amenés à rendre compte des faits de mal-gouvernance. Nous avons choisi (…) les décisions discrétionnaires, le double emploi, le cumul, les chasses gardées, les féodalités… C’est dans la culture politique de ce pays de n’avoir pas de débats contradictoires. D’où le silence des années 84-85, d’où le scandale au lieu du débat, d’où la pénalisation faute d’un traitement politique ».

Il est alors indispensable de définir une chaîne de responsabilité au moment des prises de décisions phares dans la gestion de la crise, et de ne pas céder aux discours d’appel à la responsabilité individuelle, se rappelant que la mission première de l’État et donc de la classe politique qui entend l’incarner est de protéger ses citoyens. Si aucune instance ne permet aujourd’hui de juger des actes de malgouvernance, chaque citoyen détient pourtant une capacité certaine à un procès moral du politique par l’ensemble de la société. L’indignation collective peut ainsi devenir le terreau favorable à l’avènement d’une nouvelle éthique de la responsabilité qui place la mesure du risque pour la vie au coeur de l’action politique.

Pour une nouvelle éthique de la responsabilité

Il y a plus de 40 ans déjà, Hans Jonas interrogeait, dans Le Principe de Responsabilité[1], de l’évolution de notre société face au développement technologique qui place les hommes « en danger permanent d’auto-destruction collective ». Plus que jamais « Le Prométhée définitivement déchaîné », selon la formule consacrée de Jonas, met aujourd’hui en danger l’avenir de l’homme et de la planète, et le Covid-19 n’est qu’un aperçu du danger auquel le système néolibéral ultra productiviste expose nos sociétés. Face à cette crise sanitaire, mais plus largement aux multiples catastrophes écologiques dont 2020 a été une funeste illustration, le politique ne peut plus faire l’impasse sur la délibération éthique dans l’exposition au risque.

Il faut sortir de l’immédiateté des mesures de politiques publiques pour mesurer les effets à long termes de toutes les décisions sur la préservation de la vie. Le moment est d’autant plus opportun que, plus que jamais, tous les pays, leurs gouvernements et leur population sont exposés au virus et à ses effets. Chacun dans le monde se trouve pleinement concerné par ce scénario de disparition de la vie que la confrontation au réel force à ne plus ignorer.

Il faudra vivre avec le virus répète-t-on actuellement. Plus globalement, nous vivons déjà avec le risque inhérent à nos modèles de production et de consommation qui exposent l’environnement en permanence. Plus que jamais le concept de Jonas d’”heuristique de la peur” doit être un recours pour repenser la gouvernance politique et mettre en place une véritable éthique de responsabilité partagée. Cette heuristique de la peur parvient à mobiliser les hommes en les confrontant à la menace de sa disparition. Nous ne prendrons jamais autant conscience de ce qui doit être au coeur de notre volonté politique qu’en l’état actuel des choses.

La peur qui habite chacune et chacun face à la crise ne doit pas être comprise comme une faiblesse et concourir à un abandon de notre liberté à une classe politique ; au contraire, elle doit amener à un sursaut de vigilance de chacun et donc de pouvoir d’action politique. Ce sentiment de peur partagé, d’angoisse sur l’avenir, peut ainsi être au fondement de l’expression d’une volonté nouvelle qui veut que l’humain, dans toutes ses formes, ne soit plus une variable d’ajustement de l’économie, mais qu’il soit au coeur du projet politique. « Agis de façon telle que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie. »

Dans la conception jonassienne, la responsabilité n’est plus conçue en termes juridiques mais proprement moraux, comme souci de l’autre et de l’avenir commun. Ce souci de l’autre et de l’environnement doit ainsi être la condition nouvelle de notre existence et de nos formes de gouvernements.

La préservation de la vie comme mode d’action politique

Le risque de destruction du vivant est inhérent au modèle néolibéral, le Covid n’a fait que rendre cette réalité visible aux yeux de l’ensemble de la planète. Il faut puiser dans cet éveil brutal la force pour refuser la dépossession des citoyens en tant que société de leur pouvoir d’action politique.

Le moment est propice à un renversement de paradigme afin d’ériger cette peur de la destruction de la vie comme moteur de l’action politique et tout faire pour que chaque décision qui engage la vie présuppose la mesure du risque par la majorité de la société. La crise sanitaire du Covid-19 nous rappelle ainsi que l’objet de la responsabilité collective doit être le mortel en tant que mortel. La société ne peut plus être responsable en dernière instance de décisions politiques prises sans débat démocratique et qui pourtant engagent le présent et l’avenir de chacun.

Comment alors dépasser l’impuissance politique dans laquelle le modèle démocratique actuel maintient ceux qui ne prennent pas part au jeu électoral ? Récupérer sa puissance d’agir au niveau politique ne peut ni ne doit plus passer uniquement par un acte de vote qui plus est lorsqu’une part toujours plus importante de la société ne croit plus aux principes de la représentation. Faire le pari que la société doit elle-même initier, depuis sa base, les nouvelles valeurs qu’elle entend défendre et que le politique devienne ainsi le reflet de la société et non plus l’inverse.

Cela passe, pour ceux qui le peuvent, par nos choix de consommation, de mobilité, notre participation aux actions de solidarité et, en dernière instance, notre expression dans les urnes. En renvoyant la responsabilité à l’individu de préserver la vie en temps de déconfinement, le gouvernement rappelle paradoxalement que l’action politique n’est pas seulement celle du politique. Il faut que cela soit le cas en temps de crise, mais également pour l’après. La crise du Covid-19 est ainsi une formidable occasion d’ériger la préservation de la vie comme socle politique national et ainsi redonner à chacun le pouvoir d’oeuvrer à achever le péril néolibéral pour envisager un gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. En tant que peuple mortel, aspirant à préserver la vie.

 

Notes :

[1] Hans Jonas, Le principe de responsabilité – Une éthique pour la civilisation technologique, 1979.

Planet of the humans : comment Michael Moore peut-il tomber si bas ?

Le documentaire Planet of the humans de Jeff Gibs – produit par Michael Moore – a suscité la polémique dans le milieu écologiste. Et pour cause, c’est un vaste plaidoyer contre les énergies renouvelables, sélectionnant des exemples à charge partout aux États-Unis. Si ce film a le mérite de poser des questions importantes sur les nombreux problèmes que posent des technologies – les énergies renouvelables – quand elles sont mal utilisées, il est néanmoins empreint de nombreux dénis de réalité. La critique qui suit vise ainsi à mettre en lumière les points étrangement laissés dans l’ombre, souligner les aspects intéressants – sur la mise en lumière de réseaux de “greenwasheurs”, notamment – et finalement montrer qu’il faut savoir dissocier technique et politique. Les énergies renouvelables sont non seulement fonctionnelles, mais essentielles. Par contre, certaines technologies renouvelables posent plus de problèmes qu’elles n’en résolvent, ce que le film montre bien, alors que d’autres sont en revanche largement acceptables, ce qu’il ne montre pas. Il faut donc sortir de tout manichéisme, car seul un pragmatisme à toute épreuve peut nous permettre de relever le défi de la transition écologique.


 

Planet of the humans (ici en accès libre sous-titré en français) cumule 6 millions de vues en moins de deux semaines, et suscite d’emblée des réactions étranges : il fait jubiler à la fois la droite climatosceptique, les tenants du business as usal fossile, les partisans du tout nucléaire et les plus cyniques des « collapsos ». Un tel axe de soutien met la puce à l’oreille. La collapsosphère se réjouit toujours des mauvaises nouvelles, a fortiori quand on évoque des « solutions », terme qui vient heurter directement ses certitudes quant à un effondrement “inéluctable”. Or nous sommes dans une époque particulièrement égotique, où l’on se réjouit intérieurement que rien ne puisse atténuer la catastrophe en cours, puisqu’on la prêche depuis toujours et que l’important c’est d’avoir raison. Le déni qui s’en suit logiquement vis-à-vis des « bonnes nouvelles » est particulièrement puissant, et résiste souvent à la démonstration rationnelle.

Avec la crise que nous traversons, l’idée de reconstruire un monde d’après résilient et neutre en carbone est devenue consensuelle dans nos milieux. Ce documentaire arrive à point nommé pour distiller du doute dans nos rangs et donc aider le camp d’en face, celui du retour à « l’ancien monde ». Il arrive à contretemps, alors que les faits démontrent que la transition énergétique est plus que jamais opérationnelle et que seul le verrou politique l’empêche de se concrétiser. Salir prend moins de temps que nettoyer, et un article ne permet pas d’aller dans le détail. Néanmoins, la mauvaise foi est assez facile à démontrer, tant le documentaire est biaisé. Le biais principal est de montrer seulement ce qui confirme sa thèse. Ce genre de biais est pardonnable si la conclusion nuance le propos et ouvre sur des pistes qui relativisent. Ce n’est aucunement le cas ici, la conclusion est d’ailleurs encore plus problématique que le reste.

– D’un point de vue général, une distinction fondamentale que le documentaire ne fait pas vraiment est celle entre technologie et gestion de la technologie. L’utilisation des énergies renouvelables à des fins de profit crée plus de dégâts que ce qu’elles sont censées épargner. Du côté constructeur, parce qu’on retrouve les phénomènes classiques de la course au profit capitaliste : on va faire des panneaux solaires à durée de vie courte car peu qualitatifs, 10-20 ans, des éoliennes de 10 ans à peine. Il faut néanmoins souligner que la norme constructeur est désormais – pour le solaire – de 25 ans de durée de vie garantie en moyenne en Europe. D’autre part, les avancées technologiques en matière solaire sont extrêmement rapides. C’est désormais l’énergie la moins chère au mégawatt installé – et au mégawatt heure. On me répondra à raison que le facteur de charge induit de quintupler le mégawatt installé pour que la comparaison avec d’autres sources d’énergie soit pertinente. C’est vrai si l’on est dans le déni vis-à-vis des progrès en matière de stockage – ce dont le film ne parle pas. Pourtant, les technologies sont déjà là, elles sont multiples et aucune n’est parfaite, mais certaines sont très acceptables : batteries redox (dont le liquide est inerte) pour l’électrochimique, hydrogène pour le stockage sous forme de gaz et la synthèse d’hydrocarbures « renouvelables », graphène pour l’électrostatique, sans parler des milliers de formes de stockage physique (eau, air comprimé…). Si ces formes de stockages sont pour certaines déjà utilisées et concurrentielles, d’autres présentent un coût élevé – qui peut néanmoins baisser en augmentant les échelles. Dès lors, c’est une question de choix politique. L’intermittence est de moins en moins un problème, surtout si l’on couple stockage et smart grids (réseaux intelligents qui optimisent la consommation des appareils en fonction de la production). De tout cela, le documentaire ne parle curieusement pas, alors que c’est fondamental.

– Du côté exploitant, des énergies renouvelables aussi mal gérées que celles montrées dans le film, sur un réseau qui n’est pas transformé pour, impliquent évidemment un recours systématique aux énergies fossiles pour compenser. Aux États-Unis, il s’avère que le profit et l’image publique priment sur un quelconque but écologique. Seul l’effet d’annonce intéresse les personnages mentionnés dans le film. Mais cela, ce ne sont pas les énergies renouvelables : cela s’appelle le capitalisme et le cynisme en politique.

– Sur le solaire, le documentaire montre, avec le cynisme caractéristique des productions de Moore (d’habitude bienvenu), l’exemple de cette petite centrale, à peine capable d’alimenter 10 foyers alors qu’elle recouvre un terrain de foot. Efficacité des panneaux : 8 %, et seulement quand ils marchent. Avec cette technologie, il faudrait une surface de plusieurs km² pour alimenter une petite ville – et encore, par beau temps. Il faut, pour fabriquer ces panneaux, du quartz, du silicium… et beaucoup de charbon. Mais ce que le film oublie de dire, c’est que nous sommes désormais en 2020. Les panneaux conventionnels approchent les 20% d’efficacité pour une quantité de matériaux bien moindre. Les progrès en la matière obéissent presque à une… loi de Moore[1]! Les prix qui se sont effondrés le montrent. En 2009, le MWh solaire coûtait en moyenne 179 dollars US contre environ une quarantaine aujourd’hui, et la tendance se poursuit. Scoop : il faut de l’énergie grise (énergie consommée pendant le cycle de vie d’un produit, lors de la fabrication, de l’entretien, du recyclage, etc.) pour les produire – comme pour… tout. On ne parle étrangement jamais de l’énergie grise qu’il faut pour fabriquer des chaudières charbon ou des réacteurs nucléaires. On pardonne à Nicolas Sarkozy ses truanderies mais pas à François Fillon, car ce dernier disait vouloir incarner la morale. De même, parce qu’on dit énergie « propre » pour les renouvelables, les détracteurs montreront du doigt ce qu’ils qualifient d’incohérence, parce que tout n’est pas propre. Or, en termes d’énergie, il n’y a pas de morale, juste des arbitrages à réaliser en fonction de ce qu’on juge acceptable ou pas pour l’environnement vis-à-vis de nos besoins. Investir de l’énergie grise – qui elle-même peut être décarbonée à terme – pour fabriquer des énergies renouvelables, c’est un moindre mal. Des pistes prometteuses de technologie solaire efficaces sur de très fines couches de matériaux basiques voient le jour en laboratoire. Il ne tient qu’à la puissance publique d’encourager la recherche et de pousser l’échelle de production. Pas un mot sur ces pistes dans le documentaire. Pas un mot non plus sur une solution simple pour pallier le besoin de surface : utiliser les surfaces inutiles comme les toits.

– Le solaire par concentration serait assimilable aux centrales à gaz, pour le réalisateur Jeff Gibs. En fait, les techniques diffèrent. Les plus grandes fonctionnent grâce à des sels fondus – qui amènent la chaleur pour la vapeur des turbines – qui doivent monter très haut en température pour fonctionner, à grand renfort de gaz pour le lancement. L’avantage présumé est l’inertie thermique qui permet de continuer à produire un peu le soir. Mais d’autres centrales, plus petites, fonctionnent avec des sodiums moins chauds et n’ont pas besoin de gaz. Elles produisent un peu moins longtemps, mais c’est sans doute déjà mieux, y compris pour l’entretien. Le problème de beaucoup de ces faramineux projets, c’est qu’à la moindre crise financière (ou changement d’avis/mauvaise opération financière des acteurs), les financements nécessaires à la finalisation des installations ou l’entretien peuvent s’évanouir. C’est ce qui est arrivé en Californie, mais également pour le projet Desertec au Sahara, qui avait fait couler beaucoup d’encre à l’époque. Seul le Maroc, qui a mis la main sur la gestion de certains projets initialement Desertec, fait tourner efficacement ses centrales à concentration (Noor I et bientôt II) et le pays en est très satisfait. Pas de gaz utilisé ici. Là encore, le documentaire ne montre pas ce qui marche.

