Pierre Charbonnier : « Mon principal espoir est que le zadiste, le jacobin écolo et le technocrate radicalisé pactisent »

© Pascal Guittet – L’Usine Nouvelle

Pierre Charbonnier est philosophe, chargé de recherche au CNRS et membre du laboratoire interdisciplinaire d’étude des réflexivités (LIER-FYT) de l’EHESS. Il publie Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées, ouvrage qui bénéficie d’un écho médiatique inaccoutumé et circule des milieux écologiques les plus militants jusqu’aux directions des partis politiques de gauche. La facilité avec laquelle s’impose sa thèse principale y est pour beaucoup : dans ce couplage entre abondance et liberté, nous reconnaissons à la fois le moteur de nos sociétés politiques et, puisqu’il s’agit de le dénouer, le défi inédit auquel elles sont confrontées. Mais au-delà, la méthode de Pierre Charbonnier permet une relecture extrêmement stimulante de notre modernité et notamment de la pensée politique qui s’y développe depuis trois siècles. Avant d’échanger avec lui sur les enjeux actuels, c’est sur cet éclaircissement rétrospectif que nous avons d’abord voulu revenir. Milo Lévy-Bruhl est doctorant en philosophie politique à l’EHESS. Entretien en collaboration avec Hémisphère gauche.


Milo Lévy-Bruhl : Abondance et liberté propose une histoire de la pensée politique profondément novatrice. Plutôt qu’à la généalogie des concepts ou aux controverses métaphysiques sur l’idée de nature, vous vous intéressez aux traces des « affordances politiques de la terre » qu’elle contient. Vous montrez à quel point les théories des philosophes, des sociologues, des économistes sont intrinsèquement marquées par la matérialité.

Pierre Charbonnier : Lorsqu’on étudie la philosophie, on apprend à focaliser notre attention sur les notions qui organisent en apparence le pacte politique, comme la souveraineté, la légitimité, le droit, et on gomme l’univers matériel dans lequel ces notions sont élaborées, car il est considéré comme secondaire, peu conceptuel. C’est pourquoi, quand je me suis intéressé à la question environnementale, j’ai rétrospectivement été frappé par l’absence totale de prise en compte des discontinuités matérielles dans l’historiographie dominante de la philosophie politique. J’ai donc voulu réorganiser l’histoire des idées politiques en référence à des ruptures survenues dans l’histoire des supports matériels de l’existence collective, en référence à des transformations hétérogènes aux idées elles-mêmes : par exemple les changements dans les modes d’appropriation de la terre ou dans les régimes énergétiques ; d’où le sous-titre « Une histoire environnementale des idées politiques ». L’enjeu était de montrer que la pensée politique porte l’empreinte d’une pensée sur les usages du sol, les ressources, les territoires, que la pensée des normes renvoie à des manières de subsister, d’habiter et de connaître. C’est ce que j’appelle les « affordances politiques de la terre ».

MLB : C’est limpide chez Hugo Grotius, le premier auteur que vous relisez…

PC : C’est sans doute l’exemple le plus frappant du délire herméneutique dans lequel l’enseignement de la philosophie s’est enfermé. Un étudiant de philosophie qui étudie Grotius entend parler de tout sauf de ses obsessions : la mer, la terre, les cours d’eau, les montagnes, les bêtes, comment les prendre en compte dans le tracé des frontières, etc. Il ne s’agit pas de dire que Le droit de la guerre et de la paix est un texte d’écologie politique, mais que c’est un texte qui nous dit que l’ordre politique local et international qui se mettait en place au XVIIe siècle, et dont Grotius est l’un des principaux maîtres d’œuvre (il a conçu le droit international qui accompagnait l’entreprise impériale hollandaise) est entièrement dépendant de la façon dont on se répartit des espaces et des ressources. Qu’en deçà des références à Cicéron et aux textes religieux, il y a la question de la gestion politique du territoire tel qu’il est. Autrement dit, la question des rapports entre un collectif et son milieu n’est pas ma petite lubie personnelle, ce n’est pas une question latérale qui apparaîtrait de temps en temps, c’est au cœur des textes, sous nos yeux. Mettre en ordre la société et construire un rapport au monde physique, c’est la même opération, en permanence. C’est une idée que je dois à Philippe Descola, et qui méritait d’être transposée comme principe méthodologique en philosophie. En y étant attentif et en s’émancipant des lectures canoniques, l’histoire des idées peut donc devenir une histoire environnementale des idées : non pas une généalogie de la pensée écologique, mais une généalogie de la pensée politique moderne à l’intérieur de laquelle figure déjà la question des rapports collectifs au monde physique, au territoire.

MLB : Pour autant, il ne s’agit pas de dire que la pensée politique ne ferait que répercuter la dynamique du milieu.

PC : Oui, si j’utilise l’expression des « affordances politiques de la terre » c’est parce qu’à l’inverse j’ai parfois trouvé dans la pensée environnementale un surdéterminisme matériel. Or, « affordances », qu’on pourrait traduire par « possibilités », signifie que le substrat matériel ne détermine pas de manière automatique ou nécessaire des modes d’organisation économique et sociologique, mais qu’il fournit des prises à l’action. Cette fois, c’est l’influence de Bruno Latour qui se fait sentir : considérons le non-humain comme un partenaire à part entière des controverses socio-politiques pour ouvrir la boîte noire de l’imaginaire politique moderne. On peut illustrer ça en s’intéressant à la période préindustrielle. Quand on sait que l’essentiel du capital économique et symbolique vient des structures foncières, on relit John Locke et on y trouve une théorie de l’amélioration de la terre que j’essaie de restituer. Pour John Locke, il faut améliorer la terre pour en être propriétaire, c’est ce qui justifie une certaine relation géopolitique avec les Amérindiens – auxquels il dénie cette capacité d’amélioration – et une conception du sujet politique et des formes de gouvernement moderne. La liberté du citoyen et les limites du pouvoir républicain à son égard sont liées à ce rapport d’appropriation de la terre. Il y a un substrat écologique au développement du républicanisme et des formes de liberté politique modernes. Mais il y a aussi des controverses liées à ce substrat, des demandes de justice concurrentes au républicanisme propriétaire lockéen qui s’élaborent elles aussi en référence au monde agraire, comme par exemple La Justice agraire de Thomas Paine, publié en 1797. Des manières différentes d’envisager l’ordre foncier qui conduisent à des manières différentes d’organiser l’ordre social. Autrement dit, il y a toujours des conflits sociaux qui reposent sur des manières concurrentes d’utiliser, de partager et de transformer des espaces et des ressources.

«  Hier comme aujourd’hui, les systèmes de justification des inégalités sont enchâssés dans des formes d’usage du monde. »

D’ailleurs, le dernier livre de Thomas Piketty est assez curieux à cet égard. Il fait de la propriété le centre de gravité idéologique qui permet la reproduction des inégalités économiques modernes. Il a raison, sans doute, mais il omet de dire que c’est d’abord la propriété de la terre, puis des machines, et donc que le nerf de la guerre se situe dans l’articulation du social à son monde. J’aime beaucoup son travail, mais s’il avait intégré cette dimension du problème dans l’histoire qu’il raconte, il serait en mesure de mieux articuler les questions de justice fiscale avec l’impasse climatique : hier comme aujourd’hui, les systèmes de justification des inégalités sont enchâssés dans des formes d’usage du monde.

MLB : L’une de ces controverses concerne le libéralisme dont vous permettez de complexifier la compréhension.

PC : Il existe en effet plusieurs versions du libéralisme. D’abord, au XVIIIe siècle, plusieurs versions contemporaines, les Lumières françaises qu’on appelle les physiocrates et les libéraux britanniques, Adam Smith et David Hume, puis Ricardo et Malthus. Pour les libéraux britanniques, la modernisation des structures productives et agraires va de pair avec une modernisation des structures sociales, avec la genèse d’une société civile émancipée des vieilles hiérarchies statutaires, mais pas pour les physiocrates chez qui le féodalisme résiste à la poussée marchande. Les Anglais, Smith en particulier, ont tourné en ridicule l’archaïsme des économistes français qui restaient prisonniers de l’aristocratie et qui se méfiaient du pouvoir transformateur de la bourgeoisie proto-capitaliste. Mais d’une certaine manière c’est une vision intéressante parce qu’elle correspond davantage à ce qu’on observe encore aujourd’hui, en particulier dans bon nombre de pays du Sud. Très souvent, l’investissement en capital vient se poser sur des formes d’échange traditionnelles, si bien que des formes de vie communautaire, qui tiennent à des solidarités non marchandes, cohabitent avec une modernisation parcellaire, incomplète, et bien sûr très inégalitaire. C’est ce patchwork de développement et de sous-développement que l’on trouve un peu partout dans le monde, et dont Rosa Luxemburg avait déjà parlé au début du XXe siècle. À l’exception du monde atlantique, le « développement économique » ressemble davantage à ce que décrivent les physiocrates qu’à ce que défend Smith à travers le pacte libéral, cette utopie de l’émancipation par l’abondance. Mais évidemment, le pacte libéral importe parce qu’il s’est imposé au cœur de la modernité politique. On le retrouve par exemple quelques années plus tard chez Condorcet puis dans l’industrialisme.

MLB : D’autant qu’il a fait montre d’une belle capacité d’exaptation. C’est une idée centrale de l’ouvrage qui vous permet de complexifier encore la compréhension du libéralisme en tenant compte des modifications dans les rapports avec la matérialité.

PC : L’exaptation est un terme inventé par le biologiste Stephen J. Gould pour décrire l’évolution de certaines fonctions dans une structure identique. L’exemple type est celui de l’aile qui a d’abord une fonction de thermorégulation et qui, sans modification de sa structure, va permettre de voler. Je pense qu’il peut arriver la même chose avec les idées et, en l’occurrence avec les idées libérales. La structure théorique reste la même, mais la fonction d’une idée, c’est-à-dire l’objectif politique qu’elle sert, change. Je prends l’exemple de l’idée libérale de propriété. Chez Locke, la propriété sert à définir un sujet politique, un cultivateur libre qui est propriétaire d’une terre qu’il améliore, ce qui le protège contre d’éventuelles dépossessions et violations de son droit naturel. Donc on comprend bien comment la propriété pouvait être pensée comme un instrument de protection. Mais, progressivement, les rapports sociaux de production évoluant avec l’industrie, la propriété n’est plus la simple propriété individuelle, mais la propriété lucrative du grand propriétaire foncier absent et la propriété des moyens de production industriels. Dès lors l’attachement à la propriété n’a plus rien à voir avec celui qui prévalait dans les coordonnées matérielles du monde agraire. Défendre la propriété ce n’est plus défendre l’individu propriétaire, mais c’est défendre la grande propriété, donc les inégalités, sur la base d’un héritage noble, celui des Lumières et des grandes déclarations de la Révolution française qui tournaient autour d’une articulation entre liberté, égalité, propriété et sécurité. Il y a donc une équivoque permanente que Proudhon avait mise en évidence. Quoi qu’en ait dit Marx, Proudhon a parfaitement montré dans Qu’est-ce que la propriété ? qu’à l’âge industriel, on s’est servi de cette équivoque pour justifier la concentration de la propriété capitaliste au nom d’une défense de la petite propriété individuelle. De la Propriété, que publie Adolphe Thiers en 1848 et qui sera augmenté et réédité tout au long du siècle, en est l’exemple le plus probant : la fanatisation du propriétarisme change de sens quand une même notion en vient à servir de bouclier contre des demandes de justice populaires, après avoir servi de véhicule à ces mêmes demandes.

« D’une époque à l’autre, le « libéralisme », qui conserve à peu près le même contenu théorique, revêt une fonction idéologique qui me semble très différente. »

MLB : Cette propriété industrielle correspond à un monde dans lequel les coordonnées matérielles ont été totalement bouleversées par ce que vous appelez la deuxième naissance de la modernité. Le pacte libéral y prend un sens nouveau et c’est là que se nouent véritablement abondance et liberté.

PC : En réalité, on codait déjà, depuis Locke, le processus d’émancipation politique en termes d’accroissement des moyens matériels d’existence. Le fait d’enclore, de défricher, d’amender la terre, en un mot d’améliorer, permet les gains de productivité qui vont assurer l’émancipation politique. Mais il est alors clair pour tout le monde que la conquête des gains de productivité est limitée par un plafond matériel, c’est ce que pense Malthus et c’est ce que Ricardo traduit par sa loi des rendements décroissants. Or, comme l’ont montré les travaux d’Antonin Pottier [1], aux gains de productivité intensifs liés à la division du travail, vont venir s’ajouter des gains de productivité extensifs : l’accès quantitatif à de nouveaux espaces productifs, à de nouvelles terres, et surtout l’accès à des équivalents d’espaces productifs compactés dans le sous-sol, le charbon, puis le pétrole [2]. Dès lors, la conquête des biens matériels et, puisque le pacte libéral les noue ensemble, celle du bien symbolique qu’est la liberté, n’a plus de limites apparentes. Le pacte libéral change de sens, quand le nouage ne se fait plus entre autonomie et amélioration de la terre, mais entre autonomie et illimitation de la sphère économique. Le libéralisme change totalement, entre l’univers des contraintes organiques qui forme l’horizon matériel de Smith à Malthus, et l’univers des nouvelles possibilités de croissance liées aux énergies fossiles et à l’empire qui apparaissent à l’époque victorienne. D’une époque à l’autre, le « libéralisme », qui conserve à peu près le même contenu théorique, revêt une fonction idéologique qui me semble très différente.

MLB : Vous montrez pourtant que ce nouage entre liberté et abondance n’a pas été sans susciter des embarras chez certains auteurs.

PC : Oui, il y a eu des alertes très précoces au sujet de ce couplage entre abondance et liberté. En 1865, dans The Coal Question [3], un livre au moins aussi important que Le Capital au XIXe siècle, Jevons présente le paradoxe suivant : si l’Angleterre est une entité politique qui doit sa liberté au charbon, que deviendra la liberté quand il n’y aura plus de charbon ? La proposition est suivie d’une série de calculs qui lui permettent d’affirmer premièrement que bientôt les États-Unis, qui ont davantage de charbon, seront plus puissants que l’Angleterre, et ensuite qu’il reste du charbon pour à peu près un siècle – or les premières fermetures de mines de charbon anglaises datent des années soixante. En plus d’être un prospectiviste hors-pair, Jevons pose surtout la question qui fâche : comment conserve-t-on la liberté sans l’abondance ? Évidemment, Jevons n’anticipe ni le pétrole ni le nucléaire, mais il prouve qu’il n’y a pas d’innocence productiviste totale au XIXe. Surtout, ce qui est intéressant, ce sont les réactions que le livre a suscitées. Immédiatement, des gens ont répondu à Jevons en disant qu’il exagérait, qu’on allait trouver des convertisseurs plus économes, de nouvelles ressources, etc. Exactement le discours qu’on nous tient aujourd’hui sur le pétrole. Les analogies avec certains débats que l’on connaît sont nombreuses et ont récemment été travaillées par mon collègue Antoine Missemer [4].

« A posteriori, on peut dire « le productivisme c’est mal », mais il produisait aussi de l’espoir dans l’avenir. »

MLB : Malgré Jevons, malgré des critiques similaires que formulera après la Ière guerre mondiale aux États-Unis le mouvement du conservationnisme sur lequel vous revenez, la réflexivité sur le nouage entre abondance et liberté n’a pas donné lieu à des luttes sociales.

PC : Oui, et pour une raison qu’il est important de rappeler : le modèle de développement économique qui repose sur le socle fossile a suscité des loyautés très profondes chez les classes populaires, parce que c’est un modèle qui pouvait se prévaloir d’une projection positive dans l’avenir. Or, une projection positive dans l’avenir, c’est ce que recherchent ceux qui n’ont rien, ou qui ont très peu, et qui renvoient une partie de leurs aspirations vers les générations ultérieures. C’était ça le progrès, l’idée que ça ira mieux pour nos enfants et pour les enfants de nos enfants, même quand on n’a rien, même quand on est exploités, et que les sacrifices consentis vont finir par payer. C’est pour ça que toute injuste structurellement que soit évidemment l’exploitation économique, elle entraîne une loyauté assez large des classes populaires par cooptation de l’avenir ; c’est le grand pouvoir du charbon, du développement en général. A posteriori, on peut dire « le productivisme c’est mal », mais il produisait aussi de l’espoir dans l’avenir, et les immenses luttes pour le partage des bénéfices, qui forment le substrat des démocraties sociales atlantiques, n’ont aucun sens en dehors de ce rapport à l’avenir enchâssé dans la relation productive.

Nous héritons donc des impasses écologiques de cette relation productive, mais nous héritons en même temps – et là se trouve toute la difficulté – des formes de justice sociale construites dans ce nouage : nous avons pris l’habitude d’obtenir des droits sur une base productive.

MLB : C’est la raison pour laquelle le socialisme, c’est-à-dire le mouvement qui canalise les attentes de justice et les luttes depuis le XIXe siècle, se conjugue à l’intérieur du pacte entre abondance et liberté. Pour autant, c’est ce que vous montrez de manière très convaincante, on aurait tort de le négliger aujourd’hui.

PC : Le fonds de commerce intellectuel et idéologique de l’écologie politique jusqu’à présent c’est la critique du productivisme, qu’il soit capitaliste ou socialiste. Or, une telle prémisse conduit soit à rompre totalement avec le socialisme, qui serait entaché de productivisme, soit à fantasmer l’amorce chez Marx d’une considération non-instrumentale de la nature qui n’existe pas – pour se rassurer en affirmant que l’anticapitalisme et l’écologie vont main dans la main. Je propose autre chose. Non pas chercher à savoir si la tradition socialiste est proto-écolo ou si c’est d’elle que vient le problème, mais s’intéresser à la manière dont les socialistes ont fait muter les conceptions politiques du rapport aux ressources, à l’habitat et à la connaissance. Ce qu’ils ont fait ! Quand les libéraux suivaient la voie de l’exaptation et affirmaient que rien n’avait changé, qu’il fallait continuer de défendre le pacte entre liberté et propriété, les socialistes s’y sont opposés. Certes, ils sont partis du socle « abondance-liberté » qui correspondait à une orientation historique, au progrès, mais ils ont exigé que de la conquête des gains de productivité – de l’abondance – découle un réarrangement des structures politiques à même de réaliser non plus la liberté individuelle, mais la liberté sociale. À ce titre, le socialisme porte une thèse extrêmement forte sur les rapports entre organisation politique et rapports collectifs au monde, à la matérialité. Une thèse d’actualité, mais qui doit intégrer les nouveaux rapports collectifs au monde. Le socialisme a toujours été une intervention dans de grands agencements d’humain et de matière. Je reviens d’ailleurs sur ses différentes variantes : le socialisme standard de la démocratie industrielle de Proudhon ou Durkheim, le socialisme technocratique de Saint-Simon ou Veblen, le socialisme marxiste. Il y a d’autres versions que je ne discute pas comme le socialisme ruraliste anglais de William Morris ou John Ruskin sur lequel Serge Audier revient dans ses livres. Pierre Leroux, un autre socialiste méconnu, a très bien vu que la structuration des inégalités sociales ne s’adossait plus à des questions statutaires, mais à des questions de possessions matérielles, l’important ce n’est pas ce que tu as, mais dans quelle quantité tu as quelque chose. Tu peux être, dit-il, le roi du monde avec un gros tas de fumier. On pense évidemment au charbon qui n’a rien de noble, mais qui, lorsqu’on en a beaucoup, génère du capital. Après l’analyse, comme tout bon socialiste, il propose sa propre théorie d’organisation de la société. Et c’est une théorie du métabolisme social cyclique dans laquelle tout doit être réutilisé y compris, donc, la matière fécale, qui conditionne la fertilité de la terre. C’est pour lui une condition du socialisme, ce qu’on pourrait appeler un « socialisme fécal ». Mais qu’importe la variante, le socialisme a toujours tenté de ré-ouvrir la question matérielle que le libéralisme voulait laisser fermée parce qu’elle cache plein de sales petits secrets : le rapport entre propriété et exploitation, le colonialisme, etc.

MLB : Le socialisme de Polanyi va même jusqu’à interroger la dimension paysanne de la question matérielle.  

PC : Ça n’a l’air de rien aujourd’hui mais entre les deux guerres, presque la moitié de la population est liée aux activités paysannes. Or, le marxisme a réduit la question agraire au conflit entre travailleur et propriétaire. L’attachement du paysan pour la terre, l’attachement non économique mais mémoriel, moral, religieux, et la dépossession de l’identité paysanne qui suit la marchandisation de cette terre a été ignorée par le socialisme marxiste. A l’inverse, il a été confisqué et instrumentalisé par le conservatisme et, Polanyi ne s’encombre pas de nuances, par le fascisme et les totalitarismes, qui pouvaient se présenter comme les protecteurs de ce rapport mémoriel à la terre. Dans les années 20 et 30, la sanctification du rapport authentique à la terre est le thème central de la révolution conservatrice, chez Heidegger, chez Carl Schmitt sous une autre forme, chez Barrès bien sûr, et il ne reste pas beaucoup d’espace au camp de l’émancipation pour penser une relation au territoire qui ne soit ni nationaliste ni engoncée dans une vague idée de l’enracinement. Polanyi n’est pas le seul à sentir ce problème. En 1935, Canguilhem écrit un très beau texte Le fascisme et les paysans dans lequel il pointe la nécessité de s’adresser aux paysans qui sont séduits par l’idée que les gardiens de la terre ne sont pas socialistes mais nationalistes. Ernst Bloch en Allemagne s’intéresse aux millénarismes paysans pour la même raison, Marc Bloch en France à l’individualisme paysan également. Dans un contexte où la révolution soviétique a eu lieu non pas sur une base industrielle mais sur une base agraire qui est aussi une base nationaliste, panslavique, les marxistes d’Europe de l’Ouest sont doublement tétanisés. D’abord parce que les paysans de l’Ouest regardent davantage vers les nationalistes et les fascistes que vers le socialisme, mais aussi parce que les narodistes russes du début XXe ressemblent peut-être à des marxistes qui aiment la terre, mais ce sont surtout des ultranationalistes, avec comme souvent de fortes tendances antisémites. Donc cette question de savoir « qui sont les gardiens de quels types d’attachements ? » est au cœur du gigantesque débat de l’entre-deux guerres sur les classes sociales vulnérables aux discours nationalistes et fascistes et sur la façon de les réintégrer à la critique marxiste. Même Simone Weil s’inscrit dans ce débat. Lorsqu’elle est à Londres avec de Gaulle, elle écrit L’enracinement dans lequel elle affirme que si on veut reconstruire la France sans devenir des vassaux de l’empire américain, il va falloir le faire sur une base paysanne, ce qui implique un certain nombre de concessions du socialisme à l’égard de ces affects qui semblent un peu conservateurs de l’attachement, l’enracinement, etc. C’est extrêmement fin et profond, mais évidemment, même si l’intention n’est pas mauvaise, le niveau de prise de risque idéologique est énorme. Et, de fait, parce qu’ils n’ont plus le contexte en arrière-plan, elle est aujourd’hui récupérée par certains éco-conservateurs. La réception américaine de Simone Weil qui intègre l’histoire transatlantique qu’il y a derrière est beaucoup plus intéressante.

« Les Trente Glorieuses ont permis une amélioration de la condition sociale pour beaucoup de gens, mais aujourd’hui ce sont précisément des idéologies anti-démocratiques qui renaissent pour prolonger cette utopie de la croissance infinie. »

MLB : Puisqu’on est arrivé à la Seconde Guerre mondiale, reprenons notre pérégrination historique d’ici. Après la guerre, un nouveau régime énergétique, basé sur le pétrole et l’atome, se met en place qui coïncide avec une période de latence des questions écologiques ; c’est ce qu’on appelle la grande accélération.

PC : Je crois en effet qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale il y a eu comme une éclipse de la réflexivité environnementale au niveau de la pensée sociale et politique dominante. Elle a plusieurs causes : d’abord le traumatisme d’une idéologie politique qui faisait de la conquête territoriale et de ses ressources – le Lebensraum – son objectif explicite, mais aussi les affordances spécifiques, on pourrait dire les affordances négatives, du pétrole et de l’atome. Contrairement à ce qui se passe avec le charbon, le pétrole et l’atome sont presque invisibles dans l’espace qui nous entoure, parce qu’ils viennent de loin et sont très concentrés, et parce qu’ils ne donnent pas lieu aux mêmes rapports de forces sociaux [5]. Les coordonnés matérielles sont donc moins incorporées à la réflexion politique soit parce qu’elles sont invisibles, soit parce qu’elles sont considérées comme tabou : on veut toujours étendre les bases matérielles de l’économie, mais en prétendant le faire de façon pacifique et coordonnée.

Les grands planificateurs des Trente Glorieuses sont symptomatiques de cette éclipse. Chez Jean Fourastié par exemple, on trouve des chapitres extrêmement détaillés sur l’isolation des maisons, des fenêtres, sur le réfrigérateur, sur le véhicule individuel : il s’agit de créer un cocon domestique dans lequel le travailleur peut penser à tout sauf aux idéologies. Dans ce cadre, l’énergie ne peut pas être limitée car elle est l’éponge qui va absorber les idéologies, ce sale truc qui a mis l’Europe en guerre. On retrouve le même traumatisme chez les grands penseurs politiques de l’après-guerre : Aron, Arendt, et bien sûr Rawls. Qu’est-ce qu’il y a derrière son fameux « voile d’ignorance » ? Des quantités gigantesques de pétrole bien sûr, et l’assurance que l’on peut fonder un contrat social stable sur le pur jeu des intérêts individuels, sans considération pour ses appuis matériels. La conjonction contingente entre l’impératif de désidéologisation et la société de consommation apparaît nécessaire. Tellement nécessaire que même les critiques sociales les plus virulentes de ce capitalisme-là ne peuvent s’empêcher de radicaliser l’abondance. Marcuse, mais aussi les Situationnistes, rêvent d’une société de l’art, du jeu, une société d’ultra-abondance qui émancipe de tous les besoins, le même idéal qu’un Elon Musk aujourd’hui. Pour autant, il ne s’agit pas de faire une contre-histoire des Trente Glorieuses. Évidemment que c’est là qu’on a appris à polluer, mais moi ce qui m’intéresse c’est quand on pollue pour de « bonnes raisons ». D’une certaine manière, polluer pour mettre fin aux idéologies fascistes, je suis pour. À condition que ça marche. Ça a marché à l’époque, ça ne marche plus aujourd’hui et c’est précisément ce qui m’intéresse. Les arrangements techno-politiques des Trente Glorieuses ont permis une amélioration de la condition sociale pour beaucoup de gens mais aujourd’hui, outre le fait qu’à l’échelle globale ils ont été très injustes, ce sont précisément les idéologies anti-démocratiques voire proto-fascistes qui renaissent pour prolonger l’utopie de la croissance infinie. On peut difficilement trouver un paradoxe historique plus parlant : ce qui a été mis en place pour nous protéger des grandes explosions politiques est en train d’en provoquer une nouvelle.

