Usine Luxfer à Gerzat : l’impérative réouverture face à la crise du COVID-19

L’entrée du site de l’usine de Luxfer à Gerzat dans le Puy-de-Dôme © Axel Peronczyk

La reprise de l’activité sur le site de l’entreprise multinationale Luxfer Gas Cylinders à Gerzat (63), dans l’agglomération de Clermont-Ferrand, pourrait bien s’avérer vitale dans le contexte de la crise sanitaire que nous traversons. Les salariés de cette usine fabriquaient en effet des bouteilles d’oxygène médical pour les hôpitaux, ainsi que des bonbonnes de gaz pour les pompiers. Mais ce savoir-faire indispensable a été abandonné au profit de la rentabilité par la multinationale anglaise. Retour sur l’histoire récente d’une aberration qui nous coûte aujourd’hui des vies face à l’épidémie de coronavirus. 


L’urgence d’agir pour sauver des vies

À l’heure où nos hôpitaux manquent cruellement de moyens humains et matériels pour assurer la continuité de ce service public vital, les bonbonnes d’oxygène fabriquées par Luxfer sur le site de Gerzat seraient tout sauf accessoires. L’usine de Gerzat, c’est d’abord 136 vies de salariés chamboulées par autant de licenciements après une lutte acharnée de plus de 15 mois pour la préservation des emplois locaux et la défense de l’intérêt général. Mais, devant la vitesse de propagation du virus Covid-19, le nombre de vies en danger pourrait encore augmenter si cette usine ne reprenait pas son activité.

Les bouteilles d’oxygène fabriquées sur le site de Luxfer à Gerzat sont indispensables pour les patients hospitalisés. Si des malades du Covid-19 sont à l’hôpital et bénéficient de l’assistance d’un respirateur sur place, cet appareil électronique est branché à un réseau d’air oxygéné qui se trouve aussi sur place. Dans ce cas, pas besoin de bouteilles d’oxygène médical. En revanche, au moindre déplacement d’un patient, d’un service à un autre, ou bien d’un hôpital à un autre (comme c’est le cas dans les hôpitaux où il y a saturation), il faut obligatoirement que celui-ci soit équipé d’une bouteille, car il n’est plus raccordé au réseau d’air oxygéné lors du déplacement. Sans cette bouteille, le patient ne peut plus respirer correctement, voire même ne plus respirer du tout. À noter : les bouteilles de Luxfer sont aussi utilisables pour l’oxygénothérapie, une pratique à laquelle il y a de fortes chances que beaucoup de patients recourent, du fait des séquelles qui nécessiteront un traitement, à vie ou provisoire selon les cas, après avoir été touchés par le Covid-19. Il s’agit de petites bouteilles portatives que l’usine Luxfer était seule à fabriquer en Europe.

Les bouteilles d’oxygène médical peuvent se remplir et se vider. Toutefois, s’il y a trop peu de bouteilles par service hospitalier, les bouteilles disponibles doivent être remplies plus fréquemment, ce qui constitue une perte de temps précieux. Cela peut créer des difficultés supplémentaires. Dans le cas où il faudrait, par exemple, déplacer 50 patients d’un coup vers un hôpital militaire, et où l’on ne disposerait que de 20 bouteilles, il faudrait faire des choix : soit effectuer plusieurs trajets (deux et demi dans cette hypothèse), ou bien choisir quel patient fera le trajet avec une bouteille.

Le Ministère de l’économie et des finances, lors d’une rencontre avec les ex-salariés de Luxfer à Gerzat, a été incapable de décrire l’état du stock de bouteilles d’oxygène médical, ni même d’indiquer si ce stock pouvait permettre de faire face à l’épidémie. En revanche, Axel Peronczyk, délégué du personnel CGT du site de Gerzat, est certain d’une chose : la direction de Luxfer a créé volontairement une pénurie de bouteilles d’oxygène médical pour pouvoir vendre des produits de plus basse qualité et augmenter ses prix de 12 %, à tel point que l’entreprise a pris 18 mois de retard dans la vente de bouteilles aux hôpitaux. Air Liquide, l’entreprise intermédiaire qui remplit les bouteilles que Luxfer produit, a dit dans un communiqué qu’elle « [travaille] en étroite collaboration avec les autorités pour accroître la production d’appareils d’assistance respiratoire », qui sera multipliée par deux en mars, et pourra être quadruplée d’ici juin si nécessaire. Cependant, il est impossible de savoir si Air Liquide pourra produire suffisamment, vu que la production des bouteilles ne dépend pas d’elle. Désormais, depuis que l’usine de Gerzat a fermé ses portes et que ses salariés ont été licenciés, elle dépend d’autres fournisseurs. Seulement trois entreprises fournissent l’Europe, sans compter Luxfer : la compagnie turque MES Cylinders, la société américaine Catalina Cylinders, et AMS Composite Cylinders, une firme taïwanaise. Il est cependant impossible de savoir si ces entreprises seront en mesure de continuer à assurer la production durant cette période de crise sanitaire.

Bouteilles d’oxygène médical de tailles diverses à destination des hôpitaux © Axel Peronczyk

L’ARRÊT DE L’ACTIVITÉ ET LES LICENCIEMENTS : UNE ABERRATION ÉCONOMIQUE AUX CONSÉQUENCES DÉSASTREUSES

L’usine de Gerzat est à l’arrêt depuis mai 2019. Le motif économique des licenciements apparaissait alors injustifié car l’entreprise était très rentable : ses bénéfices étaient même en augmentation de 55 %. À cette injustice s’ajoute celle des conséquences sur l’emploi : la multinationale n’ayant pas respecté ses obligations d’accompagnement des personnes licenciées, ce sont à peine 15 % des 126 salariés licenciés dans un premier temps (sur 136 au total) qui ont retrouvé un emploi, la moitié de ceux-ci étant précaires et, pour la plupart, situés à plus de 30 kilomètres du domicile des ex-salariés. Les dix salariés qui restaient alors, représentants syndicaux dont les licenciements avaient été auparavant interdits par l’Inspection du Travail, ont finalement reçu un courrier daté du 6 février 2020 de la part du Ministère du Travail qui a décidé d’annuler la décision et d’autoriser leur licenciement.

LA MENACE DE DESTRUCTION DE L’USINE PAR LA DIRECTION

Face à la résistance des salariés, l’entreprise Luxfer a voulu détruire l’outil de production, pourtant encore opérationnel, et ce malgré un carnet de commandes plein. En réaction, les salariés ont décidé d’occuper nuit et jour leur usine pour faire valoir leurs droits et sauver leur outil de travail. La destruction n’a pas eu lieu grâce aux salariés qui l’ont dénoncée, car en plus de condamner les vies des salariés, cette destruction aurait pu menacer celles des habitants à proximité. Comme le rappelait Axel Peronczyk, délégué du personnel CGT, lors d’une manifestation le 31 janvier dernier, la destruction aurait pu provoquer une crise sanitaire comparable à l’incendie de Lubrizol. En effet, l’usine est pleine de produits inflammables, d’huile, d’amiante, sans oublier qu’elle se situe à proximité d’un cours d’eau. Les conséquences environnementales et sanitaires auraient pu être désastreuses.

Axel Peronczyk, délégué du personnel CGT, à Gerzat lors d’une manifestation le 31 janvier, qui alerte sur l’éventuelle destruction de l’usine par la direction de Luxfer et le risque de crise sanitaire © Romain Lacroze

Finalement, une inspection de la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) a confirmé le risque sanitaire que les salariés avaient dénoncé. Par ailleurs, une procédure a été initiée contre la multinationale devant la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des Fraudes (DGCCRF) pour abus de position dominante.

LA REPRISE DE L’ACTIVITÉ, SEULE ISSUE RAISONNABLE

Malgré des bénéfices records et l’argent du CICE (Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi) que l’entreprise touchera même après les licenciements, les dirigeants anglais de Luxfer ont justifié les licenciements économiques sous prétexte de compétitivité, une disposition prévue par la « Loi travail » de 2016.

De leur côté, afin de garder des emplois sur place, les salariés ont dû se mettre à la recherche d’un moyen pour reprendre l’activité : ils ont proposé un projet de reprise en SCOP (société coopérative et participative) à leur direction, lequel aurait permis de commencer avec dix emplois, et de monter progressivement à 55, de conserver l’activité originelle tout en se diversifiant, mais la direction l’a balayé d’un revers de la main sans s’y intéresser.

Les ex-salariés de Luxfer à Gerzat lors d’une manifestation le 31 janvier portant une banderole où il est écrit « Luxfer, l’État complice » © Romain Lacroze

L’État, de son côté, n’a encore rien fait de concret dans le sens de la reprise d’activité, sauf un début de recherche de repreneur via la structure Business France, mais cela n’a encore donné aucun résultat.

En tout cas, une chose est sûre : aujourd’hui l’usine est toujours à l’arrêt, l’outil de travail et les salariés sont prêts, le savoir-faire intact et indispensable dans cette crise sanitaire pour sauver des vies. Les ex-salariés demandent la « nationalisation définitive de l’usine pour un redémarrage immédiat », dans une pétition du 20 mars sur le site Change.org adressée au président de la République, Emmanuel Macron, et au ministre de l’Économie et des Finances, Bruno Le Maire.

Ordolibéralisme : comprendre l’idéologie allemande

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Le chancelier Konrad Adenauer et son ministre de l’économie Ludwig Erhard, principaux artisans de l’ordolibéralisme en Allemagne dans l’après-guerre ©Deutsches Bundesarchiv

“Je suis né à Fribourg. Là-bas, il y a quelque chose qui s’appelle l’école de Fribourg. Cela a un rapport avec l’ordolibéralisme. Et aussi avec Walter Eucken ». Voilà comment se présentait Wolfgang Schäuble1, ministre des Finances allemand pendant la crise de la zone euro et partisan à peine voilé d’un “Grexit” (sortie de la Grèce de la zone euro)2. Ses positions extrêmement rigides sur les règles européennes en matière de dette et de déficit sont le fruit de cette école de pensée fondée par Walter Eucken en Allemagne : l’ordolibéralisme.


Les années 1930 et la refondation du libéralisme

Entre le 26 et le 30 août 1938 se tient à Paris le Colloque Walter Lippmann à l’occasion de la publication par ce dernier de son livre La Cité Libre3. Il rassemble 26 économistes et intellectuels libéraux parmi lesquels on retrouve Alexander Rüstow, Jacques Rueff, Wilhelm Röpke, Ludwig von Mises, Raymond Aron et Friedrich Hayek. Ce colloque se donne l’ambition de refonder le libéralisme. Un manifeste adopté à l’unanimité et intitulé “l’Agenda du libéralisme” rompt avec la tradition du laisser-faire. Celui-ci reconnaît que “c’est à l’État qu’incombe la responsabilité de déterminer le régime juridique qui sert de cadre au libre développement des activités économiques” et attribue à ce même État la gestion d’un certain nombre d’activités4i. Ce colloque est généralement considéré comme un moment fondateur du néolibéralisme. Pourtant, il fut le théâtre de divisions entre les partisans d’une liberté maximale des entreprises et les défenseurs d’un interventionnisme étatique. La première catégorie regroupe essentiellement les industriels et l’école autrichienne autour de Friedrich Hayek5 quand les seconds appartiennent à l’ordolibéralisme allemand représenté par Wilhelm Röpke et Alexander Rüstow. Ce dernier écrira à propos de Hayek et des opposants à un État protecteur de la concurrence qu’ils « ne trouvent rien d’essentiel à critiquer ou à changer au libéralisme traditionnel »6.

Ce débat sur le rôle de l’État est le point de départ essentiel à partir duquel se structure l’ordolibéralisme. Cette école de pensée allemande va profondément revisiter la tradition économique libérale en y apportant des concepts issus du droit et de l’histoire philosophique et politique d’Outre-Rhin. Bien que méconnu du grand public en dehors du pays, l’ordolibéralisme va profondément influencer le débat politique en Allemagne puis en Europe, notamment au sein des élites administratives, juridiques et politiques.

Bien que méconnu du grand public en dehors de l’Allemagne, l’ordolibéralisme va y influencer  profondément le débat politique avant de s’exporter dans le reste de l’Europe

L’école de Fribourg, premier cercle de l’ordolibéralisme

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Timbre de 1991 en l’honneur des 100 ans de la naissance de Walter Eucken ©Deutsche Bundespost

“Ordolibéralisme” est l’appellation donnée a posteriori à « l’école de Fribourg ». Cette dernière étant constituée par trois intellectuels allemands qui se retrouvent à l’université de Fribourg en 1933 alors que les nazis arrivent au pouvoir et que la République de Weimar s’effondre. Le plus célèbre d’entre eux (et unique économiste du trio) est Walter Eucken. Détenteur de la chaire d’économie de l’université de Fribourg à partir de 1927, celui-ci s’intéresse principalement aux fondements de la pensée économiqueii. Le second est Franz Böhm, fonctionnaire au département anti-cartels du ministère de l’Économie entre 1925 et 1931. Il arrive à Fribourg pour y enseigner le droit en 1933, année où est publié son ouvrage  traitant de l’inefficacité du contrôle légal des cartelsiii. Ce livre s’avérera capital pour l’école de Fribourg. Enfin, Hans Grossmann-Doerth arrive lui aussi à Fribourg en 1933 pour y occuper la chaire de droit. Ce dernier est spécialisé dans la façon dont les grandes entreprises et les cartels créent des réglementations privées pour échapper à leurs obligations sociales (notamment le respect de la concurrence de marché)7.

Ces trois universitaires partagent une analyse commune des causes de l’échec de la République de Weimar : un pouvoir judiciaire très politisé contre les socialistes et les communistes et une industrie trop concentrée sous forme de cartels (ententes formelles entre entreprises pour contrôler un marché en limitant la concurrence). D’après eux, ces deux phénomènes ont nui à la prospérité de l’Allemagne et bloqué toute tentative de réforme économique par le pouvoir exécutif. Deux causes fondamentales qui ont engendré un manque de confiance de la population dans les institutions ainsi qu’une faiblesse économique continue qui ont marqué la République de Weimar et permis l’arrivée au pouvoir des nazis.

Ces trois universitaires sont réunis par une analyse commune des causes de l’échec de la République de Weimar: un pouvoir judiciaire très politisé contre les socialistes et les communistes et une industrie trop concentrée sous forme de cartels

À l’époque, la tradition économique allemande était dominée par un courant “historiciste” fondé sur l’analyse historique et factuelle des phénomènes économiques. Pour Eucken, les “historicistes” avaient échoué à répondre aux problèmes économiques de la République de Weimar parce que, refusant de formuler une théorie générale sur le fonctionnement de l’économie, ils avaient été incapables de s’adapter à des situations économiques qu’ils n’avaient jamais connues (crise financière mondiale de 1929, dislocation de l’étalon-or et hyperinflation notamment). Afin d’améliorer le fonctionnement de la science économique, Eucken voulait donc combiner historicisme et libéralisme dans un double mouvement : d’une part, utiliser des données historiques pour y rechercher des tendances et en déduire des lois économiques ; d’autre part, ancrer le libéralisme dans des contextes historiques et sociaux. À cette volonté de refondation économique, Franz Böhm et Hans Grossmann-Doerth ont ajouté leurs propres spécialités : le rôle des intérêts économiques privés dans la distorsion de la concurrence sur le marché et l’importance de la loi pour protéger cette même concurrence. L’expérience de Franz Böhm dans l’application de la loi anti-cartels au ministère de l’Économie a également constitué un apport fondamental à l’ordolibéralisme : le constat de l’inefficacité d’une loi isolée pour contrôler le pouvoir des cartels. L’application de la loi anti-cartels fut soumise à l’influence de ces même cartels sur le gouvernement afin de limiter sa portée. Mais elle se heurta aussi aux autres lois et objectifs économiques comme la politique industrielle qui entraient en contradiction avec la politique de la concurrence. C’est la recherche d’une synthèse entre libéralisme et historicisme ainsi que le travail inter-disciplinaire entre l’économie et le droit qui vont donner naissance aux concepts fondateurs de l’ordolibéralisme.

Remettre l’économie en ordre

Aux yeux de David Gerber8, “la réponse d’Eucken au besoin d’intégrer les données au sein de la théorie et de la pensée juridiques fut une méthode qu’il appela “penser en Ordre (Denken in Ordnungen)”. Cela a sans doute été sa contribution la plus importante à la pensée européenne d’après-guerre. Tel qu’il le formule, “la perception (Erkenntnis) des Ordres Économiques (Ordnungen) est la première étape vers la compréhension de la réalité économique”. L’idée de base est que derrière la complexité des données économiques se trouvent des schémas réguliers fondamentaux (des Ordres). En outre, c’est seulement à travers la reconnaissance de ces schémas que l’on peut percevoir cette complexité et comprendre les dynamiques économiques” [traduction de l’auteur].iv

«derrière la complexité des données économiques se trouvent des schémas réguliers fondamentaux (des Ordres) et  c’est seulement à travers la reconnaissance de ces schémas que l’on peut percevoir cette complexité et comprendre les dynamiques économiques»

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“Pas d’expérimentation ! Konrad Adenauer”. Dans l’après-guerre, la CDU et son chancelier Konrad Adenauer appliquent des mesures s’inscrivant dans la pensée ordolibérale © Konrad Adenauer Stiftung

L’Ordnung est un concept abstrait qui se traduit dans un contexte historique, social et économique donné dans des Wirtschaftsordnungen (Ordres Économiques). Dans l’Allemagne nazie puis dans l’après-guerre, Walter Eucken en distingue deux. En premier lieu, la “Verkehrswirtschaft” ou “économie de circulation” qui désigne le capitalisme libéral au sein duquel les décisions économiques sont prises au niveau individuel par les entreprises et les consommateurs. En second lieu, la “Zentralverwaltungswirtschaft” ou “économie dirigée” par le gouvernement selon des considérations qui ne sont pas nécessairement de nature économique. Chaque Wirtschaftsordnung possède sa propre cohérence et produit des institutions qui le renforce. Cela ne rend pas seulement les Wirtschaftsordnungen plus solides mais aussi mutuellement exclusifs. Ainsi, l’introduction d’éléments de planification au sein du capitalisme libéral ou de marchés au sein d’une économie planifiée ne doit pas produire une économie mixte. Elle doit plutôt déstabiliser le système en place et diminuer son efficacité économique.

C’est de ce concept d’Ordnung que l’ordolibéralisme va construire sa principale singularité et son plus grand apport au libéralisme: la Wirtschaftsverfassung ou “constitution économique”. Dans Wettbewerb und Monopolkampf, Franz Böhm définit la constitution économique comme “une décision globale (Gesamtentscheidung) concernant la nature (Art) et la forme du processus de coopération socio-économique” [traduction de l’auteur]v. On retrouve ici un copié-collé de la conception de la constitution exprimée par l’influent juriste allemand Carl Schmitt qui travaillera plus tard pour le régime nazi. Aux yeux des ordolibéraux, “un système économique n’advient pas naturellement, il est le produit d’un processus de décision politique et juridique” [traduction de l’auteur]vi. Or, puisque l’ordolibéralisme impose de choisir clairement une Wirtschaftsordnung, chaque société doit inscrire ce choix dans une constitution économique qui régira le système économique de la même manière que la constitution politique régit le fonctionnement des institutions.

Le droit au service du marché

Cette idée de constitution économique marque une rupture importante avec la tradition libérale classique et ce pour trois raisons. D’abord, elle renverse le principe selon lequel l’économie doit être indépendante des lois et de la politique. Au contraire, cette idée affirme que l’économie est précisément au cœur de la politique et que sa forme dépend avant tout des choix politiques effectués. Ensuite, conséquence logique de cette première rupture, le marché n’est plus considéré comme une donnée de la nature. Celui-ci est désormais vu comme une construction économique, sociale et juridique. Cela justifie donc une intervention politique forte pour bâtir des cadres économiques concurrentiels mais aussi une société de marché dont les institutions et le peuple sont formés et tournés vers la maximisation de la concurrence économique. Enfin, les ordolibéraux considèrent que pour être pleinement efficace, une économie capitaliste libérale nécessite le soutien de la population exprimé à travers la constitution économique. L’intervention du peuple dans le choix du modèle économique permet ainsi de justifier le fait que cette constitution sert à dépouiller les institutions élues au suffrage universel (notamment le Parlement) de tout pouvoir de régulation économique. L’ordolibéralisme  conçoit cette intervention uniquement comme un moment ponctuel dont le but est de faire accepter le capitalisme libéral à la population.

L’intervention du peuple dans le choix du modèle économique permet de justifier le fait que la constitution économique sert à dépouiller les institutions élues au suffrage universel, notamment le parlement, de tout pouvoir d’intervention dans l’économie

Les ordolibéraux construisent en effet une nouvelle vision de l’économie à partir de la doctrine libérale et de leur expérience des échecs de la République de Weimar. Walter Eucken théorise le concept de vollständiger Wettbewerb ou “concurrence complète” qui décrit une situation du marché dans laquelle aucune entreprise ne possède le pouvoir de contraindre les autres. Elle se distingue de la “concurrence pure et parfaite” du modèle néo-classique en ce qu’elle se concentre essentiellement sur la limitation du pouvoir des grandes entreprises. La seconde en revanche vise plutôt à atteindre un prix optimal sur le marché selon le modèle de prix néo-classique. La concurrence complète vient de la distinction théorisée par les ordolibéraux entre “concurrence de performance” (Leistungswettbewerb) et “concurrence d’empêchement” (Behinderungswettbewerb). La première désigne une situation de concurrence où les entreprises améliorent leurs produits et réduisent leurs prix pour se démarquer. La seconde correspond à une situation où une entreprise limite par différents moyens l’efficacité de ses concurrentes pour maintenir sa domination. La concurrence complète interdit donc la “concurrence d’empêchement”. Le but étant d’obliger les entreprises à se démarquer par l’innovation et à transformer la concurrence en spirale positive plutôt qu’en guerre ouverte entre entreprises.

Le rôle de la constitution économique dans ce schéma est d’inscrire un certain nombre de normes économiques comme ayant une valeur juridique supérieure à la loi. Ces normes constituent la base de l’Ordnungspolitik : l’ensemble des politiques (commerciales, sociales, monétaires ou du travail) doivent être régies par les même principes constitutifs. Pour le capitalisme libéral, Eucken inclut : la stabilité monétaire, des marchés ouverts, la propriété privée, la liberté contractuelle, la responsabilité individuelle et la cohérence politique. Au fil des travaux d’Eucken, le primat de la stabilité monétaire prendra par ailleurs une place de plus en plus importante. Une fois ces normes posées et l’Ordnungspolitik imposée aux pouvoirs exécutifs et législatifs, la science économique devrait fournir les connaissances sur la concurrence complète nécessaire pour que le législateur transforme ces normes en lois plus détaillées. L’exécutif aurait alors pour mission de mettre en action ces lois. Tout cela en ayant très peu de marges de manœuvre pour les interpréter car le pouvoir judiciaire pourrait frapper d’inconstitutionnalité tout écart vis-à-vis de la constitution économique. Qui plus est, l’ordolibéralisme promeut le développement d’entités indépendantes du pouvoir politique et composées “d’experts” dans le domaine de la concurrence comme au niveau des banques centrales. Cela interdit ainsi au gouvernement toute intervention discrétionnaire dans le processus économique. Ce sont ces concepts centraux de l’ordolibéralisme notamment autour de la stabilité et du primat de la politique monétaire qui ont influencé le traité de Maastricht, la construction de l’euro et l’indépendance de la Banque Centrale Européenne.

le pouvoir judiciaire pourrait frapper d’inconstitutionnalité tout écart vis-à-vis de la constitution économique

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Les ordolibéraux veulent en finir avec les propositions planistes en vogue dans les années 1930 ©Auteur inconnu

Pour Walter Eucken, l’objectif est d’en finir avec “l’âge des expérimentations”. Il s’agit du nom qu’il donne aux années 1920 marquées par la popularité de la rhétorique du plan et diverses formes d’interventionnisme économique sans que celles-ci ne soient nécessairement appuyées par l’expertise des économistes ou une cohérence doctrinale claire9. L’Ordnungspolitik est une traduction dans le domaine économique du Rechtsstaat ou “État fondé sur la loi”. Ce terme désigne une théorie fondé au XIXe siècle qui considérait que, face à l’inamovibilité des monarques allemands, il s’agissait de soumettre le pouvoir de ceux-ci à la loi. Cette dernière étant une garantie de neutralité et d’objectivité contre les pouvoirs discrétionnaires du souverain. La République de Weimar ayant consacré le peuple comme souverain politique, Wilhelm Röpke, un influent théoricien de l’ordolibéralisme (bien que n’appartenant pas au cercle fondateur de l’école de Fribourg) appelle à une “révolte des élites” face à la “révolte des masses” qu’il voit grandir dans l’Allemagne d’entre-deux-guerres.

L’ordolibéralisme au cœur du droit de la concurrence européen

C’est en réponse à l’échec des premières lois de contrôle des cartels en Autriche et en Allemagne que Walter Eucken, Franz Böhm et Hans Grossmann-Doerth ont bâti l’ordolibéralisme comme nouveau système de pensée économique et juridique. C’est donc dans le domaine des lois sur la concurrence qu’ils ont fourni leur dernier grand apport à la pensée libérale moderne. Partant du constat qu’une loi isolée au milieu de politiques aux objectifs différents ne permet pas une régulation efficace de la concurrence, ils ont établi le principe d’une constitution économique qui contraint les politiques à être en cohérence avec des principes constitutifs. Dans ce contexte, une loi sur la concurrence est le produit logique et nécessaire pour l’application effective des principes d’ouverture des marchés et de liberté contractuelle. Le second constat posé était celui de la perméabilité du pouvoir exécutif aux intérêts des grandes entreprises lorsqu’il fallait appliquer la loi anti-cartels. Les ordolibéraux affirment donc pour la première fois le principe d’une autorité indépendante régulatrice de la concurrence. Cette instance qui aurait pour seule mission d’assurer l’application de la loi sur la concurrence ne serait pas dépendante du pouvoir exécutif. Elle serait également essentiellement composée de spécialistes du droit et de l’économie ainsi que soumise à la seule surveillance du pouvoir judiciaire. Le but étant de vérifier que cette structure ne s’éloigne pas des lignes directrices tracées par la constitution économique et la loi sur la concurrence.

