La « loi de l’offre et de la demande » sert surtout à justifier les inégalités – Entretien avec David Cayla

Respecter la “loi de l’offre et de la demande”, “faire triompher la concurrence libre et non faussée”, “favoriser l’innovation”… Ces expressions sont désormais familières à tout un chacun, tant elles sont ressassées en boucle par des légions d’économistes et d’éditorialistes sur les chaînes de télévision. Elles sont constitutives de la vision du monde qui domine la sphère politico-médiatique : le néolibéralisme. Dans son nouveau livre, L’économie du réel face aux modèles trompeurs, David Cayla – Maître de conférences à l’Université d’Angers – s’attache à l’analyse et la déconstruction de ces concepts qui sont présentés comme des évidences incontestables. Il expose les fondements économiques, mais aussi anthropologiques et philosophiques du néolibéralisme, et la manière dont cette déclinaison du libéralisme s’est imposée comme la pensée dominante… jusqu’à exclure, comme non-scientifiques, toutes les conceptions divergentes de l’économie.


LVSL – Votre livre est consacré à la réfutation de la prétendue « loi de l’offre et de la demande ». Pouvez-vous rappeler à nos lecteurs en quoi consiste cette loi ?

David Cayla – Il faut d’abord rappeler que lorsqu’on évoque « la loi de l’offre et de la demande », personne ne sait exactement de quoi on parle. C’est le vrai problème de cette « loi » : on l’emploie sans arrêt, pour dire des choses qui sont souvent contradictoires. En fait, il n’y a pas « une » loi de l’offre et de la demande mais trois.

  • Il y a la loi de la demande : lorsque les prix augmentent, la demande diminue, et inversement.

  • Il y a la loi de l’offre, qui postule l’inverse : quand les prix augmentent, l’offre augmente, et inversement.

  • Il y a enfin la « loi de l’offre et de la demande » qui exprime la manière dont les prix varient. Selon cette troisième loi, lorsque l’offre est supérieure à la demande, les prix doivent baisser, et inversement les prix augmentent lorsque la demande est supérieure à l’offre.

On a donc deux lois qui décrivent les changements des quantités offertes et demandées, et une loi qui décrit la variation des prix. Le problème, c’est qu’en fonction des circonstances, on peut utiliser une loi ou l’autre. Imaginons que le prix des oranges augmente alors que la demande baisse ; les néoclassiques diront que la demande baisse parce que le prix des oranges augmente et estimeront que la loi de la demande est respectée. Mais si le prix des oranges avait baissé, et que la demande des oranges avait également baissé, alors les mêmes économistes auraient pu dire que le prix baisse parce que la demande a baissé. Autrement dit, quelles que soient les évolutions des prix et des quantités, ils ont toujours raison. La « loi de l’offre et de la demande » ne peut pas être invalidée par fait. C’est une loi qui, finalement, ne dit absolument rien. Cette loi ne parvient ni à décrire le réel, ni à prévoir ce qui arrivera. Je me suis amusé dans le livre à tenter de prédire la variation des prix des fruits et légumes d’après la « loi de l’offre et de la demande ». Bilan : c’est strictement impossible.

LVSL – En quoi est-ce important ? En quoi la croyance en cette loi est liée à la mise en place des politiques néolibérales ?

Pourquoi cette loi est-elle importante ? Il faut bien comprendre que derrière les prix, il y a les revenus. Le coeur des problèmes que l’on connaît actuellement, c’est celui du pouvoir d’achat et des inégalités considérables que l’on observe entre les professions. Entre l’intérimaire et le footballeur du PSG, il y a des rapports salariaux de 1 à 2000. Comment justifie-t-on ces écarts effarants de revenus ? Avec la loi du marché. Telle profession, tel footballeur est très demandé ; tel autre l’est moins. « Ceux qui ont réussi et ceux qui ne sont rien » pour emprunter une formule de notre président.

Les bas salaires sont le produit d’un marché du travail qui organise la concurrence et hiérarchise la valeur des uns et des autres. De même, la faillite d’un petit entrepreneur sera justifiée par son incapacité à vendre ses produits au « bon » prix. La « loi de l’offre et de la demande » permet de fixer un prix, que l’on désigne comme le prix « normal », le prix du marché. Cette normalité qui émane d’un marché impersonnel et immanent sert surtout à justifier les écarts de revenus entre les personnes. Car tous les prix sont à la fois des coûts et des revenus. Il en va de même pour le salaire qui n’est que le prix du travail. Dans cette représentation, nous sommes tous acheteurs et vendeurs. Aussi, la « loi de l’offre et de la demande » ne sert pas tant à expliquer quoi que ce soit, qu’à justifier les équilibres du système économique. C’est le marché et non l’État qui décide de la distribution des revenus. Pour les néolibéraux, laisser au marché le soin de déterminer la hiérarchie économique et sociale c’est rassurant. Pour beaucoup de gens, c’est effrayant.

LVSL – La “concurrence” est un concept largement mobilisé dans le discours économique et la théorie économique qui dominent. Vous jugez pourtant que c’est un concept flou, mal défini, et en dernière instance contradictoire. Pouvez-vous rappeler les principales apories auxquelles se heurtent ce concept ?

David Cayla – Les économistes utilisent depuis longtemps le concept de « concurrence » dans des acceptions parfois très différentes voire contradictoires.

Il y a d’abord la concurrence vue comme une structure du marché. Dans cette conception, on considère la concurrence comme parfaite lorsque les offreurs et demandeurs n’ont aucun pouvoir sur les prix. Les produits sont homogènes, l’information est parfaite, les modes de production sont les mêmes, les offreurs et les demandeurs sont très nombreux et n’ont aucune influence sur le marché. Dans le même temps, le discours dominant fait de la concurrence le moteur de l’économie – c’est une grande idée de Schumpeter –, dans la mesure où la concurrence favorise l’innovation, le dynamisme des entreprises, etc… Mais s’il y a de l’innovation, cela veut dire que les entreprises vendent des produits différents ; cela veut dire qu’elles ont des brevets ; or le brevet implique un monopole sur l’usage du produit. Le dynamisme de l’économie est donc lié à un pouvoir de marché, et donc à un certain pouvoir de monopole de la part des producteurs, qui décident donc de leurs prix. On voit bien qu’Apple décide de ses prix, et c’est en cela qu’elle est innovante. Cette seconde conception de la concurrence considère que la concurrence émane non de la structure du marché mais des comportements des entreprises et des entrepreneurs.

Or, ces conceptions de la concurrence sont donc contradictoires. La première théorie postule que la concurrence est parfaite lorsque les producteurs n’ont aucun pouvoir sur le marché ; l’autre que la concurrence émane des producteurs… ce qui implique un certain pouvoir de monopole et un certain contrôle du marché par les entreprises. Des économistes distingués comme Jean Tirole mélangent allègrement ces deux acceptions de la concurrence : pour eux, la concurrence favorise à la fois la baisse des prix, qui seraient fixés par le marché, et l’innovation… qui implique un pouvoir de marché, et donc un pouvoir de décider au moins en partie des prix. Autrement dit, on ne peut affirmer à la fois que la concurrence favorise l’innovation et fait baisser les prix. Si on veut être cohérent, c’est soit l’un, soit l’autre.

LVSL – Vous mentionnez à plusieurs reprises le rôle joué par les institutions européennes dans la promotion d’une économie néolibérale. Dans quelle mesure peut-on dire que l’Union Européenne est le produit de ce système de pensée que vous analysez ?

David Cayla – Les textes de lois de l’Union Européenne se donnent pour objectif de garantir la liberté des marchés, et de promouvoir à cette fin une « économie sociale de marché » (c’est l’expression consacrée). L’Union Européenne a entièrement intériorisé le paradigme ordolibéral, selon lequel le marché doit être renforcé via des politiques menées par les autorités indépendantes. Il y a d’ailleurs aujourd’hui une multitude d’institutions indépendantes régulatrices du marché, dont les plus puissantes sont les autorités chargées de veiller au respect de la concurrence. À l’échelle européenne, une administration entière y est consacrée sous l’égide de la danoise Margrethe Vestager, commissaire à la concurrence, dont la tâche est d’organiser le marché en condamnant Apple, par exemple, dont on a estimé qu’elle avait porté atteinte à la libre concurrence en bénéficiant d’une fiscalité trop faible.

L’ordolibéralisme n’est pas une théorie au sens d’une science économique ; c’est une construction intellectuelle visant à établir ce que doit être une bonne politique économique. Il y a une époque où l’on considérait que l’État devait se faire stratège, qu’il devait planifier et contrôler en partie la production, posséder des entreprises publiques, aider les filières privées à se développer… On était alors dans le cadre de l’État-planificateur qui se substituait au marché, car on considérait que ce dernier n’allait pas, de lui-même, allouer les ressources là où elles devaient l’être.

Aujourd’hui, dans le cadre de l’Union Européenne, toutes les aides d’État sont interdites et toutes les politiques étatiques de mise en œuvre d’une stratégie économique sont, de fait, interdites. On estime que c’est le libre marché qui doit déterminer où les ressources doivent être allouées. Le seul rôle de l’UE sera donc de veiller à ce que le marché se cantonne à son rôle d’allocation optimale des ressources. On interdit donc à l’État d’intervenir ex-post, mais on demande à des autorités indépendantes du pouvoir politique de créer les conditions de l’épanouissement du libre-marché.

LVSL – Compte-tenu de cela, une rupture avec le néolibéralisme est-elle possible sans rupture avec l’Union Européenne ?

David Cayla – Ma réponse sera courte ! Les textes fondateurs de l’Union Européenne sont profondément imbibés d’ordolibéralisme. On ne pourra pas transformer l’Union Européene en réécrivant ces textes fondateurs – surtout avec la règle qui prescrit que l’unanimité des États est nécessaire pour faire évoluer les traités européens.

J’irais plus loin. L’enjeu le plus important n’est pas de sortir de l’Union Européenne, c’est aussi de prendre conscience que le marché n’est pas toujours efficace, que d’autres instruments économiques sont possibles. Sans prise de conscience de ces éléments, sortir de l’Union Européenne ne sert à rien. Mener les mêmes politiques ordolibérales à échelle française ne mènerait à rien. La bataille que je mène est idéologique. Si on retrouve une souveraineté (monétaire, budgétaire, etc…), à quelles fins l’utilise-t-on ? Il faut donc d’abord délégitimer le discours néolibéral, qui veut que l’offre et la demande, autrement dit les forces du marché, doivent être le moteur unique de toute organisation sociale ; une fois que cette bataille sera remportée, le moyen de rompre avec cette économie sera effectivement la rupture avec l’Union Européenne.

LVSL – Vous en appelez justement, à la fin du livre, au refus de l’hégémonie néolibérale. Il y a, depuis une décennie en Europe, une nébuleuse que l’on qualifie de “populiste”, et qui porte en elle une rationalité qui est, dans une certaine mesure, anti-néolibérale. Le populisme (tel que l’entendent Mouffe et Laclau par exemple) et l’imaginaire qu’il mobilise (un imaginaire de suprématie du collectif sur l’individu, de mobilisation du peuple contre les élites, de conflictualité politique) peuvent-ils selon vous constituer la matrice d’un mouvement de résistance au néolibéralisme ?

David Cayla – Je pense que le populisme se nourrit de la frustration démocratique de nos sociétés. Cette frustration vient du fait que les élites proclament le droit des peuples à la souveraineté démocratique, mais excluent les questions économiques du champ de la délibération politique en raison de la philosophie néolibérale qui est la leur. On dit aux citoyens qu’ils sont libres et souverains mais qu’ils doivent accepter la marchandisation du travail, la mise en compétition avec le monde entier, les méthodes les plus déshumanisantes du nouveau management…

« Populisme » est un mot-valise, mais il y a une caractéristique qui les englobe tous : la promotion du volontarisme politique. C’est le cas en Italie, en Hongrie, en Espagne – « Podemos » veut dire « nous pouvons » en espagnol. Ces mouvements entendent rompre avec la doxa néolibérale caractérisée par l’axiome de Margaret Thatcher « il n’y a pas d’alternative » [There is no alternative, souvent contracté sous la forme TINA]. C’est cela qui explique le succès des populismes. Je pense que c’est une première étape ; la prise de conscience de la capacité du politique à exercer un contrôle sur l’économie est la grande question de notre temps. Mais la résolution de cette question ouvre une foule de questions nouvelles : lorsqu’on a compris qu’on peut faire, que fait-on, et que veut-on faire ? C’est pour moi la limite du populisme dans ses multiples formes actuelles : ceux qui votent Podemos, Orbán, Salvini ou M5S ne sont absolument pas d’accord entre eux quant aux objectifs politiques. Ils veulent tous renverser la table, mais ne s’accordent pas sur ce qu’il y a à reconstruire derrière.

LVSL – Vous évoquez la différence entre l’ancien libéralisme, celui du XIXème siècle, qui ne jure que par la liberté absolue du marché et la défiance à l’égard du politique, et le nouveau libéralisme, qui s’appuie au contraire sur le politique pour faire advenir des mécanismes de marché (et notamment la libre concurrence), qui seraient imparfaits sans cette intervention du pouvoir politique. Dardot et Laval (La nouvelle raison du monde) en font même un point de rupture fondamental entre l’ancien et le nouveau libéralisme. Pensez-vous qu’il est faux, pour cette raison, de parler d’un “retour au XIXème siècle” lorsqu’on tente de décrire la situation actuelle ?

David Cayla – En réalité, il y a trois libéralismes.

Le libéralisme classique, celui d’Adam Smith et du siècle des Lumières, mêle l’économie et le politique. Il prend à bras-le-corps la question de l’émancipation individuelle, et, pour cette raison, n’écarte absolument pas l’idée d’un interventionnisme dans l’économie : émanciper l’individu implique, par exemple, de l’éduquer. Adam Smith était un libéral selon cette acception : il n’était pas opposé à l’intervention de l’État, pour peu qu’elle soit émancipatrice.

L’ultralibéralisme est une seconde forme de libéralisme. Libertarienne, issue de l’école autrichienne [l’école autrichienne d’économie, dite « école de Vienne », compte notamment Friedrich Hayek et Ludwig von Mises parmi ses représentants], cette forme de libéralisme considère que l’intervention étatique est nuisible. Dans mon livre, je cite Milton Friedman, qui est l’un des nombreux héritiers de cette école (avec quelques nuances… sur le plan académique il adopte une méthodologie néoclassique). Friedman considère que la société n’existe pas, que seul l’individu constitue une réalité tangible. Cette forme de libéralisme extrait donc l’individu de la société, et prescrit donc de ne lui imposer aucune contrainte extérieure, car cela équivaut à une forme d’oppression.

Il y a un troisième libéralisme, l’ordolibéralisme, qui est à mon sens représenté aujourd’hui par Jean Tirole (même si lui-même ne se définit pas comme tel). Tirole estime qu’un système purement libéral, sans aucune intervention étatique, ne peut pas subsister ; la concurrence, en particulier, finit par disparaître, car les grandes entreprises écrasent les petites et imposent leur monopole. De même, il existe une imperfection de l’information qui peut conduire certains acteurs à détourner à leur profit les allocations du marché. Celui-ci doit donc être régulé… mais seulement en amont : les partisans de ce libéralisme excluent toute intervention ex-post, pour se cantonner à des inteventions ex-ante. Il faut donc confier à des autorités indépendantes le soin de réguler le capitalisme de marché pour faire en sorte qu’il fonctionne. Ces autorités hautement techniques – technocratiques, pourrait-on dire – sont indépendantes du suffrage universel. C’est typiquement l’idéologie qui domine l’Union Européenne, et qui vient de l’ordolibéralisme allemand. C’est aussi la vision du monde de Jean Tirole, qui est à mon sens l’héritier des ordolibéraux : il pense un marché qui ne fonctionne que lorsqu’il est encadré par un ensemble de règles pré-établies, décidées par des autorités indépendantes, et dans lesquelles l’État n’intervient jamais.

LVSL – Vous critiquez l’approche de l’économie qui est celle d’une majorité de néolibéraux, à savoir une approche “normative”, alors qu’elle devrait être, selon vous, “scientifique”. Vous qualifiez l’approche normative de l’économie “d’aveugle”, puisqu’elle consiste à plaquer une grille de lecture sur le réel, alors que l’approche scientifique devrait étudier le fait économique en lui-même. Mais est-il possible d’étudier le fait économique sans une grille de lecture qui structure notre perception ? Est-ce qu’une approche qui ne serait que scientifique sans être normative est concevable ?

David Cayla – Non. L’économie est une science normative par nature. On ne peut demander aux économistes de se comporter comme des physiciens, c’est-à-dire d’avoir une approche purement positive, de décrire les mécanismes du chômage sans en même temps tenter de proposer une solution. Mais tout ne peut pas être normatif, notamment dans une discipline comme l’économie. L’économie pose des questions fondamentales (comment augmente-t-on la richesse, comment la répartit-on?) auxquelles il faut bien apporter des réponses concrètes qui permettent de changer le quotidien des gens. À ce titre, l’économie ressemble à une science de l’ingénieur. L’ingénieur essaie de trouver des solutions, il est donc normatif ; pour autant il reste un scientifique. Là où cela devient problématique, c’est lorsqu’on devient tellement normatif que cela crée un biais dans les observations et les analyses. On finit par avoir des idées préconçues que l’on garde, même lorsqu’elles ne collent pas à la réalité. C’est le normatif qui mange le positif. Tout le problème est là : comment gère-t-on ces deux aspects, qui sont tous deux consubstantiels à l’économie. Il faut avoir une démarche normative à un certain stade, lorsqu’on pose les problèmes, mais elle doit toujours s’appuyer sur une analyse qui revient sans cesse à la description. C’est cette dimension que l’on a tendance à oublier : on finit par réinterpréter les faits à l’aune d’une approche normative à travers laquelle on considère la réalité ; à la fin, on ne sait même plus de quelle réalité on parle : s’agit-il d’une réalité imaginée, qui est interprétée et réinterprétée, ou d’une réalité factuelle?

L’autre problème en économie est que les faits sont très difficiles à caractériser. Prenons la question de l’offre et de la demande, par exemple : il est quasiment impossible de les quantifier clairement. D’où d’ailleurs la difficulté de « prouver » empiriquement la loi de l’offre et de la demande.