« La pensée des risques et des limites c’est ce qu’on appelle l’environnementalisme, mais à mon sens il ne permet pas de résoudre le problème, il l’aggrave. »

MLB : Les années soixante-dix marquent la fin de l’éclipse. La double fin d’ailleurs. Les crises économiques consécutives aux décisions prises par l’OPEP, une organisation d’anciens pays colonisés, de relever le prix du pétrole mettent en lumière le facteur colonial de l’abondance. Parallèlement, la matérialité ressurgit à travers la question des limites et des risques environnementaux.

PC : La pensée des risques et des limites c’est ce qu’habituellement on appelle la naissance de l’environnementalisme. Dans le répertoire des catégories politiques modernes, ces notions apparaissent pour prendre en compte la nature, non pas seulement comme un champ de bataille pour le développement, mais comme quelque chose qui mérite une considération propre parce que vulnérable, parce que limitée et parce que génératrice de contrecoups négatifs. Mais, c’est ce que j’essaie de montrer, à mon sens l’environnementalisme ne permet pas de résoudre le problème. Au contraire, il l’aggrave parce que dans un cas il s’expose à une espèce de ré-enchantement du risque, ce que Jean-Baptiste Fressoz a appelé « l’apocalypse joyeuse [6] ». Le problème n’étant pas tant alors de limiter l’exposition au risque que de s’y préparer en se dotant des dispositifs assurantiels pour réagir. Je ne le dis pas dans le livre mais cela coïncide exactement avec la naissance du néolibéralisme et les travaux de Dominique Pestre ont bien montré comment cet environnementalisme-là était tout à fait disposé à travailler avec les institutions de gouvernance économique supranationales, notamment la Banque Mondiale, parce qu’ils avaient le même imaginaire intellectuel et idéologique. Du risque comme nouvelle forme de réflexivité moderne, c’est l’idée d’Ulrich Beck, on passe alors au ré-enchantement du risque, puis à l’adaptation et à la résilience. D’autre part, du côté des limites, l’environnementalisme s’expose à la réactivation d’un vieux fonds qui existe aussi dans l’imaginaire politique moderne, celui de la fin du monde, qui donne aujourd’hui la collapsologie.

« La révision politique qui est nécessaire implique une révision idéologique qui ne l’est pas moins. »

MLB : Vous proposez plutôt de partir des efforts théoriques qui, eux, optent pour ce que Bruno Latour appelle la symétrisation : l’anthropologie, l’historiographie postcoloniale et l’histoire environnementale.

PC : C’est le moment douloureux du livre parce que j’affirme que le coût d’entrée dans le nouveau paradigme politique qu’il faut mettre en place est très élevé. Ça ne peut pas être juste, comme avec le risque ou les limites, un remaniement à la marge d’un aspect du pacte libéral : faire la même chose dans un milieu fini ou en pilotant les externalités. La révision politique qui est nécessaire implique une révision idéologique qui ne l’est pas moins. On ne peut pas, pour le dire comme Philippe Descola, être révolutionnaire politiquement et conservateur ontologiquement ; ce qui implique de remanier le socle épistémologique propre aux sociétés modernes. Cela s’est fait de différentes manières, dans des traditions disciplinaires qui ne se connaissent pas et ne s’estiment pas nécessairement les unes les autres, mais qui toutes contribuent à la mise à distance de ce que j’ai appelé la double exception moderne : cette idée d’un peuple distinct des non-modernes et distinct du monde dans lequel il a décidé de s’installer. À l’époque où ces efforts épistémologiques ont commencé beaucoup de gens ont pris peur en disant qu’ils allaient détruire tout l’héritage des Lumières, qu’il ne resterait rien qu’un champ de ruines idéologiques, qu’une anomie intellectuelle qui ouvrirait la route au pire ; l’argument est d’ailleurs revenu après la victoire de Donald Trump. De fait, il y a de l’anomie épistémologique dans cet univers, comme toujours, mais si on essaye d’y mettre de l’ordre, on voit bien qu’en fait il s’agit toujours de revenir sur des ruptures de symétrie dans notre histoire : l’asymétrie de genre dont je ne parle pas, l’asymétrie entre nature/société et l’asymétrie Nord/Sud. Or, le point de recoupement entre les deux dernières c’est la question écologique. Donc il faut lire Claude Lévi-Strauss, Bruno Latour, Philippe Descola, Joan Martinez Alier, Dipesh Chakrabarty, entre autres, pour bien comprendre quelle est la nature de la menace à laquelle on fait face et quel genre de sujet politique va ou doit se constituer en conséquence. Les évidences ou les quasi-évidences qui nous viennent du XIXe siècle, du type, la menace c’est le marché et la réponse c’est la mobilisation du prolétariat, ne vont pas suffire, parce que trop dualiste, parce que trop occidentaliste, parce que trop ancré dans les coordonnées productionnistes modernes. Ce paradigme était très bien le temps qu’il a duré, dans les circonstances matérielles qui étaient les siennes, et je m’en déclare fièrement héritier, mais, disons, héritier inquiet. Les circonstances matérielles ayant changé, il faut que change aussi la forme du conflit social. Il y a une discontinuité matérielle qui produit une discontinuité dans les formes de conflictualité sociale. Si on ne l’accepte pas on va s’enfermer dans un paléo-socialisme inadéquat par rapport au type de monde dans lequel il se trouve.

MLB : Le socialisme est guetté par le risque du paléo-socialisme et l’environnementalisme a mené aux impasses de la résilience et de la collapsologie…

PC : Et j’ajoute : l’écologie c’est fini. L’attachement environnementaliste, la valeur verte, est une composante des alliances sociales qui peuvent aujourd’hui se prévaloir du statut de gardien, mais elle ne peut pas être la seule. D’autant plus que la construction intellectuelle et idéologique de l’écologie politique s’est faite dans une opposition aux classes populaires, dans une critique de la loyauté des classes populaires à l’égard du paradigme productif qui s’apparente à un mépris de classe qui la met en porte-à-faux dans son hypothétique statut de gardien.

« Pour l’instant, mon principal espoir est que le Zadiste, le jacobin écolo et le technocrate radicalisé pactisent. »

MLB : Quelles alliances sociales sont alors susceptibles d’assumer ce rôle de gardien du sujet politique de la crise climatique ?

PC : Je pense à une alliance de différents groupes. Un groupe plus radical des autonomistes, des zadistes, des gens pour lesquels le problème se pose en termes de transformation des modes de vie. Un autre groupe qui concentre les gens qui militent pour un nouvel État-social qui protège des risques sociaux et écologiques et qui mette en place des politiques publiques type Green new deal ; une sorte de jacobinisme vert plus facile à articuler aux demandes de justice industrialistes et qui fasse le trait d’union entre l’écologisme et la gauche anticapitaliste classique. Et un troisième groupe, en apparence beaucoup moins radical et surtout beaucoup moins nombreux mais beaucoup plus puissant, qui est celui des technocrates : une poignée de personnes à l’échelle de la population mondiale, mais capable de réorienter d’énormes flux de capitaux, de concevoir des infrastructures sobres, de mener la vraie lutte dans les banques, dans les cours de justice, etc. C’est ce que demandent les socialistes depuis Louis Blanc : de l’organisation ! Il faut que chacun de ces groupes apprenne à ne pas mépriser les deux autres parce que jusqu’à maintenant c’est grâce à ça que les libéraux dominent. La question des ZAD, par exemple, est très importante, et certaines sont allées très loin dans la mise en forme de nouvelles structures de propriétés. Et parallèlement, je rencontre de hauts fonctionnaires radicalisés, dont l’objectif de vie est de faire la peau au capital fossile et à certaines boîtes agroalimentaires. Des gens qui peuvent appliquer des modifications assez vites avec tout ce que ça implique de réadaptation : des nouvelles villes, de nouveaux systèmes de transports, etc. Pour l’instant, mon principal espoir est que le Zadiste, le jacobin écolo et le technocrate radicalisé pactisent.

MLB : On bute sur la question de l’échelle. Même si l’alliance entre ces groupes se fait, l’Europe est un nain économique et énergétique.

PC : C’est vrai, mais on sait aussi que l’économie est une chose très mimétique. Ce qui commence à se faire quelque part peut être répliqué ailleurs. Si ce sont les Américains qui commencent et que le mimétisme se fait chez nous et ailleurs, tant mieux. Mais ça peut aussi être nous, peu importe. Dans ma dérive centriste, j’irais même jusqu’à dire que le Green deal de Von der Leyen est bon à prendre. Évidemment, c’est sous-dimensionné, sous-financé, ce n’est pas ambitieux socialement, en gros c’est du capitalisme vert opportuniste, mais ça va faire naître des filières technologiques bas carbone, et puis cela peut avoir pour effet de donner envie au public d’en vouloir plus. Quand on aura constaté collectivement les premières évolutions, quand on aura démontré qu’il y a une voie, on pourra y aller vraiment en resocialisant massivement l’économie. Si on veut redessiner les villes, limiter la pression du marché de l’emploi sur la façon dont les gens se déplacent, on ne peut pas le faire sans resocialiser au sens classique du terme. Ça ne se fera peut-être pas sous la forme de la concrétisation d’un idéal mais en suivant un chemin technologique qui fait que la place du commun va grandir, presque par inertie. Si on veut limiter, absorber, contourner le choc climatique et, c’est encore plus urgent, préserver la biodiversité, il va falloir resocialiser. Si tu es centriste, tu commences par un capitalisme vert, si tu es de gauche, tu préfères faire les choses méthodiquement, en socialisant d’emblée, c’est plus rapide et plus efficace.

MLB : Mais est-ce que ça permet de répondre aux demandes de justice en préservant la démocratie ?

PC : C’est tout l’enjeu. Prenons l’exemple de la géo-ingénierie. Pour l’instant ça ne marche pas bien, on ne sait pas encore absorber du carbone efficacement à grande échelle, mais dans quelques années les technologies seront peut-être prêtes, et on ne parlera que de ça. Entre les mains de qui est-ce qu’on les place ? Celles d’Elon Musk, d’une agence d’État, ou d’une agence supra-étatique, et dans ce dernier cas avec quelle voix pour les pays du Sud ? Si c’est dans celles d’Elon Musk, il y a de grandes chances pour qu’il fasse de la géo-ingénierie au-dessus de son quartier de San Francisco et qu’il en fasse payer l’entrée. Pour l’instant c’est comme ça que les solutions sont conçues, comme des canots de sauvetage privés. À gauche, on est plutôt opposés à la géo-ingénierie puisqu’on se dit que c’est une solution technique qui escamote le problème politique de la pollution au carbone et on a raison. Mais quand la technologie existera elle sera mise en œuvre et si elle l’est autant qu’elle le soit dans des conditions socialement justes. Souvent, le bilan social des grandes innovations technologiques n’est pas terrible, elles ne font que consolider les inégalités ; si on essayait de viser mieux ? Ce sont des débats et des luttes qui vont arriver très vite, auxquels il faut se préparer parce qu’ils vont rebattre les cartes. Pour l’instant, on fait des COP avec les ONG, mais bientôt ce sera un Yalta du climat qu’il va falloir organiser – ce sera tout autre chose. L’écologie, c’est la vie bonne et de nouvelles habitudes de consommation, mais c’est aussi la guerre et la paix, l’ordre global. Ce sont des questions d’étatisation, de reconstruction, de planification sous contrainte : c’est de la grande politique.

 

[1] Antonin POTTIER, Comment les économistes réchauffent le climat et https://www.cairn.info/publications-de-Antonin-Pottier–100119.htm

[2] Voir les travaux de l’historien Kenneth POMERANZ et notamment, Une grande divergence – La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, Albin Michel, 2010.  

[3] William Stanley JEVONS, The Coal Question: An Inquiry Concerning the Progress of the Nation and the Probable Exhaustion of Our Coal Mines, 1865

[4] Antoine MISSEMER, Les Économistes et la fin des énergies fossiles (1865-1931), Classiques Garnier, 2017

[5] Voir, Timothy MITCHELL, Carbon Democracy : le pouvoir politique à l’ère du pétrole, La Découverte, 2013.

[6] Jean-Baptiste FRESSOZ, L’apocalypse joyeuse : une histoire du risque technologique, Seuil, 2012.

Lubrizol : ce que la mise en examen ne doit pas faire oublier

Au-delà des nécessaires procédures juridiques en cours qui trancheront les questions de responsabilité, l’incendie de Lubrizol doit nous alerter sur deux points : le rapport de l’État aux citoyens dans l’urgence et l’incertitude, et sa considération du risque écologique. 


Jeudi 27 février, la filiale française du groupe américain Lubrizol a été mise en examen pour “déversement de substances nuisibles” et “atteinte grave à l’environnement et à la santé’’. L’ampleur du sinistre du 26 septembre 2019 a donc finalement été imputée à la négligence de l’entreprise, suite, entre autres, aux révélations sur l’absence de prise en compte des rapports alarmants de l’assureur FM Global avant l’accident.  

Le gouvernement semble avoir pris acte de la défaillance des procédures de contrôle et a annoncé, mardi 11 février, un accroissement de 50 % des inspections annuelles de sites classés d’ici 2022 et un bureau d’enquête accident « indépendant » afin de tirer les leçons de l’incident industriel.

Si la question des moyens donnés aux corps d’inspection est majeure, il ne faudrait pas considérer qu’il s’agit du seul apprentissage à tirer de cet accident. La gestion de l’incendie de Lubrizol doit nous alerter sur deux points : le rapport de l’Etat aux citoyens dans l’urgence et l’incertitude, et sa considération du risque écologique. 

L’incendie de Rouen a d’abord démontré, cela a été dit, une profonde crise de confiance entre les pouvoirs publics, en premier lieu desquels la préfecture, et la population.

Il faut revenir aux faits et à la procédure. En cas de crise, le Plan particulier d’intervention (PPI) est déclenché. Le préfet devient décisionnaire. Le 26 septembre, pour le préfet Pierre André Durand, il y avait trois possibilités : évacuer, confiner ou rassurer. Le risque létal était présent, les services de l’Etat étant dans l’ignorance de la nature de la substance relâchée dans l’environnement. La troisième option, rassurer, a indéniablement eu la priorité. La préférence pour le maintien de l’ordre public, entendu ici comme le maintien du calme, a été dénoncée par la suite par les élus locaux et les associations. 

Ne pas laisser la panique s’installer est évidemment un but louable et un moyen d’éviter un suraccident et des pertes humaines. Mais, si rassurer était l’objectif, il est peu dire que la réussite sur ce point est loin d’être évidente. Il y a eu une profonde mécompréhension par les services de l’État des attentes de la population en matière d’information. Les éléments de langage considérés comme imprécis et vagues, la parole publique, focalisée sur l’absence de toxicité “aiguë”, ont alimenté la défiance et le sentiment partagé de mensonge. 

De plus, rassurer et minorer les risques sont deux choses différentes. Comme le rappelle Olivier Blond de l’association Respire pour Le Monde  “minorer les risques et les incertitudes amènent à limiter la réponse publique. (…) L’information des populations sur les mesures de protections, la liste des communes concernées par les mesures d’urgence, les mesures de prévention dans les écoles ou les établissements sportifs… ont toutes été minorées.”

Ce choix du préfet doit se comprendre non pas comme un cas isolé mais comme illustrant une logique, une compréhension particulière de l’urgence et du risque par la puissance publique. Delphine Batho, devant la commission d’enquête sénatoriale, a décrit un “mécanisme profond, au-delà des personnes en responsabilité”. Elle a souligné une “conception élitiste de l’information”, “comme si les inquiétudes des citoyens étaient suspectes.” 

Au-delà de ce constat, il s’agit d’admettre la réalité d’un État redevable de tout mais qui n’avait pas connaissance des risques. Son rôle s’est limité à contenir la colère populaire et l’angoisse. À la différence d’autres types de crises ou de risques, l’État ne semble pas avoir considéré être en tort ou avoir failli dans la protection de la population.

Ce qui nous amène à notre deuxième point : l’incendie de Lubrizol est révélateur d’une considération moindre des risques écologiques par les pouvoirs publics. Delphine Batho, toujours dans son intervention devant la commission d’enquête du Sénat, fait la différence entre défaillance ponctuelle et dysfonctionnement de l’État. Elle souligne l’application d’une logique d’action qui revient à relativiser les risques en situation de crise écologique. Lubrizol démontre plus globalement la nécessité d’un changement de culture dans la gestion de ce type d’incident.  

Il faut savoir que le cadrage des catastrophes technologiques en France est hérité d’AZF en 2003, plus précisément la loi « Risques » du 30 juillet 2003 et son décret d’application du 28 novembre 2005: « en cas de survenance d’un accident dans une installation relevant du titre Ier du livre V du code de l’environnement et endommageant un grand nombre de biens immobiliers, l’état de catastrophe technologique est constaté par une décision de l’autorité administrative”.

Pour une qualification en tant que catastrophe technologique, il faut donc qu’il y ait destruction de logements. Ces considérations légales conditionnent notamment les indemnisations, les conséquences sont donc très concrètes pour les populations touchées. Les discussions de la commission d’enquête parlementaire actuellement en cours évoquent une requalification, qui permettrait de considérer la santé humaine et l’environnement dans la définition d’une catastrophe technologique. 

L’indemnisation est encore en discussion avec l’entreprise Lubrizol ; le ministre de l’Agriculture Didier Guillaume avait pourtant évoqué un préjudice estimé “entre 40 et 50 millions” d’euros pour les agriculteurs par exemple. Mais les questions de compétitivité du territoire français entrent évidemment en jeu dans la définition des sanctions requises contre la multinationale Lubrizol.

L’enseignement que nous devons tirer sans attendre de l’incendie de Lubrizol est la nécessité de revoir la logique d’action publique face aux risques environnementaux et écologiques. La gestion de ces risques n’est aujourd’hui pas considérée comme relevant du régalien. L’impact écologique, donc sur la santé publique – la séparation de ces deux points n’étant pas réellement valable –, doit être replacé au centre des prérogatives de l’État. La logique d’action qui a été appliquée en septembre 2019 démontre d’une tendance à la minimisation, qu’il faut substituer par une considération de ces risques comme relevant de la plus haute importance.

Sources : 

L’édifiante intervention de Delphine Batho devant la commission d’enquête sénatoriale : https://dai.ly/x7nweui 

https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/02/27/lubrizol-mise-en-examen-pour-les-degats-environnementaux-causes-par-l-incendie-de-rouen_6031075_3244.html 

https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/11/21/incendie-de-lubrizol-le-dispositif-actuel-de-gestion-de-crise-est-base-sur-une-version-completement-inappropriee-de-la-democratie_6019968_3232.html

Pourquoi l’existence des bullshit jobs est une absurdité écologique

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© CC0

Pour affronter le changement climatique, les changements superficiels ne suffiront pas [1]. Il faut repenser nos besoins et couper court aux dépenses énergétiques superflues, plutôt que de rendre nos consommations « vertes ». Dans ce cadre, l’existence de millions d’emplois inutiles, les bullshit jobs, est une absurdité écologique qui nous oblige à revoir complètement notre conception du travail et de la société.


Dans le monde, les mouvements écologistes se développent et se radicalisent, comme Youth for climate, le réseau initié par la jeune Suédoise Greta Thunberg ou encore Extinction Rebellion. En France, le mouvement climat a pris une ampleur de masse après la démission de l’ancien ministre de l’écologie Nicolas Hulot, en août 2018. Ces mouvements, qui s’opposent aux gouvernements libéraux climaticides comme celui d’Édouard Philippe, mettent ces derniers face aux contradictions de « l’impossible capitalisme vert »[2]. Par leurs actions aux méthodes traditionnelles ou innovantes, comme les manifestations de masse, les actions de désobéissance civile ou même la désobéissance totale de la ZAD, ils vivifient l’imaginaire de la gauche contemporaine. Et la tâche est immense : pour tenir l’objectif de la COP21 de limiter le réchauffement climatique de 2 °C par rapport à l’ère pré-révolution industrielle, il faudrait notamment laisser dans le sol 80% des réserves mondiales actuelles d’énergies fossiles. Cela impliquerait, d’une part, de mener un combat contre le pouvoir des multinationales qui se sont accaparées ces réserves, et d’autre part de, non seulement remplacer nos sources d’énergie par de nouvelles, mais surtout d’abandonner une grande part de nos activités. Pour économiser suffisamment d’énergie, toutes les activités humaines doivent donc être réévaluées [3] afin de bannir celles qui sont inutiles.

L’écologie politique ou la « halte à la croissance »

Dans cette situation politique transparaît la particularité de l’écologie, selon l’un de ses premiers penseurs, Ivan Illich. Pour lui, la politique a traditionnellement eu pour objet de transformer le monde, en inventant des outils. Or, à partir d’une certaine époque, de certains seuils de mutation dans la société, le rapport au monde du politique a changé, et petit à petit les outils ont muté, en passant de l’état de convivialité à l’état de productivité. Il s’agit finalement de l’émergence du productivisme, c’est-à-dire du monopole du mode de production industriel par rapport à tous les autres.

Ainsi, comme l’écrit Ivan Illich, des inventions telles que « le trois-mâts, les moulins à eau ou à vent » ou la machine à vapeur ont été accompagnés de changements métaphysiques du rapport au monde : « Dès l’époque de Bacon, les Européens commencèrent à effectuer des opérations relevant d’un nouvel état d’esprit : gagner du temps, rétrécir l’espace, accroître l’énergie, multiplier les biens, jeter par-dessus bord les normes naturelles, prolonger la durée de la vie. » [4] Auparavant, les grandes réalisations comme les pyramides ou les cathédrales étaient possibles, mais nécessitaient de grands nombres de travailleurs (parfois esclaves), car l’énergie disponible était principalement humaine, métabolique. Puis, à partir du XVIIIème siècle, la mise en exploitation des énergies fossiles que sont le charbon, le gaz et le pétrole décuplèrent la quantité d’énergie maîtrisable par un nombre réduit de personnes. Le productivisme à proprement parler commença : le but primaire des sociétés occidentales devint l’augmentation de la production (la croissance du PIB), au détriment d’autres objectifs, comme celui de respecter toutes limites raisonnables, humaines ou naturelles.

Les rapports du GIEC soulignent année après année l’impasse de cette logique. Le problème du réchauffement climatique n’est pas exactement un problème d’inaction – « nous » ne faisons pas rien, nous faisons déjà trop. Même si nous avons urgemment besoin d’une action législative déterminée pour juguler le réchauffement, cette législation doit d’abord porter sur l’arrêt d’activités polluantes. Cette perte ne sera pas nécessairement douloureuse, dans la mesure où le capitalisme a créé une multitude de besoins inutiles pour accompagner ses productions inutiles.

Les bullshit jobs ou l’activité humaine inutile

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David Graeber – © Wikimedia Commons

Justement, les bullshit jobs, que l’on pourrait traduire par métiers du baratin ou postes à la con, sont des emplois ou formes d’emploi rémunérées qui, d’après le travailleur lui-même, ne servent à rien [5]. Ce phénomène de société a été révélé par l’anthropologue David Graeber en 2013, dans un article en ligne [6] devenu viral, complété en 2018 par un ouvrage [7] dédié à la question. Graeber fonde son propos sur les témoignages de nombreuses personnes reconnaissant travailler dans le vide [8]. Dans bien des cas, ces dernières s’ennuient une grande partie de leur semaine de travail, faute de tâches concrètes à réaliser. Certains individus, plus rares, ont un rythme de travail conséquent, sans pour autant produire quoi que ce soit d’utile – c’est le cas notamment des avocats d’affaires, nombreux à avoir contacté l’auteur. Certains développent dans leurs échanges avec lui des théories sociologiques et politiques complètes, tandis que d’autres sont moins loquaces. Ils ont tous en commun le sentiment profond de ne servir à rien, ce qui pèse sur leur santé mentale.

Il ne s’agit pas de cas isolés : selon un sondage réalisé au Royaume-Uni en 2015 pour mesurer le phénomène, 37% des salariés et indépendants sondés estiment que leur emploi « n’apporte rien de significatif au monde » [9]. Si l’on ajoute les bullshit jobs de second ordre, à savoir les emplois utiles mais servant de soutien aux bullshit jobs (comme par exemple les agents de ménage d’un cabinet de conseil), la proportion de temps perdu au travail dans nos sociétés est d’environ 50%, un chiffre à peine croyable.

En dehors même de toute considération d’intérêt général, de nombreux témoignages font état de tâches d’une absurdité à toute épreuve. C’est le cas rapporté par Graeber de cet ouvrier agricole dont le patron lui demandait, une fois que les autres tâches étaient réalisées, de récolter des cailloux dans le champ pour en faire un tas, qui serait ensuite laissé à l’abandon. Dans ce cas, les activités considérées ne sont ni utiles à la société en général ni à la société qui emploie la personne en particulier. La question est alors de savoir pourquoi ces emplois existent, s’ils sont inutiles.

Les cinq types de bullshits jobs

Pour aller plus loin, David Graeber propose une typologie des bullshits jobs en cinq catégories [10]. Ces descriptions permettent de mieux cerner en quoi ces métiers peuvent être inutiles pour la société prise en tant que telle et non simplement comme la somme de ses parties ou du point de vue de l’une de ses parties.

Le premier type de bullshit job est le larbin, ou « domestique, au sens féodal du terme », à savoir « celui qui est là pour que d’autres personnes se sentent importantes ». Ce sont par exemple les réceptionnistes des grandes entreprises que personne n’appelle jamais.

