De l’urgence d’un revenu étudiant

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© Martin Argyroglo / Des étudiants dans un amphithéâtre.

Défendue cet été à l’Assemblée nationale par des élus de La France Insoumise et du Parti Communiste, l’idée d’un revenu étudiant est depuis la rentrée 2020 au cœur d’une campagne menée par les militants de l’Union des Étudiants Communistes. Soutenue par d’autres étudiants, elle incite à reconsidérer le regard porté sur le travail pour étendre sa définition.


Un étudiant sur cinq en dessous du seuil de pauvreté

En exacerbant les difficultés financières des étudiants, en les rendant plus criantes, peut-être plus visibles, les conséquences socio-économiques de la crise du coronavirus ont créé un contexte politique permettant le retour au sein du débat public de l’idée d’un revenu étudiant. Pour autant, aussi forte soit-elle, la précarité étudiante n’est pas un phénomène nouveau. En 2015 déjà, l’Inspection Générale des Affaires Sociales publiait un rapport révélant qu’un cinquième des étudiants vivaient sous le seuil de pauvreté, soit avec moins de 987€ par mois. En 2016, l’Observatoire national de la vie étudiante publiait une enquête [1] dans le même sens indiquant que 22% des étudiants déclaraient « avoir été confrontés à d’importantes difficultés financières au cours de l’année ». Cette précarité étudiante s’explique par tout un faisceau de facteurs : la hausse continue du prix des logements et des dépenses courantes, la baisse des budgets du CROUS [2], et des réformes libéralisant l’enseignement supérieur…

Pour pallier ce manque de revenu, 46% des étudiants travaillent en parallèle de leur formation [3], ce qui a un impact direct sur leur réussite puisque chaque année, 90 000 d’entre eux arrêtent leurs études en raison de difficultés financières [4]. La mise en place d’un revenu étudiant apparaît donc comme une réponse plus que nécessaire pour leur permettre d’accéder à une sécurité financière et à une stabilité qui les aiderait à s’investir au mieux dans leurs études. Pour autant, ce n’est pas cette logique – répondre aux « nécessiteux » par une sorte d’aide – qui sous-tend la proposition d’un revenu étudiant. Cette idée s’inscrit dans une démarche plus large de revalorisation du statut étudiant et d’une redéfinition de la notion de travail.

L’étudiant, un travailleur comme un autre

Les débats de 1951 à l’Assemblée nationale sur le revenu étudiant, proposition qui avait alors le vent en poupe et qui était soutenue par un large spectre politique, allant des syndicats étudiants et des communistes aux chrétiens-démocrates en passant par les socialistes, illustrent parfaitement la logique profonde d’un tel revenu. Ainsi dans le rapport de la commission de l’Éducation nationale revenant régulièrement dans les débats, il est précisé que : « C’est l’étudiant en tant que tel, par la valeur présente de son travail, qui mérite de recevoir non pas une aide, non pas une allocation, ni un salaire, terme trop économique, mais une sorte de consécration matérielle de l’importance et de la dignité de sa condition ». Ce qui est en jeu avec le revenu étudiant ce n’est pas de reconnaître que l’étudiant a des besoins auxquels il faut subvenir ; il s’agit au contraire de sortir de cette logique, laquelle existe déjà avec le système imparfait et inefficace des bourses, de façon à reconnaître l’étudiant comme un travailleur, comme un individu producteur de richesse.

C’est l’étudiant en tant que tel, par la valeur présente de son travail, qui mérite une rémunération.

Reconnaître ce statut à l’étudiant implique une redéfinition du concept de travail, c’est donc un thème de société qui transcende les simples problématiques étudiantes. Le travail, comme la richesse, peuvent-ils réellement se définir uniquement par le critère marchand ? Le travail se réduit-il uniquement à la force déployée par le travailleur pour produire des biens et services échangés sur le marché économique ? Lorsque les étudiants échangent entre eux, lorsqu’ils apprennent, réalisent des devoirs, des mémoires, des thèses, ne participent-ils pas directement à la production et la diffusion de connaissances au sein de la société ? Ne créent-ils pas, par là même, une forme de richesse servant aussi bien le secteur économique que la société dans son ensemble ?

Le revenu étudiant : des mesures concrètes et réalistes

Si cette idée d’un revenu étudiant est souvent balayée d’un revers de la main par ses détracteurs qui la qualifient d’utopiste ou d’irréaliste, la campagne Étudier c’est travailler [5], présente pourtant des réponses concrètes à la mise en place de ce projet. Ce revenu, à hauteur du SMIC lors de l’entrée dans l’enseignement supérieur et indexé sur le niveau de qualification, serait géré et financé par une nouvelle branche de la sécurité sociale, c’est-à-dire par les travailleurs eux-mêmes. En d’autres termes c’est « une part supplémentaire de la richesse produite par les travailleur·se·s de notre pays qui serait mise en commun » [6]. Coût de cette mesure : 20 milliards d’euros, du moins à son lancement. Le dispositif devrait ensuite s’auto-alimenter, du moins en partie, grâce aux cotisations prélevées sur ce revenu.