Cette dernière loi n’est pas une simple version européenne des antitrust laws en vigueur aux États-Unis puisqu’elle apporte de multiples innovations. En premier lieu, la loi sur la concurrence place l’application de la loi entre les mains d’une autorité indépendante. C’est une différence par rapport aux États-Unis où le pouvoir exécutif contrôle les entités en charge l’application des lois antitrust, notamment le Département de la Justice10. Ensuite, elle s’étend à un champ plus large que les trusts en interdisant toute forme d’accords entre entreprises visant à limiter la concurrence. De surcroît, elle vise à empêcher la formation de monopoles ou à casser ces derniers. Enfin, elle apporte une nouveauté fondamentale au droit de la concurrence en théorisant le principe du “comme si”. Ce principe est le suivant : lorsque qu’un monopole ne peut être démantelé (monopoles naturels ou brevets par exemple), l’entreprise en situation de monopole doit se comporter comme si elle était en situation de concurrence. C’est-à-dire que cette entreprise doit ouvrir ses produits à tous les clients ou ne pas pratiquer des prix abusifs par exemple. Ce principe fait cependant débat au sein des ordolibéraux. Certains jugeant en effet qu’il donne trop de pouvoir d’intervention à l’État dans les entreprises et qu’il est ainsi incompatible avec le refus d’intervenir dans le fonctionnement du marché. Ce dernier principe étant pourtant au cœur de la vision ordolibérale.

la loi sur la concurrence place l’application de la loi entre les mains d’une autorité indépendante alors qu’aux États-Unis le pouvoir exécutif contrôle les entités en charge de l’application des lois Antitrust

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Ludwig Erhard, ministre de l’économie en 1963 et grand artisan des politiques ordolibérales en Allemagne de l’Ouest ©Deutsches Bundesarchiv

C’est ici qu’intervient le paradoxe de l’ordolibéralisme décrit par Leonhard Miksch: “Il se peut bien que dans cette politique libérale le nombre des interventions économiques soit aussi grande que pour une politique planificatrice, mais c’est leur nature qui est différente”11. En effet, il est nécessaire que l’État intervienne partout d’abord pour pouvoir garantir la concurrence et le respect des normes de la constitution économique. Ensuite pour étendre le système de marché à l’ensemble de l’économie. Cette intervention étatique doit s’effectuer dans les domaines de l’éducation, de la famille et jusqu’au sein même des entreprises. Notons cependant un bémol : l’intervention doit se faire en aval sur les “cadres” de l’économie et de la société et jamais en amont en décidant des objectifs de production des entreprises. À la fin, c’est le marché patiemment bâti par les politiques issues de l’ordolibéralisme qui décidera de l’allocation des ressources et de la production. C’est par une métaphore célèbre que Ludwig Erhard, ministre de l’économie et chancelier de la RFA définit la politique ordolibérale : « De même que l’arbitre ne prend pas part au jeu, l’Etat se trouve exclu de l’arène. Dans tout bon match de football, il y a une constante : ce sont les règles précises qui ont présidé à ce jeu. Ce que vise ma politique libérale, c’est justement de créer les règles du jeu »12.

L’ordolibéralisme rompt donc avec le libéralisme classique en faisant du droit un outil pour limiter le pouvoir d’intervention dans l’économie. Cette limitation touche à la fois les pouvoirs politiques législatifs et exécutifs ainsi que le pouvoir économique. En inscrivant dans une constitution le modèle économique du pays, la pensée ordolibérale soumet le gouvernement au parlement et le parlement au pouvoir judiciaire. Il neutralise ainsi toute intervention a posteriori du politique dans l’économique. Le caractère radicalement intégré du modèle ordolibéral aurait pu le desservir. C’est sans compter sur le contexte de reconstruction sous la tutelle des Alliés dans l’après-guerre. Contexte qui lui permettra d’influencer largement les politiques économiques de l’Allemagne. Ainsi, sous la pression américaine, le gouvernement de la zone d’occupation ouest-allemande recrute de nombreux ordolibéraux à des postes importants. Après la fondation de la République Fédérale Allemande, ceux-ci vont rejoindre la CDU (chrétien-démocrates). Franz Böhm sera notamment député de ce parti entre 1953 et 1965. L’ordolibéralisme va conduire la RFA sur une voie profondément différente de pays comme la France ou le Royaume-Uni où des expérimentations socialistes et planistes vont largement favoriser une intervention  étatique discrétionnaire. Cette divergence radicale entre le modèle allemand et les trajectoires suivies par le reste de l’Europe occidentale irriguera par la suite les débats toujours actuels concernant les orientations économiques de l’Union Européenne.


1 François Denord, Rachel Knaebel & Pierre Rimbert, L’ordolibéralisme allemand, cage de fer pour le Vieux Continent, Le Monde Diplomatique, août 2015

3 Walter Lippmann, La Cité Libre, Libraire de Médicis, 1938

5 Idem

6François Denord, Rachel Knaebel & Pierre Rimbert, L’ordolibéralisme allemand, cage de fer pour le Vieux Continent, Le Monde Diplomatique, août 2015

8idem

9Voir François Denord, Aux origines du néo-libéralisme en France, Louis Rougier et le Colloque Walter Lippmann de 1938, Le Mouvement Social, 2001/2 (n°195)

10Pour voir l’utilisation de la loi pour servir les intérêts économiques des États-Unis par le DOJ, voir : Jean-Michel Quatrepoint, Au nom de la loi… américaine, Le Monde Diplomatique, janvier 2017

11 Cité dans Michel Foucault, La naissance de la biopolitique, Cours au collège de France, 1978-1979

12 Ludwig Erhard, La Prospérité pour tous, Plon, Paris, 1959; cité dans François Denord, Rachel Knaebel & Pierre Rimbert, L’ordolibéralisme allemand, cage de fer pour le Vieux Continent, Le Monde Diplomatique, août 2015

iFrançois Denord, Aux origines du néo-libéralisme en France, Louis Rougier et le Colloque Walter Lippmann de 1938, Le Mouvement Social, 2001/2 (n°195) : “Sur le plan doctrinal, il se conclut par l’adoption unanime d’un manifeste, «l’Agenda du libéralisme», qui énonce plusieurs principes contraires au libéralisme classique. En premier lieu, il met en avant l’idée d’un interventionnisme juridique de l’État: «c’est à l’État qu’incombe la responsabilité de déterminer le régime juridique qui sert de cadre au libre développement des activités économiques». En second lieu, il élargit les attributions que la théorie classique lui concède: un État libéral «peut et doit percevoir par l’impôt une partie du revenu national et en consacrer le montant au financement collectif de: 1° La Défense nationale; 2° Les assurances sociales; 3° Les services sociaux; 4° L’enseignement; 5° La recherche scientifique». En troisième lieu, il reconnaît plus largement à l’État un droit d’intervention car: A. […] les prix du marché sont affectés par le régime de la propriété et des contrats. B. […] l’utilité maxima est un bien social, mais n’est pas nécessairement le seul qui doive être recherché. C. […] même lorsque la production est régie par le mécanisme des prix, les sacrifices qu’implique le fonctionnement du système peuvent être mis à la charge de la collectivité.” page 17 [Franz Böhm, Wettbewerb und Monopolkampf. Eine Untersuchung zur Frage des wirtschaftlichen Kampfrechts und zur Frage der rechtlichen Struktur der geltenden Wirtschaftsordnung, Carl Heymanns Verlag, 1933]

iiVoir Walter Eucken, Kapitaltheoretische Untersuchungen, Fischer, 1935

iiiFranz Böhm, Wettbewerb und Monopolkampf. Eine Untersuchung zur Frage des wirtschaftlichen Kampfrechts und zur Frage der rechtlichen Struktur der geltenden Wirtschaftsordnung, Carl Heymanns Verlag, 1933

ivTexte original : “Eucken’s response to the need to integrate facts with theory and economic with legal thought was a method he called “thinking in orders (Denken in Ordnungen).” It may have been his most distinctive and important contribution to postwar European thought. As he put it, “The perception (Erkenntnis) of economic orders (Ordnungen) is the first step in understanding economic reality”. The basic idea was that beneath the complexity of economic data were fundamental ordering patterns (orders) and that only through the recognition of these patterns could one penetrate this complexity and understand the dynamics of economic phenomena.”

vTexte original : “a comprehensive decision (Gesamtentscheidung) concerning the nature (Art) and form of the process of socioeconomic cooperation”

viTexte original : “Economic systems did not just “happen”; they were “formed” through political and legal decision-making.”

Face aux géants du numérique : les communs et le pair-à-pair ?

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© Joe Magee

L’économie traditionnelle, basée sur l’État et le marché, est à bout de souffle. Connu sous le nom de Commons-Based Peer Production (CBPP), un nouveau modèle de production numérique, ouvert et horizontal commence à émerger et pourrait bien donner à voir à quoi ressemblera l’économie de demain. Alors qu’il se heurte pour l’instant aux institutions, a-t-il le potentiel de s’imposer comme alternative au capitalisme et au pouvoir politique qu’il sous-tend, dans un contexte de raréfaction des ressources et de crise climatique ?


Depuis les révolutions industrielles, le capitalisme s’est consolidé progressivement comme le système économique dominant. Pour l’économiste Karl Polanyi, ce processus s’inscrit dans un « double mouvement » : face à l’expansion du marché, la société utilise l’État pour contrôler ou éliminer l’influence de l’économie sur la vie collective.

De l’État-providence aux économies planifiées, les rapports de force entre les acteurs publics et privés ont profondément marqué le XXsiècle. Malgré l’hégémonie de l’État providence entre la Seconde Guerre mondiale et les années 1970, la chute de l’URSS et les politiques néoclassiques ont fini par favoriser le marché dans la plupart des économies mondiales.

Pourtant, des nouvelles forces ont émergé avec la révolution numérique. Embryon en pleine croissance, le Commons-Based Peer Production (CBPP) est un système socioéconomique utilisant Internet pour co-produire, partager et gouverner des ressources. Fondé sur des liens horizontaux, ce système combine les pratiques informatiques du pair-à-pair avec le système traditionnel des communs.

Aujourd’hui, l’État et le marché structurent nos sociétés. Toutefois, avec la vague montante du CBPP, un troisième espace se forge au bénéfice d’une citoyenneté active, autonome et auto-organisée qui, par l’usage de ce système, peut bouleverser les deux institutions de l’époque contemporaine.

Un « vieux » système très nouveau

Depuis quelques années, les communs suscitent un vif débat dans les cercles académiques mondiaux. Placés en dehors des régimes privés et publics de propriété, ces systèmes préindustriels permettent de co-gérer et de partager les ressources d’une communauté de bénéficiaires.

Prenons par exemple ce cas suisse : depuis 1483, les habitants de Törbel gouvernent leurs routes et leurs ressources naturelles collectivement. Encadré par des droits et des obligations, l’usage des communs repose sur des normes établies lors des assemblées citoyennes. À titre d’exemple, un système est en place depuis 1517 pour éviter le surpâturage des prairies alpines et pour distribuer le fromage produit par les vachers.

Dans un ouvrage qui lui a valu le Prix Nobel d’économie en 2009, Elinor Ostrom a observé que, à l’inverse des thèses défendues par Garret Hardin dans la Tragédie des biens communs, les ressources partagées ne sont pas condamnées à la surexploitation par des acteurs égoïstes. A contrario, en raison de l’interdépendance suscitée par les communs, le système nourrit des relations basées sur la confiance et la responsabilité collective. Après plusieurs années de recherche, Ostrom a été étonné par la rareté des cas d’usage illicites des communs et a conclu que, contrairement aux arguments d’inspiration libérale, la propriété privée n’est pas la seule manière de protéger et développer l’usage des ressources dans une économie fonctionnelle.

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Elinor Ostrom est responsable du nouveau intérêt porté sur les communs. © Holger Motzkau

Au XXIsiècle, le pair-à-pair permet l’existence de communs numériques. En effet, les usagers de ce système partagent, via leurs ordinateurs, la diffusion et production de fichiers et logiciels. Grâce à la collaboration libre de milliers d’individus, il est actuellement possible de bénéficier gratuitement d’innombrables ressources telles que Wikipédia, Linux et Firefox. En outre, avec l’amélioration des technologies de production, ces communs entrent progressivement dans la sphère de la production physique.

Wikihouse met bien ce phénomène en lumière. Visant à devenir le « Wikipédia du design », ce projet mobilise une communauté mondiale d’architectes, d’ingénieurs et de constructeurs pour produire des plans de maisons libres. Disponibles sur une bibliothèque numérique, ils sont téléchargeables, modifiables et imprimables grâce au fraisage et aux imprimantes 3D. Pour Alastair Parvin, co-fondateur du projet, le design simple, durable et économe des maisons Wikihouse assure des constructions rapides et efficaces, permettant de diffuser des bâtiments dans de nombreux pays. Afin de montrer son potentiel, Wikihouse a facilité en 2018 la création, en 7 jours, d’une bibliothèque pour 1000 élèves à Er-tai, un village dans la province chinoise de Hebei.

Au croisement des communs, du pair-à-pair et de la manufacture, le CBPP implique des forts changements pour nos sociétés. En effet, comme en témoigne Jeremy Rifkin dans son ouvrage La nouvelle société du coût marginal zéro, ce système de production libre, non marchand et horizontal, facilite une autonomie matérielle qui est capable, à long terme, de réduire la dépendance des citoyens envers l’économie existante.

La lente érosion du marché

Pour des raisons théoriques et systémiques, le CBPP menace le monopole du marché sur l’économie. Si des groupes peuvent satisfaire leurs besoins via la coopération et le partage de ressources, cela remet en question les prémices dominants de la nature humaine. De plus, les caractéristiques du numérique sont en contradiction avec l’une des bases de l’économie moderne : la rareté.

Comme disait le célèbre Léon Walras, les choses ont un prix parce qu’elles sont utiles et limitées. Selon les principes du capitalisme, le marché doit utiliser des prix pour trouver un équilibre entre les ressources disponibles et la demande.

Pourtant, ce mécanisme devient difficile à appliquer dans un contexte numérique. Dans son ouvrage Postcapitalism: A Guide to Our Future, Paul Mason observe que les coûts marginaux de production sont presque nuls lorsqu’il s’agit de reproduire des logiciels et des fichiers. Si l’on ajoute à cela l’existence des communs, alors le capitalisme entre en concurrence avec des biens gratuits, accessibles et potentiellement illimités.

Suivant la logique de Walras, il est impossible de former des prix dans des situations de post-rareté et, face à ce scénario, le marché devient peu attractif ou obsolète. Néanmoins, tout n’est pas perdu pour le capitalisme : dans une planète limitée par sa taille et son environnement, la rareté persiste pour la plupart des ressources telles que le bois, les métaux et l’énergie. En effet, pour maximiser son potentiel post-marchand, le CBPP devra se situer à l’intersection des transformations technologiques et écologiques du XXIsiècle.

Malgré leurs faibles coûts marginaux, les logiciels dépendent d’infrastructures qui, par leur nombre comme par leurs propriétés, exigent de vastes sommes d’électricité. Comme en témoigne l’ingénieur Philippe Bihouix, si 600 TWh additionnels ont été produits entre 2016 et 2017 pour accompagner cette demande, presque la moitié de leurs sources n’étaient pas renouvelables. L’optimisme reste malgré tout de mise : selon Wavestone, le coût des panneaux solaires a diminué de 84% entre 2010 et 2019 et de – 32% dans le cas des turbines éoliennes. Combinée à une transition énergétique ambitieuse, il serait possible de développer une production renouvelable, abondante et décentralisée capable d’accompagner le CBPP dans l’érosion du mécanisme de formation des prix. Sans parler de la nécessaire diminution de la consommation énergétique dans d’autres secteurs (négawatts).

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Les énergies renouvelables sont essentielles dans l’évolution du CBPP. © Kenueone

Comme déjà mentionné, la majorité des ressources restent rares. Cependant, malgré cette limitation, le CBPP peut devenir un acteur incontournable de l’économie circulaire. Comparées à d’autres technologies, les imprimantes 3D peuvent raccourcir les circuits de production et repenser l’utilisation des matières premières, notamment en réintégrant les déchets dans des nouveaux processus de fabrication. Si cela suppose l’existence d’un marché « circularisé » de matériaux, le CBPP pourrait l’influencer à son image : en incarnant les pratiques de l’écoconception et de durabilité, le secteur privé serait obligé – pour des questions concurrentielles – d’adapter son offre à des solutions économes en ressources naturelles.

Pourtant, il est possible que la post-rareté finisse par s’étendre pour en venir à se substituer graduellement à la production matérielle. Répandues dans les usines Heineken en Espagne, les imprimantes 3D sont désormais responsables de la réduction des coûts de production de certaines pièces industrielles, à la hauteur de 70-90 % par rapport à leur valeur originelle. En outre, l’efficacité des nouvelles imprimantes telles que la HARP 3D (High-Area Rapid Printing) peut permettre d’importants gains de productivité dans les manufactures d’ampleur. À titre d’exemple, ce nouveau modèle d’imprimante pourrait réduire de 35 à 60 % le coût des constructions bêton, et ce dans un avenir déjà proche. L’usage de ce type d’inventions technologiques dont l’évolution n’a de cesse, pourrait permettre au CBPP de développer à long-terme une production pair-à-pair avec des coûts marginaux de production très faibles, voire inexistants.

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Les imprimantes 3D peuvent réduire de 35 à 60 % le coût des constructions bêton. © Misanthropic One

Réforme ou révolte : le choix existentiel de l’État

L’autonomie est au centre du CBPP. Facilités par son fonctionnement, les acteurs de ce système s’imprègnent de réflexes tels que l’autogestion, le libre accès et l’horizontalité. À mesure que ses pratiques se diffusent, la société civile commence à exiger un rôle plus direct dans les affaires politiques qui les concernent. Néanmoins, malgré l’émergence de cette volonté, un obstacle redoutable s’impose : la structure de l’État moderne.

Le Baromètre de la confiance politique établi par Sciences Po témoigne qu’en 2019 85% des citoyens considèrent que ses représentants ne se préoccupent pas de leur avis. En outre, 70% jugent que la démocratie française ne fonctionne pas très bien. Face à l’insatisfaction générale, plusieurs collectivités ont élargi les espaces de démocratie directe avec des mécanismes comme les budgets participatifs. Les Gilets Jaunes iraient même plus loin, instaurant un Référendum d’Initiative Citoyenne (RIC) pour créer et modifier des lois, sans l’aval ni le contrôle du Parlement.

Ces débats sont initiés et alimentés par un principe simple mais incontestable : face à l’État, le numérique peut faciliter la citoyenneté contestataire. Le Printemps arabe comme le mouvement des Gilets Jaunes ont manifesté à quel point Internet rend possible la mobilisation rapide et spontanée de milliers de manifestants. Absents des hiérarchies et des structures, ces mouvements prennent racine dans des réseaux qui peuvent contester l’autorité verticale de l’État.

Conscients de la menace portée par le numérique, nombreux d’États prennent des mesures pour contrôler l’espace Web. Ainsi, lors du sommet du G8 qui a eu lieu à Deauville en 2011, Nicolas Sarkozy accentuait l’urgence de « civiliser Internet » afin de lutter contre les manifestations de haine et la cybercriminalité. Dissimulé derrière ce vocable consensuel, l’exécutif français ciblait en réalité une lutte rigoureuse contre l’activisme et l’auto-organisation numérique. À titre d’exemple, Eric Besson, Ministre de l’Économie numérique de l’époque, affirmait que « Wikileaks n’a pas de place dans l’Internet civilisé que nous devons construire ».

Depuis le sommet du G8 à Deauville, la France et l’Union européenne brouillent la frontière juridique entre l’activisme et la cybercriminalité. Avec la loi du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, les pouvoirs publics français peuvent obliger les sites Internet à retirer, dans un délai limite de 24h, tout contenu promouvant ou faisant l’apologie du terrorisme. Si l’objectif affirmé de cette loi semble louable, elle ouvre la porte pour une intervention libre de l’autorité administrative sans intervention préalable d’un juge. Le chemin apparaît alors tout tracé vers un usage abusif du dispositif, d’autant plus que la définition de terrorisme – encadrée par l’article 421-1 du Code pénal – est jugée excessivement vague par la plupart des défenseurs de la liberté d’expression.

Actuellement, le projet de règlement européen pour la prévention de la diffusion de contenus à caractère terroriste en ligne s’inspire de cette loi édictée en France en 2014. Elle imposerait aux acteurs du Web de bloquer tout contenu considéré comme terroriste par la police, dans un délai contrôlé d’une heure. Tout comme dans la loi de 2014, le projet de règlement exonère les pouvoirs publics européens de solliciter l’autorisation préalable d’un juge lors de leurs interventions. En outre, la définition que le projet européen fait du terrorisme – un appel à « contraindre indûment un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque » est un risque majeur pour les libertés d’expression et de réunion, physiques comme numériques.

Les dérives sont déjà là. L’Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l’information et de la communication (OCLCTIC) a demandé – le 14 janvier 2019 – la retraite d’un photomontage qui remplaçait le visage du général Pinochet et d’autres putschistes chiliens par ceux d’Emmanuel Macron, d’Édouard Philippe et de Christophe Castaner. En outre, des groupes de Gilet Jaunes accusent Facebook de censurer leur contenu, avec le soutien potentiel de l’autorité administrative.

Menace pour certains, atout pour d’autres : enhardis par la force émergeante du dèmos numérique, certains pouvoirs proposent, en revanche, un modèle de partenariat avec la société civile organisée. Prenons par exemple le cas de Barcelone. Depuis 2015, le mouvement Barcelona en Comú gouverne la ville pour maximiser l’autonomie politique et économique de ses habitants. Visant à dépasser le paradigme représentatif, la Mairie érige les communs comme pierre angulaire d’une société émancipée où la démocratie « n’appartient pas seulement aux institutions politiques, mais à l’ensemble des espaces sociaux et communautaires, à l’économie, à l’entreprise ou aux familles ». Dans ce contexte, la municipalité a lancé le Plan Impetus pour développer une Économie sociale et solidaire qui consolide à la fois les communs et la démocratie directe.

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Le mouvement Barcelona en Comú gouverne pour maximiser l’autonomie politique et économique des barcelonais.
© Barcelona En Comú

Sur le plan démocratique, la plateforme numérique Decidim permet, dans les quartiers de Barcelone, d’introduire des initiatives, des débats, et des propositions citoyennes sous le modèle des RIC et des budgets participatifs. En outre, le groupe de travail BarCola regroupe des experts politiques, des universitaires et des « commoners » pour mieux définir les politiques des communs numériques.

Parmi les mesures économiques mises en place, les Ateneus de Fabricació offrent aux quartiers la possibilité de produire, par eux-mêmes, des outils et équipements via des logiciels et des imprimantes 3D. Modèle imité dans le monde entier, ces Fablabs sont ouverts à tous ceux qui réalisent des projets d’utilité sociale ou, a contrario, à ceux qui donnent des cours dans l’Ateneu. Les ambitions sont grandes : en juin 2019, Barcelone a annoncé sa volonté de produire tout ce qu’elle consomme à compter de l’année 2054. Pour supporter une telle ambition, des subventions existent afin de financer des communs technologiques qui répondent à des enjeux sociaux ou écologiques.

http://imprimalia3d.com/noticias/2015/07/23/005071/fundaci-n-cim-ateneos-barcelona-impulsar-n-fabricaci-n-digital
Les Ateneus de Fabricació offrent aux quartiers de Barcelone la possibilité de produire, par eux-mêmes, des outils et équipements via des logiciels et des imprimantes 3D. © Imprimalia 3D

La longue marche du CBPP

Antonio Gramsci l’avait compris : dans certains cas, le vieux monde meurt, et le nouveau tarde à apparaître. Comparable à la lente émergence du capitalisme, le CBPP n’est qu’au début de son ancrage socio-économique. Néanmoins, pour la première fois dans l’époque contemporaine, l’État et le marché font face à un système qui dispute leurs espaces de contrôle simultanément.

Des résistances semblent inévitables : comme l’a démontré la Directive Copyright, des alliances public-privé peuvent batailler contre les communs numériques. Pourtant, malgré ces tentatives, le cloisonnement reste difficile dans des sociétés habituées à l’accès ouvert. L’information veut être libre. Les citoyens aussi.

L’insurrection au Liban : révolution, unité et crise économique

© Natheer Halawani Manifestations à Tripoli

La scène politique libanaise bouillonne et se tend depuis désormais huit semaines, et fait revivre les slogans des printemps arabes : الشعب يريد إسقاط النظام, « le peuple veut la chute du système ». La thaura (ثورة, révolution en arabe) a explosé dans un élan populaire, indépendant de toute allégeance politique, résultat de décennies de néolibéralisme, d’inégalités sociales et de corruption endémique. C’est la proposition du gouvernement d’introduire une taxe sur les services de messageries tels que Whatsapp qui a été la goutte de trop. Dans un pays où les services de télécommunication sont parmi les plus chers au monde, cela a été vu par un grand nombre de Libanais comme l’énième abus du pouvoir. Ce dernier doit désormais faire face à la détermination de la population qui semblait jusque-là résignée, en tout cas trop divisée pour se révolter.