– Sur l’éolien, il est mentionné l’énorme consommation en métal et béton, et les pâles qui tombent en désuétude rapidement. Ce sont là de vrais problèmes que le documentaire fait bien de montrer. Mais encore une fois, il y a éolien et éolien. Lorsque les entreprises dealent avec des pouvoirs publics corrompus, cela donne ce genre de scandales : à grands coups de subventions, des éoliennes sont installées, on s’en vante publiquement, on montre aux citoyens que l’on se soucie du climat, mais certaines ne sont ni entretenues ni parfois même… branchées au réseau. Même si des progrès sont réalisés sur les économies de matériaux et l’optimisation de la production des générateurs, il faut encadrer scrupuleusement leur déploiement là ou elles sont vraiment utiles dans les terres, mais a fortiori au large des côtes par exemple, et en flottant si possible car il faut prendre en compte l’acceptabilité sociale. Les consortiums privés ont quant à eux intérêt à en planter le plus possible, partout, sans prendre de responsabilité sur la suite, même si en la matière on note des progrès. Le Portugal, le Danemark ou encore l’Écosse, pour ne citer qu’eux, témoignent pourtant d’immenses succès en matière d’éolien, décarbonant sérieusement leurs mix énergétiques. Il n’y a aucune raison objective pour que la France ou les États-Unis fassent moins bien. Pas un mot sur les exemples qui marchent dans le documentaire – ce n’était pourtant pas compliqué à trouver ! Néanmoins, le potentiel éolien est globalement moindre que le solaire, mais malheur à ceux qui oublie que la résilience, c’est cultiver une biodiversité de solutions en même temps. Dans le scénario négaWatt – quoi qu’on en pense -, le nombre d’éoliennes (à technologie actuelle !) dont la France devrait disposer en 2050 n’est que de trois fois ce que nous avons actuellement, c’est moins que l’Allemagne aujourd’hui. Pas de fantasmes donc, rien de trop problématique.

– Sur la biomasse, le documentaire montre le bien les scandales environnementaux, et détricote avec brio le greenwashing que cela recouvre. Les centrales à bois sont une hérésie, et ne pourront jamais remplacer l’efficacité des fossiles, de la biomasse dont l’énergie a été concentrée pendant des millions d’années. Il faut oublier la substitution des fossiles par de la biomasse pour de la production électrique centralisée. Néanmoins, des petits incinérateurs consommant des déchets peuvent être intéressants pour produire directement de la chaleur. Et au niveau individuel, ceux qui ont un poêle à granulés savent très bien que c’est d’une très grande efficacité économique pour chauffer une maison. Or les granulés peuvent êtres produits facilement, à base de déchets végétaux et sciures, et les volumes nécessaires pour ne posent pas de soucis. Il faut y mettre le prix, mais c’est très optimisé, donc tolérable.

La biomasse aussi doit être abordée non pas comme un tout, et les postures morales qui l’accompagnent, mais avec discernement. Quand elle est en concurrence avec des terres agricoles ou naturelles, c’est intolérable. Si elle provient de déchets agricoles, pour faire du biogaz par exemple, c’est déjà plus tolérable. Les algues sont par ailleurs une excellente piste, dont l’évocation dans le documentaire est lapidaire. Il s’agit de cultiver du kelp (pas de l’arracher dans la nature), dont la matière sèche est à moitié composée d’huile. Les algues n’ont pas les mêmes contraintes que les plantes terrestres, elles poussent 10 fois plus vite, désacidifient et rafraîchissent les eaux alentour grâce à la photosynthèse, abritent une faune riche, etc. À grande échelle, c’est une solution majeure pour décarboner les carburants notamment, première source de consommation pétrolière en France. Une excellente filière pour reconvertir à la fois la pêche industrielle et les raffineries pétrolières.

– La fin du documentaire est problématique. Si Moore ne tombe pas dans “l’impasse Pitron” – du nom de Guillaume Pitron, coréalisateur du film documentaire Le côté obscur des énergies vertes et qui fait comme si les énergies renouvelables devaient remplacer le volume énergétique actuel alors qu’une transition digne de ce nom est justement de le diviser par un facteur trois (scénario negaWatt) – il avance sur une ligne de crête dangereuse, en mentionnant la démographie à de nombreuses reprises. On sait ici ce que ce genre de chose sous-entend, mais puisque Moore n’est pas d’extrême droite, que ses convictions sociales sont sincères, on ne lui fera pas un procès en malthusianisme. À force de répéter que c’est un tabou, la démographie apparaît pourtant comme le problème principal, sur lequel « on nous mentirait ». Sans rentrer dans les détails, ce sujet n’est nullement un tabou pour des écologistes humanistes conséquents : il faut éduquer massivement dans les pays du sud (a fortiori les petites filles : plus leurs études sont longues, moins elles font d’enfants), massifier la prévention/contraception, et surtout réduire notre empreinte à nous, car ce sont bien les classes moyennes consuméristes qui sont en surpopulation écologique. Un Tchadien ne consomme que 0.3 planète. Le documentaire ne soulève pas ce point essentiel, s’alignant avec les arguments des pires réactionnaires américains.

– Dans un monde qui consomme 3 fois moins d’énergie, les difficultés liées aux énergies renouvelables ne se posent pas de la même façon. Dans un monde qui investit dans le recyclage systématique des métaux, la maximisation de l’efficacité (adieu les SUV…) et la sortie du consumérisme, pas de problèmes de matières premières pour les énergies renouvelables : elles sont déjà dans les objets et machines inutiles qui nous entourent.

Sans une vision holistique, une sortie par le haut n’est pas envisageable. Or il ne peut y avoir de vision holistique si l’on refuse de voir. Les partisans du business as usual (nucléaire compris) – et ceux qui aimeraient que leurs thèses effondristes se vérifient – ne veulent pas voir que le vrai problème des énergies renouvelables tient en 9 lettres : POLITIQUE.

La transition énergétique n’a jamais été aussi faisable, et aussi urgente. Mais elle doit être conduite avec discernement. Difficile d’imaginer discernement et course au profit compatibles, l’énergie est une chose trop sérieuse pour la laisser aux marchés. Elle doit être gérée – ou contrôlée – par la puissance publique et les citoyens. Avec Gaël Giraud et Nicolas Dufrêne, nous avions produit une note sur comment financer cette transition. Spoiler : l’argent n’est pas un problème. Le problème, c’est bien de faire comprendre aux gens que l’obstacle, ce sont les lobbyistes et les dogmes politiques. En France, trop nombreux sont ceux – qui auront j’en suis sûr adoré le documentaire – qui veulent réduire la question énergétique au domaine du technique, en assommant leur auditoire de chiffres curieusement sélectionnés et d’un ton péremptoire sidérant (suivez mon regard…).

Ce film pose de bonnes questions mais refuse étrangement d’y répondre sérieusement. Pour beaucoup, c’est un crève-cœur de voir Michael Moore assumer de produire quelque chose d’aussi peu sérieux. De nombreux activistes importants, également proches de Bernie Sanders, comme l’auteur du film Gas Land (sur les dégâts du gaz de schiste) ou encore Naomi Klein ont tenté de dissuader Michael Moore de sortir le film, tant il était bourré d’erreurs. Mais ce dernier a fait la sourde oreille, et le film tourne désormais presque exclusivement dans les réseaux d’extrême droite climatosceptique.

On peut lui pardonner s’il assume un jour son erreur, qui s’explique certainement par un manque de connaissance technique élémentaire. Quelque part, l’existence de ce film n’est peut-être pas une si mauvaise chose, car si les détracteurs des énergies renouvelables assument quelque chose d’aussi fragile, ils se fragilisent avec. Si cela peut permettre aux écologistes sérieux de faire le ménage parmi leurs dirigeants corrompus et d’être plus alertes vis-à-vis du greenwashing, c’est une bonne chose. À ce titre, le passage ou Michael Bloomberg parle du gaz comme d’une énergie propre est particulièrement risible. Pour ne pas tomber dans ce genre de panneau et savoir faire preuve de discernement au quotidien, rien n’épargne aux militants climat de se former sur des notions élémentaires de technique. C’est long, exigeant, mais c’est passionnant et nécessaire à l’autodéfense intellectuelle. Ce documentaire doit être un signal pour tous : chacun doit à terme être capable de debunker ce genre de grossièretés.

[1] Cette loi concerne la technologie informatique, selon l’énoncé de Gordon E. Moore. Très vulgarisée, elle dit que le nombre de transistors que l’on peut mettre dans un ordinateur de même volume double tous les 18 mois, doublant la puissance de calcul. Cela est rendu possible grâce à la miniaturisation, aux progrès de fabrication, à la baisse des coûts. Cette loi n’est plus valide en informatique depuis quelques années, car on touche aux limites physiques dans la miniaturisation.

Il faut conditionner le sauvetage des industries polluantes

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Heavy_night_industrial_light_pollution.jpg
©Gavin Schaefer

En frappant tous les pays et toutes les générations, la crise sanitaire du coronavirus a rapidement imposé la nécessité du confinement, arrêtant net l’économie mondiale. L’impact est brutal : la Banque Asiatique de Développement estime le coût mondial de l’épidémie à 4100 Mds$[1]. Rien qu’en France, un mois de confinement équivaut à -3% de PIB par an[2]. 6,6 M d’Américains ont déjà déposé une demande d’allocation chômage la dernière semaine de mars et 900 000 espagnols ont perdu leur emploi depuis le début du confinement. Tribune de Michael Vincent et Nancy Yuk. 


Devant ces montants vertigineux et forts de l’expérience de 2008, les États et banques centrales ont réagi massivement. Le temps venu, cette crise appellera impliquera de larges bailout, c’est-à-dire des renflouements d’entreprises avec l’argent public.

Conditionner le sauvetage des industries polluantes

Ces sauvetages sont une opportunité pour responsabiliser les entreprises et fixer la priorité de la transition écologique. Des voix telle que celle du Président du gouvernement tchèque Andrej Babiss, s’élèvent déjà pour écarter l’agenda écologique au motif qu’il ne serait pas compatible avec l’urgence sanitaire et économique. Pourtant, dès 2008, les Américains exploraient déjà cette voie avec les plans de sauvetage de General Motors et Chrysler[3], mais sans aller au bout de la logique car ne fixant pas d’objectif contraignant de transition énergétique.

Cette fois-ci, les aides devront être conditionnées au strict respect des accords de Paris.

Prévenir plutôt que guérir ou le bon sens économique ?

Une trajectoire climat soutenable ne s’oppose pas à une sortie de crise économique : occulter aujourd’hui la transition écologique, c’est la garantie de payer le prix fort demain avec de futures crises écologiques, sanitaires et sociales mettant à nouveau l’économie mondiale à l’arrêt. C’est mal évaluer le coût de l’inaction, notamment lorsqu’il faudra désinvestir dans les industries polluantes, largement subventionnés aujourd’hui comme le souligne l’Agence internationale de l’énergie (AIE) dans le cas du gaz et le pétrole, alors que les températures augmentent inexorablement.

Investir dans la transition écologique, c’est saisir cette « opportunité historique » pour véritablement penser la politique de relance, gagner du temps afin de trouver un système alternatif viable, tout en créant des emplois supplémentaires.

C’est aussi corriger nos erreurs d’il y a 10 ans : la crise des subprimes a été gérée à grands coups d’injections d’argent public, qui a artificiellement alimenté des entreprises non efficientes dites « zombies »[4], estimées entre 6 à 13% en 2018[5] (contre 1% en 1999). Nous n’aurons plus les moyens de les maintenir sous-perfusion. D’autre part, la cure d’austérité qui a suivi nous a fragilisés, avec en premier lieu, nos systèmes de santé. Doit-on à nouveau nous lancer dans une cure austéritaire sans discernement et faire le lit de la prochaine crise ?

Un mécanisme ordonné

Pourquoi sauver aujourd’hui sans condition une entreprise incompatible avec la transition énergétique et qu’il faudra transformer dans 2, 5 ou 10 ans ?

Des secteurs tels que le transport aérien (manque à gagner estimé à 30 Mds pour 2020) et l’automobile (-72% en France en mars 2020) devront sans doute faire appel au bailout. Or, l’une des leçons de 2008, c’est l’acceptabilité populaire de telles mesures. Les « chèques en blanc » fournis aux banques avaient déjà suscité des critiques car ils revenaient à les autoriser à garder les profits mais à socialiser leurs pertes.

À l’image du déconfinement, la transition devra être ordonnée et se faire dans le bon timing, tout en gérant les potentielles faillites tout au long de la chaîne de valeur, de la production jusqu’au consommateur final, en passant du grand groupe jusqu’aux sous-traitants/PME, et en veillant à faire le tri des activités stratégiques à conserver.

Si nous sauvons des entreprises, elles doivent à leur tour sauver la planète

En pratique, les entreprises non compatibles avec la transition écologique et sur le point de faire faillite pourraient être supervisées par un organisme indépendant qui s’assurera de la faisabilité du plan de transformation, à court ou moyen terme, tout en veillant à sauvegarder les emplois et l’économie locale. Un audit régulier devra être effectué pour prouver le respect des engagements pris, avec responsabilité devant les parlements. Cette résolution pourrait se compléter d’une nationalisation partielle temporaire, sous réserve du respect des contreparties : les entreprises devront s’engager à revoir leurs business models ainsi que leurs chaines d’approvisionnement pour s’assurer de répondre à l’objectif de transition écologique et être viable une fois l’aide publique achevée. Pour l’exemple, une banque sauvée devra orienter ses choix d’investissement vers des énergies moins polluantes[6], alors que le cadre financier actuel prend encore trop timidement en compte cela[7] malgré l’émergence timide d’une taxonomie verte.

Dans les cas où une entreprise ne peut être réformée dans une direction compatible avec les objectifs climatiques, ultimement l’argent du sauvetage devra prioritairement aller aux employés, sous-traitants à la recherche d’alternatives soutenables et à l’économie locale. Plus généralement, les États doivent se coordonner pour encastrer cette transition dans le cadre d’une véritable politique industrielle globale, pour aller au-delà du simple laissez-faire court-termiste et du chantage aux emplois, afin de sortir enfin du statu quo et agir avec pragmatisme et rationalité. Au-delà de renflouements purs et simples, et à l’image de ce qui a été fait pour les banques dans le cadre du mécanisme de résolution bancaire, les États pourraient également compléter les dispositifs par la création d’un fonds de soutien financé par les entreprises polluantes, dans lequel elles pourraient piocher lors de restructuration et résolution.