LVSL – On entend beaucoup parler de “gouvernance” dans le discours politico-médiatique dominant. Vous évoquez dans votre livre l’œuvre d’Alain Supiot, qui analyse ce glissement du “gouvernement” à la “gouvernance”. Pouvez-vous revenir sur la signification de cette mutation ?

David Cayla – Alain Supiot étudie la philosophie du droit et la manière dont celui-ci a évolué sous l’empire de la société néolibérale. Il constate qu’avant la société du tout-marché, le droit est un instrument régalien qui sert à commander les gens, à leur dire ce qu’ils doivent faire au nom de valeurs supérieures ; dans le cadre de ces sociétés organiques, les individus étaient sujets de droit. On est passé aujourd’hui à un système où le droit doit être efficace, et se soumettre à la loi du marché : le droit cesse d’être le grand ordonnateur pour s’intégrer à une logique économique. C’est dans ce contexte qu’apparaît la gouvernance, c’est-à-dire un droit qui va chercher à piloter les gens en construisant des systèmes incitatifs, et non plus à en faire des sujets. Le droit est donc soumis à un impératif de compétitivité : d’un pays à l’autre, on trouve des systèmes législatifs que l’on met en concurrence les uns avec les autres.

On passe d’un système vertical à un système plat : il n’y a plus de principe supérieur qui organise les choses selon un idéal de société. Dans le système du droit contemporain il n’y a plus d’autorité suprême ; tout le monde est confronté à un environnement marchand, et le but du droit est donc d’instaurer la compétitivité et la performance plutôt que d’instaurer une société idéale.

On en arrive à la « gouvernance par les nombres ». Les nombres deviennent des indicateurs de performance, qui vont justifier les règles de droit et leurs évolutions. Au lieu de considérer les règles de droit comme des moyens de faire advenir une société meilleure, on les met au service d’un impératif, celui du « Marché total », selon la formule d’Alain Supiot.

Faim dans le monde : quand les Nations Unies s’arrangent avec les méthodes de calcul

Crédits : Mohamed Hassan, Pixabay

A en croire les statistiques des institutions internationales comme la FAO ou la Banque Mondiale, la famine et l’extrême pauvreté sont en recul dans le monde. Preuve, supposée, du bien-fondé du système économique actuel. Pourtant, quand on observe les chiffres de plus près, on constate que la méthode de calcul choisie peut changer la donne et masquer une réalité bien moins favorable : l’augmentation, en valeur absolue, du nombre d’affamés sur le globe.


Selon Jean Ziegler, l’un des rares marxistes à avoir investi l’Organisation des Nations-Unies, notre monde est divisé en deux univers. Le premier est celui des « archipels du bonheur », reliés entre eux et connectés. C’est le monde des classes moyennes et supérieures des pays développés, et des pays en développement les plus riches : peu préoccupés par la nécessité matérielle, généralement heureux, mais pouvant expérimenter le malheur immatériel (chagrin d’amour, solitude, dépression, etc…). Le second est celui de la misère : celui d’une partie importante, bien que variable, de la population des pays en développement, mais aussi de gens extrêmement pauvres au sein même des pays développés (comme les SDF). Ce monde souffrant est clos, invisible, non connecté. Il se préoccupe avant tout de la survie matérielle, dans une lutte quotidienne marquée par le risque de mort.

En effet, chaque jour, 25 000 personnes meurent de faim dans le monde. La FAO (Organisation des Nations Unies pour l’Agriculture et l’Alimentation) estime même qu’un enfant de moins de dix ans meurt de faim toutes les six secondes. Si ces chiffres frappent, c’est bien parce que nos “archipels” sont totalement déconnectés des vastes mondes invisibles de la misère. Aucune personne humaniste, animée par la conviction que tout être humain a fondamentalement droit à une vie digne et à l’abri du besoin, ne peut accepter ce monde. Certains souhaiteront même consacrer leur vie à l’amélioration de cette situation. Mais, à partir de là, les interprétations divergent fortement.

Les institutions internationales, les leaders du “monde libre”, les organisations en charge du développement mondial, affirment que les principaux fléaux de l’humanité (pauvreté, faim) s’affaiblissent avec le temps. Leur argument ? Contrairement à la croyance populaire, les taux de pauvreté et de sous-alimentation diminuent constamment au niveau mondial (et ce depuis plusieurs décennies). Ainsi, selon la Banque Mondiale, le taux d’extrême pauvreté dans le monde est passé de 37% en 1990 à moins de 10% en 2015 . Et selon le World Poverty Clock, un peu plus de 630 millions de personnes vivent actuellement dans l’extrême pauvreté ; contre 1.9 milliard en 1990. De plus, les derniers chiffres de la FAO (1) estimaient en 2015 que 777 millions de personnes souffraient de sous-alimentation (contre 980 millions en moyenne entre 1990 et 1992).

Que nous disent donc ces chiffres ? A première vue, si un tel progrès a lieu depuis au moins 30 ans, la marche du monde va dans le bon sens. La globalisation libérale et l’aide au développement permettraient bientôt d’amener l’humanité vers des jours meilleurs, et rendraient progressivement concrets les idéaux proclamés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. Adoptés en 2015, les Objectifs de Développement Durable (ODD) des Nations-Unies cherchent ainsi à continuer ce travail, et visent à l’éradication de la faim et de la pauvreté mondiale d’ici 2030. Les ODD prenaient ainsi le relais des Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD), adoptés en l’an 2000 par la communauté internationale, sous l’égide de l’ONU, et pour quinze ans . Cependant, il y a un loup…

Intéressons-nous d’abord aux chiffres sur la faim dans le monde. En creusant un peu, on se rend compte que, trois ans avant l’expiration des Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD), en 2012, la FAO a modifié sa méthode de calcul de la faim dans le monde (qui datait de 1971). En effet, de nouvelles données ont permis de ré-estimer la structure démographique des pays dans le temps long, et les besoins en calories minimum de leurs habitants. La FAO a également trouvé le moyen d’estimer le niveau de pertes alimentaires dans chaque pays, au niveau de la distribution des aliments. Etrangement, tous ces apports n’ont pas changé le niveau de sous-alimentation actuel, mais ont mené à une augmentation considérable de celui des années précédentes. Ainsi, les graphiques de la FAO réalisés avant 2012 ont démontré une augmentation constante du nombre des affamés sur la planète depuis 1995 (2). Tandis que les nouveaux chiffres témoignent désormais d’une diminution constante depuis 1990. Tout cela sans en changer le niveau actuel, fixé à 852 millions en moyenne entre 2008 et 2012 (en utilisant donc les deux méthodes de calcul différentes). Magie, quand tu nous tiens…

« Entre janvier 2006 et juin 2008, le prix du riz a triplé, le prix du maïs et du soja a augmenté de plus de 150% et le prix du blé a doublé »

Il est ainsi étrange que les nouvelles données de la FAO ne reflètent pas l’augmentation de la faim mondiale qui a eu lieu de façon certaine après la crise de 2008. Immédiatement après avoir provoqué la crise financière mondiale à travers la spéculation sur les subprimes, les spéculateurs mondiaux ont investi massivement le marché des matières premières agricoles. Rappelons que le riz, le blé et le maïs représentent à eux trois près de 75 % de la consommation mondiale alimentaire. Selon l’ONG Food and Water Watch, entre janvier 2006 et juin 2008, le prix du riz a triplé, le prix du maïs et du soja a augmenté de plus de 150% et le prix du blé a doublé (3). Cela a projeté dans l’extrême pauvreté (alors calculée à moins de 1,25$ par jour) et dans la pauvreté (alors calculée à moins de 2$ par jour) respectivement 89 et 120 millions de personnes, selon la Banque Mondiale. En 2011, il y a encore eu une montée fulgurante de la spéculation sur les biens alimentaires de base (ce qui a d’ailleurs eu un lien avec l’avènement des printemps arabes). Par quel miracle cela n’aurait-il pas eu d’impact sur la faim mondiale à cette période ?

Mais ce n’est pas tout. Depuis 2012, donc, la méthode de calcul de la FAO mesure la faim dans le monde selon trois niveaux possibles de besoin des populations en calories : « modéré », « normal », et « intense ».  En creusant toujours dans cette annexe 2 du rapport 2012 sur l’insécurité alimentaire mondiale, on peut se rendre compte que les données publicisées par la FAO et reprises partout (autres institutions onusiennes, médias internationaux…) ne sont en fait que la fourchette basse, très peu probable, de ces estimations à trois niveaux de la faim mondiale. Ils prennent en effet pour hypothèse sous-jacente que les populations concernées ont une activité physique dite « modérée », et ont par conséquent des besoins réduits en calories.
Or, l’un des grands paradoxes de notre système alimentaire mondial est que les personnes souffrant le plus de la faim sont celles qui sont chargées de la production agricole. Ce sont les populations paysannes africaines, asiatiques, latino-américaines, qui travaillent avec des outils rudimentaires (très peu de mécanisation et d’animaux de traits, surtout en Afrique), et dans des conditions climatiques parfois très difficiles, qui subissent le plus la faim. Bref, leur niveau d’activité est très certainement à situer plutôt entre le niveau physique « normal » et « intense », également calculés par la FAO.

En prenant l’hypothèse de populations ayant des besoins en calories normaux plutôt que modérés, la FAO calcule que le niveau d’affamés au niveau planétaire stagne depuis les années 1990 autour de 1,520 milliard de personnes, au lieu de diminuer. Même si là non plus, la tendance ne note pas d’augmentation de la faim mondiale en 2008 ou 2011. Mais en prenant l’hypothèse d’un niveau d’activité physique « intense », les chiffres atteignent une proportion astronomique. Depuis 1990, il y aurait ainsi 300 millions d’affamés supplémentaires à l’échelle mondiale, dont le niveau atteindrait 2,566 milliards en 2012, soit environ 45 % de la population des pays en développement. Et la FAO l’avoue elle-même : « les nouveaux indicateurs [c’est-à-dire les indicateurs « normaux » et « intenses », qui n’existaient pas avant 2012] donnent des mesures de l’insuffisance alimentaire plus proches de la réalité ».

La FAO, créée en 1946 avec pour mandat d’informer le monde sur l’état de la faim et de lutter pour son éradication, aurait-elle donc trahi ses engagements du fait de pressions politiques lui intimant de montrer que nous avons atteint « la fin de l’histoire » ? Suffirait-il simplement de continuer à consommer dans cette société mondiale qui s’améliore toute seule grâce à la libéralisation des marchés, pour voir arriver bientôt un monde meilleur ? La tension contradictoire entre le mandat de l’organisation et ces pressions politiques se ressent partout dans son travail. Par exemple, même avant 2012 et la modification de sa méthode de calcul (lorsque ses chiffres montraient encore une augmentation progressive en valeur absolue de la faim mondiale), la FAO a pu affirmer dans le résumé de son dossier 2010 que « le nombre et la proportion de personnes sous-alimentées sont en baisse », alors qu’une dizaine de pages plus loin, ses propres graphiques montraient une augmentation du nombre de personnes sous-alimentées depuis 1995, et même une légère augmentation de la proportion de personnes sous-alimentées depuis 2005. Rappelons que, du fait de la croissance démographique mondiale, une stagnation ou une croissance de la faim dans le monde en valeur absolue peut se traduire par une baisse de sa proportion relative.

« Doubler le seuil de 1,90 à 3,80 dollars par jour multiplie le nombre de pauvres par trois, le portant à plus de 2 milliards en 2015, et divise par deux son rythme de décroissance »

Si vous pensiez que nous avions atteint le fond, et que, finalement, Georges Orwell ne s’était retourné qu’une seule fois dans sa tombe entre 2000 et 2015, détrompez-vous ! L’un des principaux OMD adoptés en 2000 par la communauté internationale était le suivant : réduire de 50% la proportion de personnes vivant dans la pauvreté en 1990, d’ici 2015. Les institutions onusiennes affirment que cet objectif a été atteint avec quatre années d’avance. Mais comment aurait-il pu y avoir une réduction de 50% des personnes pauvres si le nombre d’affamés n’a probablement même pas baissé en valeur absolue au niveau mondial pendant la même période ?

La réponse est peut-être la plus simple et la plus absurde : le niveau de pauvreté calculé par les institutions onusiennes n’a aucun rapport avec le niveau d’alimentation. Cela pour trois raisons. En premier lieu, ce n’est pas vraiment le taux de pauvreté qui a baissé, mais bien celui d’extrême pauvreté, dont la mesure est fixée plutôt artificiellement par la Banque Mondiale. Car pour connaître le nombre de ces “extrêmement pauvres”, la Banque n’additionne pas le nombre de personnes vivant sous les seuils de pauvreté (qui existent pourtant dans tous les pays). La fixation de ces seuils est en effet jugée « politique » , ou bien ils seraient inadéquats pour calculer un seuil unique de pauvreté international. Ils utilisent plutôt un seuil monétaire très faible, qui est une moyenne approximative du seuil de pauvreté des 6 pays les plus pauvres du tiers monde en 1990 : un revenu journalier fixé à 1.90 dollar. Soulignons que ce seuil est exprimé en parité de pouvoir d’achat : il ne correspond pas à ce qu’une personne pourrait acheter dans un pays du Sud avec 1.90 dollars, mais au panier de biens qu’un Américain pourrait acheter avec 1.90 dollar. Ainsi, si vous êtes Français ou Congolais, à la rue, gravement malade et endetté, mais que vous pouvez vous acheter 8 malabars par jour ou l’équivalent en riz : arrêtez de vous plaindre, vous n’êtes même pas extrêmement pauvre ! François Bourguignon, qui a été l’économiste en chef et premier vice-président de la Banque Mondiale entre 2003 et 2007, l’avoue lui-même : « doubler le seuil de 1,90 à 3,80 dollars par jour multiplie le nombre de pauvres par trois, le portant à plus de 2 milliards en 2015, et divise par deux son rythme de décroissance » (4). Continuons de raisonner par l’absurde : combien de personnes ont six euros, soit un kebab par jour, avec une chaussette en rab, en dormant par terre ?

Mais pour la Banque Mondiale, en 2013 et dans tous les pays, il n’y avait plus que 763 millions de personnes vivant dans l’extrême pauvreté. Victoire… ?


Notes:

(1) http://www.fao.org/state-of-food-security-nutrition/fr/
(2) la FAO décrit elle-même cette révision à la page 62 de son rapport annuel L’Etat de l’Insécurité Alimentaire dans le Monde, 2012: http://www.fao.org/docrep/017/i3027f/i3027f.pdf
(3) Food and Water Watch, « Cargill, a threat to food and farming », 2009
(4) https://www.lesechos.fr/15/10/2015/LesEchos/22045-042-ECH_la-pauvrete-mondiale–un-phenomene-tres-sous-estime.htm

« De l’inégalité en Europe » – Conférence de Thomas Piketty à l’ENS

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Piketty_in_Cambridge_3.jpg
©Sue Gardner / Wikimédia Commons

Comment faire de l’Europe un espace d’égalité ? La question posée par Thomas Piketty lors de la troisième conférence du cycle “Une certaine idée de l’Europe” à l’ENS est immédiatement nuancée, par lui-même : parler d’inégalités en Europe a quelque chose de paradoxal dès lors qu’elle apparaît comme l’une des régions les moins inégalitaires au monde. L’égalité, entendue ici au sens « d’équité », reste pourtant l’un des grands défis de notre temps, qui voit se creuser les écarts de revenus au sein des sociétés européennes et entre elles, et nourrit – entre autres – un sentiment de déclassement chez ceux qu’on désigne comme les classes moyennes. Thomas Piketty ne renverse pas la table, devant ce qu’il juge comme une incapacité de l’Union européenne à sortir de la « pensée magique » et de la crise des dettes souveraines, mais espère une révolution de velours, de l’intérieur : réformer l’équilibre institutionnel européen pour en changer le cap.


L’égalité impensée

A s’en tenir au miroir des chiffres, notre reflet est plus rutilant qu’ailleurs. Le rapport sur les inégalités mondiales 2018, cosigné par Thomas Piketty, montre que si les inégalités progressent partout dans le monde, leur augmentation est moindre en Europe : 37% du revenu y est capté par les 10% les plus aisés. Ce chiffre grimpe à 47% aux Etats-Unis, 55% au Brésil et jusqu’à 61% au Moyen-Orient, qui se range comme la région la plus inégalitaire du monde. Mais, pas plus que la comparaison de l’Europe avec la Chine qu’avec le Brésil ne fait sens, tant l’exercice est alors un pur amusement statistique déconnecté de toute réalité historique et politique, les sentiments quant à la dynamique de répartition des revenus et son évolution ne doivent être balayés. Depuis les années 70, le ralentissement de la croissance et la libéralisation de l’économie ont conduit à un reflux des inégalités par la concentration accrue de la richesse. Thomas Piketty en appelle au sens commun, à cette réalité inégalitaire que « tout le monde peut percevoir », prenant l’exemple du badaud qui s’amuse de lire le classement des grandes fortunes  dans les hebdomadaires.

Si l’Europe n’a pas su préserver son modèle social du morcellement, ni ses sociétés de la montée des inégalités c’est, affirme Thomas Piketty, qu’elle n’a jamais pensé la manière de garantir une répartition durablement équitable des revenus. Après la Révolution française, pourtant, de grands esprits avaient réfléchi aux moyens de transposer l’idéal des déclarations en actes. Il n’est pas ici question des courants utopistes mais de Condorcet, qui comptait que l’égalité d’accès aux différentes professions conduirait à la réduction des inégalités, ou de Durkheim, pour qui l’avènement du suffrage universel mènerait à l’abolition de l’héritage. Aujourd’hui comme hier, la France, pays de la « passion de l’égalité », doit être placée face à ses contradictions. La dispersion des revenus avant-guerre y est très élevée et la propriété aussi concentrée qu’au Royaume-Uni. En 1914, la création de l’impôt sur le revenu est portée par l’effort de guerre et est tardive, là où la plupart des Etats d’Europe occidentale et les Etats-Unis ont déjà adopté un système fiscal incluant un impôt individuel sur le modèle de l’income tax britannique. Le « modèle » social qu’elle développe après-guerre n’en serait pas vraiment un. Apparu à la faveur d’un « grand compromis », les Etats-providence d’Europe occidentale ont encouragé la reconstruction par l’universalisation de l’accès à la santé et à l’éducation. S’ils ne surent résister à la vague des dérégulations progressives qui, à partir des années 1970, permirent aux patrimoines reconstitués de s’épanouir en plaçant et déplaçant leur capital, c’est faute d’avoir muri et sanctifié les grands principes d’une répartition équitable des revenus.