Le deuxième cas est celui des « porte-flingues », ceux dont personne n’aurait besoin s’ils n’étaient pas déjà là. « Si personne n’avait d’armée, qui aurait besoin d’une armée ? » Ces emplois n’existent pas pour que quelqu’un se sente important, mais pour que leur employeur survive à la concurrence – alors même que cette concurrence « libre et non faussée » était supposée permettre l’efficacité. Ce sont les exemples évoqués précédemment comme les prospecteurs téléphoniques, les avocats d’affaires et sans doute plus généralement toute profession cherchant à améliorer la position concurrentielle de son employeur. Si le cabinet X améliore la position de l’entreprise A par rapport au concurrent B de 1, et que le cabinet Y améliore celle de B par rapport à A de 1, finalement leurs deux prestations s’annulent. Tout le secteur de la publicité tombe aussi dans cette catégorie.

Puis viennent les rafistoleurs. Ils sont là « pour régler un problème qui ne devrait pas exister. Comme si vous aviez un trou dans votre toit et que plutôt que de simplement reboucher le trou, vous engagiez quelqu’un pour écoper l’eau de pluie toute la journée. » Leur employeur, plutôt que d’améliorer son organisation qui génère des problèmes, engage quelqu’un pour réparer les conséquences de ces problèmes mais pas l’organisation en elle-même.

Les quatrièmes sont les « cocheurs de case ». Ils servent à ce que leur organisation puisse, en les employant, dire qu’elle fait quelque chose, alors qu’elle ne le fait pas vraiment. Par exemple, un « responsable bonheur au travail » recruté pour diffuser à tort ou à raison l’image d’une entreprise prenant soin du « bonheur au travail ». Le concept même de bonheur au travail est trompeur, car il escamote le débat sur les conditions de travail. Salaire, temps de travail, sécurité, hygiène, et cadences s’évaporent du débat une fois le baby-foot installé dans la salle de pause. Cocher une case serait aussi le rôle d’un auditeur aux comptes ou d’un consultant qui trouverait un problème à résoudre chez son client, sans que ce dernier ne souhaite véritablement mettre les moyens nécessaires à sa résolution. Au besoin, cette entreprise pourrait engager un rafistoleur (troisième type) pour donner le change sans s’attaquer vraiment à son organisation. La prestation de service n’étant pas appliquée alors que c’était son but, elle n’aura servi à rien.

Enfin, le dernier type de bullshit job est particulier : il s’agit du manager qui doit faire travailler une équipe dont les membres travaillent très bien seuls – un peu comme le larbin (premier type), sauf que cette fois c’est lui le chef. Sa perversité réside dans le fait qu’il peut inventer des tâches inutiles à ses subordonnés, comme par exemple remplir des indicateurs de pilotage, ce qui revient à bullshitiser leurs postes.

L’existence des bullshit jobs comme scorie de l’ancien et du moderne dans le capitalisme

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Ceux qui ont le pistolet chargé et ceux qui creusent – © Sergio Leone, 1966

Cette catégorisation des bullshit jobs permet d’explorer les raisons de leur existence. Dans le dernier cas décrit, si le manager n’avait eu personne sous ses ordres, il n’aurait pas pu créer du bullshit pour les autres. La relation de subordination permet à l’un de décider et à l’autre d’exécuter, fût-ce des corvées absurdes. Le bullshit job peut donc résulter de la présence d’un pouvoir. Par exemple, le pouvoir du cadre dirigeant ou du médecin d’avoir une secrétaire, alors même que son agenda se remplit automatiquement via Outlook ou un site internet. Ainsi, narrant un de ses premiers boulots, dans lequel le patron du restaurant a demandé aux plongeurs de renettoyer ce qui venait de l’être, Graeber analyse : « Comme nous l’avons découvert, être contraint de faire sembler de travailler, c’est la pire des déchéances. Car il était impossible de se tromper sur la nature de la chose : c’était juste de l’humiliation, une démonstration de pouvoir pour le pouvoir. » [11] L’une des conditions de possibilité de cette humiliation est l’idée que le temps de quelqu’un puisse appartenir à quelqu’un d’autre. Comme noté par David Graeber et Ivan Illich, cette idée n’est pas toujours allée de soi dans l’histoire. L’autorisation par l’Église des prêts à intérêts (à usure) fut relativement tardive. Les emplois de pure forme, et les chaînes hiérarchiques à rallonge qui les accompagnent, ne sont pas une nouveauté dans l’histoire ; ils ont existé au Moyen-Âge sous la forme de laquets ou sbires et de relations de vassalité. On retrouve ici le premier type de poste à la con, en miroir du cinquième.

La nouveauté réside donc non pas dans l’existence de postes inutiles en soi, mais dans l’essor formidable de ces formes d’emplois depuis les années 1950, ce que Graeber essayait de comprendre dès son premier article. Pour lui, cette multiplication massive tient aux mutations du capitalisme en tant que mode de production. Suivant les tendances du début du XXème siècle, John Maynard Keynes prédisait que l’automatisation des tâches devrait ramener la semaine normale de travail à quinze heures tout au plus à notre époque, un siècle après la sienne. Même si elle ne s’est manifestement pas réalisée, cette thèse était et reste pertinente d’un point de vue économique [12]. Graeber en conclut donc que quelque chose ne s’est pas passé comme prévu. Selon lui, la question n’est pas économique mais politique, et, en définitive, morale. « La classe au pouvoir a réalisé qu’une population productive heureuse et avec du temps libre était un danger mortel (pensez à ce qu’il s’est produit lorsque cela a commencé à être approché dans les années 60). Pour cette classe, l’autre pensée extraordinairement pratique est le sentiment que le travail possède une valeur morale en soi, et que quiconque qui ne se soumettrait pas à une discipline intense pendant la plupart de ses heures éveillées ne mériterait rien. »

En effet, les nouveautés du capitalisme ont induit du bullshit. Le fonctionnement du capitalisme actionnarial, via notamment la logique de l’appel à projets, crée mécaniquement du travail en pure perte – car pour une candidature retenue, toutes les autres qui ont été produites pour le même appel à projets l’auront été en vain. La concurrence du marché, principe capitaliste érigé en axiome intouchable du système néolibéral, crée des porte-flingues, le deuxième type de bullshit job. L’émergence des bullshit jobs en tant que phénomène de société tient donc de la croissance continue du secteur financier au sens large, ou secteur de l’information, et de la bureaucratie qui les accompagne [13]. « La bureaucratie reflète la nécessité que le corps social exerce son contrôle sur les individus appliqués à un travail insensé. » [14]

Concluant cette analyse dans son ouvrage, Graeber qualifie le monde du travail moderne de « féodalisme managérial ». Le féodalisme managérial est donc une nouvelle forme de la ponction du produit des travailleurs par des seigneurs et sous-seigneurs inféodés en tout genre. Les innombrables couches de gestionnaires et de cadres qui se sont multipliées depuis les années 1980 en sont l’équivalent fonctionnel moderne, et c’est parmi elles qu’on retrouve les derniers types de postes insensés (les troisième et quatrième types).

Pour faire disparaître les bullshit jobs, abattre le salariat

L’existence des bullshit jobs repose donc à la fois sur la subordination (le salariat) et sur l’état de bureaucratisation absurde de la société. Il faut débarrasser le travail et la société de ces caractéristiques pour pouvoir éradiquer les postes inutiles et enfin libérer ceux qui les occupent – ou plutôt, par lesquels ils sont occupés, presque au sens militaire du terme.

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Le droit à la paresse – © Paula Pallares

Pour « vivre sans travail », c’est-à-dire se passer de la subordination, Frédéric Lordon recense dans son dernier ouvrage [15] deux solutions. La première est celle de la ZAD, qui consiste à revenir autant que cela est possible à une économie de communautés indépendantes et autonomes. L’idéologie déployée ici réinterprète complètement le « problème fondamental de l’économique-politique, [qui] est la division du travail » [16]. Elle s’inscrit à rebours de la mondialisation et en particulier de l’internationalisation de la division du travail qu’elle a engendrée. Ainsi les habitants de la ZAD ne travaillent pas à proprement parler, comme l’explique Lordon : « L’activité humaine ne peut être dite « travail » que lorsqu’elle s’accomplit dans la forme particulière du salariat. Si un ami t’aide à déménager, il ne travaille pas : son activité est prise dans le rapport social d’amitié. Si c’est un déménageur, lui travaille – il est sous la gouverne du rapport salarial capitaliste. […] Nous pouvons donc dire ceci : la ZAD est un lieu où une intense activité est déployée, mais on n’y travaille pas. » [17] Pour autant, la ZAD reste « branchée » sur la division du travail capitaliste, car elle importe certains matériaux qui lui sont indispensables d’en-dehors. Si cette réorganisation du travail est enrichissante, elle ne peut satisfaire l’objectif de suppression de tous les bullshit jobs, car elle est difficilement extensible à l’ensemble du monde social.

La deuxième solution pour sortir du travail-salariat est proposée et argumentée par Bernard Friot [18]. Elle consiste à retirer au capitalisme la propriété dite lucrative, c’est-à-dire la propriété privée des moyens de production, en la redonnant aux travailleurs – en suivant ainsi la logique de ce qu’on appelle aujourd’hui les coopératives. Cette solution a l’avantage de se déployer directement à l’échelle de la société entière, en étendant à tous les secteurs le principe déjà-là de la sécurité sociale, et de recouvrir la division du travail existante.

Mais, s’il est donc possible de se passer de la relation de subordination, cela ne suffira pas à éliminer totalement les bullshit jobs. Ivan Illich le disait déjà : l’appropriation par les travailleurs d’outils ou de structures de production productivistes (c’est-à-dire anti-conviviaux) ne rendra pas ces productions automatiquement limitées et raisonnables, tant « il existe une logique de l’outil à laquelle on ne saurait se soustraire qu’en changeant l’outil » [19].

Les bullshit jobs ne sont pas irrémédiables

Pour certains auteurs, généralement sceptiques quant à l’existence même des bullshit jobs, la perception qu’ont les travailleurs de l’utilité de leur poste serait tout simplement nulle et non avenue. C’est le cas de Jean-Laurent Cassely, qui interprète à l’envers le concept dans son ouvrage La révolte des premiers de la classe [20]: « La majorité des salariés de l’économie de l’information œuvre à la maintenance ou à l’optimisation du système existant […]. Contrairement à ce qu’affirme leur grand contempteur David Graeber, ces ‘métiers à la con’ qui se sont multipliés ne sont pas à proprement parler inutiles. Ils sont mêmes quelques part les métiers les plus utiles de l’économie mondialisée. Sans eux, votre série préférée ne serait pas correctement encodée, votre dosette de café ne rentrerait pas tout à fait dans la machine et votre avion n’atterrirait pas à l’heure exacte. Sans les métiers à la con, nous habiterions un monde approximatif et la société telle que nous la connaissons cesserait de fonctionner. Pourtant, chacune de ces contributions, prise individuellement, semble plus que jamais vaine… »

Cet extrait cumule plusieurs tares. La thèse des bullshit jobs demande d’admettre que la société n’est pas telle qu’elle devrait être et qu’elle pourrait être améliorée. Admettre que certains emplois sont inutiles vient immédiatement avec l’idée que ce n’est pas normal et que cela devrait cesser, ce qui semble déjà trop pour certains (« sans les métiers à la con, […] la société telle que nous la connaissons cesserait de fonctionner »). Ne serait-ce pas encourageant si la société arrêtait en effet de fonctionner tel qu’aujourd’hui, c’est-à-dire en engendrant des millions d’emplois inutiles tout en détruisant l’écosystème mondial ? Les motivations de Jean-Laurent Cassely se comprennent dès que l’on note que pour lui, la « société telle qu’elle est » s’illustre par ses cafés en dosette et ses trajets en avions, deux éléments privilégiés par les classes bourgeoises et notoirement antiécologiques.

Le raisonnement des critiques est souvent circulaire : puisqu’aucune entreprise ne pourrait se permettre d’engager des gens à ne rien faire, ceux qui en disent autrement doivent se tromper. Et pourtant ces postes à la con existent, sous nos yeux, par millions. Pour les croyants du libre-marché, si les gens déclarent avoir un poste inutile (en se trompant donc), cela serait dû au nombre d’intermédiaires les séparant du produit final de leurs efforts, cachant leur propre valeur ajoutée. On l’a vu, les bullshit jobs émergent aussi d’un problème de bureaucratie, mais ce n’est pas celui-là. Qu’est-ce qui empêcherait a priori un travailleur de voir le produit fini auquel il contribue ? Dans Les temps modernes, modèle de la chaîne d’assemblage et de sa production morcelée, Charlie Chaplin voyait bien les voitures sortir de son usine. Même s’il y a des progrès à faire au niveau de la division du travail, ce n’est pas à proprement parler elle qui crée les bullshit jobs [21].

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Le productivisme – ©CC0

Ce raisonnement se retrouve dans les témoignages que Jean-Laurent Cassely a mis en avant dans son ouvrage. Il s’agit du cas, plutôt fameux dans les médias, des cadres issus des grandes écoles qui plaquent leur poste de consultant pour ouvrir une épicerie… mais bio, innovante et sans gluten, donc adressée aux CSP+, dans le monde tel qu’il est. Ils composent certes des changements de trajectoire individuelles, mais qui ne cherchent pas à renverser l’ordre établi pour mettre en place une société différente. En définitive, il s’agit de reconversions professionnelles – toutes choses égales par ailleurs. Or ce dont nous avons besoin, et que l’urgence écologique commande, c’est que les choses par ailleurs finissent par changer.

Pas d’écologie dans une économie de bullshit jobs

Ce sont les mêmes impensés qui sont à l’origine des bullshit jobs et de nombreux désastres écologiques. Le premier d’entre eux est d’avoir fait de la croissance du PIB, c’est-à-dire l’augmentation indifférenciée de toutes les productions et consommations de ressources, l’objectif primaire de la société. Ce primat de la croissance est lui-même permis par le postulat que tout soit mesurable, quantifiable. Le PIB se targue de tout additionner. Mais est-ce seulement possible ? Beaucoup de richesses de nos sociétés ne sont pas mesurables et ne le seront jamais. Cette tendance à transformer en chiffres et en indicateurs s’étend à de plus en plus de secteurs de la société qui en étaient jusque-là épargnés. Elle produit ses effets mortifères partout : dans l’éducation (via la théorie du capital humain), dans la santé et l’hôpital public, et elle est déjà largement à l’œuvre dans le travail. C’est cela qui mène à la bullshitisation des vrais postes et à la création des bullshit jobs. C’est cela que dénoncent les professionnels de nombreuses branches qui jettent symboliquement leurs outils de travail au pied de leurs managers, perçus comme hors-sol [22]. Ils ne demandent qu’à ce qu’on les laisse faire leur travail, comme eux et eux seuls savent le faire – sans avoir à remplir des tableaux Excel ou d’autres types de formulaires.

Ce débat sur le travail rouvert par David Graeber est salutaire pour atteindre une société véritablement écologique, car il nous force à repenser le travail et sa place dans nos vies. Il est urgent de tout réévaluer, d’abandonner ces millions de postes inutiles, de créer ceux qui sont nécessaires à la transition écologique, et de partager le travail qui restera, en réduisant sa place dans la semaine, dans l’année et dans la vie.


[1] « Appelez les pompiers, pas le colibri », LVSL, 3 mars 2019

[2] L’impossible capitalisme vert, Daniel Tanuro, édition la découverte, 2010

Voir également pour une courte introduction cet extrait du Manuel d’économie critique. « Repeindre le capitalisme en vert », Aurélien Bernier, Le Monde Diplomatique, 2016

[3] Cette réévaluation de tout, en regard de limites raisonnables, est une constante des mouvements écologiques, parfois entendue sous le terme de décroissance. « Écofascisme ou écodémocratie », Serge Latouche, Le Monde Diplomatique, 2005

[4] La convivialité, Ivan Illich, 1973, éditions du seuil, p. 57

[5] « Bullshit jobs : quand la réalité surpasse le monde des Shadoks », LVSL, 9 décembre 2019

[6] “On the phenomenon of bullshit jobs”, David Graeber, Strike! Magazine, 2013

[7] Bullshit jobs, David Graeber, éditions Les Liens qui Libèrent, 2018

[8] Le phénomène est parfois évoqué dans la presse nationale. Le Nouvel Obs avait par exemple popularisé quelques témoignages en 2016 :« « J’ai un job à la con », neuf salariés racontent leur boulot vide de sens ».

[9] Sondage YouGov

[10] Real Media (Youtube), 9 mai 2017. Cette typologie est reprise et explicitée plus longuement dans son ouvrage paru en 2018.

[11] David Graeber, op. cit., p. 147

[12] « Pourquoi et comment il faut réduire le temps de travail », Guillaume Pelloquin, 2017

[13] Pour développer ce thème, voir Bureaucratie, David Graeber, éditions Babel, 2015 ; ou encore le chapitre 5 de Bullshit Jobs, op. cit., « comment expliquer la prolifération des jobs à la con ? ».

[14] Ivan Illich, op. cit., p. 73

[15] Vivre sans ? Institutions, police, travail, argent…, Frédéric Lordon, éditions La Fabrique, 2019

[16] Ibid., p.226

[17] Ibid., p.227-228

[18] « Vaincre Macron par Bernard Friot », Guillaume Pelloquin, Reconstruire.org, 2017

[19] « Écologistes et politique », Christophe Batsch, Le Monde Diplomatique, 1978

[20] La révolte des premiers de la classe, Jean-Laurent Cassely, éditions Arkhê, 2017

[21] Cette argumentation erronée a d’ailleurs été reprise dès 36h après la publication du premier article de David Graeber, par le journal libéral anglais The Economist.

[22] « Pourquoi il faut se débarrasser des managers », Le Média, Youtube, février 2020

« Le principe de précaution n’a pas été assez appliqué au moment de l’accident de Lubrizol » – Entretien avec Éric Coquerel

Le député de la France Insoumise Eric Coquerel fait partie des vice-présidents de la mission d’information créée des suites de l’incendie du site de Lubrizol à Rouen. Après plusieurs mois d’auditions, il nous a expliqué son analyse de la situation, en revenant notamment sur les enjeux environnementaux et sociaux autour de l’industrie française que l’accident a permis de mettre au jour. Entretien réalisé par Marion Beauvalet, retranscrit par Jeanne du Roure.


Le Vent Se Lève – Comment êtes-vous devenu membre de la mission d’information créée après l’accident de Lubrizol ?

Eric Coquerel – Je suis rapporteur pour la commission finance de la mission qui recouvre la moitié du du budget du Ministère de l’Écologie (dont la prévention des risques). Je connaissais donc assez bien le sujet. De plus, il se trouve que j’ai été à une manifestation au moment de Lubrizol à Rouen. Je me suis intéressé au sujet, à la fois pour des raisons de fond – sur ce que ça révélait – mais aussi parce que c’est en résonance avec la mission qui est mienne à l’Assemblée nationale. Ça avait été plus facile de poser des questions, de savoir qui il fallait interroger, parce qu’il s’agissait en général de gens que j’avais déjà interrogés dans le cadre de cette mission.

LVSL – Pouvez-vous revenir sur ce qui s’est passé pendant les travaux ? Les conclusions qui ont éventuellement été rendues et si elles auront des suites effectives sur la gestion des sites sensibles ?

E.C – Les auditions sont terminées, le rendu des travaux a eu lieu. Il faut savoir que, en réalité parlementaire, il y a deux missions. D’une part, il y a une commission d’enquête au Sénat qui a statutairement une fonction plus importante. Par exemple, les gens qui témoignent pendant une commission d’enquête sont tenus de dire la vérité sous peine de poursuites judiciaires. On se rappelle de la dernière commission d’enquête qui avait eu lieu au Sénat sur l’affaire Benalla. Des gens de l’Elysée avaient témoigné et s’étaient retrouvés devant les tribunaux parce qu’on a estimé qu’ils avaient menti. Donc le Sénat a cette chance.

À l’Assemblée, on n’a pas réussi à obtenir une commission d’enquête parce que la majorité En Marche l’a refusée, contrairement au Sénat. On s’est contenté d’une mission d’information. Sa nature ne change pas beaucoup si ce n’est ce petit détail : si on ment durant une commission d’information, ça n’a pas de conséquences juridiques.

Nous avons au demeurant auditionné beaucoup d’acteurs. Cela n’a pas permis de distinguer les origines directes du problème, c’est plutôt la justice qui parviendra à trouver d’où ça vient. Lubrizol vient d’ailleurs d’être mis en examen. Par contre nous avons pu repérer les dysfonctionnements, manque de moyens et de réglementation qui, pendant des années, ont précédé l’accident. Ces derniers ont, si ce n’est occasionné l’incendie, aggravé ses conséquences et surtout mis en lumière le dysfonctionnement évident de gestion du risque une fois l’incendie déclaré.

« Il était compliqué au moment où la décision a été prise de ne pas confiner la population, le matin après l’incendie, de savoir quelle était la nature même de la pollution. »

LVSL – Concernant la terminologie, quels sont les termes que vous employez pour décrire Lubrizol ? Incident, accident, crise ?

E.C – C’est au moins un accident. Ça n’a pas le caractère de catastrophe comme à l’AZF de Toulouse, parce qu’il y a eu des morts. Sur le long terme, les avis divergent sur les effets de la pollution due à Lubrizol, mais on est plus dans une nature d’accident que de catastrophe. Cela aurait néanmoins pu être catastrophique.

Je parlais tout à l’heure de dysfonctionnements dans l’alerte. Il était compliqué au moment où la décision a été prise de ne pas confiner la population, le matin après l’incendie, de savoir quelle était la nature même de la pollution.

Ce qu’on savait le lendemain, c’est que respirer les effets de cette pollution n’entraînait pas de mort immédiate, mais on ne savait absolument rien des conséquences à moyen et long termes. Pourtant, le préfet a décidé de ne pas procéder à un confinement parce qu’il craignait que les effets de panique soient supérieurs aux conséquences. C’est prendre une lourde responsabilité et c’est toujours imaginer qu’une population prend forcément les mauvaises décisions, que la passion l’emporte sur la raison, que les gens vont partir sur les routes…

Il s’agit d’une vision un peu étrange de la population qui est au contraire bien informée, y compris au niveau de la prévention des risques, ce qui est profitable. Pour les conducteurs de bus par exemple, qui ont continué à rouler dans toute la pollution des jours qui ont suivi, rien ne dit dans l’avenir qu’ils n’en subissent pas les conséquences. Rien que là, le dysfonctionnement est évident.

LVSL – Quel regard portez-vous sur la manière dont la crise a été traitée par les différents acteurs, d’un côté l’Etat, de l’autre les médias ?

© Vincent Plagniol

E.C – Je trouve que la crise a été traitée par l’Etat de manière insatisfaisante. Tous les gens qu’on a auditionnés, y compris les maires, trouvaient qu’il n’y avait pas assez d’informations, ou qu’elles étaient étonnantes lorsqu’elles existaient. Quand par exemple, le préfet explique quasiment le matin même qu’il n’y a pas de risques de toxicité majeurs, alors même que la ministre Agnès Buzyn parle quelques jours plus tard de la suie et de ses conséquences toxiques. La contradiction n’est pas faite pour rassurer les gens.

« Le principe de précaution n’a pas été assez appliqué au moment de l’accident de Lubrizol. »

Quand le préfet de Seine-Maritime a des propos pour le moins rassurants, alors que le préfet de l’Oise, sur lequel le nuage a circulé, prend des mesures plus drastiques et inquiétantes, tout cela ne fait pas très sérieux. Il y a beaucoup à redire dans la gestion. Cela montre quelle vision ont l’Etat et ses représentants des réactions possibles de la population.

Je pense que les gens ont assez de connaissances pour être informés de manière objective, y compris en termes de précaution. Le principe de précaution n’a pas été assez appliqué au moment de l’accident de Lubrizol.

LVSL – Rouen n’est pas la seule ville qui possède un certain nombre de sites classés Seveso. Le problème est que d’une part, ce sont des sites pourvoyeurs de beaucoup d’emplois – c’est le cas à Rouen – mais de l’autre, on sait qu’il y a danger en cas d’accident. À l’heure d’une prise de conscience concernant l’écologie, comment peut-on concilier la pérennité de ces emplois, avec la nécessité de tendre vers une industrie plus respectueuse de l’environnement ?

E.C – Je crois qu’il faut de l’industrie en France et qu’il y a inévitablement une partie de l’industrie qui est à risque. Je ne trouve pas souhaitable l’idée d’éloigner cette production liée à une industrie à risque toujours plus loin, quitte à exporter ailleurs nos propres risques. Il faut faire avec des règles absolument drastiques.

« Il n’y a jamais assez de règles, de lois. »

Quelles sont ces règles drastiques ? C’est déjà estimer que rien n’est supérieur à la question de la prévision et de la gestion des risques. Par exemple, les profits : c’est toujours le problème de ce genre d’industrie.

Est-ce qu’il est raisonnable que des industries classées Seveso soient en réalité gérées par des entreprises dont la question de la rentabilité des actionnaires prime très certainement sur tout le reste ? Je pense par exemple à l’entreprise américaine qui gérait Lubrizol. À partir de cela, il ne faut qu’à aucun moment les règles ne soient assouplies. Il n’y a jamais assez de règles, de lois.

Ensuite, il y a la question de proximité avec les centres urbains. Cela touche aussi la question d’aménagement du territoire. Si on observe bien, on s’aperçoit qu’il y a une trentaine d’années, ces sites n’étaient pas en plein centre urbain de Rouen. C’est parce qu’il y a étalement des centres urbains, de plus en plus, et que progressivement, ces lieux-là sont ré-englobés dans des centres urbains.

Dans ma mission parlementaire, il y a un des opérateurs, le Cerema (Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement), qui est un organisme travaillant beaucoup sur la question de l’aménagement du territoire et qui fournit beaucoup de données.

Le Cerema dispose, par exemple, d’un bureau travaillant sur l’aménagement urbain autour des sites à risque. Par le plus grand des hasards, ce bureau se trouve à Rouen. Au niveau national, son personnel est passé de sept à un par l’effet des réductions drastiques d’effectif décidées par l’Etat. Disons-le tout net, la survivance de sites à risque n’est pas compatible avec les restrictions budgétaires qu’on connaît au niveau de la prévision des risques, de la gestion de ce type d’aménagement urbain.

Il est très certainement nécessaire dans une période de transition écologique d’avoir des sites à risque, on ne peut pas par contre désarmer ceux qui sont appelés à les aménager, les contrôler, les surveiller, à intervenir… Or c’est exactement ce qui se passe depuis des années. Lubrizol l’a révélé de manière éclairante.