La géographie politique libanaise est connue pour ses stratifications identitaires multiples et complexes. Les appartenances confessionnelles sont nombreuses, et sont généralement associées à un parti ou à une formation politique. L’histoire du pays permet d’expliquer partiellement la réalité sociale actuelle : à la suite de la chute de l’Empire ottoman, la construction étatique libanaise a été régentée artificiellement par le haut, d’abord par les élites françaises (jusqu’à l’indépendance en 1943), puis par l’oligarchie libanaise. Les frontières artificielles du jeune État rassemblaient des populations diverses, divisées par des sentiments d’appartenance forts et très différents entre eux. La guerre civile (1975-1990), qui a meurtri la population et marque encore le quotidien de la société libanaise, est en partie le résultat du manque de cohésion nationale qui a longtemps caractérisé le pays. En 1990, les accords de Taëf marquaient enfin la fin du conflit, mais consacraient également une oligarchie politique représentant les groupes et les milices qui s’étaient affrontées au cours des quinze années de guerre. Ces accords ouvrent la voie à un nouveau réseau de clientélisme et de corruption, qui a permis à une partie extrêmement limitée de la population de s’octroyer la majorité des richesses. Ce réseau, caractérisé par une perméabilité assumée entre élites politiques et économiques, dépasse les divisions confessionnelles et identitaires. Pour autant, les clivages sociaux sont exploités et ravivés afin de diviser la population. Le fantôme de la guerre est alors brandi à la moindre suspicion de rassemblement populaire.

Néanmoins, les événements actuels semblent dépasser les peurs du passé. Au cours des premières semaines, les manifestations ne se sont pas uniquement concentrées dans la capitale, mais ont concerné le pays tout entier. La ville de Tripoli, souvent considérée par les beyrouthins comme une ville très conservatrice, est devenue le deuxième bastion de la révolution et attire désormais des « touristes révolutionnaires » du reste du pays. Les manifestations actuelles se distinguent par l’absence des partis politiques traditionnels et par la résilience d’une société civile qui refuse en bloc les dynamiques en place au Liban depuis presque trente ans. La population s’organise, occupe les places jour et nuit, met en place des conférences, des sit-ins, des marches pacifiques, des rave parties, des stands de lecture, de récupération physique et psychologique. Parmi ces actions, une chaîne humaine a même traversé le pays du Nord au Sud pour symboliser l’union du peuple libanais par-delà les différentes appartenances identitaires, vent debout contre le « système », l’empire des banques et la corruption, mais aussi les divisions sectaires matérialisées par un système parlementaire unique qui répartit les sièges sur des bases confessionnelles.

Par ailleurs, l’économie du pays est au bord du gouffre. Les fondations économiques libérales sur lesquelles le Liban repose depuis l’indépendance ont favorisé l’émergence d’un système financier dérégulé, qui a de plus en plus de mal à camoufler ses contradictions. Depuis environ deux ans, les difficultés croissantes du tout puissant secteur bancaire libanais ont poussé la banque centrale à prendre de plus en plus de risques. La détérioration grandissante de ce système économique est le résultat de décisions financières imprudentes, auxquelles s’ajoute l’absence de régulation politique. C’est néanmoins la population qui risque de payer le prix fort.

Les piliers d’un château de cartes

Avant la guerre civile, le Liban était considéré comme « la Suisse du Moyen-Orient ». Dès l’indépendance les fondements du libéralisme économique ont été inscrits dans le système législatif. Le secret bancaire est garanti par la loi à partir de 1956, et la libre circulation des capitaux y est acté dès 1948. Le pays a longtemps exploité sa position géographique pour devenir une plateforme financière majeure, et a d’ailleurs servi de refuge aux capitaux fuyants lors des nationalisations des socialismes arabes dans les années 1950 et 1960. La crise que traverse actuellement l’économie libanaise est la conséquence de fragilités structurelles et d’une dépendance accrue à l’afflux de capitaux et de biens qui proviennent de l’extérieur. Selon les derniers chiffres de la Banque mondiale (BM) le rapport entre la dette publique et le PIB maintient sa trajectoire croissante, et devrait atteindre 150%, un des plus élevés au monde. La balance commerciale est dans le négatif en permanence : puisque l’économie ne produit essentiellement pas de biens, le Liban doit importer une énorme partie de sa consommation intérieure. Le système bancaire et financier constituent un moteur essentiel dans ce contexte, mais ressemblent de plus en plus à un château de cartes bien trop fragile.

Avant la guerre civile, le Liban était considéré comme « la Suisse du Moyen-Orient». Le secret bancaire est garanti par la loi à partir de 1956, et le libre mouvement de capitaux y est acté dès 1948.

Trois dimensions, fortement interconnectées, ont jusque-là contribué à la stabilité précaire de l’économie libanaise. En premier lieu, le rôle de la diaspora libanaise dans le monde : celle-ci concerne 11 millions d’individus, alors que le territoire comprend seulement 4 millions de citoyens. L’envoi de fonds depuis l’étranger permet en partie au pays de se maintenir à flot, notamment puisque les transferts lui permettent de s’approvisionner en dollars. Les banques libanaises offrent des conditions financières très favorables à leurs épargnants, particulièrement en ce qui concerne la facilité de déplacement des capitaux et les taux d’intérêts élevés sur les dépôts. La fixation du taux de change de la livre au dollar américain renforce la confiance des Libanais expatriés dans la stabilité de leur système bancaire, puisqu’elle efface le risque de dévaluation de la monnaie nationale.

Le secteur immobilier est le deuxième pilier sur lequel repose le fragile équilibre économique libanais. Les crises et les turbulences qui ont affecté le pays n’ont pas compromis l’infatigable croissance qui a caractérisé le secteur. Cependant l’inflation a rendu le marché de l’immobilier inabordable pour une grande partie de la population libanaise. Les grands investisseurs du secteur expliquent l’augmentation constante des prix par la loi de la rareté : la demande ne cesserait d’augmenter en raison de la croissance démographique, de la disponibilité limitée de terrains et grâce à la demande de la diaspora libanaise, toujours intéressée de garder un pied-à-terre au Liban. En réalité, ce sont les investissements gigantesques en provenance des pays du Golfe qui ont longtemps été à l’origine de la fortune du secteur. La priorité a été donnée aux constructions de luxe. Le grand nombre de bâtiments vides ou incomplets qui peuplent le Liban sont comme autant de fantômes dont l’ombre laisse entrevoir une énorme bulle spéculative. L’existence de celle-ci est cependant difficile à démontrer en raison du manque de données concernant ce secteur en particulier, et l’économie libanaise plus en général. D’ailleurs, maintenir l’apparence d’un secteur immobilier performant a contribué de manière décisive, depuis la fin de la guerre civile, à attirer des investissements, en accroissant l’afflux de capitaux et en aidant le système bancaire à rester à flot. La période de stagnation que le secteur traverse depuis environ deux ans fait partie des éléments d’explication de la situation actuelle. [1][2]

Enfin le dernier, mais sans doute le plus important des piliers sur lesquels le château de cartes a été bâti, est la fixation du taux de change de la livre libanaise au dollar américain. Celle-ci a été mise en place en 1997 et stabilise depuis la valeur de 1500 livre libanaise à un dollar. Les deux devises sont utilisées officiellement dans le pays de manière interchangeable. Pour un pays importateur comme le Liban (où environ 80% des biens en circulation sont importés) la stabilité de la livre est primordiale, puisque si la livre devait commencer à fluctuer les prix pourraient monter dramatiquement pour les consommateurs, notamment pour des biens de première nécessité tels que le pain et l’essence.
La stabilité du taux de change a souvent été utilisée comme la preuve ultime de la résilience de l’économie libanaise. Néanmoins, l’approvisionnement constant en dollars est essentiel à la convertibilité parfaite entre livres et dollars. Les échanges entre les deux devises sont d’ailleurs à la source du rapport structurel entre la Banque du Liban (BdL) et les banques commerciales libanaises. Ils sont également à l’origine des méthodes d’ingénierie financière qui ont été pratiquées pour faire perdurer un système qui ne semble plus tenir debout.

©Kelly O’Donovan. Manifestants à Sahat al-Nour, Tripoli

Féeries et miracles de l’industrie financière

Pour assurer l’afflux constant de dollars en provenance de l’étranger, la BdL a longtemps offert aux banques commerciales des taux d’intérêt sur la dette publique du pays bien au dessus des taux des marchés internationaux. Si le manque de confiance dans la finance libanaise rend ces titres peu attrayants pour les créanciers internationaux, il n’est pas de même pour les banques libanaises : en 2017, la BdL et les banques commerciales détenaient au total 85% de la dette publique libanaise. Ce qui rend ce jeu d’échanges rentable est la fixation du taux d’échange entre la livre et le dollar : celle-ci permet aux banques libanaises d’échanger des dollars pour acheter des titres souverains libellés en livres libanaises (LBP), et reconvertir son investissement en dollar à tout moment, au même taux de change. Tant que la fixation est en place, et que l’État est solvable, les bons du trésor libanais sont quatre fois plus rentables que les bons du trésor nord-américains. [3]

Les conjonctures qui ont caractérisé l’économie régionale depuis 2011, notamment avec le début de la crise syrienne, ont mené à un ralentissement de l’afflux de dollars qui a poussé la BdL à prendre encore plus de risques. À partir de 2016, elle pousse encore plus loin son ingénierie financière, et commence à pratiquer le swap (l’échange) : au mois de mai, la BdL échange avec le ministère des Finances 2 milliards de titres souverains libanais en échange de titres européens. Elle a par la suite revendu les titres européens avec d’autres actifs financiers à des banques commerciales libanaises à des taux d’intérêts supposément très élevés mais non divulgués. Selon un rapport du FMI, la BdL aurait tiré un profit de 13 milliards de dollars de cette transaction nébuleuse. À la lumière des développements successifs, et notamment à la suite du début des manifestations, une publication récente de Triangle définit le système financier libanais comme un schèma de Ponzi.

©Kelly O’Donovan. Manifestants à Sahat al-Nour, Tripoli

Absence d’État et inégalités sociales

Cet ingénieux système financier ne contribue nullement au développement d’une économie productive. Là où l’argent semble produire de l’argent indépendamment de toute valeur réelle, la majorité de la population souffre de la pauvreté et du chômage élevés. Les taux d’intérêts sur les dépôts offerts par les banques commerciales sont tellement élevés qu’ils découragent toute forme d’investissement dans l’économie réelle. D’ailleurs, les conditions effroyables dans lesquelles sont les infrastructures du pays n’encouragent pas non plus les investissements dans l’économie productive.

Depuis la fin de la guerre civile le réseau électrique libanais n’a pas été en mesure de fournir de l’électricité 24/24h. Les structures sont peu performantes et nécessitent d’autant plus de manutention. En fonction de la zone géographique, les coupures d’électricité quotidiennes varient entre 3 heures et 12 heures par jour. L’état du réseau électrique a des conséquences sur la productivité des entreprises libanaises, mais est aussi à l’origine d’une double catastrophe climatique, qui contribue à dégrader les conditions de vie et la santé des Libanais. D’une part, les centrales électriques obsolètes qui constituent le réseau national s’alimentent uniquement de combustibles. D’autre part, les défaillances obligent la population à faire recours à des générateurs alimentés au diesel. Ce système est un des facteurs principaux de la pollution de l’air au Liban : à Beyrouth, le niveau de pollution est trois fois supérieur à ce que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) considère comme dangereux. Les structures délabrées de la compagnie d’électricité nationale contribuent également à creuser le trou du déficit budgétaire. En outre, la demande de générateurs représente une affaire extrêmement rentable pour une mafia pas prête à renoncer à ses profits.

L’exemple de l’électricité libanaise est représentatif de la plupart des infrastructures au Liban. La récolte des déchets fait partie des services essentiels défaillants qui empirent dramatiquement la crise environnementale. Le manque d’un système étatique fonctionnel fait de l’argent un moyen fondamental pour « s’acheter » de meilleures conditions de vie : payer pour un générateur plus efficace, pour un purificateur de l’air, pour une meilleure connexion internet. L’absence presque absolue d’un système de sécurité sociale fait que, si l’on est pauvre, il ne faut surtout pas tomber malade. Cependant 1,5 million de personnes, environ un tiers de la population, vit avec moins de 4$ par jour. Le chômage est estimé à 25%, et atteint 37% si l’on considère la population en dessous de 25 ans. De l’autre côté de la barricade, il y a les autres : les héritiers de la guerre civile, les mêmes visages ou du moins les mêmes familles, qui vivent dans des palais, qui détiennent les banques et qui n’ont fait que profiter des malheurs du pays. Face aux manifestations, ils semblent paralysés et incapables de réagir de manière appropriée. Les dynamiques restent les mêmes qui bloquent le pays depuis la fin de la guerre civile : les discours publics sont paternalistes, les manifestants sont accusés de vouloir déstabiliser le pays, d’être à la merci de pouvoirs étrangers, d’être la raison pour laquelle l’économie du pays est en train de plonger. Les mouvements Amal et Hezbollah, qui représentent les forces armées les plus importantes du pays, sont soupçonnés d’être à l’origine des violences à l’encontre des manifestants, qui ont eu lieu ces derniers jours à Beyrouth et à Tripoli.

Le manque d’un système étatique fonctionnel fait de l’argent un moyen fondamental pour « s’acheter» de meilleures conditions de vie : payer pour un générateur plus efficace, pour un purificateur de l’air, pour une meilleure connexion internet.

Les Libanais sont de moins en moins dupes de ces stratagèmes, mais la situation économique du pays empire de jour en jour. La grande préoccupation à l’heure actuelle est la dévaluation de la livre. Si la fixation du taux de change semble encore tenir, certains commerçants et particuliers demandent des prix plus élevés pour les paiements en livres, alors que le dollar devient la seule monnaie sûre. Cependant, cette devise est de plus en plus rare dans le pays, et seul les privilégiés, ayant des comptes courants à l’étranger, y ont accès. Dans les conditions de pauvreté actuelles de la population, une baisse du pouvoir d’achat devient dramatique.

Dans ce contexte économique de plus en plus incertain, personne ne sait ce qu’il arrivera dans les semaines à venir. Les élites politiques ne semblent pas s’approcher d’une solution qui puisse convenir la population. Le dernier candidat à la position de Premier ministre est l’homme d’affaires Samir Khatib (vice-président exécutif de la compagnie immobilière Khatib & Alami) un personnage parfaitement représentatif des élites économiques du pays, qui n’a pas contribué à apaiser les ardeurs de la rue. Le vide institutionnel et l’indécision sont des constantes de la politique libanaise : avant la nomination de Michel Aoun en octobre 2016, les députés soutenant le futur président de la république avaient boycotté les sessions parlementaires pendant deux ans et demi afin d’empêcher les élections. De la même manière, suite aux dernières élections législatives de mai 2018 il a fallu plus de 8 mois avant que l’on s’accorde sur une formation de gouvernement.

La crise actuelle présente une particularité, qui pourrait constituer une échappatoire pour le pays : le fait que la dette soit détenue en grande partie par les banques nationales offre au pays une plus grande marge de manœuvre. Sans la pression de créanciers étrangers, le gouvernement pourrait agir avec plus de liberté. Certains évoquent une répudiation, du moins partielle, de la dette, d’autres un impôt différé sur les comptes bancaires au dessus d’un million de dollars. Cependant, tant que l’oligarchie traditionnelle ne se résigne pas à céder sa place et à payer de ses propres poches pour sauver le pays, la situation politique restera paralysée, alors que les conditions de vie empirent et la colère de la population ne cesse de croître.

 

[1] Ashkar, Hisham, « Benefiting from a Crisis: Lebanese Upscale Real-Estate Industry and the War in Syria », Confluences Méditerranée, 2015/1 (N° 92), p. 89-100.
URL : https://www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2015-1-page-89.htm

[2] Sakr-Tierney, Julia. ‘Real Estate, Banking and War: The Construction and Reconstructions of Beirut’. Cities 69 (1 September 2017): 73–78. https://doi.org/10.1016/j.cities.2017.06.003.

[3] Berthier, Rosalie. ‘Abracada… Broke. Lebanon’s Banking on Magic’. Synaps, 2 May 2017. http://www.synaps.network/abracada-broke.

[4] International Monetary Fund, ‘2016 Article IV Consultation – Press Release; Staff Report; and Statement by the Executive Director for Lebanon’. January 2017.

[5] Halabi, Sami, and Jacob Boswall. ‘Lebanon’s Financial House of Cards’. Working Paper Series. Triangle, November 2019.
http://www.thinktriangle.net/extend-and-pretend-lebanons-financial-house-of-cards-2/

[6] Shihadeh, Alan et al. ‘Effect of Distributed Electric Power Generation on Household Exposure to Airborne Carcinogens in Beirut’. Climate Change and Environment in the Arab World. American University of Beirut, January 2013. https://www.aub.edu.lb/ifi/Documents/publications/research_reports/2012-2013/20130207ifi_rsr_cc_effect%20Diesel.pdf.

[7] McDowall, Angus. ‘Fixing Lebanon’s Ruinous Electricity Crisis’. Reuters, 29 March 2019. https://www.reuters.com/article/us-lebanon-economy-electricity/fixing-lebanons-ruinous-electricity-crisis-idUSKCN1RA24Z.

[8] Fadel, Rosette. ‘Third of Lebanese Live in Poverty, Experts Say – Rosette Fadel’. An-Nahar, 20 June 2019. https://en.annahar.com/article/865485-third-of-lebanese-live-in-poverty-experts-say.

[9] Hamadi, Ghadir. ‘Unemployment: The Paralysis of Lebanese Youth’. An-Nahar, 2 August 2019. https://en.annahar.com/article/1004952-unemployment-the-paralysis-of-lebanese-youth.

Libéralisation du secteur de l’électricité : la grande arnaque

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Initialement justifiée par une promesse de prix plus bas pour les consommateurs français, la libéralisation du secteur de distribution de l’électricité aux particuliers s’est finalement traduite par une envolée des tarifs réglementés de vente (TRV) d’EDF et des prix du marché privé au cours de la décennie 2010. Le 1er août dernier, les TRV ont encore augmenté de 1,23%, cette hausse faisant suite à un renchérissement spectaculaire de 5,9% intervenu le 1er juin dernier. La libéralisation est également responsable d’une explosion des abus des fournisseurs d’énergie à l’encontre des ménages français, dont s’alarme aujourd’hui le Médiateur National de l’Énergie. Elle nous enjoint à questionner la pertinence de la privatisation et de la mise en concurrence systématiques des anciens marchés dits « de monopole public ».


Mauvaise nouvelle pour le portefeuille des ménages français. Le 1er août dernier, les tarifs réglementés de vente (TRV) qui déterminent les montants des factures d’électricité domestique d’EDF, dont s’acquittent encore 28 millions de ménages français, ont augmenté de 1,23%[1]. En juin dernier, ils avaient déjà bondi de 5,9%, soit la plus forte augmentation depuis 20 ans[2]. Une telle hausse équivalait à 90 euros de facture par an pour un foyer se chauffant à l’électricité, soit une part considérable du reste-à-vivre des ménages appartenant aux trois premiers déciles de revenus. Or, un tiers d’entre eux est déjà en situation de précarité énergétique en France[3].

Sous la pression du mouvement des « Gilets jaunes », le Gouvernement avait pourtant annoncé vouloir différer leur augmentation. Après avoir connu une envolée entre 2010 et 2018, les TRV devaient temporairement se stabiliser. Un tel répit aurait été bienvenu car leur revalorisation annuelle avait abouti à une augmentation des prix de l’électricité de plus de 20%[4][5]. Las, la Commission de Régulation de l’Énergie (CRE) en a décidé autrement. Elle a rappelé en février dernier qu’une hausse de 5,9% devait intervenir au mois de juin 2019 au plus tard.

Dans le même temps, le phénomène de précarité énergétique se développe en France et touche aujourd’hui 12% des ménages[6]. La hausse des prix de l’électricité et du gaz fait courir le risque à une part croissante d’entre eux de basculer dans des situations d’insolvabilité ou de grave privation énergétique, dont plusieurs organisations comme la Fondation Abbé Pierre[7], le CREAI[8] ou le CLER[9] soulignent les effets dévastateurs sur l’état de santé physique et psycho-sociale des personnes concernées.

La hausse des prix de l’électricité et du gaz fait aujourd’hui courir le risque à de nombreux ménages français de basculer dans des situations d’insolvabilité ou de grave privation énergétique.

Au-delà d’être excessive, la hausse actuelle des prix de l’électricité est en grande partie la conséquence de la politique de privatisation et de mise en concurrence dans le secteur de la distribution de l’électricité et du gaz. La principale justification politique apportée par la Commission européenne à cette mise en concurrence était pourtant de permettre aux consommateurs de bénéficier de prix bas[10].

Genèse de la libéralisation

En France, sous l’effet de la transposition des directives européennes de libéralisation des marchés de fourniture de l’électricité et du gaz aux particuliers[11], ces derniers se sont ouverts à la concurrence. En 2000, la CRE était créée afin de veiller au fonctionnement du marché en voie de libéralisation de l’énergie et d’arbitrer les différends entre opérateurs et consommateurs[12]. En 2004, EDF perdait son statut d’établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) pour devenir une société anonyme (SA) [13][14]. Ce choix fut effectué afin de réduire l’entreprise à l’état de simple concurrent au sein du futur marché privé de distribution énergétique. Enfin, début 2007, les marchés de distribution du gaz et de l’électricité aux ménages ont été définitivement libéralisés[15]. À cette date, les ménages français ont pu souscrire un contrat de fourniture auprès d’opérateurs privés concurrents.

Conformément aux exigences de Bruxelles, Paris a ainsi mis en place un système de fonctionnement de marché privé dont il était attendu qu’il favorise la concurrence entre distributeurs, et par là, une baisse des prix des énergies dont les consommateurs devaient être les bénéficiaires[16]. Il s’agissait également de permettre à tout opérateur privé de s’installer sur le marché de distribution de l’énergie et à ces nouveaux utilisateurs des réseaux de distribution de bénéficier, selon les termes de la Commission, d’un droit d’accès « libre, transparent et non-discriminatoire »[17].

Dans la réalité, le démantèlement des monopoles publics de distribution en vigueur dans de nombreux pays européens a eu un effet exactement inverse. Les prix de vente des énergies aux particuliers se sont littéralement envolés. La libéralisation du marché de l’électricité a abouti à une hausse à trois chiffres des prix de l’électricité en Espagne[18][19]. Elle a également été particulièrement douloureuse au Danemark, en Suède et au Royaume-Uni[20] tandis que dans l’Hexagone, les prix de l’électricité connaissent aujourd’hui un plus haut historique et continuent d’augmenter à un rythme sans précédent depuis le Second Choc pétrolier[21]. Comment a-t-on pu en arriver à une telle situation ?

Dans certains pays européens, la libéralisation a abouti à une hausse à trois chiffres des prix de l’électricité.

Dans le sillage de la libéralisation du marché national de distribution de l’électricité en 2007, le législateur fait voter le 7 décembre 2010 la loi NOME[22], portant sur une nouvelle organisation des marchés de l’électricité.  Cette loi est à l’origine de la création d’un mécanisme dit d’« accès régulé à l’énergie nucléaire historique» ou « ARENH », mécanisme par lequel EDF se voit obligé de céder une part de son électricité produite grâce au nucléaire à ses concurrents pour des tarifs « représentatifs des conditions économiques de production » selon les termes de la loi [23]. En France, le secteur du nucléaire permet de produire de l’électricité à prix faible, car inférieur aux sources de production autres que l’hydraulique[24]. L’objectif était donc de stimuler la concurrence, afin que les fournisseurs alternatifs s’approvisionnent en électricité au même coût qu’EDF et abaissent leurs tarifs de distribution.

Concrètement, avec l’ARENH, EDF devait céder un quart de sa production nucléaire à la concurrence privée, à un prix fixé par arrêté ministériel de 42€/MWh[25]. Les concurrents d’EDF avaient ainsi accès à 100 TWh/an d’électricité nucléaire. Cependant, dans un contexte de mondialisation du marché des énergies, ces sociétés sont également amenées à se fournir sur des marchés étrangers au sein desquels les cours de l’électricité, soumis à la conjoncture internationale, sont fortement instables. Parfois, comme en 2016, les prix du marché mondial s’effondrent. Durant cette période, EDF n’a par conséquent vendu aucun kilowatt à ses concurrents qui préféraient s’approvisionner ailleurs. D’autres fois, au contraire, dans un contexte de crise de l’offre ou d’inflation de la demande, les prix augmentent et l’ARENH devient compétitif. Ce mécanisme offrait ainsi aux opérateurs concurrents d’EDF une opportunité d’arbitrage : ils pouvaient se fournir sur le marché mondial quand les prix étaient bas ou via l’ARENH quand ils étaient élevés.

Au cours des années 2010, cependant, en raison de l’appétit du marché asiatique, les prix de gros internationaux ont beaucoup augmenté, de sorte que l’ARENH est devenu hyper-compétitif au regard du marché mondial. Les fournisseurs privés internationaux se sont alors rués vers l’ARENH et ont fait exploser son plafond de vente. 132,98 TWh d’électricité ont été demandés pour l’année 2019, soit 33 TWh de plus que la limite fixée par la Loi[26], forçant le Gouvernement et le Parlement à considérer en urgence, et contre l’avis d’EDF, une augmentation du plafond de vente [27][28][29][30]. En attendant, pour continuer à fournir leurs clients, les opérateurs privés ont été contraints de se tourner vers le marché international[31].

Le mythe de l’auto-régulation

L’histoire aurait pu s’arrêter là. EDF aurait ainsi vu sa compétitivité-prix accrue sur le marché de distribution aux particuliers, aux dépens des autres opérateurs privés soumis aux prix élevés et peu concurrentiels du marché international. Cependant, adoptant l’interprétation « hard line » du principe de concurrence de la Commission européenne, la CRE a estimé que  l’accroissement des écarts de prix de vente entre ceux d’EDF et des autres opérateurs privés représentait une menace à l’encontre du principe de libre concurrence. Elle a alors décidé d’intervenir afin d’affaiblir par la force l’avantage concurrentiel d’EDF. Dans une délibération datant de février dernier, elle a préconisé au Gouvernement français de mettre en oeuvre une augmentation des TRV afin de respecter le principe de « contestabilité » des tarifs[32].