 

L’échec d’un « internationalisme » européen

 

L’Union européenne a beau être la tentative (consentie) de dépassement de la nation la plus aboutie, elle n’a pas développé un véritable « internationalisme », soit un projet politique organisant la solidarité entre les peuples. L’édification préalable d’un grand marché et l’intégration « négative » (par la dérégulation et l’abattement des frontières nationales, entendues comme les réglementations faisant « barrière » aux échanges) achoppe sur la construction « positive » d’un socle social commun et d’une solidarité naturelle. L’Europe est, aux dires de Thomas Piketty, la « matrice de tout ce qui ne va pas dans la mondialisation ». Elle a une part de responsabilité dans la « dérive inégalitaire » qui la ronge, car c’est en son sein que des pays ont commencé à se livrer une concurrence fiscale qui s’est transformée en une « course vers le bas » pour s’accaparer des parts du marché commun. De 38% en 1993, la moyenne européenne du taux d’impôt sur les sociétés est passée à moins de 22 % en 2017, en cela inférieur à la moyenne mondiale (24%). Au cœur de l’Europe, des pays comme l’Irlande et le Luxembourg affichent des taux d’impôts sur les sociétés proches du néant. Aussi, lorsque Donald Trump décide de ramener le taux de l’impôt sur les sociétés aux Etats-Unis de 35% à 20%, il ne fait que répondre, dénonce Piketty, à un premier mouvement initié par l’Europe. Cette course anti-coopérative n’a pas de fin car l’imagination n’en a guère.

“L’Europe est la matrice de tout ce qui ne va pas dans la mondialisation”

Une pensée « magique » s’est diffusée à la faveur d’une sacralisation de la concurrence libre et non faussée, gravée dans le marbre des traités européens. Sans contester le marché, Thomas Piketty interroge la préséance donnée à celui-ci, qui fait croire que chaque prix qu’il forme est le bon, et que les estimations des agences de notation quant à la soutenabilité de la dette d’un pays, exercice ô combien hasardeux, sont intangibles – voire transcendantes. Le marché doit être repensé dans ses limites : si les Etats veulent s’extirper de la crise des dettes souveraines qui les menace, ils doivent s’émanciper de l’épée de Damoclès que représente la dégradation de leur notation souveraine sur les marchés et l’augmentation subséquente du coût de leurs emprunts. Le récit de l’auteur du Capital au XXIème siècle (2013) est bien connu : au sortir de la seconde guerre mondiale, les dettes françaises et allemandes dépassaient 200% du PIB. 5 ans plus tard, ce taux était retombé à 30%. Cette fonte impressionnante n’est pas le fruit d’une austérité budgétaire qui aurait généré des excédents gigantesques, mais résulte de l’inflation galopante et de la répudiation pure et simple des dettes. Par conséquent, nous devrions « rééchelonner » le remboursement de nos dettes, le reporter à des temps meilleurs, ou simplement l’abandonner. La charge morale de la dette est renversée : il serait bien plus « coupable » vis-à-vis de la jeunesse de ne pas investir massivement dans la rénovation des universités, l’éducation ou la culture plutôt que de sacrifier ces dépenses d’avenir, au nom du poids que ferait alors peser la dette sur cette même jeunesse.

Le monopole de la « pensée magique » évoqué par Thomas Piketty fait écho à l’absence de « dehors » pointé du doigt par Toni Negri lors de la première conférence du cycle « Une certaine idée de l’Europe ». Unique, la pensée le devient à force de se déployer dans un cadre – de régulation et de droit – de plus en plus étriqué et complexe. Elle devient l’apanage de ceux qu’elle sert et qui sont capables de s’y frayer un chemin.

 

De l’inégalité entre les assemblées

 

Comment retrouver le sens d’un projet solidaire en Europe, tourné vers la recherche d’une répartition équitable des revenus entre et au sein des Etats ? Pour Thomas Piketty, la « bataille des récits » (sur la dette, le rôle des marchés financiers, sur les causes de la crise) est un front essentiel mais doit être complémentaire de réformes institutionnelles qui replaceraient le « politique » au centre du jeu européen. Pour cause : l’économiste constate que les institutions européennes, établies pour « gérer le grand marché », sont incapables de « produire de l’égalité » et de formuler un éventuel intérêt général européen. Le Conseil des ministres de l’Union européenne est décrit comme une réminiscence du congrès de Vienne, une « machine à fabriquer du conflit identitaire ». Point de vraie discussion au sein du Conseil, où chaque ministre arrive avec les instructions de sa capitale, défend les intérêts de sa nation, et participe à la construction de « compromis ». On retrouve ici quelques-unes des charges portées par Yanis Varoufakis (Adults in the room, 2017) contre les « conversations entre adultes » conduites à Bruxelles, dans des salles aveugles : comme si la lumière n’éclairait pas seulement les visages mais aussi les esprits.

“Les institutions européennes, établies pour « gérer le grand marché », sont incapables de produire de l’égalité”

Pour contrebalancer la domination du Conseil et, voudrait-il croire, renforcer la légitimation démocratique des décisions prises par l’Union européenne, le projet de réforme exposé par Thomas Piketty est celui de la Proposition de traité de démocratisation du gouvernement de la zone euro (T-Dem), qui vise à constituer un « assemblée parlementaire de la zone euro » composée aux quatre cinquièmes de députés nationaux et pour un cinquième de membres de Parlement européen. Cette assemblée exercerait le contrôle politique de l’Eurogroupe[1] et la fonction « législative » conjointement avec lui.

Cette proposition, qui acte les limites de la représentation démocratique exercée par le Parlement européen, est intéressante bien qu’elle ne formule rien de novateur : jusqu’en 1979, « l’assemblée parlementaire européenne » puis le « parlement européen » étaient composés de parlementaires nationaux. Faire que des députés nationaux exercent en parallèle un mandat européen leur permettrait de disposer d’un double pouvoir de contrôle, en amont et en aval, des décisions prises par leur gouvernement au sein du Conseil des ministres de l’Union européenne – en l’occurrence, de l’Eurogroupe. Il y a également fort à parier que les parlementaires nationaux interagiraient entre eux différemment des ministres au sein du Conseil, et que leur rencontre favoriserait la circulation et la trans-nationalité des débats européens.

“En prétendant régler un conflit de légitimité entre le Parlement européen et les parlements nationaux, la proposition de Thomas Piketty le renforce au contraire, en octroyant à l’un et aux autres des pouvoirs législatifs concurrents”

La proposition du T-Dem souffre cependant d’une ambiguïté, confinant au « en-même-temps-tisme » dévoyé. C’est à raison qu’elle parait s’opposer au « tout-fédéral » version Jean Monnet et Robert Schuman, tout autant qu’au « tout inter-gouvernemental » version plan Fouchet, mais elle forme un compromis hybride qui risquerait d’affaiblir le rôle et la puissance symbolique des parlements nationaux auxquels les peuples demeurent attachés, plus qu’ils ne le sont au Parlement européen malgré ses 40 ans d’élections au suffrage universel. En prétendant régler un conflit de légitimité entre le Parlement européen et les parlements nationaux, la proposition de Thomas Piketty le renforce au contraire, en octroyant à l’un et aux autres des pouvoirs législatifs concurrents. Mais surtout, la proposition déshabille les assemblées nationales, dont certains des députés obtiendraient de participer directement aux décisions de l’Union européenne tout en faisant perdre au parlement dont ils sont issus son pouvoir de « veto » en dernier ressort sur ces mêmes décisions. Une telle chose pourrait permettre d’éviter des situations de blocage qui basculent dans le rapport de force lorsque les parlements nationaux s’opposent entre eux – à l’image du Bundestag et la Vouli lors de la crise grecque – elle est cependant incompatible avec un principe de souveraineté nationale qui demeure, même symboliquement. Elle serait dûment rejetée.

“S’il est bon de chercher à placer les parlementaires nationaux au cœur des décisions européennes, la proposition – très française – du T-dem semble oublier que, dans les démocraties parlementaires de notre péninsule, ils le sont déjà”

Par ailleurs, s’il est bon de chercher à placer les parlementaires nationaux au cœur des décisions européennes la proposition – très française – du T-dem semble oublier que, dans les démocraties parlementaires de notre péninsule, ils le sont déjà : les parlementaires allemands, néerlandais ou encore autrichiens donnent expressément mandat aux ministres des finances de leur pays avant les réunions de l’Eurogroupe, comme ils valident les décisions prises par ces mêmes ministres au sein du Mécanisme Européen de Stabilité (MES), l’organisation intergouvernementale créée en 2012.

Enfin, pourquoi y aurait-il un « conflit » à régler entre le Parlement européen et les parlements nationaux ? Chacun possède une légitimité qui, sans être équivalente, doit être libre de s’épanouir. La capacité de l’un et des autres à incarner une expression démocratique n’est pas transférable et doit être préservée des manœuvres. Comme les arrangements institutionnels et l’officialité sont impuissants face à l’ineffable, la légitimité ne se décrète pas. Le Parlement européen devra continuer de remplir un rôle circonscrit. Mais pour que joue la politique en Europe et que les décisions prises par l’Union se rapprochent des citoyens, les parlements nationaux doivent conserver ou retrouver, peut être au détriment de l’efficacité, le pouvoir de décider en dernier ressort et celui de connaître et légiférer sur les questions qui encadrent ensuite les politiques nationales.

 

[1] Émanation informelle du conseil des ministres de l’Union européenne, où siègent les ministres des finances de la zone euro.

Crédit photo : ©Sue Gardner / Wikimédia Commons

“La puissance étatique est l’instrument pour limiter les crises” – entretien avec Dany Lang

©Vincent Plagniol pour LVSL

Dany Lang est maître de conférences à l’Université Paris 13 et professeur à l’Université de Saint Louis (Belgique). Il enseigne actuellement la macroéconomie, l’économie européenne, la modélisation macroéconomique, les politiques économiques, et co-anime parallèlement l’axe « Dynamiques du capitalisme et analyses postkeynésiennes » du Centre d’Economie de Paris Nord (UMR CNRS). Membre actif des Economistes atterrés depuis leur création, il a participé à de nombreux ouvrages dont Changer l’Europe, L’Europe mal traitée, ou encore le Nouveau manifeste des économistes atterrés.

LVSL – Vous faites partie d’un courant hétérodoxe de la pensée économique qu’on appelle les « post-keynésiens ». Quels sont les grands positionnements des économistes post-keynésiens au regard des économistes dominants ou des autres courants hétérodoxes (théorie de la régulation, économie des conventions, etc.) ?

Aujourd’hui les Post keynesiens sont un courant majeur au sein de l’hétérodoxie, en particulier aux Etats-Unis et en France. Le plus grand post keynésien, le canadien Marc Lavoie, est aujourd’hui enseignant chercheur à Paris 13. L’objectif principal est de continuer les travaux menés par Keynes et ses principaux disciples : Joan Robinson, Nicholas Kaldor, Michal Kalecki et Hyman Minsky.

Pour résumer leurs principaux apports, les post-keynésiens considèrent que les inégalités jouent un rôle central. Elles ne sont pas neutres, leur influence sur la croissance et sur l’emploi est non négligeable. D’autres thèmes majeurs sont mis en avant, comme la répartition de la valeur ajoutée entre profits et salaires, et son impact sur la croissance, le rôle délétère de la finance… Généralement, les post-keynésiens ne croient pas en l’efficience des marchés. Le capitalisme nécessite d’être mieux encadré, car ce système va de lui-même à sa destruction. Leurs apports théoriques insistent d’ailleurs sur la prise en considération de la dette privée, absente des théories dominantes actuelles et pourtant indispensable pour penser le capitalisme contemporain.

Les post keynésiens sont donc assez critiques vis-à-vis d’un courant dominant qui souhaite limiter la régulation pour ne pas entraver les mécanismes de marchés. Le marché peut être efficace dans certains domaines, mais lorsqu’il s’agit de santé, d’éducation et de sécurité sociale : l’intervention de l’Etat est requise. La puissance étatique est l’instrument pour limiter les crises, pour que ne se reproduise pas ce que l’on a connu en 1929 et depuis 2007-8.

Entre les post keynésiens et les autres courants de l’hétérodoxie, il y a des interactions certaines. Nous partageons les mêmes bases, le refus de se conformer au mouvement dominant et à cette vision du marché efficient. Les régulationistes ont formé de nombreux post-keynésiens et utilisent parfois leurs mêmes outils. De nombreux post-keynésiens s’appuient sur des concepts issus de la pensée des Régulationnistes. Nous approuvons, et reprenons, par exemple, l’idée que nous sommes passés d’un régime d’accumulation fordiste à un régime d’accumulation financiarisé.

©Vincent Plagniol pour LVSL

Il y a une filiation et peu de différences sur le fond de pensée. La distinction réside peut-être dans un mode de raisonnement plus littéraire chez les Régulationnistes, quand les post-keynésiens mettent leurs intuitions sous forme de modèles et d’équations. Mais un travail commun est tout à fait possible ! L’ouvrage L’entreprise liquidée : La finance contre l’investissement en est un bon exemple. Il a été co-écrit par Tristan Auvray, héritier à la fois du post-keynésianisme et du régulationnisme, Thomas Dallery, post kéynésien, et Sandra Rigot, héritière intellectuelle de Michel Aglietta, une figure de l’Ecole de la régulation.

Vis-à-vis des courants marxistes, des rapprochements sont possibles. Les post-keynésiens considèrent le conflit entre le capital et le travail comme absolument central pour comprendre la répartition de la valeur ajoutée ou les dynamiques d’inflation. Mais nous ne croyons pas, comme certains marxistes orthodoxes, à la baisse tendancielle du taux de profit. Quant à l’Economie des conventions, nous considérons leurs contributions comme essentielles. Notamment sur le principe de détermination des cours [des prix des actifs, ndlr] sur les marchés financiers, domaine dans lequel l’approche de l’économie des conventions est bien plus pertinente que le modèle proposé par la théorie néoclassique basé sur l’offre et la demande.

Ce qui nous différencie des autres modèles hétérodoxes est notre attachement à produire des modèles alternatifs, formalisés, mathématiques. Ce que ne font pas forcément les autres courants. Notre but est réellement de fournir des outils pour les institutions. L’Agence française pour le développement en France utilise des modèles post-keynésiens pour penser sa politique, les résultats sont très intéressants. Les Banques centrales comme la Bank of England ou la banque centrale hongroise sont en train de mettre en place des modèles stock-flux cohérents d’inspiration keynésienne.

LVSL – Certains de vos travaux des années 2000 portent sur l’économie danoise, qu’on cite souvent en exemple d’économie scandinave vertueuse. Quelles sont selon vous les principales leçons de ce modèle ? Peut-on « importer » les modèles scandinaves en France et cela est-il souhaitable ?

Sur l’économie danoise, j’ai produit des travaux plus institutionnels au moment où l’on essayait d’importer le modèle de « flexisécurité » en France. Certes, les réformes danoises des années 90 avaient pour but une plus grande flexibilité, qui s’accompagnait effectivement d’une facilitation des licenciements. Toutefois, ces mesures ne se sont pas faites « à l’américaine », mais plus progressivement et avec de réelles contreparties pour les salariés : prise en compte de l’ancienneté, etc. Surtout, ces réformes ont été accompagnées simultanément d’une vraie politique de relance budgétaire.

Ces réformes ont pu être tenues au Danemark grâce à la tradition de négociation entre le patronat et les syndicats. Les syndicats sont extrêmement puissants et donc, de fait, représentatifs. Par exemple, pour toucher les allocations chômage, être syndiqué est un prérequis. Cette force a construit une véritable culture du dialogue au sein des entreprises depuis une centaine d’année. A contrario, en France, on s’attend à ce que l’Etat s’interpose entre syndicat set patronat. Ce dernier, à travers le MEDEF, n’est pas dans une logique de dialogue mais de véritable lutte des classes.

De manière plus générale, la transposition de réformes est une erreur fondamentale. On peut envisager de mener une politique conjoncturelle de relance budgétaire dans des pays structurellement différents, mais lorsqu’on touche à des politiques plus structurelles comme le marché du travail, il faut tenir compte des structures institutionnelles, et donc de l’histoire et de l’état des relations sociales. En France, nos relations sociales ne permettent simplement pas d’importer le modèle danois, le modèle suédois ou même le modèle allemand. Qu’on essaie de donner le même pouvoir aux syndicats que dans les entreprises allemandes, on nous traiterait de bolcheviks révolutionnaires !

LVSL – L’un de vos thèmes de recherche est le marché du travail. Selon vous, quels sont aujourd’hui les problèmes sur le marché du travail français ? Les ordonnances Macron répondent-ils à ces problèmes ou les aggravent-ils ?

Selon moi, le problème du chômage est un problème macroéconomique. Je suis en cela resté fidèle à Keynes et au message des postkeynésiens. Pour le courant dominant, le chômage est un problème d’incitations au plan microéconomique. Il aurait pour origine un état social trop fort, versant des allocations chômages trop généreuses ou fixant un SMIC trop élevé. Ces théories sont justes fausses : ce n’est pas parce que nous avons eu un pic de feinéantise en 2007-2008 que le chômage a augmenté !

©Vincent Plagniol pour LVSL

Donc avant tout, le chômage est un problème d’ordre macroéconomique qu’on ne résoudra pas en facilitant les licenciements. Pourquoi ne pas favoriser la flexibilité interne dans certains cas en modulant le nombre d’heures travaillées ? Mais globalement la flexibilité numérique externe (la facilité de licencier) n’est pas une solution. Les réformes structurelles du marché du travail ne constituent pas, pour moi, la priorité. Je n’ai jamais cru à l’existence de ce taux de chômage naturel qui obsède le courant dominant et dont on parle depuis les années 1970 sans avoir pu l’évaluer sérieusement. Lors de la campagne présidentielle, Henry Sterdyniak et moi-même avons eu une controverse avec les économistes de Macron sur ce sujet, dont le point de départ est notre note Emmanuel Macron, l’économie en marche arrière. La réponse à cette note de Marc Ferracci démontre clairement qu’ils sont convaincus de l’existence, qui n’a jamais pu être prouvée, de ce taux de chômage naturel à 7%.