LVSL Est-ce que vous pensez que tout a été mis en oeuvre par le passé, notamment après AZF à Toulouse, pour éviter que ce genre de catastrophe se produise ? Quels sont les moyens qui manquent aujourd’hui ?

E.C – Il faut savoir qu’en 15 ans, la prévision des risques dans le pays, les inspections des sites ont été diminuées par deux. En parallèle, le nombre de sites n’a cessé d’augmenter, il y a un vieillissement de l’appareil industriel en France. L’accroissement du dérèglement climatique a également des répercussions sur ce type de sites qui peuvent être sujets à des inondations plus fréquentes ou à de plus gros événements climatiques.

© Vincent PlagniolOr le contexte nécessite toujours plus de prévention des risques. On estime qu’en réalité, cette nécessité va même augmenter de 50% d’ici 2022. Cependant, il y a diminution par deux du nombre d’inspections, ainsi qu’une suppression des postes d’inspection depuis des années, qui continue au niveau du Ministère de l’Écologie. Un inspecteur aujourd’hui contrôle 420 sites en moyenne. Selon la Direction générale de la prévention des risques, que j’ai pour ma part auditionné, pour être capable de faire le minimum, il faudrait recruter 200 inspecteurs.

Tout n’est pas fait aujourd’hui dans le pays malgré des progrès. Après AZF, avaient été créés des plans de prévention des risques (PPRT) concernant les sites et leur environnement. Mais on ne peut pas faire ça avec moins de gens. Cela a comme conséquences de prioriser les sites Seveso, d’essayer d’avoir au moins une visite par an. Mais les autres sites vont voir leur nombre de visites dégradé, y compris les sites de dernier niveau qui n’en auront plus du tout.

Dans l’affaire Lubrizol, ça a une importance accrue. Très vraisemblablement, un des risques est survenu d’une des entreprises autour de Lubrizol, notamment Normandie Logistique. Plusieurs rapports l’ont montré : dans ces sites-là, la question du nombre d’inspections, du problème de formation des salariés est en dessous de tout. Donc on a extraordinairement dégradé la prévision des risques de manière globale dans ce pays, pour des raisons budgétaires.

Il faut savoir que les syndicats du Ministère de l’Écologie pensent qu’il y a un risque de disparition du Ministère tellement les suppressions de postes ne cessent d’augmenter. Le ministère de l’Écologie est toujours le parent pauvre dans les arbitrages finaux et c’est toujours celui à qui on reprend des budgets. On voit bien les conséquences que cela peut avoir sur la prévention des risques par exemple.

Mais cela est également vrai des opérateurs. Si on regarde par exemple Ineris, qui est l’opérateur qui intervient sur toute la question d’étude des risques – pas seulement industriels mais aussi naturels qui vont amplifier – on s’aperçoit chaque année que c’est 3% d’équivalents temps pleins qui disparaissent.

Cela n’est pas lié au fait qu’il y aurait moins de besoins mais tient à des raisons de diminution du nombre d’emplois dans la fonction publique et chez les opérateurs. Or, Ineris sont les premiers qui sont intervenus sur l’affaire Lubrizol. C’est en effet ceux à qui il a été demandé de diagnostiquer tout de suite le degré de dangerosité des produits polluants. Et pourtant, Ineris, qui est un outil extraordinaire, voit ses budgets diminuer chaque année.

« À force de désarmer et d’affaiblir la prévention des risques, les équipes d’intervention et l’État, il y a un moment où la gestion des risques devient vraiment dangereuse alors qu’il serait possible de la résoudre autrement. »

Un autre exemple : lorsqu’il y a eu la pollution de Lubrizol, le plan dit Polmar, c’est-à-dire pollution maritime, a été actionné. Il y a peu de temps, la décision a été prise de réduire encore les effectifs et les matériaux liés à ce plan et de faire en sorte que le bateau chargé de dépolluer du Havre soit supprimé pour ne plus garder que celui de Brest. Bien heureusement, ils n’ont pas eu le temps de le faire et ils ont pu acheminer le bateau du Havre par la Seine qui est arrivé à temps pour essayer de limiter autant que possible la pollution maritime.

À force de désarmer et d’affaiblir la prévention des risques, les équipes d’intervention et l’État, il y a un moment où la gestion des risques devient vraiment dangereuse alors qu’il serait possible de la résoudre autrement.

Coronavirus : la démondialisation écologique est notre meilleur antidote

Photos : Wikimedia commons

L’épidémie de coronavirus se répand désormais de manière anarchique et provoque une véritable psychose. Les causes d’un tel chaos sont multiples, mais il est essentiel de les disséquer si l’on veut se donner les moyens de prévenir de prochaines crises. Destruction de l’environnement, grand déménagement du monde, mercantilisme immoral des laboratoires pharmaceutiques, destruction du service public de la santé… Face à ce grand désordre, seule une écologie politique volontariste peut proposer une feuille de route réaliste. Explications.


La destruction environnementale augmente le risque de pandémie

L’épisode que nous connaissons depuis maintenant bientôt trois mois a une source : le coronavirus rencontre très probablement son patient zéro par l’entremise d’une espèce de chauve-souris, consommée près d’un marché aux animaux de Wuhan, en Chine continentale. D’autres chercheurs évoquent la piste du pangolin, petit mammifère cuirassé menacé de disparition, car chassé et revendu à prix d’or pour sa peau et sa viande. Quoi qu’il en soit, pour le coronavirus comme pour Ebola il y a quelques années, le pathogène nous provient directement de la faune sauvage.

Depuis la Deuxième Guerre mondiale, des centaines de bactéries et de virus sont apparus ou réapparus dans des régions où ils n’avaient jamais été observés. SRAS, grippe aviaire, Ebola, Zika, VIH, coronavirus, etc., 60% de ces pathogènes sont d’origine animale, et deux tiers de ces derniers proviennent d’animaux sauvages. Si les interactions entre les hommes et les microbes issus du milieu sauvage ont toujours existé, comment expliquer cette augmentation récente de la fréquence d’apparition des épidémies ?

Comme l’explique Sonia Shah dans son article pour Le Monde diplomatique, la destruction méthodique de l’environnement par l’extractivisme forcené a provoqué un phénomène d’atomisation, d’archipélisation du monde sauvage. Les animaux n’ont d’autre choix que de déborder sur les milieux humains, car les humains s’installent partout. Conséquence logique : les chances pour qu’un virus, qui n’est pas dangereux pour son animal porteur, entre en contact avec un organisme humain augmentent.

Une étude sur Ebola menée en 2017 a montré que les apparitions du virus, porté initialement par des chauves-souris, sont plus fréquentes dans les zones d’Afrique équatoriale ayant subi des déforestations récentes. En rasant leurs forêts, les chauves-souris sont poussées à aller se percher sur les arbres des jardins. Il suffit qu’un humain croque dans un fruit déjà mordu par une chauve-souris, et donc couvert de salive, ou se fasse mordre en tentant de la chasser, pour qu’un virus pénètre son organisme.

Globalement, c’est un fait, la destruction des habitats, qui représente la première cause de la 6e extinction de masse, dérégule la biodiversité. Selon l’UICN, sur les 82 954 espèces étudiées aujourd’hui, 23 928 sont menacées. Parmi elles, on compte : 13 % des oiseaux, 26 % des mammifères et 42 % des amphibiens. La disparition de la biomasse d’insectes est encore plus phénoménale puisqu’elle est 8 fois plus rapide que celle des autres espèces animales. En Europe occidentale, nous en aurions perdu 75% en 30 ans. Or cette biodiversité de proies et de prédateurs empêche les parasites, dont les porteurs de virus comme les moustiques ou les tiques, de se multiplier outre mesure. Selon une étude conduite dans 12 pays, les moustiques sont ainsi deux fois moins nombreux dans les zones boisées intactes que dans les zones déboisées[1].

En somme, si l’on veut limiter le risque de propagation des pathogènes, il faut permettre à la nature d’ériger de nouveau ses barrières biologiques. En termes de politiques publiques, cela passe avant tout par une transition agroécologique d’ampleur, faisant la part belle aux arbres, aux haies… et la guerre aux pesticides, principale cause de la disparition du vivant. Cette note très complète de l’Institut Rousseau explique comment sortir complètement des pesticides en moins de 10 ans. Dans un même élan, la lutte contre la déforestation, nationale ou importée, doit être implacable. Plus de 80% de la déforestation est à visée d’exportations agricoles, de viande notamment. La puissance publique doit donc s’atteler, pour limiter le risque de pandémie, à combattre l’élevage industriel au profit d’un élevage local, intégré dans les cycles agroécologiques.

Seules les forces politiques qui proposent une telle orientation sont en cohérence avec l’objectif de diminution des risques de pandémie, mais il faut voir plus loin. Dans les pays du Sud, la déforestation est également largement motivée par la nécessité de prélever du bois de chauffe et de cuisson. Ce phénomène ne peut être combattu sans une politique de codéveloppement écologique, visant par exemple à électrifier les usages du bois : four solaire, chauffage électrique… Parmi les acteurs politiques, n’envisager qu’un repli sur soi, lorsqu’on est un pays comme la France, n’est donc pas à la hauteur des enjeux sanitaires.

Le changement climatique augmente également les risques sanitaires

Le changement climatique impacte de nombreuses façons notre vulnérabilité aux pathogènes.

En premier lieu, avec l’augmentation de la température, le cycle de l’eau est bouleversé : avec +1,1°C par rapport à l’ère préindustrielle, l’évaporation de l’eau est 7% plus élevée que la normale. Il en résulte à la fois davantage de sécheresses et des pluies diluviennes. La combinaison des deux entraîne généralement un durcissement des sols et une stagnation plus longue des eaux, qui n’arrivent plus à pénétrer la terre. Des conditions idéales pour le développement du choléra par exemple, dont les bactéries remontent les cours d’eau depuis la mer. Les moustiques, qui se reproduisent dans l’eau stagnante, s’en trouvent également avantagés.

Les anophèles, une espèce de moustique originaire d’Égypte et principaux porteurs du paludisme, sont en pleine expansion vers nos latitudes, à cause du réchauffement climatique. Résultat, l’Organisation mondiale de la santé estime que le changement climatique entraînera 60 000 décès supplémentaires liés au paludisme chaque année entre 2030 et 2050, soit une augmentation de près de 15 % par rapport à aujourd’hui. Le moustique tigre, vecteur de plus de 20 virus dangereux, dont le Zika, le chikungunya, la dengue et fièvre jaune, n’est pas en reste. En 2050, 2,4 milliards d’individus seront à sa portée, dans son aire de répartition.

La fonte du permafrost, dans le cercle arctique, pourrait également libérer des glaces de dangereux pathogènes oubliés, comme l’anthrax ou la grippe espagnole – qui avait fait plus de morts que la Première Guerre mondiale en 1918-1920, avec plus de 50 millions de victimes. La multiplication des événements extrêmes, comme les ouragans ou les inondations, affaiblit également les communautés humaines en détruisant les infrastructures et en désorganisant les chaînes d’approvisionnement. Les migrations climatiques, si elles sont si massives qu’annoncées par l’ONU – entre 250 millions et 1 milliard de réfugiés climatiques en 2050 – peuvent faciliter la propagation de pathogènes.

Pour ces raisons, la lutte contre le changement climatique et la prévention des risques sanitaires ne peuvent qu’aller de pair. Mais si le néolibéralisme s’avère incapable de réguler seul sa consommation d’énergies fossiles – responsables à 71% du réchauffement climatique – et d’alléger sa prédation sur les milieux, il faut comprendre que cette logique destructrice expose également davantage nos organismes. L’effondrement de la biodiversité animale a son corolaire méconnu : l’effondrement de la biodiversité dans le corps humain.

Un affaiblissement tendanciel des défenses immunitaires humaines

Nous ne pourrions pas survivre sans les quelques deux kilos de microbes que nous hébergeons. Ces milliards de microorganismes sont présents sur notre peau, dans nos muqueuses et dans nos intestins. Ils sont spécialisés pour traiter telle ou telle substance présente dans un aliment par exemple. Ils les prédigèrent, synthétisent des molécules essentielles à l’organisme : notre corps veille à cette symbiose en maintenant un environnement optimal. Pour l’intestin, ce sont quelques 200 millions de neurones qui y veillent, soit autant que dans le cerveau d’un chien. Notre santé dépend donc intimement de note diversité microbienne.

Or, durant les quarante dernières années, nous assistons à une diminution drastique de cette biodiversité intestinale. L’effondrement du microbiote ressemble d’ailleurs, dans son ordre de grandeur, à l’effondrement du reste de la biodiversité. Ce sont là les conclusions des travaux de Joël Doré et ses équipes de l’INRA, un des plus grands spécialistes français du microbiote intestinal. La faute à l’appauvrissement des aliments d’une part, qui ne nourrissent plus nos microbes, car n’apportent plus autant d’éléments qu’avant. En cause : les engrais qui boostent la croissance des plantes sans leur laisser le temps d’accumuler les nutriments. De l’autre, nos aliments sont gorgés d’antibiotiques qui massacrent indifféremment nos bactéries auxiliaires.

Les antibiotiques ont permis de sauver des millions de vies. Ils sont apparus avec la pénicilline, découverte en 1928 par l’Écossais Alexander Fleming. Ce dernier pointait cependant, dès 1943, le développement de résistances découlant de l’utilisation excessive de ce médicament. Lorsqu’on emploie un antibiotique, seules survivent – et se reproduisent – les bactéries dotées de systèmes de défense contre cette molécule. La mise en garde ne fut pas entendue. Aujourd’hui, la communauté scientifique observe avec angoisse la multiplication de bactéries résistantes et même multirésistantes.

Plus de la moitié des antibiotiques produits dans le monde sont destinés aux animaux. Sans antibiotique, pas d’élevage industriel, car les infections se propageraient trop facilement. Les lobbies pharmaceutiques ont toujours été très puissants. Aux États-Unis, qui utilisent bien davantage d’antibiotiques que l’Union européenne, le gouvernement de Jimmy Carter proposait dès 1976 de réguler l’usage des antibiotiques dans l’agriculture. Sans succès, les membres du Congrès, financés par les lobbies de l’agroalimentaire, se sont opposés fermement à toute mesure de ce genre. Aujourd’hui, aux États-Unis, 80 % de la production d’antibiotiques – les mêmes que ceux administrés aux humains – est destinée à l’élevage. Avec les différents accords de libre-échange passés par l’Union européenne, nous importons massivement de la viande américaine, au détriment de notre résilience bactérienne.

Selon les estimations de l’OMS, environ 700 000 personnes meurent chaque année dans le monde à cause d’infections résistantes aux antibiotiques, dont 25 000 en Europe et sans doute le triple rien qu’en Inde. De fait, plus de 90 % de nos antibiotiques sortent des usines chinoises ou indiennes, dont une partie des effluents finissent dans l’environnement, créant des foyers d’antibiorésistance capables de se diffuser mondialement. Un phénomène d’ailleurs globalement accentué par le changement climatique : des études ont démontré qu’il y a un lien entre l’émergence de bactéries résistantes aux antibiotiques et un climat plus chaud.

S’il ne faut pas confondre bactérie et virus (sur lesquels les antibiotiques sont inefficaces), il ne faut pas minimiser le lien entre les deux : un organisme affaibli par sa vulnérabilité à certaines bactéries est beaucoup plus vulnérable aux attaques de virus. Au même titre, la multiplication des perturbateurs endocriniens, qui dérèglent le système immunitaire, augmente la sévérité potentielle des épidémies.

Santé, climat… pris au piège d’une même irrationalité

Il n’y a pas d’écologie politique sans vision holistique des systèmes et de leurs interactions. L’essor du productivisme capitaliste fut permis par l’énergie phénoménale libérée par les fossiles. La puissance brute de cette énergie – 1 litre de pétrole contient autant d’énergie que 10 ouvriers travaillant une journée entière – a permis à l’industrie de s’immiscer partout pour remplacer, avec de la chimie, des symbioses autrefois naturelles et gratuites. On a ainsi remplacé les apports de nutriments entre les plantes et les animaux par des engrais de synthèse et des pesticides. De la même manière, on a remplacé les interactions entre la diversité de microbes naturels et nos systèmes immunitaires par des médicaments, pour la plupart issus de l’industrie chimique. En somme, on a fait éclater les cycles naturels pour y immiscer de la marchandise.

À mesure que les équilibres naturels sont remplacés par des dérivés de pétrole et les médicaments chimiques, ils s’effondrent. Pour compenser, il faut toujours plus d’intrants pétrolier et médicamenteux. C’est le cercle vicieux de la dépendance, dont le seul bénéficiaire est le marché. Si l’on retire le pétrole, les rendements agricoles s’écroulent d’un coup, avant de remonter quelques années plus tard au fur et à mesure de la reconstruction des cycles naturels. C’est identique avec les médicaments : si l’on retire d’un coup les antibiotiques, les organismes deviennent hyper vulnérables, avant que la biodiversité microbienne, microbiotique, se renforce et nous protège de nouveau de la plupart des pathogènes.

L’enjeu d’une politique fondamentalement écologique, c’est de renforcer rapidement les cycles naturels, de manière à éviter les chocs majeurs que constitueraient une disparition du pétrole, ou des médicaments conventionnels. Pour cela, dans le domaine de la santé, il faut une politique d’ampleur visant à réconcilier prévention et soins, en organisant une décroissance progressive de certaines molécules chimiques. Autant dire que ça ne va pas forcément dans le sens des laboratoires privés, dont le but est de vendre un maximum de médicaments.

Un secteur pharmaceutique complètement dérégulé et incapable d’anticiper les risques

Le milieu pharmaceutique est certainement l’un des plus caricaturaux en matière de course au profit. Alors que 800 antihypertenseurs et anticancéreux – des médicaments à forte valeur ajoutée – font actuellement l’objet de recherches cliniques, seulement 28 antibiotiques sont à l’étude, dont tout au plus deux seront commercialisés[2]. La mise au point d’une nouvelle molécule antibiotique demande 10 à 15 ans de recherche et coûte 1 milliard de dollars. Et il n’y a pas de retour sur investissement, car au bout de 5 ans, 20 % des bactéries seront résistantes à ce nouvel antibiotique. C’est pour cette raison que la plupart des laboratoires pharmaceutiques ont tout simplement délaissé la R&D en la matière. La dernière nouvelle classe d’antibiotiques lancée sur le marché date de… 1984.

Nos laboratoires pharmaceutiques ont choisi l’appât du gain plutôt que de remplir leur mission de sécurité collective. En 2019, le laboratoire Sanofi est par exemple le deuxième distributeur de dividendes en France, derrière Total et devant la BNP Paribas. La recherche et développement, qui devrait constituer l’essentiel des investissements de ces entreprises pour trouver de nouveaux remèdes, est réduite à peau de chagrin. Souvent, elle s’attache à trouver de nouveaux « débouchés » pour des molécules déjà existantes, de manière à maximiser les retours sur investissement. Il en résulte parfois des drames, comme celui du fameux Médiator du laboratoire Servier, une molécule initialement élaborée pour les personnes en surcharge pondérale atteintes de diabète de type 2, mais prescrite largement comme coupe-faim avec la complicité de la direction. Il fallait vendre. Le médicament aurait entraîné le décès de 1 000 à 2 000 personnes en France en raison de son risque augmenté de valvulopathies cardiaques.

Plus fondamentalement, à force de faire la course aux dividendes plutôt que de déployer une R&D efficace, les laboratoires se sont coupés des moyens de réagir rapidement en cas de risque nouveau, comme le coronavirus. De son côté, la recherche publique, rattachée aux différentes universités et CHU, souffre de baisses de budget constantes et se réduit malheureusement à peu de choses.

Sans doute encore plus inquiétant à court terme, l’approvisionnement en médicaments et protections élémentaires nous guette. De fait, nos laboratoires pharmaceutiques français ont délocalisé la plupart de leur production de médicaments génériques, pour ne conserver sur notre territoire que la production de molécules à forte valeur ajoutée. 80% de l’ensemble des substances actives sont fabriqués en dehors du territoire européen, principalement en Inde et en Asie, contre 20 % il y a trente ans[3].

L’Agence européenne du médicament (AEM) admet que « l’épidémie de coronavirus pourrait affecter la capacité de fabrication et la stabilité de l’approvisionnement des principes actifs des médicaments en raison de fermetures d’usines et de réseaux de transport qui pourraient entraîner une pénurie de médicaments dans le monde », même si à ce stade l’AEM estime que ce n’est pas encore le cas. De leur côté, les autorités américaines ont indiqué avoir identifié un premier cas d’une pénurie de médicaments liée directement à la crise du coronavirus, le fabricant concerné ne pouvant plus produire en raison du manque d’un ingrédient pharmaceutique actif.

Pour l’ensemble de ces raisons, il ne peut y avoir de réponse politique cohérente à cette crise sans évoquer la nécessaire création d’un pôle public du médicament. Ce dernier devra articuler remontée en puissance de la R&D publique et réencastrement de l’activité des laboratoires privés dans une stratégie de sécurité nationale. Pour ça, plus que de l’argent, il faut du courage politique et la volonté d’affronter lobbies et commissaire européen à la concurrence. Un tel pôle public serait en effet une excellente opération financière pour l’État, dont la sécurité sociale n’aurait plus à rembourser des médicaments au prix infiniment plus élevé que leur coût de fabrication. Le secteur pharmaceutique est un secteur hautement stratégique qui ne peut être pris en otage par des intérêts privés. Il faut reconstruire des filières médicamenteuses nationales de toute urgence, avant que le savoir-faire n’ait complètement disparu.

L’hôpital public doit être renforcé, et non détruit comme c’est le cas avec les gouvernements libéraux

Le coronavirus arrive en pleine crise de l’hôpital public, fortement mobilisé contre sa destruction programmée par le bloc néolibéral. Depuis vingt ans, 100 000 lits ont été supprimés, un sur cinq, alors que la fréquentation augmente constamment, notamment aux urgences où le nombre de passages a été multiplié par deux en 20 ans. Le virage ambulatoire, la tarification à l’acte, etc. sont autant d’accélérateurs dans la logique de marchandisation des soins et la montée de l’hôpital privé, sur le modèle américain.

Or, cette logique d’augmentation du flux de patient et de la réduction du temps passé sur place est contradictoire avec une stratégie de lutte contre le coronavirus. En effet, pour le coronavirus, il faut pouvoir isoler les patients pendant un certain temps tout en les soignant, et être prêt à massifier l’opération. Les dernières données montrent d’ailleurs que le virus peut se réveiller après guérison, ce qui plaide pour une surveillance plus longue. Or, pour cela, il faudrait avoir de nombreux lits à disposition, ainsi que du personnel. Ce dernier est déjà à bout, pressuré par des diminutions drastiques d’effectifs et un management robotisant.

Un pouvoir régalien à la hauteur du contrat social élémentaire – garantir la sécurité des citoyens – doit donc impérativement renforcer l’hôpital public. Il apparaît toujours plus difficile de reconstruire que de détruire, mais il faut en tirer les conséquences politiques : face à l’ampleur des dépenses publiques à réaliser, il va falloir sortir les investissements écologiques et les investissements hospitaliers de la règle du calcul des déficits publics imposé par Bruxelles. Ce qui n’est d’ailleurs pas contradictoire avec les traités, mais nécessite de taper du poing sur la table vis-à-vis de pays historiquement obnubilés par le déficit de ses voisins pour des raisons doctrinales comme les Pays-Bas.

Le risque pandémique zéro n’existe pas, néanmoins une politique de protectionnisme écologique peut réduire drastiquement les risques

Pour l’ensemble des raisons exposées, seul le camp de l’écologie politique peut opposer une réponse cohérente lors de situation de pandémies dopées par le néolibéralisme. Un simple repli sur soi n’est non seulement pas une solution, car les virus passeront toujours les frontières tant que les marchandises, les hommes et les animaux les passeront, mais c’est d’une inconsistance dramatique pour un pays comme la France. En effet, la reconstruction écologique mondiale a besoin de locomotives, et la France l’a souvent été dans son histoire. Son poids diplomatique et symbolique doit être mis tout entier au service de cette transition, et du renforcement du multilatéralisme. Le multilatéralisme, via l’OMS notamment, est notre meilleure arme contre le risque pandémique. Une France verte et universaliste devrait peser pour réarmer ces outils. Voilà pourquoi ni les néolibéraux, ni l’extrême droite ne peuvent être à la hauteur de ce genre d’enjeux. Le camp de l’écologie sociale peut l’être, mais en assumant de vouloir s’en donner les moyens, c’est-à-dire recouvrir une puissance publique digne de ce nom, un État fort capable de maîtriser ses frontières et de se libérer des carcans.

En somme, la crise du coronavirus, comme toute crise, doit marquer un avant et un après. L’après, c’est se rendre compte qu’il faut planifier une véritable résilience sanitaire, donc écologique, au sein d’un projet universaliste et antilibéral. Il faut lutter contre le grand déménagement du monde, remettre de l’ordre là où le néolibéralisme a tailladé les membranes protectrices, laissant pénétrer les virus au plus profond de nos sociétés.

 

[1] Katarina Zimmer, « Deforestation tied to changes in disease dynamics », The Scientist, New York, 29 janvier 2019.

[2] « Antibiotique, la fin du miracle », Documentaire Arte le 12 mars 2019

[3] Académie Nationale De Pharmacie : «Médicaments: ruptures de stock, ruptures d’approvisionnement» https://www.acadpharm.org/dos_public/Recommandations_ruptures_de_stocks_et_appro_VF_2013.04.24.pdf

Aurore Lalucq : “Le néolibéralisme est en état de mort cérébrale”

Aurore Lalucq © Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent Se Lève

Aurore Lalucq est économiste et eurodéputée au sein du groupe social-démocrate. Elle a récemment été désignée rapportrice du Semestre européen, instance ayant pour rôle de coordonner les politiques économiques des États membres. Parmi les sujets sur lesquels nous l’avons interrogée : comment s’appuyer sur ce moment particulier pour faire avancer des thèmes comme celui de l’arrêt des politiques de rigueur, ou encore celui de la transition écologique. Aurore Lalucq préside en effet l’intergroupe Green New Deal, qui rassemble désormais plus de 150 eurodéputés de tous bords et lutte contre l’inaction de Bruxelles en la matière. Entretien retranscrit par Dany Meyniel et réalisé par Pierre Gilbert.