Selon cet anglicisme qui constitue désormais une notion de droit économique européen, le niveau des TRV doit être fixé afin que tout fournisseur privé soit en mesure de les concurrencer afin de garantir son maintien sur le marché[33]. En clair, la contestabilité suppose une inversion totale du paradigme de réglementation des marchés. Elle protège les intérêts de l’offre (les fournisseurs) plutôt que ceux de la demande (les ménages). À ce titre, 40% de l’augmentation du prix proposée par la CRE au Gouvernement — 3,3€/MWh sur 8,3€/MWh — n’est pas liée à la hausse objective des coûts d’exploitation d’EDF. Elle provient d’un choix méthodologique consistant à faire correspondre le prix de vente de l’électricité produite par le nucléaire d’EDF à celui fixé dans le cadre de l’ARENH[34]. L’objectif de la CRE était ainsi de limiter les effets négatifs que des TRV bas pouvaient avoir sur la capacité de pénétration et de maintien sur le marché des opérateurs privés concurrents d’EDF.

La contestabilité suppose une inversion totale du paradigme de réglementation des marchés : elle protège les intérêts de l’offre plutôt que de la demande.

Par ailleurs, Bruxelles ne s’est pas contentée d’affaiblir la position d’EDF sur le marché de distribution aux particuliers. La Commission a également ordonné à la France de supprimer définitivement son système de réglementation tarifaire. Adoptée le 11 avril dernier, la loi PACTE a d’ores et déjà programmé la suppression des TRV pour les particuliers et copropriétés au 1er juillet 2023[35]. Elle constitue la suite logique d’un arrêt du Conseil d’État où ce dernier estimait que le maintien des TRV était « contraire au droit de l’Union européenne », constituant « une entrave à la réalisation de marchés de l’électricité et du gaz naturel libres et concurrentiels »[36].

Concurrence(s) et guerre civile

La suite de l’histoire a fait la une de la presse au cours des derniers mois, sur fond de tensions sociales et politiques brutalement ravivées par le mouvement des Gilets jaunes, mais aussi d’inquiétude grandissante exprimée par les ménages françaises quant à l’acquittement de leurs factures énergétiques en explosion.

La validation par le Gouvernement des préconisations de la CRE a d’abord fait bondir les associations de consommateurs. En avril, la CLCV et UFC-Que Choisir adressaient une lettre ouverte au Président de la République, lui enjoignant de renoncer à la hausse du tarif[37]. Selon elles, « approuver cette augmentation reviendrait à tourner le dos aux attentes des Français en termes de pouvoir d’achat et à la logique de dialogue mise en place avec ces derniers depuis le Grand Débat National ». La lettre est restée sans réponse.

À l’annonce de l’augmentation effective des tarifs en juin dernier, les deux associations décident de saisir le Conseil d’État[38]. Le secrétaire général de la CLCV, François Carlier, justifiait cette saisine sur RTL : « cela fait dix ans que le marché français de distribution de l’énergie a été libéralisé. Le fait que les autorités prétendent aujourd’hui être obligées d’augmenter les tarifs de vente du fournisseur historique afin de stimuler la concurrence est complètement paradoxal. (…) C’est en tout cas une décision injustifiable si l’on se place du point de vue de l’intérêt des consommateurs pour lesquels la seule chose qui compte est de bénéficier de prix abordables. La proposition de hausse de la CRE pose donc des problèmes de droit et en la suivant, le Gouvernement commet une faute »[39].

EDF se retrouve dans une situation déloyale et insensée, que ce soit du point de vue de la mission d’intérêt général des services publics ou d’un fonctionnement concurrentiel de marché. L’entreprise se retrouve confrontée à des concurrents qui ne produisent aucune valeur ajoutée dans l’économie, mais vivent d’une rente énergétique.

Les associations de consommateurs n’ont pas été les seules à réagir à l’augmentation des TRV. L’Autorité de la Concurrence l’a elle-même contestée. Dans un avis du 25 mars, l’AAI (Autorité Administrative Indépendante) en charge de la réglementation des marchés en France a estimé que la hausse proposée « conduirait à faire payer aux consommateurs les effets du plafonnement de l’accès régulé à l’électricité nucléaire. Le surcoût serait de 600 millions d’euros pour ces derniers. (…) La hausse des tarifs apparaît dès lors comme contraire à la volonté du Parlement de proposer des tarifs permettant de restituer aux consommateurs le bénéfice de la compétitivité du parc nucléaire historique. (…) Une telle régulation conduirait à transformer, sur le marché de détail aux particuliers, le prix plafond réglementé en prix plancher pour EDF, avec pour effet d’offrir aux clients restés fidèles aux TRV la garantie pour le moins paradoxale de « bénéficier des prix les plus élevés du marché ».[40]

Ces derniers mois, Jean-Bernard Lévy, directeur d’EDF, alertait l’opinion publique sur la position de faiblesse dans laquelle EDF est actuellement mise par la faute de la CRE et de la doctrine libérale du « marché privé de l’électricité » défendue par la Commission. Dans une tribune parue dans Le Figaro en mai dernier[41], c’est le principe de fonctionnement même de l’ARENH qu’il dénonçait, permettant selon lui à des acteurs privés d’accroître considérablement leurs marges sur le dos d’investissements publics, en se dédouanant des charges et risques financiers liés à l’entretien matériel du réseau. En juin dernier, il tirait la sonnette d’alarme : « depuis des années, EDF est victime du système actuel de régulation de l’accès à l’énergie nucléaire. On ne peut pas obliger EDF, entreprise qui a à sa charge l’ensemble des investissements infrastructurels, à subventionner d’autres distributeurs d’électricité privés qui ne font, eux, aucun investissement dans le réseau public (…). Nos concurrents attendent que nous leur fournissions à un prix ultra-compétitif une énergie qu’ils ne produisent même pas afin d’accroître leurs marges. Aujourd’hui, des grands groupes s’implantent sur le marché de la distribution d’électricité et viennent faire beaucoup d’argent aux dépens d’EDF»[42].

Il est vrai que le principe de séparation des gestionnaires de réseau et des fournisseurs de services voulu par Bruxelles produit aujourd’hui un tel niveau d’incohérence que même des think-tanks ultra-libéraux et minarchistes comme la Fondation IFRAP reconnaissent qu’il n’est pas viable, voire même absurde. Selon l’IFRAP, EDF est : « victime d’un système qui contraint l’entreprise à subventionner ses propres concurrents privés alors que dans un fonctionnement de marché libéralisé, ces derniers devraient plutôt réaliser les investissements pour produire eux-mêmes de l’électricité »[43]. EDF se retrouve ainsi dans une situation déloyale et insensée, que ce soit du point de vue de la mission d’intérêt général des services publics ou d’un fonctionnement concurrentiel de marché. L’entreprise se retrouve confrontée à des concurrents qui ne produisent aucune valeur ajoutée dans l’économie, et donc virtuellement aucune richesse, mais vivent malgré tout d’une rente énergétique.

Il est dès lors permis d’acquiescer aux propos d’Henri Guaino, ancien Commissaire général du Plan qui, dès 2002 dans les colonnes du Monde, alertait l’opinion publique sur « l’absurdité économique et technique de la séparation des secteurs de production et de distribution de l’énergie ». Selon lui, « la privatisation voulue par la Commission est un leurre, compte tenu des besoins considérables de financement qu’appellent le renouvellement des équipements de production et la diversification des modes de production énergétique. (…) Comme celle de la SNCF, la réorganisation d’EDF est porteuse de conséquences graves, que les institutions européennes s’efforcent de dissimuler derrière de pseudo-impératifs d’efficacité concurrentielle »[44].

Leçons d’un mirage idéologique

En résumé, le cas de la libéralisation et de la privatisation du marché de l’électricité en France est instructif à plusieurs égards. Premièrement, il nous offre un cas d’étude des incohérences folles auxquelles tout raisonnement logique trop dogmatique peut conduire. De ce point de vue, le paralogisme ultra-libéral — ou plutôt néolibéral — de la concurrence artificiellement stimulée avancé par la Commission européenne et la CRE est digne d’un enseignement scolastique sur les syllogismes. En bref, la puissance publique prétend intervenir en augmentant les TRV, et en sacrifiant ainsi l’intérêt des consommateurs, « au nom du principe de concurrence ». Or, aux yeux de la Commission européenne elle-même, un tel principe est légitimé par le fait que « seule la concurrence permet de défendre l’intérêt des consommateurs »[45]. Marcel Boiteux et les économistes de la Fondation Robert Schuman n’ont pas manqué de s’amuser de ce savoureux paradoxe[46]. Dans un article intitulé « Les ambiguïtés de la concurrence », l’auteur du problème de Ramsey-Boiteux, maître à penser des politiques de tarification publique, déclarait : « avec la suppression des tarifs régulés, il ne s’agit plus d’ouvrir la concurrence pour faire baisser les prix, mais d’élever les prix pour favoriser la concurrence! »[47].

Avec la suppression des tarifs régulés, il ne s’agit plus d’ouvrir la concurrence pour faire baisser les prix, mais d’élever les prix pour favoriser la concurrence!

Deuxièmement, cette affaire nous permet de constater que derrière la prétendue neutralité axiologique du « jeu pur et parfait de la concurrence » avancé par la Commission, se cache une entreprise politique visant à démanteler le monopole de distribution du secteur public de nombreux États membres[48]. On voit se dessiner ici ce qui constitue le cœur d’une idéologie politique en même temps que sa quadrature du cercle. Afin de faire basculer le maximum de ménages clients du système public réglementé vers le marché privé, les fournisseurs concurrents doivent être capables de concurrencer les TRV d’EDF. Or, en France, ces derniers en sont actuellement tout bonnement incapables. La Commission et la CRE multiplient alors les initiatives politiques afin d’altérer les règles du jeu de façon plus ou moins conforme à leurs dogmes, osant pour cela user de méthodes coercitives[49] ou même renier certains postulats idéologiques originels quant au fonctionnement des marchés[50].

Ce constat nous amène à notre troisième point. Le cas de figure dans lequel nous sommes plongés remet en question l’illusion selon laquelle la mise en concurrence tendrait systématiquement à un lissage optimal des tarifs pour le consommateur et devrait à ce titre constituer l’unique horizon de fonctionnement des marchés[51]. Comme le résume l’économiste Paul de Grauwe, « il existe bel et bien des limites au marché »[52][53]. De ce point de vue, la première observation pragmatique qui s’impose est que si la CRE en est réduite à demander au Gouvernement d’intervenir afin de fixer artificiellement à la hausse les prix de la ressource électricité, le marché est faillible et il est très loin d’être autorégulé[54].

Par ailleurs, certains secteurs, et notamment les activités de réseau (trains, distribution énergétique), constituent des « monopoles naturels ». Cela veut dire qu’ils ont traditionnellement été organisés comme tel parce qu’ils y ont naturellement intérêt[55]. En effet, ce sont des activités où les économies d’échelle et les coûts d’entrée sur le marché sont si considérables que la collectivité publique doit contrôler ce dernier afin d’empêcher qu’il ne tombe aux mains d’un nombre limité d’opérateurs privés. Comme cela a déjà été le cas par le passé dans des secteurs comme le transport ferroviaire au début du XXe siècle aux États-Unis[56] ou la distribution d’électricité en Californie au début des années 2000 (scandale Enron), les acteurs privés pourraient profiter de leur position dominante afin de soutirer une rente d’oligopole en pratiquant des prix trop élevés auprès de leurs clients ou en évinçant une demande jugée trop coûteuse à satisfaire. Une telle dynamique emporte des implications dramatiques en termes d’accroissement des inégalités entre les consommateurs, et donc d’érosion du fonctionnement démocratique des marchés[57][58][59][60][61].

À ce titre, comme le disent Jean-Pierre Hansen et Jacques Percebois, « le marché de distribution de l’électricité n’est pas un marché comme les autres » parce que « l’électricité doit à la fois être perçue comme une marchandise qui peut s’échanger et un service public qui requiert une intervention de l’État » [62]. L’observation est a fortiori justifiée compte tenu du fait qu’un phénomène de monopolisation est actuellement à l’œuvre dans des pans entiers des économies développées[63][64]. Sont notamment concernées les activités de réseaux et celles qui nécessitent des investissements infrastructurels ou informationnels considérables[65][66]. Or, le phénomène d’hyper-concentration aux mains d’un secteur privé sur-consolidé génère une dégradation de la diversité, du prix et de la qualité des biens et services proposés aux consommateurs[67][68].

Le marché de l’électricité n’est pas un marché comme les autres. L’électricité doit à la fois être perçue comme une marchandise qui peut s’échanger et un service public qui requiert une intervention de l’État.

Dans le cadre d’un fonctionnement de marché privé du secteur de l’électricité, un autre risque est lié au fait que certains usagers périphériques pourraient être purement et simplement exclus des services de distribution en raison des coûts d’accès à l’offre que représentent le raccordement et l’entretien du réseau électrique pour ces derniers, notamment dans des territoires mal desservis[69]. De ce point de vue, le service public de l’électricité permet la péréquation tarifaire, en subventionnant les coûts d’accès des ménages[70][71][72]. La loi du 10 février 2000, relative à la modernisation et au développement du service public de l’électricité, avait consacré cette notion de service public de l’électricité dans le droit français, qui « a pour objet de garantir l’approvisionnement en électricité sur l’ensemble du territoire national, dans le respect de l’intérêt général (…) des principes d’égalité et de continuité du territoire, et dans les meilleures conditions de sécurité, de qualité, de coûts, de prix et d’efficacité économique, sociale et énergétique »[73].

Il est donc pertinent de considérer le marché de l’énergie comme un service d’intérêt général, a fortiori compte tenu du fait que notre territoire national est vecteur d’inégalités potentielles en raison de ses nombreux espaces ruraux, d’altitudes variées, insulaires ou ultra-marins[74][75]. Ces réalités sont à mettre en comparaison avec celles d’autres pays européens comme l’Allemagne ou les Pays-Bas, dont les populations sont réparties de manière plus homogène et sur des territoires beaucoup plus densément peuplés et imposant beaucoup moins de contraintes physiques. Cet argument élémentaire de géographie économique[76] semble n’avoir jamais été entendu par la Commission européenne qui estime qu’il n’existe aucune spécificité géographique ou institutionnelle dans le fonctionnement des marchés nationaux.

Par ailleurs, la théorie néoclassique du marché adopte le postulat d’une offre homogène et ignore la question de l’inégale qualité des biens et services fournis aux consommateurs. Or, la libéralisation du secteur de la distribution aux particuliers s’est traduite par une dégradation spectaculaire et à géométrie variable de la qualité des services de distribution d’énergie aux particuliers. En France, on constate notamment une envolée du nombre de plaintes pour harcèlement lié au démarchage téléphonique, de litiges portant sur des contestations de souscriptions abusives, ou encore de dénonciations de pratiques commerciales trompeuses. À tel point que Jean Gaubert, Médiateur National de l’Énergie (MNE), s’en est inquiété dans son rapport annuel, publié en mai dernier[77][78].

Selon l’enquête menée par le MNE, 56% des Français interrogés ont déclaré avoir été démarchés de manière intempestive par au moins un distributeur au cours de l’année 2018, soit une augmentation de plus de 50% en un an. Afin d’augmenter leur clientèle, plusieurs fournisseurs ont aussi eu recours à des pratiques de tromperie aggravée. Le MNE a souligné la multiplication des démarchages téléphoniques visant à informer de fausses mesures législatives en vertu desquelles le changement de fournisseur serait obligatoire. Plus grave encore, le nombre de ménages saisissant le MNE pour changement de fournisseur de gaz ou d’électricité à leur insu s’est lui aussi envolé, en augmentation de 40% sur un an. Plusieurs fournisseurs d’électricité ont même eu recours à des stratégies de souscriptions de contrats cachées, notamment à l’occasion de la vente de produits électroménagers dans des magasins grand public[79].

Enfin, comme les travaux des théoriciens britanniques de la welfare economics l’ont démontré[80], le secteur public doit prendre en compte le coût environnemental des activités de production d’énergie, passé sous silence dans le cadre du fonctionnement de marché privé[81][82]. La question est cruciale en ce qui concerne le secteur énergétique, non seulement s’agissant du nucléaire et de ses déchets radioactifs aux demies-vies de millions d’années[83][84], mais également des déchets engendrés par les infrastructures de production d’autres énergies dont l’État ne détient pas le monopole de production, comme le solaire[85]. De telles externalités environnementales ne sont en principe pas assumées par les acteurs privés [86][87], a fortiori dans le cadre d’un paradigme de fonctionnement séparant les activités de production (publiques) et de distribution (privées) d’électricité.

Une réglementation à réinventer

En ce qui concerne le marché de distribution d’électricité en France, il semble donc que les bienfaits des politiques de libéralisation et de privatisation soient davantage un horizon idéologique qu’une réalité empirique. Si réalité il y a, elle est plutôt liée à la façon dont ces politiques se traduisent aujourd’hui sur le portefeuille des ménages. 12% d’entre eux sont aujourd’hui en situation de précarité énergétique[88]. Dans les régions françaises les plus touchées par ce phénomène, comme le Grand-Est ou la Bourgogne-Franche-Comté, ce pourcentage s’élève d’ores-et-déjà à 25% de la population ou plus[89][90]. Il devrait encore s’accroître, compte tenu de l’inflation des prix des énergies et de la stagnation des revenus des trois premiers déciles, parmi lesquels se trouve l’essentiel des ménages énergétiquement précaires. Le coût social du « paralogisme de la concurrence » est donc considérable. Il conduit des millions de Français à envisager avec moins de confiance leur niveau de vie futur.

Comme le résume le juriste Alain Supiot, « il y a donc de bonnes raisons de soustraire à la toute puissance du Marché des produits ou services qui, comme l’électricité, le gaz, la poste, les autoroutes ou les chemins de fer, reposent sur un réseau technique unique à l’échelle du territoire, répondent à des besoins partagés par toute la population et dont la gestion et l’entretien s’inscrivent dans le temps long qui n’est pas celui, micro-conjoncturel, des marchés. En ce domaine, la France s’était dotée de structures juridiques particulièrement adaptées, hybrides de droit privé et de droit public, qui avaient fait la preuve de leur capacité à conjuguer efficacité économique et justice sociale. Le bilan particulièrement désastreux de la privatisation de ces services doit inciter à faire évoluer ces structures plutôt qu’à les privatiser »[91]. En France comme ailleurs en Europe, il est urgent de changer le paradigme de réglementation du secteur de l’électricité.

 


[1]Le Monde. Les prix de l’électricité augmentent encore, ceux du gaz baissent légèrement. 29 juillet 2019. https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/07/29/les-prix-de-l-electricite-augmentent-encore-ceux-du-gaz-baissent-legerement_5494698_3234.html

[2]La Croix. Électricité, pourquoi les tarifs réglementés augmentent de 5,9%. 31 mai 2019. https://www.la-croix.com/Economie/France/Electricite-pourquoi-tarifs-reglementes-augmentent-59-2019-05-31-1201025744

[3]Observatoire National de la Précarité Énergétique, Centre Scientifique et Technique du Bâtiment. Analyse de la précarité énergétique à la lumière de l’Enquête Nationale Logement (ENL) 2013. 8 novembre 2016. https://onpe.org/sites/default/files/pdf/ONPE/onpe_cstb_indicateurs_pe_enl_2013.pdf

[4]INSEE Première n°1746. Les dépenses des Français en électricité depuis 1960. 4 avril 2019. https://www.insee.fr/fr/statistiques/3973175

[5]Le Monde. Le prix réglementé de l’électricité augmente depuis le début des années 2000. 31 mai 2019. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2019/05/31/des-prix-reglementes-de-l-electricite-qui-augmente-depuis-le-debut-des-annees-2000_5470021_4355770.html

[6]Observatoire National de la Précarité Énergétique. Tableau de bord de la précarité énergétique, édition 2018. 6 mai 2019. https://onpe.org/sites/default/files/tableau_de_bord_2018_v2_1.pdf

[7]Fondation Abbé Pierre (2017). La précarité énergétique en infographie. Focus sur la précarité énergétique en France. https://www.fondation-abbe-pierre.fr/nos-publications/etat-du-mal-logement/les-infographies-du-logement/la-precarite-energetique-en-infographie

[8]CREAI-ORS Languedoc-Roussillon (2013). Liens entre précarité énergétique et santé : analyse conjointe des enquêtes réalisées dans l’Hérault et le Douaisis. https://www.fondation-abbe-pierre.fr/documents/pdf/rapport_precarite_energetique_sante_conjoint_vf.pdf

[9]CLER – Réseau pour la transition énergétique. Comment en finir avec la précarité énergétique? 12 mars 2019. https://cler.org/tribune-comment-en-finir-avec-la-precarite-energetique%E2%80%89/

[10]Commission Européenne (2012). Effets positifs de la politique de concurrence : en quoi la politique de concurrence est-elle importante pour les consommateurs? http://ec.europa.eu/competition/consumers/why_fr.html

[11]Voir directives 1996/92/CE, 1998/30CE, 2003/54/CE et 2003/55/CE. (1. Commission Européenne. Directive 1996/92/CE of the European Parliament and of the Council of 19 December 1996 concerning common rules for the internal market in electricity ; 2. Commission Européenne. Directive1998/30/CE of the European Parliament and of the Council of 22 June 1998 concerning common rules for the internal market in natural gas ; 3. Commission Européenne. Directive 2003/54/EC of the European Parliament and of the Council of 26 June 2003 concerning common rules for the internal market in electricity and repealing Directive 96/92/EC – Statements made with regard to decommissioning and waste management activities ; 4. Commission Européenne. Directive 2003/55/CE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2003 concernant des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel et abrogeant la directive 98/30/CE).

[12]Légifrance. Loi n° 2000-108 du 10 février 2000 relative à la modernisation et au développement du service public de l’électricité.

[13]Légifrance. Loi n° 2004-803 du 9 août 2004 relative au service public de l’électricité et du gaz et aux entreprises électriques et gazières.

[14]EDF France (2018). Statuts juridico-légaux d’EDF. https://www.edf.fr/groupe-edf/espaces-dedies/investisseurs-actionnaires/statuts-d-edf

[15]Légifrance. Loi n° 2006-1537 du 7 décembre 2006 relative au secteur de l’énergie.

[16]Commission Européenne (2012). Effets positifs de la politique de concurrence : en quoi la politique de concurrence est-elle importante pour les consommateurs ? http://ec.europa.eu/competition/consumers/why_fr.html

[17]Commission Européenne. Directive 2003/55/CE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2003 concernant des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel et abrogeant la directive 98/30/CE.

[18]El País. ¿Ha funcionado la liberalización del mercado eléctrico en España? 15 novembre 2018. https://cincodias.elpais.com/cincodias/2018/11/14/mercados/1542207624_665776.html

[19]El Correo. La liberalización del sector eléctrico: dos décadas de luces y sombras. 10 décembre 2018. https://www.elcorreo.com/economia/tu-economia/liberalizacion-sector-electrico-20181207175056-nt.html

[20]Le Monde. Le marché et l’électricité, le dogme perd l’Europe. 4 septembre 2017. https://www.lemonde.fr/blog/huet/2017/09/04/le-marche-et-lelectricite-le-dogme-perd-leurope/

[21]INSEE Première n°1746. Les dépenses des Français en électricité depuis 1960. 4 avril 2019. https://www.insee.fr/fr/statistiques/3973175

[22]Légifrance. Loi n° 2010-1488 du 7 décembre 2010 portant nouvelle organisation du marché de l’électricité.

[23]Slate. Nucléaire, éolien… quelle est l’énergie la moins chère en France ? 30 novembre 2011. http://www.slate.fr/story/46785/nucleaire-eolien-energie-moins-chere-france

[24]Connaissance des énergies (2013). Coûts de production de l’électricité en France. https://www.connaissancedesenergies.org/fiche-pedagogique/couts-de-production-de-l-electricite-en-france

[25]Le Monde, AFP. L’arrêté ministériel fixant les tarifs pour la vente de l’électricité nucléaire publié au JORF. 20 mai 2011. https://www.lemonde.fr/economie/article/2011/05/20/l-arrete-ministeriel-fixant-les-tarifs-pour-la-vente-de-l-electricite-nucleaire-publie-au-jo_1524752_3234.html

[26]Commission de Régulation de l’Énergie. Les demandes d’ARENH pour 2019. 29 novembre 2018. https://www.cre.fr/Actualites/Les-demandes-d-ARENH-pour-2019

[27]Assemblée Nationale. Am. n°CD153. 1erjuin 2019.

[28]Assemblée Nationale. Am. n°CE357. 14 juin 2019.

[29]Les Échos. Électricité : comment le Gouvernement veut stabiliser la facture. 18 juin 2019. https://www.lesechos.fr/industrie-services/energie-environnement/electricite-comment-le-gouvernement-veut-stabiliser-la-facture-1029981

[30]Sénat. Am. n°200 rect. bis. 16 juillet 2019.

[31]Le Point. Électricité : ce marché où la concurrence ne marche pas. 16 mai 2019. https://www.lepoint.fr/economie/electricite-ce-marche-ou-la-concurrence-ne-marche-pas-16-05-2019-2313063_28.php

[32]Commission de Régulation de l’Énergie. Délibération de la CRE portant proposition des tarifs réglementés de vente d’électricité. 7 février 2019. https://www.cre.fr/Documents/Deliberations/Proposition/Proposition-des-tarifs-reglementes-de-vente-d-electricite

[33]Transposée en droit français, cette notion a été précisée par le Conseil d’État dans un arrêt de 2015, étant définie comme : « la faculté pour un opérateur concurrent d’EDF de proposer des offres à des prix égaux ou inférieurs aux tarifs réglementés ». Voir CE, juge des référés, 7 janvier 2015, Association nationale des opérateurs détaillants d’énergie (ANODE), n° 386076.

[34]Commission de Régulation de l’Énergie (2018). Marché de détail de l’électricité. https://www.cre.fr/Electricite/Marche-de-detail-de-l-electricite

[35]Légifrance. Loi n°2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises.

[36]CE, Ass., 19 juillet 2017, Association nationale des opérateurs détaillants d’énergie (ANODE), n°370321.