Le chômage n’est pas une question de réformes structurelles mais de politiques macroéconomiques. Lorsqu’on baisse les dépenses publiques en période difficile, lorsqu’on augmente les impôts pour les ménages les plus pauvres et les classes moyennes, on ne fait qu’aggraver le problème. Le contre-exemple est très clair : le Portugal. Ce pays a arrêté les politiques d’austérité et est passé sous la barre des 10% de chômeurs en approchant les 3% de taux de croissance. Ils ont rétabli un salaire minimum, passé aux 35 heures, réhabilité les services publics qui avaient été particulièrement atteints par les coupes budgétaires. Bien sûr, tout ne va pas bien au Portugal et le pays continue la politique du gouvernement précédé en matière de défiscalisations. Mais le cadre européen pousse au dumping fiscal et le cours de l’euro est inadapté à la situation de l’économie portugaise.

Les réformes structurelles du marché du travail ne sont pas la solution pour faire baisser le chômage. Je crois beaucoup plus à la combinaison d’une politique budgétaire de relance et d’une véritable politique industrielle. Mais mener une politique industrielle ciblée est extrêmement difficile dans l’Union européenne actuelle.

LVSL – Vous avez, à ce sujet, participé à la rédaction de plusieurs ouvrages des Économistes atterrés sur l’Union européenne et enseignez par ailleurs l’’intégration européenne à l’université Paris 13 et à l’Université catholique de Louvain. C’est un débat particulièrement fort parmi les progressistes sur la sortie de l’Union européenne, de l’euro, ou la réforme d’une « Europe sociale ». Quelle est votre position ?

La question de l’euro est une question complexe, que j’aimerais – pour une fois – penser en termes d’équilibres économiques. Les économistes aiment penser les dynamiques économiques en termes d’équilibres vers lesquels convergent les systèmes. Ces équilibres peuvent être stables ou instables. Par rapport à la question de l’euro, il y a aujourd’hui trois équilibres, deux stables et un instable. L’équilibre actuel est intenable – et cette idée fait consensus au sein des économistes atterrés. Nous sommes dans une situation que Michel Dévoluy et moi avons appelée « fédéralisme tutélaire ». Dans cette situation, les institutions européennes imposent, en se fondant sur les traités, des contraintes extrêmement fortes aux Etats. Un des exemples les plus flagrants aujourd’hui est le semestre européen [prévu par la réforme du pacte de stabilité et de croissance en 2011 dans le but de synchroniser les politiques nationales en matière de budget, de croissance et d’emploi, ndlr], qui permet notamment un regard et des demandes de correction de Bruxelles sur les budgets nationaux. L’existence même de cette possibilité est délirante du point de vue de la souveraineté, et donc du point de vue démocratique – car il n’y a point de démocratie sans respect de la souveraineté populaire. Cette situation n’est pas tenable car on ne peut durablement imposer l’Europe par la contrainte et le déni des instances démocratiques.

Face à ce constat, deux solutions sont envisageables et elles correspondent à deux équilibres. D’abord celui d’une Europe vraiment fédérale, y compris au niveau démocratique. Cela implique de donner beaucoup plus de pouvoir au Parlement européen, la fin du monopole d’initiative pour la Commission, et surtout une réelle réflexion sur un gouvernement européen. Si l’on fait ce choix, il faut mettre fin au système intergouvernemental représenté par Conseil européen. Cet organe qui réunit les chefs d’Etats et de gouvernement, a l’initiative des politiques menées et donne les grands orientations européens. Il est clairement utilisé par les chefs d’Etat pour faire passer des réformes impopulaires vis-à-vis de leurs populations pour dire ensuite que c’est de la faute de l’Europe. La situation actuelle est intenable, ne serait-ce que parce que l’on partage une monnaie commune, une politique de change commune, et que la politique budgétaire, dernier levier des états, est fortement sous le contrôle des institutions européennes. Ce dispositif est clairement délirant et inadapté au regard des situations très différentes des économies européennes.

Les partisans de la monnaie unique étaient conscients depuis le départ, depuis le rapport Wermer de 1971, de la nécessité d’un budget à 10% ou 15% du PIB, soit un réel budget européen suffisant pour être en cohérence au sein de la zone et permettre des transferts budgétaires entre les régions qui vont bien et celles qui vont mal. Dans l’état actuel des choses, cette solution me semble souhiatble mais hélas guère envisageable car les rapports de force permettant cela ne sont pas réunis. J’ai longtemps pensé qu’on pouvait obtenir plus de fédéralisme démocratique. Mais en 2015 les choix anti-austérité du peuple grec ont été foulés aux pieds et le gouvernement humilié ; ce traitement ne donne pas beaucoup d’espoir pour cette construction européenne-là.

L’alternative est donc la sortie de l’euro, le retour à une monnaie nationale, en construisant une monnaie commune et non pas une monnaie unique, comme le préconise, entre autres, Frederic Lordon. Cette monnaie serait utilisée pour les échanges extérieurs. Avec l’euro, on nous a vendu l’idée de la fin de la spéculation sur les monnaies. C’est vrai, mais cette spéculation s’est déplacée sur la dette publique. Il nous faut revenir à un système de change interne qui ressemblerait au Système monétaire européen, avec des changes fixes mais ajustables. Ce mécanisme existe toujours dans les Traités, il s’agit du mécanisme de change européen II (MCE II). La dévaluation est possible mais soumise à l’accord des autres pays de la zone. Cette solution risque bien sûr de déplaire aux libéraux puisqu’elle impliquerait que les pays mettent en place des restrictions aux mouvements de capitaux et remet ainsi en cause l’hypothèse d’efficience des marchés.

©Vincent Plagniol pour LVSL

LVSL – Avec les politiques non conventionnelles, la BCE a calmé la spéculation sur la dette publique. Le danger principal ne serait pas plutôt la faiblesse de l’inflation et le risque d’une spirale déflationniste, d’une spirale à la Fisher, par exemple dans les pays du sud comme l’Italie ?

Certains intervenants dans le débat public sont obsédés par l’inflation, ce qui est délirant. Entre les deux tours de la Présidentielle, j’ai débattu sur la Chaîne parlementaire avec Agnès Verdier-Molinier [directrice depuis 2007 de la Fondation IFRAP, laboratoire d’idées libéral, ndlr] qui craignait que les politiques de la BCE ne créent de l’inflation !

Le principal risque est pourtant bien la déflation. Elle est causée en grande partie par le niveau élevé et extrêmement préoccupant de la dette privée. Le réflexe premier de désendettement chez les ménages et les entreprises endettés limite la consommation et l’investissement. Le rôle de l’Etat dans ces conditions est de prendre le relais de cet investissement et de cette consommation qui font défaut, par la dépense publique. Pour autant, Macron, Merkel et les autres continuent de baisser la dépense publique, à tel point que la déflation est aujourd’hui une hypothèse qu’on ne peut plus exclure. Le risque de déflation est, selon moi, autant lié à la déflation par la dette expliquée par Fisher en 1933 qu’aux politiques d’austérité. L’Etat ne fait qu’aggraver ces problèmes, avec des politiques qui n’ont aucun sens en période difficile.

LVSL – Vous être l’un des auteurs d’un article de recherche qui a pour titre « Le marché est-il vraiment un bon enseignant ? », qui devrait sera publié en 2018 dans le Journal of evolutionary economics. Quelle est votre réponse à cette question ? Dans quels cadres le marché est-il une institution bénéfique, et dans quelles situations faut-il s’en passer ?

Cet article de recherche est motivé par des travaux de l’économiste Alchian dans les années 1950s. Son interprétation évolutionniste des mécanismes de marchés s’est scindée en deux branches. La première, incarnée par M. Friedman, correspond à une certaine confiance dans le marché qui va finir par « retomber sur ses pattes ». La deuxième, dont nous sommes proches, est l’économie évolutionniste développée par Nelson et Winter [An Evolutionary Theory of Economic Change en 1982 ndlr].

Sur la base des idées d’Alchian, On a souhaité s’appuyer sur ces travaux pour reprendre et modéliser les mécanismes de marché. Dans notre modèle qui est à la fois évolutionniste et post-keynésien, les mécanismes de marché conduisent les entreprises à adapter leurs stratégies d’endettement en réaction à l’environnement macroéconomique. Elles doivent répondre à la fois à un impératif de croissance mais aussi à un impératif de sécurité, qui est contradictoire avec le premier car les entreprises doivent prendre des risques quand elles investissent. Dans cette estimation, Isabelle Salle, Pascal Seppecher et moi faisons référence à l’auteur post-keynésien Hyman Minsky pour distinguer trois types d’entreprises : les entreprises au comportement financier sain, les entreprises spéculatives qui prennent des risques importants, et enfin les entreprises Ponzi, qui menacent le marché dans son ensemble.

Les comportements d’endettement des entreprises évoluent avec l’environnement macroéconomique que ces comportements contribuent à créer. Le résultat est un système où, comme dans la réalité, le système est fortement et violemment cyclique en raison des cycles d’endettement. Donc, dans les systèmes complexes en évolution, on constate que le marché ne permet pas toujours de sélectionner les comportements les plus efficaces au vu de la situation. La définton même des comportements efficients change avec le cycle économique. Nous en tirons une caractérisation évolutionniste des crises comme étant le point où l’évolution du système dans son ensemble dépasse en vitesse la capacité d’adaptation des agents qui le composent.

Le rôle de l’Etat est alors de réguler ces fluctuations. Dans le détail, les modalités de régulation dépendent du marché considéré. Sur le marché du crédit, cela pourrait se traduire par exemple par la limitation de la titrisation à un degré (on ne titrise pas des actifs déjà titrisés) ; les banques resteraient ainsi responsables des risques qu’elles prennent.

Entretien réalisé par Antoine Pyra et Lenny Benbara

10 ans après, une nouvelle crise financière ?

©geralt. Licence : CC0 Creative Commons.

Malgré une légère reprise, les nuages s’amoncellent sur l’économie mondiale. Le monde de la finance arrive progressivement à maturité pour une nouvelle crise financière.

La grande agitation politique et sociale de la période actuelle nous aurait presque fait oublier comment nous en sommes arrivés là. C’est pourtant bien la crise financière et économique de 2007-2008 qui explique en partie le chaos et les incertitudes actuelles, en même temps qu’elle a fait naître des nouveaux types de mouvements de protestation de masse tels qu’Occupy Wall Street ou le 15M. Jamais vraiment résorbé depuis, excepté pour la minorité oligarchique aux commandes, le plus gros krach d’après-guerre a pourtant laissé des traces : l’économie américaine est bel et bien en train d’être dépassée par celle de la Chine, l’Europe du Sud a enduré un massacre social sans grand résu

ltats sur la baisse des déficits et du chômage, et la plupart des pays du monde pataugent dans une zone d’incertitude en surnageant avec peine au-dessus de la récession et de la déflation. Dans les grandes institutions financières, on redoute depuis quelques temps déjà un nouveau krach d’une ampleur inégalée alors que le pire a été évité de peu durant l’été 2015 après les turbulences des marchés chinois et la possibilité d’un « Grexit ». Depuis, la croissance mondiale a timidement accéléré mais les nuages à l’horizon s’accumulent. C’est le FMI qui le dit. Une nouvelle crise financière d’ampleur est-elle probable dans un futur proche ? En tout cas, tous les ingrédients sont réunis et personne ne semble vraiment savoir comment y répondre.

 

Un contexte financier global intenable

Les facteurs susceptibles de provoquer une nouvelle crise sont nombreux : non seulement la réponse à la crise de 2007-2008 n’a pas été à la hauteur, mais en plus de nombreuses nouvelles bulles spéculatives ont émergé, encouragées par les politiques monétaires expansives.

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:JUSTRADER_Salle_de_Trading.jpg
Une salle de trading. ©Justrader. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

Malgré les promesses d’assainissement du système financier faites après la crise, très peu a été fait. Ainsi, l’évasion et l’optimisation fiscale vers les paradis fiscaux se portent à merveille, et grèvent toujours plus le budget des États alors que cet argent pourrait servir à relancer l’économie sur des projets d’avenir ou à alléger la charge de la dette. Les maigres régulations des marchés financiers n’ont pas non plus empêché les banques géantes de grossir encore et de bénéficier d’avantages dont ne disposent pas leurs concurrentes, comme un sauvetage en dernier recours par les États. Les fameux monstres de créances « too big to fail » sont moins nombreux mais encore plus imposants. Les péripéties de la Deutsche Bank, de la Banco Popular ou de nombreuses banques italiennes, toutes gorgées de créances quasi irremboursables, ont déjà suffi à donner des cheveux blancs à de nombreux dirigeants politiques contraints d’assurer leur sauvetage in extremis. Une crise généralisée achèverait donc sans doute ces grandes institutions financières, et causerait une pagaille sans précédent.

En parallèle, les rares avancées obtenues après la crise sont remises en cause les unes après les autres : l’administration Trump a démantelé une large partie de la loi Dodd-Frank, ensemble de régulations des marchés financiers mis en place par Obama, mais aussi la règle dite “Volcker”, qui empêche les banques commerciales de faire certains investissements risqués, tandis que les financements du bureau de protection des consommateurs, autre création démocrate, ont été diminué, et que Donald Trump peut désormais en virer le directeur à sa guise. En France, Emmanuel Macron avait annoncé en catimini sa volonté de déréguler largement le secteur financier durant la campagne, ce qui a attisé les inquiétudes de la plupart des acteurs concernés. Enfin, le Parlement Européen vient de réautoriser la titrisation – même si celle-ci n’avait jamais disparu – ce processus financier complexe qui permet de vendre des packs de titres, en incluant souvent des produits pourris, de manière très opaque. Les arguments sont toujours les mêmes : la crise appartient au passé et il est nécessaire de faciliter le financement des entreprises sur les marchés à tout prix. Tant pis si cela se révèle être le moindre des soucis des entrepreneurs et que le danger d’une nouvelle crise gonfle chaque jour. Par ailleurs, les taux de financement des entreprises ont largement baissé, il y a donc peu d’avantages à déréguler de ce point de vue.

Les niveaux records des indices boursiers du monde entier, en contradiction totale avec l’état de l’économie réelle révèlent un secret de Polichinelle : les bulles spéculatives se sont développées dans de nombreux domaines : les crédits subprimes sur les automobiles aux Etats-Unis, les prêts étudiants, l’immobilier espagnol, la survalorisation d’entreprises dans le secteur high-tech… Les survalorisations de certaines entreprises sont manifestes, par exemple Uber et ses 70 milliards de dollars pour un business model juridiquement incertain et une incapacité à dégager des profits.

Mais c’est la Chine qui fait le plus frissonner les économistes : Depuis 2008, des investissements de relance tous azimuts ont été lancés pour compenser la baisse des exportations vers le reste du monde. Le maintien d’un taux de croissance à deux chiffres a peut-être aidé le parti unique à se maintenir au pouvoir, mais il n’a pas été gratuit. L’État central conserve une dette et un déficit faible (respectivement 40% et 3% du PIB), mais certaines régions atteignent des niveaux d’endettement proches du défaut de paiement et les entreprises publiques sont endettés à 115% du PIB. Un endettement abyssal qui

n’aura en plus que peu aidé l’économie réelle et le quotidien des chinois : des sommes gigantesques ont été dépensées dans des projets absurdes, inutiles, non rentables et souvent liés à des affaires de corruption et accentuant les niveaux de surproduction dans certains domaines, tel que l’acier ou les centrales au charbon. Ajoutez-y des statistiques officielles qui suscitent peu la confiance et un marché financier complètement hors de contrôle et l’on comprend que le pays ait récemment perdu son Triple A auprès de l’agence de notation Moody’s…

Une politique monétaire nocive et qui s’épuise

Au vu des déséquilibres de l’économie mondiale, des nombreuses bulles ou de la folie court-termiste et suiviste des marchés financiers, on est donc en droit de craindre le pire. Mais ce n’est pas tout : le recours à des politiques monétaires non-conventionnelles fait également craindre l’absence d’outils efficaces pour soutenir une reprise de l’activité en cas de nouvelle crise. Cette politique, de plus, est en grande partie responsable de l’abondance de liquidités sur les marchés financiers, ce qui favorise la spéculation et les prises de risque excessives.

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/b/bd/Selected_central_bank_rates.png
L’évolution des directeurs de la BCE, de la FED et de la Bank of England depuis 2001. ©MartinD. Licence : domaine public.

Durant la crise financière de 2008, les établissements financiers n’avaient plus assez confiance en leurs concurrents pour accepter de leur prêter – il s’agit d’un blocage sur le marché interbancaire -, en raison du risque de faillites imminentes de banques. Cette asphyxie du marché se répercuta alors sur l’offre de crédit des banques à leurs clients, entreprises et particuliers, et déclencha une crise économique. Pour éviter une faillite généralisée, les banques centrales ont été contraintes de faciliter l’accès aux prêts en diminuant les taux d’intérêts directeurs qu’elles pratiquent vis-à-vis des banques commerciales, et surtout en ouvrant des programmes de rachats d’actifs. En faisant tomber ces taux à des niveaux proches de zéro très rapidement, les banques centrales ont non seulement facilité la recapitalisation des banques, mais aussi la baisse des taux d’intérêts que celles-ci pratiquent à l’égard de leurs clients, ce qui vise à relancer l’économie réelle en facilitant l’emprunt.

Dans la théorie keynésienne, l’usage conjoint de ces politiques monétaires dites expansives – car elles augmentent la masse monétaire en circulation – et de politiques budgétaires de relance, est censé relancer rapidement l’économie ; une fois celle-ci en meilleure santé, vient le temps de la réduction des déficits publics et de la remontée des taux d’intérêts directeurs. Pourtant, cela n’a pas été le cas après 2008 car les politiques de relance ont été menées durant trop peu de temps – notamment en raison des craintes sur la soutenabilité des dettes publiques dans la zone euro au début des années 2010 -, et car rien n’a été fait pour réduire les inégalités de revenu. Ainsi, depuis 2008, les salaires réels ont largement stagné en Europe de l’Ouest et aux Etats-Unis, et la quasi-totalité des nouveaux revenus sont allés à une minorité aisée. Les conséquences d’une telle situation sont désastreuses : les masses de liquidités considérables mises en circulation sont majoritairement allées vers la spéculation, alimentant de nombreuses bulles alors que l’économie réelle peinait à se relancer. Les niveaux historiquement hauts des indicateurs boursiers tel que le Dow Jones, le CAC40 ou du S&P 500, en contradiction totale avec la reprise médiocre de l’activité réelle, en témoignent.