Depuis trop longtemps nos économies modernes vont de sauvetage en sauvetage. Cette crise mondiale du coronavirus met en lumière nos fragilités et en accélère les mutations. Faisons plus que simplement sauver les meubles et préparons-nous un avenir durable face aux crises à venir. Ne reproduisons pas les erreurs de 2008 et utilisons les leviers à notre disposition dès aujourd’hui, pour être à la hauteur du défi que le dérèglement climatique pose à nos sociétés sur le long terme. Ne gâchons pas cette opportunité d’enfin enclencher la transition écologique et solidaire.

[1] https://www.weforum.org/agenda/2020/02/coronavirus-economic-effects-global-economy-trade-travel (3 April 2020)

[2] Données INSEE, communication du 26 mars 2020.

[3] Le renflouement s’était notamment fait sous réserve de repenser les business models pour mieux prendre en compte les enjeux énergétiques.

[4] Voir https://jean-jaures.org/nos-productions/green-new-deal-1000-milliards-quand-pour-qui-et-comment

[5] Pour les pays de l’OCDE, Banque des Règlement Internationaux (BRI), 2018.

[6] A ce sujet, voir la note de Laurence Scialom “CRISE ÉCONOMIQUE ET ÉCOLOGIQUE :

OSONS DES DÉCISIONS DE RUPTURE” p.14-15-16

http://tnova.fr/system/contents/files/000/001/955/original/Terra-Nova_Cycle_Covid-19_Crise-ecologique-et-economique-osons-les-decisions-de-rupture__020420.pdf

[7] Voir Oxfam – Les Amis de la Terre “La colossale empreinte carbone des banques : une affaire d’État” https://www.oxfamfrance.org/wp-content/uploads/2019/11/Rapport-La-colossale-empreinte-carbone-des-banques-fran%C3%A7aises.pdf

« La caméra nous aide à raconter des histoires en parlant de notre présent » – Entretien avec les parasites, créateurs de la série « L’Effondrement »

Bastien Ughetto, Jérémy Bernard, Guillaume Desjardins © Pierre Delareux pour Le Vent Se Lève

Avec plus de 500 000 abonnés sur leur chaîne YouTube où ils ont fait leurs armes, le jeune trio de réalisateurs-auteurs surnommés « Les Parasites » ont sorti en novembre dernier les premiers épisodes de leur série anthologique L’Effondrement, produite par Canal+ Décalé. En reprenant la thématique de la collapsologie, les réalisateurs Jérémy Bernard, Guillaume Desjardins et Bastien Ughetto racontent en huit épisodes, chacun en plan-séquence, l’effritement progressif qui hante la société française. À l’heure où ils sont en plein dans la préparation de L’Atelier 7, un projet de résidence pour jeunes créateurs, nous avons voulu les rencontrer pour discuter de cinéma, d’écologie et de crise politique et médiatique. Entretien réalisé et retranscrit par Victor Touzé.


LVSL – J’aimerais d’abord revenir sur vos débuts. Avant de réaliser la série L’effondrement, vous vous êtes faits connaître par la multitude de vos créations sur YouTube. Comment vous vous êtes rencontrés et comment sont nés Les Parasites ?

Guillaume Desjardins – On a tous les trois fait la même école, l’EICAR, où on s’est rencontrés. Ensemble, on a participé au 48 heures Film Project, un concours où l’on doit réaliser un court-métrage en 48 heures. C’est là qu’on a trouvé notre nom d’équipe, Les Parasites, parce qu’on se vivait comme les « intrus » du festival parce qu’on le faisait pour s’amuser. On a mis nos films sur YouTube et ça a pris une ampleur qu’on n’imaginait pas ! Nos envies, c’était juste d’imaginer, de créer et de faire des histoires. La chaîne YouTube n’était qu’un prétexte pour la diffusion des films. On n’était pas et on ne s’est jamais revendiqués comme des YouTubeurs, on ne vit pas de ça et on n’est pas les employés de YouTube.

Bastien Ughetto – Guillaume avait créé sa boite de films d’entreprise, Jérémy faisait de la régie et moi j’essayais d’être acteur à droite à gauche et de faire des petits boulots. Ces différents projets ont marqué nos années de transitions entre l’école et nos courts-métrages sur Internet. Notre envie, c’était de raconter des histoires avec une caméra.

Jérémy Bernard – Internet nous permettait de montrer nos films à nos amis et à un public plus large qu’en festival. Aussi, c’était beaucoup de boulot pour les envois en festival, et on ne croyait pas tellement à nos chances, les mettre sur le net était beaucoup plus pratique.

LVSL – Très vite, vos courts-métrages font échos aux problèmes politiques actuels, qu’ils soient écologiques ou sociaux, et vous participez à l’avènement de la chaîne YouTube Thinkerview. Comment tout ça est né ?

Guillaume – Personnellement, c’est en commençant à m’engager dans des causes que j’ai découvert la chaîne Thinkerview qui n’avait que 4000 abonnés. On voyait dans les premières vidéos des gens qui passaient rarement dans les médias, comme Alain Chouet, ancien chef de service de la DGSE. J’avais envie d’écrire un scénario sur des hackers et je ne voulais pas que ça sonne faux comme dans certains films américains où ils piratent en 30 secondes en tapant sur un clavier. J’ai rencontré Sky, le créateur de la chaîne, et j’ai commencé à filmer les interviews.

Avec Jérémy et Arnaud Huck, on a aidé à structurer le projet, avec un son et une image de qualité en direct, avec un fond noir et un tipee. C’était surtout un moyen pour nous de rencontrer des gens et de se faire des conférences privées. Le succès de la chaîne nous a vraiment étonnés mais ça commençait à nous prendre beaucoup de temps pour développer nos propres projets à côté. On a arrêté en Janvier 2019.

Bastien – Notre engagement est venu en grandissant, avec le temps. Ça a commencé à transpirer dans nos créations au fur et à mesure.

LVSL – Vous aviez un modèle économique sur YouTube ?

Jérémy – On a toujours été bénévoles durant cette période, même avec Thinkerview.

LVSL – Quel rapport vous entretenez aujourd’hui avec cette plateforme ?

Bastien – On aimerait s’en détacher en réfléchissant à une alternative qui soit plus vertueuse pour les créateurs.

Guillaume – On veut trouver notre indépendance. On aimerait être suivis directement par nos abonnés et ne plus confier notre chaîne à des monopoles.

Guillaume Desjardins © Pierre Delareux pour LVSL

LVSL – À voir votre parcours (l’engagement politique, l’unité de temps, la série anthologique…), on a l’impression que tout est une suite logique qui mène à la série L’effondrement. Vous l’avez vue comme un aboutissement de votre travail ?

Jérémy – Tout notre travail a mené à L’effondrement mais ce n’en est pas l’aboutissement. Ce projet va en amener d’autres, dans une certaine suite logique, mais ce n’est pas une apothéose. On reste très fiers de nos courts-métrages. Disons plutôt que L’effondrement est une mue, le passage d’un format à un autre.

LVSL – Comment est née l’idée de ce projet ?

Jérémy – On a très vite pensé la série comme une suite anthologique. A l’origine, on avait le projet de produire six faux documentaires, comme La Boucherie éthique. Le projet traînait, et on a eu l’idée d’écrire à la place une série en six épisodes sur la fin du monde qui s’appellerait L’effondrement, dont un épisode qui serait un plan-séquence unique. Cet épisode en une prise était le synopsis le plus abouti, il se déroulait devant une station-service. En attendant de réaliser ces six documentaires, on a décidé de tourner ce pilote bénévolement et de le mettre sur notre chaîne YouTube. Finalement, on l’a présenté à Canal et on l’a retourné dans le cadre d’une série anthologique de huit épisodes. On a réécrit tous les autres épisodes pour qu’ils tiennent chacun en un plan-séquence unique.

Guillaume – Quand on a commencé à penser au projet, les idées d’effondrement et de collapsologie n’étaient pas aussi connues qu’aujourd’hui, on ne savait même pas qui était Pablo Servigne ! A force d’interviews, de lectures et de vidéos sur le sujet, on avait envie de réaliser avec nos moyens un film ou une série qui traite de l’effondrement de la civilisation occidentale. À la base, on voulait faire cette série seuls et en totale indépendance. On n’imaginait pas que Canal et France TV accepteraient de financer !

LVSL – Comment s’est passée la production avec Canal+ Décalé ? Que ce soit l’organisation ou l’économie…

Jérémy – Très bien, rien ne nous a été imposé, pas même les plans-séquences. On nous a juste demandé de faire huit épisodes.

Bastien – On avait aussi la liberté sur le choix des acteurs avec un directeur de casting et nos propres équipes techniques.

Guillaume – Notre seule condition était que tout devait être diffusé gratuitement sur YouTube. Notre indépendance était totale. C’est Arielle Saracco, directrice des créations originales chez Canal+ qui s’est chargée du projet et nous faisait des retours sur le scénario. Sensible aux causes féministes et écologiques, elle avait aussi envie de parler de cette problématique. Le projet a pris deux ans, de l’écriture jusqu’à la diffusion.

LVSL – L’une des particularités de la série est que chaque épisode est un plan-séquence unique d’environ 20 minutes. Comment vous est venue cette idée ?

Jérémy – Le plan-séquence n’était pas d’abord un choix de communication. Ça nous changeait en termes de réalisation par rapport à ce qu’on faisait d’habitude. Et puis ça a pris sens par rapport au sujet qu’on traitait : ça rajoutait du réalisme, de l’urgence, ça avait un réel impact sur le spectateur. C’était un défi scénaristique parce que tout était à prévoir dans une unité de temps.

Bastien – C’était un travail d’organisation très important. On devait penser le plan-séquence dès l’écriture pour que tout soit logique. Concrètement, on faisait ça en trois temps : une journée de lecture avec les comédiens, une deuxième journée sur le décor sans les figurants, et la troisième journée était celle du tournage. Le résultat nous a rendus globalement contents et on a réussi à avoir des épisodes qui nous plaisent.

Guillaume – C’était aussi performatif : ça nous éclatait. On fait ce métier d’abord parce que c’est une passion et un jeu.

LVSL – La série est une anthologie qui fonctionne de façon simple : des personnages aux profils sociologiques particuliers (petite classe moyenne, grands bourgeois) sont mis en situation d’effondrement dans un décor qui favorise le débordement. Comment avez-vous réfléchi à cette construction narrative ?

Jérémy – On prenait une situation de départ et on cherchait à la faire déborder. On voulait que ça touche différents lieux et différents milieux selon leurs fonctionnements à chacun. Les milieux sont assez homogènes, sauf les deux riches et la ministre du dernier épisode. Les personnages nous venaient assez naturellement. Ils nous rappelaient des gens ou des situations lambda de la classe moyenne.

Guillaume – Les lieux nous permettaient d’aborder des thèmes de manière concrète et réaliste : la thématique de la pénurie d’essence se passait naturellement dans une station-service.

LVSL – Même si la série fonctionne dans une grande homogénéité, les registres changent selon certains épisodes, au point de frôler des genres de cinéma, comme le burlesque dans l’épisode 3, ou le survival dans l’épisode 7… Vous y avez pensé dès l’écriture ?

Bastien – En tout cas ça n’apparaissait pas du tout à l’écriture. On ne pensait pas la série comme une mosaïque avec un épisode triste, un autre comique etc.

Jérémy – Certains épisodes étaient plus lents, comme le sixième, sur la maison de retraite. Il nous fallait malgré tout soutenir un rythme. L’épisode 3, sur le riche, est drôle parce que l’acteur Thibault de Montalembert est au service de son personnage qui perd ses pouvoirs.

Guillaume – On a d’abord imaginé L’effondrement comme une multitude de courts-métrages et pas comme une série. Chaque court-métrage pouvait être unique et autonome.

LVSL – La série fonctionne sur une idée fondamentale : l’unité de temps. Chaque épisode fonctionne comme une montée de tension, sans temps mort, qui explose en plein vol à la fin. Pourquoi ?

Guillaume – On voulait que tout soit maîtrisé et que la série ne soit pas ennuyeuse. Il fallait qu’elle reste divertissante !

Jérémy – Les enjeux étaient forts, et il fallait que ça bouge. L’absence de temps mort tendait les situations et créait du stress au détriment peut-être du réalisme. Mais c’était un choix.

LVSL – Bien que vous ne vous disiez pas cinéphiles, on sent que L’effondrement est inspiré par certaines références cinématographiques. Vous en aviez ?

Jérémy – On avait pensé aux Fils de l’homme d’Alfonso Cuaron et à Victoria (réalisé par Sebastien Schipper [NDLR]), un film allemand en un unique plan-séquence. La lecture de l’essai L’effondrement de Jarret Diamond fut aussi très bénéfique, c’était la première fois que je voyais ce mot en titre. Aujourd’hui, beaucoup de monde a entendu parler de ce sujet, mais ce n’était pas encore si clair il y a trois ans. On a participé récemment à une conférence avec Alain Damasio et Pablo Servigne. Même si le La Horde du contrevent n’est pas une référence directe pour la série, son œuvre m’interpelle et imprègne totalement ce que je fais.

Bastien – Les thèmes de Damasio reviennent régulièrement dans ce que l’on fait : la surveillance, l’écologie, la crise industrielle…

Guillaume – On voulait traiter L’effondrement de façon réaliste même si scénaristiquement on a grossi les traits pour que ce soit intéressant et que ça se passe dans l’urgence. On avait imaginé un effondrement de manière à ce que ça arrive aujourd’hui. On associe parfois la série Black Mirror à L’Effondrement, mais ça n’a pas été une référence importante durant l’écriture, même si on aime bien et que ça nous interpelle.

LVSL – En voyant la série et à vous entendre, on sent que vous êtes très bien renseignés sur la collapsologie. Vous aviez des références littéraires ou théoriques précises ?

Guillaume – La lecture de Jacques Blamont a été super importante pour moi. C’était la première personne qui a été interviewée sur Thinkerview, en 2013. Il a 94 ans aujourd’hui, il est le fondateur du programme spatial français et il bossait au CNES. Il a écrit plusieurs livres avant Servigne, dont Introduction au siècle des menaces et Propositions pour un futur de l’humanité.

Blamont est très pessimiste sur ce qui nous attend. Il a les chiffres et les courbes depuis très longtemps, il les décrit avec beaucoup de rigueur et voit le problème à l’échelle globale. Pour lui, il n’y a aucune solution. Il a été voir le Cardinal noir de l’Eglise catholique pour qu’il convertisse les fidèles au végétarisme, ce qui permettrait de ralentir la catastrophe. Il a surtout peur des tensions géopolitiques qui vont mener à des guerres à cause de la raréfaction des ressources et des famines dues au climat, ou des pandémies. Dès qu’on a eu l’idée de la série, on a organisé un repas avec lui pour en parler en détail. Dans le dernier épisode, le personnage du scientifique est appelé Jacques Monblat, c’était en hommage à Jacques Blamont.

LVSL – Vous aviez envie de parler de la société française ?