[37]CLCV, UFC-Que-Choisir. Lettre ouverte au président de la République. 11 et 12 avril 2019. http://www.clcv.org/images/CLCV/Lettre_ouverte_Emmanuel_Macron_11042019.pdf; https://www.quechoisir.org/action-ufc-que-choisir-hausse-du-tarif-de-l-electricite-au-president-de-la-republique-de-la-court-circuiter-n65619/

[38]CLCV. Hausse du prix de l’électricité : la CLCV et UFC-Que-Choisir vont saisir le Conseil d’État. 15 mai 2019. http://www.clcv.org/energies/hausse-du-prix-de-l-electricite-la-clcv-va-saisir-le-conseil-d-etat-pour-demander-son-annulation.html

[39]RTL. Électricité : « augmenter les tarifs d’EDF pour faire vivre la concurrence ». 31 mai 2019. https://www.rtl.fr/actu/conso/tarifs-de-l-electricite-comment-expliquer-une-telle-hausse-de-5-9-7797743600

[40]Autorité de la concurrence. Avis n°19-A-07 du 25 mars 2019 relatif à la fixation des tarifs réglementés de vente d’électricité.

[41]Le Figaro. Jean-Bernard Lévy: « Des fortunes privées se sont construites sur le dos du parc d’EDF ». 15 mai 2019. http://www.lefigaro.fr/societes/jean-bernard-levy-des-fortunes-privees-se-sont-construites-sur-le-dos-du-parc-d-edf-20190515

[42]BFMTV. Jean-Bernard Lévy : « Tout est organisé pour qu’EDF perde des clients! ». 13 juin 2019. https://bfmbusiness.bfmtv.com/mediaplayer/video/jean-bernard-levy-tout-est-organise-pour-qu-edf-perde-des-clients-1168130.html

[43]IFRAP. Prix de l’électricité : pourquoi ça ne va pas. 25 avril 2019. https://www.ifrap.org/agriculture-et-energie/prix-de-lelectricite-pourquoi-ca-ne-va-pas

[44]Le Monde. Tribune : Henri Guaino : « EDF : vers le démantèlement? ». 8 février 2002. https://www.lemonde.fr/archives/article/2002/02/08/edf-vers-le-demantelement_4209384_1819218.html

[45]Commission européenne (2012). Effets positifs de la politique de concurrence : en quoi la politique de concurrence est-elle importante pour les consommateurs? http://ec.europa.eu/competition/consumers/why_fr.html

[46]Fondation Robert Schuman (2008). Ivoa Alavoine, Thomas Veyrenc : « Idéologie communautaire vs. Réalisme national ? L’épineux problème des tarifs d’électricité ». https://www.robert-schuman.eu/fr/doc/questions-d-europe/qe-95-fr.pdf

[47]Futuribles. Marcel Boiteux : « Les ambiguïtés de la concurrence. Électricité de France et la libéralisation du marché de l’électricité ». 1er juin 2007. https://www.futuribles.com/fr/revue/331/les-ambiguites-de-la-concurrence-electricite-de-fr/

[48]Le Monde Diplomatique. Aurélien Bernier : « Électricité, le prix de la concurrence ». Mai 2018. https://www.monde-diplomatique.fr/2019/05/BERNIER/59843

[49]Voir procédures d’infraction susmentionnées, engagées par la Commission européenne à l’encontre de la République Française.

[50]Dans la théorie économique néoclassique, le principe de concurrence pure et parfaite n’admet pas que des acteurs privés de l’offre bénéficient de situation de rentes de profitabilité, qui sont considérées comme un élément de concurrence déloyale et un coin (« wedge »)  dans la réalisation de l’équilibre de marché. Voir : Union Européenne – Europa EU (2019). Concurrence : préserver et promouvoir des pratiques de concurrence loyale. https://europa.eu/european-union/topics/competition_fr

[51]La Documentation Française. État, marché et concurrence : les motifs de l’intervention publique. In Concurrence et régulation des marchés. Cahiers français n°313. https://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/libris/3303330403136/3303330403136_EX.pdf

[52]Paul de Grauwe (2015). Les limites du marché : l’oscillation entre l’État et le capitalisme. Préfacé par Jean-Paul Fitoussi. Bruxelles. De Boeck Supérieur.

[53]Financial Times. The Limits of the Market by Paul de Grauwe — from excess to redress. 7 avril 2017. https://www.ft.com/content/6e07ebe2-19eb-11e7-bcac-6d03d067f81f

[54]Confère l’expression « market failure » employée par Yves Croissant et Patricia Vornetti, économistes enseignant à l’Université de la Réunion et à l’Université Paris-I Panthéon-Sorbonne. Voir : La Documentation Française. État, marché et concurrence : les motifs de l’intervention publique. In Concurrence et régulation des marchés. Cahiers français n°313. https://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/libris/3303330403136/3303330403136_EX.pdf

[55]Ibid.

[56]Stanford University – Stanford CS (1996). Rise of Monopolies: the development of the railroad monopoly in the United States. In Andy Conigliaro, Joshua Elman, Jeremy Schreiber, Tony Small: « The danger of corporate monopolies ».

[57]The Commonwealth Club of California. Harvard University Professor Tim Wu: Inside Tech Monopolies. San Francisco. 22 février 2019. https://www.youtube.com/watch?v=pQVRP3-8yhQ

[58]The New Yorker. Opinion: Tim Wu: « The Oligopoly Problem ». 15 avril 2013. https://www.newyorker.com/tech/annals-of-technology/the-oligopoly-problem

[59]The New York Times. The Opinion Section: Tim Wu: « Be Afraid of Economic Bigness. Be Very Afraid. 10 novembre 2018. https://www.nytimes.com/2018/11/10/opinion/sunday/fascism-economy-monopoly.html?login=facebook

[60]The Washington Post. Opinion: Felicia Wong: « Why monopolies are threatening American democracy ». 8 décembre 2017. https://www.washingtonpost.com/news/democracy-post/wp/2017/12/08/why-monopolies-are-threatening-american-democracy/?noredirect=on&utm_term=.41c2a742748c

[61]The Washington Post. Opinion: Tim Wu: « A call to save democracy by battling private monopolies ». 28 décembre 2018. https://www.washingtonpost.com/gdpr-consent/?destination=%2foutlook%2fa-call-to-save-democracy-by-battling-monopolies%2f2018%2f12%2f27%2f949cf8f4-06fe-11e9-a3f0-71c95106d96a_story.html%3f&utm_term=.6d7239a41cd1

[62]Jean-Pierre Hansen, Jacques Percebois (2017). Transition(s) électrique(s). Ce que l’Europe et les marchés n’ont pas su vous dire. Préfacé par Gérard Mestrallet. Paris. Odile Jacob.

[63]The Atlantic. The Return of the Monopoly: An Infographic. April 2013. https://www.theatlantic.com/magazine/archive/2013/04/the-chartist/309271/

[64]The Guardian. Joseph Stiglitz: The new era of monopoly is here. 13 mai 2016. https://www.theguardian.com/business/2016/may/13/-new-era-monopoly-joseph-stiglitz

[65]Stanford University – Stanford CS (1996). Rise of Monopolies: the making of Microsoft. In Andy Conigliaro, Joshua Elman, Jeremy Schreiber, Tony Small: « The danger of corporate monopolies ».

[66]The London School of Economics – LSE Blog. Patrick Barwise: « Why tech markets are winner-take-all ». 14 juin 2018. https://blogs.lse.ac.uk/mediapolicyproject/2018/06/14/why-tech-markets-are-winner-take-all/

[67]The New York Times. The opinion section: David Leonhardt: « The monopolization of America ». 25 novembre 2018. https://www.nytimes.com/2018/11/25/opinion/monopolies-in-the-us.html

[68]Robert Reich. The monopolization of America ». 6 mai 2018. https://www.youtube.com/watch?v=KLfO-2t1qPQ

[69]La Documentation Française. État, marché et concurrence : les motifs de l’intervention publique. In Concurrence et régulation des marchés. Cahiers français n°313. https://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/libris/3303330403136/3303330403136_EX.pdf

[70]Frank P. Ramsey (1927). A contribution to the Theory of Taxation. The Economic Journal. Vol. 37, n°145.

[71]Marcel Boiteux (1956). Sur la gestion des monopoles publics astreints à l’équilibre budgétaire. Econometrica, n°24.

[72]Observatoire de l’Industrie électrique (2017). Une histoire de la péréquation tarifaire. https://observatoire-electricite.fr/IMG/pdf/oie_-_fiche_pedago_perequation_072017.pdf

[73]Légifrance. Loi n°2000-108 du 10 février 2000 relative à la modernisation et au développement du service public de l’électricité. https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000750321

[74]France Stratégie. 2017/2027 – Dynamiques et inégalités territoriales. 7 juillet 2016. https://www.strategie.gouv.fr/publications/20172027-dynamiques-inegalites-territoriales

[75]Pierre Veltz (1996). Mondialisation, villes et territoires. L’économie d’archipel. Paris. Presses Universitaires de France.

[76]The Atlantic (2005). Richard Florida: « The World in numbers: The World is spiky ». https://www.theatlantic.com/past/docs/images/issues/200510/world-is-spiky.pdf

[77]Médiateur National de l’Énergie (2018). Rapport annuel d’activité 2018. https://www.energie-mediateur.fr/wp-content/uploads/2019/05/RA-MNE-2018-interactif.pdf

[78]Marianne. Électricité : l’hérésie de l’ouverture à la concurrence. 1erjuillet 2017. https://www.marianne.net/debattons/tribunes/energie-electricite-edf-heresie-concurrence

[79]Ibid.

[80]Arthur Cecil Pigou (1920). The Economics of Welfare. London. Macmillan.

[81]International Monetary Fund. Thomas Helbling : « Externalities: Prices Do Not Capture All Costs ». 18 décembre 2018. https://www.imf.org/external/pubs/ft/fandd/basics/external.htm

[82]Paul de Grauwe (2015). Les limites du marché : l’oscillation entre l’État et le capitalisme. Préfacé par Jean-Paul Fitoussi. Bruxelles. De Boeck Supérieur.

[83]OCDE (2003). Électricité nucléaire : quels sont les coûts externes ? https://www.oecd-nea.org/ndd/reports/2003/nea4373-couts-externe.pdf

[84]Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (2013). Quelle est la durée de vie d’un déchet radioactif à haute activité ? https://irsn.libcast.com/dechets/dechets_quelle_est_la_duree_de_vie_d_un_dechet_radioactif_a_haute_activite-mp4/player

[85]Greenpeace (2019). Quel est l’impact environnemental des panneaux solaires ? https://www.greenpeace.fr/impact-environnemental-solaire/

[86]Elinor Ostrom (1990). Governing the commons: The evolution of institutions for collective action. Cambridge University Press. https://wtf.tw/ref/ostrom_1990.pdf

[87]Garrett Hardin (2018). La tragédie des communs. Préfacé par Dominique Bourg. Presses Universitaires de France.

[88]Observatoire National de la Précarité Énergétique. Tableau de bord de la précarité énergétique, édition 2018. 6 mai 2019. https://onpe.org/sites/default/files/tableau_de_bord_2018_v2_1.pdf

[89]INSEE Dossier Grand-Est, n°10. Vulnérabilité énergétique dans le Grand Est. Le Grand Est, région la plus touchée par la vulnérabilité énergétique pour se chauffer. 25 janvier 2019. https://www.insee.fr/fr/statistiques/3703441

[90]INSEE Flash Bourgogne, n°31. Un ménage sur trois exposé à la vulnérabilité énergétique en Bourgogne-Franche-Comté. 15 décembre 2015. https://www.insee.fr/fr/statistiques/1304080

[91]Alain Supiot (2010). L’esprit de Philadelphie : la justice sociale face au marché total. Paris. Seuil.

Taxe GAFA : un coup de com pas à la hauteur

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© Economist / David Parkins probly www.davidparkins.com/

Jeudi 4 juillet, l’Assemblée nationale a voté définitivement le texte mettant en place une taxation de certains services numériques. Députés et sénateurs sont en effet parvenus à un accord. Si le Sénat n’a pas voulu s’opposer à ce texte, c’est notamment parce que les citoyens se sont maintenant emparés d’un sujet sur lequel ils ne pardonneraient pas l’inaction de leurs dirigeants politiques. Pourtant, ce texte, présenté en première lecture juste avant les européennes, a uniquement servi de coup de com’ en plein mouvement social réclamant plus de justice fiscale. Avec un rendement très faible de 500 millions d’euros, qui sera acquitté en grande partie par les utilisateurs, cette taxe n’est pas à la hauteur de l’enjeu.


Ce fait est bien connu et reconnu, y compris par les libéraux : les multinationales utilisent des techniques d’optimisation fiscale agressives afin d’échapper à l’impôt sur les sociétés français. Le système, appelé transfert de bénéfices est simple : afin que les filiales françaises déclarent très peu de bénéfices en France, ces multinationales mettent en place un système de redevances. Pour utiliser la marque de la maison-mère, une filiale française devra donc payer tellement de redevances que cela permettra en fait de sous-estimer le bénéfice réellement obtenu en France et de sur-estimer celui qu’elle réalise dans des paradis fiscaux, où le groupe est généralement implanté.

Pour les entreprises du numérique, il est même encore plus simple de déclarer les bénéfices réalisés dans des paradis fiscaux, puisqu’elles n’ont pas de magasins physiques implantés dans un pays en particulier. Ces entreprises, qui peuvent se payer une armée d’avocats fiscalistes, jouent donc avec les règles fiscales pour payer le moins d’impôt possible. Cela avait notamment été démontré dans les Paradise Papers, qui avaient permis de directement mettre en cause Google, Apple, Facebook ou encore Amazon : les fameux GAFA.

Loin d’être un moyen de lutte, le fonctionnement actuel de l’Union européenne facilite cette fraude généralisée. L’Union accepte en son sein les pires paradis fiscaux (Luxembourg, Irlande, etc.) alors que ses traités interdisent toute restriction aux mouvements de capitaux entre pays membres.

Selon Bercy, les PME françaises sont taxées en moyenne 23%, contre 9% pour les GAFA. Airbnb avait par exemple payé seulement 161 000 euros d’impôts en France en 2017. Soit 30 centimes par an et par logement proposé sur leur site.

L’ampleur de la fraude est gigantesque. Selon Bercy, les PME françaises sont taxées en moyenne 23%, contre 9% pour les GAFA. Airbnb avait par exemple payé seulement 161 000 euros d’impôts en France en 2017. Soit 30 centimes par an et par logement proposé sur leur site. Aucun des GAFA n’avait par ailleurs payé plus de 20 millions d’euros d’impôt en France en 2017 alors que leur chiffre d’affaires mondial se chiffre en dizaines de milliards d’euros. Amazon avait par exemple payé 8 millions d’euros d’impôt en France pour un chiffre d’affaires mondial de 151,9 milliards d’euros. Même si ces deux valeurs ne sont pas directement corrélées, la disproportion ne laisse ici pas de place au doute.

Cette perte de recettes colossale pour la France et la mise en lumière de ce problème public par les associations a obligé le gouvernement à réagir. Mais comme avec l’écologie, la communication a été préférée aux actes.

Le feuilleton de la taxe GAFA

Depuis son entrée en fonction, Bruno Le Maire n’a ainsi cessé de s’agiter pour montrer qu’il souhaitait faire aboutir des négociations européennes sur la taxation des géants du numérique. Pourtant, un accord européen paraît très difficilement envisageable à court terme, puisqu’il faudrait que la totalité des 27 pays de l’UE le signent, alors même que l’économie de certains de ces pays repose en grande partie sur leur moins-disant fiscal visant à attirer ces entreprises. Cette pseudo-négociation européenne permettait en fait à Bruno Le Maire de gagner du temps, pour faire croire qu’il s’occupait de ce problème mais sans réellement taxer ces multinationales.

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Bruno le Maire © Aron Urb (EU2017EE). Estonian Presidency. Licence : Creative Commons Attribution 2.0 Generic license.

Fin 2018, Bruno Le Maire n’avait réussi qu’à négocier un accord très minimal avec l’Allemagne. Mais l’Europe se fait à 27. Suite au refus de certains pays, Le Maire s’est résigné à faire avancer les négociations directement au niveau de l’OCDE – Organisation de coopération et de développement économiques  – , tout en proposant en décembre 2018 la mise en place dès 2019, de manière unilatérale au niveau français, de cette taxe minimaliste issue des premières négociations européennes. C’est ce que proposaient des groupes d’opposition depuis 2017 par le biais d’amendements. Mais il a fallu attendre la pression populaire des gilets jaunes pour que Le Maire accepte enfin de taxer les GAFA. Ou du moins de faire semblant de le faire.

Cet épisode symbolise l’échec de la stratégie européenne macroniste. On ne peut bâtir l’Union européenne sans harmonisation fiscale et sociale avec des paradis fiscaux en son sein. Le Maire a ici d’ailleurs assez ironiquement validé la stratégie Plan A / Plan B de la France insoumise, comme le faisait remarquer Adrien Quatennens. Le plan A (les négociations européennes) a échoué, Le Maire a fait le plan B (une taxe unilatérale au niveau français). Sauf que son plan B résulte de négociations européennes et est par conséquent très minimaliste. L’Union européenne nous aura ainsi fait perdre notre temps et nos ambitions concernant la taxation des géants du numérique, sans nous apporter aucune solution.

L’Union européenne nous aura ainsi fait perdre notre temps et nos ambitions concernant la taxation des géants du numérique, sans nous apporter aucune solution.

Une taxe GAFA assise sur un sous-bock en carton

L’ambition initiale de taxer les géants du numérique à hauteur des profits réalisés grâce aux utilisateurs français est en effet bien lointaine. Pour le comprendre, il faut s’intéresser en détail à l’assiette de cette taxe.

Celle-ci ne porte que sur deux types d’activités bien précises : les plateformes numériques qui touchent une commission pour mettre en relation des clients et des entreprises (Airbnb, Amazon pour leur marketplace qui met en lien des clients avec des vendeurs, etc.) et le ciblage publicitaire (Google, Facebook, entres autres). Dans l’exposé des motifs du projet de loi, il est expliqué que ce sont ces secteurs en particulier qui sont visés car ce sont ceux pour lesquels les entreprises peuvent le plus facilement délocaliser les profits et qu’ils concernent des entreprises ayant des positions hégémoniques dans leur secteur. Ce sont les services pour lesquels l’utilisateur crée la valeur. Mais cette explication ne tient pas, puisque c’est le cas également pour les autres types de services : quand un utilisateur français achète un livre sur Amazon, le site marchand fait du profit grâce à cet utilisateur français et devrait donc à ce titre être taxé en France. Or, il ne le sera toujours pas, contrairement à la petite librairie qui elle paiera un impôt sur ses bénéfices réalisés.

Si notre ministre de l’Economie voulait encourager Amazon dans son processus de destruction de toutes les petites librairies françaises, il ne s’y prendrait pas autrement.

En effet, tous les autres secteurs seront exclus du champ de la taxe. Cette exclusion concerne aussi bien la vente en ligne (Fnac.com, Amazon lorsqu’ils vendent directement leurs produits, etc.), la fourniture de contenus numériques, de moyens de communications ou de moyens de paiement s’inscrivant dans un modèle classique d’achat/revente (Netflix ou Microsoft, par exemple), mais aussi la fourniture de « services financiers réglementés », comme les plateformes d’échanges de titres, ainsi que tous les services fournis entre entreprises d’un même groupe. Ainsi, comme l’a subtilement résumé le secrétaire national du parti communiste Fabien Roussel lors des débats en Commission des finances à l’Assemblée : « votre assiette n’est pas très large et ressemble davantage à une soucoupe – que dis-je : un sous-bock en carton ! » D’après les calculs d’Attac, 64% du chiffre d’affaires cumulé des GAFA échapperait ainsi à la taxe puisqu’il concerne des services non visés par cette taxe.

Pourtant, nous retrouvons des champions de l’évasion fiscale dans ces secteurs exclus du champ de cette taxe. Mais cela ne gêne pas le ministre de l’Économie qui s’est opposé au Parlement à tous les amendements proposant d’élargir la portée du texte. Il a ainsi déclaré : « En aucun cas ce projet de loi vise à lutter contre l’évasion fiscale. »

C’est selon lui simplement un texte visant à plus de « justice fiscale » en taxant des services pour lesquels les utilisateurs sont les principaux créateurs de valeur, puisque ces services échappent habituellement à l’impôt. Mais alors qu’il ne cesse de déclarer que les GAFA payent 14 points d’impôt de moins que les autres entreprises implantées en France, il n’indique pas si son projet de loi permettra de résorber cet écart. Il ne préfère en fait pas avouer que ce ne sera pas le cas. Pire, un certain nombre d’entreprises et de services échapperont à cette taxe, alors même qu’ils échappent déjà actuellement à toute imposition. Ce texte ne rétablit donc en rien la « justice fiscale » dont se réclame Le Maire.

Le ministre n’a d’ailleurs jamais expliqué précisément pourquoi il refusait d’inclure ces services dans le champ de la taxe, à part en établissant une frontière floue entre les services pour lesquels « c’est l’utilisateur qui crée la valeur » qui mériteraient à ce titre d’être taxés, et les autres qui ne rentreraient pas dans le champ de la taxe. Or, cela est injustifiable.

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Jeff Bezos, patron d’Amazon © Seattle City Council

Amazon fait par exemple du profit en vendant à des acheteurs français des biens matériels, comme les livres. Amazon n’est presque pas taxé sur ces profits qui sont délocalisés dans des paradis fiscaux tels le Luxembourg ou le Delaware. Alors pourquoi ne pas inclure le chiffre d’affaires issu de ces ventes dans l’assiette de la taxe comme le proposaient des groupes d’opposition à l’Assemblée ? Cette justification autour de la création de valeur n’est qu’un pure enfumage pour justifier l’injustifiable : les GAFA ne seront taxés que sur une infime partie de leur activité. Une méthode qui peut faire penser au Fonds pour l’innovation. Ce dernier servait à justifier les privatisations effectuées par Le Maire dans la loi PACTE, mais personne, pas même la Cour des comptes, n’a compris son utilité.

Cette justification autour de la « création de valeur » n’est qu’un pure enfumage pour justifier l’injustifiable : les GAFA ne seront taxés que sur une infime partie de leur activité.

Une micro taxe pour des géants

Et le taux de cette taxe est à l’image de son assiette. Concrètement, le chiffre d’affaires issu des services visés sera taxé à un taux fixe de seulement 3%. Ainsi, en appliquant cette taxe, le taux réel d’imposition de ces géants du numérique restera largement inférieur à celui des PME françaises.

Mais surtout, cette taxe ne touchera qu’une poignée d’entreprises. Ainsi, elle ne visera que les entreprises dont le montant annuel des produits tirés des services taxés – qui nous avons vu sont très limités – est supérieur à 750 millions d’euros au niveau mondial et à 25 millions au niveau national. Seuls 30 groupes seront donc touchés par cette taxe, dont un seul français.

Seuls 30 groupes seront donc touchés par cette taxe, dont un seul français.

On aurait pu entendre la volonté de ne pas pénaliser des petites entreprises du numérique, mais un juste milieu aurait pu être trouvé. Si Le Maire fait mine d’opposer les gros et les petits, il oppose en fait seulement les géants (à qui il prend si peu que cela sera indolore pour eux) aux très gros (à qui il ne prend rien).

Sans surprise, les recettes attendues de cette taxe seront donc très faibles. Elles ne seront à terme que de 500 millions par an (et même de seulement 400 millions en 2019 d’après l’étude d’impact du projet de loi). Or, ce chiffre est très faible au vu des profits colossaux que réalisent ces entreprises en France. L’économiste Gabriel Zucman estime par exemple que, en prenant en compte seulement les multinationales, le contournement de l’impôt français dépasse les 5 milliards, soit 10 fois plus que ce que Le Maire ambitionne de récupérer.

Cette taxe est donc moins une taxe qu’une forme d’accord tacite : le Gouvernement français convient qu’il ne peut rien faire contre l’évasion fiscale et finit donc par accepter les pratiques des GAFA en échange d’une petite compensation financière (que ces GAFA doivent acquitter qu’ils aient ou non échappé à l’impôt français). Cela reviendrait à accepter le fait que les riches contribuables fraudent l’impôt et donc à leur demander quelques euros à la fin de l’année, qu’ils aient ou non fraudés, pour compenser cela.

Mais surtout, les GAFA eux-mêmes ont déclaré qu’ils répercuteraient la quasi-totalité du coût de cette taxe sur leurs utilisateurs, ne s’acquittant que de 25 millions d’euros sur les 500 millions réclamés. Ils promettent donc avec insolence de faire payer le consommateur français pour cette taxe qui leur est due.

Des GAFA qui défient avec insolence le législateur français

Une étude sur cette taxe GAFA a en effet été publiée par le cabinet d’avocats Taj, mandaté par le lobby des GAFA (l’Association de l’industrie numérique et informatique – CCIA). Elle montre que ces entreprises, du fait de leur position quasi-monopolistique, risquent de répercuter cette taxe sur le consommateur et sur les PME qui utilisent leurs services. Ainsi, l’étude de ce lobby montre que le coût de cette taxe sera répercuté à 55% sur les utilisateurs, à 40% sur les PME utilisant les services de ces GAFA et seulement à 5% sur les GAFA eux-mêmes.

L’indécence des GAFA n’a donc pas de limites : non content de ne pas payer leurs impôts, ils indiquent que si on les forçait à payer cette taxe, ils répercuteraient l’intégralité de son coût sur leurs utilisateurs. Sur les 500 millions récoltés, les GAFA en payeront seulement 25 millions, selon leurs propres dires.

L’indécence des GAFA n’a donc pas de limites : non content de ne pas payer leurs impôts, ils indiquent que si on les forçait à payer cette taxe, ils répercuteraient l’intégralité de son coût sur leurs utilisateurs.