Parallèlement, les stocks colossaux de créances pourries possédés par les banques et les difficultés de financement des États – certaines dettes étant de moins en moins considérées comme de bons placements – ont conduit les banques centrales à racheter ces titres dont personne ne voulait au travers des politiques dites de « Quantitative Easing ». Les bilans des banques centrales (total de leurs actifs et de leurs passifs), réputées pour être des institutions stables, ont donc explosé, en même temps que le risque d’une nouvelle crise augmentait.

Le bilan de la FED, de la BCE et de la Banque du Japon.

Les taux d’intérêts des banques centrales ont très légèrement amorcé leur remontée depuis quelques mois en raison de la modeste amélioration de la santé des économies, principalement aux Etats-Unis. La BCE va quant à elle maintenir son programme de QE pour l’année prochaine, mais à un rythme réduit aux alentours de 30 milliards d’euros par mois. Mais au rythme actuel, il faudra de nombreuses années pour que les taux d’intérêt directeurs remontent suffisamment et que les bilans s’assainissent assez pour que la situation redevienne normale. Les banques centrales n’ont sans doute pas ce temps-là devant elles. C’est alors que la situation pourrait devenir apocalyptique : avec des taux d’intérêts directeurs déjà proches de zéro et des bilans gorgés de crédits pourris, même les outils “non-conventionnels” actuellement utilisés par les banques centrales ne suffiraient plus.

Une nouvelle crise pourrait alors non seulement mettre à terre les colosses financiers « too big to fail », mais aussi la confiance dans les banques centrales et la valeur des monnaies qu’elles émettent. Ce qui pourrait se traduire par une montée en flèche de l’inflation, voire un effondrement du système monétaire actuel. Avec des États qui se retrouveraient surendettés et qui ne pourraient plus espérer le rachat de leurs titres par les banques centrales, les derniers maillons réputés fiables du système financier tomberaient. La suite ne ressemblerait alors à rien de connu.

Quelques préconisations pour éviter le pire

La fuite en avant actuelle est donc intenable ; comme le résume Alfonso Lopez de Castro, directeur de la Financia Business School, « La question n’est plus de savoir s’il y aura un krach, puisque krach il y aura. La question est de savoir quand il aura lieu ». Il est donc temps de nettoyer en profondeur le système financier, ce qui est d’ailleurs la fonction d’une crise.

Tout d’abord, les mesures de régulation et de contrôle du secteur financier doivent être renforcées et non affaiblies : le shadow banking, système de financement qui outrepasse les banques d’investissement, doit être mis hors d’état de nuire, les crédits toxiques interdits et les provisions des banques encore renforcées. Une taxe sur les transaction financière, sans cesse promise et repoussée, et une interdiction du trading haute fréquence, technique algorithmique et informatique d’achat et de vente d’actions en quelques millisecondes qui est l’incarnation même du mimétisme et du court-termisme qui règnent sur les marchés financiers, permettraient de limiter sérieusement la spéculation nuisible et la sensibilité au cycle. Les pouvoirs et les moyens des autorités de surveillance du secteur doivent aussi être accrus si l’on veut être certains d’un changement en profondeur des pratiques du secteur.

Parallèlement, la politique monétaire mondiale doit retourner le plus vite possible à une situation normale, ce qui signifie la fin du Quantitative Easing et la remontée progressive des taux directeurs. C’est ce à quoi procèdent lentement et délicatement les banques centrales, mais si cet effort ne va pas de pair avec la régulation des marchés, les bulles spéculatives peuvent éclater. D’aucuns argueront que la fin de la politique monétaire expansive actuelle risquerait de nous pousser vers la déflation. Il est pourtant nécessaire de rappeler que si l’inflation et la reprise de l’économie demeurent si faibles, ce sont avant tout les politiques d’austérité, de réduction de la commande publique, de destruction des services sociaux et les 21.000 milliards qui dorment dans les paradis fiscaux qui en sont responsables. Au lieu de coupler une politique monétaire accommodante avec une relance budgétaire comme le préconise Keynes, nous avons pris le chemin de l’austérité dès les premières années qui ont suivi la crise, avec pour effet de mettre en péril la reprise et d’encourager une spéculation débridée sur des marchés pauvres en titres solides.

C’est pourquoi la structure de l’économie mondiale doit absolument être rééquilibrée : les excédents commerciaux de l’Allemagne et de la Chine sont trop élevés, de même que les déficits commerciaux d’autres pays, notamment les États-Unis d’Amérique. Il est également impératif de se redonner des marges de manœuvre budgétaires afin de mettre en place des politiques de relance basées sur la redistribution et la transition écologique. Certes, les faibles taux auxquels empruntent les États actuellement sont une opportunité à saisir, mais rien ne sera vraiment possible sans une lutte acharnée contre l’évasion et l’optimisation fiscale, le blanchiment d’argent et l’économie informelle. De nombreux pays doivent enfin sortir au plus vite de leur dépendance aux matières premières, qu’il s’agisse des hydrocarbures, de ressources minières ou agricoles. La situation épouvantable du Venezuela, désormais au bord du défaut de paiement, illustre combien une nation peut sombrer lors de variations de prix brutales que la spéculation accentue. La structure intérieure des économies n’est pas moins importante : les écarts de revenus actuels sont indéniablement nocifs.

Les défauts majeurs de l’économie et du monde financier actuels sont structurels : les réformer en profondeur sera nécessairement douloureux et long, mais c’est impératif. Car si une crise financière et économique prochaine paraît certaine dans le contexte actuel, tout doit être fait pour en réduire l’ampleur.

Crédits photo :

https://pixabay.com/p-598892/?no_redirect

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/6/68/JUSTRADER_Salle_de_Trading.jpg

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/b/bd/Selected_central_bank_rates.png

https://www.lesechos.fr/medias/2017/05/12/2086250_0212065101978_web_tete.jpg

 

“Macron représente le bloc bourgeois” – Entretien avec Romaric Godin

Crédits : SciencesPo
Macron à Sciences Po pour un débat sur l’Europe. Crédits non nécessaires

Romaric Godin est journaliste économique. Ancien rédacteur en chef adjoint à La Tribune, où il avait notamment suivi la crise grecque et l’actualité européenne en général, il travaille depuis peu à Mediapart. Nous avons voulu l’interroger sur sa pratique du journalisme, sur la vulgarisation de l’économie, et sur l’analyse qu’il fait du moment politique actuel.


1) Depuis deux ans, vos articles ont rencontré beaucoup de succès. Alors on se demande comment est-ce que vous travaillez, quelles sont les sources avec lesquelles vous travaillez le plus ? Combien de temps cela vous prend pour préparer un papier ?

Tout dépend du sujet et de l’actualité. Les sources dépendent évidemment de cela, il n’y a pas de règles sur ce point-là. Néanmoins, j’essaie de ne pas rester uniquement sur de l’actualité brute mais de creuser les sujets. Quand il y a un peu moins d’actualité, je prends le temps de travailler des thèmes qui sont dans l’air en lisant des études et des livres que je réutilise ensuite. Je me réfère souvent aux travaux des économistes en fonction des sujets sur lesquelles ils travaillent, y compris des économistes de banques. Ils apportent des connaissances techniques importantes, même si c’est un métier qui a évidemment des faiblesses.  Par exemple, je pense qu’ils comprennent bien les réactions des marchés, ce qui ne veut pas dire qu’on doit valider les réactions des marchés, mais il faut savoir les anticiper et les comprendre. Tous les économistes ne sont pas des affreux et parfois ils ont des points de vue critiques même s’ils sont intégrés dans le système financier. Ceci dit, aujourd’hui, j’écris désormais moins d’articles que lorsque je travaillais à La Tribune, j’ai donc plus de temps pour préparer mes articles qui portent à présent essentiellement sur l’économie française.

2) Vos articles ont rendu accessibles un certain nombre de problématiques contemporaines de l’économie, notamment au niveau européen. La vulgarisation de l’économie est-elle un enjeu important pour vous ?

Je pense que c’est fondamental et j’y crois beaucoup. Les enjeux économiques sont premiers dans les décisions politiques. Le cœur des décisions est là. Si on ne comprend pas comment fonctionne le système économique – ou si l’on n’essaie pas de le comprendre – on risque de n’avoir que des discussions de comptoir, par exemple sur la fiscalité ou les dépenses publiques. C’est valable pour les électeurs, et c’est valable pour les politiques. Quand on entend les politiques discuter de ces sujets-là on est souvent assez inquiet parce qu’on voit qu’on va toujours à la facilité qui est offerte par la pensée économique dominante, sous prétexte que celle-ci a l’apparence du bon sens. J’entends par là la pensée néolibérale (le terme a été validé par le FMI lui-même) qui repose sur l’idée que tout se limite au comportement d’un agent économique de base. Conséquence : l’État doit se comporter comme une entreprise, qui doit se comporter comme un ménage, qui doit se comporter comme un individu. A la fin, c’est l’État qui doit se comporter comme un individu. Cela conduit à des discours comme ceux de Bruno Le Maire qui explique, lorsqu’il entre en fonction, qu’il souhaite que l’État ne dépense pas plus que ce qu’il ne gagne comme tout bon ménage qui se respecte. C’est une absurdité sur le plan économique, cela n’a aucun sens, mais cela a l’apparence du bon sens.

Il est donc extrêmement important qu’on ait des citoyens avec une bonne culture économique afin de bien choisir nos dirigeants et que ceux-ci aient des programmes économiques qui répondent aux vrais enjeux. Cela veut dire qu’il faut qu’on ait des citoyens qui comprennent les processus et les mécanismes économiques pour décrypter les grands enjeux du débat. Sans cela, on ne peut construire de point de vue éclairé. Ce travail de vulgarisation n’est pas assez fait.

Personnellement, je pense qu’il faut utiliser l’actualité pour décrypter les enjeux. Il ne s’agit pas de faire de la pédagogie, terme tellement chéri par les libéraux, qui infantilise les citoyens en voulant les amener à une destination qui est déjà définie. Il est frappant de voir que ce langage de la pédagogie est aussi présent dans la bouche de nos dirigeants, alors qu’ils ne parlent jamais d’éducation. La pédagogie est fondamentalement antidémocratique, je rappelle qu’en grec cela veut dire « conduire l’enfant ». J’oppose à cette pédagogie le fait de faire de l’éducation qui est la base de la démocratie. C’est ce qui permet de redonner du sens à la démocratie. Par exemple, à la question « Comment se fait la création monétaire ? », 90% des gens pensent que la banque centrale imprime réellement des billets qu’elle distribue ensuite. En réalité, la création monétaire est effectuée par les banques commerciales via le crédit, ce qui est fondamental. Pensez à Jean-Michel Aphatie qui tweete en 2014 qu’il n’y a « plus de sous ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Absolument rien. En réalité, on ne peut pas dire qu’il n’y a plus de sous quand on trouve des « sous » dans une nuit pour renflouer les banques, comme en 2008. En revanche, on peut faire le choix politique de ne pas financer le système de santé et le système d’éducation pour financer autre chose. C’est un choix politique, mais on ne peut pas se cacher derrière la pseudo-évidence du « il n’y a pas de sous ».

3) Est-ce encore possible de faire entendre une voix dissonante dans un contexte où de plus en plus de journalistes sont écartés pour leurs positions critiques ?

A partir du moment où on choisit de ne pas dire ce que dit tout le monde, c’est-à-dire de ne pas penser comme la majorité de ses confrères journalistes et de se poser des questions qu’ils ne jugent pas légitime de se poser, on s’expose à être dans une forme de minorité. Il faut assumer ces choix, même si c’est plus difficile. Nécessairement, il y a moins de médias ouverts à ces formes de pensées différentes parce qu’elles sont minoritaires. Cela ne veut pas dire que le paysage médiatique est un désert absolu, loin de là et il y a des endroits où on peut avoir la parole.

Je pense que le problème des voix discordantes c’est précisément qu’elles sont minoritaires, y compris dans le public. Je ne suis pas sûr qu’une demande forte de voix discordantes existe. Mais ceci ne saurait justifier ni la violence qui s’exerce contre certaines voix dissonantes, ni l’absence de débat et d’ouverture dans certains grands médias, notamment audiovisuels.

Romaric Godin, journaliste à Mediapart

Personnellement, je n’ai pas la volonté d’être en minorité par principe, mais je ne crois pas aux vertus de l’austérité et au néolibéralisme. Je défends mon point de vue et j’assume, c’est tout. Je n’en tire pas de gloire particulière. Je n’ai d’ailleurs pas de problème avec le fait que des journalistes défendent l’austérité. Le problème, c’est l’absence d’organisation du débat par la presse. Aujourd’hui, cela n’est pas fait de façon suffisante. Cela se fait dans les pages “opinion” et “tribune” et non dans le traitement de l’information qui est prétendument neutre. On se cache derrière une pseudo-objectivité pour défendre des positions idéologiques. Le vrai problème est donc cette apparence d’objectivité qui tue le débat et exclut ceux qui sont en dehors. Cela donne Macron à Versailles qui revendique le monopole du réel et fait ainsi passer les autres pour des « clowns », des « ringards », des « rêveurs », etc.

Néanmoins, le problème réside aussi dans ce que demande le consommateur de médias, et de qui est le consommateur de médias. Il faut être réaliste, il y a plein de gens que cela n’intéresse pas d’aller voir un débat argumenté, et souvent, ces gens là – qui croient parfois à des choses délirantes comme les reptiliens et les illuminati – se contentent d’une opposition facile et superficielle, ce qui renforce l’impression de « sérieux » de la pensée dominante. Cela veut dire qu’il y a un vrai problème d’éducation au débat et à la démocratie. On ne sait plus comment faire un débat, ni à quoi cela sert et donc on a Aphatie et Barbier qui font semblant de ne pas être d’accord et qu’on met en face l’un de l’autre.

Après, il y a un vrai problème dans le fonctionnement de la presse d’opposition. Si celle-ci veut fonctionner, elle doit s’appuyer sur ses lecteurs pour vivre, ce que fait par exemple Mediapart. Il faut comprendre qu’il n’y a pas de presse de qualité, qu’elle soit favorable à la pensée dominante ou qu’elle s’oppose à elle, sans que le lecteur ne paie. On participe à la construction de cette presse de qualité en payant. Si on compte sur la publicité, on a forcément une presse soumise à l’exigence de rémunération de la publicité, et donc par les grandes entreprises qui sont les donneurs d’ordres de la publicité. Il faut donc repenser le mode de financement des médias. Le problème est que les gens qui sont en demande d’une pensée différente ne sont pas toujours prêts à payer pour avoir une presse de qualité.

4) Qu’est-ce que vous pensez de l’unanimisme médiatique autour de Macron ? Celui-ci est-il réel ?

Je pense qu’il y a un effet d’optique qui vient du fait qu’en effet Macron représente le bloc bourgeois comme l’expliquent Bruno Amable et Stefano Palombarini (L’illusion du bloc bourgeois, raisons d’agir, 2017). C’est-à-dire une catégorie sociale qui est celle des lecteurs de la presse, et de celles et ceux qui font la presse. Il y a donc naturellement un effet de sympathie. Je ne parlerais pas d’unanimisme, même s’il y a eu entre les deux tours, dû à l’opposition à Marine Le Pen au second tour, un élément de ce type. En réalité, il y a toujours des éléments d’opposition dans la presse. Avec le temps, les positions vont se clarifier car sa politique va nécessairement être de plus en plus de droite : baisse de la dépense publique, baisse des impôts, baisse des déficits, compromis avec l’Allemagne, etc. Cela risque de briser ce relatif consensus médiatique favorable. Là, je crois que les choses vont plutôt dans le bon sens, des éléments critiques apparaissent petit à petit depuis la fin du second tour des législatives. De toute façon, il y aura une réduction du marché médiatique s’ils disent tous la même chose, alors il va bien falloir que les acteurs médiatiques adoptent des lignes différentes.

Crédits
Macron, Merkel et Paolo Gentiloni au sommet du G7 de Taormina ©PalazzoChigi

5) Est-ce qu’on peut considérer que Macron s’est couché devant l’Allemagne ?

Il ne faut pas prendre la question comme cela. L’Allemagne n’est demandeuse de rien puisque le système actuel de la zone euro lui convient largement. Il n’y a pas de demande de changement institutionnel de la zone euro a priori en Allemagne. Des changements ont été demandés et obtenus par l’Allemagne pendant la crise des dettes européennes, mais depuis elle ne demande rien. Le problème, c’est que la construction actuelle ne peut pas tenir. Chacun en a convenu pendant la campagne française. En réalité, de Mélenchon à Macron, tout le monde était d’accord pour changer le cadre actuel de la zone euro, mais la méthode différait : la construction d’un rapport de force pour Mélenchon ; l’arrivée au pouvoir de Schulz pour Hamon ; le fait de convaincre l’Allemagne par les réformes pour Macron. L’objectif reste une zone euro plus équilibrée. Le pari de Macron est de dire : je ne peux pas aller au conflit avec l’Allemagne et donc je vais faire des réformes pour améliorer la compétitivité de la France et donner des gages à l’Allemagne. C’est-à-dire, faire ses fameux « devoirs à la maison » (Hausaufgaben) comme on dit dans la presse allemande. Une fois que ce sera fait, il compte obtenir une plus forte intégration de la zone euro. C’est un pari très risqué même si Merkel n’a pas intérêt à fragiliser Macron. Les Allemands disent pour l’instant qu’ils sont assez d’accord, mais posent des conditions. Ils acceptent en principe la proposition de Macron de mutualisation des moyens dans la zone euro. Mais en gros, il s’agit de mutualiser les dettes quand il n’y en a plus besoin, puisque cette réforme est conditionnée au fait que les États jugulent leur déficit dans la durée. Il faut comprendre que l’Allemagne ne demande rien, elle attend juste que la France fasse ce qu’elle s’est elle-même engagée à faire : de l’austérité et de la dérégulation du marché du travail. Alors même que cette potion est aujourd’hui critiquée par le FMI ! On a donc des gens qui se prétendent modernes et supérieurement intelligents, et qui suivent une voie discréditée depuis 2010 !