 

LVSL – Vous êtes rapportrice du Semestre européen qui a pour mission de coordonner les politiques des États membres en leur soumettant des recommandations économiques. Jusqu’à présent, ces recommandations se fondent sur un logiciel idéologique pro-croissance, pro-flexibilisation du marché du travail et très anti-dépenses publiques. Vous dites vouloir faire changer cette logique-là, en tant que rapportrice, vers une économie post-croissance. Pourriez-vous nous expliquer en quoi cela consiste ?

Aurore Lalucq – Quelques mots sur le Semestre européen pour commencer, un produit typiquement européen qui reste méconnu. Il est important de le décoder, car sous des aspects techniques, il s’agit d’un instrument hautement politique.

En 2008, lors de la crise financière, les États européens décident de coordonner leurs politiques économiques pour faire face aux chocs extérieurs, c’est-à-dire aux crises financières, en cours et à venir. Ce projet s’intitule le Semestre européen.

A vrai dire, l’idée de départ est plutôt bonne et tout à fait logique économiquement. Le problème, c’est que, compte tenu des équilibres politiques et idéologiques du moment, ce projet s’est fondé sur un logiciel pro-croissance et surtout néolibéral. Si cet outil n’est pas vraiment contraignant – comme de nombreux outils européens – il donne néanmoins le “la” idéologique et politique de l’Europe.

Ainsi rares sont les rapports du semestre qui ne préconisent pas une bonne dose de « réformes structurelles » (le nom de code de la privatisation des services publics et de la flexibilisation de l’emploi) et un appel au renforcement du Pacte de stabilité et de croissance, c’est-à-dire une réduction des dettes et des déficits publics en coupant évidemment dans les dépenses publiques plutôt qu’en augmentant les recettes. Je précise car on tend à oublier que les déficits et la dette publique sont souvent creusés par une diminution des recettes et non par une hausse des dépenses.

Mais le moment politique est intéressant.

Premièrement parce que les traitements proposés par le Semestre ne fonctionnent pas. Ni la croissance ni le plein emploi ne sont revenus en Europe. On note en outre chaque année une situation de sous-investissement massif (dans les hôpitaux, la transition écologique, l’éducation les infrastructures etc.) et une hausse du nombre de travailleurs pauvres. L’économie réelle, c’est à dire le capital non financier, la main d’oeuvre et les ressources naturelles, sont maltraités par ces politiques. Même le European fiscal board explique désormais que le fameux Pacte de stabilité et de croissance constitue une hérésie économique et qu’il faut le réviser en urgence !

Second élément intéressant : la doxa est en train de changer. De nombreux économistes « mainstream » déclassent désormais l’importance de la dette publique face à la dette environnementale des États, bien plus importante et bien plus dangereuse. Certains urgent même nos pays d’investir massivement. De dépenser en somme. Tandis que les institutions internationales s’inquiètent de la montée des inégalités (OCDE, FMI, Banque mondiales). Ce sont des signaux forts de la fin d’une idéologie.

Et c’est dans ce contexte que la nouvelle Commission européenne a elle-même changé de discours sur le Semestre. Ursula Von der Leyen sa présidente a ainsi appelé à réorienter le Semestre européen afin de le mettre au service du Green Deal et du bien-être des citoyens et de rendre entièrement flexible la règle de limitation des dettes et de déficits publics. Des mots qui, alors qu’ils n’ont pas même été encore suivis d’actes, suffisent à eux seuls à rendre fou une partie de la droite et des libéraux au Parlement européen. J’y reviendrai.

La Commission a donc ainsi choisi de renommer le fameux rapport du Semestre européen dont j’ai la charge pour 2020. Ce « rapport sur la croissance annuelle » s’appelle désormais « le rapport sur la croissance soutenable ». Un changement de titre anecdotique, qui peut même faire sourire quand on est post-croissantiste comme moi – j’avoue! – mais je suis d’avis qu’il faut s’engouffrer dans chaque brèche en politique et les exploiter un maximum. Remettre du débat d’idées, de la politique partout et dès que l’on peut.

Pour parler plus précisément du fond de mon rapport, tout l’enjeu est d’acter ce changement d’orientation et de participer à revenir à plus de pragmatisme et de cohérence dans nos politiques économiques. Remettre l’économie au service de la société, c’est faire en sorte que les politiques économiques européennes ne soient plus anti-sociales : commencer par taxer les excédents, réformer la fiscalité, et surtout desserrer les contraintes budgétaires, ôter les allusions aux « réformes structurelles », et soutenir l’investissement public !

Il s’agissait aussi de se défaire des références perpétuelles à la « croissance » : comme vous pouvez l’imaginer, c’est un vrai combat pour donner la priorité aux objectifs environnementaux et sociaux. L’enjeu est aussi que l’Europe prenne conscience de son poids environnemental à travers le calcul de son budget carbone, de la charge environnementale de nos importations et de la dette environnementale.

Sur le plan de la méthode, le rapport propose des choses frappées du coin du bon sens, mais qui n’ont jamais été mises en place : travailler avec les partenaires sociaux, les ONGs et la société civile pour les prochaines écritures du rapport. Je les ai consultées de mon côté mais tous les rapporteurs ne le font pas. Comment parler d’économie, de social et d’écologie sans les corps intermédiaires? C’est absurde. Et cela ne devrait même pas constituer un clivage politique entre la gauche et la droite. Même s’il semblerait bien qu’au contraire s’en soit un!

L’objectif est donc d’utiliser ce moment politique pour tenter de proposer un autre logiciel économique fondé sur des objectifs sociaux et environnementaux. D’arrêter de parler de croissance à tout-va, de remettre l’économie à sa place, c’est-à-dire au service de la société (de l’ensemble de la société, pas uniquement des 1% les plus riches), de l’intérêt général en somme et de la transition écologique. De pousser notre logiciel intellectuel à sortir de la religion qui a prévalu pendant des décennies pour aller vers plus de pragmatisme.

Car ce qui handicape notre changement de cap en Europe, c’est cette idéologie zombie qu’est devenu le néolibéralisme. J’utilise le terme d’idéologie zombie car je suis convaincue que le néo-libéralisme est en état de mort cérébrale, mais qu’il est maintenu en vie artificiellement à travers certains groupes politiques à la droite et au centre libéral du Parlement européen.

Certains groupes politiques s’y accrochent coûte que coûte car ils n’ont en fait rien d’autre à proposer. Dans ce possible moment de bascule idéologique, leurs membres s’avèrent particulièrement virulents. Par exemple dans les négociations, ils exigent que tous les éléments factuels qui ne vont pas dans le sens de leur récit politique soient rayés. Il faut donc rayer les références au dérèglement climatique, rayer la hausse du nombre de travailleurs pauvres, rayer l’atonie de l’investissement, rayer la stagnation des salaires etc. Il faut effacer la réalité, effacer ce que vivent réellement des millions d’Européens. La mention seule de certaines vérités générales les agace, crispe, affole, de façon très surprenante. En d’autres termes, mieux vaut que le monde s’effondre plutôt que leur monde ne s’effondre. J’ai parfois l’impression sévère d’échanger avec des platistes ou d’être à Salem en pleine chasse aux sorcières.

Quand j’ai présenté mon rapport devant l’Assemblée, un élu allemand des rangs de Renaissance s’est immédiatement emporté « le Semestre européen ce n’est pas ça! ça n’a jamais été ça! ». On sent vraiment de la peur et de la panique chez eux, plus rien n’est rationnel. La Commission est plus progressiste qu’eux!

Quand on y pense, c’est tout de même marrant d’avoir à ce point peur, car si les politiques que ces élus prônent étaient réellement les plus efficaces, ils ne devraient pas être effrayés par la mise en place d’indicateurs sociaux et environnementaux, n’est-ce pas ? Ils devraient être les premiers à s’en réjouir puisque d’après leurs dires nous sommes dans le camps de l’idéologie et eux dans celui de l’efficacité.

On voit donc bien que le problème est ailleurs. Ils craignent que leurs éléments de langage tombent les uns après les autres et que leur projet politique soit dévoilé pour ce qu’il est : un ensemble de politiques injustes socialement, inefficaces économiquement et incapables de venir en soutien d’une transition écologique. Des politiques au service d’une classe sociale.

Le risque est que cette semaine, lors du vote, le Parlement adopte une vision du Semestre en deçà de celle de la Commission. Une première ! J’espère donc que les membres de Renew (où siègent les députés de LREM) et ceux de la droite (PPE) reviendront à la raison!

LVSL – Paolo Gentiloni, le commissaire en charge du Semestre européen, a récemment déclaré que la Commission allait introduire la notion de soutenabilité environnementale dans le cadre du Semestre européen, est-ce suffisant ? Comment fait-on concrètement sur le plan institutionnel pour changer d’indicateur de croissance ? 

A.L. – Il y a différentes visions de la soutenabilité : la soutenabilité forte et faible. C’est pourquoi je me méfie de ce terme. Je m’explique. La soutenabilité fait dépendre l’économie de trois capitaux : le capital manufacturier, le capital humain et le capital environnemental. Mais il faut préciser qu’il existe deux écoles : la soutenabilité forte et faible.

La soutenabilité faible rend les trois capitaux substituables entre eux, théorie défendue par les néoclassiques. Dans ce cadre, si le capital naturel disparaît, il peut être remplacé par du capital humain ou manufacturier. Tout est interchangeable. Prenons un exemple concret  : si les abeilles disparaissent, il suffit de les remplacer par des robots pollinisateurs, des aéronefs, ou de la main d’oeuvre. Avec un peu de chance cela fera même augmenter la croissance du PIB ! Ce type de raisonnement exclut totalement la réalité environnementale. Les effets de seuil, les boucles de rétroactions, etc. C’est joli sur le papier, mais complètement hors-sol.

Le problème, c’est que ce cadre de pensée domine les politiques environnementales. Ce sont ainsi ces mêmes néoclassiques qui défendent la nécessité du prix carbone comme la solution miracle au dérèglement climatique, même si – à y réfléchir quelques secondes – un prix n’a jamais rien sauvé, ce n’est pas son rôle.

En fait, dans ce type de logiciel intellectuel, à chaque fois qu’il y a un problème, c’est parce qu’il n’y a pas de marché. Il faut donc recréer en urgences les conditions d’existence d’un marché, pour guider les agents économiques aveugles sans prix.

S’il y a un problème de pollution, c’est parce qu’il n’y a pas de prix sur le carbone. Si les baleines disparaissent, c’est parce qu’elles n’ont pas de prix. Si tout avait un prix, tout irait mieux dans le meilleur des mondes, voilà leur logiciel !

Je rejoins pour ma part la notion de soutenabilité forte qui admet que les capitaux ne sont au contraire pas substituables entre eux. De fait, si nous n’avons plus d’air pour respirer, nous n’avons plus d’air pour respirer. Un prix ou un robot n’y changera rien !

Pour en revenir à la Commission européenne, nous ne savons pas encore dans quel type de soutenabilité elle s’inscrit. Compte tenu des références permanentes à la croissance verte et au prix carbone, il est à craindre que la mue écologique ne soit pas totale.

Néanmoins le commissaire Paolo Gentiloni, en charge du Semestre européen pour la commission, est sincère et courageux, mais il se trouve dans une configuration politique difficile, car sous l’égide notamment d’un vice-président de la Commission conservateur. Il va avoir besoin du soutien d’un Parlement européen fort et ambitieux qui agisse comme levier de négociation auprès de la Commission. C’est pourquoi le jeu actuel de la droite (PPE) et de Renew est d’autant plus irresponsable.

J’échange avec Paolo Gentiloni et nous convenons que nous menons tous deux une bataille politique, une bataille idéologique et une bataille d’intérêts. Donc pour résumer : la position de la Commission n’est certes peut être pas suffisante, mais elle a fait d’importantes avancées et elle laisse largement aux parlementaires la possibilité de travailler de manière constructive et ambitieuse. Une chance qu’une partie du Parlement semble refuser de prendre.

Aurore Lalucq © Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

LVSL : Est-ce qu’on a des pistes pour construire un ou plusieurs indicateurs nouveaux ?

Pour les indicateurs, le problème n’est pas d’en construire mais plutôt de les choisir. Car il en existe un grand nombre. Peut être trop même ! La question est d’opter pour les « bons », ceux qui permettent d’éclairer les décideurs et les citoyens et de répondre à des priorités définies démocratiquement.

Car les indicateurs ne sont pas qu’un sujet technique, ils ont un effet performatif, c’est à dire qu’ils influent sur notre perception de la réalité et des priorités. Par exemple, à partir du moment où des indicateurs de dette et de déficits publics guident nos politiques publiques, tout devient un coût. À partir du moment où on dit que c’est le PIB, tout doit être vu comme un moyen pour relancer la croissance. Peu importe l’état de l’environnement ou des inégalités.

Il est possible de co-construire des indicateurs, comme cela s’est fait à Québec par exemple. Beaucoup d’États américains ont fait d’autres choix : le Vermont de Bernie Sanders, Hawaï, le Colorado se sont dotés de PIB vert et autres.

Comment cela fonctionne-t-il concrètement ? Il manque au PIB ce qui fait le sel de la vie – et heureusement d’ailleurs ! – comme la beauté des paysages, le rire d’un enfant, comme le rappelait Robert Kennedy. Il manque des éléments plus tangibles : comme le bénévolat par exemple. Mais à l’inverse, le PIB comptabilise les ventes d’armes, la pollution, la publicité qu’on déverse sur nos enfants, toutes ces choses négatives. On peut faire un PIB vert en retranchant tout ce qui est négatif (la précarité du travail, le taux de suicide, la toxicomanie, le taux de cancers, etc.) et on peut ajouter des éléments bénéfiques comme le bénévolat, le lien social, l’amélioration de l’état de l’environnement, mais pour ce faire il faut les monétiser. Or je ne suis personnellement pas favorable à la monétisation qui a un grand nombre d’effets pervers. C’est pourquoi je préfère des indicateurs de santé sociale.

L’essentiel dans ce débat est de rappeler qu’un indicateur économique est fait pour déterminer si nos politiques publiques vont dans le bon sens ou non. C’est une boussole, pas le Nord ; un aiguillage, pas un objectif. Or nous en avons fait des objectifs en soi.

Le PIB est originellement un outil promu par Franklin D. Roosevelt en 1933, au moment de la crise économique majeure aux États-Unis. Un outil qui émerge pour des raisons très pragmatiques. Les États-Unis sont alors dans une situation similaire à l’Europe sur certains points : construction bancale, fédéralisme balbutiant, inégalités de richesses immenses. Roosevelt tente l’audace : il veut sauver son pays, pas l’économie. Il engage toute une série de réformes coûteuses mais vertueuses : emploi, finance, éducation, santé, fiscalité, investissement environnemental. Mais il a besoin de savoir si sa politique fonctionne. Il a besoin d’un indicateur. Il crée alors la commission Kuznets qui propose un indicateur : le PIB. En France, l’arrivée PIB répond également à un programme précis : la reconstruction et le développement matériel suite à la guerre. Nous avons un rapport affectif à cet indicateur car il est lié dans notre imaginaire à la prospérité. Mais il est temps de passer à autre chose.

Aujourd’hui nous devons reconstruire notre modèle de développement pour permettre le maintien de la vie sur la planète et réduire les inégalités. À nouveaux objectifs, nouveaux indicateurs, c’est aussi simple que cela.

Cependant, nous méritons de reproduire la même méthode qu’au moment de la reconstruction : la nation entière était alors impliquée vers un objectif commun. Un tel changement de cap pour notre société aujourd’hui, demande une concertation de même ampleur, avec syndicats, ONGs, société civile, mouvements écologistes, pour définir nos objectifs et nos moyens. Autrement dit de la planification.

LVSL – Outre le chiffrage évidemment adapté aux réalités nationales, quelle est la différence entre le Green New Deal que vous proposez à l’Union Européenne et celui proposé par Bernie Sanders aux États-Unis et le Sunrise Movement qui l’a élaboré ?

A.L. – Il y a peu de différences je pense entre celui que je propose et celui de Sanders/AOC : sortir des énergies fossiles d’ici dix ans, réduire massivement notre empreinte écologique, travailler à la justice sociale et environnementale et créer des emplois. Cela suppose d’investir dans les renouvelables, dans la rénovation thermique des bâtiments et dans la biodiversité les infrastructures végétales. Toujours dans la perspective de remettre l’économie à sa juste place.

Mais si on devait en trouver je pense qu’elles porteraient sur le lien à la croissance, les questions sociales et technologiques. Nous avons des différences de visions quant à la question sociale et aux technologies, compte-tenu de contextes nationaux et continentaux très différents.

Commençons par les questions sociales. Aux États-Unis, l’État-providence n’est pas abouti. Il reste énormément à construire. Certes, Roosevelt en a posé la première brique au moment de la crise de 1933. Lyndon Johnson a posé la deuxième en tant que père américain de la sociale-écologie dont l’esprit transparaît dans son « Great Society speech » de 1964, où il parle déjà, avant-gardiste, de sortie de la croissance et des dangers de l’accumulation et du productivisme. Mais après ces deux présidents, la construction de l’Etat-providence américain a subi un coup d’arrêt, en dépit des efforts déployés par Barack Obama autour du système de sécurité sociale, non conclusifs. Les Etats européens ont pour la plupart établi ce socle social de la puissance publique depuis longue date, même si certaines forces politiques cherchent et parviennent malheureuement à le détricoter aujourd’hui.

C’est pourquoi dans le Green New Deal de Bernie Sanders ou d’Alexandria Ocasio-Cortez on trouve des propositions fondamentales comme l’accès à l’éducation, la construction d’un système de protection sociale ou de retraites qui s’avèrent (ou peut-être s’avéraient…) des batailles déjà gagnées dans nos pays.

Du point de vue des transports, le maillage territorial européen est très fin comparativement aux États-Unis. C’est assez incomparable même ! Notre stratégie industrielle s’en trouve tout à fait différente : pour ma part, je crois beaucoup aux low-tech – école Philippe Bihouix – comme vivier d’emplois. Des technologies simples, à faible impact environnemental, réparables. C’est l’une des différences avec le plan Sanders/AOC qui est peut être bien plus technophile.

Parmi les points communs, l’un d’entre eux nous tient particulièrement à coeur, c’est celui  de l’ « employeur en dernier ressort ». De la garantie de l’emploi en d’autres termes. Un programme d’embauche et de formation par la puissance publique, fondé à l’échelle européenne et administré localement, ouvert à tous les actifs prêts à être employés au salaire minimum dans le secteur de la biodiversité.

Cela fait partie des choses que j’essaie de pousser auprès de la Commission européenne, auprès de Frans Timmermans. C’est ici que l’Europe peut être utile, c’est ici que l’Europe serait aimée. En éradiquant la pauvreté et la précarité environnementale, en créant des emplois directement. En plus de l’utilité économique, un tel programme créerait de la cohésion en Europe et viendrait aider à résoudre la crise de la biodiversité.

LVSL – Qu’est-ce qui vous distingue du Green Deal d’Ursula Von der Leyen (présidente de la Commission européenne) et en quoi est-il insuffisant pour nos objectifs climatiques ?

A.L. – Beaucoup ! Il y a une réelle sincérité chez Ursula Von der Leyen, elle a compris l’urgence environnementale. Mais si les mots changent pour l’instant les politiques restent les mêmes. Le Green Deal reste ainsi sous l’égide d’un verdissement de la croissance, et non pas d’un changement pragmatique de système économique. La Commission mise sur les ruptures technologiques et le fait qu’un jour – peut être – la croissance du PIB et les émissions de gaz à effet de serre ne suivront pas les mêmes trajectoires. Un pari risqué, compte-tenu du fait que ce découplage n’a jamais eu lieu!

Du point de vue des sommes engagées le compte n’y est pas : La Cour des comptes européenne établit à mille cent quinze milliards par an le besoin financier, alors que la Commission propose mille milliards sur dix ans.

Du point de vue de la qualité des sommes engagées, même chose. Les mécanismes sont les mêmes qu’auparavant, et notamment les mêmes que ceux du plan Juncker : on compte sur l’incitation aux acteurs privés et sur les effets de levier.

Par exemple, le mécanisme de transition juste (dont l’objectif est de s’assurer que la transition écologique soit sociale), compte sept milliards d’argent frais (enfin d’argent pris dans d’autres fonds…). L’objectif est d’attirer le privé est d’arriver à 80 milliards. Mais ce n’est pas le rôle du marché d’assurer la formation et la justice sociale.

Autre élément : la faiblesse réelle du dialogue avec les partenaires sociaux, les ONGs et la société civile dans son ensemble, et la quasi-absence des questions sociales dans ce programme.

Autre critique, ce Green deal reste trop « Macro », autrement dit même si les chiffres du fonds de transition juste étaient à la hauteur de l’enjeu, déverser des milliards n’est pas suffisant. Mettons nous quelques secondes à la place d’une salariée du secteur automobile en France ou d’un salarié qui dépend du charbon en Pologne, ce qui les intéresse pour des raisons tout à fait logiques et légitimes, c’est de savoir comment ils font faire pour payer leur loyer, nourrir leur famille, partir en vacances … vivre en somme! Aussi tant que nous ne serons pas parvenir à décrire exactement ce comment la transition se passera à la fin du mois pour les personnes impactées par la transition écologique, nous n’y arriverons pas.

Le Green Deal de la Commission est trop technocratique pour l’instant. Ni assez ambitieux, ni social, ni vraiment environnemental non plus. À nous parlementaires de pousser à plus d’ambition et de réalisme!

LVSL : Pavlina Tcherneva est passée en France récemment et nous avons eu l’occasion de l’interroger, c’est une des économistes qui a contribué à la maturation du Green New Deal aux USA, une des tenantes de la Modern Monetary Theory (MMT) qui dit que le Gouvernement peut financer de grands plans d’investissements par la création monétaire. Est-ce que vous vous inscrivez dans ce courant et si oui, pourquoi ? 

A.L.  Vous dire que je m’inscris dans ce courant serait mentir. Je n’ai jamais réussi à m’inscrire dans un courant unique, tout simplement parce que chaque courant a ses limites. Comme beaucoup je pioche dans plusieurs courants en fonction de mes objectifs : justice sociale, transition écologique et intérêt général.

Je m’inspire autant des post-keynésiens, de Minsky, des institutionnalistes façon Galbraith père et fils, de Veblen, de Gorz, d’Illich, de Kapp, mais aussi de Gadrey, Meda, Giraud, Jany-Catrice, Laurent, Raveaud… De tout ce qui permet de remettre l’économie au service de l’intérêt général et surtout de ceux et celles qui vont mal. Raz-le-bol des politiques faites uniquement pour les gens qui vont bien.

Mais oui, la MMT apporte beaucoup. Elle fait du bien intellectuellement, car elle possède une colonne théorique solide et surtout elle propose des politiques publiques. Ce lien est très important. J’aime aussi la façon dont ses membres légitiment la puissance publique à travers la monnaie et l’emploi : « on veut créer des emplois eh bien, on en crée ! ». J’apprécie énormément Stephanie Kelton, qui travaille beaucoup avec Pavlina Tcherneva, avec laquelle j’entame une collaboration sur les questions de garantie de l’emploi.

La MMT a brisé le tabou de la politique monétaire. L’Europe est, elle aussi, parvenue à le briser. Elle a fait preuve d’un volontarisme très pragmatique en 2008 lors de la crise financière : pour éviter un gel du crédit, pour éviter l’effondrement des banques et du marché, on a fait « tourner la planche à billets », à travers des politiques justement appelées « non conventionnelles ».

Aujourd’hui il nous faut, avec le même volontarisme, briser le tabou budgétaire. Vous savez en économie, s’empêcher d’utiliser la politique monétaire et la politique budgétaire, c’est comme dire à un médecin qu’il ne peut utiliser ni pénicilline ni aspirine. C’est absurde et dangereux.

LVSL – Comment faire une telle relance alors que l’Allemagne, les Pays-Bas et l’Autriche s’opposent à toute politique macro-économique d’investissements publics qui pourraient créer de l’inflation et donc aussi faire baisser la valeur de l’Euro ?

A.L. – Il ne s’agit pas de faire de la relance, on ne relance pas la croissance ! La notion de croissance est derrière nous. L’urgence aujourd’hui est l’investissement pour la transition écologique et sociale.

Pour ce qui est des oppositions, nous en aurons un moment, puisqu’elles sont de l’ordre idéologique et quasi-psychologique comme je le disais. Il n’y a d’ailleurs pas que l’Allemagne qui s’y oppose. Certains pays de l’Est aussi. Mais plus que des clivages entre pays, il s’agit avant tout d’un clivage gauche/droite. Dans les négociations ceux qui s’opposent à desserrer la contrainte budgétaire pour investir c’est la droite et Renew. La droite allemande et hongroise sont particulièrement dures. Ils veulent façonner le projet européen et le continent à leur image. Orban n’a d’ailleurs de cesse de dire qu’il est l’avenir de l’Europe. Cette extrême droite et cette droite sont dans un combat quasi-civilisationnel. Il ne faut surtout pas que la gauche lâche le combat européen dans un tel moment, car cette extrême droite ne le lâchera pas, elle.

LVSL – Et si votre camp politique gagnait en 2022 ?

A.L. – Selon moi, tout est une question de rapport de force politique. Jusqu’à présent il n’y a pas grand-chose qui a été à la fois opposé et proposé au gouvernement allemand. Puisque l’Europe fonctionne encore malheureusement sous un mode inter-gouvernemental, il faut donc qu’il y ait à un moment un rapport de force qui s’établisse : la question de l’Europe de la défense, la question de la place aux Nations-Unies, ce sont des sujets qu’il faut mettre sur la table avec l’Allemagne pour exiger des choses d’elle, notamment desserrer la contrainte budgétaire.

Aujourd’hui au niveau européen, chaque pays est en train de défendre mordicus ses faiblesses au lieu de partager des solutions collectives pour s’y soustraire : la Pologne défend son charbon, la France défend son nucléaire, l’Allemagne défend ses voitures, en fait, tout ce qui est en train de craquer. C’est dommage, car nous sommes tous dans la même galère ! Nous avons tous grandi dans la consommation de masse, dans un logiciel pro-croissance, productiviste puis néolibéral avec toutes les conséquences que cela engendre.