Jérémy – Ce sont plutôt des situations, mais on voulait vraiment que ça se passe en France, dans des lieux qu’on connaissait.

Guillaume – En vérité, L’effondrement existe déjà dans certains pays. Certaines fictions comme Capharnaüm de Labaki (sur la misère des quartiers de Beyrouth [NDLR]) traite d’un effondrement bien pire que ce que l’on a montré dans la série ! On voulait montrer cette catastrophe mais dans un pays occidental et privilégié économiquement, dans un moment où tous ces privilèges tombent. On n’aurait pas la prétention d’avoir fait un « portrait » du peuple français : c’est surtout une situation occidentale. L’effondrement dans la série n’est presque qu’un problème de riche…

L’effondrement © Canal+

LVSL – Vous semblez très attachés à la fiction. Elle vous a aidés à mieux aborder le problème ?

Jérémy – La caméra ne nous aide qu’à une chose : raconter des histoires en partant de notre présent.

LVSL -Vous vouliez créer un divertissement qui puisse engager et faire penser les spectateurs ?

Bastien – On avait envie que les gens réfléchissent et cherchent à comprendre notre réalité et ses conséquences.

Bastien Ughetto © Pierre Delareux pour LVSL

LVSL – Le ton général de la série est très grave. Vous vouliez imaginer un effondrement sans issue, apocalyptique ?

Jérémy – Scénaristiquement, on n’avait pas trop le choix s’il fallait que ça bouge. On voulait des enjeux forts, et mille situations étaient possibles. Ce que l’on montre est tout à fait probable en cas de crise, c’est basique finalement. Notre effondrement a surtout à voir avec la peur, notre simple peur de l’envisager notamment, nous, en tant que créateurs.

Guillaume – On considère qu’on a été gentils. On a peint des situations qui ne sont pas si chaotiques que ça. C’est possiblement ce qui pourrait arriver. L’entraide existe dans certains épisodes. Quand on voit certains mouvements de foule, en plein Black Friday notamment, c’est un effondrement d’une certaine manière. C’est certainement pire, humainement, que ce que l’on montre.

LVSL – L’unité de temps participe aussi à une autre idée fondamentale qui régit l’effondrement : la paranoïa. J’ai l’impression que la série parle d’un double effondrement : écologique et industriel d’abord, mais que l’on ne voit jamais, et d’un autre qui est social. Les personnages, stressés, ne pensent qu’à leurs petits calculs égoïstes, et font rarement corps ensemble pour affronter collectivement la menace. Qu’en pensez-vous ?

Guillaume – Les problèmes écologiques et sociaux sont extrêmement liés. L’Effondrement a beaucoup à voir avec la répartition et la raréfaction des ressources. Il nous semblait facile de mêler ces problèmes de ressources de façon concrète, avec des personnages occidentaux.

Jérémy – On traite du problème écologique par petites touches. La panique des personnages vient du fait qu’ils sont des victimes directes du manque de ressources. On traite plutôt des conséquences de l’effondrement plutôt que de sa racine : on ne parle pas de la raréfaction du pétrole liée à un krach pétrolier ou à des vagues de chaleurs. Il n’y a pas tant de paranoïa que ça chez les personnages, et c’est vrai que, pris un par un, les épisodes semblent sombres. Tout le monde fait ce qu’il peut pour s’en sortir.

Guillaume – De toute façon, personne n’est capable de savoir d’où le problème va venir en cas d’accélération qui provoquerait un tel effondrement. La série est très clairement sur l’effondrement. La question qui régit chaque épisode est : qu’est-ce qui se passe si ça arrive dans le monde tel qu’il est aujourd’hui, où les institutions ne tiennent plus ? Comment on réagit ? Les avis sur la série sont assez divisés : soit on nous trouve trop gentils par rapport à ce qu’il peut se passer, soit on nous trouve hyper violents.

LVSL – L’épisode 6, dans la maison de retraite, est l’épisode le plus apaisé. Il montre bien que c’est en acceptant la fin de ce monde qu’on survit d’une certaine manière à l’effondrement, qui est régi par la panique.

Jérémy – Ce n’est pas une série sur l’égoïsme non plus ! On voulait montrer qu’il suffit qu’une personne soit paranoïaque pour que la catastrophe advienne. C’est hypothétique, mais si ça arrive demain, il faudra se faire confiance.

Guillaume – On a aussi voulu parler d’entraide, mais pour ça il fallait montrer son opposée. L’épisode sur la centrale (le cinquième) ne se fonde que sur l’entraide. S’il y a un effondrement comme dans la série, il n’y aura pas de méchant.

LVSL – Vous vous sentez politisés ?

Guillaume – Nous ne sommes pas des partisans, mais nous participons à une action politique avec nos films. De toute façon, tout est politique. On exprime un point de vue sur une réalité existante et on a été sensibilisés à la question écologique depuis l’enfance. Personnellement, c’est le trou dans la couche d’ozone qui a été très important pour moi. A l’époque, ils se sont mis d’accord à l’échelle mondiale pour interdire les produits qui ont provoqué ce trou. Aujourd’hui, on en serait incapables.

LVSL -Vous allez en manifs ou vous participez à des actions collectives ?

Jérémy – On n’a fait pas mal de manifs gilets jaunes et plusieurs contre la réforme des retraites et on a participé à des actions de désobéissance du mouvement écologiste.

Jérémy Bernard © Pierre Delareux pour LVSL

LVSL – Le dernier épisode de la série parle des médias et du mépris de la télévision envers les scientifiques et l’idée d’effondrement. Quel rapport entretenez-vous aujourd’hui avec les médias et leur traitement du problème ?

Guillaume – Ce que dit notre scientifique dans l’épisode est ce que l’on pense : les politiques et les médias mainstream n’ont pas su prendre leurs responsabilités et ne sont pas à la hauteur du défi. La terminologie de « chiens de garde » est encore d’actualité et la mainmise des puissances d’argent sur les médias est flippante.

Bastien – La classe politique est déjà au courant de tout, de la même façon qu’ils savaient ce qu’il se passait en banlieue avant de voir Les Misérables cette année. Au fond, je préférerais me dire que tout ça n’est qu’un complot : ça voudrait dire que des gens dirigent quelque chose dans cette crise. Le problème est que ce n’est pas le cas. Ce ne sont que des intérêts de nantis et de puissances privées occidentales. Ce sont les grandes puissances de nos pays qui créent ces désastres.

LVSL – Quels sont vos projets à venir ?

Bastien – On arrête tout et on prend le maquis ! (rire)… Plus sérieusement, on réfléchit encore à ce qu’on va faire, et on ne peut pas encore trop en parler concrètement, mais ça va certainement parler de maquis. On est vraiment tentés par le long-métrage.

Guillaume – On est aussi en plein dans L’Atelier 7, qui est une résidence de création, sans profs ni programme, avec des intervenants. On va lancer une session cet été d’un mois, où on y accueillera 22 participants, 11 filles et 11 garçons, où on leur ramènera du matériel pour qu’ils puissent créer ensemble ce qu’ils veulent.

LVSL -Cet atelier se fait en réaction à quelque chose ?

Guillaume – On a surtout envie de créer ce qu’on a envie de voir exister, mais c’est aussi en réaction avec la manière dont on a appris le cinéma. C’est une remise en question de l’éducation de façon générale. Le choix de création y sera total. On veut expérimenter une « école démocratique » où les participants font la vie de cette résidence, choisissent et se réunissent toutes les semaines pour décider des projets qu’ils ont envie de faire.

Frédéric Keck : « Nous sommes en 1914 et Jaurès nous manque à nouveau »

@Jérôme Bonnet/Modds

Si les événements de ces dernières semaines ont surpris beaucoup de nos concitoyens, Frédéric Keck est peut-être l’une des rares personnes qui s’y attendaient ou qui s’y préparaient. Philosophe et anthropologue, spécialiste de l’étude des crises sanitaires liées aux maladies animales, le directeur du Laboratoire d’Anthropologie sociale devait sortir ce printemps chez Zones Sensibles son nouveau livre Les sentinelles des pandémies. Chasseurs de virus et observateurs d’oiseaux aux frontières de la Chine. En attendant que la levée du confinement nous permette de nous procurer son livre, il fait le point dans cet entretien sur ce que dix ans d’observation ethnographique des « sentinelles » asiatiques – Hong-Kong, Singapour et Taïwan – lui ont appris de la préparation des pandémies. Surtout, il s’attarde sur l’échec de l’anticipation européenne, sur ses causes profondes dans l’histoire des guerres mondiales et, de l’Affaire Dreyfus au socialisme jaurésien, sur les ressources insoupçonnées qu’il nous faudra investir pour anticiper les prochaines crises, qui ne manqueront pas d’arriver du fait des transformations écologiques signalées par les émergences virales. Milo Lévy-Bruhl est doctorant en philosophie politique. Entretien en collaboration avec Hémisphère gauche.


Milo Lévy-Bruhl : L’OMS annonce depuis des décennies l’advenue imminente d’une pandémie mondiale meurtrière, nous y sommes. L’ampleur des désordres est inédite tout comme le sont les mesures prises pour y faire face. Peut-on dire que nous sommes en guerre ?

Frédéric Keck : Je crois qu’il faut comprendre ce que signifie déclarer la guerre à un virus pandémique. Les discours du président de la République les 12 et 16 mars ont eu de l’efficacité pour imposer des mesures de confinement inédites parce qu’ils déclaraient la guerre sans désigner un ennemi derrière une frontière. La « drôle de guerre » dans laquelle nous sommes entrés alterne entre l’attente pour le plus grand nombre et la Blitzkrieg pour ceux qui en sont les victimes. Surtout, nous ne savons pas qui est l’ennemi, parce qu’il est invisible et qu’il circule parmi nous depuis des semaines. En ce sens, la guerre aux pandémies ressemble à la guerre globale contre le terrorisme, parce qu’elle pousse jusqu’à ses conséquences ultimes son dispositif.

MLB : La guerre dont parle le président de la République récapitule donc tout l’imaginaire guerrier français depuis la Première guerre mondiale ?

FK : Il faut comprendre ce que signifie déclarer la guerre avant d’analyser à qui on la déclare, car la déclaration de guerre mobilise un imaginaire très puissant et très archaïque. Bergson analyse dans Les deux sources de la morale et de la religion l’effet qu’a eu sur lui la déclaration de guerre de 1914, en la comparant au récit de William James sur le tremblement de terre de San Francisco, qu’il disait ressentir comme une personnalité familière, et aux rituels par lesquels les chasseurs des sociétés sauvages invoquent l’esprit de leurs proies pour qu’elles consentent à être tuées. Lorsque j’analyse les technologies par lesquelles nous nous préparons à des catastrophes comme des pandémies, des tremblements de terre, des ouragans, des attaques terroristes, je note la même utilisation des compétences qui étaient celles des sociétés de chasseurs. Dans les sociétés de chasseurs, en effet, la guerre est un état permanent, toute relation sociale est potentiellement une relation guerrière entre proie et prédateur.

Plus largement, je suis frappé par les analogies entre la situation que nous vivons et celle de 1914, peut-être sous l’influence des virologues qui parlent du caractère cyclique des pandémies venues de Chine : 1918, 1957, 1968. De même, la période 1871-1945 était un cycle de guerres mondiales qui partaient de l’Allemagne – et peut-être même faut-il remonter à la Révolution Française qui a rendu manifeste la tension entre la « civilisation » française et la « culture » allemande.  En 1914 la France déclarait la guerre à l’Allemagne pour prendre sa revanche sur la nation industrialisée qui l’avait défiée et humiliée en 1871, parce que l’Allemagne était alors la seule nation à s’être construite non sur l’universalité du discours ou l’efficacité de l’échange mais sur la puissance technologique. Alors que les scientifiques travaillaient jusque là des deux côtés du Rhin dans une simple atmosphère normale de rivalité, comme Pasteur et Koch par exemple, il fallait, pour déclarer l’Allemand ennemi, le naturaliser comme Boche, un peu comme lorsque Trump parle du « virus chinois ». Surtout, les nations européennes sont entrées dans la guerre comme des « somnambules », pour reprendre l’expression de l’historien Christopher Clark [1], en sachant qu’elles mettaient fin à la « Belle Epoque » où les grandes capitales européennes pouvaient rivaliser dans le luxe capitaliste et la conquête du monde. Elles ne savaient pas combien de temps la guerre allait durer parce que les armes qui servaient au début de la guerre devaient sans cesse être améliorées et remplacées. De même, nous entrons dans une nouvelle période avec ces techniques de confinement, de surveillance, de dépistage, de réanimation dont nous ne savons pas comment elles vont mettre fin à la pandémie, mais dont nous savons déjà qu’elles ont modifié en profondeur nos existences. Nous savons aussi que nous ne retrouverons plus l’innocence du temps où nous pouvions prendre l’avion avec un billet acheté d’un clic pour aller au bout du monde.

MLB : En quel sens vivons-nous à notre tour la fin d’une « Belle Époque » ?

FK : La période qui s’achève peut être repérée par les bornes 1976-2019 pour continuer le parallèle avec la période 1871-1914. 1976, c’est l’apparition d’Ebola en Afrique centrale et le prix Nobel de médecine donné à Carlton Gajdusek pour ses recherches sur le kuru qui serviront à comprendre la transmission zoonotique du prion causant la « maladie de la vache folle ». Il s’agit d’un des rares prix Nobel attribués à des recherches sur les maladies infectieuses émergentes, car la communauté scientifique pensait alors que les maladies infectieuses appartenaient au passé après l’éradication de la variole. 1976, c’est aussi la fin de la guerre du Vietnam, marquée par le fiasco de la grippe porcine : désireux de reprendre le contrôle sur leur territoire, les gouvernement américain vaccine 10% de la population contre un virus H1N1 proche de la grippe espagnole de 1918, qui s’était probablement échappé d’un laboratoire soviétique, mais doit arrêter parce qu’un grand nombre de syndromes de Guillain-Barré se déclarent après la vaccination. 1976, c’est aussi la mort de Mao Zedong et l’avènement de Deng Xiaoping, qui comprend que l’accomplissement du projet maoïste de mettre fin à deux siècles d’humiliation de la Chine par l’Occident ne peut se faire qu’en adoptant les technologies occidentales de développement. Il est étonnant de noter que 1976, c’est aussi l’année où Michel Foucault fait un cours sur la biopolitique qui marque une rupture dans son œuvre en lançant des formules prémonitoires, mais qui manque ce qui se passe en Asie et en Afrique parce qu’il reste focalisé sur les transformations de la sécurité sociale en Europe et aux États-Unis.