Je dis donc que Macron ne s’est pas couché devant l’Allemagne. Il a simplement suivi sa logique néolibérale. Avec cette politique, on s’expose à une spirale récessive extrêmement dangereuse sur le plan macroéconomique. Et de plus, on perd tout l’aspect relance du programme initial parce qu’on ne peut pas faire autrement et que ce n’est pas la priorité. La priorité du gouvernement est austéritaire. C’est une servitude volontaire avec un but : l’espoir qu’en se faisant mal on va réussir, qui est intrinsèque à la pensée libérale. C’est un peu du bon sens paysan : « pour faire pousser mon champ, il faut que je sue derrière ma charrue ». On en revient toujours à l’apparence du bon sens qui est systématique dans cette pensée et qui la rend extrêmement forte. Il est plus valorisant de se dire qu’on a réussi en ayant souffert, que de se dire : « moi j’ai réussi sans faire trop d’efforts, et puis ça marche bien quand même ». On est face à un libéralo-masochisme. C’est ce qu’on a expliqué à la Grèce : « Vous avez bien profité, vous vous êtes goinfrés, maintenant il faut s’infliger la souffrance nécessaire comme les autres ». C’est exactement comme pendant la crise financière de 2007-2008. Aujourd’hui encore, les libéraux expliquent que le problème ce ne sont pas les dérives systémiques de la finance, mais que des gens aient accepté de s’endetter pour se loger. Pour eux, la crise de 2007-2008 n’est pas une crise du libéralisme. C’est parce que les gens ne se sont pas assez fait mal qu’il y a eu une crise, et c’est ce qu’on est en train de dire aux Français sur les réformes et les dépenses publiques. On leur dit : « vous vous êtes bien gavés les gars, vous n’avez pas fait les réformes et vous avez vécu au-dessus de vos moyens contrairement à vos voisins européens. C’est injuste, maintenant vous allez souffrir, vous allez payer ».

6) Angela Merkel va vraisemblablement remporter les élections allemandes de septembre, mais les élections italiennes approchent et sont à risque pour l’ordre européen. La France a-t-elle intérêt à travailler avec l’Italie ?

Angela Merkel a gagné mais la question est de savoir avec qui elle va gouverner. Il y a un vrai danger si Merkel s’allie avec les libéraux du FDP en pleine poussée, et qui sont sur une position dure sur le budget et l’Union Européenne. En 2009, le FDP avait établi un contrat de coalition avec Angela Merkel, détricoté ensuite par la même Merkel suite aux programmes « d’aides à la Grèce » – en fait des subventions au système financier international. Les libéraux vont donc faire très attention au contrat de coalition qu’ils vont signer avec la CDU et exiger des gages. D’autant plus qu’en 2013 ils avaient été exclus du Bundestag parce que l’électorat libéral estimait que le FDP s’était compromis dans la politique européenne de Merkel. Il est d’ailleurs important de noter qu’une bonne partie de cet électorat libéral s’est alors réfugié vers l’AfD qui revendiquait un retour à une forme de purisme ordolibéral. Et aujourd’hui, à l’inverse, le FDP reprend des voix au parti d’extrême-droite. Bref, les libéraux vont mettre des exigences très élevées dans ce contrat de coalition, ce qui est très inquiétant pour Macron. Il ne suffira plus de faire 3% de déficit quand on a promis 2,8%, il faudra respecter drastiquement le pacte budgétaire et réduire son déficit structurel, et donc faire encore plus d’efforts – notamment en matière de dérégulation. C’est la logique de la flèche de Zénon : on croit avoir atteint le but et en fait non, on doit continuer de courir après. Macron risque en réalité de ne rien obtenir de l’Allemagne parce que l’Allemagne considérera toujours que ce n’est pas assez.

Concernant l’Italie, il est très difficile de savoir quel gouvernement sortira des élections. Comme la loi électorale est revenue à une version avec une proportionnelle quasi-intégrale et un seuil à 4%, il va falloir qu’il y ait une coalition. Et on voit difficilement quel type de coalition pourrait se mettre en place. Le Mouvement Cinq Etoiles ne semble pas prêt à s’allier avec d’autres mouvements eurosceptiques de centre-droit comme Forza Italia et la Ligue du Nord. Et puis, est-ce que le Mouvement Cinq Etoiles a vraiment envie de prendre le pouvoir et d’organiser un référendum sur l’euro ? Il est difficile de répondre à cette question, on ne sait pas. Ce qui est néanmoins certain c’est qu’il y a un vrai problème économique en Italie dont la croissance est inférieure à la quasi-totalité de la zone euro. Celle-ci est insuffisante pour assurer le financement du modèle social et des transferts budgétaires qui compensent les disparités entre le Nord et le Sud du pays. Il faut aussi rappeler que la dette pèse très lourd dans les finances publiques italiennes. Donc si la zone euro reste comme ça et que l’Allemagne ne bouge pas il va y avoir un vrai problème italien. Cela peut se déclencher par un biais politique comme par un biais bancaire. On ne sait pas quand, mais cela arrivera, cela ne peut pas continuer comme ça pendant dix ans. La situation bancaire italienne fait que le sauvetage des banques ne peut se faire que par l’État, sauf que l’État est déjà surendetté, et qu’il est obligé de dégager un excédent primaire de plus en plus fort – ce qui est une ponction importante sur la richesse nationale. Les marges de manœuvre de l’État italien dans le cadre des règles de la zone euro sont donc très faibles.

Les Italiens sont toujours en demande de réforme de la zone euro. Donc en effet, si on veut réformer la zone euro on doit s’entendre avec les Italiens, ou encore avec les Espagnols, les Portugais et les Grecs. Il est donc essentiel que la France et l’Italie imposent à l’Allemagne certaines réformes. Le problème est que la stratégie de Macron est le couple franco-allemand à l’ancienne. On a une obsession du franco-allemand qui n’est qu’une des données de la réforme de la zone euro et on ne regarde pas suffisamment autour. Soit dit en passant, l’Allemagne savait très bien regarder autour pendant la crise grecque quand elle envoyait les Slovaques, les Hollandais et les Finlandais contre les Grecs. Nous on ne sait pas faire la même chose, au nom du franco-allemand, précisément.

7) On assiste plus largement à un effondrement des partis sociaux-démocrates en Europe et du vieux monde politique. Est-ce que les mouvements populistes de toutes sortes sont en train d’arriver à maturité ? Que pensez-vous de ces derniers ?

Tout dépend de ce qu’on appelle les mouvements populistes. L’échec de l’Union Européenne pendant la crise de la dette a produit un phénomène de retour au national qui a pris plusieurs formes : des formes nationalistes d’extrême-droite qu’il faut combattre ; des formes de gauche radicale qui opposent ceux d’en haut à ceux d’en bas ; mais aussi Macron qui fait du populisme à sa façon en s’appuyant sur une catégorie sociale particulière qu’il flatte quitte à s’arranger avec la vérité. La démarche est la même, mais je crois qu’il y a tout de même une persistance du clivage gauche-droite même si celui-ci est brouillé. Au fond, quand on a à choisir entre une politique d’austérité et une politique d’investissements publics, on arbitre entre des intérêts, et là c’est concret. La victoire de Macron montre la persistance d’une logique de classe sociale. Macron, c’est la victoire d’une classe sociale sur une autre.

Ce qui est clair, c’est que le populisme d’extrême-droite n’est pas en capacité d’arriver au pouvoir dans le contexte européen pour le moment. Il y a une résistance des sociétés. Maintenant, pour le populisme de centre, Macron a montré que c’était possible d’arriver au pouvoir dans un contexte de disparition de la social-démocratie et d’affaiblissement de la droite traditionnelle. je ne sais pas si ça peut se faire ailleurs en Europe, cela me semble compliqué. Quant à la gauche, on peut voir des phénomènes intéressants comme Corbyn qui s’appuie lui sur un parti traditionnel, qui a gauchi le discours du Labour tout en faisant des concessions à l’électorat de centre-gauche. Le populisme ne se suffit pas à lui-même. C’est une question qui se pose à La France Insoumise : est-ce que LFI peut prendre le pouvoir seule, ou est-ce qu’elle compte s’appuyer sur d’autres éléments, ce qui implique aussi d’accepter qu’elle est de gauche ? C’est ce que Corbyn a fait intelligemment quand il a effectué une synthèse entre le populisme et la gauche traditionnelle, alors que le SPD en a été incapable. C’est cet équilibre qui se pose aujourd’hui pour les gauches européennes.

Propos recueillis par Lenny Benbara pour LVSL

 

Bruno Le Maire, un ultra-libéral décomplexé à l’économie

https://www.flickr.com/photos/145047505@N06/36400656754
Bruno le Maire © Aron Urb (EU2017EE). Estonian Presidency. Licence : Creative Commons Attribution 2.0 Generic license.

Bruno Le Maire, député LR de l’Eure et candidat déçu de la primaire de la droite et du centre en 2016, a été nommé ce mercredi 17 Mai au ministère de l’économie par Emmanuel Macron. Si les tweets contre le Mariage pour Tous de Gérald Darmanin, nouveau ministre de l’Action et des Comptes publics, et la nomination d’une ancienne DRH proche des milieux patronaux au Ministère du Travail ont beaucoup fait réagir et à raison, la nomination de Bruno Le Maire à Bercy est restée peu ou pas commentée. Plus que le symbole de la véritable ligne politique et économique de droite d’Emmanuel Macron, la vision qu’à Bruno Le Maire de l’économie et du monde du travail a de quoi nous inquiéter.

Cap sur le modèle antisocial allemand

En 2011 dans un entretien accordé aux Inrocks, alors qu’il était Ministre de l’Agriculture de François Fillon, Bruno Le Maire s’insurgeait contre l’idée que la France puisse prendre le tournant du fameux « modèle allemand ». Il répondait alors aux attaques du Parti Socialiste qui accusait le gouvernement dont il faisait partie d’en prendre la voie. Bruno Le Maire pointait alors lui-même les incohérences et les conséquences du modèle allemand : « [Cela] ne veut pas dire adopter le modèle allemand, qui a de gros défauts : une population active avec beaucoup de travailleurs pauvres ; l’absence de salaire minimal. Tout cela n’est pas acceptable pour nous. ». Chose rare, puisque de Nicolas Sarkozy en 2012 à François Fillon en 2017, cette droite patronale a eu à cœur d’ériger le modèle allemand en solution pour sauver le pays du marasme économique.

Même s’il a pu réfuter cet engagement sur la voie du modèle allemand, la famille politique de laquelle il est issu, mais aussi et surtout le programme qu’il a dévoilé dans le cadre de la primaire de la droite et du centre fin 2016 ne laissent aucun doute. En plus de dire sans le moindre complexe qu’il « rigole » quand on lui parle du modèle social français, il a aussi avancé des mesures qui rappellent à s’y méprendre le « modèle » qui sévit outre-Rhin : il proposait des mini-jobs pour une maxi-précarisation . Bruno Le Maire mettait ainsi en avant les mal nommés « emplois-rebonds », des contrats précaires d’un an non-renouvelables, rémunérés 5€ nets de l’heure, pour une durée de travail maximale de 20h par semaine soit une rémunération de 433€ nets par mois.

Si on ajoute aux propositions de Bruno Le Maire la démarche de Macron qui prône l’ubérisation de la société, c’est-à-dire la rémunération à la tâche, sans protection ni droits sociaux, en bref un retour au monde du travail du XIXè siècle : oui, on peut l’affirmer, le nouveau gouvernement a mis le cap sur un modèle profondément antisocial.

Céder aux demandes du grand patronat

Non content de vouloir créer de nouvelles formes de contrats précaires, Bruno Le Maire est aussi le candidat parfait pour répondre aux exigences du grand patronat, il n’est donc pas très étonnant de le retrouver dans le gouvernement d’un nouveau président adoubé par le MEDEF.

En effet il s’était déjà prononcé en faveur d’un dialogue social à sens unique. Dans son programme de candidat à la primaire de la droite et du centre Bruno Le Maire dénonçait les « blocages par les syndicats », citant les grèves à la FNAC contre la mise en place du travail le dimanche, ou le passage aux 39h payées 37 chez Smart, pourtant obtenues d’une courte majorité par la direction de Smart au prix d’un odieux chantage à l’emploi. C’est donc ce modèle de dialogue social que promeuvent non seulement Bruno Le Maire, mais aussi Emmanuel Macron et le MEDEF. La loi travail prévoyait déjà ce genre de consultations d’entreprise sur le temps de travail, court-circuitant ainsi les syndicats et instaurant un rapport de force inégal entre patronat et salariés. Avec la nouvelle loi travail que le nouveau gouvernement espère faire passer par ordonnance cet été, il y a fort à parier que ce genre de dispositifs seront étendues.

Autre point d’accroche entre Bruno Le Maire et les attentes patronales : la baisse des charges des entreprises. Bruno Le Maire annonçait déjà dans son programme de candidat vouloir baisser l’impôt sur les sociétés pour un manque à gagner pour l’État de 5 milliards d’euros, mesure qu’il partage avec le programme défendu par Emmanuel Macron pendant la présidentielle. Mais plus important Bruno Le Maire s’était annoncé favorable tout comme le nouveau président à une pérennisation du CICE en une baisse des charges des entreprises. À toutes fins utiles rappelons que le CICE, mis en place pendant le quinquennat de François Hollande, a coûté 48 milliards à l’État en faveur des entreprises, sans avoir pourtant permis la création d’emplois qui étaient annoncées.

Enfin, dernier point de convergence et non des moindres entre Bruno Le Maire et Emmanuel Macron : baisser la fiscalité sur la finance en baissant la taxation sur les plus-values et les dividendes. Cette mesure qui figurait aux programmes de Bruno Le Maire et d’Emmanuel Macron va dans le sens d’une baisse de la fiscalité pour les actionnaires, en dépit de la bonne santé de la bourse. Pas étonnant donc que le CAC 40 se soit envolé après l’arrivée d’Emmanuel Macron en tête au premier tour de l’élection présidentielle !

Avec Emmanuel Macron, le socialiste de Schröedinger, à la tête de l’État nous assistons aujourd’hui à une recomposition presque consensuelle autour de lui de tous les néolibéraux du Parti Socialiste et de la droite conservatrice traditionnelle. Une recomposition hors du clivage gauche/droite traditionnel et qui est dangereuse sur le plan social avec l’offensive programmée contre les droits sociaux, ainsi que sur le plan politique avec une stratégie assumée de faire de Marine Le Pen la principale adversaire et peut-être la future cheffe de l’opposition.

Crédits : Bruno le Maire © Aron Urb (EU2017EE). Estonian Presidency. Licence : Creative Commons Attribution 2.0 Generic license.

 

Le libre-échangisme est-il en train de couler ?

© Mika Baumeister

Retrait des USA du TPP, résistance wallonne au CETA, TAFTA englué de toute part, « Hard Brexit », potentielle guerre commerciale sino-américaine… Depuis quelques mois, le libre-échangisme, véritable dogme pour les dirigeants politiques de tous bords depuis la fin des 30 Glorieuses semble ne plus être un horizon indépassable.

Malgré les promesses de doper des taux de croissance atones et de créer ainsi des emplois, l’opposition aux nouveaux et aux anciens traités de libre-échange est désormais majoritaire ou en passe de le devenir dans tout l’Occident. Même en Allemagne, troisième exportateur mondial, 75% des sondés rejetaient le TAFTA/TTIP en Juin 2016 selon le Monde Diplomatique[1]. Pourquoi ?

Les accords de libre-échange ne concernent plus les droits de douane

A l’origine promu par des théoriciens économiques classiques tels que David Ricardo et Adam Smith, qui considéraient que l’ouverture au commerce extérieur était la raison de la réussite de certaines nations plutôt que d’autres, le libre-échange s’est d’abord développé de manière forcée au sein des empires coloniaux, avant de s’effondrer lors de la Première Guerre Mondiale. Les échanges internationaux ne reprennent réellement qu’après 1945, dans le cadre défini par les accords de Bretton Woods. Les droits de douane, sous l’action du GATT, diminuent progressivement. Le véritable changement intervient avec la révolution néolibérale des années 1980 : pour relancer à tout prix une croissance perçue comme le remède à tous les maux, les gouvernements occidentaux, puis du monde entier, n’ont de cesse de rabaisser leurs droits de douane et de lever les mesures protectionnistes héritées des années 1930.[2]

L'évolution des droits de douane de 1947 à 2007
Evolution des droits de douane de 1947 à 2007

Associée à la libéralisation à outrance des marchés financiers, qui profitent en outre de l’informatisation, au développement des firmes multinationales, à l’ouverture au business de pays de plus en plus nombreux (la Chine, l’ancien bloc communiste et les pays sous-développés sous les ordres du FMI et de la Banque Mondiale) et à la concurrence monétaire par la dévaluation, la baisse des tarifs douaniers impulse un mouvement de délocalisation sans précédent. Les pertes d’emplois industriels et désormais tertiaires dues à ces délocalisations ne sont d’ailleurs pas étrangères au sentiment d’abandon et de paupérisation de la majorité des populations occidentales, et à leur colère populiste actuelle…

Mais aujourd’hui, après des décennies de baisse, les droits de douane ont quasiment disparus de la surface de la planète. Dès lors, comment aller toujours plus loin dans le libre-échangisme, culte toujours aussi prégnant sur l’esprit des dirigeants politiques biberonnés au libéralisme ? En s’attaquant aux fameuses « barrières non tarifaires », c’est-à-dire à tout sauf les droits de douane : les normes de tout acabit, les quotas ou encore les formalités administratives. Comprendre TAFTA, CETA, TPP ou TISA sans comprendre le principe de barrières non tarifaires est impossible, puisqu’il s’agit de tout l’enjeu de ces divers accords. La question des normes, en particulier, est primordiale.

Dumping à tous les niveaux

Après les droits de douane, les cibles des accords de libre-échange bilatéraux ou multilatéraux qui ont succédé à l’action de l’OMC, embourbée depuis le cycle de Doha[3], s’attaquent donc aux différentes normes, garanties de qualité et lois définissant les conditions de fabrication des biens et services. Tous types de normes sont attaquées, en s’alignant quasi-systématiquement sur les plus basses des différents pays concernés par l’accord : c’est le mécanisme du moins-disant, également dénommé dumping en anglais.