Nous avons tous et toutes été plus ou moins frustrés en terme de consommation par ce système, car il est toujours plus simple de prôner la frugalité quand on a pu soi-même tester et éprouver les limites de la consommation. Mettons sur la table nos fragilités pour réussir à trouver des compromis plutôt que s’attaquer les uns les autres. C’est ce que devra faire notre camp politique s’il gagne en 2022 au niveau européen. Proposer un programme clair. Ambitieux car pragmatique. Et ne pas avoir peur des négociations.

Aurore Lalucq © Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

LVSL – Au Parlement européen, vous avez réussi à fédérer, autour du Green New Deal, un intergroupe avec plus de cent cinquante eurodéputés notamment avec la GUE, les Verts, les sociaux-démocrates, les Libéraux (Renew) et la droite (PPE). Quelle est votre feuille de route ? Comment est-ce que vous allez porter ce combat du Green New Deal dans les prochains mois ? 

A.L. –Le premier objectif de cette enceinte transpartisane, très symbolique, c’est d’avoir les idées claires sur le contenu programmatique d’un Green New Deal. Il s’agit de nourrir l’expertise et l’opinion des élus pour qu’ils pèsent en connaissance de cause dans les négociations face à la Commission européenne pour pousser à plus d’ambitions dans les arbitrages à venir.

Le deuxième objectif est d’en faire un lieu de dialogue avec la société civile organisée, les syndicats, les ONGs, les institutions européennes. D’abord parce que l’Europe a trop longtemps souffert de son déficit démocratique, creuset de l’immense désaffection pour les institutions. Ensuite parce que l’écologique et le social sont des sujets qui appartiennent aux citoyens avant tout : un objet qui traite des deux en même temps ne saurait se soustraire à leurs revendications. Enfin parce que les solutions pragmatiques ne peuvent se dessiner qu’ainsi : par des compromis entre des acteurs aux intérêts a priori contraires. Barack Obama était parvenu à des solutions très ancrées dans le réel grâce à cette méthode dans les Appalaches, au moment de la décision de sortie du charbon. Syndicalistes du charbon et ONG environnementalistes ont dialogué pour trouver des solutions satisfaisantes pour les deux parties.

LVSL : C’est un précédent intéressant et quand on retourne à l’échelle nationale, cela peut aussi inspirer. On est dans un contexte d’urgence climatique qui est aussi performatif sur les consciences et notamment à gauche, est-ce qu’elle peut faire converger tant les Insoumis que les sociaux-démocrates non libéraux, les Verts au sein d’un bloc qui pourrait in fine, par rapport à 2022 en l’occurrence, contrebalancer le bloc libéral macroniste et le bloc d’extrême-droite ? Comment voyez-vous les choses sur le plan national ?

A.L. : Je ne sais pas si c’est l’écologie qui peut faire converger. L’écologie sans le social ne le peut pas en tout cas! On observe certes la mobilisation des jeunes pour le climat mais aussi des mouvements sociaux comme celui des Gilets jaunes ou des retraites. Étant profondément matricée par les questions sociales et écologiques. Je plaide évidemment pour l’union.

Compte tenu du peu de différences de programme entre les différents mouvements que composent l’arc social et écologique (auquel il faudra un jour trouver un nom !), les divergences portent essentiellement sur des habitus de partis, sur la méfiance et des ego parfois meurtris.

Mais ce qui devrait nous faire converger c’est le sens des responsabilités, celui de l’intérêt général. Il faudra être en capacité de penser à l’intérêt du pays et des classes sociales que l’on défend plutôt qu’à sa propre chapelle et ses propres intérêts égotiques. Penser à ceux et celles qui vont mal devrait être notre priorité. Le reste devrait être anecdotique d’autant qu’en 2022, le risque d’accession au pouvoir de l’extrême droite est réel cette fois-ci.

Ce qui devrait nous faire converger aussi c’est le besoin de sincérité. Dire et défendre ce que l’on pense vraiment. Ce qui devrait nous faire converger c’est la bataille culturelle à mener. Car pour gagner des élections, il faut au préalable gagner la bataille des idées. En fait, ce qui devrait nous faire converger c’est de travailler, travailler les programmes politiques, travailler à leur diffusion et travailler à l’union! Ça se fera, ça se fera tout simplement parce qu’il n’y a pas d’autre alternative !

Crédit photo Une et entretien : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL

Le Green New Deal de Bernie Sanders pourrait-il entraîner une révolution verte mondiale ?

En lice pour l’investiture démocrate pour les prochaines présidentielles américaines, le candidat Bernie Sanders s’illustre par sa proposition de Green New Deal : un grand plan de relance centré sur l’équité et la justice climatique. À l’heure où l’enjeu écologique est au cœur des préoccupations mondiales, un programme aussi ambitieux – que nous analysons succinctement – peut permettre de faire pencher la balance envers le sénateur du Vermont, mais aussi d’imaginer un tournant global pour l’ensemble de l’humanité en cas de victoire contre Donald Trump. 


Le feu en Australie, la neige au Texas, la fonte des glaces au Groenland… Ces dernières semaines ont été marquées par des événements climatiques extraordinaires à travers le globe, désormais toujours plus fréquents. Conscients de cette réalité, les candidats à la primaire démocrate, qui désignera le futur opposant démocrate à Donald Trump pour les élections présidentielles de septembre prochain, se sont saisis de cette problématique. Alors que s’ouvriront bientôt les premiers caucus, l’enjeu écologique semble bien parti pour occuper une place de choix dans les critères des électeurs. À plus long terme, la centralité de la thématique peut être un atout majeur face au président sortant, faible sur la question climatique, et, pourquoi pas, la force propulsive d’une prise de conscience globale de l’humanité. Pour l’instant, c’est le candidat « démocrate-socialiste » Bernie Sanders qui s’illustre particulièrement dans le domaine, avec un plan politique ambitieux, le désormais fameux « Green New Deal ». Quels en sont les tenants et les aboutissants ?

Le Green New Deal 2.0

L’idée du Green New Deal part d’un constat : le changement climatique met en péril l’espèce humaine et sa capacité à vivre dans de bonnes conditions sur la planète. La réponse doit donc nécessairement être la mise en place d’une vaste politique, de manière à combattre le changement climatique et rendre la société plus soutenable. Si Bernie Sanders faisait déjà figure de pionnier dans sa volonté d’instaurer une véritable politique écologique lors des dernières primaires démocrates de 2015, perdues face à Hillary Clinton, il a désormais affiné sa pensée. À partir du modèle du New Deal, un vaste plan d’investissement lancé par Franklin Roosevelt en 1933 contre la Grande Dépression, il développe, aux côtés d’une nouvelle génération de démocrates-socialistes, à l’image d’Alexandria Ocasio-Cortez, un vaste programme qui comporte plusieurs volets. En tout, c’est 16 400 milliards qui seront consacrés au Green New Deal, un budget bien supérieur à ceux de ses opposants à l’investiture. Comme le précise Pavlina Tcherneva, conseillère économique de Bernie Sanders, dans l’entretien que nous avons réalisé, ce projet comprend à la fois des politiques industrielles, de transition vers des énergies renouvelables, des politiques sociales, avec notamment la mise en place d’une couverture universelle, que des politiques de logement, véritable problématique aux Etats-Unis. L’idée est ici de sortir complètement du modèle actuel, qui est à la fois climaticide, mais aussi injuste et inégalitaire, pour se diriger vers une société socialement, écologiquement et économiquement viable.

Le programme de Bernie Sanders repose sur une doctrine que l’on pourrait considérer comme éco-socialiste [1]. Il a articulé son Green New Deal [2] autour de plusieurs grands axes :

  • Transition vers 100% d’énergies renouvelables d’ici 2030 : une sortie totale des énergies fossiles dans les domaines de l’électricité et des transports. 526 millions de dollars seront consacrés à la recherche et au développement d’un réseau les plus respectueux de l’environnement possible, avec comme objectif de combler 100% des besoins énergétiques de la nation.
  • Création de 20 millions d’emplois nécessaires dans le domaine de la transition écologique afin de réduire le chômage de masse, et inclure toutes les populations dans cette transformation. Des créations d’emplois sont prévues dans des domaines aussi larges que l’agriculture, la fabrication de voiture électriques, la rénovation et la construction de logements et autres infrastructures.
  • Garantir une reconversion professionnelle pour les travailleurs des industries fossiles en investissant 1,3 milliards de dollars dans la formation, des pensions égales aux salaires perçues précédemment, une protection sociale et médicale afin de limiter les coûts d’un tel changement. 
  • Développement d’une justice autour des questions climatiques pour protéger les personnes les plus vulnérables aux impacts climatiques, reconstruire des infrastructures, ou encore construire des logements pour garantir un logement décent, et plus respectueux de l’environnement, à toute la population.
  • Se placer en position de leader de la transition écologique au niveau mondial en rejoignant les accords de Paris, créer et investir 200 milliards de dollars dans le Green Climate Found, et négocier la baisse des émissions avec les pays les plus industrialisés.

Des adversaires moins ambitieux, mais également très présents sur le dossier écologique

Du côté de ses adversaires, la volonté d’une transition verte de cette ampleur reste plutôt timide. Le centriste Joe Biden, principal opposant à l’investiture du sénateur socialiste, appelle à une Clean Energy Revolution and Environmental Justice. Ce plan prévoit la réduction des émissions de gaz à effet de serre, pour atteindre l’objectif des 0%, mais aussi 100% d’énergies renouvelables d’ici 2050. En parallèle, des fonds devraient être débloqués en faveur de la construction d’infrastructures plus propres, mais aussi la rénovation d’immeubles et résidences fortement énergivore. Sur le plan international, à l’instar de Bernie Sanders, Biden souhaite mettre les États-Unis au centre de la bataille contre le changement climatique, notamment en intégrant à nouveau les Accords de Paris, mais également en mettant en place des traités internationaux en faveur de la protection de l’environnement.

Elisabeth Warren, pour sa part, soutient également un Green New Deal, pour lequel elle a milité aux côtés d’Ocasio-Cortez, quand il a été présenté devant le Sénat. Celui-ci reste néanmoins beaucoup moins abouti que celui de son concurrent démocrate-socialiste. Il est ainsi présenté comme un plan d’investissement en faveur de la transition énergétique, avec objectif de se tourner vers des énergies renouvelables à 100% d’ici les années 2030, et la baisse drastique des émissions de CO2. Néanmoins, si elle parle effectivement de la création de 10 millions de green jobs, aucun détail n’est donné sur les domaines impactés, mais également sur la potentielle volonté, d’entamer une politique de reconversion des ouvriers des industries polluantes par exemple. Pas un mot non plus sur d’éventuels investissements en matière sociale pour garantir une certaine justice climatique.

Seulement, face à la menace que représente candidat socialiste, une figure assez inattendue a fait une percé dans le caucus de l’Iowa. Crédité de 15,4% [3] à la veille du vote, le “Macron américain”, a finalement devancé Bernie Sanders, s’imposant 26,2% contre 26,1% [4]. Mais, à l’instar de son adversaire Michael Bloomberg, le candidat centriste propose un plan écologique qui reste très peu ambitieux, dont les conséquences désastreuses. Ils se contentent ainsi d’objectifs de baisse d’émission et de transition vers des énergies vertes d’ici 2050, d’investissements dans la recherche et l’innovation et de ratification des accords de Paris. Néanmoins, contrairement aux autres, est leur volonté partagée de créer une assurance pour les victimes d’événements liés aux changements climatiques, comme l’ouragan Katrina, qui, en plus de faire de nombreuses victimes, avaient créé d’énormes dégâts matériels.

La contre-attaque de l’establishment 

Il faut dire que ces deux derniers candidats, et plus particulièrement Pete Buttiegeg depuis sa récente percée, représentent peut-être le dernier barrage pour empêcher Bernie Sanders d’obtenir l’investiture. Avec un programme fortement ancré à gauche, qu’il décrit lui même comme “socialiste” dans un pays qui a longtemps considéré ce terme comme un anathème, le sénateur du Vermont menace toute la stabilité politique d’un pays, et met en péril le développement de certains secteurs économiques clés, dont les énergies fossiles, génératrice de quantité suffisante pour garantir une indépendance énergétique. Ses promesses de transition vers une énergie renouvelable à hauteur de 100% dès 2030, taxer les industries fossiles à hauteur de leur pollution, et ou encore couper toutes les subventions dans ce domaine, risquent de compromettre les bénéfices de ces secteurs. Du côté de la finance, la peur est de mise avec celui qui pourrait devenir leur “pire cauchemar”, puisque plusieurs annonces, dont la création de l’assurance maladie pour tous, Medicare for All, ou encore la généralisation d’un service minimum autour de 15 dollars de l’heure, pourraient créer une certaine instabilité sur les marchés. Il faut s’attendre, si les bons résultats de Sanders se confirment aux primaires démocrates, à une contre-attaque violente de l’establishement, et notamment des grandes firmes transnationales, principales responsables de la crise écologique, qui, sous de grands discours greenwashés, accueillent avec méfiance la construction d’un front écologiste, qui implique nécessairement une forme de décroissance. 

Néanmoins, les candidats ne peuvent faire l’impasse sur la question écologique, qui n’a jamais été aussi importante pour l’opinion publique. Ainsi, d’après des sondages réalisés en 2019, 51% de la population étatsunienne se dit inquiète pour le changement climatique, un chiffre qui atteint 77% chez les votants démocrates. Un chiffre important dans la population jeune, de 18 à 29 ans, qui se sent concernée à hauteur de 67%. Avoir un programme écologique radical, comme le propose le sénateur, permettrait ainsi, d’une part de répondre aux inquiétudes de la population, mais aussi, de faire revenir aux urnes ces populations souvent éloignées de la politique, d’autant plus dans le système bi-partisan étasunien, que sont les jeunes et les abstentionnistes.

Ce que la victoire de Bernie Sanders pourrait changer

De fait, nul politicien ne peut ignorer l’ampleur de la catastrophe. Selon le GIEC [5], il faut considérablement changer ses manières de produire d’ici 2030, au risque de voir des conséquences irréversibles sur l’environnement. Dans cette course contre la montre, les États-Unis peuvent jouer un grand rôle, car ils stagnent à la deuxième place des plus gros pollueurs du monde, derrière la Chine [6]. L’investiture du premier sénateur socialiste représente un réel espoir, d’autant plus que selon les sondages [7], il est le candidat démocrate le plus susceptible de battre Donald Trump, ouvertement climatosceptique, dont la politique a déjà eu des conséquences sur l’environnement [8]. Depuis son arrivée à la tête du pays en 2017, le président américain a levé, par exemple, toutes les restrictions concernant l’exploitation du gaz de schiste et du pétrole, ce qui a certes fait exploser leurs productions, mais surtout causé des dégâts considérables sur l’environnement. L’élection de Bernie Sanders, avec un programme à contre-pied de l’actuel président, pourrait marquer un tournant radical dans les politiques mondiales, autant en matière économique, sociale, que climatique.

En se plaçant à la tête d’une grande révolution verte, Sanders prendrait la tête en matière de politique environnementale, et pourrait ainsi pousser d’autres grandes puissances occidentales à lui emboîter le pas. C’est d’ores et déjà le cas dans plusieurs pays européens, où l’idée d’un Green New Deal For Europe fait son chemin, visant à obliger la Banque Centrale Européenne à débloquer des fonds pour investir dans des infrastructures plus respectueuses de l’environnement – un programme qui pourrait poser la question de la compatibilité entre un agenda écologiste et les institutions européennes actuelles. Dans le même temps, le chef de l’opposition britannique, Jeremy Corbyn, milite en faveur d’une Green industrial Revolution [9], un plan d’investissement de transition écologique et social, inspiré par celui de son allié américain.

À l’aube d’une recomposition totale de l’ordre économique, dans laquelle la Chine convoite la place de première puissance mondiale occupée par les États-Unis, le changement de paradigme idéologique en faveur de la lutte contre le changement climatique poussera cette dernière à se placer en tant que pionnière dans ce domaine. Ainsi, ils pourraient mettre en place toutes sortes d’outils contraignants, à l’instar de sanctions financières, ou d’interdictions d’importations lors de non-respect de normes environnementales.

Enfin, le Green New Deal pourrait surtout pousser à un changement radical vers la sortie du paradigme libéral. Plus le temps avance, plus les liens entre la crise écologique et la crise économique semblent évidents. L’élection de Sanders pourrait faire apparaître au grand jour les liens entre le néolibéralisme et la crise écologique, les intérêts du système oligarchique actuel et la passivité des gouvernements face à la destruction de la planète. . Les inégalités économiques engendrent le plus souvent une exposition encore plus grande aux problèmes des changements climatiques, mais rendent également impossible toute volonté d’amélioration des comportements. De ce fait, il est important de juxtaposer des politiques de transition écologiques, et le retour à un État social fort, permettant à chacun de prendre sa place dans ce mécanisme [10].

Contre toute attente, la révolution verte pourrait venir d’un des pays maître en matière de pollution, et pourrait rabattre toutes les logiques économiques, et sociales mises en place. Et tout cet espoir repose entre les mains d’une personne, Bernie Sanders. Tout l’enjeu pour la suite reste de savoir la réponse à la percée du candidat socialiste et la réaction de l’establishment démocrate, de la finance ainsi que des lobbies en cas de victoire du sénateur du Vermont. Une question qui se posera finalement à l’échelle mondiale, si tant est que la brèche s’ouvre outre Atlantique. 

 

 

[1] Pierre-Louis Poyau, L’écosocialisme : qu’est-ce donc ? https://www.revue-ballast.fr/lecosocialisme/

[2] Bernie Sanders, The Green New Deal https://berniesanders.com/issues/green-new-deal/

[3] Louis Tanka, Sanders, Biden, Warren, Buttigieg: qui domine les sondages chez les démocrates? 

[4] https://www.nytimes.com/interactive/2020/02/04/us/elections/results-iowa-caucus.html

[5] Rapport spécial du GIEC sur le réchauffement planétaire de 1,5 °C https://public.wmo.int/fr/ressources/bulletin/rapport-sp%C3%A9cial-du-giec-sur-le-r%C3%A9chauffement-plan%C3%A9taire-de-15-%C2%B0c

[6] https://fr.statista.com/statistiques/732709/emissions-dioxyde-de-carbone-etats-unis/

[7]https://www.realclearpolitics.com/epolls/2020/president/us/general_election_trump_vs_sanders-6250.html

[8] Yona Helaoua, L’exploitation du gaz de schiste dévaste les États-Unis https://reporterre.net/L-exploitation-du-gaz-de-schiste-devaste-les-Etats-Unis

[9] https://labour.org.uk/manifesto/a-green-industrial-revolution/

[10] Pierre Gilbert, Le paradoxe australien : enfer climatique et dirigeants climatosceptiques. https://lvsl.fr/paradoxe-australien-enfer-climatique-et-dirigeants-climatosceptiques/

 

L’hydrogène : quel rôle dans la transition énergétique ?

L’hydrogène suscite une effervescence croissante. En juin dernier, l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE) a publié son premier rapport dédié à ce combustible de synthèse, décrivant ses nombreux usages énergétiques et industriels, et les possibilités qu’il offre, dans un futur proche, pour d’importantes réductions d’émissions de CO2. Qu’en est-il vraiment ? Qu’est donc cette molécule, comment peut-elle être produite et utilisée, et comment distinguer emballement technophile et opportunités concrètes et économiquement réalistes ?


La molécule énergétique par excellence

Commençons par une once de chimie. Ce qu’on appelle communément hydrogène, c’est la molécule de dihydrogène H2 qui est, avec celle d’Hélium He, la molécule la plus légère. À température et pression ambiantes c’est un gaz très peu dense (90 g/m3), qui ne se liquéfie qu’à -253 ºC, soit 20 K (« 20 Kelvin », i.e. 20 degrés au-dessus du 0 absolu de température). Le grand intérêt de l’hydrogène réside en ce que cette molécule, étant très faiblement liée, a un contenu énergétique énorme. Par unité de masse, l’hydrogène contient en effet 3 fois plus d’énergie que le pétrole ou n’importe quel hydrocarbure fossile (charbon, gaz, etc.). On peut comprendre assez intuitivement la chose en considérant les réactions de combustion. Une « combustion », c’est le fait de brûler un « combustible » en le faisant réagir avec de l’oxygène O2, sachant que l’oxygène est, lui, au contraire, très fortement liant. La réaction de combustion retire l’hydrogène des molécules, elle l’oxyde, i.e. le combine à l’oxygène, ce qui donne de l’eau H2O, tandis que le déchet énergétique, pour les combustibles carbonés, est le dioxyde de carbone CO2, molécule dépourvue d’énergie chimique. Les molécules hydrogénées, ou moins oxydées – on dit aussi « réduites » –, tels les combustibles fossiles (hydrocarbures), les sucres, graisses, et autres molécules organiques, sont donc porteuses d’énergie chimique, tandis que les molécules plus « oxydées » en sont vidées. Ainsi, oxygène et hydrogène sont en quelque sorte le Ying et le Yang de la chimie organique, de l’énergie, et même de la vie sur Terre. La réaction de combustion nous éclaire aussi sur le nom « hydro-gène » : substance provenant de l’eau, et qui génère de l’eau lorsque la molécule qui le contient est brûlée.

Un gaz industriel déjà omniprésent, aux potentialités multiples

L’hydrogène pur n’existe pratiquement pas dans la nature, étant trop réactif de par son haut contenu énergétique. Ce n’est pas un combustible naturel, mais plutôt un « vecteur énergétique », parce qu’il est pratiquement toujours produit et utilisé par l’homme pour transporter de l’énergie entre une source primaire et un usage final.

L’hydrogène est loin d’être une « technologie nouvelle », il est déjà massivement présent dans notre système énergétique et industriel actuel.

L’hydrogène est loin d’être une « technologie nouvelle », il est au contraire massivement présent dans notre système énergétique et industriel actuel. La production annuelle d’hydrogène pur atteint 73 Mt (millions de tonnes) de par le monde, auxquelles s’ajoutent 42 Mt d’hydrogène produit au sein de mélanges gazeux dont il n’est pas isolé, comme l’illustre la Fig. 1. La production « dédiée » de 73 Mt d’hydrogène cause l’émission de 830 Mt de CO2 par an, soit 2,5 % des émissions globales de CO2, car aujourd´hui environ 2/3 de l’hydrogène est produit à partir de gaz naturel, par reformage du méthane, et 1/3 environ par gazéification du charbon. Ainsi, la production d’hydrogène pur consomme 6 % du gaz naturel, et 2 % du charbon à échelle globale [1]. On ne peut pas dire que l’hydrogène soit un composant mineur de nos économies ! Mais comme ses usages sont industriels, il est peu connu du consommateur final.

Figure 1 : Production d’hydrogène selon usages finaux, de 1975 à 2018. De bas en haut, barres de gauche : raffinage, production d’ammoniac, autres usages sous forme pure. Barres de droite : production de méthanol, réduction directe du fer, autres usages en mélange. Source: [1]
En effet, l’hydrogène est produit dans des réacteurs industriels fermés, souvent dans de gros complexes chimiques, et passe sa vie dans des tuyaux jusqu’à son usage final. Comme le montre la Fig. 1, l’hydrogène est aujourd´hui avant tout utilisé comme vecteur chimique d’énergie, agent réducteur (i.e. désoxydant) ou précurseur d’autres molécules énergétiques [2]. Sa première utilisation (38 Mt) est dans le raffinage de pétrole (5 à 10 kg d’hydrogène par tonne de brut), dont il permet de retirer le soufre et autres impuretés. Comme agent réducteur, il est également utilisé (mélangé) en sidérurgie, remplaçant une petite part du charbon, notamment par la technique de réduction directe du fer, en anglais DRI, qui pourrait aussi fonctionner avec de l’hydrogène pur. Comme précurseur chimique, l’hydrogène est massivement utilisé pour produire, en premier lieu (32 Mt), l’ammoniac NH3, qui est le précurseur de tous les engrais azotés au monde, et de la plupart des explosifs. Combinés à du carbone (le plus souvent du monoxyde de carbone CO obtenu du même combustible fossile), 12 Mt d’hydrogène sont utilisés pour produire le méthanol (CH3OH). Cet alcool, le plus simple, est précurseur d’une vaste progéniture de matières plastiques et autres produits chimiques (solvants, colles, etc.), et est aussi un combustible pouvant être mélangé à l’essence, notamment en Chine. Enfin, l’hydrogène est aussi utilisé dans l’industrie agroalimentaire, la production de verre, etc.

En tant que combustible, l’hydrogène, gaz invisible et inodore, est un véritable concentré d’énergie, qui brûle très facilement, ce qui présente un certain danger d’explosion. Néanmoins, sa légèreté fait qu’il se disperse très rapidement dans l’air en cas de fuite. Il peut brûler en milieux gazeux, par exemple pour la production électrique en remplacement de gaz ou de charbon (usage encore peu développé, mais nécessaire à terme pour pallier les creux de productions d’ENR), et également dans des fours industriels, notamment en sidérurgie, ou dans des brûleurs domestiques pour chauffage et cuisson. On peut noter que le « gaz de ville », avant l’arrivée du gaz naturel (méthane) à partir des années 1950, était du gaz de charbon, contenant un mélange d’H2, CO, CH4, etc. – i.e. l’hydrogène a longtemps fait partie de l’énergie domestique courante !

La combustion de l’hydrogène peut aussi être réalisée dans des piles à combustible (PAC), dispositifs électrochimiques portables (inverses des électrolyseurs décrits plus bas) qui font réagir un combustible avec l’oxygène de l’air pour produire directement de l’électricité. Les PAC assurent une combustion propre, n’émettant que de la vapeur d’eau, avec une haute efficacité de presque 60 %, supérieure à celle d’un moteur thermique de voiture qui est plutôt de 36-42 %. Une PAC peut alimenter un moteur de véhicule (comme la flotte de taxis parisiens, 600 prévus pour fin 2020), de bus, de trains (déjà un train en fonctionnement en Allemagne), de navire, ou bien une station électrique autonome dans une zone reculée hors réseau, une station spatiale, un bâtiment, etc. Leur inconvénient majeur est leur coût encore élevé, près de 20 000 euros aujourd´hui pour une PAC de voiture.

De l’hydrogène gris a l’hydrogène vert

Si l’hydrogène est aujourd´hui majoritairement sale, ou « gris », car issu de fossiles, il peut aussi être « vert », i.e. produit à partir d’énergies renouvelables (EnR). On sait en effet le produire depuis le XIXe siècle par « électrolyse », en appliquant de l’électricité à de l’eau, pour casser la molécule H2O en hydrogène H2 et oxygène O2. L’efficacité de conversion de l’énergie électrique à chimique (restituable par combustion) est typiquement de 60-70 %, allant jusqu’à 80 % avec des technologies émergentes à haute température.