Pendant toute cette période qui va de 1976 à 2019, les virologues ont construit un scénario selon lequel les transformations que l’espèce humaine impose à son environnement (élevage industriel, urbanisation, construction d’infrastructures de transport, déforestation, changement climatique…) multiplient les chances de contacts entre les humains et les animaux sauvages porteurs de nouveaux pathogènes, et la transmission très rapide de ces pathogènes sur toute la planète. Ce scénario, dont les deux grands penseurs sont l’Australien d’origine britannique Frank Macfarlane Burnet et l’Américain d’origine française René Dubos [2], est actualisé par la construction de laboratoires permettant de surveiller les mutations des virus à travers le monde, comme ceux que Kennedy Shortridge et Robert Webster, deux élèves de Burnet, construisent à Hong Kong et Memphis. Il est confirmé par une série d’émergences virales : la grippe aviaire H5N1 en 1997, le SRAS-Cov en 2003, la grippe porcine H1N1 en 2009, le MERS-Cov en Arabie Saoudite en 2012, enfin le SRAS-Cov2 en 2019. L’analogie avec 1914 fonctionne là aussi : il y a eu de multiples événements entre 1871 et 1914 qui annonçaient la conflagration européenne puis mondiale, mais seule la déclaration de guerre montrait qu’on basculait vraiment dans une nouvelle réalité. La différence majeure entre 1914 et aujourd’hui, finalement, c’est que l’Europe n’est plus le centre du monde mais la périphérie, et que la conflagration se joue surtout entre la Chine et les États-Unis qui sont les deux puissances mondiales depuis la fin de la guerre froide – dont 1976 pourrait être une des dates.

« Nous menons une guerre avec des armes venues d’un autre temps. »

MLB : Peut-on dire que la Chine et les États-Unis ont davantage anticipé et préparé la pandémie que l’Europe ?

FK : Je crois en effet que notre difficulté à comprendre la guerre qui est devant nous vient du fait que nous la faisons avec des technologies et des armes qui viennent d’un autre temps. Pendant un siècle, les gouvernements de l’Europe ont pacifié le continent et conquis le reste du monde en s’appuyant sur des techniques de prévention des maladies qui leur permettaient de calculer les risques sur leur territoire par des savoirs statistiques et de mutualiser ces risques dans leurs populations par des techniques d’assurance. C’est le fondement de la sécurité sociale, qui est formalisée au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale mais qui est construite dès les premières techniques juridiques de compensation pour les accidents industriels un siècle plus tôt. C’est ce que François Ewald [3] a décrit comme l’histoire « l’État-providence », qui s’interrompait selon lui dans les années 1970 du fait de la privatisation des assurances, et Jean-Baptiste Fressoz [4] comme l’histoire de « l’apocalypse joyeuse », où les sociétés européennes entraient dans la catastrophe écologique avec le coussin amortisseur du calcul des risques.

Or je soutiens que d’autres techniques d’anticipation du futur se sont construites en parallèle, qui sont des techniques de préparation aux catastrophes consistant à imaginer l’événement catastrophique peu probable comme s’il était déjà réalisé de façon à en limiter les dégâts. Mes collègues américains – Paul Rabinow, Andrew Lakoff, Stephen Collier [5] – datent ces techniques de la fin de la Seconde Guerre Mondiale avec l’anticipation par le gouvernement américain d’une attaque nucléaire par les Soviétiques. Je fais l’hypothèse que ces techniques étaient déjà disponibles à la fin du dix-neuvième siècle en Europe à travers la préparation à la guerre mondiale et à la grève générale. Ce qui est certain, c’est que ces techniques sont transférées après la guerre froide à la gestion des épidémies et des catastrophes naturelles. Quoi qu’il en soit, on peut distinguer trois techniques de préparation aux catastrophes – ce que j’appelle les trois S, qui sont en fait redoublés : les Sentinelles, qui envoient des Signaux d’alerte précoce, les Simulations, qui mettent en scène des Scénarios du pire cas, et le Stockage de biens prioritaires, qui se distingue du Stockage ordinaire (en anglais : stockpiling et storage). Toutes les discussions sur la préparation portent sur le bon usage de ces techniques, c’est-à-dire leur bonne distribution dans la société de façon à préparer les populations aux catastrophes à venir.

MLB : Pourtant l’Europe a semblé aller plus loin que la prévention avec le fameux principe de précaution…

FK : Le principe de précaution, qui a émergé en Allemagne dans les années 1970 pour justifier l’opposition à l’industrie nucléaire, a servi aux sociétés européennes – et notamment la France, qui l’a inscrit dans sa Constitution en 2005 – à passer graduellement de la prévention à la préparation, un peu comme un coussin amortisseur lui permettant d’éviter un basculement intellectuel et technologique trop violent. Le principe de précaution implique en effet, face à une menace diffuse et nouvelle, de maximiser les risques pour justifier une intervention massive qui, rétrospectivement, fera apparaître le risque comme faible. D’où les controverses infinies et indécidables sur le principe de précaution : en fait-on trop ou pas assez ? Le principe de précaution est infalsifiable puisque de toutes façons les gouvernements préfèrent en faire trop pour annuler la possibilité même de montrer qu’ils auraient pu faire autrement. C’est ce qui a été fait avec l’abattage massif des bovins soupçonnés de porter la maladie de la vache folle en 1996, avec l’abattage des volailles contre la grippe aviaire en 2005, avec la commande massive de vaccins contre la grippe porcine en 2009. Quand il a dû justifier le confinement face aux nouvelles menaces du Covid-19, le président de la République a créé un comité d’experts ad hoc pour justifier, sur la base de modèles épidémiologiques construits à l’Imperial College de Londres, que cette mesure éviterait des centaines de milliers de morts. Contrairement à ce qu’espéraient les sociologues des sciences [6], le principe de précaution n’est pas devenu le moteur d’une participation de la société civile à l’expertise scientifique, mais d’une instrumentalisation de l’expertise scientifique par le pouvoir politique pour justifier une nouvelle forme de souveraineté dans les sociétés néo-libérales.

MLB : À l’inverse, les pays asiatiques ont considérablement investi dans les techniques de préparation, notamment à la suite de l’épidémie de SRAS de 2003.

FK : En effet la préparation a été mieux comprise en Asie qu’en Europe et aux États-Unis, et les sociétés asiatiques ont même retourné les technologies conçues en Occident pour mettre fin à l’humiliation occidentale qu’elles perçoivent depuis deux siècles. C’est peut-être conjoncturel, puisque la crise du SRAS en 2003 a permis à ces sociétés de se préparer à l’émergence d’une nouvelle souche virale venue des animaux, comme l’a fait la Chine en inaugurant en 2017 un laboratoire de biosécurité P4 construit avec le soutien des Français, le seul laboratoire de ce type en Asie, qui fait de Wuhan une sentinelle des pandémies au centre de la Chine en rivalité avec Hong Kong sur ses frontières. Par ailleurs, l’Organisation Mondiale de la Santé ayant joué un rôle central depuis 2003 dans la mise en concurrence des sentinelles des pandémies, la Chine a compris dès le Règlement Sanitaire International de 2005 qu’il fallait qu’elle contrôle ce jeu. Elle a donc fait élire Margaret Chan directrice de l’OMS en 2006, après qu’elle ait géré les crises de grippe aviaire et de SRAS à Hong Kong entre 1997 et 2003, puis Tedros Adhanom Ghebreyesus en 2017, du fait des bonnes relations entre la Chine et l’Ethiopie. Résultat, la Chine a aussi poussé l’OMS à donner à la nouvelle maladie le nom le plus neutre possible – Covid-19 – de façon à faire oublier son origine chinoise, alors que les scientifiques du Centre for Disease Control aux États-Unis ont imposé de parler de SRAS-Cov2 pour rappeler les ressemblances entre cette maladie et celle qui a fait trembler l’Asie en 2003 en se diffusant également à Toronto. J’ai parlé de « classement de Wuhan » pour décrire la façon dont l’OMS compare les performances des Etats européens face au Covid-19 en m’inspirant du « classement de Shanghai » par lequel les autorités européennes notent les performances de leurs universités à partir d’indicateurs fictifs construits par la bureaucratie chinoise.

« Chaque transformation que l’espèce humaine impose à son environnement est suivie d’une maladie animale qui signale cette transformation. »

MLB : Vos travaux montrent aussi que la tendance à la préparation à l’émergence de pathogènes d’origine animale, comme les virus de grippe aviaire et les coronavirus de chauve-souris, n’est pas seulement conjoncturelle mais aussi structurelle.

FK : Le principe de précaution est profondément enraciné dans ce que Philippe Descola appelle l’ontologie naturaliste, qu’on trouve dans l’Occident moderne et qui repose sur une coupure entre les humains, dotés d’âmes et d’intentions, et les non-humains, conçus comme des étendues de matière inanimée. C’est ce qui justifie que l’on puisse abattre des millions de bovins ou de volailles pour éviter la transmission d’un pathogène qui infecterait les humains : les bovins et les volailles malades sont considérées comme des marchandises défectueuses bonnes pour la casse ou l’équarrissage. La préparation implique davantage une ontologie que Descola qualifie d’animiste : il faut prêter une intention aux virus pour pouvoir suivre leurs mutations à travers le réservoir animal, ce qui conduit à donner un sens aux discours apparemment new age selon lesquels « la nature se venge ». Chaque transformation que l’espèce humaine impose à son environnement est suivie d’une maladie animale qui signale cette transformation, et il faut que les humains entendent ces signaux d’alerte envoyés par les animaux. J’ai été très frappé, dans les entretiens que j’ai mené avec des citoyens chinois ordinaires, de voir que ce discours de la vengeance de la nature était parfaitement compris et qu’il n’était nullement incompatible avec une compréhension scientifique des mécanismes de mutation et de sélection des virus, ce qui vient peut-être de l’introduction importante de la biologie darwinienne dans la Chine républicaine des années 1920, mais aussi de ses affinités avec une conception cyclique de la nature que l’on trouve dans le Classique des mutations (Yi jing).

J’ai voulu tester cette hypothèse d’une meilleure prise de la préparation dans la cosmologie chinoise en regardant comment une pratique occidentale, le birdwatching ou l’ornithologie, était appropriée en Chine. Cela commence avec les premiers observateurs européens comme Robert Swinhoe ou Armand David au XIXe siècle, puis les sociétés d’ornithologues souvent pilotées dans les années 1950 par des militaires anglais ou américains à Hong Kong et Taïwan, puis des sociétés beaucoup plus sinisées dans les années 1990 avec un idéal de « science citoyenne » mais aussi une aspiration à la rencontre avec un oiseau dans son environnement naturel qui permet de le regarder « les yeux dans les yeux », et enfin l’enrôlement de ces sociétés dans la préparation à la grippe aviaire par la collecte d’échantillons pour les analyses en laboratoires. On pourrait faire le même type d’analyse pour les sociétés d’observateurs des chauves-souris, qui sont de plus en plus nombreuses en Europe et en Asie. Comme les ornithologues se présentent souvent comme des chasseurs repentants (sinon eux-mêmes, du moins la filiation intellectuelle dans laquelle ils s’inscrivent), on retrouve chez eux cette passion des « chasseurs de virus » pour la possibilité de suivre les animaux dans leur environnement sauvage, et à la limite de s’identifier à eux par les pathogènes que nous partageons en commun.

MLB : In fine, la Chine a réussi à gérer son épidémie et, écrivez-vous, elle met désormais au défi le reste du monde. Les économies occidentales sont à l’arrêt et reproduisent le confinement de Wuhan, qui est lui-même, bien que la plupart des commentateurs en Europe l’ignorent, inspiré de celui du Vietnam en 2003. L’Italie et la Slovénie se tournent vers la Chine plutôt que vers l’Union Européenne et la France instaure avec elle un pont aérien pour obtenir le matériel dont elle manque cruellement… La Chine s’impose sous nos yeux comme la première puissance mondiale.

FK : Nous entrons en effet dans une nouvelle ère du capitalisme marquée par la prééminence chinoise, qui était décrite depuis trente ans comme une « puissance émergente » mais qui apparaît à présent comme un leader mondial, capable de maîtriser une épidémie sur son territoire – l’ironie étant que depuis trente ans, ce discours s’accompagne du discours inverse sur la Chine comme réservoir de maladies infectieuses émergentes, comme la face obscure ou la part maudite de la puissance économique –  mais aussi d’aider le reste du monde à la contrôler par l’envoi massif de masques, de produits pharmaceutiques, de réactifs pour les tests de dépistage fabriqués sur son territoire. A ce titre, la Chine de Deng Xiaoping a réussi son pari de faire de la rétrocession de Hong Kong en 1997 le signe d’une nouvelle ère mettant fin à deux siècles d’humiliation coloniale qui ont permis aux Britanniques, par les guerres de l’opium en 1840, et aux Français, lors du sac du palais d’Été en 1860, de contrôler l’économie chinoise. Selon ce récit traumatique, qui justifie les pires errements de l’ère maoïste, il a fallu trente ans d’isolement de la Chine du reste du monde pour construire une population forte et unifiée capable d’absorber les outils technologiques de l’Occident, alors que ceux-ci avaient divisé la population entre la majorité paysanne et les élites urbaines pendant la période républicaine. La Chine moderne s’est toujours définie par sa capacité à maîtriser les épidémies, pour répondre aux défaillances de la Chine impériale qui n’avait pas su le faire, ce qui, dans la conception chinoise du « mandat céleste » (geming, qui signifie aussi « révolution »), est le signe de la nécessité de changer de régime. Sun Yat-Sen, le premier président de la Chine républicaine en 1911, avait fait des études de médecine à l’Université de Hong Kong et Mao Zedong, fondateur de la République Populaire de Chine en 1949, utilisait régulièrement la rhétorique de la guerre contre les virus pour mobiliser sa population, notamment depuis la guerre de Corée en 1950 au cours de laquelle il avait accusé les Américains d’utiliser les armes bactériologiques fabriquées par les Japonais. Xi Jinping, qui se conçoit comme l’héritier de cette histoire millénaire et est le premier empereur chinois nommé à vie dans la Chine moderne (même Mao Zedong n’avait pas eu cet honneur), en est parfaitement conscient. Le rapport publié par l’OMS le 28 février, qui décrit les mesures adoptées en Chine contre le Covid-19 comme un modèle pour le reste du monde, marque une victoire symbolique de Xi Jinping – même si les contestations montent sur la sincérité du nombre de victimes déclarées par la Chine à l’OMS. 

« La préparation aux épidémies oscille entre techniques cynégétiques et techniques pastorales. »

MLB : Une ombre au tableau, les semaines de retard des autorités chinoises dans l’identification de l’épidémie qui ont attisé les critiques de la population.