L’insolence de ce lobby ne s’arrête pas là car cette étude conclue également que « personne ne sait vraiment comment Bercy va faire pour contrôler les rentrées fiscales associées à cette taxe » : en clair, les GAFA comptent bien frauder pour également échapper à cette nouvelle taxe et ils ne s’en cachent pas. Et quand on sait que le Gouvernement compte supprimer 2 313 postes supplémentaires rien qu’en 2019 au sein de la Direction Générale des Finances Publiques et de ses opérateurs, on se demande effectivement qui va contrôler les rentrées fiscales de cette nouvelle taxe.

Invités par la Commission des finances de l’Assemblée nationale, les responsables des relations publiques de ces grands groupés ont réitéré ces propos, annonçant même qu’elles allaient devoir revoir à la baisse leurs investissements en France si cette taxe était mise en place.

Il faut de toute urgence ré-inverser le rapport de force : il n’est pas acceptable que des entreprises qui ne payent déjà pas leurs impôts en France soient invitées à l’Assemblée pour faire ce type de déclarations. Il faudrait aussi leur rappeler qu’en échappant à l’impôt, les GAFA ne participent pas au financement de services publics dont elles bénéficient pourtant largement pour leur implantation en France. Elles mobilisent ainsi les réseaux routiers et les réseaux de télécoms à grande échelle : 80% de l’utilisation des bandes passantes des réseaux de télécoms est le fait des multinationales Google, Facebook et Netflix.

Cette taxe GAFA est un effet d’annonce mais ne réglera pas le problème

En plus d’être minimaliste, la taxe GAFA ne touchera que les entreprises du numérique, alors même que toutes les multinationales utilisent ces techniques de transfert de bénéfices, y compris celles qui possèdent des magasins physiques en France, à l’image de McDonald’s.

Bruno Le Maire indique qu’il s’agit d’une étape intermédiaire, avant d’arriver à un accord au niveau de l’OCDE. Mais cet accord mondial viserait uniquement une taxation minimale. Et il y a fort à parier que cette taxation minimale soit plus proche de celle de l’Irlande que de la France. Or, si cette taxation minimale mondiale reste largement inférieure à la française, les entreprises continueront de pratiquer l’évasion fiscale et cela ne réglera donc en rien le problème. Au contraire, cela pourrait être utilisé comme un argument pour baisser encore plus l’impôt sur les sociétés français. Ce n’est donc pas pour rien que le lobby des GAFA soutient ce projet de l’OCDE.

Cette taxe est donc l’un des symboles de l’impuissance volontaire de l’État libéral : comme sur les dossiers industriels, le Gouvernement fait semblant d’avoir un État fort, mais il se couche finalement face aux grands groupes. Pourtant, les GAFA deviennent de plus en plus puissants et sans État fort, leur position hégémonique et leur pouvoir ne feront que s’accroître. Alors que l’étude d’impact du projet de loi signale à juste titre que 95% des recherches en ligne en France se font via Google, le projet de loi semble en tirer comme conclusion qu’il ne faudrait pas trop durcir le ton face à cette entreprise dont le pays dépend. Mais au contraire, il faudrait rompre ce monopole en imposant a minima à ces multinationales les mêmes règles que l’on impose à nos PME et autres start-up du numérique.

Cette taxe est donc l’un des symboles de l’impuissance volontaire de l’État libéral

C’est donc sans surprise que les syndicats et associations concernés par le sujet ont fait part de leur déception. Solidaires Finances Publiques, le principal syndicat des agents des impôts, dénonce ainsi une taxe qui « ne répond pas aux enjeux ». Oxfam parle d’un projet « très décevant et extrêmement peu ambitieux au regard de l’ampleur de l’évasion fiscale en France ». Attac note que cette taxe GAFA  « ne  rétablit  en  rien  la  justice  fiscale  et  que  les  géants  du  numérique  vont  continuer à échapper à l’impôt ».

Des solutions existent

Ces associations proposent des solutions pour lutter contre ce fléau. Si elles ont leurs nuances, toutes cherchent à taxer les multinationales, et pas seulement celles du numérique, sur leurs bénéfices réellement réalisés en France. En effet, taxer le chiffre d’affaires comme le propose le gouvernement ne répond à aucune logique économique, puisque certaines entreprises font beaucoup de profits avec peu de chiffre d’affaires et inversement.

Mais comment déterminer le montant de ce bénéfice effectivement réalisé en France, que rechignent à nous livrer ces multinationales ? L’économiste Gabriel Zucman a proposé une solution, reprise par des amendements malheureusement rejetés à l’Assemblée nationale. Il s’agirait pour la France d’utiliser une clef de répartition pour que les entreprises payent leur impôt sur les sociétés au prorata du pourcentage de leur chiffre d’affaires mondial réalisé en France. Si, par exemple, une multinationale fait 10 milliards de bénéfices en tout dans le monde, et qu’elle réalise 10% de son chiffre d’affaires en France, alors elle devra déclarer 10% de ces 10 milliards comme bénéfices réalisés en France, qu’elle les ait ou non artificiellement transférés vers des pays à fiscalité nulle ou très faible.

Cette solution est techniquement possible. Il ne manque plus que la volonté politique pour l’appliquer.

« La pensée du développement est née d’un imaginaire de la domination » – Entretien avec Jacques Ould Aoudia

© Ulysse Guttman-Faure/Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

Jacques Ould Aoudia est chercheur indépendant en économie politique du développement[1], chargé de mission au ministère des Finances à la Direction de la Prévision puis à la Direction générale du Trésor. En 2003, il rejoint l’Association Migrations et Développement (M&D), créée par des migrants marocains vivant dans le Sud de la France pour soutenir des projets portés par les villageois dans leurs régions d’origine. Aujourd’hui son action se poursuit autour de trois axes : le développement local des régions du Souss Massa et Drâa Tafilalet, l’intégration des migrants dans leur pays d’accueil et le renforcement du lien entre territoires marocains et français. LVSL a souhaité l’interroger sur sa perception des grands enjeux de développement, des rapports Nord/Sud dans le contexte mondial et évoquer avec lui l’écologie et les questions de genre qui reconfigurent la problématique du développement. Entretien réalisé par Christine Bouissou et Sarah De Fgd, retranscrit par Dominique Girod.


LVSL – Comment qualifieriez-vous les problématiques du développement et des rapports Nord/Sud dans le contexte mondial actuel ? À l’heure de la montée en puissance des revendications des femmes et d’un défi écologique majeur, faut-il changer de paradigme pour penser le développement ?

Jacques Ould Aoudia – Mille fois oui. Mais d’abord, vu du Sud, ce ne sont pas les questions de l’écologie et de revendications des femmes qui sont les plus brûlantes. Ce sont massivement les questions de l’emploi de jeunes et notamment des jeunes femmes, et, dans certaines zones, l’insécurité, la faim… Bien sûr, les enjeux écologiques qui frappent tout spécialement les deux rives de la Méditerranée restent présents mais avec une conscience collective encore inégale. Il en est de même avec la montée des revendications de femmes.

Avant tout, je voudrais préciser les termes que j’utilise pour partitionner le monde : Nord et Sud. La partition claire proposée par Alfred Sauvy dans les années 1950, à savoir les pays industrialisés, le bloc soviétique et le Tiers monde, n’a plus cours avec l’émergence au Sud de pays puissants, l’effondrement de l’URSS et la désindustrialisation des pays riches. Cette désignation Sud-Nord a pour moi le mérite d’être parlante, même si elle est imprécise.

Aujourd’hui, le changement climatique est devenu une question incontournable grâce à la prise de conscience et à la mobilisation des sociétés, surtout au Nord. C’est un magnifique facteur d’espoir porté par les plus jeunes. L’école publique en Europe a fait un bon travail en sensibilisant en profondeur les nouvelles générations. Quant à la question du genre, je vais y venir, mais je voudrais d’abord évoquer deux autres phénomènes importants qui bouleversent les relations Nord-Sud. D’abord le basculement du monde, c’est-à-dire la modification des rapports de force internationaux avec l’arrivée à la table où s’écrivent les règles du monde de nouveaux acteurs qui jusqu’à présent n’y étaient pas invités[2]. Je pense à la Chine mais aussi aux autres pays d’Asie du Sud-Est et à des pays d’Afrique et d’Amérique latine. Il y a donc émergence de nouvelles voix et une reconfiguration des rapports de force, laquelle provoque de fortes réactions des dirigeants des États-Unis aujourd’hui.

Apparaît un autre phénomène dont on parle moins : en quarante ans, les populations ayant reçu une éducation moderne[3] ont connu une croissance exponentielle. Des personnes capables d’avoir une voix qui porte, avec les moyens numériques, au-delà du quartier, de la famille. Si au Nord la massification de l’accès à l’enseignement supérieur s’est amorcée depuis longtemps, les régions du Sud, avec d’importants écarts entre elles, connaissent une croissance fulgurante de ces effectifs. Le monde en devient totalement différent, en raison de l’évolution qualitative de la population : plus urbaine, plus instruite, largement connectée. Et cela signe l’émergence de l’individu au Sud, là où la soumission était la règle : soumission aux aînés, aux pouvoirs, aux traditions, ce qui n’empêche d’ailleurs pas des crispations identitaires. Les conséquences sur la gouvernance des sociétés sont immenses : les pays qui resteront attachés à des gouvernances autoritaires et centralisées verront des difficultés à gouverner des territoires où émergent des centaines de milliers de gens qui sortent désormais de la culture où l’on baisse les yeux devant l’autorité. Des personnes capables et volontaires pour agir comme individu ou citoyen, pour s’encapaciter : c’est-à-dire pour revendiquer une place dans la société, sur le plan social, culturel, politique. Parmi ces personnes, – avec des variations entre régions et cultures – les femmes ont une place décisive. L’entrée des femmes dans l’espace public est à la fois signe et cause de changement.

Au plan de la gouvernance, même si le système patriarcal[4] perdure, il n’est plus exclusif, et se trouve traversé, contrarié et enrichi par d’autres façons d’exprimer des préférences individuelles, et, plus difficilement, collectives. Cela crée du trouble, car cohabitent deux systèmes, y compris au sein des individus. Les multiples émergences dont j’ai parlé obligent à revoir en profondeur la pensée du développement. Celle-ci a été conçue au Nord dans un imaginaire de domination. Les pays du Sud allaient rattraper ceux du Nord et converger vers son système de démocratie et de marché. C’est cela qui craque aujourd’hui, pour le meilleur et pour le pire.

© Ulysse Guttman-Faure/Hans Lucas pour LVSL

LVSL – Changeons d’échelle. L’association Migrations et Développement (M&D) a mené une opération intitulée « Jeunes des 2 Rives ». Qui sont ces jeunes, quelles sont ces deux rives ? Pour vous, membre sénior de M&D, quel enseignement en tirer ?

JOA – M&D mène de nombreux projets au Maroc et en France. Elle s’est engagée dans le projet « Jeunes des 2 Rives » qui vise à prévenir les dérives vers l’extrémisme violent de jeunes des deux rives de la Méditerranée. Le projet est né dans l’émotion des attentats de 2015, il a mûri pendant des mois avant d’être proposé à l’Agence française de développement. Par son soutien, l’AFD a permis de déployer le projet au Sud de la France – où est implantée notre association autour de Marseille – ainsi qu’au Maroc dans la région de Souss-Massa et en Tunisie. Nous voulions amorcer une recherche-action sur la prévention des dérives violentes à partir du constat suivant : les pouvoirs publics au Nord comme au Sud passent à côté de mutations profondes portées par les jeunesses. Sur la rive sud de la Méditerranée, comme partout dans le Sud, on l’a vu, on assiste à l’émergence de l’individu. Mais j’y vois une émergence contrariée : les jeunes ont acquis un niveau d’éducation bien plus élevé que celui de leurs parents, mais ces capacités nouvelles ne rencontrent pas d’opportunités en termes de travail, de reconnaissance sociale, citoyenne ou culturelle. Une forte tension s’exerce dans la jeunesse entre les opportunités promises ou rêvées et la réalité.

Un autre phénomène, mondial, concerne les mutations dans le travail. Si, pendant les deux siècles derniers, le Nord a eu comme horizon le salariat et l’a organisé, le Sud suit une autre voie. Voici quelques chiffres saisissants : au Maroc, sur 12 millions d’actifs, deux millions sont salariés formels, dont 0,8 millions travaillent pour l’État[5]. La très grande majorité est donc en dehors d’un système formel de relation au travail. Le salariat inventé à la fin du XIXe siècle en Angleterre était un progrès qui rompait la relation de dépendance personnalisée entre travailleur et patron. Le salariat a produit du droit et le syndicalisme a permis de l’enrichir. Désormais la pensée libérale rompt le lien entre travail et salariat pour promouvoir des formes nouvelles : l’ubérisation en est le symbole. Cela détruit la sécurité salariale qu’offrait le salariat, faisant de chaque individu un entrepreneur de lui-même.

© Ulysse Guttman-Faure/Hans Lucas pour LVSL

LVSL – Comment définissez vous la gouvernance[6] ? Migrations & Développement a le souci d’accompagner les acteurs de terrain pour le changement. Pouvez-vous nous en parler ?

JOA – Je voudrais d’abord poser le fondement même de l’action de M&D : notre action vise à soutenir le désir de changement des acteurs sur le terrain, un désir prêt à passer à l’action. C’est finalement une position confortable, qui consiste à soutenir la volonté de changer de nos partenaires. On est dans un espace de responsabilité réciproque, on quitte une position de surplomb. C’est cela qui m’a fait rejoindre, en 2003, cette association créée en 1986 et dirigée par des acteurs de la diaspora.

Concernant la thématique de la gouvernance, n’oublions pas que dans le discours dominant, le mot gouvernance est là pour évacuer le politique et réduire la conduite d’une société à des dispositions techniques. En réalité, ce qui nous importe c’est le politique, c’est-à-dire comment les sociétés, à tous les niveaux (village, quartier, ville etc.), gèrent la chose publique notamment grâce aux nouvelles capacités dont on a parlé. Prises dans ce sens, les questions de développement ont une dimension de gouvernance majeure.

Par exemple, M&D s’est lancée dans le soutien à l’agroécologie[7] dans trois espaces de la grande région du Souss-Massa, au centre-sud du Maroc. L’agroécologie suppose la formation de paysannes et de paysans, il y a une partie technique, mais il n’y a aucun espoir de diffuser ces expériences si on néglige la dimension collective et le travail sur le sens de ce changement de pratique. En Amérique latine, des organisations paysannes puissantes portent le discours de l’agroécologie. La dimension collective y est très forte, et c’est par elle que se modifie le rapport à la culture, à la commercialisation, à l’alimentation. Ce sont des thèmes hautement politiques. On ne peut pas seulement les aborder sous l’angle technique. Il faut formaliser l’expression collective qui émane de l’agroécologie, créer des organisations, pour accompagner son extension. Et là, on est dans la gouvernance de l’extension de l’agroécologie.

LVSL – On sait que les problématiques de genre sont devenues maintenant incontournables dans tout appel à projets. Est-ce une opportunité ou une injonction ? Comment la question de la condition des femmes ou du féminisme résonne-t-elle pour vous ?

JOA – C’est une injonction, un point de passage obligé. Tout appel à projet requiert désormais un volet sur l’environnement et un volet sur les femmes. C’est par ces voies que les bailleurs essaient d’influer la transformation du réel qu’ils financent.

M&D s’attache au changement dans des sociétés traditionnelles qui vivent dans des conditions rudes sur les plans social, climatique, dans des villages de montagne haut perchés. Ces sociétés très enclavées tiennent grâce aux traditions, par nature ambivalentes : c’est grâce à elles qu’elles ont résisté dans un univers hostile, et elles sont aussi un frein au changement. On doit donc être prudents quand on soutient le changement, dans des sociétés qui ont élaboré des solutions sophistiquées pour vivre avec la rareté en terre, en eau, en énergie. Notre intuition, corroborée par nos observations mais pour lesquelles nous manquons encore d’outils de formalisation, est que le rôle des femmes dans le changement est central. Les femmes ont un rôle à jouer différent, y compris et peut-être surtout dans ces sociétés traditionnelles, pour bouger et faire bouger les choses.

Au fond, nous cherchons à soutenir les dynamiques qui émergent du terrain, empiriquement. Dans les sociétés traditionnelles, les conditions sont dures, les familles nécessairement soudées autour des nécessités vitales, et il n’est pas simple de poser les questions en termes d’exploitation. Ainsi, dans la région de Souss-Massa, on cultive le safran depuis 300 ans. Vu du Nord, on aime à penser que cette culture est une activité de femmes. Elles font en effet la cueillette et le recueil des pistils à la récolte, en novembre, après que les hommes ont travaillé les champs pendant dix mois sur douze. En réalité la culture du safran est un travail de famille.

LVSL – Manuela Carmena[8], l’ancienne maire de Madrid, voit une évolution dans la gouvernance, l’innovation, le développement, à travers l’expertise et les compétences propres aux femmes. En se libérant, en se formant, en se professionnalisant, elles acquièrent et forgent des compétences nouvelles propres à revitaliser l’action. Qu’en pensez-vous ?

JOA – Historiquement, dans les villages du monde entier, ce sont les hommes qui ont eu le pouvoir de décider : hommes, âgés, riches. Il y a 30 ans, le fondateur de M&D a proposé : « On soutient les projets des villageois, (d’électrification), en passant par une association villageoise formalisée dans laquelle les jeunes pourront avoir leur place, les migrants et les pauvres ». Les femmes ont pu être progressivement intégrées en tant que présidentes d’association, mais pas en tant que villageoises. Aujourd’hui, elles font leur chemin dans la gouvernance villageoise. Et le problème se pose maintenant au niveau des communes (de 30 à 80 villages). Là, l’État a posé des quotas d’élues. Mais cela reste encore formel, elles siègent mais ne parlent pas. Nous travaillons avec celles qui veulent prendre la parole dans ces enceintes. En tout cas il faut continuer d’élargir les espaces mixtes tout en respectant les traditions qui font tenir les sociétés.

© Ulysse Guttman-Faure/Hans Lucas pour LVSL

LVSL – Le renouvellement de la pensée féministe s’est fait notamment par le développement des studies[9] et avec le déploiement de l’écoféminisme[10]. Comment cela peut-il inspirer votre action et peut-être redéfinir certaines problématiques ?

JOA – J’y vois l’avenir de M&D, un chantier qu’il faut ouvrir. Les bailleurs sont demandeurs de renouvellement de l’approche du genre, trop bureaucratisée et quantitative. Sur la question des studies, je pense que ces nouvelles pratiques sur le terrain ont besoin d’être conceptualisées. En retour, les recherches académiques nourriront les pratiques. Notre travail doit amorcer l’innovation, mais il faut que l’innovation puisse se diffuser. Pour essaimer, il faut travailler et trouver des mises en mots recevables et signifiantes pour une large variété d’acteurs sociaux, et leur transmettre aussi des outils et des méthodes.


[1] Ses publications : – SUD ! Un tout autre regard sur la marche des sociétés du Sud, Ed. L’Harmattan, 2018. – « Jeunesses et radicalisation sur les deux rives de la Méditerranée » (avec Aouatif El Fakir), Gallimard, Le Débat n°197, 2017. – « Entre compromis et violence, les sociétés arabes ont émergé depuis 2011 », Confluences Méditerranéennes, n°94, 2015/3. – « Captation ou création de richesse ? Une convergence inattendue entre Nord et Sud », Gallimard, Le Débat n°178, janvier-février 2014.

[2] Voir Bertrand Badie : Quand le Sud réinvente le monde. Essai sur la puissance de la faiblesse, La Découverte, 2018

[3] Par opposition à l’éducation dans les systèmes traditionnels, essentiellement ruraux.

[4] Pour le Maroc, voir Mohamed Tozy : Monarchie et islam au Maroc, Presses de Sciences Po, 1999

[5] Haut-Commissariat au Plan, Maroc.

[6] Jacques Ould Aoudia définit la gouvernance comme étant un « système de décision pour la conduite d’un groupe (au niveau national par exemple ) ou d’une organisation (hôpital, entreprise, club de foot..). Voir à ce sujet « La bonne gouvernance est-elle une bonne stratégie de développement ? » https://jacques-ould-aoudia.net/introduction-du-texte-la-bonne-gouvernance-est-elle-une-bonne-strategie-de-developpement-jacques-ould-aoudia-avec-la-collaboration-de-nicolas-meisel-publie-en-no/    Et « Le miroir brisé de la bonne gouvernance »  https://jacques-ould-aoudia.net/le-miroir-brise-de-la-bonne-gouvernance-quelles-consequences-pour-laide-au-developpement/

[7] L’agroécologie est un ensemble de théories et de pratiques agricoles inspirées par les connaissances écologiques, scientifiques et empiriques. Elle concerne l’agronomie, mais aussi des mouvements sociaux ou politiques.

[8] Parce que les choses peuvent être différentes, Manuela Carmena, 2016, éditions Indigènes. On peut aussi se référer à l’essai Three Guineas, de Virgnia Woolf, qui dès 1938 soulignait la situation d’outsider des femmes vis-à-vis du pouvoir, du savoir et de l’action politique ; cette situation donnerait aux femmes une responsabilité et des appuis particuliers pour s’impliquer de façon novatrice dans la vie sociale.

[9] Les studies (cultural-, postcolonial-, gender-, subaltern-studies) se caractérisent par le fait que les populations minorisées, exploitées, dominées s’emparent des outils intellectuels, critiques et transformants, pour mener par elles-mêmes leur émancipation.

[10] L’écofémisme s’attache à préserver et articuler les différentes vulnérabilités (écologiques, économiques, psychologiques…), à construire une vision intégrée de ces problématiques et à trouver un mode d’intervention global et transversal.

 

La dimension néo-coloniale des accords de libre-échange Union européenne-Tunisie

© Pixabay

Plus de huit ans après la chute du régime de Ben Ali, la Tunisie n’a pas su apporter une réponse politique aux causes de la révolution de jasmin : chômage persistant, pauvreté croissante, corruption des élites claniques etc. Pire, à quelques mois des élections présidentielles, le gouvernement semble décidé à emprunter pleinement les voies du néolibéralisme : l’ALECA, en négociation avec l’Union européenne, ouvrira le marché tunisien aux investisseurs européens, ce qui ne manquera pas de renforcer sa position officieuse de protectorat de l’Union. Ce traité sonne comme un nouveau coup porté aux intérêts tunisiens : loin d’atténuer la crise socio-économique en cours, il n’aura d’autre conséquence que d’attiser la colère d’un peuple aux aspirations déçues.


Un mirage économique

Depuis l’autre rive de la Méditerranée, le discours caractérisant la Tunisie fut un temps élogieux à l’égard de celui qui passait alors un « bon » dirigeant, qui parvenait à stabiliser le pays, tant et si bien que les observateurs parlaient de « miracle » économique. Les partenaires financiers de la Tunisie, Banque mondiale et Fonds monétaire international en tête, s’extasiaient devant un fort taux de croissance, un niveau de vie supérieur à celui de ses voisins maghrébins, l’attrait du pays pour les investisseurs étrangers et la capacité du gouvernement tunisien à réformer efficacement le pays. Ce discours sur-évaluait d’ores et déjà la situation réelle de la Tunisie et reposait sur des comparaisons avec les autres pays du Maghreb et du Moyen-Orient, mettant en avant le fort taux d’alphabétisation en Tunisie, ainsi que la sécurité et la qualité du niveau de vie. Destination prisée des Européens, en particulier des Français, la Tunisie était parée d’un voile d’illusions qui lui donnait des airs de pays développé, qui ne laissait pas présager, au nord de la Méditerranée, l’imminence d’une révolution.

La révolution n’a fait que mettre en lumière une fracture régionale immense entre l’élite économique du Sahel tunisien et son centre, point névralgique de la révolution et des tensions qui subsistent aujourd’hui, notamment dans la région de Gafsa.

Pour autant, les difficultés mises en lumière quelques années après la révolution préexistaient au renversement de Ben Ali. En 2009, le taux de chômage des jeunes de 18 à 29 ans avoisinait les 30% – 45% pour les diplômés de l’enseignement supérieur. La pauvreté, dans les régions du Sud et du centre du pays, frôlait les 30%. La révolution n’a fait que mettre en lumière une fracture régionale immense entre l’élite économique du Sahel tunisien et son centre, point névralgique de la révolution et des tensions qui subsistent aujourd’hui, notamment dans la région de Gafsa.

Le départ du président Zine el-Abidine Ben Ali aurait pu laisser présager l’ouverture d’un débat concernant ce miracle économique, cependant, il n’a toujours pas eu lieu, ni en France, ni en Tunisie. Aujourd’hui, le Printemps arabe apparaît encore comme synonyme d’ouverture à la démocratie, fondé sur le respect des libertés et du développement économique.

Les désillusions de la révolution

La révolution du 14 janvier 2011 avait alors mis en lumière les difficultés socio-économiques qui n’ont cessé de s’accroître ces huit dernières années. Les Tunisiens dénoncent la pauvreté croissante, le taux de chômage élevé et un système sclérosé par la prédation des clans en particulier celui de la femme du président, le clan Trabelsi, souvent comparé à un clan quasi-mafieux, notamment pour s’être accaparé les anciennes terres domaniales, qui avaient été récupérées par la Tunisie lors de son indépendance en 1956, mais également pour avoir la mainmise sur les exportations et les importations. Ce discours est d’ailleurs repris par l’Union européenne, tant et si bien que les causes qui ont mené à la révolution sont souvent imputés au clientélisme. Si cette réduction est totalement insuffisante pour expliquer le soulèvement de 2010-2011, elle l’est encore plus au regard de la corruption qui sévit encore aujourd’hui en Tunisie.

Par ailleurs, que la classe dirigeante soit islamiste ou moderniste, les deux sont ultralibéraux et empêchent l’ouverture d’un débat concernant les mesures économiques au sein de la société.