Les normes alimentaires sont parmi les plus ciblées, notamment en raison du traitement d’exception souvent accordé aux productions agricoles, généreusement subventionnées pour développer les exportations et assurer la sécurité alimentaire. Les AOP et AOC (Appellation d’Origine Protégée / Contrôlée), directement visées par le CETA et le TAFTA en sont un bon exemple, tandis que les attaques américaines sur le riz japonais via le TPP prouvent que les européens ne sont pas les seuls attaqués[4]. On note également les tentatives d’introduction sur le marché européen d’animaux élevés selon les standards sanitaires nord-américains[5], beaucoup plus laxistes, même si les allégories les plus caricaturales de ces pratiques de production (bœuf aux hormones, poulet au chlore et OGM) ne sont pas concernées[6].

Mais le secteur agro-alimentaire, particulièrement surveillé par les activistes suite aux innombrables scandales, n’est pas le seul concerné par la dérégulation sauvage. Les questions de protection des droits d’auteur et de redevance sur les brevets, chères aux multinationales, sont omniprésentes et lourdes de conséquences : explosion des prix des médicaments et disparition des alternatives génériques prévue par le TPP[7], démontage des rares avancées régulatoires sur l’industrie de la finance obtenues depuis la crise[8] ou encore lutte contre le piratage ou partage informatique organisé pour servir les intérêts de producteurs de contenus de masse[9]

Un déni de démocratie sans précédent

Depuis les manifestations altermondialistes de Seattle contre un sommet de l’OMC en 1999, le peuple dérange. Les grandes négociations commerciales internationales attirent depuis ce jour leurs cortèges de contestataires et donc souvent l’usage de la répression, qui fait toujours mauvaise presse vis-à-vis de l’opinion publique. Comment éviter d’être sous le feu des projecteurs suite aux répressions de telles manifestations pacifiques tout en continuant à brader des garanties qualitatives environnementales, fiscales, salariales, alimentaires, sanitaires ou encore sociales aux intérêts des multinationales et de l’oligarchie mondiale représentées par leurs lobbyistes ? En menant des négociations au secret. Les protocoles mis en place sont draconiens : sécurité maximale contre les intrus, négociations à huis clos, interdiction des appareils électroniques, sans oublier les désormais célèbres clauses de non-confidentialité.

Reste un dernier problème : les Parlements. Même infestés de lobbyistes et gangrenés par l’idéologie néolibérale, ils demeurent l’expression de la souveraineté de la nation par le principe de la représentation. En d’autres termes, il faut que ces accords soient ratifiés par les Parlements nationaux pour rentrer en vigueur, et dans des régimes aux structures constitutionnelles complexes comme la Belgique, cela peut poser quelques complications, tel que le cas de la Wallonie l’a montré[10].

Non content de transgresser l’idéal démocratique, dont les sociétés occidentales seraient soi-disant des modèles, par des tractations au secret, et d’attaquer sévèrement en justice tout lanceur d’alerte compromettant, les négociateurs s’attaquent donc dorénavant aux pouvoirs des parlements. Pour ce faire, la méthode consiste souvent à dévoiler au dernier moment le projet d’accord en le présentant comme « à prendre ou à laisser ». A grand renfort de discours d’experts qui présentent les schémas de traités comme les meilleurs obtenus, et en agitant la menace de la compétition internationale. Les parlementaires sont mis face à des textes dont ils ont à peine le temps de connaître les tenants et les aboutissants.

Par exemple, pour les négociations du Partenariat Trans-Pacifique (TPP), Obama s’est vu conféré par le Congrès américain en Juin 2015 le pouvoir d’utiliser la procédure dite de « fast-track » qui permet de négocier en secret l’ensemble du traité, interdit les amendements potentiels du Congrès ou de bloquer les négociations, et offre simplement la possibilité aux représentants du peuple américain de rejeter le traité final.[11]

Dans le cas de l’Union Européenne, un niveau d’antidémocratisme encore supérieur est en train d’être mis en place : la Commission Européenne, dont nul n’ignore qu’elle n’est pas élue par les peuples européens et qu’elle dispose déjà de prérogatives extrêmement nombreuses et lourdes de conséquences, a, par la voix de Jean-Claude Juncker, souhaité être en mesure de signer le traité CETA avec le Canada sans l’accord des parlements, arguant qu’il relevait de ses prérogatives seules.[12] Jamais en retard d’une nouvelle invention technocratique, l’UE a imaginé l’entrée en vigueur du même traité avant même le vote des parlements nationaux dans un cadre dit « provisoire », sur le modèle de la mise en place d’autres accords avec la Corée du Sud et le Pérou.[13]

Se pose enfin la question des tribunaux d’arbitrage privés supranationaux : au départ conçus pour trancher les litiges entre différentes multinationales soumis à des droit nationaux différents, ils sont devenus le cheval de Troie démocratique le plus dangereux de l’ère contemporaine. En effet, la possibilité offerte aux multinationales d’assigner les Etats en justice lorsqu’elles estiment que leurs intérêts ont été spoliés est trop vague, et le verdict des juges peut donc être influencé par les armées de lobbyistes et d’avocats employées par les grands groupes mondiaux. Sans oublier de mentionner les parcours professionnels douteux de certains juges, tels que le très prisé Francisco Orrego Vicuña[14]

Les cas d’assignation en justice d’Etats en plein exercice de leur souveraineté par des firmes transnationales au nom du caractère défavorable de nouvelles réglementations à de prétendus investissements prévus sont nombreux : Vattenfal contre l’Allemagne après sa décision de sortir du nucléaire d’ici à 2022, Lone Pine contre le Québec suite au moratoire sur le gaz de schiste, Philip Morris contre l’Australie et l’Uruguay subséquemment à des mesures anti-tabac…[15] De tels tribunaux exercent par ailleurs un pouvoir indirect et invisible d’oppression sur les Etats, qui seront d’autant moins enclins à adopter des mesures fortes de protection de leur population face aux multinationales que celles-ci pourront leur extorquer des milliards dans des cours conçues pour leur être favorables.

La fin de la mondialisation ?

La remise en question de l’idéologie libre-échangiste a bel et bien débuté. Si les critiques de Donald Trump sur les emplois perdus aux USA suite à l’ALENA et le retrait du TPP annoncé en grande pompe dans les premiers jours de sa présidence peuvent sembler aller dans le bon sens, l’homme de l’année 2016 selon le TIME Magazine demeure ambigu sur bien des points. Sa critique des accords de libre-échange se concentre sur le contenu des traités, qu’il juge très mal négociés et défavorables aux intérêts américains, mais ne tient nullement compte des aspects environnementaux, sanitaires ou démocratiques en jeu. Le nouveau président américain s’est d’ailleurs empressé d’annoncer l’ouverture de négociations avec le Royaume-Uni pour un nouvel accord lors de sa rencontre avec Theresa May à la fin Janvier en restant flou sur les modalités mais en affirmant, argument sans nul doute à toute épreuve, qu’il serait « great ».[16] De même, le Royaume-Uni qui s’apprête à quitter l’UE redouble d’inventivité pour trouver de nouveaux « partenaires » commerciaux. Aux dernières nouvelles, la Nouvelle-Zélande serait intéressée.[17]

Il s’agit ici de ne pas être dupe : les accords commerciaux proposés depuis les 3 dernières décennies ont été conçus pour bénéficier aux multinationales et à elles seules. Ils n’ont nullement accru la mobilité des individus, mais ont mis en place une compétition profondément faussée et vicieuse entre pays développés condamnés à la désindustrialisation et pays pauvres condamnés à l’exploitation au nom du « développement » et ont fait baisser le prix de nombreux produits en diminuant la qualité et en dégradant les conditions de fabrication.

Le concept de mondialisation n’est pas à jeter dans la même poubelle que les accords actuels qui prétendent en représenter l’unique forme possible. D’autres possibilités de mondialisation, respectueuses des travailleurs, de l’environnement, des cultures locales et ayant un réel impact positif à l’échelle globale existent. Mais l’altermondialisme ne pourra advenir sans un sursaut démocratique et la reprise en main des citoyens de leur destin collectif. Les manifestations et oppositions de toutes sortes contre le CETA ou le TAFTA/TTIP, ainsi que l’effort associatif pour dévoiler, décortiquer et dénoncer le contenu précis de ces monstres juridiques donnent à penser, et, peut-être, à espérer.

Sources :

[1] http://www.monde-diplomatique.fr/2016/11/WAHL/56753

[2] http://www.nordregio.se/en/Metameny/About-Nordregio/Journal-of-Nordregio/2008/Journal-of-Nordregio-no-1-2008/The-Three-Waves-of-Globalisation/

[3] https://fr.wikipedia.org/wiki/Cycle_de_Doha?oldformat=true

[4] http://www.latimes.com/world/asia/la-fi-japan-tpp-20160705-snap-htmlstory.html

[5] http://www.humanite.fr/le-ceta-menace-de-destabiliser-lelevage-en-europe-631627

[6] http://www.francetvinfo.fr/economie/commerce/traite-transatlantique/six-questions-sur-le-ceta-ce-traite-de-libre-echange-auquel-vous-n-avez-pas-tout-compris_1882993.html

[7] http://www.huffingtonpost.com/john-geyman/tpp-and-the-dire-threat-t_b_11661226.html

[8] http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2014/07/09/tisa-quand-le-liberalisme-revient-par-la-porte-de-derriere_4452691_4355770.html

[9] http://wealthofthecommons.org/essay/intellectual-property-rights-and-free-trade-agreements-never-ending-story

[10] http://www.monde-diplomatique.fr/2017/01/JENNAR/56981

[11] https://www.theguardian.com/us-news/2015/jun/24/barack-obama-fast-track-trade-deal-tpp-senate

[12] https://reporterre.net/La-Commission-europeenne-veut-signer-les-traites-de-libre-echange-sans

[13] http://transatlantique.blog.lemonde.fr/2016/02/19/laccord-ceta-europe-canada-sera-t-il-applique-avant-meme-le-feu-vert-des-parlements/

[14] http://www.monde-diplomatique.fr/2014/06/BREVILLE/50487

[15] https://www.collectifstoptafta.org/tafta/article/une-justice-privee-au-service-des

[16] http://www.telegraph.co.uk/news/2017/01/22/theresa-may-donald-trump-hold-talks-trade-deal-cuts-tariffs/

[17] http://www.independent.co.uk/news/uk/politics/theresa-may-new-zealand-trade-deal-bill-english-brexit-downing-street-a7526956.html

Crédits photo:

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Scène_de_naufrage_(Louis-Philippe_Crépin).jpg

http://conversableeconomist.blogspot.fr/2011/12/new-trade-rules-for-evolving-world.html

https://citizenactionmonitor.wordpress.com/2013/10/26/ceta-what-it-is-and-why-its-bad-for-canada/

En Guyane, la révolte des oubliés de la République

http://www.franceguyane.mobi/actualite/faitsdivers/500-freres-on-va-continuer-a-mettre-la-pression-335654.php
Guyane

Depuis le 18 mars, un vaste mouvement de grève paralyse la Guyane. Les manifestants dénoncent l’insécurité, la précarité et, plus généralement, le manque d’intérêt de l’Etat pour ces territoires. L’exemple guyanais doit amener à réfléchir plus largement sur la question de l’outre-mer français et sur les moyens de dynamiser ces territoires oubliés.

 

Une éruption qui révèle un malaise profond

 

Département français situé en Amazonie, la Guyane souffre comme la majorité des autres DOM et COM (Collectivités d’outre-mer) d’un manque d’activités diversifiées : en dehors de la fonction publique, et notamment de l’Education Nationale, le principal employeur de l’île est le Centre Spatial Guyanais basé à Kourou, sur le littoral. Cela crée une inégalité profonde entre les fonctionnaires, bien rémunérés, et les autres, qui ont du mal à trouver des emplois sur un territoire en manque d’activité. Cela alimente toute sorte de trafics, notamment dans la forêt amazonienne, où des villages entiers d’orpailleurs sont traqués par l’armée française, alimentant un climat d’insécurité pesant sur tout le territoire.

C’est ce contexte qui explique le mouvement social d’ampleur qui touche en ce moment la Guyane. D’ailleurs, le lieu d’où est partie la contestation est particulièrement révélateur : les manifestants ont choisi de bloquer la route menant au Centre Spatial, ce qui a rapidement paralysé le territoire. A travers ce blocage, preuve est ainsi faite que toute l’activité économique du département repose sur ce centre, et c’est là le cœur du problème.

Toutefois, à cette colère économique se sont greffées d’autres revendications d’ordre plus général, montrant bien le sentiment de relégation, justifié, dont souffrent les habitants. Ils réclament ainsi de meilleurs moyens de transport pour se déplacer au sein du territoire, la présence de forces de sécurité aux abords des établissements scolaires aux horaires d’entrée et de sortie des élèves, mais aussi le développement de nouvelles filières d’études, tant supérieures que professionnelles. Car c’est aussi et surtout dans le domaine scolaire et universitaire que le manque d’engagement de l’Etat est patent : faute de débouchés une fois leur baccalauréat en poche, beaucoup de jeunes guyanais sont forcés de partir étudier en métropole et ne peuvent que très rarement retourner chez eux, la faute à des billets d’avion bien trop chers pour eux. En parallèle, ceux qui restent sur place ne sont pas suffisamment qualifiés pour trouver un emploi, ce qui alimente le chômage, la criminalité, et l’isolement du territoire… La boucle est bouclée, et ce cycle ne semble pas prêt de s’interrompre.

Par ailleurs, le traitement médiatique de cette contestation sociale montre également combien la Guyane est oubliée non seulement de la classe politique, mais aussi de toute la population métropolitaine. En effet, le mouvement n’a commencé à être couvert par les médias nationaux que cinq jours après le début de celui-ci : si un mouvement d’une telle ampleur avait eu lieu en métropole, nul doute qu’on en aurait parlé dès le début. Cela nourrit également la contestation : les Guyanais ont le sentiment d’être des Français de seconde zone, dont les problèmes seraient moins importants que ceux de leurs compatriotes de métropole. In fine, ce traitement médiatique odieux nuit à la cohésion nationale.

 

Une énième crise révélatrice des problèmes profonds de l’outre-mer

 

Plus largement, la contestation qui touche actuellement la Guyane doit amener à réfléchir sur la situation de l’ensemble de l’outre-mer français.

En effet, la Guyane est loin d’être un cas à part, et dans de nombreux autres DOM-COM, la situation est tout aussi difficile pour la population locale. Ainsi en Guadeloupe en 2009, la situation avait dégénéré, aboutissant à de véritables émeutes : toutes les routes bloquées, des bâtiments incendiés… Une manifestation extrême de l’état de misère dans lequel l’Etat a laissé ces territoires.

Mais le cas le plus emblématique est celui du plus jeune département français : Mayotte. Ce petit archipel de l’Océan Indien, auparavant Territoire d’outre-mer, est devenu un département en 2011. De par son statut de département, l’Etat a l’obligation d’y traiter les habitants de la même manière qu’en métropole. Or, la situation à Mayotte tient beaucoup plus du tiers-monde que de la France métropolitaine. 58% de la population en âge de travailler ne maîtrise pas les bases de la langue française, et trois habitants sur dix n’ont jamais été scolarisés, là où le principe de l’obligation scolaire devrait prévaloir sur ce territoire comme en métropole. Le taux de chômage, compte tenu de cette population très peu qualifiée, peut sembler rassurant : « seulement » 20%. Néanmoins, le nombre de chômeurs est nettement plus élevé. La majeure partie d’entre eux n’ont pas les compétences administratives et linguistiques pour effectuer les démarches d’inscription. Le PIB par habitant y est de 6500€ : rappelons qu’en France métropolitaine, il est de 29 290€. Ajoutons à cela les graves problèmes d’approvisionnement en eau que l’archipel a récemment connu ainsi que la crise migratoire à laquelle il est confronté sans moyens suffisants, et on obtient un mélange détonnant qui pourrait bien exploser prochainement.

L’urgence de poser des perspectives pour ces territoires

 

Pourtant, ces territoires regorgent de potentialités et participent à la puissance de la France à l’échelle internationale. En effet, ils permettent à la France d’être présente sur tous les continents du monde. Ils permettent aussi à notre pays de bénéficier d’une richesse culturelle rare : chaque territoire a ses cultures propres, parfois issues d’un passé colonial et esclavagiste douloureux. Enfin, c’est grâce à ces territoires que la France peut se targuer d’avoir la deuxième Zone Economique Exclusive (ZEE) au monde : ces espaces permettent à la France d’être l’une des premières puissances maritimes.

Face au constat alarmant dressé précédemment, on pourrait légitimement se dire que les candidats à l’élection présidentielle se sont emparés du sujet et ont tous proposé des actions en faveur de ces territoires. Or il n’en est rien. Si les principaux prétendants (Macron, Fillon, Hamon) ont visité certains des DOM-COM, ce n’était pas pour y proposer des solutions. Devant les français d’outre-mer, les candidats se sont contentés d’évoquer des plans de réduction des inégalités et une politique permettant un véritable développement endémique de ces territoires. Rien de nouveau sous le soleil : c’est ce que promettent les principaux candidats tous les cinq ans depuis toujours, sans que rien ne change pour les populations locales.

Toutefois, Jean-Luc Mélenchon semble porter un vrai projet d’avenir pour ces territoires. Il veut en faire des espaces à la pointe de l’innovation, notamment en matière de transition écologique, en s’appuyant sur les ressources (eau, soleil) disponibles. L’autonomie énergétique et le développement d’un secteur maritime fort pourraient être les bases d’une renaissance économique de ces territoires.

Mais le défi est aussi d’intégrer pleinement ces territoires à la République tout en reconnaissant leur particularité : il faut poursuivre la politique d’adaptation des programmes scolaires selon le contexte local, appliquer réellement la loi de 1905 dans certains territoires où la laïcité est bafouée, garantir la tenue du référendum d’autodétermination en Nouvelle-Calédonie, et favoriser l’apprentissage des langues et cultures locales.

Enfin, ces territoires pourraient permettre à la France d’affirmer sa souveraineté à l’échelle internationale en intégrant des organisations progressistes : la Guyane pourrait ainsi être intégrée à l’ALBA (Alliance Bolivarienne pour les peuples de notre Amérique) aux côtés de Cuba et des autres puissances anti-impérialistes de la région.