Débloquer 20 milliards d’euros est possible, c’est une question de choix politique. À titre d’exemples, il est proposé dans cette campagne de supprimer les exonérations de cotisations patronales, représentant un manque à gagner de 66 milliards d’euros en 2019, de taxer les prélèvements financiers au même taux que les cotisations patronales, ou encore de mettre en place une égalité salariale réelle entre les sexes, qui permettrait de dégager 24,4 milliards d’euros grâce à la hausse des cotisations sociales ainsi engendrées par l’augmentation du salaire des femmes.

Le revenu étudiant, un facteur de justice sociale

Quels seraient les effets concrets d’une telle mesure ? Premièrement, elle représenterait un outil d’égalisation des chances permettant de gommer certaines des inégalités sociales face aux études. En effet, elle devrait encourager les étudiants les plus défavorisés à entrer plus massivement, et pour un parcours plus long, dans l’enseignement supérieur. Car même si les ressources financières ne sont pas le seul facteur explicatif de la sous-représentation des classes populaires dans les études supérieures, elles restent indéniablement un élément déterminant la trajectoire scolaire et étudiante. Le calcul coût-avantage des études, calcul qui pousse souvent les jeunes des classes les plus populaires à opter pour de plus courtes études afin d’entrer rapidement sur le marché du travail dans le but d’obtenir un revenu le plus tôt possible, serait ainsi fondamentalement modifié par l’introduction d’un revenu étudiant, qui aiderait à pencher en faveur de la poursuite des études.

Une redistribution des revenus permettrait de démocratiser l’enseignement supérieur.

Il faut malgré tout garder en tête que ce revenu ne permettrait évidemment pas d’effacer toutes les inégalités sociales face au système éducatif ; il serait même probablement reversé en sa plus grande partie aux étudiants issus des milieux sociaux les plus favorisés puisque ceux-ci sont sur-représentés dans les études supérieures [7]. Néanmoins, en opérant une redistribution des revenus primaires vers des catégories de population particulièrement précarisées, le revenu étudiant resterait tout de même un formidable vecteur de justice sociale et de démocratisation de l’enseignement supérieur. Pour autant, un tel projet ne saurait se réduire aux questions, pourtant essentielles, de redistribution économique ; il permettrait également une revalorisation de la société dans son ensemble, en fournissant au marché de l’emploi des travailleurs mieux formés, donc plus qualifiés et plus compétents.

Un premier pas vers un nouveau modèle de société

La question du revenu étudiant est donc un enjeu sociétal permettant la refonte d’un modèle de formation ainsi dégagé des impératifs économiques et réorienté vers les besoins vitaux de la société. Dans la dynamique capitaliste actuelle, l’étudiant est pensé comme un investisseur [8]. Il investit de l’argent au cours de ses études pour pouvoir le récupérer plus tard, une fois engagé sur le marché du travail. Ainsi la logique d’investissement s’accompagne nécessairement d’une logique de rentabilité, l’étudiant oriente ses études et sa formation vers les secteurs d’activité économique les plus lucratifs et pas nécessairement les plus utiles socialement, ni forcément en fonction de ceux qui l’intéressent le plus. En sortant de cet impératif de rentabilité des études, l’étudiant aura la possibilité d’orienter sa formation vers des emplois soit avec une plus grande utilité sociale, ou soit plus proches de ses centres intérêts réels. Si à l’heure actuelle les formations orientées vers les domaines écologiques où l’action sociale ne sont que peu développées, c’est aussi parce que ce sont des secteurs considérés – encore – comme peu rentables.

Dans la dynamique capitaliste actuelle, l’étudiant est pensé comme un investisseur.

Le revenu étudiant doit ainsi s’accompagner de réformes de l’enseignement supérieur, octroyant plus de ressources aux universités, développant des parcours de formation tournés vers l’environnement, les soins, l’éducation, la recherche… Il s’agit d’une question d’intérêt général. C’est un projet global qui permettrait de subvertir certaines dynamiques inhérentes au capitalisme pour se diriger vers une société plus juste, plus égalitaire, plus écologique et plus inclusive. On peut également retrouver ces enjeux et perspectives dans les propositions et les initiatives en faveur d’un salaire à vie. Si celui-ci n’est pas au programme de la campagne Étudier c’est travailler, il reste au cœur des discussions entre militants, et pourrait, à l’avenir, faire l’objet de nouvelles luttes et de nouveaux engagements.