La production électrolytique d’hydrogène n’est, elle non plus, pas nouvelle ! Elle a en particulier été massivement utilisée des années 1920 aux années 1990, pour produire l’ammoniac des engrais, à partir d’hydroélectricité, en Norvège pour l’Europe, à Assouan en Égypte, au Canada, au Zimbabwe, avec des électrolyseurs de plus de 100 MW de puissance, et de manière rentable [2]. C’est l’arrivée du gaz à bas prix dans les années 1960 qui a permis à ce combustible fossile de détrôner l’hydrogène vert.

L’hydrogène vert Issu d’hydroélectricité a été massivement utilisé des années 1920 aux années 1990, pour produire l’ammoniac des engrais azotés

La troisième catégorie est l’hydrogène dit « bleu », produit de manière standard à partir de gaz ou charbon, mais avec capture et séquestration du CO2 émis, généralement dans des réservoirs gaziers ou pétroliers abandonnés. Il faut néanmoins signaler que la filière d’enfouissement souterrain du CO2, bien que déjà existante, ne suscite pas toujours la plus grande confiance, à cause du risque toxique en cas de fuite, des problèmes d’acceptabilité, des incertitudes sur la maturité et les coûts de même qu’à cause du risque moral inhérent, puisqu’elle permet de « verdir » une industrie en façade, mais sans rien changer à ses procédés, sauf la capture et la gestion du déchet final. Le fait que ce soient les industriels des fossiles qui la promeuvent en premier lieu présente aussi un risque de conflit d’intérêts par rapport aux informations présentées comme scientifiquement neutres sur la prétendue maturité et faisabilité de la filière.

Un enjeu majeur, aujourd’hui, pour la transition énergétique est d’arriver à produire, massivement et à bas coûts, de l’hydrogène vert par électrolyse ou, éventuellement, en phase transitoire, de l’hydrogène bleu si la séquestration du CO2 s’avérait localement fiable et réelle. Mais à terme, seule la filière verte est authentiquement durable et vertueuse.

Transformer les EnR électriques variables en combustibles stockables et transportables

Le gros intérêt de l’électrolyse est que, moyennant la perte d’1/3 de l’énergie utilisée, on transforme une électricité variable, par exemple solaire ou éolienne, disponible selon la météo, difficile à stocker et à transporter, en un vecteur énergétique matériel et stable, qui peut alors être stocké à coûts beaucoup plus modérés (environ 100 fois moins cher que le stockage électrique en batterie, voire 10 000 fois moins si des cavités souterraines peuvent être utilisées), et transporté en tuyaux, pipelines, bateaux, etc., ce qui représente des avantages considérables. En effet, par passage de l’électricité (flux) à la substance (stock), on s’affranchit de la variabilité temporelle et on réduit fortement les coûts de stockage et transferts temporels qui sont aujourd’hui, probablement, le frein principal au déploiement des EnR.

Ainsi, l’hydrogène représente un levier essentiel de la transition des énergies fossiles climaticides vers les EnR. D’une part, parce que sa production par électrolyse est flexible, pouvant suivre les courbes de production électrique solaire ou éolienne qui sont fortement variables, et aussi, en absorber les excès massifs qui deviennent inévitables à fort déploiement, constituant ainsi une voie de stockage énergétique. Mais aussi, parce que l’hydrogène opère un « couplage » entre le secteur électrique, d’où est attendue la majeure partie de la production primaire d’énergie décarbonée, dans tous les principaux scénarios de transition énergétique (du fait des potentiels mondiaux du solaire et de l’éolien), vers le secteur des combustibles, aujourd’hui très majoritairement fossiles (gaz, pétrole, charbon), qui sont la colonne vertébrale de notre civilisation, fournissant plus de 80 % de l’énergie primaire dans le monde, pour tous les secteurs économiques.

Ainsi, parce qu’il permet de transformer l’électricité renouvelable en combustibles gazeux et liquides, l’hydrogène constitue le « maillon manquant » permettant de concevoir la décarbonation de tous les secteurs, et non pas seulement de l’électricité, qui bien sûr doit être décarbonée, mais trop souvent monopolise le débat public alors qu’elle ne représente actuellement qu’environ 40 % de la consommation énergétique primaire, et 20 % des usages énergétiques finals.

De l’hydrogène aux combustibles de synthèse

Le gros inconvénient de l’hydrogène, c’est son insoutenable légèreté ! En effet, étant la molécule la plus petite et légère, il reste, pour un combustible, difficile et coûteux à stocker et à transporter. Avec seulement 90 g d’H2 par m3 à pression ambiante, il est nécessaire pour le transporter de le comprimer fortement, ou alors le liquéfier, mais cela demande de refroidir à -253 °C, et consomme l’équivalent de 30 % de son énergie… Autre souci, l’hydrogène est une molécule tellement petite qu’elle fuit très facilement, et peut même se faufiler et diffuser à travers certains matériaux, notamment l’acier, qu’elle finit par fragiliser. C’est pourquoi les réservoirs à hydrogène sont environ 100 fois plus chers que les réservoirs pour gaz usuels.

Par exemple, pour une voiture à hydrogène avec 500 km d’autonomie, il faut un réservoir de 5 kg d’hydrogène, comprimé à 700 bars, fait d’acier, fibres de carbone et polymères, qui pèse, lui, 87 kg. Un camion transportant des cylindres d’hydrogène, transporte essentiellement de la ferraille ! Si ce réservoir ne coûte qu’environ 2 000 euros (contre environ 20 000 euros pour une batterie électrique de voiture), ce sont les coûts tout le long de la chaîne de valeur, de la production à la distribution, qui rendront l’hydrogène onéreux à la pompe.

Pour les mêmes raisons, l’hydrogène n’est généralement pas injectable directement dans les réseaux de gaz à plus de 10-20 % en volume (soit seulement 3-6 % en énergie), ce qui est bien dommage, car alors il aurait facilement pu décarboner une grande quantité d’usages (chauffage, cuisson, usages industriels) à partir de l’immense infrastructure disponible que sont les réseaux de gaz, dont la valeur aux USA par exemple, est estimée à 1 000 milliards de dollars [3]. Pour ces raisons, dans de nombreuses applications, il peut être plus efficace économiquement, voire indispensable, de transformer l’hydrogène en molécules plus lourdes.

On parle alors des « combustibles de synthèse » : la stratégie étant de faire comme les plantes qui dans la photosynthèse, en plus d’arracher l’hydrogène à l’eau grâce à l’énergie solaire, le « recollent » sur des squelettes carbonés, plus lourds, obtenus à partir du CO2 de l’air, produisant ainsi des hydrates de carbone naturels (sucres, etc.). Pour nous humains, deux approches pour alourdir le combustible hydrogène sont principalement considérées.

La première consiste à transformer l’hydrogène H2 en ammoniac NH3 déjà évoqué, précurseur de tous les engrais azotés, dont on dit qu’ils assurent la moitié de l’alimentation humaine globale. La synthèse de l’ammoniac se fait par combinaison avec l’azote N2 de l’air à travers le célèbre procédé Haber-Bosch (doublement nobélisé), qui a permis à partir des années 30, de remplacer les engrais azotés naturels, issus de nitrates ou guano, par les engrais de synthèse. L’ammoniac n’est pas seulement intéressant à décarboner en soi, il peut aussi être un combustible d’usages variés, ayant, par exemple alimenté des bus en Belgique pendant la Seconde Guerre mondiale. Malgré sa toxicité, il a été massivement utilisé pendant des décennies avec un historique d’accidents très faible, et les techniques pour le transporter et stocker sont largement mûres et disponibles, par exemple, avec 5 000 km de pipelines dans le Midwest américain à partir des ports du Texas, pour l’utilisation en engrais.

La seconde approche consiste, comme les plantes, à accrocher l’hydrogène à des atomes de carbone, à partir de CO2, et de produire ainsi des hydrocarbures de synthèse (méthane, diesel ou kérosène de synthèse), ou des alcools, principalement le méthanol. Tous ces procédés sont déjà bien connus et technologiquement mûrs. La question majeure, aujourd’hui, est de les adapter à fonctionner avec de l’hydrogène électrolytique vert, dont le flux de production est fortement variable et non plus continu comme celui de l’hydrogène issu de fossiles dans l’industrie chimique actuelle. Cette variabilité est gérable via divers types de flexibilité ou stockages, mais toutes ont des coûts qui doivent être compris et maîtrisés (voir par ex. [4]).

Les électro-combustibles verts permettent de planifier la décarbonation des secteurs les plus contraignants : transport aérien, maritime, industrie lourde

Avec ces électro-combustibles verts, on peut alors envisager de décarboner les secteurs les plus contraignants, par exemple le transport aérien (avec du kérosène de synthèse) et maritime (plutôt avec de l’ammoniac), pour lesquels l’utilisation de batteries géantes est impensable et celle d’hydrogène difficile, du fait du poids, du volume et du coût des réservoirs nécessaires. Ainsi, le constructeur de moteurs navals MAN annonce que le premier moteur maritime à ammoniac pourrait être en utilisation début 2022 [5].

L’avantage de l’ammoniac vert, est que pour le produire on n’a besoin que d’électricité verte, d’eau et d’air (puisque l’atmosphère contient 80 % d’azote), alors que les hydrocarbures de synthèse ou le méthanol, plus commodes à l’usage, demandent de trouver du CO2, qui dans l’air est très dilué (0.04% en volume) et dont la capture atmosphérique directe demande beaucoup d’énergie et coûte encore cher. C’est pourquoi, pour les combustibles carbonés de synthèse, l’industrie se tourne plutôt pour l’instant vers les sources industrielles de CO2 issu de la combustion de fossiles, ce qu’on appelle capture et usage du CO2, ou « recyclage du CO2 ». Dans un tel schéma, l’atome de carbone C porteur d’énergie hydrogénée est utilisé une 1re fois dans la combustion initiale classique, puis, après captage et recyclage du CO2 émis, une 2e fois dans le combustible de synthèse. Ce recyclage réduit le bilan d’émissions environ de moitié, mais ne permet pas d’atteindre la neutralité carbone qu’il est aujourd’hui vitalement nécessaire de planifier.

Une voie prometteuse est l’utilisation de biomasse, dont le contenu en carbone excède d’un facteur 2 à 4 son contenu en énergie, ce qui veut dire, par exemple, qu’en injectant de l’hydrogène dans un méthaniseur à base de déchets agricoles ou urbains, au lieu de produire environ 40 % de méthane et 60 % de CO2, on pourrait « booster » la production de méthane d’un facteur 2,5 par apport d’hydrogène vert, où l’énergie viendrait pour 1/3 de la biomasse, et pour 2/3 de l’hydrogène vert.

Des coûts en déclin, un boom imminent ?

D’après l’AIE, l’hydrogène gris (sale) coûte aujourd’hui 1 à 1,7 $/kg à produire, le vert, 2 à 5 $/kg [1], dépendant essentiellement du coût de l’électricité renouvelable, mais ce coût pourrait baisser rapidement, à l’image des spectaculaires baisses de coûts qu’ont connus dans la dernière décennie les EnR solaires et éoliennes, qui sont aujourd´hui dans de nombreux pays, les sources d’électricité les moins chères, grâce à l’apprentissage et à la massification des productions. Ainsi, selon plusieurs analyses récentes dont celles de l’AIE [1] ou de BNEF [6], l’électricité solaire ou éolienne, coûtant déjà moins de 30 $/MWh à produire dans les géographies favorables (Moyen-Orient, Chili, Inde, Chine, etc.), permettra incessamment de produire de l’hydrogène vert à moins de 2 $/kg, proche du niveau de l’hydrogène bleu, ou même gris, et moins de 1,5 $/kg en 2030-2040. Alors, il devient pensable de l’utiliser pour décarboner de très nombreuses applications, sans qu’une forte taxation carbone soit nécessaire pour assurer sa compétitivité face à l’hydrogène gris.

L’effervescence de l’hydrogène vert se mesure actuellement au saut d’échelle spectaculaire des projets annoncés. En 2018, 135 MW d’électrolyseurs avaient été vendus dans le monde au total [6], avec beaucoup de petits projets ou pilotes de quelques MW au plus. En septembre dernier, le projet australien Moranbah, par exemple, annonce d’un seul coup 160 MW d’électrolyseur [7], pour de la production d’ammoniac vert ! Plusieurs annonces similaires ont également eu lieu récemment, notamment au Chili ou en Chine. Et sont même en discussion, encore en Australie, des projets de plusieurs GW [8], du fait de l’immense potentiel solaire et éolien (et combiné), et du rôle stratégique que ce pays se voit jouer en tant qu’exportateur d’EnR combustibles, et de la volonté affirmée du Japon, notamment, d’importer des EnR qu’il ne peut pas produire sur son territoire trop exigu et densément peuplé. Ainsi, l’hydrogène, ou plutôt ses dérivés, transportables par navires, sont appelés à devenir les vecteurs du commerce international d’EnR depuis les pays fortement dotés, vers ceux dont le potentiel domestique est insuffisant, ou trop cher à exploiter.

Malgré des coûts de production en déclin rapide, les coûts d’infrastructures, de transport et d’usage restent élevés

Si un essor de l’hydrogène vert paraît donc se profiler grâce à la chute attendue de ses coûts de production, il faut noter en revanche que les coûts des infrastructures de transport, de distribution, et des équipements d’usage peuvent être un obstacle fort selon les usages. Par exemple, pour la mobilité légère, pour que le coût de combustible par km soit à parité avec de l’essence à 1,5 €/L, il faut que l’hydrogène coûte 9 €/kg à la pompe, ce qui est presque déjà le cas en France avec un prix actuel de 10-12 €/kg. Mais dans ce prix (qui est pour de l’hydrogène gris), ce qui domine largement sont les coûts de transport et des bornes de distribution pressurisée. Et surtout, le principal obstacle reste le coût très élevé des véhicules, autour de 60 000 €, dont on espère néanmoins de fortes baisses à venir, notamment pour les PAC dont le prix pourrait être divisé par 4 à long terme, selon l’AIE [1].

Et en Europe, et en France ?

L’Europe et la France se veulent pleinement partie prenante. En France 900 000 t d’hydrogène gris sont actuellement produites par an, émettant 11 Mt de CO2, soit 2,8 % des émissions domestiques. Le plan Hulot pour l’hydrogène de juin 2018 avait astucieusement priorisé le développement des filières hydrogène propre sur les usages industriels massifs déjà présents, à commencer par le raffinage de pétrole. Il serait en effet néfaste de voir l’hydrogène comme un gaz exotique, et ne le penser qu’à travers la voiture à hydrogène, car ce développement-là requiert un déploiement d’infrastructures lent et difficile à rentabiliser tant que les utilisateurs sont peu nombreux, alors qu’un déploiement massif de l’hydrogène vert est urgent pour faire baisser les coûts de production et de distribution, et supprimer déjà les émissions de CO2 de l’hydrogène gris actuel et bien au-delà. C’est donc au sein des complexes industriels, généralement portuaires, que les meilleures opportunités sont présentes. En parallèle, le plan Hulot visait à appuyer la pénétration de l’hydrogène vert dans la mobilité, mais plutôt pour les usages longue distance ou fortes charges y compris le remplacement de trains diesel sur les petites lignes où l’électrification paraîtrait trop chère à installer, les camions, des utilitaires légers, des bus, et aussi des flottes captives comme les véhicules logistiques dans des ports. Il est cependant regrettable que le plan Hulot, de 100 M€/an, n’ait pas été approuvé et budgété, posant toujours la question de l’effort économique acceptable par notre système de gouvernance crispé sur l’exigence de croissance et de compétitivité…

Les meilleures opportunités pour amorcer le déploiement de l’hydrogène vert se trouvent au sein des complexes industriels, généralement portuaires

Le port de Rotterdam, 1er port d’Europe, est fortement positionné [8] du fait de la forte demande locale de 400 000 t d’H2 par an pour le raffinage, et de l’infrastructure présente. Air Liquide opère en effet déjà 900 km de pipelines d’hydrogène, connectant Rotterdam, Anvers et Dunkerque, comme le montre la Fig. 2. La proximité de la mer du Nord et de ses excellentes ressources éoliennes offshore, permet de concevoir divers schémas allant de la production d’hydrogène vert à l’hydrogène bleu à partir de méthane importé et enfouissement du CO2 sous la mer, technique pour laquelle la Norvège est pilote.

Figure 2 : Schéma du réseau Air Liquide de 900 km de pipelines à hydrogène, connectant Rotterdam, Anvers et Dunkerque. Source : [9]
En France, les deux plus gros projets sont proposés par H2V près de Dunkerque et Le Havre, pour des capacités de 200 MW d’électrolyseurs pour produire 28 000 t d’H2 par an chacun, un peu inférieurs aux 400 MW proposés à Rotterdam, ayant pour but de substituer de l’hydrogène fossile en raffinerie, et d’injecter partiellement dans les réseaux de gaz. À titre de comparaison, la quantité d’hydrogène pour un seul de ces projets de 200 MW, correspond à la consommation de 280 000 voitures à hydrogène (roulant 20 000 km/an), alors que la flotte française caracole à ce jour à 500 véhicules… On comprend bien que pour amorcer le déploiement de la filière, ce sont les applications industrielles qu’il faut viser en premier.

Un rôle crucial à jouer dans la transition énergétique, sous réserve de sobriété avant tout

De par ses multiples usages possibles, et son rôle éminemment pivot en tant que molécule énergétique essentielle connectant l’électricité et les combustibles, il est aujourd’hui devenu clair que la question n’est plus si l’hydrogène propre (bleu, mais surtout vert) peut ou doit jouer un rôle majeur dans la transition énergétique. C’est un fait à présent établi pour les analystes et décideurs. C’est même un fait tangible puisque son verdissement (production à partir d’EnR) et son essor dans les usages industriels classiques (raffinage, ammoniac) et au-delà, a commencé, et que les projets pilotes et incessamment commerciaux se multiplient pour utiliser l’hydrogène vert dans le transport lourd et longue distance, la sidérurgie (qui émet la bagatelle de 7 % du CO2 anthropique lié à l’énergie), etc. Aujourd’hui, l’enjeu, pour les politiques publiques, est de mesurer et planifier intelligemment les potentiels, les routes, les logiques à suivre, car il s’agit de déployer, à échelle temporelle très courte par rapport aux précédentes révolutions industrielles (moins de 20 ans pour répondre à l’urgence climatique), une infrastructure de production d’EnR, d’hydrogène, de combustibles de synthèse, et de transport, stockage et dispositifs pour utiliser ces matières énergétiques, à l’échelle suffisante pour remplacer le gros des fossiles.

Les questions posées par l’hydrogène sont complexes, puisqu’il intervient de multiples manières, et doit être pensé en synergie avec les autres outils de la transition énergétique, par ordre d’importance (selon nous) : la sobriété, les EnR (dont biomasse), l’efficacité énergétique, le nucléaire, la séquestration de CO2, avec les réserves nécessaires majeures pour les deux derniers. L’écueil évident serait de croire à une solution miraculeuse, permettant de faire perdurer le mythe de la croissance économique infinie soudain devenue verte (ou immatérielle), « découplage » qui ne s’est jamais vu et surtout pas à l’échelle aujourd’hui nécessaire, et n’a aucune raison de tomber du ciel, bien au contraire même du fait de la dégradation écologique en cours -comme l’explique par exemple, le récent rapport « Decoupling Debunked » [10].

Ainsi l’hydrogène même vert, en aucun cas ne pourrait faire perdurer la gabegie énergétique actuellement alimentée par les combustibles fossiles, dont la commodité d’usage n’a d’égale que leur pouvoir de destruction écologique universel. Pour la transition, ni l’hydrogène ni aucune autre technologie ne peut nous dispenser de nous attaquer en premier lieu à l’insoutenable niveau global de consommations énergétiques et matérielles, en passe de détruire l’essentiel de la vie sur Terre. Le premier défi, c’est de stopper la logique productiviste qui sous-tend la croissance économique et celle des flux physiques causés par les humains.

Affirmons donc fermement que non, l’hydrogène vert ne sortira pas l’humanité de sa folie énergétique actuelle ni du péril climatique. Son déploiement massif est souhaitable et pourra être compétitif financièrement, dans les cas faciles. Mais ce déploiement à l’échelle nécessaire pour la décarbonation profonde, vers la neutralité carbone, implique des choix qui doivent être faits sans tarder, bien que coûteux, souvent difficiles, demandant un déploiement industriel des EnR phénoménal, et des efforts économiques aujourd´hui inconcevables pour les décideurs. En effet cette décarbonation profonde demande de choisir volontairement des hausses de coûts -dont l’abandon des investissements dans les filières fossiles avant amortissement n’est pas le moindre- et des pertes de compétitivité majeures, ce qui implique d’organiser la baisse de la production industrielle et des consommations finales à échelle globale. Notons que ce propos ne considère même pas les autres limitations à l’économie planétaire que pose la disponibilité des ressources matérielles [11], du terrain pour installer les EnR dont l’emprise au sol est très largement supérieure à celle de l’extraction des fossiles, ainsi que les multiples autres pollutions industrielles, qui ne font que rajouter des arguments lourds pour un besoin urgent de sobriété organisée.

La transition énergétique doit être tricotée avec les deux aiguilles que sont la technologie et la sobriété organisée

On peut se représenter la transition comme un tricotage avec deux aiguilles. La première est la technologie, qui est essentiellement déjà présente (et dont l’hydrogène fait partie), avec des gains de rendements et d’efficacités incrémentaux possibles, mais pas de progrès révolutionnaire à prévoir ni à espérer. La tendance actuelle en effet est souvent plutôt au déclin global des efficacités dû à la raréfaction progressive des ressources, parfois déjà proche de critique (voir [11]), et aux pollutions. La seconde aiguille, fondamentalement plus importante, mais beaucoup plus problématique aujourd’hui, est celle de la visée civilisationnelle de fond. Seule une logique de sobriété collective, et donc de « décroissance », assumée et organisée dans la justice sociale et géopolitique, visant à réduire les consommations énergétiques et matérielles à un niveau soutenable (et donc, certainement aussi, le PIB), peut permettre de tricoter la transition nécessaire devenue urgence absolue. Ceci, en assurant d’abord les besoins basiques de chaque être humain, donc, en supprimant les consommations fastueuses ou superflues, celles des riches et surtout dans les pays riches. C’est donc par un rappel urgent et lucide à la nécessaire bifurcation vers la sobriété organisée, comme changement de paradigme, que nous concluons cet article à visée initiale technologique. 

Références :

[1]  IEA. The Future of Hydrogen. OECD, Paris, 2019.

[2]  Philibert C. Renewable energy for industry. IEA, OECD, Paris, 2017.

[3]  Webber ME. Power trip – A story of energy. New York: Basic Books, 2019.

[4]  Armijo J, Philibert C. Flexible production of green hydrogen and ammonia from variable solar and wind energy: Case study of Chile and Argentina. International Journal of Hydrogen Energy, 2020 ; 45:1541–58. https://doi.org/10.1016/j.ijhydene.2019.11.028.

[5]  Brown T. MAN Energy Solutions: an ammonia engine for the maritime sector. Ammonia Energy Association, 2019. https://www.ammoniaenergy.org/articles/man-energy-solutions-an-ammonia-engine-for-the-maritime-sector/.

[6]  BNEF. Hydrogen: the economics of production form renewables. Costs to plummet, 2019.

[7]  ARENA. Renewable hydrogen could power Moranbah ammonia facility. Australian Renewable Energy Agency, 2019. https://arena.gov.au/news/renewable-hydrogen-could-power-moranbah-ammonia-facility/.

[8] Maisch M. Siemens backs 5 GW green hydrogen plan for Australia. PV Magazine International, 2019. https://www.pv-magazine.com/2019/10/08/siemens-backs-5-gw-green-hydrogen-plan-for-australia/

[9]  Smart Port. Rotterdam Hydrogen Hub. 2019.

[10]  EEB. Decoupling debunked – Evidence and arguments against green growth as a sole strategy for sustainability, 2019.

[11] Bihouix P. L’Âge des low-tech : Vers une civilisation techniquement soutenable. Seuil, collection Anthropocène ; 2014.

 

« Nous avons développé une économie différente qui crée un lien social extraordinaire » entretien avec Damien Carême

Damien Carême, séminaire “Construire une écologie populaire” organisé par Le Vent se Lève, Sorbonne, Paris. Photo © Killian Martinetti

Damien Carême, depuis peu eurodéputé Europe Écologie Les Verts, s’est fait connaître en tant que maire de Grande-Synthe, une banlieue de Dunkerque de plus de 23 000 habitants ayant grandement souffert de la désindustrialisation. Ce qu’il y a initié, en matière de transition sociale et environnementale, depuis son premier mandat en 2001, inspire beaucoup, a fortiori à la veille des municipales. Nous revenons avec lui sur cette expérience riche d’enseignements, et sur le prolongement qu’il en donne depuis le Parlement européen. Entretien réalisé par Manon Milcent et Pierre Gilbert.


LVSL – Vous avez été maire de Grande-Synthe de 2001 à 2019. Comment un écolo a-t-il réussi à gagner dans une ancienne ville industrielle du Nord ?

Damien Carême : En 2001, il fallait arriver au pouvoir. C’était une ville stigmatisée, une ville de banlieue où il y avait une délinquance importante, un sentiment de malaise, des difficultés sociales présentes depuis un certain nombre d’années et pas de solutions concrètes. Nous n’étions pas d’accord avec les politiques locales donc nous avons fait une contre-proposition en présentant une liste aux élections municipales de 2001. Le slogan était « Autrement la ville, autrement la vie ». Sans proposer quelque chose de révolutionnaire, nous exposions notre vision de la société sur le plan culturel, social, de l’aménagement urbain, de la circulation automobile. Et nous avons gagné, même si ce n’était que de 114 voix sur 14 000 électeurs.