Crédit photo:

© Pierre Rossovich http://www.franceguyane.mobi/actualite/faitsdivers/500-freres-on-va-continuer-a-mettre-la-pression-335654.php

“Emmanuel Macron veut liquider le modèle social français” – Entretien avec Frédéric Farah

Frédéric Farah

Frédéric Farah a publié avec Thomas Porcher un ouvrage sur Emmanuel Macron, intitulé Introduction inquiète à la Macron-économie, publié en 2016 aux éditions Les petits matins. Nous avons pu nous entretenir avec lui sur l’avenir que nous propose Emmanuel Macron, et sur les liens de l’homme avec le patronat.


LVSL – Vous êtes l’auteur, avec Thomas Porcher, d’une Introduction inquiète à la macron-économie, sortie en 2016 aux éditions Les petits matins. Dans cet essai, vous décryptez douze déclarations d’Emmanuel Macron et en faites la critique argumentée. Moderne, l’homme fustige les « corporatismes » et les « rigidités » au profit de la souplesse et de la liberté. Vous réhabilitez ces « corporatismes » et ces « rigidités », pouvez-vous nous en dire plus ?

Frédéric Farah – Ces corporatismes et ces rigidités sont souvent invoqués mais sans que jamais on ne dise de quoi il s’agit vraiment. Plane au-dessus d’eux un halo de significations qui pourrait se résumer à mon sens par la dénonciation des syndicats, des protections des travailleurs sur le marché du travail, et du statut de la fonction publique. En somme et à en croire certains dont Emmanuel Macron, le pays se meurt économiquement car régnerait une culture du conflit, une fonction publique sclérosée et un marché du travail insuffisamment réactif.  Ce contexte écraserait la mentalité d’entreprise.

Ce discours n’a rien de neuf. Si on relit par exemple « La science économique et l’action » de Pierre Mendes France et Gabriel Ardant publié en 1954  qui fait entre autres retour sur la crise des années 1930, on ne peut qu’être frappé par le propos : «  la rigidité de l’économie est un fait réel et il n’était pas inutile de le souligner ni, dans une certaine mesure et dans certaines conditions, de la corriger. Ce qui était erroné, c’était d’en faire la cause unique, exclusive, de la dépression et du chômage : c’était méconnaitre les autres facteurs de déséquilibre économique ».

A mon sens, un double effort conceptuel et historique est nécessaire pour comprendre comment ce discours d’inspiration libérale est devenu un peu l’air qu’on respire. Si l’on prend la question des rigidités pour commencer, une grille économique et sociologique s’impose pour saisir les enjeux de la question.

Introduction inquiète à la Macro-Économie
Introduction inquiète à la Macro-Économie, Les petits matins, 2016

Économiquement, l’appel à la flexibilité revient, selon la logique de l’économie standard, à attendre des prix flexibles qu’ils régulent l’activité économique. Ainsi si le marché du travail était flexible selon les canons de la théorie néo-classique, c’est-à-dire, si la résolution des déséquilibres, comme la pénurie de main d’œuvre ou le chômage, se faisait uniquement en fonction des prix (ici les salaires), alors le problème du chômage serait résolu. En gros, cela veut dire que s’il y a du chômage, c’est que le SMIC est trop élevé.

L’objectif essentiel de la flexibilité sur le marché du travail est de modérer les salaires qui ne sont perçus que comme un coût. A en croire les Macron et autres Fillon pour ne citer que ceux-là, nous aurions à faire à un marché du travail ultra rigide.

Nous montrons dans le livre qu’il n’en est rien. Depuis 1980 , le recours aux emplois temporaires a été multiplié par 5 pour l’intérim, par 4 pour les CDD et par 3 pour les CDD et les contrats aidés.  Pire encore, la littérature scientifique révèle clairement qu’il n’est pas possible d’établir de lien positif entre une plus grande flexibilité et une création d’emplois ou une réduction du chômage.

L’OCDE pourtant chantre du libéralisme est revenu sur sa croyance en la flexibilité. En 2004, elle reconnaissait que les mesures de flexibilisation n’étaient pas la martingale en matière d’emploi. La flexibilité permet parfois des ajustements plus rapides des besoins en main d’œuvre mais ne crée pas d’emplois. Il ne faut pas oublier le rôle que jouent demande globale, c’est-à-dire le carnet de commande des entreprises, et les contraintes de l’euro.

Le marché du travail français est largement flexible et la loi El Khomri ne créera probablement aucun emploi. Lorsque l’autorisation administrative de licenciement a été supprimée en 1987, combien d’emplois ont été crées dans la foulée ? Tout simplement aucun. Au cours des Trente glorieuses, le marché du travail a vu naitre le SMIC, les contrats à durée indéterminée, une protection sociale élargie, le chômage a-t-il cru ? Absolument pas.

La modération salariale ne nous parait pas une bonne chose loin de là. Le dernier rapport du BIT s’inquiète de la modération salariale dans le monde et reconnait des vertus aux divers salaires minimums comme le SMIC. Par ailleurs en France entre 2003 et 2014, le niveau de vie des 10% les plus pauvres a diminué. Plus de flexibilité n’apportera guère plus d’emplois et encore moins de pouvoir d’achat.

La lecture uniquement économique des choses n’est pas suffisante. Il faut inscrire notre propos dans une approche sociologique pour montrer combien un emploi stable et protégé contribue à l’intégration sociale des individus. Le travail n’est pas qu’une marchandise comme les libéraux veulent nous le faire entendre, mais le travail doit demeurer un projet.

Repartons si vous le voulez du sociologue Robert Castel,  penseur clef de la société salariale dont le livre les « Métamorphoses de la question sociale » reste fondateur. Robert Castel affirmait que l’individu n’existe pas tout seul, qu’il doit  s’inscrire dans des collectifs. C’est un beau paradoxe et pour le dire avec les mots de Norbert Elias, pour être «  je » il faut en passer par un «  nous ». Il employait le terme de supports. Il s’agit d’une série de droits que Castel nomme à la suite d’Alfred Fouillé : la propriété sociale et la propriété des non propriétaires (protection contre les risques sociaux). C’est de la sorte que le salariat, loin d’être uniquement une source d’exploitation, peut devenir source de droits. Dans cette perspective, les conditions de travail et les conditions du travail sont essentielles. Les conditions du travail renvoient à la nature de contrat dont on dispose ( CDI, CDD etc). Ces supports sont fondamentaux et en leur absence les individus peuvent connaître des situations de désaffiliation sociale.

Pour nous, l’important est de renverser la perspective et d’insister sur la nécessité de garantir aux citoyens les conditions qui permettent de se projeter dans le temps. Le travail, pour qu’il reste ce grand intégrateur, a besoin de garanties et de protection. Il n’est pas qu’un coût à réduire, ou l’objet d’un chantage à l’emploi. La mobilité vantée par les libéraux comme Macron est bien souvent synonyme de précarité pour beaucoup de travailleurs.

Aujourd’hui on voit bien combien ces supports au sens de Castel  sont essentiels. Le récent conflit Uber montre que la question sociale reste d’actualité et n’a rien perdu de son acuité. Il apparait nécessaire, comme cela a été fait avec l’affirmation de la société salariale, d’imaginer un statut protecteur des salariés à l’ère du numérique et du monde post-industriel. Les mutations économiques ne doivent pas être le moment du triomphe du précariat sur le salariat.

Quant aux corporatismes, là aussi il faudrait savoir de quoi on parle dans le fond. La France affiche un taux de syndicalisation particulièrement faible. Il est de 8,7% dans le secteur marchand privé et 19,8% dans le secteur public. Sont-ce nos syndicats qui représentent des corporations étouffantes et rendent impossibles la négociation collective ? On peut en douter.

Certains sont plus prompts à dénoncer la CGT que le MEDEF. Quant à la fonction publique, elle est un acteur clef de la création de richesses dans notre pays et les administrations publiques sont loin d’être le nid protecteur des emplois protégés. La contribution au PIB des administrations publiques est de 333 milliards d’euros en 2012 comme le souligne l’économiste Christophe Ramaux.

Les emplois publics, eux aussi, sont de plus en plus marqués par la précarité. L’université française tourne grâce à 40 000 vacataires peu ou pas syndiqués et mal protégés. l’État est un des grands pourvoyeurs de précarité. C’est un drame. On contourne le statut de la fonction publique de 1946 qui est un véritable progrès, et met à l’abri les fonctionnaires de l’arbitraire politique.

En somme le discours sur les corporatismes et les rigidités veut construire un monde binaire dans lequel il y aurait un monde en marche déterminé à entreprendre face au monde des syndicats repliés sur les acquis des trente glorieuses et sur une vieille fonction publique rétive au changement et crispée sur le statut de 1946.

LVSL – Pendant son meeting du 10 décembre, Emmanuel Macron a évoqué la question des négociations collectives entre partenaires sociaux à tous les échelons. Il a néanmoins explicité sa préférence pour les accords d’entreprise, et a déclaré que « c’est comme cela que nous créerons cette République contractuelle à laquelle nous croyons » et que « dans cette République, je veux privilégier le contrat à la loi ». Contrairement aux apparences, cette déclaration est très chargée, car la République, c’est précisément la supériorité de la loi générale et égale pour tous, sur les contrats, qui, loin d’être purement volontaires, sont emplis de rapports de force, et, plus précisément, de rapports de classe. Qu’en pensez-vous ?

F.F. – Vous avez raison, cette déclaration est lourde de sens car elle porte en elle une formidable régression, et, disons le, elle exprime des rapports de classe.

L’idée du contrat est chère à un certain libéralisme. Il y a un vieil adage de droit d’Alfred Fouillé « qui dit contractuel dit juste ». Macron, par sa formule de « République contractuelle » essaie d’habiller théoriquement son entreprise de communication politique. Elle implique la croyance que deux parties en situation de parfaite égalité se donnent mutuellement des obligations. Cette conception fait fi des rapports de force.  Pour bien le comprendre, il faut se tourner vers le droit du travail. Dans ce domaine, tout le progrès social a consisté à donner une spécificité au contrat de travail qui n’est pas un contrat comme un autre. Il a cette caractéristique de contenir ce lien de subordination qui contient un rapport de force.  Imaginer faire disparaître ce rapport de force est une mystification.

Mais l’approche contractuelle d’Emmanuel Macron est quelque peu pauvre. Il reprend à son compte une théorie juridique de l’autonomie de la volonté qui reposerait – selon l’un de ses vulgarisateurs Gounot – sur le fait que «  nul ne peut être obligé sans l’avoir voulu », et sur le fait que « tout engagement libre est juste ». On retrouve le fond libéral de Macron pour qui la volonté individuelle serait tout. Cette approche fait débat en droit et l’article 1134 du code civil affirme au contraire que «  la loi sanctionne les conventions, elle leur prête leur force ». C’est toute la force de la loi qui garantit l’exécution des contrats s’ils respectent les conditions posées.

« Entre le fort et le faible c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit »

Macron veut procéder de la sorte à un vaste retour en arrière déjà présent dans la loi El Khomri. C’est un monde fantasmé qui ferait de l’entreprise un nœud de contrats plus à même de décider de l’avenir de ses salariés. C’est l’abandon  de la formule de Lacordaire « entre le fort et le faible c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ». La loi est jugée oppressive, attentatoire à la liberté d’entreprendre dans le libéralisme mode Macron.

LVSL – On s’étonne parfois de la similitude entre les propositions du MEDEF et celles d’Emmanuel Macron. Quels liens y-a-t-il entre En Marche et l’organisation patronale ?

F.F. – Les liens avec le MEDEF me paraissent nombreux. Je dirais, si je dois caricaturer Goethe, qu’entre le MEDEF et Macron les affinités électives sont nombreuses. Il y a un discours, une philosophie qui sont voisines. La nomination de Françoise Holder comme l’une des figures de proue d’En Marche ne doit pas surprendre. Elle a cofondé avec son mari les boulangeries Paul, et surtout elle est adhérente du MEDEF.

“Emmanuel Macron ne dit rien d’autre lorsqu’il affirme son souhait de liquider le modèle social français”

Certes il ne s’est pas rendu à l’université d’été du MEDEF en 2016, mais c’est de la stratégie communicationnelle. Lorsque Kessler affirmait en 2007 dans Challenges qu’il fallait en finir avec les idées du Conseil National de la Resistance et les réformes conduites après-guerre, Emmanuel Macron ne dit rien d’autre lorsqu’il affirme son souhait de liquider le modèle social  français.

Le MEDEF nourrit le réformisme de droite de Macron. Il faut distinguer le réformisme de droite et celui de gauche. Ce dernier est dans les limbes et attend une réelle incarnation. Le réformisme de droite se caractérise par une croyance qu’il faut libérer les forces de marché pour mieux organiser la société et les richesses. Il y a chez Macron comme au MEDEF une absolutisation de l’économie. Le social doit suivre, il lui est subordonné. C’est une pensée somme toute assez pauvre.

Emmanuel Macron revendique pour lui une politique d’abaissement du coût du travail et d’augmentation des marges des entreprises, alors que celles-ci ont beaucoup remonté depuis leur plus bas de 2013. Néanmoins, la balance commerciale de la France est toujours déficitaire tandis que l’euro nous empêche de dévaluer. Quels liens y-a-t-il entre les contraintes de la zone euro, les exigences de Bruxelles, et le programme d’Emmanuel Macron ?

Emmanuel Macron se veut euro compatible. Son programme s’inscrit parfaitement dans la logique d’une abdication de souveraineté entreprise plus largement depuis Maastricht. De ce point de vue, son apparent pragmatisme est une manière habile de déguiser sa résignation. Il veut nous vendre les chaines de l’euro comme expression de la liberté collective.

La zone euro illustre d’abord un beau paradoxe libéral, le libéralisme économique réclame de la flexibilité à tout va mais étrangement en matière de change, il défend une rigidité terrifiante. Comme le disait Jean-Paul Fitoussi dans les années 1990, l’Union européenne est gouvernée par la doctrine. De ce fait comme il n’est pas possible d’ajuster le change de l’euro, la flexibilité perdue doit se retrouver sur le marché du travail. Il suffit de relire à ce sujet, les recommandations récentes du conseil européen de février 2016. Dans les lendemains de la ratification du traité de Maastricht, la flexibilisation des marchés du travail est devenue le maitre mot des gouvernements européens. Ces dernières années les lois s’enchaînent : loi Treu, loi Biaggi, Job act en Italie, lois Hartz en Allemagne et Loi Macron puis Loi El Khomri – en réalité Loi Macron II – en France.

L stratégie de Lisbonne souhaitait faire de l’économie européenne l’économie de plein emploi et la plus compétitive à l’horizon 2010 voulait combler cinq déficits :  déficit de productivité, déficit d’emploi, déficit d’activité, déficit de recherche et développement et déficit dans la politique environnementale.

“Il ne s’agit de rien d’autre que de créer un ordre économique et social favorable aux marchés.”

Le social n’était pas absent de cette stratégie mais il était arrimé aux besoins du marché, il ne devait en rien constituer un frein aux marchés et à leur bon fonctionnement. C’est la logique d’adaptation. Dans ce cadre, l’État et ses interventions ne disparaissaient pas mais muaient au profit du marché. Ici toute la puissance de l’ordolibéralisme se faisait sentir puisqu’il ne s’agit de rien d’autre que de créer un ordre économique et social favorable aux marchés.

Cette stratégie n’ayant pas abouti, elle fut amendée mais conservée dans le fond par la stratégie Europe 2020. Cette architecture est renforcée à l’extérieur par le choix du libre échange comme l’illustre la promotion du TAFTA et du CETA. Pour s’assurer de la pérennité du dispositif, la crise dite des dettes souveraines a ouvert une fenêtre d’opportunité pour renforcer la discipline punitive avec le TSCG, le semestre européen, et autres dispositifs du genre. L’État social est alors mis au pas.  La Grèce devient le laboratoire de l’avenir social et économique du continent.

L’architecture qui s’est dessinée en plus de 20 ans laisse peu de place à d’autres politiques, car désormais le capital circule librement alors que les institutions de la protection sociale sont arrimées aux nations, et que le travail n’est pas aussi mobile que le capital. Désormais il ne reste alors que des politiques de l’offre c’est-à-dire créer des conditions favorables au capital : avantages fiscaux, moins disant social et flexibilité. Le capital aura toujours un coup d’avance. Et Macron dans tout ça me direz-vous ?

S’il souhaitait incarner une vraie rupture,  c’était sur ce point là qu’il fallait la mettre en œuvre.  C’est au regard de cette soumission à l’Europe telle qu’elle va et surtout telle que ne va pas, qu’Emmanuel Macron est à la fois un leurre politique et en incapacité à faire barrage au Front National. Son discours du dix décembre jugé par certains comme fondateur ne dit rien sur l’Union européenne. Il n’a fait que réitérer le catéchisme européen. Tant que l’architecture que nous avons décrite n’est pas remise en cause – à savoir  l’euro, le corps doctrinal de la politique monétaire, les politiques de production des normes, la financiarisation de l’économie, et le tout marché dans une optique ordolibérale – alors tout le reste ne sera que bavardage et mauvaise distraction.

“Macron n’est encore une fois que la énième expression de la soumission de nos élites à un ordre européen injuste et inefficace.”

Il poursuit la même voie suicidaire que la plupart de nos hommes politiques et de nos anciens présidents de la République. C’est-à-dire abandonner davantage de souveraineté pour gagner en influence en Europe. Sur le plan externe, il endosse les traités de Libre échange.

Cette stratégie a été perdante et depuis trente ans nous a couté très cher. Le choix de la désinflation compétitive des années 1980 et ses trois piliers – franc fort austérité et modération salariale – a été désastreux en matière de chômage, et a joué un rôle négatif pour notre industrie. La marche à l’euro dans les années 1990 nous a conduit à la croissance molle. L’euro fort de 2001 à 2008 a accéléré notre désindustrialisation.

Aujourd’hui, après 30 ans de réformes pour ne pas dire de régressions, Emmanuel Macron et autres Fillon demandent avec plus ou moins de brutalité d’épouser une voie allemande en matière sociale, c’est-à-dire d’accélérer la liquidation de notre modèle social. Pour eux, il faut désormais soumettre l’économie française à marche forcée à ce projet européen dont la forme brutale s’est exprimée dans les pays du sud et particulièrement en Grèce. Yannis Varoufakis l’a bien dit : l’objectif de Schäuble est l’État social français. Jean-Claude Juncker a quant à lui clairement dit que la loi El Khomri était le minimum que pouvait faire la France. Macron c’est la version high tech de ce projet tandis que François Fillon incarne la version Tweed et défense des clochers, mais en définitive il s’agit de la même histoire.