La classe dirigeante, dont l’immobilisme est dénoncé par Sophie Bessis[1], ne parvient toujours pas à trouver de solution face au chômage de masse, qui ne cesse d’augmenter depuis la révolution. Qu’elle soit islamiste ou moderniste, elle empêche l’ouverture d’un débat concernant les orientations économiques à prendre au sein de la société. Les régions du centre restent marginalisées en Tunisie ; les jeunes, particulièrement concernés par le chômage, quittent le pays : entre 2011 et 2017, 95 000 Tunisiens avaient choisi de partir, dont 84 % en Europe, d’après un rapport de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE). Le gouvernement tunisien ne parvient plus à offrir des perspectives d’avenir prometteuse pour ses cerveaux, cette fuite concernant en grande majorité les médecins et les ingénieurs. Selon l’Association des Tunisiens des grandes écoles (ATUGE), un départ sur trois est lié aux dégradations du niveau de vie, un ingénieur en début de carrière touchant environ 800 dinars par mois (soit 270 euros, contre 3 000 euros en France). Les Tunisiens diplômés ne sont pas les seuls à quitter le pays. Selon un rapport du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), environ 6 000 Tunisiens sont arrivés sur les côtés italiennes en 2018…pour 569 en 2015.

Dans le bassin de Gafsa, dont les soulèvements avaient été à l’origine de la révolution, la situation demeure inchangée et les émeutes perdurent. Dans ces régions agricoles, et vivant de l’extraction du phosphate, la crise sociale s’éternise également. Entre l’automne 2018 et l’hiver 2019, les Tunisiens ont dû faire face à une pénurie des produits laitiers. Autosuffisant, le pays a dû faire face à une augmentation massive des coûts de production en 2018, ce qui a mené les agriculteurs à demander une hausse des prix à l’État qui a préféré se tourner vers les pays européens pour importer ces denrées. Oubliés du gouvernement, les Tunisiens des régions agricoles continuent les émeutes : le 29 avril 2019, ils étaient 5 000 à Sidi Bouzid, suite à la mort de douze employées agricoles, protestant contre les conditions de travail et de sécurité insuffisantes.

Huit ans après la révolution, le changement de modèle économique n’a toujours pas eu lieu en Tunisie.

L’interventionnisme croissant de l’Union européenne

Au lendemain de la révolution de jasmin, l’Union européenne n’a pas tardé à prendre parti pour le tournant démocratique, tournant le dos à son ancien partenaire. La Tunisie faisant partie de la périphérie de voisinage, elle bénéficié de prêts allant jusqu’à 800 millions d’euros par an jusqu’en 2020 de la part des institutions financières de l’Union (Banque européenne d’investissement, Agence française de développement, Banque européenne de reconstruction et de développement) [2]. L’Union a également accordé 200 millions d’euros pour les petites entreprises tunisiennes.

Le partenariat entre l’Union européenne et la Tunisie n’a rien d’innovant : avant même la révolution, la Tunisie était d’ores et déjà fortement dépendante de l’Europe (78% des exportations, 65% des importations et 73% des investisseurs étrangers étaient européens). Dans les années 1990, l’adoption de la PMG, Politique méditerranéenne globale, affirmait la volonté de s’engager dans des relations commerciales durables avec le pays. En 1995, l’intégration de la Tunisie à l’Organisation mondiale du commerce lors du processus de Barcelone l’avait déjà rendue dépendante des intérêts internationaux en signant un premier accord de libre-échange avec l’Union européenne, qui ouvrait son industrie à la concurrence et qui avait, déjà, à l’époque, provoqué une augmentation du chômage. En 2011, l’Union européenne avait proposé à la Tunisie une politique d’ouverture de leur marché économique et d’intégration à la mondialisation. Endettée par la suite par les nombreux prêts demandés au FMI (1,74 milliards de dollars en 2013 puis 2,9 milliards en 2016), la Tunisie s’est vue imposer un plan d’austérité par celui-ci, notamment par la réduction de la masse salariale dans le service public, l’abaissement des aides aux retraités et l’augmentation massive des prix du carburant.

Par cet accord, l’Europe souhaite ouvrir le marché tunisien à ses entreprises.

Cette logique s’est accrue ces dernières années, sans qu’aucun parti politique ne puisse apporter d’alternative, jusqu’à l’ouverture des négociations de l’Accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA), dont le quatrième volet s’est tenu du 29 avril au 3 mai 2019. Par cet accord, l’Union européenne souhaite ouvrir le marché tunisien à ses entreprises. L’ALECA vise à ouvrir les secteurs de l’agriculture, des marchés publics et des services en Tunisie.

Accord très polémique au sein de la société tunisienne, la première critique émise est celle d’un retour au protectorat et de néocolonialisme économique. En effet, depuis son indépendance en 1956, la Tunisie avait récupéré les terres agricoles exploitées par les Français auparavant, dès 1964, le président Habib Bourguiba avait promulgué une loi dite « d’évacuation agricole », celle-ci interdisant aux étrangers de posséder des terres du sol tunisien. Cependant, elles restaient attachées à une élite, celle des proches du pouvoir, notamment sous Ben Ali. Tandis que la révolution de 2010-2011 était portée par le souhait de voir ces terres redistribuées aux agriculteurs tunisiens, elles sont aujourd’hui menacées par l’ALECA qui voudrait les faire exploiter par des multinationales européennes. Loin d’apporter des solutions au chômage de masse en Tunisie, cette domination économique menacerait près de 250 000 agriculteurs, le but étant de faire absorber les excédents agricoles des pays de l’Union, alors que la Tunisie est auto-suffisante en matière d’élevage et de céréales.

L’ALECA propose également une clause d’arbitrage, placée au-dessus de la justice tunisienne, gérée par un tribunal international privé, qui permettrait aux multinationales d’attaquer le gouvernement tunisien si celui-ci viendrait à faire passer des lois qui seraient considérées comme contraires à l’intérêt des investisseurs étrangers. Cela pourrait surtout concerner des mesures de protection sociale (comme le système des retraites, la création d’emplois ainsi que le système de santé en Tunisie).

L’exportation d’un tel modèle, que l’on pourrait qualifier d’européen, menace le pays à long terme : la libéralisation des marchés publics et des échanges agricoles pourrait favoriser une augmentation du chômage et de la pression sociale au sein de la Tunisie rurale. L’extrême précarité et les déséquilibres économiques dont souffre aujourd’hui le pays, risqueraient de s’accroître en privilégiant des produits européens au détriment des produits locaux.

Malgré l’opposition de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) et d’autres organisations syndicales tunisiennes, aucune concertation ou débat public n’a encore été ouvert en Tunisie. Les communiqués de l’UGTT ne cessent de remettre en cause la politique ultralibérale ayant entraîné l’endettement des Tunisiens en général. Demandant également l’arrêt de la hausse des prix et d’augmenter les aides (telles que le SMIG et l’allocation de vieillesse en plus des primes de retraite), leurs revendications sont, encore aujourd’hui, ignorées par le gouvernement.


[1] Historienne et chercheuse à l’Institut des relations internationales et stratégiques, Sophie Bessis s’était exprimée le 30 avril 2019 sur les plateaux de Mediapart concernant l’ « exception » tunisienne https://youtu.be/Ck1jgBos_Ks

[2] Abderrazak Zouari, « Pour une refonte des relations tuniso-européennes ou comment permettre à la Tunisie de réussir sa transition démocratique », Maghreb-Machrek, 2018, n°237-238.

Le pouvoir judiciaire, meilleur allié du néolibéralisme en Amérique latine : le cas équatorien

Lenín Moreno et Mike Pence © Ignacio Rodrigues

À l’image des politiques mises en place par les gouvernements Macri en Argentine, Duque en Colombie ou Bolsonaro au Brésil, Lenín Moreno impulse un virage néolibéral conservateur depuis son élection à la présidence de l’Équateur en 2017. Il favorise en effet le retour du pouvoir des marchés et un alignement géopolitique sur les gouvernements conservateurs du continent latino-américain, rompant ainsi avec le processus de Révolution citoyenne engagé par Rafael Correa, bien qu’il ait été élu sur un programme de continuité avec son prédécesseur. L’irruption du pouvoir judiciaire dans la sphère politique permet notamment à Moreno de justifier ce virage à 180 degrés.


Le 20 février 2019, Lenín Moreno, président de l’Équateur, annonce avoir obtenu 10,2 milliards de dollars de crédits de la part d’organismes internationaux tels que le Fonds monétaire international (FMI) ou la Banque mondiale, entre autres. « Nous allons recevoir plus de 10 milliards de dollars à des taux inférieurs à 5% en moyenne et sur des durées jusqu’à 30 ans », précise-t-il. Moreno justifie cet accord par la mauvaise gestion des dépenses publiques dans le cadre des politiques publiques mises en place par son prédécesseur, Rafael Correa. Anna Ivanova, chef de mission du FMI pour l’Équateur, explique ainsi que cet accord vient encourager les principaux objectifs du gouvernement équatorien, à savoir créer une économie « plus dynamique », par le biais de mesures visant à favoriser la compétitivité entre les entreprises, assouplir la fiscalité et renforcer les structures de l’économie dollarisée.

En d’autres termes, l’octroi de ces prêts est conditionné à un approfondissement du tournant néolibéral impulsé par Moreno. Suite à son élection, ce dernier a rapidement pris le contrepied des politiques étatistes engagées par le gouvernement de Correa. La loi de développement productif, votée au mois d’août 2018, contient notamment un volet fiscal qui prévoit d’amnistier les mauvais payeurs. Elle inclut également un ensemble de réductions fiscales en faveur des entreprises. Par ailleurs, ce texte limite l’augmentation des dépenses publiques à 3% par an, bridant ainsi les possibilités d’investissement public.

Cela s’inscrit dans la continuité des premières décisions prises par Moreno, à savoir la suppression de 25 000 postes considérés comme restés vacants dans la fonction publique et la réduction de 5% de la rémunération des fonctionnaires. Moreno rompt donc radicalement avec l’héritage à la fois économique et politique de Correa, dont il a pourtant été le vice-président.

Les débats autour des modalités d’industrialisation à l’origine de la scission Correa / Moreno

Tout débute autour du constat, suite à l’arrivée de Correa à la présidence de l’Équateur en 2007, de la nécessité de développer une politique industrielle de grande ampleur dans un pays jusqu’alors spécialisé dans l’extraction et l’exportation de matières premières. Tous les acteurs de la Révolution citoyenne engagée par Correa s’accordent autour de l’idée que l’industrialisation est une condition essentielle de la diversification de la structure productive équatorienne, en vue d’atteindre l’objectif d’indépendance économique nationale. Cela s’inscrit dans la volonté de sortir l’Équateur d’une position de dépendance à l’égard de grandes puissances économiques, dans lesquelles ses matières premières sont exportées.

Or, au cours du mandat de Rafael Correa, deux conceptions différentes du processus d’industrialisation émergent progressivement. Dans une étude consacrée à l’importante étatisation impulsée par le gouvernement de la Révolution citoyenne, Pablo Andrade et Esteban Nicholls, chercheurs à l’Université Andine Simon Bolivar à Quito, observent que l’impulsion du processus d’industrialisation s’appuie notamment sur la création de nouvelles institutions étatiques. L’on peut citer le Secrétariat national de planification et développement (SENPLADES), le Ministère coordinateur de la politique économique (MCPE), ou encore le Ministère de coordination de la production, emploi et compétitivité (MCPEC). Or, dans ce contexte de division autour des modalités d’industrialisation, les responsables de chacune de ces institutions se positionnent pour l’une ou l’autre des deux conceptions.

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Presidente,_Rafael_Correa,_y_Canciller_Fander_Falcon%C3%AD,_ofrecen_rueda_de_prensa_en_la_embajada_ecuatoriana_en_Washington_sobre_tema_Honduras_(3694390248).jpg
Secrétaire national de la planification, puis Ministre des Affaires étrangères entre 2008 et 2010, Fander Falconi est l’un des principaux partisans de la conception du “socialisme du XXIe siècle” © Cancilleria Ecuador

D’une part, la SENPLADES défend, avec notamment l’appui de Fander Falconi, alors ministre des relations extérieures, la conception du « socialisme du XXIe siècle ». Dans cette perspective, l’État doit s’impliquer entièrement dans le processus d’industrialisation, en vue de parvenir à développer et diversifier la structure productive nationale.

D’autre part, des institutions telles que le MCPEC sont favorables à des politiques d’industrialisation sélectives et commerciales (ISC). Celles-ci reposent sur l’idée que la diversification productive doit s’appuyer sur une intervention réduite et simplement temporaire de l’État dans certains secteurs en particulier. Il se trouve que Lenín Moreno, alors vice-président de la République d’Équateur, se range du côté du courant « ISC ».

C’est donc avec l’appui d’institutions telles que le MCPEC que les conceptions de Lenín Moreno gagnent de l’influence au sein du gouvernement, et au sein du mouvement Alianza País, qui avait porté Correa au pouvoir. Cette division autour du processus d’industrialisation se propage progressivement à tous les autres secteurs économiques. C’est dans la perspective du rapport de force entre institutions étatiques que l’appareil d’Alianza País se détache progressivement de la conception d’une rupture économique radicale avec les politiques néolibérales et que Moreno parvient à s’imposer comme le plus à même de prendre la suite de Correa.

Alianza País se fracture sur la question extractiviste

L’affaiblissement du corréisme à l’intérieur d’Alianza País s’explique également par la défiance des courants « culturalistes » et « écologistes » à l’égard de la politique économique mise en place par le gouvernement de la Révolution Citoyenne. Ceux-ci se voulant porteurs de la défense de l’identité des communautés indigènes et de l’intégrité de leurs territoires, ils reprochent à Correa de ne pas avoir radicalement rompu avec le modèle extractiviste, fondé sur l’extraction de ressources minières ou d’hydrocarbures, destinés à l’exportation. Or, ces activités se déploient notamment au sein de territoires dans lesquels résident les communautés indigènes. Celles-ci sont donc particulièrement touchées par les conséquences sanitaires et environnementales de ces activités, telles que la libération de particules nocives ou la déforestation, d’où l’émergence de critiques culturalistes du processus extractiviste.

C’est dans la perspective des tensions internes liées à la question extractiviste, corrélées au rapport de force engagé par les partisans de Moreno, que le corréisme est affaibli au sein de son propre mouvement

Face à ses détracteurs, Rafael Correa explique que sa priorité est de développer d’importantes politiques de redistribution et d’investir massivement dans des secteurs tels que la santé ou l’éducation, afin de réduire la pauvreté et les importantes inégalités sociales et territoriales, résultant des mesures néolibérales appliquées au cours de la décennie précédente. Or, dans un pays dont l’activité économique repose en grande partie sur l’extraction de ressources primaires, les revenus tirés de ces activités représentent la principale source de revenus pour l’État. Le gouvernement de Correa estime donc qu’il est nécessaire de s’appuyer dans un premier temps sur l’extractivisme, en vue d’améliorer les conditions matérielles de la majorité de la population, tout en impulsant une diversification de la structure productive, afin de créer les conditions optimales de sortie de la dépendance.

Il opère ainsi une importante étatisation des activités extractives, afin de faire bénéficier à l’État de la majorité des revenus tirés des ressources primaires et de mieux encadrer ces activités, en vue d’en limiter au minimumles conséquences environnementales et sanitaires. Cependant, cette conception passe mal auprès d’une partie des militants d’Alianza País.

C’est donc dans la perspective de ces tensions internes, corrélées au rapport de force engagé par les partisans de Moreno, que le corréisme perd en influence au sein de son propre mouvement.

L’inéligibilité, instrument de marginalisation du corréisme

Peu de temps après l’élection de Moreno à la présidence de l’Équateur, Correa quitte le parti, accompagné par plusieurs de ses soutiens, et entre dans l’opposition. Cependant, ils ne disposent d’aucun parti politique légalement reconnu. En effet, le Conseil national électoral invalide à trois reprises consécutives la création d’un mouvement intitulé « Révolution Citoyenne », en référence au processus engagé par Correa en 2007. Cette institution met en avant le caractère inconstitutionnel de cette dénomination, ou la présence parmi les fondateurs de Rafael Correa, inéligible pour deux raisons principales.

Cette inéligibilité s’explique d’une part par le résultat du référendum organisé à la demande de Lenín Moreno au mois de février 2018. Le gouvernement appelle les équatoriens à se prononcer sur sept questions, parmi lesquelles figure notamment l’interdiction de la réélection présidentielle indéfinie.

La proposition d’annuler la loi interdisant la spéculation sur le foncier et les capitaux est la moins plébiscitée. Ce référendum ne peut donc pas être interprété comme un chèque en blanc en faveur d’un tournant néolibéral

La plupart des médias équatoriens et internationaux interprètent ce scrutin comme un camouflet pour Correa dans la mesure où 64% des électeurs se prononcent en faveur de la limitation à deux mandats présidentiels consécutifs, enlevant de fait la possibilité à l’ancien président de se représenter à l’occasion de la prochaine élection présidentielle. Ce résultat est massivement relayé comme le principal enseignement de ce scrutin. El Comercio, l’un des principaux médias équatoriens, titre, le 5 février 2018 : « Moreno sort vainqueur du référendum et Correa ne redeviendra pas président ».

Or, il apparaît que le traitement médiatique des résultats de ce scrutin est biaisé. Si la limitation du nombre de mandats présidentiels est incontestablement adoptée, d’autres propositions obtiennent plus d’opinions favorables. Un amendement visant à supprimer la prescription pour les crimes sexuels commis contre des mineurs est notamment adopté à une très large majorité par 73% des votants. A l’inverse, la proposition d’annuler la loi interdisant la spéculation sur le foncier et les capitaux et d’abroger l’impôt sur les plus-values n’obtient que 63% d’opinions favorables. Le fait que cette mesure soit la moins plébiscitée démontre que ce référendum ne peut pas être interprété comme un chèque en blanc en faveur d’un tournant néolibéral.

Par ailleurs, une accusation portée par la justice équatorienne à l’égard de Correa le rend inéligible à toute fonction électorale. Que lui est-il exactement reproché ? Au mois de septembre 2018, le procureur général Paul Pérez accuse Correa d’être impliqué dans l’affaire de l’enlèvement de Fernando Balda, opposant au gouvernement, en 2012, comme l’explique l’Agence France Presse, dans un article tranchant vis-à-vis de l’ancien président équatorien, publié le 4 février 2018 et intitulé : « Équateur : l’ex-président Correa, de la défaite à la justice ». Ces accusations se fondent sur les témoignages de deux anciens policiers équatoriens arrêtés. Cependant, aucun élément supplémentaire ne permet de prouver, à l’heure actuelle, la culpabilité ou l’innocence de Correa dans cette affaire.

Ce dernier refuse alors de se présenter devant la justice équatorienne, dénonçant une « mascarade » et un « complot » montés de toutes pièces par Moreno. Il n’en faut pas plus pour que le quotidien équatorien El Universo compare Rafael Correa à Abdalá Bucaram, destitué en 1997 pour « incapacité morale à exercer le pouvoir », et surnommé « El Loco », expliquant que tous deux ont échappé à la justice en résidant à l’étranger, et présumant ainsi de la culpabilité du premier. Cela contribue indéniablement à diaboliser l’image de Rafael Correa.

Le tournant néolibéral s’appuie sur une judiciarisation de la sphère politique équatorienne

Au-delà des questions autour de l’innocence ou de la culpabilité de Correa, cette affaire démontre que le phénomène de judiciarisation de la vie politique, déjà observé au Brésil par le biais de la destitution de Dilma Rousseff et l’emprisonnement de Lula sur la base d’accusations invérifiées, se met en place en Équateur.

Les gouvernements appliquant des mesures néolibérales après avoir été élus sur des programmes diamétralement opposés compensent leur manque de légitimité démocratique par l’instrumentalisation politique d’affaires judiciaires, corrélée à des campagnes médiatiques visant à discréditer leurs adversaires auprès de l’opinion publique

Ce phénomène consiste à invoquer des motifs judiciaires en vue d’écarter du pouvoir certains responsables politiques. C’est une instrumentalisation politique d’affaires judiciaires en cours. Sur la base de simples suspicions, les partisans de Rafael Correa sont ainsi interdits de fonder un mouvement politique. Au nom de la lutte contre la corruption, érigée en impératif politique de premier plan, le corréisme, principal mouvement d’opposition au néolibéralisme en Équateur, est discrédité et non reconnu légalement dans la sphère politique. Toute opposition au néolibéralisme est même systématiquement renvoyée à ces affaires de corruption ou à une prétendue mauvaise gestion des dépenses publiques. La judiciarisation de la politique équatorienne vise donc, à l’instar du Brésil, à marginaliser les forces progressistes.

L’instrumentalisation politique d’affaires judiciaires est l’un des deux piliers sur lesquels se fonde le « néolibéralisme par surprise ». Susan Stokes utilise cette expression pour désigner l’ensemble des gouvernements appliquant des mesures néolibérales, après avoir été élus sur la base de programmes diamétralement opposés. Ceux-ci compensent alors le manque de légitimité démocratique de leur action par l’instrumentalisation d’affaires judiciaires, corrélée à la mise en place d’importantes campagnes médiatiques visant à discréditer leurs adversaires politiques auprès de l’opinion publique.

Le développement de campagnes médiatiques à charge, second pilier du « néolibéralisme par surprise »

Sans verser dans le complotisme anti-médiatique, il existe des choix éditoriaux très marqués au sein des médias équatoriens.

Le cas équatorien démontre que la prise en compte des sources de financement des médias est nécessaire à la compréhension des choix de hiérarchisation de l’information

Là où les principaux quotidiens diffusent largement les affaires judiciaires éclaboussant le camp corréiste, le récent scandale de corruption impliquant Lenín Moreno (lire « Scandale de corruption en Équateur : quand le récit autour de Lenín Moreno s’effondre », publié par Le Vent se lève, le 23 mars 2019) reçoit bien moins d’écho. Le média TeleSur est l’un des seuls à relayer cette affaire. C’est également l’un des seuls médias équatoriens d’ampleur nationale à refléter le point de vue des partisans de Rafael Correa et à dénoncer les tentatives de répression dont ils font l’objet. La raison en est simple. La chaîne est financée par les gouvernements vénézuélien et cubain, anciens alliés géopolitiques du gouvernement de la Révolution citoyenne.

A l’inverse, les autres grands quotidiens équatoriens sont, pour beaucoup, financés par le biais d’entreprises multinationales bien plus hostiles à l’égard du bilan de Rafael Correa. Parmi elles, l’on peut notamment citer l’entreprise étasunienne Chevron, responsable, dans le cadre de ses activités d’extraction d’hydrocarbures, de dégâts environnementaux et sanitaires colossaux dans l’Amazonie équatorienne, largement dénoncés par Correa. Le cas équatorien démontre donc que la prise en compte des sources de financement des médias est indispensable à la compréhension des choix de hiérarchisation et de traitement de l’information.

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Correa dénonçant les dégâts environnementaux causés par Chevron dans le cadre de la campagne “La main sale de Chevron” © Cancilleria Ecuador

L’hostilité d’une grande partie de la presse équatorienne à l’égard de Correa trouve également ses origines dans la loi sur les médias, adoptée au mois de juin 2013. Celle-ci vise à sanctionner la diffusion de fausses informations destinées à influencer politiquement l’opinion publique équatorienne et à déstabiliser le gouvernement équatorien. Ce texte est adopté dans un contexte où plusieurs médias privés diffusent des accusations infondées de corruption, formulées à l’encontre du gouvernement de Correa. De ce point de vue, les prises de position des médias Mil Hojas, Plan V et Fundamientos sont flagrantes. Là encore, la question des sources de financement permet de mieux comprendre les choix éditoriaux. Ces médias vivent en effet grâce à des capitaux de l’agence étasunienne NED (National endowment for democracy), qui, selon le quotidien El Comercio, finance une dizaine de médias équatoriens, au total. Par ailleurs, l’un des co-fondateurs de Plan V est Juan Carlos Calderón qui, selon Wikileaks, a entretenu des liens étroits avec l’Ambassade des États-Unis en Equateur, au cours de la présidence de Rafael Correa. Ces exemples témoignent donc du fait que certains médias privés équatoriens servent de relais pour les élites anti-corréistes, avec l’appui de financements étasuniens, entre autres.

Leur intérêt est de soutenir le tournant néolibéral impulsé par Moreno, ainsi que l’alignement progressif de l’Équateur sur des positions géopolitiques proches de celles des États-Unis et de leurs alliés en Amérique latine, comme en témoigne la récente sortie de l’UNASUR (Union des Nations Sud-Américaines), au profit de la création du PROSUR, réunissant les gouvernements latino-américains conservateurs autour de l’objectif de renforcer la libéralisation des échanges économiques mutuels.

Le corréisme, courant marginalisé de la scène politique équatorienne ?

Qu’en est-il actuellement de la place du corréisme dans la politique équatorienne ? Est-il si marginalisé et discrédité que le laisseraient penser les constats précédents ? Les élections municipales et régionales qui se sont tenues le 24 mars 2019, premiers scrutins depuis la scission Correa / Moreno, ont démontré le contraire.

La Révolution citoyenne n’a pas seulement permis d’engager un retour de l’état dans l’économie et la mise en place de politiques publiques de grande ampleur. Rafael Correa a également remporté une bataille culturelle face au néolibéralisme prédominant dans les années 1990

Sans parti politique légalement reconnu et sans relais médiatique à l’échelle équatorienne, des candidats corréistes se sont malgré tout présentés sous la bannière Compromiso social. Les résultats sont sans équivoque. Les candidats soutenus par Rafael Correa remportent des scores élevés dans la majorité des provinces, terminant notamment majoritaires dans les provinces stratégiques de Pichincha et Manabi. À Quito, Luisa Maldonado, candidate corréiste, termine à la deuxième place avec 18,34% des suffrages, devant Paco Moncayo, candidat soutenu par le gouvernement, crédité de 17,55% des suffrages. Le maire élu, Jorge Yunda, candidat du parti centriste Unión Ecuatoriana, est un ancien allié de Correa. Les résultats des élections municipales dans la capitale équatorienne sont ainsi représentatifs de la défaite du camp anti-corréiste.