Une fois que nous sommes arrivés au pouvoir, nous sommes allés plus loin dans nos préconisations. Nous avons eu l’opportunité de réaliser de gros programmes de renouvellement urbain en 2004. C’est à ce moment-là que nous avons lancé les débats sur le monde dans lequel nous vivions, mais aussi que nous avons proposé d’apporter des réponses aux problématiques sociales, notamment grâce à des financements pour des logements sociaux de qualité. Nous avons exigé la construction de logements au minimum de basse consommation, voire passifs. Pour certains, cela a engendré une baisse du prix de leur facture énergétique par 8 ! Nous avons aussi créé une université populaire, où il y avait des conférences sur la possibilité de la mise en place d’une autre société, sur le plan des retraites, de l’énergie, du lien social, sur le fonctionnement de la société, de l’écologie ou des ressources. Nous avons notamment reçu des gens comme Philippe Bihouix, qui était venu nous faire une conférence sur son livre l’Âge des low-tech. En fait, nous avons fait venir des gens que l’on voit peu dans le système médiatique parce qu’ils sont légèrement en opposition avec le modèle de développement que nous avons mis en avant pour montrer aux gens qu’un autre monde est possible. Nous les avons accompagnés, notamment avec des jardins partagés en bas des immeubles. Un peu plus tard, nous avons réfléchi à comment mettre en place la cantine bio. C’est comme ça que l’on a déroulé, jusqu’au dernier programme de 2014, pour ma deuxième réélection où nous sommes allés vraiment beaucoup plus loin en termes d’écologie, du développement de l’économie de la fonctionnalité, l’économie du partage, la récupération de la chaleur d’Arcelor, la diminution des émissions de CO2 des industriels…

Dans le programme nous parlons rarement de développement durable, de transition écologique, etc. parce que cela ne veut rien dire dans ces classes populaires, ce ne sont que des concepts flous. En revanche, à chaque fois que nous faisons quelque chose nous expliquons ce qu’est la transition. Il faut expliquer aux gens qu’un jour, nous atteindrons les limites de notre système de production, avec un pic pétrolier. Il faut que cela permette de réfléchir à comment vivre sans pétrole par exemple.

Nous avons vraiment montré l’exemple en allant vers les gens, par exemple par une fabrique de l’autonomie, en apprenant à fabriquer des produits ménagers, des cosmétiques à base de produits naturels. C’est bénéfique pour le corps, puisqu’il n’y a pas  de perturbateurs endocriniens ni de dérivés pétroliers. C’est également bon pour l’environnement, puisqu’on ne met rien dans le réseau d’eau, et les gens adhèrent à ces projets. En plus, cela allège les factures, un litre de lessive revient à 40 centimes. Et à chaque fois, nous poussons plus loin dans leur champ du quotidien, et du coup, ils deviennent demandeurs, ils prennent eux-mêmes des initiatives. Ce qui a fait la spécificité de la ville en 2015, c’est que l’on a eu 2500 Syriens qui sont arrivés. Nous avons créé un camp de réfugiés qui était le premier et le seul en France et je n’ai du faire face à aucune opposition, aucune manifestation, pas un seul mouvement s’opposant à leur arrivée ou à l’argent dépensé, puisque les habitants connaissaient bien ma transparence. Cela fait aussi partie de la société que nous leur narrons lorsque nous parlons de transition, de notre modèle de développement, de la solidarité, de la géopolitique. Quand nous parlons d’une nouvelle société, il faut que tout aille dans ce sens.

LVSL – Pendant votre mandat, vous avez mis en place de nombreuses initiatives en faveur de la préservation de l’environnement et dont un « revenu de transition écologique ». Qu’est-ce donc ?

D.C. – C’est un concept qui a été développé par Sophie Swaton, économiste à l’Université de Lausanne, qui n’est pas en accord avec l’idée d’un revenu de base, sans être dans l’opposition totale. Selon elle, il convient de mettre en place des mécanismes pour assurer un revenu aux gens qui s’orientent vers des activités avec un impact environnemental bas, comme pourrait le faire un agriculteur passant d’une activité conventionnelle à une exploitation bio. Il convient alors d’anticiper sa perte de revenu, en lui apportant une aide. On peut également prendre l’exemple d’un salarié travaillant dans un secteur polluant comme le pétrole qui souhaite se convertir dans la menuiserie. La question est de savoir comment le soutenir afin qu’il puisse payer sa formation. C’est un accompagnement financier, que cela soit sous forme de salaire, soit le paiement de la formation, pour que les personnes puissent se reconvertir dans des métiers à faible impact environnemental. À Grande-Synthe, six personnes bénéficient de ce genre d’aides, dont trois maraîchers bios que l’on a implanté sur des terres, au sein d’une coopérative. Après, chacun des membres qui arrivera à gagner sa vie grâce à son activité reversera un pourcentage pour auto-alimenter cette coopérative pour que cela aille à d’autres. C’est une forme de revenu que nous assurons, mais sur une transition économique et professionnelle. C’est une forme de caisse d’allocation.

Damien Carême, séminaire « Construire une écologie populaire » organisé par Le Vent se Lève, Sorbonne, Paris. Photo © Ulysse Guttmann-Faure

LVSL – Mais à l’heure où les dotations de l’État en faveur des mairies diminuent d’année en année, comment arriviez-vous à mettre en place et financer ces initiatives ?

D.C. – Parce que cela ne coûte pas tant d’argent. Nous avons revu tout le plan d’éclairage public, cela a été un investissement, nous avons fait des emprunts sur vingt ans, mais cela ne coûte pas cher. Cela nous a même fait économiser 500 000 euros. Quant au réseau de chaleur, grâce à des logements de basse consommation, nous avons pu économiser 250 000 euros de chauffage des bâtiments et cela évite l’émission de 6 500 tonnes de carbone dans l’atmosphère. Planter des arbres fruitiers en ville, ça ne coûte pas d’argent, faire des jardins partagés en bas des immeubles, faire la fabrique de l’autonomie, non plus. Développer l’économie du partage ou de la fonctionnalité, comme on peut le faire en se disant que l’on n’a pas tous besoin d’avoir une perceuse (sachant que les gens s’en servent en moyenne entre six et treize minutes avant d’en changer). C’est la société de consommation dans laquelle on est. C’est de l’usage dont on a besoin, pas de la possession. C’est tout le mécanisme qu’il faut démonter dans l’inconscient de tout le monde, parce que l’on nous a tellement mis dans un conditionnement que l’on a du mal à s’en sortir. En réponse, nous avons fait une grainothèque, une outil-thèque, qui s’est développée au-delà de simples outils, avec la mise à disposition de sièges autos dont les parents ne se servaient plus par exemple. Nous avons développé une économie différente, ce qui ne coûte pas d’argent en réalité. C’est simplement de la rencontre entre les gens, ce qui crée un lien social extraordinaire. Finalement, l’écologie n’est pas chère, elle peut même être rentable financièrement. Par exemple, tous les bâtiments de la ville sont maintenant nettoyés avec des produits que l’on fait nous-mêmes, et cela nous a fait économiser de l’argent. Le personnel avait moins d’allergie aux produits d’entretien, et la qualité de l’air dans les écoles s’est considérablement améliorée puisqu’il y a moins de solvants. C’est donc vertueux sur toute la chaîne, même financière. Effectivement l’État ne nous donne plus autant d’argent depuis dix ans, nos recettes stagnent, mais il faut trouver des marges de manœuvre, et on peut même mettre de nouveaux régimes sociaux, en les finançant avec des économies d’énergie. Nous déployons l’argent que l’on a économisé ailleurs.

LVSL – Vous avez récemment quitté votre poste de maire pour devenir parlementaire européen. Est-ce que, pour vous, cela signifie que la préservation de l’environnement passera forcément par l’échelle européenne plutôt que du local ?

D.C – Non. C’était mon troisième mandat en tant que maire et je suis pour le non-cumul dans le temps et dans le nombre, donc j’avais annoncé que cela serait le dernier. Je pense qu’au bout d’un certain temps, il faut passer la main, même si j’adore ce que je fais et que je pense que les gens étaient attachés à mon rôle puisque j’ai été élu au premier tour la dernière fois. J’avais encore beaucoup d’idées pour aller plus loin, mais il faut changer. J’étais donc prêt à ne pas me représenter en mars 2020 et Yannick Jadot est venu me voir pour me proposer d’être sur sa liste, c’était l’opportunité de poursuivre les combats que je menais au niveau local et ramener mon expérience au niveau européen. Cela a raccourci mon mandat de quelques mois. Si les élections européennes avaient eu lieu deux ou trois ans avant, je n’aurais peut-être pas accepté, afin de finir mon mandat de maire, car il y avait encore beaucoup de choses en cours. En revanche, je pense que c’est important que des maires poursuivent ce combat, parce que l’expérience du terrain est extrêmement importante. Par exemple, dans les domaines sur lesquels je travaille au Parlement européen, comme les migrations, ce que j’ai vécu au niveau de Grande-Synthe et du coup au niveau national me sert dans les argumentaires politiques pour défendre un peu les politiques européennes. Dans la commission innovation, technologie et recherche, mon expérience dans un territoire industriel devant opérer sa mutation écologique et environnementale, est extrêmement importante pour défendre des orientations sur l’énergie, sur des politiques d’énergie, ou sur les politiques non-carbones. Enfin, dans la commission économie et finance, il me paraît important de défendre un modèle de protection de notre industrie qui doit être vertueuse dès l’entrée sur le territoire européen de produits qui ne sont pas fabriqués de la même manière sur le plan environnemental, comme les aciers turcs, chinois ou russes, qui émettent 2,2 tonnes alors que nous on émet 1,5 tonne pour les produire. Il faut que l’on protège notre industrie, mais aussi notre environnement, notre climat, en mettant des conditions de normes environnementales à l’importation. Ce sont des mécanismes que l’on peut mettre en place à l’Europe et je m’appuie sur mon expérience de terrain avec des industriels locaux qui me sollicitent pour cela, qui m’expliquent qu’ils voudraient changer leur manière de fabriquer, mais que cela engendre des coûts de production supplémentaires, qui engendrent une concurrence déloyale avec d’autres pays.

LVSL – Est-ce que vous vous sentez plus utile à Bruxelles qu’à Grande-Synthe ?

D.C – La grosse différence c’est qu’un maire peut tout faire. C’est vrai qu’il peut avoir une idée le matin et le faire l’après-midi, alors qu’au niveau européen, ça pourra peut-être voir le jour dans 15 ans, parce que la procédure est longue. Maintenant, les députés européens sont là pour faire des lois, des textes législatifs, pas de la mise en place concrète. Mais, l’expérience de terrain permet d’anticiper des conséquences que les technocrates ne peuvent pas voir. Ce qui est également important, c’est que l’on fasse exploser la bulle de Bruxelles telle qu’elle existe. Les fonctionnaires européens sont dans leurs bureaux, alors que moi, je me déplace en France deux jours par semaine pour me confronter à la réalité du terrain, rencontrer des personnes et créer le lien entre l’Europe et les citoyens.

LVSL – Récemment, dans un article du Monde, puis dans des propos réitérés sur LVSL, François Ruffin a appelé à une alliance rouge-verte, sous la forme d’un « front populaire écologique », projet soutenu par des personnalités comme le maire de Grenoble Éric Piolle. Pensez-vous que la victoire de la gauche, mais surtout la défaite du parti gouvernemental, aux prochaines municipales, passera obligatoirement par une union de la gauche ?

D.C. – François est venu aux universités d’été des Verts, fin août à Toulouse, suite à mon invitation pour débattre sur ce sujet. Nous sommes d’accord sur le fond. Pour moi, la gauche et la droite, ce n’est pas que cela ne représente plus rien, notamment sur le plan social, démocratique, mais sur le plan environnemental, aujourd’hui, cela ne veut plus rien dire. Quand on a une gauche pro-nucléaire, pour continuer le mode de développement, qui soutient l’industrie pétrolière, je considère que cela ne peut plus fonctionner. Cette gauche-là, ce n’est plus possible. Elle est là la grosse différence, même si on est peut-être autant attaché à la question sociale. Mais je considère que le modèle social que l’on a aujourd’hui, ne pourra plus être défendu demain, puisque l’on n’aura plus de vie sur Terre. Donc l’urgence est de trouver un accord sur un projet de société écologique qui remet à plat le modèle de développement, et arrêter la mainmise de l’économie sur le politique. C’est là où il faut que l’on reprenne le pouvoir. Le problème c’est qu’en politique, un et un ne font pas deux. Par exemple, Éric Piolle disait que Marine Le Pen et le Rassemblement National sont arrivés en tête aux Européennes parce que l’on n’a pas fait d’alliance. Je ne suis pas sûr que si l’on s’était allié avec la France Insoumise, on aurait fait un 19%. Ce n’est pas comme cela que ça fonctionne. Il faut que l’on travaille tous, à notre niveau, pour un même objectif, et à un moment, nous nous retrouverons sur le chemin. Il faut une société plus sobre, ce qui permettra de ne plus avoir ces écarts de richesse. La richesse qui sera créée devra obligatoirement être limitée pour être redistribuée, avec des mécanismes de redistribution pour avoir une société plus égalitaire, avec moins de concurrence entre les individus. C’est vers ce mode de développement qu’il faut tendre, et non plus répondre à une idéologie de gauche ou de droite.

Damien Carême, séminaire « Construire une écologie populaire » organisé par Le Vent se Lève, Sorbonne, Paris. Photo © Clément Tissot

LVSL – Est-ce que 2022 est la dernière chance pour le climat ? Si les libéraux ou l’extrême droite arrivent au pouvoir, est-ce que ce n’est pas définitivement faire une croix sur toute possibilité de sortie de crise ?

D.C. – Je ne fais pas partie des collapsologues, mais il y a un réel danger. C’est simple, nous avons cinq ans. En 2022, il ne restera plus que 3 ans. Il y a des décisions qui doivent être prises dès aujourd’hui, à tous les niveaux; européen, national et même international. 2022 est effectivement la dernière chance. D’ailleurs, certains disent que 2020 est le dernier mandat pour entamer cette transition. Nous n’avons plus le temps pour penser la transition, il faut agir. Quand on regarde le gouvernement français actuel, il n’est pas du tout sur la bonne voie. J’ai d’ailleurs déposé une plainte contre lui pour son inaction en matière de changement climatique. Le dernier rapport du GIEC, sorti en septembre, me donne raison puisqu’il dit que Grande-Synthe sera sous l’eau en 2100, ce qui confirme encore plus mes inquiétudes. Au niveau européen, nous avons déposé avec Karima Delli, un projet de résolution pour instaurer l’état d’urgence climatique. S’il passe, cela voudra dire que toutes les décisions qui sont prises par le Parlement européen devront être regardées, analysées à l’aune de l’Accord de Paris. Les élus issus de la majorité française ne veulent pas signer ce texte, parce que trop engageant. Il faudrait arrêter de critiquer Trump qui s’est retiré de l’accord de Paris, et appliquer ce que l’on a signé à soi-même. Il faut arrêter avec la communication politique et passer aux actes avec un texte contraignant. (Ndlr : Le vote a eu lieu jeudi matin et a été accepté par les députés européens)

LVSL – Vous êtes fortement mobilisé sur la question des migrants, notamment au parlement européen. Vous vous êtes d’ailleurs récemment rendu sur l’île de Samos, en Grèce. Dans une vidéo Twitter, vous vous êtes exprimé en faveur d’une nouvelle stratégie en matière d’accueil et prise en charge des migrants. Quelle est-elle ?

D.C. – Déjà, c’est que l’on arrête d’employer la rhétorique de l’extrême droite. Il faut arrêter de parler de « raz de marée migratoire », de « tsunami », de « problème migratoire ». Je suis d’ailleurs très en colère contre le gouvernement et Macron, qui relancent un débat sur l’immigration alors que dans le Grand Débat qu’il y a eu sur les Gilets Jaunes, la migration n’apparaissait pas. C’est une utilisation politique d’une thématique qui n’est pas dans le viseur des Français. Certes la France est le premier pays en termes de demandes d’asile, mais rapporté au nombre d’habitants, c’est le 8e pays européen. Il faut parler et débattre de migration, mais en parlant réellement de ce qu’il se passe. Il y a quelques millions de personnes qui sont arrivées en Europe. Nous sommes 500 millions. N’est-on pas capable d’accueillir ces gens qui fuient la guerre, le terrorisme, la misère sur notre continent européen, première puissance économique du monde ? En France, entre 2009 et 2018,  nous avons donné l’asile à l’équivalent de 0,025% de la population. On parle toujours de la migration économique, mais elle ne constitue que 12%. Il faut remettre tout ça en perspective et se dire que ce n’est pas un problème de migration, mais d’accueil. Nous ne sommes pas à la hauteur, en France comme en Europe, en ce qui concerne l’accueil de ces personnes dans de bonnes conditions. Sur l’île de Samos, en Grèce, il y a 6 100 personnes dans un camp qui était prévu pour  647 personnes. Il y a donc 5 500 personnes qui vivent dans des conditions déplorables, sans accès à des douches, aux toilettes, à l’alimentation. C’est le cas sur cinq îles, ce qui fait qu’il y a 35 000 personnes qui vivent là, dont 5 000 mineurs isolés. Ce n’est rien à l’échelle européenne ! Le ministre grec a d’ailleurs envoyé un courrier aux ministres européens pour les prévenir de la catastrophe des enfants et leur demander de l’aide, il n’a reçu qu’une seule réponse. La réalité de la migration, ce sont des États qui se recroquevillent, avec des gouvernements comme celui de Macron qui visent toujours un duel entre les libéraux et l’extrême droite. Plusieurs études ont d’ailleurs montré que le coût de la non-gestion de cette migration est plus élevé que si l’on mettait l’argent dans un accueil correct, la formation, l’éducation et l’intégration sociale et professionnelle de ces personnes. Très concrètement, c’est Frontex, qui coûte 10 milliards d’euros, des opérations policières qui ont des conséquences budgétaires, mais aussi économiques, sur le tourisme comme à Samos.

« Sans planète, pas de retraite », ou le sens des priorités

©Lucas Taffin

Comme le reste de la France, le mouvement écologiste issu des marches pour le climat est traversé par le débat actuel sur la réforme des retraites. Un slogan tend notamment à revenir : « sans planète, pas de retraite ». S’il pointe avec justesse la négligence de la question écologique dans le projet de loi, négligence systématique du gouvernement actuel, ce slogan contient en creux l’idée qu’il faudrait en premier lieu s’occuper de l’environnement, avant de songer aux retraites. C’est pourtant de front que les luttes doivent se mener, car la société qui fera face aux conséquences du réchauffement climatique et de la chute de la biodiversité se construit notamment au travers de la question des retraites. L’écologie n’est pas un sujet à part, mais est une constante à intégrer dans tous les sujets de société.


Le mouvement social actuel contre le projet de réforme des retraites, issu d’un rapport dont l’auteur a été poussé à la démission à la suite de la révélation dans la presse de ses liens avec le milieu de l’assurance privée, porte au centre des débats et des esprits la question de l’organisation sociale du maintien des conditions matérielles d’existence lorsque le travail n’est plus une option. Ce débat traverse également ce qui a été nommé le « mouvement climat », à savoir les réseaux militants tissés autour des marches pour le climat et du mouvement Youth for Climate, et par extension l’effet de leur existence, à savoir l’ancrage des problématiques écologiques dans la société au sens large.

Cet ancrage a des effets notablement contrastés. D’une part, la critique systémique des effets écocides du capitalisme de notre époque est de plus en plus présente. D’autre part, Volkswagen, qui il y a seulement quatre ans truquait les tests d’émission de gaz polluants de ses véhicules diesel, diffuse aujourd’hui des spots de publicité vantant son objectif de neutralité carbone en 2025. Cette ambiguïté est le résultat logique d’un mouvement aussi composite, ayant vanté à ses débuts son « apolitisme » avant de préférer se décrire comme « apartisan ». Comme un symbole, la figure de proue du mouvement Youth for Climate Greta Thunberg appelle les politiques à écouter les scientifiques, mais ne prend pas position lorsqu’elle est interrogée sur le CETA à l’Assemblée nationale française. Tout se passe comme si les faits de dégradation de l’environnement décrits scientifiquement dans les rapports du Groupement international d’experts sur le climat (GIEC) et la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (PIBSE) se suffisaient à eux-mêmes, et qu’un subtil dosage entre réforme et capitalisme vert émergerait de lui-même pour peu que les politiques prennent enfin le problème au sérieux.

Ce n’est évidemment pas le cas. Le débat sur la réforme des retraites offre l’occasion de poser les questions permettant de traduire l’écologie en actes. Qu’est-ce que le système de retraites d’une société écologique ? En premier lieu, ce n’est pas le système proposé par le gouvernement : Reporterre montrait le 4 décembre que la reforme aggraverait la crise écologique en poussant à travailler plus pour cotiser plus, et que la limite de la part des retraites à 14% du PIB forcerait de faire grossir le montant de ce dernier pour distribuer des pensions équivalentes à des retraités dont le nombre va augmenter. Pierre Gilbert pointe récemment dans LVSL la dimension anti-écologique de la retraite par capitalisation, les fonds de pension et les mécanismes de la finance ayant tendance à favoriser des investissements climaticides.

Par ailleurs, le texte de Désobéissance écolo Paris relayé par Grozeille appelle quant à lui à dépasser l’idée même de retraite pour tendre vers la création d’un « temps libre de masse » fondé sur la redistribution de la richesse déjà produite ainsi que sur une diminution du temps de travail. Si ce dernier texte propose une perspective intéressante sur l’évolution sociale profonde qu’impliquera une transformation écologique de la société, il fait néanmoins l’impasse sur les moyens de sa réalisation. Son approche radicale appelle à oublier la « socialisation des solidarités sous contrôle de l’État », mais ne propose en retour qu’un « tissu de solidarités » un peu abstrait, dont on comprend qu’il passe par un rétablissement de la décision politique à une échelle plus locale. Or, face à l’hégémonie culturelle du néolibéralisme, un tel projet risque malheureusement de rester lettre morte.

Pour conquérir une hégémonie culturelle écologique, il peut être utile de partir non pas des faits scientifiques en général, mais de leur traduction dans le quotidien des années à venir. L’effritement mondial des conditions environnementales de la vie humaine est décrit par un ensemble de données abstraites et complexe. Expliciter leurs potentielles conséquences est un exercice périlleux, qui peut notamment mener à des conclusions terrifiantes, pouvant avoir un effet paralysant dévastateur sur l’action politique. Or, un doctorat de physique n’est pas nécessaire pour se rendre compte des effets du changement climatique et de la dégradation de la biodiversité. Les insectes disparaissent et avec eux les oiseaux des campagnes, qui sont par conséquent envahies d’un silence qui perturbe les oreilles averties. Par ailleurs, chaque semaine porte son lot d’événements climatiques extrêmes. Rien qu’en France : coups de vent violents dans l’ouest la semaine dernière, pluies torrentielles dans le sud-est il y a quelques semaines, sécheresses et canicules de cet été, ouragan Irma l’an dernier.

Le quotidien empiriquement observable permet donc de prendre acte du fait que ce monde de crise environnementale existentielle est déjà le nôtre, et de décider d’agir en conséquence. La pression environnementale est déjà là, et elle va s’accentuer. Pour citer Henri de Castries, PDG d’Axa : « Un monde à +4 degrés est n’est pas assurable ». Cette phrase devenue célèbre ne doit pas être interprétée comme le reflet d’une prise de conscience humaniste au sein du CAC40, mais d’une prise de conscience des limites du système assurant une relative paix sociale. Lorsqu’une série de sécheresses aura brûlé les récoltes, que les épisodes cévenols s’étendront à l’automne entier, et que de brutales gelées atteindront les cultures et les infrastructures, c’est la banqueroute qui guette le système d’assurances privées, et donc la mise en échec de la fonction qui justifie son existence. Henri de Castries ne veut pas sauver le monde, il veut sauver son industrie.

Comment ce choc sera-t-il absorbé au niveau de la société ? Il y a grosso modo deux voies : chacun pour soi ou toutes et tous ensemble. Soit les systèmes de solidarités se dissolvent, et chacun doit gérer comme il le peut sa maison détruite, sa route défoncée, son champ infertile. Dans ce cas, les personnes en ayant les moyens se barricadent dans des îlots où elles peuvent maintenir leur niveau de vie pendant que le reste sombre. C’est le sens des investissements actuellement observés par exemple en Nouvelle-Zélande. Soit, au contraire, les systèmes de solidarité se réinventent, se renforcent, et permettent d’organiser une gestion de crise collective, inventant en actes cette société écologique que les militantes et militants du mouvement climat, dans leur diversité, appellent de leurs vœux.

Ce qui nous ramène à la question des retraites et au projet du gouvernement. Individualisation du rapport à la cotisation par la mise en place d’un système par points, appui sur le productivisme, baisse généralisée des pensions, encouragement de la retraite par capitalisation, tout dans ce projet converge vers l’option « chacun pour soi ». Un tel programme est déjà difficile à accepter dans le cadre d’une société prospère, sur laquelle ne planerait aucune menace existentielle. Dans le cadre qui est le nôtre aujourd’hui, où s’avance de plus en plus clairement une telle menace, ce programme est au mieux le signe d’une ignorance crasse, au pire le signe d’une indifférence criminelle qui accepte avec une sérénité toute macroniste la mise en danger voire la disparition d’une grande partie de la population. Une forme originale de fascisme poli, qu’il est nécessaire voire vital de contrer et de remplacer par un mode de gouvernance qui reste à inventer certes, mais qui fasse une large part à toutes les formes envisageables de solidarité collective, locales comme étatiques.

Ainsi, s’il n’y a pas de retraites sans planète vivable, il n’y a pas non plus de planète vivable sans retraites. C’est en portant une vision de la société écologique, sociale et solidaire complète et offensive que le mouvement syndical, le mouvement climat, les gilets jaunes et les forces progressistes parviendront à conquérir l’hégémonie culturelle nécessaire à leur accès au pouvoir. La crise climatique et environnementale redonne du sens à l’engagement politique, qui se vit à nouveau dans de larges parts de la société non plus comme un engagement idéologique, mais à juste titre comme un réflexe de survie. Pour parvenir à mettre en défaite ce projet de loi et les futures attaques contre les biens communs et les systèmes de solidarités collectives, il est nécessaire de penser les retraites avec une forme de pragmatisme radical, fondé sur un paradigme affirmant sur un plan anthropologique la volonté de protéger les membres de la société les plus vulnérables. Dans cette optique, la retraite sera un mécanisme d’entraide dans la crise écologique présente et à venir, ou ne sera pas.