FK : La figure de Li Wenliang, ce jeune ophtalmologue de 33 ans décédé du Covid le 7 février en laissant sa femme enceinte infectée et après avoir alerté en vain les autorités de Wuhan dès le 30 décembre sur la dangerosité du coronavirus causant des pneumonies atypiques près d’un marché aux animaux, est en effet une épine majeure dans le récit que Xi Jinping fait de la maîtrise de l’épidémie de Covid-19 par la Chine, car elle a suscité un élan compassionnel inédit sur les réseaux sociaux chinois. On peut concevoir en effet que cette épidémie aurait pu être arrêtée à ce stade si l’alerte de Li Wenliang avait été entendue. Ce fait me conduit à une distinction importante, que je n’avais pas pu établir dans mon travail sur la grippe aviaire [7], entre sentinelle et lanceur d’alerte, car les virologues de Hong Kong avaient joué ces deux rôles depuis 1997. On peut dire rétrospectivement que Wuhan a bien joué son rôle de sentinelle en identifiant très rapidement les ressemblances génétiques entre le SARS-Cov2 et un virus prélevé sur une chauve-souris en 2018. Mais elle n’a pas joué le rôle de lanceur d’alerte parce que les autorités locales et provinciales à Wuhan ont eu peur d’envoyer de mauvaises nouvelles à Pékin. Elles ont été sanctionnées pour cela, puisqu’elles ont été remplacées par de nouvelles autorités plus fidèles au pouvoir central. Mais le remplacement des fonctionnaires corrompus ou incompétents ne met pas fin au manque le plus criant en Chine : celui d’une opinion publique dans laquelle les lanceurs d’alerte peuvent s’exprimer librement [8].

Il ne faut cependant pas en conclure que la Chine ou l’Asie ne pourraient pas gérer les pandémies à venir du fait d’une tradition disciplinaire séculaire, d’un totalitarisme autoritaire ou d’un despotisme oriental. Je vois plutôt les tensions actuelles autour de la gestion des épidémies en Chine comme un gradient entre les techniques cynégétiques (relatives à la chasse) et les techniques pastorales qui est très différent du nôtre mais qui ne résulte pas d’une culture incommensurable, plutôt de tournants ontologiques différents pris au cours de l’histoire humaine. On peut dire que les sociétés européennes et les sociétés chinoises partagent le même fond analogiste, au sens que Philippe Descola a donné à ce terme pour décrire le culte des correspondances cosmologiques dans des sociétés impériales, mais que les Chinois l’orientent davantage vers l’animisme alors que les sociétés européennes l’orientent davantage vers le naturalisme. Les sociétés européennes ont bâti le pouvoir pastoral autour d’un sacrifice – c’est-à-dire la destruction rituelle d’un animal ou d’un humain –  offert à un Dieu transcendant qui garantit l’unité du peuple par une loi. Les sociétés chinoises le conçoivent plutôt comme un système de correspondances ou d’analogies dans lequel le sacrifice permet de réinstaurer un ordre immanent après une crise, sans qu’il soit pour cela nécessaire d’invoquer un Dieu ou une Loi. La mort de Li Wenliang peut ainsi être comprise par le pouvoir chinois comme un sacrifice nécessaire à la construction d’une nation chinoise plus forte après la pandémie, et non comme l’instauration d’une justice transcendante à cette nation, ce qui est le fondement de l’espace public en Europe depuis les Lumières. Heureusement, d’autres territoires chinois comme Hong Kong, Taïwan ou même Singapour ont intégré cette conception européenne de l’espace public comme arène démocratique dans laquelle la décision souveraine est soumise au jugement du peuple et non seulement aux signes de changement de mandat céleste. C’est pourquoi il faut regarder attentivement ce qui se passe dans ces trois territoires que je décris comme les sentinelles de la pandémie, car le propre de la sentinelle est justement qu’elle refuse de se laisser sacrifier pour pouvoir porter ses signaux d’alerte le plus loin possible et qu’une nouvelle forme de justice en émerge.  En cela, la sentinelle est une technique cynégétique qui résiste à la forme pastorale du biopouvoir sacrificateur, aussi bien européenne (sacrifice de l’immanence à la transcendance) que chinoise (sacrifice comme rétablissement de l’immanence). Je crois que ce qui doit être répliqué pour nous préparer aux pandémies, ce sont les sentinelles, pas le sacrifice.

MLB : Si notre tradition est pastorale, où trouverons-nous des ressources pour mettre en place des sentinelles sans les sacrifier ?

FK : C’est tout l’enjeu de la réflexion que j’ai menée sur l’Affaire Dreyfus à travers un livre que j’ai rédigé récemment sur la famille Lévy-Bruhl [9]. Je fais en effet l’hypothèse selon laquelle Dreyfus a été perçu par le philosophe Lucien Lévy-Bruhl, son cousin par alliance, comme une sentinelle qui envoie des signaux d’alerte sur les catastrophes qui menacent les Juifs et, à travers eux, l’idéal des Lumières dont les juifs de France ont été au dix-neuvième siècle l’incarnation. Je fais aussi l’hypothèse selon laquelle Lévy-Bruhl n’a compris cette leçon de l’Affaire Dreyfus que rétrospectivement à travers des figures de « justes » qu’il rencontre dans d’autres sociétés, comme Rizal aux Philippines, Rondon au Brésil, Nguyen au Vietnam. Et j’éclaire ainsi sa fameuse analyse de la « mentalité primitive » comme un ensemble de techniques de vigilance qui permettent aux sociétés de se préparer à des menaces à venir sans recourir à la forme étatique du sacrifice. Cela ne signifie donc pas que Lévy-Bruhl projette sur les « sociétés primitives » une expérience du Juif antérieur à l’émancipation, car alors on pourrait dire que la coupure qu’il établit entre « mentalité primitive » et « mentalité civilisée » passe à l’intérieur du juif moderne, mais plutôt qu’il éclaire par l’analyse des données ethnographiques sur les sociétés coloniales une expérience qui est celle du juif moderne confronté à l’injustice et ne pouvant s’appuyer sur l’État pastoral pour la réparer ; ceci explique à mes yeux la résistance de Lévy-Bruhl à la sociologie durkheimienne du sacré et du sacrifice.

J’ai retrouvé une conception similaire des sentinelles chez Claude Lévi-Strauss tout d’abord, dont toute l’opposition à la sociologie durkheimienne vient de son refus de la compréhension de la Seconde Guerre Mondiale comme un sacrifice, et qui fait une lecture non-sacrificielle de la crise des vaches folles en 1996, et chez Amotz Zahavi, un ornithologue israélien qui publie en 1997 une « théorie du handicap » selon laquelle les vivants peuvent envoyer des « signaux coûteux » qui ont une valeur non utilitaire mais esthétique, car ils leur donnent un avantage comparatif dans des relations concurrentielles entre proie et prédateur mais aussi entre mâles et femelles, comme la fameuse « queue du paon » qui était déjà une énigme pour Darwin [10]. Or Zahavi a conçu cette théorie, qui est aujourd’hui unanimement acceptée mais qui apparaissait alors comme absurde, en observant des oiseaux, les babblers ou cratéropes écaillés, qui avaient des comportements de sentinelles dans le désert du Néguev. La force de son observation et de son interprétation était de dire que les sentinelles, en communiquant avec les prédateurs au lieu de les agresser, ne se sacrifiaient pas pour le collectif mais augmentaient leur capital de prestige – un argument qui avait du poids dans la lutte entre les « colombes » et les « faucons » dans l’Etat d’Israël.

Le point commun à Lévy-Bruhl, Lévi-Strauss et Zahavi, c’est de mettre en valeur des techniques cynégétiques – des formes de communication entre prédateur et proie permettant de pallier les incertitudes de leurs interactions – alors que la tradition juive s’est plutôt construite à partir de techniques pastorales. C’est un point dont j’ai discuté avec le directeur du zoo de Jérusalem en 2015, qui était aussi le président de l’Association des zoos européens : il n’y a pas de tradition cynégétique en Israël, ce sont toujours les peuples voisins qui chassent, et le rôle d’Israël est de civiliser les chasseurs en les soumettant à la Loi. Est-ce qu’il n’y aurait pas une forme de dissidence interne à la tradition juive à travers cette ethnologie et cette ornithologie des sentinelles ? Si oui, les Juifs européens ont peut-être des ressources de préparation dans leurs rapports avec leurs « tribus » voisines.

« Le socialisme jaurésien nous permettrait de nous préparer aux catastrophes à venir.»

MLB :  Théodore Herzl a en effet conçu le projet sioniste comme une réponse au signal d’alerte que fut la condamnation de Dreyfus, mais il a entraîné une grande partie des Juifs hors l’Europe dans une sorte de nouveau projet pastoral. Que reste-t-il alors à l’intérieur de l’Europe comme ressources pour mieux nous préparer aux catastrophes à venir ?

FK : Je crois que le socialisme jaurésien nous permettrait de nous préparer aux catastrophes à venir de façon plus juste que le socialisme chinois, parce qu’il intègre l’idéal moderne de la liberté. C’est ce que dit très clairement Lucien Lévy-Bruhl au lendemain de la Première Guerre Mondiale en distinguant le socialisme européen du socialisme asiatique dans un article que j’ai récemment réédité [11]. Jaurès avait en effet pour vocation d’adapter le socialisme allemand au peuple français, c’est-à-dire un peuple à la fois passionné par l’universalisme de l’idéal et enraciné dans le goût du sensible – c’est pourquoi il passait tant de temps et d’énergie dans les banquets républicains où l’on faisait de beaux discours et où l’on mangeait de grands repas. Jaurès, issu d’une famille d’officiers, formé dans la philosophie kantienne qui régnait alors à l’École Normale, a converti dans la défense des mineurs de Carmaux l’engagement militaire de ses ancêtres et la rhétorique de ses condisciples. D’où son obsession, en tant que philosophe et militant, pour la préparation de la grève générale : si la grève arrive, les prolétaires seront-ils assez forts pour la faire tenir et gagner des droits sur le patronat ? C’est aussi le sens de l’Armée Nouvelle, le livre qu’il publie en 1911 après avoir lu les plans de préparation de l’état-major à une guerre contre l’Allemagne, dans lequel il reprend l’idéal de l’armée révolutionnaire de Valmy pour l’organiser concrètement et faire de l’engagement du prolétariat dans le conflit avec l’Allemagne la condition d’une attribution de droits sociaux au sortir de la guerre. C’est enfin et surtout le sens de son engagement dans l’Affaire Dreyfus : si l’état-major français est capable de commettre une erreur de raisonnement comme celle qui a conduit Dreyfus à Cayenne, il sera incapable de faire face à un état-major allemand mieux équipé et organisé. Jaurès inscrit donc toute sa réflexion sur le socialisme international dans la nécessité de préparer la France à une grève générale d’abord, à une guerre mondiale ensuite, en intégrant la tradition juridique et politique française.

MLB : Constatant que l’Allemagne était mieux préparée, les proches de Jaurès intégrèrent le ministère de l’armement derrière Albert Thomas. Y a-t-il des leçons à tirer pour notre présent immédiat de leur gestion de la crise de la Première Guerre Mondiale ?

FK : Après l’assassinat de Jean Jaurès mais aussi la mort au combat de leur ami Robert Hertz, Lucien Lévy-Bruhl entre avec Maurice Halbwachs et François Simiand au ministère de l’armement où Albert Thomas, député proche de Jaurès, était sous-secrétaire d’État en charge de l’équipement militaire sous la tutelle d’Alexandre Millerand. Il s’agissait pour eux de contribuer par un travail de statistique et de propagande à ce qu’on appelait « l’effort industriel de la France », en convertissant des usines d’automobiles comme Renault en usines de guerre. C’était une forme de nationalisation qui ne disait pas son nom, anticipant les grandes nationalisations qui eurent lieu après 1945. L’industrie, qui s’était développée en France de manière autoritaire puis libérale sous le Second Empire et la Troisième République, était ainsi reprise en main par un pouvoir socialiste au service de l’effort militaire. Cela a conduit à un ensemble de nouveaux droits sociaux au sortir de la guerre comme la journée de huit heures pour rendre justice aux travailleurs et travailleuses qui avaient servi dans les usines de guerre. On pourrait imaginer aujourd’hui des formes de nationalisation comparables, non seulement des banques pour éviter leur faillite comme lors de la crise financière de 2008, mais aussi des grandes entreprises de distribution comme Amazon et Leclerc, pour organiser leurs conditions de travail et éviter qu’elles n’entrent en concurrence déloyale avec les petites librairies ou les marchés de village. Emmanuel Macron a beaucoup fait référence à Clémenceau dans sa communication depuis la début de la pandémie, pour justifier l’effort du personnel hospitalier sur la première ligne de front et le soutien que devait lui apporter le reste de la population sur l’arrière-front, mais il n’a pas assez parlé des travailleurs qui continuent de faire fonctionner la nation en temps de confinement, comme les caissières, les employés des entreprises de livraison, les ouvriers du clic qui font tourner les sites d’achat en ligne…Il y avait pourtant ces éléments dans ses discours de déclaration de guerre qui parlaient de la solidarité. Nous sommes en 1914 et Jaurès nous manque à nouveau.

« Je vois des signes de solidarité internationale dans l’échange de signes d’information entre les sentinelles des pandémies. »

MLB : Le lendemain de l’assassinat de Jaurès, la déclaration de guerre signifiait aussi l’échec de l’Internationale socialiste et de l’idéal de solidarité qu’il portait. Voyez-vous des signes de cette solidarité aujourd’hui ? Au contraire, le monde qui sortira de la crise du coronavirus n’est-il pas davantage susceptible de se replier sur lui-même ?

FK : Le risque de repli est fort, en particulier si la pandémie s’installe durablement en Afrique et en Amérique, justifiant de nouvelles périodes de confinement lorsque l’Europe aura levé les premières mesures. On voit mal comment le confinement peut être compatible avec un exercice plein et entier de la solidarité, même si l’on peut s’émerveiller des nouvelles formes de communication en ligne et applaudir le personnel hospitalier sur son balcon. Pour que la solidarité s’exerce, il faut qu’il y ait une forme d’activité commerciale, puisque la solidarité consiste justement à se prémunir des maladies qui peuvent émerger de cette activité commerciale elle-même. En cela, le solidarisme est une tentative de rendre compatible le socialisme et le libéralisme : c’est un remède par le socialisme – c’est-à-dire la formulation d’un idéal social commun à tous les membres d’un collectif – aux maux du libéralisme – c’est-à-dire un excès de liberté de circuler, échanger, discuter…  Et c’est pourquoi il est incompatible à mes yeux avec le protectionnisme, qui consiste à replier le collectif sur des frontières, dont la pire version est celle de l’Amérique de Trump qui utilise la souveraineté économique comme une forme hyper-agressive de concurrence libérale.