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Paola Pabón devient préfète de la province de Pichincha © Conseil National Électoral

Ce succès électoral est d’autant plus notable que cette campagne a été le théâtre d’une énième tentative de diffusion d’accusations envers Rafael Correa. En effet, Iván Granda, secrétaire anti-corruption, a accusé l’ancien président d’avoir obtenu des fonds du Venezuela, en vue d’influer sur les résultats du scrutin. Or, dans un communiqué officiel du 27 mars 2019, le Procureur général de l’État a annoncé qu’il n’enquêtera pas sur ces accusations, considérant que « cela ne représente pas une information criminelle susceptible d’initier une enquête pénale ». Le récit anti-corruption érigé par le gouvernement est donc de fait discrédité par ce type d’accusations abusives et infondées à l’égard du camp Correa, ainsi que par le récent scandale dans lequel Moreno semble être directement impliqué.

Moreno peut se satisfaire de l’élection de Cynthia Viteri, son alliée chrétienne-démocrate, à la mairie de Guayaquil, mais il se retrouve stratégiquement affaibli, dans la mesure où son assise politique dépend désormais de sa capacité à nouer des alliances avec des partis néolibéraux et conservateurs, ainsi qu’avec les élites anti-corréistes.

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Évolution du taux de pauvreté en Équateur entre 2007 et 2018 © Banque Mondiale

Ces élections démontrent à l’inverse que les principes de la Révolution citoyenne bénéficient toujours d’une forte adhésion au sein de la population. Le sens commun est imprégné de ces conceptions. La Révolution citoyenne n’a donc pas seulement permis d’engager un retour de l’Etat dans l’économie et la mise en place de politiques publiques ambitieuses et de grande ampleur en Équateur. Rafael Correa a également gagné une bataille culturelle face au néolibéralisme prédominant au cours des années 1990, une bataille culturelle qui s’appuie sur un bilan ayant conduit à l’amélioration des conditions matérielles d’une partie significative de la population.

21,5% de la population est en situation de pauvreté à la fin de son mandat, contre 37,8% à son arrivée au pouvoir. Le taux de pauvreté semble de nouveau augmenter avec le retour de politiques néolibérales puisqu’il correspond à 23,2% de la population en 2018. Ces chiffres permettent de nuancer le procès d’une prétendue mauvaise gestion des dépenses publiques par le gouvernement de Rafael Correa – et de comprendre pourquoi celui-ci bénéficie encore d’un important appui au sein de la population équatorienne.

Que faut-il changer dans les traités européens en matière monétaire ?

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©EU2017EE Estonian Presidency

La sortie ou non de l’euro est devenu un champ de bataille idéologique et politique dans lequel s’entretient une confusion entre le rôle de l’unité monétaire et les règles de fonctionnement de la politique monétaire. Cette distinction est importante : certains pensent en effet que le retour aux monnaies nationales, c’est-à-dire à une unité de compte nationale, permettrait de corriger les déséquilibres de change qui affectent les pays européens, sans qu’il soit nécessaire de revoir les principes fondamentaux de la politique monétaire, que ce soit l’indépendance de la banque centrale ou l’objectif de stabilité des prix. D’autres soulignent en revanche que le retour aux monnaies nationales ne suffit pas, voire que l’enjeu central ne réside pas tant dans le rétablissement d’une unité de compte nationale que dans les principes et l’idéologie qui marquent le fonctionnement concret de la politique monétaire. Par Nicolas Dufrêne, administrateur au sein de la commission des finances de l’Assemblée nationale.

Selon que l’on place l’accent sur l’une ou l’autre de ces approches, la perspective intellectuelle et les propositions de réforme concrètes diffèrent considérablement. Un simple retour au franc s’accompagnerait certes probablement d’une période de turbulence sur le marché des changes mais il n’implique pas par lui-même de rupture idéologique dans la définition des paramètres de la politique monétaire. Après tout, la stabilité des prix et l’indépendance caractérisaient déjà l’action de la Banque de France avant l’adoption de l’euro, quoique sous une forme nettement atténuée par rapport à ce que l’on connaît aujourd’hui. En revanche, si l’on privilégie la nécessité d’une réforme radicale de la politique monétaire, de nouvelles questions émergent. Est-il en effet nécessaire de prévoir une sortie de l’euro si celle-ci ne modifie en rien la conduite de la politique monétaire ? Y’a-t-il de meilleures chances de parvenir à une réforme radicale de la politique monétaire dans le cadre de l’euro ou en dehors de celui-ci ? Et dans l’hypothèse d’une autre politique monétaire, plus favorable à l’emploi et au développement durable, dans le cadre de l’euro, quelles seraient les dispositions des traités à modifier et de quelle manière ?

L’objectif de cet article est double. Il s’agit en premier lieu d’identifier les principes et les dispositions juridiques du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) qui forment actuellement le canevas juridique et institutionnel de la politique monétaire. Certaines dispositions sont bien connues, à l’instar de l’objectif principal de stabilité des prix et des dispositions interdisant le financement monétaire des États. D’autres principes, comme celui de neutralité de la politique monétaire, sont en revanche moins bien identifiés, malgré le fait qu’ils soient tout aussi fondamentaux. Ils apparaissent en effet à la croisée des dispositions spécifiquement monétaires et des grands principes économiques de l’Union européenne, au premier rang desquels « une économie de marché ouverte où la concurrence est libre » selon l’article 119 du TFUE, qui se transpose également en matière monétaire.

Une fois accompli ce travail d’analyse, la question des scénarios de réforme occupera la seconde partie de l’article. Quatre scénarios seront principalement étudiés :

La transformation de l’euro en monnaie commune (nous verrons en quoi ce scénario souffre de grandes insuffisances).

Une réforme simple du mandat de la banque centrale lui adjoignant l’emploi et le développement durable aux côtés de la stabilité des prix.

Une réforme du mandat de la BCE accompagnée de dispositions prescriptives la forçant à participer à une politique de relance au niveau européen.

Un scénario « maximaliste », impliquant non seulement de changer le mandat de la BCE mais également de rétablir une autorité politique sur la conduite de la politique monétaire, tout en abolissant les interdictions de principe de financement monétaire des autorités publiques.

L’étude de ces différents scénarios permet ainsi de mieux comprendre quelles formes pourrait prendre une « option A », à savoir commencer par proposer une réforme des traités avant d’en envisager la sortie, en matière monétaire. Il n’entre toutefois pas ici dans notre propos de débattre de la probabilité ou non de parvenir à cette révision des traités, qui suppose une unanimité difficile à obtenir. Cet article se concentre uniquement sur ce qui pourrait être proposé dans ce cadre.

 

Une politique monétaire européenne qui organise la neutralité, l’indépendance mais aussi l’impuissance de la Banque centrale

En matière monétaire, l’essentiel des articles qui forment le droit européen sont inscrits au titre VIII du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), à partir de l’article 119. Ce titre contient un premier chapitre relatif à la politique budgétaire (articles 120 à 126), lequel comporte également des dispositions relatives aux liens réciproques entre la Banque centrale et l’État mais aussi entre les organismes privés de crédit et l’État, tandis que le chapitre 2 (articles 127 à 133) est consacré uniquement aux questions monétaires. Les dispositions du traité sont en outre complétées par un protocole n°4 relatif aux statuts du système européen de banques centrales et de la banque centrale européenne.

Ces différents articles (moins d’une dizaine au total) constituent le cadre idéologique et institutionnel de la politique monétaire européenne. Il repose sur quatre principes fondamentaux :

Principe n°1: une politique monétaire centrée sur l’objectif de stabilité des prix.

Principe n°2 : une banque centrale indépendante des États tant en termes de fonctionnement que de choix de ses moyens d’action.

Principe n°3: une interdiction de financement des États ou des institutions publiques par la Banque centrale européenne (mais aussi le refus de tout financement préférentiel des institutions publiques par les banques privées selon l’article 124 du TFUE).

Principe n°4 : Une action qui doit respecter le principe d’une « économie de marché ouverte où la concurrence est libre», ce qui signifie un principe intangible, quoique jamais affirmé de manière explicite, de neutralité de la politique monétaire.

Sur ces quatre principes, deux sont affirmés dès le second alinéa de l’article 119 du TFUE qui prévoit « la définition et la conduite d’une politique monétaire et d’une politique de change uniques dont l’objectif principal est de maintenir la stabilité des prix et, sans préjudice de cet objectif, de soutenir les politiques économiques générales dans l’Union, conformément au principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre ». Le premier principe et le quatrième principe sont ainsi tirés de cet article, repris plus loin par l’article 127 TFUE.

Leur importance est avérée. L’objectif de stabilité des prix a été largement commenté et est le biais le plus connu de la politique monétaire européenne. Il inciterait à mener une politique de chômage au lieu d’une politique de croissance et d’emploi (si l’on se réfère à la très contestable courbe de Philipps qui suppose que le plein-emploi entraînerait nécessairement de l’inflation, sans même tenir compte, entre autres, du niveau d’utilisation des capacités productives). Il convient de rappeler que la question des prix est elle-même biaisée puisque les indicateurs de l’inflation excluent les prix de l’immobilier et des actifs financiers. Or, nous nous trouvons, depuis presque trois décennies, dans cette situation paradoxale dans laquelle les prix des actifs financiers et immobiliers ne cessent d’exploser à la hausse, alors même que les prix des biens et des services connaissent, dans leur ensemble, de puissantes tendances déflationnistes (mondialisation, innovation technique, numérisation de l’économie, etc…). L’objectif de stabilité des prix apparaît donc particulièrement inadapté à la période actuelle.

Le quatrième principe, la neutralité de la politique monétaire, mérite un commentaire plus approfondi. L’ordre économique de l’UE est en effet bâti, pour l’ensemble de ses composantes, y compris la composante monétaire, sur la recherche d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre. Ce principe de liberté de la concurrence est au fondement, par exemple, de l’interdiction des aides d’État (article 107 TFUE) car elles risquent de « fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions ». Ce même principe se transpose en matière monétaire d’une manière insidieuse et jamais clairement affirmée dans les traités ou dans le quatrième protocole. Il n’en est pas moins au fondement de toutes les actions entreprises par la BCE. Il suppose en effet que la politique monétaire doit être conduite de manière à ne jamais entraîner de distorsions sur le marché. De quelle manière pourrait-elle le faire le cas échéant ? Un petit détour technique est nécessaire pour l’expliquer.

La banque centrale dispose d’un pouvoir de création monétaire qui s’exerce uniquement au profit des banques privées (par la mise à disposition de liquidités) et toujours en échange de garanties (« collatéraux »). C’est ce qui lui permet de jouer son rôle de prêteur en dernier ressort et d’influer sur les taux d’intérêt dans l’économie. Imaginons désormais que, au lieu d’un taux d’intérêt unique, la Banque centrale fixe des taux d’intérêts différents en fonction de la nature des actifs qu’on lui apporte en contrepartie (par exemple des actifs verts) ou bien qu’elle contrôle l’emploi des liquidités qu’elle accorde aux banques privées. Elle pourrait alors favoriser l’achat et stimuler ainsi le prix des actifs qu’elle souhaite (actifs verts) et, au contraire, renchérir le coût et décourager l’achat d’autres actifs (par exemple des actifs issus d’entreprises polluantes). Même chose concernant sa politique d’achat direct d’actifs (les actifs seraient ainsi affectés d’une surcote ou d’une décote en fonction de leur nature et non plus seulement en fonction de leur notation financière). Mais ce faisant, elle exercerait une influence directe sur la structure économique et sur les formes de l’activité économique. En d’autres termes, elle exercerait une « politique » monétaire, au sens d’une activité décisionnelle fondée sur l’atteinte d’objectifs préalablement discutés et définis de manière « arbitraire ».

Une telle politique entrerait en contradiction directe avec l’idée d’une concurrence libre et non faussée. On touche ici le cœur du problème : contrairement à ce que son nom indique, le TFUE ne fait pas que prévoir le fonctionnement des institutions. Il est prescripteur autant qu’organisateur. Il assume que la liberté de toute politique conduite par un État ou par une banque centrale s’arrête au seuil de la préservation des mécanismes de la concurrence libre et non faussée. Par conséquent, la politique monétaire doit éviter de chercher à influer sur les formes de l’activité économique et ne peut agir que sur son niveau (toujours avec le souci d’éviter un emballement des prix).

A son corps défendant, cela peut conduire la banque centrale à devenir un puissant instrument de reproduction de la structure économique et sociale. En s’efforçant de rester neutre dans ses interventions, la BCE peut ainsi être amenée à reproduire les défauts du marché, voire à les entretenir.  Récemment, une étude de Positive Money et de l’Institut Veblen a par exemple montré que le programme CSPP (Corporate Sector Purchase Program de la BCE) a consacré 63 % des 110 milliards d’euros débloqués par la BCE au profit d’entreprises privées à des activités polluantes, lesquelles dominent naturellement le marché obligataire à l’heure actuelle[1]. Mais peut-on réellement le lui reprocher ? En effet, quelle serait la légitimité de la banque centrale à conduire une autre politique, voire à conduire une « politique » tout court ?

On comprend ici que le second grand principe de la politique monétaire dans l’UE, à savoir l’indépendance de la banque centrale, lui pose un problème de légitimité pour faire des choix qui iraient au-delà de la seule lutte contre l’inflation qui est prévue par le traité. Ce principe d’indépendance de la Banque centrale repose sur l’article 130 du TFUE qui dispose que : « dans l’exercice des pouvoirs et dans l’accomplissement des missions et des devoirs qui leur ont été conférés par les traités et les statuts du SEBC et de la BCE, ni la Banque centrale européenne, ni une banque centrale nationale, ni un membre quelconque de leurs organes de décision ne peuvent solliciter ni accepter des instructions des institutions, organes ou organismes de l’Union, des gouvernements des États membres ou de tout autre organisme ». Le TFUE organise donc la rupture de toute possibilité d’influence du politique sur le monétaire. Et il y réussit à tel point que l’indépendance de la Banque centrale se traduit souvent par son impuissance. Impuissance à faire des choix, impuissance à utiliser l’arme monétaire pour modifier les formes de l’activité économique et même impuissance à définir la voie qui lui permettrait de sortir de son impuissance.

Cette impuissance à agir seule se double d’ailleurs d’une impuissance à mettre la politique monétaire au service des États ou des institutions publiques. Il s’agit du troisième grand principe, qui concerne l’interdiction du financement des États par la BCE. Il est principalement inscrit à l’article 123 TFUE qui dispose, dans son premier alinéa, qu’ « il est interdit à la Banque centrale européenne et aux banques centrales des États membres, ci-après dénommées “banques centrales nationales”, d’accorder des découverts ou tout autre type de crédit aux institutions, organes ou organismes de l’Union, aux administrations centrales, aux autorités régionales ou locales, aux autres autorités publiques, aux autres organismes ou entreprises publics des États membres ; l’acquisition directe, auprès d’eux, par la Banque centrale européenne ou les banques centrales nationales, des instruments de leur dette est également interdite ». Cet article essentiel mérite de s’y attarder quelque peu car il comporte en réalité deux dimensions.

La première est qu’il est interdit à la Banque centrale et aux banques centrales nationales d’accorder des crédits ou des avances aux États et à l’ensemble des autorités publiques. Ces dispositions, inscrites dès le traité de Maastricht en 1992, entraînent l’impossibilité de tout mécanisme préférentiel de financement des États par la Banque centrale. On songe aux mécanismes d’avances remboursables qui permettaient par exemple à l’État français, jusqu’à la fin des années 80, de bénéficier d’avances à des taux nuls ou très faibles, directement de la part de la Banque centrale. Notons toutefois que ces avances n’étaient pas des dons : elles devaient être remboursées. En outre, le volume financier de ces avances n’était pas illimité : dans les années 80, cela correspondait à un volume annuel d’environ 20 milliards de francs, dont 10,5 milliards à taux zéro. A partir de 1992, ce genre de dispositif est explicitement prohibé. Contrairement à ce que l’on a parfois pu lire, la loi du 3 janvier 1973 portant statuts de la Banque de France n’y est pour rien[2].

On aurait cependant pu imaginer que, sans recourir à des financements préférentiels de ce type, la Banque centrale puisse acquérir directement auprès des États leurs titres de dette publique. C’est notamment ce qui se pratique aux États-Unis. Mais la seconde spécificité de cet article 123 tient au fait que les acquisitions directes de titres de dette publique par le système européen des banques centrales (SEBC) sont explicitement interdites. Par conséquent, seuls les acteurs privés, en particulier les acteurs bancaires, peuvent se porter acquéreurs des titres de dette publique sur le marché primaire. Théoriquement, cela peut poser un problème : que se passerait-il si les acteurs privés, en proie à de grandes difficultés financières, ne pouvaient plus souscrire aux émissions de dette publique ? Il en résulterait un mécanisme de rationnement du crédit très préjudiciable à l’État et à l’ensemble du système économique. Même sans aller jusque-là, le fait de pouvoir souscrire aux émissions primaires de la dette publique confère en théorie deux avantages qui résident dans le fait de stimuler automatiquement le gonflement de la masse monétaire (en injectant des liquidités dans l’économie sans effet de substitution) et le fait de peser directement sur la formation des taux d’intérêt lors des émissions primaires des titres obligataires publics.

Cependant, le « détour » imposé à la banque centrale pour acheter les titres de dette publique sur le marché secondaire n’est pas aussi déterminant que l’on pourrait croire à première vue. Dans la conduite de sa politique monétaire non-conventionnelle, la BCE, en agissant sur le marché secondaire, a finalement obtenu des résultats assez proches de ceux de la Fed. En outre, la Fed elle-même agit le plus souvent sur le marché secondaire et non sur le marché primaire, bien qu’elle en ait le pouvoir.

Les quatre principes fondamentaux de la politique monétaire européenne traduisent donc une orientation idéologique proche du monétarisme, laquelle consiste à découpler au maximum États et banques centrales, à privilégier une conception neutre du rôle de la monnaie dans l’économie et à faire primer l’objectif de stabilité des prix sur tout autre objectif. Face à ce bloc idéologiquement cohérent, que faut-il changer ?

 

Des scenarii de réforme monétaire de nature et d’ampleur différentes

Plusieurs scénarios sont régulièrement évoqués dans le débat public pour permettre une politique monétaire davantage tournée vers l’intérêt général. On peut regrouper les principales propositions sous la forme de quatre grands scénarios, de nature et d’ampleur variées.

Le premier de ces scénarios est la transformation de l’euro en monnaie commune. Ici, la question de l’unité de compte prime sur les paramètres de la politique monétaire. Ce scénario implique en effet un système bi-monétaire : chaque pays de la zone euro disposerait de sa propre monnaie nationale, utilisée dans les échanges internes et dans les échanges entre pays de la zone euro, et d’une monnaie commune, l’euro, qui ne serait plus utilisée que dans les échanges avec les pays hors zone UE. Ainsi, tout achat effectué en dollars par une entreprise américaine auprès d’une entreprise française, par exemple, supposerait que le dollar soit converti en euros puis que l’euro soit converti en euro-franc. En revanche, un échange entre une entreprise allemande et une entreprise italienne engendrerait un échange entre l’euro-mark et l’euro-lire, à un taux de conversion fixé à l’avance entre les pays et qui soit régulièrement révisable en fonction des conditions d’échange entre ces pays. L’avantage supposé de ce système est qu’au lieu d’avoir un taux de change fixe entre les pays de l’UE, les taux de change entre les monnaies nationales seraient ajustables.

Cette solution présente toutefois plusieurs difficultés pratiques et conceptuelles. Elle suppose en effet un haut degré de coordination entre les banques centrales nationales pour fonctionner efficacement. L’expérience du serpent monétaire européen puis du système monétaire européen (SME), instaurés dans les années 70 et 80 pour mettre fin aux politiques de dévaluation compétitive, montre que ce résultat n’est pas aisé à atteindre. Pour espérer un fonctionnement positif, les banques centrales de l’eurosystème devront s’engager sur la possibilité de créer autant de monnaie qu’il est nécessaire pour maintenir la parité décidée entre les monnaies dans des engagements réciproques. En outre, pour maintenir la parité décidée entre les monnaies, il faudrait des taux d’intérêts différents dans chaque pays. La politique monétaire ne serait donc pas totalement libre (cf. triangle d’incompatibilité de Mundell).

Par ailleurs, par quels mécanismes pourra-t-on assurer la conversion des monnaies nationales dans la monnaie commune ? Le taux de change serait-il flottant ou fixe ? Si les taux de change sont fixes mais ajustables entre les monnaies des différents pays, il devrait en être de même vis-à-vis de la monnaie commune. En effet, s’il est flottant, il est à craindre qu’en cas de difficulté propre à un pays, la monnaie nationale de ce dernier soit abusivement convertie en monnaie internationale. Et s’il est fixe, la dévaluation ne sera pas possible. Mais si le taux de change est fixe mais ajustable, alors les jeux spéculatifs des marchés risquent de forcer les ajustements, jusqu’à les faire sauter définitivement, comme cela a toujours été le cas avec les systèmes d’ancrage. Un espace de monnaie commune deviendrait ainsi un paradis pour les spéculateurs à travers des stratégies de carry-trade, surtout dans une zone dans laquelle la liberté de circulation des capitaux est garantie par les traités.

Enfin, l’instauration d’une monnaie commune, même réussie, ne résoudrait que très partiellement les problèmes monétaires de la zone euro. Elle ne ferait qu’agir sur l’accentuation des déséquilibres entre les pays de la zone mais ne permettrait en aucun cas de résoudre la faiblesse de la demande, la crise d’endettement généralisé ou bien la coupure entre politique monétaire et politique budgétaire, qui constituent les autres défis de la monnaie unique.

Le second scénario, ainsi que les scénarios suivants, consisterait donc à mettre l’accent sur la question de la réforme de la politique monétaire plutôt que sur la transformation de l’unité de compte. Une première réponse pourrait être de changer le mandat de la BCE, c’est-à-dire ses objectifs, sans toucher à ses principes de fonctionnement et à son indépendance. Il s’agirait ainsi de s’inspirer du mandat de la Federal reserve qui, aux côtés de l’objectif de stabilité des prix, comporte également un objectif de plein emploi et des taux d’intérêts à long terme peu élevés. Dans le cadre de ce scénario, la politique monétaire ne serait pas véritablement bouleversée : il suffirait d’ajouter quelques mots aux articles 119 et 127 du TFUE. Cependant, adjoindre un objectif de plein-emploi au mandat de la BCE, sans pour autant abolir les dispositions interdisant le financement monétaire des États ou le principe de neutralité de la politique monétaire, risque de se révéler d’une efficacité limitée. En effet, comment la BCE pourra-t-elle davantage qu’aujourd’hui stimuler l’emploi, une fois le taux directeur fixé à 0, sans recourir à des outils innovants et tout en respectant les équilibres du marché ?

C’est pourquoi le troisième scénario est plus ambitieux. Il s’agirait d’une réforme du mandat de la BCE, comme dans le premier scénario, mais cette réforme serait accompagnée de dispositions explicites visant à permettre une création monétaire ciblée de la BCE en faveur d’objets précis (on prend ici l’exemple de la transition écologique en raison du large consensus qui l’entoure). On remarquera à ce titre que, dans le TFUE sous sa forme actuelle, les institutions publiques ne peuvent bénéficier de financements de la part du SEBC, à l’exception notable des banques publiques d’investissement qui peuvent accéder, dans les mêmes conditions que les banques privées, au guichet de la BCE (article 123-2 du TFUE).

Pour permettre l’épanouissement d’un green new deal, l’alinéa 2 de l’article 123 pourrait ainsi être modifié afin de prévoir l’obligation pour la BCE d’acquérir des titres de dette des banques publiques d’investissement dans des volumes significatifs. Le second alinéa pourrait dès lors être complété par la phrase suivante : « Par dérogation à ce qui précède, la Banque centrale européenne est autorisée à acquérir, dans des volumes significatifs et selon des conditions préférentielles, les instruments de dette émis par la Banque européenne d’investissement en faveur d’investissements dans la transition écologique ». Par exception au principe de neutralité monétaire, on autoriserait ainsi la BCE à agir massivement pour le financement de la transition énergétique en utilisant son pouvoir de création monétaire. En revanche, ce scénario ne nécessiterait pas de revenir sur l’interdiction du financement monétaire des États et pourrait être compatible avec la continuité du principe d’indépendance de la Banque centrale. Il constituerait ainsi une voie de réforme moyenne.

Enfin, le quatrième scénario serait constitué par une réforme de grande ampleur de la politique monétaire. Dans sa version maximaliste, il modifierait chacun des quatre principes fondamentaux de la politique monétaire européenne. Au-delà de la modification du mandat et de l’introduction de mécanismes de création monétaire ciblés, l’indépendance de la BCE serait également réformée : l’article 130 pourrait ainsi prévoir un alinéa disposant que « le Conseil européen fixe les grandes orientations de la politique monétaire par un vote à la majorité qualifiée ». Il s’agirait ainsi de rétablir un processus de décision politique dans la conduite de la politique monétaire. Par ailleurs, l’article 123 prohibant le financement monétaire des États pourrait être assoupli en introduisant la capacité pour le Parlement européen de décider, dans le cadre de l’examen annuel du budget, de rétablir un système d’avances aux États nationaux, avec des mécanismes de péréquation propres à favoriser la convergence des économies. Il s’agirait ici de réduire le phénomène de divergence qui mine la cohésion européenne sur le plan économique.

Ces quelques scénarios sont ici exposés dans les grandes lignes et chacun d’eux pourrait être approfondi sur des dizaines de pages. Ils ont néanmoins le mérite de tenter une définition plus concrète de ce que pourrait recouvrer un « plan A » en matière monétaire.

[1] https://www.veblen-institute.org/IMG/pdf/aligner_la_politique_monetaire_sur_les_objectifs_climatiques_europeens.pdf

[2] https://www.lemonde.fr/idees/article/2012/04/18/la-loi-de-1973-et-la-legende-urbaine_1686805_3232.html