Je vois des signes de solidarité aujourd’hui dans l’échange de signes d’information entre ce que j’appelle les sentinelles des pandémies. Hong Kong, Taïwan et Singapour ne doivent pas être conçus comme des modèles de surveillance des pandémies qu’il faudrait appliquer en Europe avec des technologies informatiques sophistiquées. Ce sont plutôt des tentatives d’inventer des formes de détection précoce des pandémies compatibles avec les libertés publiques auxquelles nous sommes attachés. Ce sont des scientifiques connectés à des ordinateurs pour suivre les mutations des virus, mais aussi des corps exposés à des maladies respiratoires qui signalent les maux que nous avons imposés à notre environnement. C’est la base d’une solidarité non seulement entre les scientifiques – car le mélange de concurrence et de collaboration qui est au fondement de la science moderne est au principe de la solidarité – mais aussi entre les générations – entre les plus jeunes et les plus âgés, car c’est la base de la transmission de savoirs -, entre les nations et entre les espèces animales ; j’avoue avoir du mal à concevoir une solidarité avec les plantes et les arbres, mais je peux essayer d’aller jusque-là si je pars de crises mettant en jeu ensemble la santé des animaux et des plantes.

MLB : Vinciane Despret souligne dans la préface qu’elle donne à votre livre que vous réhabilitez un vieux slogan de Mai 68. Face aux épidémies la voie du salut c’est « l’imagination au pouvoir » ?

FK : C’est à Vinciane Despret que je dois la découverte de la théorie d’Amotz Zahavi, qu’elle est allée observer sur le terrain en Israël avant 1997 [12], et qui m’a permis de comprendre les sentinelles des pandémies en Asie. Pour elle, la force de la démonstration de Zahavi est justement cette dimension esthétique des « signaux coûteux », le fait que les oiseaux sentinelles se perchent sur la branche dans une sorte de danse où chacun se distingue par un cri différent, au lieu qu’un seul oiseau se sacrifie en poussant un cri agressif qui fasse fuir à la fois le prédateur et les autres oiseaux. De nombreux microbiologistes soulignent aujourd’hui que les virus ne sont pas des ennemis mais qu’ils cherchent seulement à se répliquer dans nos cellules, et que les conditions dans lesquelles nous interagissons avec le vivant, c’est-à-dire les barrières que nous instaurons entre les espèces, ont rendu ces virus franchissant ces barrières plus dangereux, notamment parce qu’ils produisent des paniques du système immunitaire. On peut donc concevoir une sorte de danse des humains avec les animaux et les microbes (et peut-être les plantes) dans une célébration de la diversité de la nature plutôt qu’un repli derrière des frontières spécifiques et nationales. Cela apparaitra comme une utopie new age mais c’est ce qui découle logiquement des techniques de préparation aux pandémies si on les prend au sérieux comme des technologies de l’imagination analogues à celles des chamanes dans les sociétés amazoniennes ou sibériennes : il faut imaginer que le virus est déjà là parmi les animaux qui vivent avec nous, simuler des formes d’interaction non agressives avec lui, et stocker des marchandises qui nous permettent de fabriquer de la valeur en fonction des traces qu’il y dépose. C’est le monde dans lequel nous sommes entrés avec la déclaration de guerre contre un virus pandémique qui n’est pas un ennemi mais avec lequel il va falloir apprendre à vivre autrement, et peut-être mieux.

 

[1] Christopher Clarck, Été 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre, Paris, Flammarion, 2013.

[2] René Dubos, Man, Medicine and Environment. Londres, Pall Mall Press, 1968, et Frank M. Burnet Natural History of Infectious Diseases. Cambridge, Cambridge University Press, 1972. Que ces deux ouvrages scientifiques soient parus entre le mouvement global de mai 1968 et la publication du rapport du Club de Rome sur les limites de la croissance en 1972 dit beaucoup de leur signification politique.

[3] François Ewald, L’Etat providence, Paris, Grasset, 1986.

[4] Jean-Baptiste Fressoz, L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Le Seuil, 2012

[5] Stephen J. Collier, Andrew Lakoff et Paul Rabinow, « Biosecurity: Towards an Anthropology of the Contemporary », Anthropology Today 20, n°5, 2004, p. 3-7.

[6] Yannick Barthe, Michel Callon et Pierre Lascoumes, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Le Seuil, 2001.

[7] Frédéric Keck, Un monde grippé, Paris, Flammarion, 2010.

[8] Cf. Francis Chateauraynaud & Didier Torny, Les sombres précurseurs. Une sociologie pragmatique de l´alerte et du risque, Paris, EHESS, 1999.

[9] Ce livre en cours d’édition est annoncé dans mon article « Lévy-Bruhl, Jaurès et la guerre », Cahiers Jaurès, n°204, 2012, p. 37-53.

[10] Amotz et Avishag Zahavi, The Handicap Principle: a Missing Piece of Darwin’s Puzzle, Oxford, Oxford University Press, 1997.

[11] Cf. Lucien Lévy-Bruhl, « L’ébranlement du monde jaune », et Frédéric Keck, « Lucien Lévy-Bruhl et l’imaginaire anti-colonial en Asie », Revue d’histoire des sciences humaines, n°33, 2018, p. 243-262.

[12] Vinciane Despret, Naissance d’une théorie éthologique. La danse du cratérope écaillé, Le Plessis Robin, Synthélabo, 1996.

Crise sanitaire : le « moment Pearl Harbor » pour l’écologie ?

Attaque de Pearl Harbor le 7 décembre 1941 © US archives

Employé pour la première fois par l’économiste américain Lester Brown, le terme de moment Pearl Harbor constitue cet instant de bascule d’une situation de déni à un état de guerre contre un ennemi, pouvant être le dérèglement climatique ou bien encore un virus. La crise sanitaire actuelle liée à l’épidémie du Covid-19 pourrait bien être le déclic pour un effort de guerre écologique.


Le Pearl Harbor sanitaire

L’impréparation et l’urgence sont nécessairement sources de ratages. Mais quels que soient les choix du gouvernement, nous sommes clairement passés d’une situation de déni à un état de guerre, en l’espace d’un week-end, voire même d’une journée : le 15 mars, jour du désastreux premier tour des élections municipales, le malaise était palpable. C’est le « moment Pearl Harbor » de cette crise sanitaire : la déclaration de guerre, terminologie certes discutable, est annoncée le lendemain par Emmanuel Macron dans son allocution télévisée suivie par plus de 35 millions de téléspectateurs.

Passé ce cap, les populations sont en capacité d’accepter des mesures hors normes.

Ce déclic pourrait être à l’image de celui qu’a représenté pour les Américains l’attaque de Pearl Harbor en décembre 1941. Au début de la Seconde Guerre mondiale, l’opinion publique américaine était divisée sur l’idée de s’engager ou non dans la lutte contre le nazisme. Le président Franklin D. Roosevelt était particulièrement préoccupé par le sentiment d’opposition à la guerre des importantes communautés d’origine allemande et italienne aux États-Unis. Cette attaque a fait basculer l’opinion américaine et donc les décisions politiques qui s’en suivirent.

Après certains chocs émotionnels et collectifs, les populations sont en capacité d’accepter des mesures hors normes, des mesures inimaginables en temps normal. Pour les États-Unis en 1941, ce fût un effort de guerre sans commune mesure dans l’histoire de leur jeune pays. Pour la crise sanitaire d’aujourd’hui, ce sont des restrictions de libertés individuelles inégalées en temps de paix.

Mais une guerre peut en déclencher une autre…

La question se pose : sommes-nous proche du moment Pearl Harbor climatique ? Pour Guillaume Duval [1], l’été 2019, avec notamment une fonte des glaces exceptionnelle au Groenland et les incendies géants en Sibérie et en Amazonie, aurait pu être ce déclencheur dans l’opinion mondiale. Mais il n’a pas eu lieu. Faut-il pour autant sombrer dans le pessimisme ? Non, nous sommes à un point critique où le champ politique est traversé par une question écologique devenue incontournable. Le basculement pourrait être imminent : il ne suffirait que d’un grain de sable pour secouer des idéologies obsolètes et accentuer la pression populaire. Et le coronavirus est un tsunami.

La conscience écologique n’a jamais été aussi aiguë dans toutes les couches de la population. Selon un sondage [2], « l’environnement n’est plus la préoccupation des gens aisés mais de tout le monde » : 55 % de ceux qui se considèrent comme appartenant aux milieux populaires citent l’environnement comme priorité, juste devant le pouvoir d’achat (54 %). Et si l’environnement est une priorité chez les jeunes, elle est « désormais la deuxième priorité des plus de 60 ans, avec 49 % de citations, juste derrière l’avenir du système social ».

Nous sommes à un point critique, le basculement pourrait être imminent : il ne suffirait que d’un grain de sable (…). Et le coronavirus est un tsunami.

L’idée que nous sommes au pied du mur et qu’il faille agir massivement est omniprésente. Selon un autre sondage[3], les Français seraient 80 % à penser que le dérèglement climatique « provoquera des catastrophes » et même 68 % à estimer qu’il « menace à terme la survie de l’espèce humaine ». Chiffre marquant, 61 % des sondés aspirent à un rôle « beaucoup plus autoritaire » de l’État, imposant des « règles contraignantes ». Et cette volonté est majoritaire que ce soit chez les sympathisants de gauche (71 %) ou les sympathisants de droite (54 %).

La crise sanitaire, dernier avertissement pour sauver la planète ?

La multiplication des épidémies ces dernières années n’est pas indépendante de la destruction de la biodiversité par l’Homme. En 2008, sept chercheurs publiaient un article [4] montrant la corrélation entre les transformations récentes des écosystèmes et l’augmentation du nombre de maladies infectieuses issues du monde sauvage. « Quand nos actions dans un écosystème tendent à réduire la biodiversité (nous découpons les forêts en morceaux séparés ou nous déforestons pour développer l’agriculture), nous détruisons des espèces qui ont un rôle protecteur », affirme le Docteur Richard Ostfeld [5].

La crise sanitaire actuelle est un exercice grandeur nature du type de crises qui nous attend dans les décennies à venir.

Nous pensions être débarrassés des épidémies ravageuses grâce à la science. Mais l’écologue et parasitologiste Serge Morand[6] montre qu’alors que le nombre de victimes de maladies infectieuses a diminué de 95 % aux États-Unis entre 1900 et 1990, le nombre d’épidémies aurait été multiplié par 10 depuis 1940. Cela décuple alors les risques de pandémies meurtrières comme celle qui nous touche aujourd’hui.

Mais nous l’avons vu par le passé, les arguments scientifiques sont rarement sources de réveil politique. Le déni climatique s’explique avant tout par la difficulté à visualiser le danger. Or, la crise sanitaire actuelle est un exercice grandeur nature du type de crises qui nous attend dans les décennies à venir. Le choc de la catastrophe sanitaire pourrait être équivalent au choc de l’assaut contre Pearl Harbor, en tout cas il le faudrait. Car c’est sans doute la première crise d’une longue série à venir. Préparons-nous à les confronter, mais surtout menons dès aujourd’hui un effort de guerre écologique pour les éviter. Le moment Pearl Harbor arrive toujours trop tard par rapport aux premiers lanceurs d’alertes, mais juste à temps, espérons-le, pour sauver les meubles.

[1] Duval, Guillaume, « Climat : le moment Pearl Harbor », Alternatives Économiques, 23 août 2019, https://www.alternatives-economiques.fr/guillaume-duval/climat-moment-pearl-harbor/00090109

[2] Édition 2019 de l’enquête Fractures françaises réalisée par Ipsos Sopra-Steria

[3] Réalisé par Viavoice pour Libération en septembre 2019

[4] Kate E. Jones, Nikkita G. Patel, Marc A. Levy, Adam Storeygard, Deborah Balk, John L. Gittleman, Peter Daszak, « Global trends in emerging infectious diseases », Nature, vol. 451, pp. 990-993 (2008).

[5] Dr Richard Ostfeld cité par Jim Robbins dans le New York Times, « The Ecology of Disease », 14 juillet 2012.

[6] Morand, Serge, « Coronavirus : La disparition du monde sauvage facilite les épidémies », Marianne, 17 mars 2020, https://www.marianne.net/societe/coronavirus-la-disparition-du-monde-sauvage-facilite-les-epidemies

Justin Trudeau, archétype de la faillite des élites face au coronavirus

Emmanuel Macron et Justin Trudeau © RFI

Depuis l’apparition du Covid-19 en Chine, les dirigeants de la planète et, plus généralement, les élites économiques et politiques semblent pétrifiées. Tétanisées de voir qu’elles sont incapables, dans leur grande majorité, de répondre, non pas tant à l’épidémie qu’à leurs actes passés. Ayant fait une croix sur l’éventualité qu’il existerait une alternative au néolibéralisme, elles gèrent la crise en catastrophe, à l’aide d’une rationalité comptable et court-termiste. Dans sa piètre défense de l’environnement, dans sa volonté de multiplier les accords commerciaux de libre-échange et, pire, dans sa volonté de maintenir les frontières ouvertes coûte que coûte en pleine épidémie du coronavirus, un chef d’État s’est distingué. Il incarne pour tous les autres la déliquescence de l’élite dirigeante. Cet homme, c’est Justin Trudeau, le Premier ministre du Canada.


L’éloquence avec laquelle Justin Trudeau dévaste au moyen de politiques néolibérales le Canada n’a pas d’équivalence. Cependant, à la manière d’Emmanuel Macron en France, il aurait plutôt tendance à achever la sale besogne. La crise du Covid-19 vient de fait éclairer les limites d’une politique menée tambour battant, à l’étranger comme au Canada, depuis la fin des années 1970. En 2013, la revue Diplomatie titrait dans son bimestriel, non sans audace : « Canada, l’autre puissance américaine ? ». Le pays, souvent effacé derrière son voisin du Sud, semblait, à première vue, prendre une nouvelle direction. Il y a sept ans, Justin Trudeau n’était pas encore Premier ministre mais simple député libéral au parlement fédéral. C’est Stephen Harper, Premier ministre conservateur, qui travaillait depuis 2006 à s’affranchir des États-Unis, et surtout, du modèle politique incarné par Barack Obama. Il a façonné une parenthèse conservatrice de dix ans durant laquelle le Canada a semblé rompre non seulement avec les carcans de l’élite politique libérale d’Ottawa mais également avec l’élite économique libérale de Toronto. Ce faisant, il voulait bâtir une nouvelle image du Canada, loin du pays de Bisounours qui lui collait à la peau et comme véritable puissance mondiale. Les alliés diplomatiques du Canada étaient dans l’expectative et le projet de pipeline Keystone XL finissait de tendre les relations avec Washington.

Peu de temps avant les élections fédérales de 2015, et alors que Justin Trudeau n’était placé que troisième dans les intentions de vote, Radio-Canada, la télévision publique d’État, proposa plusieurs reportages sur l’héritage que pouvait laisser Harper au Canada. Nombre d’observateurs soulignaient que, même en cas de défaite, l’Albertain avait tant changé le pays que ce dernier ne pouvait retrouver son idéal libéral-progressiste d’antan.

« Les élites économiques et politiques se sont globalement réjouies de la victoire de Trudeau »

Lourde erreur ? Sitôt élu, avec une majorité absolue, Justin Trudeau a proclamé au monde entier « Le Canada est de retour ». La Trudeaumania naissait. Toutefois, oui, il y a eu une lourde erreur d’analyse de la situation. L’erreur n’est pas tant d’avoir cru à une rupture politique proposée par Stephen Harper que d’avoir pensé que la politique économique et sociale des conservateurs différait de celles des libéraux. Au mieux, il serait aisé de parler d’ajustement. Au pire, de continuité. L’élite économique et surtout l’élite politique se sont globalement réjouies de la victoire de Trudeau. Les politiques néolibérales ont pu de nouveau s’élancer sans crainte de contestation particulière, le sociétal se chargeant de polir la façade.

Justin Trudeau est le résultat d’un héritage politique ancien

Élu à la majorité absolue, Justin Trudeau, quoique épigone, a pu sans difficulté reprendre à son compte les politiques menées par son père Pierre Eliott dans les années 1970 mais surtout par Jean Chrétien et son ministre des Finances Paul Martin. Tous issus du Parti libéral du Canada (PLC), ce dernier, depuis les premières élections dans la confédération au XIXe siècle, a pratiquement envoyé sans discontinuité ses dirigeants à la tête du pays. Les hiérarques du PLC sont au demeurant, pour leur majorité, des descendants de l’élite coloniale britannique. C’est donc une élite essentiellement anglo-canadienne, y compris au Québec, qui dirige le pays. Ainsi, si Stephen Harper a affiché une connotation conservatrice à sa politique, il est resté fidèle à une tradition d’ouverture au libre-échange, ancrée et admise au Canada, qu’il a exploitée au péril de l’environnement par une exploitation massive des sables bitumineux en Alberta et en Saskatchewan. D’ailleurs, et cela sera précisé après, Justin Trudeau a, sur ce sujet, mené une politique comparable.

Convaincue de fait par le libre-échange, l’élite canadienne a naturellement épousé les thèses néolibérales développées par ses plus proches partenaires, à savoir Londres et Washington et ce dès le milieu des années 1980. Les privatisations, telles que Petro Canada ou le Canadien National, se sont enchaînées. Bien avant le TAFTA et le CETA, l’Alena, l’accord de libre-échange entre le Canada, les États-Unis et le Mexique, fut signé en 1994. Le Premier ministre du Canada d’alors, Brian Mulroney, soutint ardemment l’accord, qu’il voyait comme un moyen pour le Canada de stimuler l’industrie automobile et agroalimentaire. À l’époque, avant de développer les exportations, c’était aussi avant tout un moyen de se servir du retard économique et agricole du Mexique pour libéraliser son économie, tout en évitant d’ajuster les standards sociaux américains et canadiens à celui de Mexico…

« Justin Trudeau a réalisé le tiercé : soutien aux exploitations pétrolières, signature de l’accord de libre-échange aceum et gestion à vue du Covid-19 »

En est-il de même pour Justin Trudeau ? Il a certes déclaré, à l’orée de l’an 2020 : « Nous devons de nouveau défendre les valeurs de respect, d’ouverture et de compassion qui nous définissent en tant que Canadiens. […] En unissant nos forces, nous bâtirons un avenir meilleur pour tout le monde ». L’ouverture aux communautés ethniques et religieuses, pour ne pas dire le sans-frontiérisme véhiculé par Trudeau, est non seulement sa marque de fabrique mais elle est caractéristique d’un dirigeant canadien qui encourage, sinon favorise, le multiculturalisme. Les intellectuels canadiens Charles Taylor – dans sa théorie du multiculturalisme de la reconnaissance – et Will Kymlicka, qui promeut la citoyenneté multiculturelle, participent de cette construction politique au Canada, à l’exception manifeste du Québec. C’est un fait, en matière sociétale, Justin Trudeau dispose d’un catalogue aussi large que l’imagination de Donald Trump en matière de tweet. Ce n’est cependant pas suffisant pour combler sa politique générale menée depuis 2015. À défaut d’exhaustivité, trois politiques menées peuvent être passées à la loupe. La préservation de l’environnement couplée à la question du changement climatique, la politique commerciale et la gestion de crise du coronavirus sont suffisantes pour montrer que Justin Trudeau est un parangon d’élite néolibérale déconnectée du monde présent.

La faillite est portée à son paroxysme sur trois enjeux

Justement, sur ces trois aspects, Justin Trudeau a réalisé le tiercé. En quelques semaines seulement, il a réussi à se mettre à dos les communautés autochtones de l’ensemble du Canada avec un nouveau projet de gazoduc. Il a ratifié en février le nouvel Alena, subtilement nommé ACEUM, pour Accord Canada-États-Unis-Mexique. Enfin, il s’est résolu très tardivement à fermer les frontières canadiennes de peur de passer pour un xénophobe et au risque que cela ne déstabilise l’économie.

Dans l’ordre du tiercé, l’environnement est l’autre cheval de bataille de Justin Trudeau. Depuis son élection en 2015, il a promis, non seulement aux Canadiens mais également aux instances internationales, qu’il ferait son maximum pour préserver la faune et la flore, sévèrement attaquées avec l’exploitation des sables bitumineux en Alberta et en Saskatchewan. Il a promis par ailleurs de lutter contre le réchauffement climatique en œuvrant pour la réussite de l’accord de Paris lors de la COP21 en décembre 2015. La dernière crise majeure énergétique au Canada prouve une nouvelle fois que seuls les intérêts économiques des majors pétrolières motivent les décisions de l’administration Trudeau. Cette crise, c’est celle de la construction d’un gazoduc par la compagnie Coastal GasLink, censé relier le terminal méthanier LNG Canada en Colombie-Britannique. D’un coût de 6,6 milliards de dollars canadiens, soit environ 4,6 milliards d’euros, le gazoduc doit transporter 700 000 litres de gaz liquéfié par jour à destination de l’Asie d’ici 2025. Or, le gazoduc est censé traverser le territoire d’une Première Nation, à savoir les Wet’suwet’en. Opposée au projet, la communauté autochtone a reçu un soutien en chaîne de la grande majorité des Premières Nations canadiennes, ainsi que de nombreux activistes écologistes comme Extinction Rebellion à Montréal. La mobilisation a été telle que de nombreuses communautés autochtones ont bloqué les voies de chemin de fer canadiennes en février, obligeant Via Rail, l’équivalent canadien de la SNCF, à suspendre ses activités en Ontario et au Canadien National, qui gère les voies ferrées, à tirer la sonnette d’alarme. La seule réponse qu’a trouvée pendant des semaines Justin Trudeau, avant qu’un début de négociation ne s’établisse début mars, est le droit, puisque la Cour suprême canadienne a autorisé les travaux en dernier ressort. La faible réponse politique, davantage motivée par les ambitions énergétiques et économiques de Justin Trudeau et de son gouvernement, n’est que le dernier exemple de son double discours en matière environnementale. Les précédents sont nombreux, à l’image de l’oléoduc TransMountain, censé traverser l’Alberta jusqu’à la Colombie-Britannique ou le corridor Énergie Est, là encore soutenu par le Premier ministre pour transporter les hydrocarbures albertains jusqu’au Québec.

La deuxième forfaiture de Justin Trudeau commise à l’encontre des Canadiens concerne les accords régionaux de libre-échange. Le CETA, l’accord de libre-échange négocié dans la douleur entre Ottawa et Bruxelles, n’est pas du fait de Justin Trudeau. Il fut négocié en amont par Stephen Harper avant d’être officiellement ratifié par l’Union européenne et le Canada durant le premier mandat de Justin Trudeau. Pour l’élite politique et économique canadienne, les accords régionaux de libre-échange sont un prérequis pour mener une bonne politique commerciale. Le Canada se vante d’ailleurs d’être le champion du multilatéralisme. Aussi, la signature de l’Alena en 1994 a été vue par les décideurs canadiens comme le début de l’eldorado, tant il est vrai que le pays est largement dépendant des États-Unis. Pourtant, est-ce que cela sert réellement les intérêts des Canadiens ? Avec le CETA, il était déjà permis d’en douter. Bien que Chrystia Freeland, l’actuelle Vice-première ministre du Canada et ancienne ministre des Affaires étrangères, ait pleuré lorsque Paul Magnette a bloqué l’accord transatlantique, les agriculteurs canadiens, et tout particulièrement québécois, ont une crainte fondée, celle que l’ensemble de leur filière ne puisse résister à la concurrence des produits laitiers européens.

« Justin Trudeau ne souhaite pas à ce stade confiner entièrement la population de crainte que ça affaiblisse l’économie canadienne »

À ce jour, de nombreux responsables européens clament d’ailleurs que le CETA, partiellement mis en œuvre avant que l’ensemble des parlements européens ne l’ait ratifié, est davantage profitable aux Européens plutôt qu’aux Canadiens. Cela n’a pas empêché Justin Trudeau de pousser pour l’aboutissement de l’accord commercial CPTPP, en lieu et place du TPP que les États-Unis ont quitté. Cet accord commercial, qui touche onze pays dont le Vietnam, l’Australie, le Japon, le Mexique ou encore le Chili, présente des similitudes fortes avec le CETA. Mais le plus inquiétant concerne la renégociation à marche forcée par Donald Trump de l’Alena, après l’avoir dilacéré, qui a abouti dans la douleur à un vaste accord pour l’ACEUM en 2019, ratifié par le parlement canadien le 13 mars 2020. Pour parvenir à un accord avec les États-Unis, le gouvernement canadien a sacrifié deux secteurs québécois stratégiques : le secteur laitier, déjà impacté par le CETA, mais aussi l’aluminium, qui représente une bonne part de l’industrie québécoise avec Rio Tinto comme principal employeur. Au contraire, il a limité les pertes pour l’industrie automobile en Ontario, bien que rares soient les analystes à parier sur des bénéfices pour le Canada.

Enfin, la dernière trahison de Justin Trudeau faite aux Canadiens concerne sa gestion de la crise du coronavirus. Il est ici davantage question de gestion plutôt que de réelle politique mise en œuvre, tant le gouvernement canadien navigue à vue. Dès le 26 janvier, une première personne est détectée positive au Covid-19 en Ontario. Le 9 mars, un premier décès des suites de la maladie est annoncé en Colombie-Britannique. Le pays compte au 30 mars plus de 7400 personnes infectées et 89 décès, dont la majorité se situe au Québec et en Ontario. Au départ, à l’image de ses homologues européens, Justin Trudeau s’est montré peu préoccupé par la propagation du virus. La première détonation est venue de l’infection de sa femme, Sophie Grégoire, par le virus, début mars, qui a obligé le Premier ministre à se confiner. Ensuite, de nombreuses provinces, et tout particulièrement le Québec en la personne de François Legault, le Premier ministre, ont commencé à hausser le ton faute de mesures mises en place au niveau fédéral. La principale pomme de discorde a concerné les contrôles aux aéroports internationaux et la fermeture de la frontière – la plus longue du monde – avec les États-Unis, que Justin Trudeau se refusait à fermer, au risque de voir… le racisme progresser. La principale préoccupation du Premier ministre est donc davantage de savoir si les Canadiens seront plus racistes plutôt que de les savoir en bonne santé ! François-Xavier Roucaut, du Devoir, ne s’est pas privé de souligner « l’insoutenable légèreté de l’être occidental » en pointant tout particulièrement la différence entre la gestion de la crise par les asiatiques et les occidentaux. Finalement, par un accord mutuel, la frontière a été fermée pour trente jours et les voyageurs étrangers sont depuis refusés au Canada. Mais il ne s’agit que de la circulation des personnes et non des marchandises. Chrystia Freeland a d’ailleurs tenu à souligner que « Des deux côtés, nous comprenons l’importance du commerce entre nos deux pays et l’importance est maintenant plus grande aujourd’hui que jamais ». C’est-à-dire que l’ensemble des transports de marchandises, même non essentielles au Canada, vont se poursuivre. De son côté, Justin Trudeau ne souhaite toujours pas confiner la population, soutenu par son ministre des Finances Bill Morneau, rejetant la responsabilité sur les provinces et arguant que cela nuirait trop … à l’économie canadienne.

« Le gouvernement canadien pousse pour une baisse des évaluations environnementales et souhaite injecter 15 milliards de dollars dans les hydrocarbures et les sables bitumineux »

Le coronavirus n’empêche d’ailleurs pas le gouvernement canadien et son ministre de l’Environnement Jonathan Wilkinson de pousser pour de nouveaux projets dans le secteur énergétique. Ainsi, une immense exploitation de sables bitumineux détenue par Suncor est en cours d’évaluation environnementale à proximité de Fort McMurray en Alberta, tout comme une consultation publique pour une mine de charbon également en Alberta. Une autre consultation publique est menée en plein Covid-19 pour réduire les … évaluations environnementales en matière de forage pétrolier et gazier en mer. Cette consultation pourrait concerner une centaine de forages au large de Terre-Neuve alors que de nombreuses espèces comme la baleine noire pourraient être touchées dans leur écosystème. Enfin, 15 milliards de dollars canadiens devraient être injectés en direction des industries gazières et pétrolières de l’Alberta pour les aider à surmonter la crise énergétique déclenchée par l’Arabie saoudite et la Russie.

L’élite néolibérale doit être une parenthèse

Par ces exemples, Justin Trudeau a montré sa parfaite déconnexion avec les réalités quotidiennes du Canada et des Canadiens. La prime à l’ouverture et aux échanges économiques, le laissez-faire en matière environnementale et son désarmement face au Covid-19 rappelle le piège dans lequel les politiques néolibérales, pour l’essentiel, ont plongé nos États. Davantage encore, ces politiques ont donné aux milieux économiques une place prépondérante, milieux qui se révèlent faillibles dès qu’une crise majeure intervient, telle celle que nous connaissons de nos jours. Justin Trudeau incarne ainsi, par ses renoncements et ses obsessions, ce qu’il y a de pire dans la déliquescence des élites.

Il est, pour ainsi dire, responsable de prévarication. Quant aux élites, elle restent accrochées à des totems, ne renonçant pas à vivre tels des sybarites. Le piège dans lequel le monde occidental est enfermé depuis quarante ans n’est pas une fatalité. Il oblige les citoyens à une réflexion de fond sur les actions à mener au sortir de cette crise. Surtout, à mener cette réflexion avec alacrité. William Faulkner ne disait pas mieux en 1958 : « Nous avons échoué à atteindre nos rêves de perfection. Je nous juge donc à l’aune de notre admirable échec à réaliser l’impossible ».