1 Observatoire national de la Vie Etudiante, Enquête nationale des conditions de vie étudiant.e.s 2016, Situation économique et finanière des étudiant.e.s.

2« En 2019, le gouvernement supprime 35 millions d’euros du budget de la vie étudiante | Public Senat». Consulté le 29 septembre 2020. https://www.publicsenat.fr/article/parlementaire/en-2019-le-gouvernement-supprime-35-millions-d-euros-du-budget-de-la-vie.

3 Observatoire national de la Vie Etudiante, Enquête nationale des conditions de vie étudiant.e.s 2016, l’activité rémunérée des étudiant.e.s http://www.ove-national.education.fr/wp-content/uploads/2018/11/Fiche_activite_remuneree_CdV_2016.pdf

4« Proposition de résolution no 2751 invitant le Gouvernement à la mise en place d’un revenu étudiant ». Assemblée nationale. Consulté le 29 septembre 2020. http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b2751_proposition-resolution.

5Campagne lancée par l’Union de Etudiants Communistes le 2 Septembre 2020 dans le but de receuillir 10 000 signatures à la pétition pour un revenu étudiant.

6« Comment mettre en place un tel revenu  ? – Étudier c’est travailler ». Consulté le 29 septembre 2020. https://etudier-cest-travailler.fr/index.php/comment-mettre-en-place-un- tel-revenu/

7Observatoire des inégalités. « Les milieux populaires largement sous-représentés dans l’enseignement supérieur ». Consulté le 29 septembre 2020. https://www.inegalites.fr/les-milieux-populaires-largement-sous-representes-dans-l-enseignement-superieur.

8Voir les travaux d’Aurélien Casta : CASTA Aurélien, Un salaire étudiant : Financement et démocratisation des études, Paris, La Dispute, Travail et salariat, 2017, 155 p.

« J’ai fait mon entrée en politique en rejoignant Act Up » – Entretien avec Philippe Mangeot

© Vidhushan Vikneswaran pour Le Vent se Lève

Philippe Mangeot est professeur de lettres, ex-président d’Act-Up Paris (entre 1997 et 1999), co-fondateur de la revue Vacarme, co-scénariste du film 120 battements par minute de Robin Campillo (Grand Prix du Festival de Cannes 2017). LVSL l’interroge sur son métier de professeur et sur la pluralité de ses engagements dans le dialogue entre art et politique et pour la défense des minorités, depuis les années 1990 à Act-up jusqu’au combat pour l’accueil des étrangers en France. Entretien réalisé par Christine Bouissou et Sarah De Fgd, retranscrit par Dany Meyniel. 


LVSL : Vous êtes au cœur des luttes et des batailles intellectuelles qui ont secoué la France ces vingt dernières années. Vous reconnaissez-vous dans cette image d’intellectuel militant ?

Philippe Mangeot : Je me définis d’abord comme prof, car c’est à la fois le point de départ qui a permis le reste, et le point d’arrivée, que le reste nourrit. J’ai eu la chance d’être salarié très tôt, ayant intégré l’École Normale Supérieure. Cela m’a fait entrer dans un destin et une carrière de fonctionnaire. Or le métier de prof est compatible avec d’autres activités, militantes ou non. Ce n’est bien sûr pas qu’on y travaille moins (que ceux qui en douteraient viennent partager une semaine de la vie d’un enseignant !) ; c’est qu’en dehors des heures de cours, l’emploi du temps dévolu au travail peut s’organiser avec souplesse et permet, à cet égard, de mobiliser du temps pour un travail bénévole. On le sait, les activités dans les associations et dans tout lieu où se produit une richesse sociale non-salariée exigent des emplois du temps relativement élastiques. C’est le cas des étudiants, c’est le cas aussi des enseignants, d’où leur présence très forte dans les groupes militants. Si j’ai lutté, dès la fin des années 90, pour un revenu universel et garanti, c’est parce qu’il me semble crucial que soient reconnues cette immense richesse sociale et ses conditions matérielles de production.

Je me définis donc comme prof et c’est un choix politique d’autant plus concerté que beaucoup de mes interlocuteurs préfèrent me présenter aujourd’hui par mes autres activités – celles de militant associatif, de co-fondateur et animateur de la revue Vacarme[1], etc. – comme si ces activités n’avaient pas été constamment irriguées par ma pratique d’enseignant. Peut-on vraiment trancher quant à la question d’un partage entre militantisme et enseignement ? Je ne crois pas. Être prof, c’est être un acteur politique au sens fort … Je ne parle pas évidemment de la politique, on sait que la neutralité des profs est un sujet délicat et, dans l’espace de la classe, j’essaie autant que possible de maintenir mes convictions politiques à distance.

« Être prof, c’est être un acteur politique au sens fort »

Je me souviens d’un étudiant de Khâgne qui m’avait demandé, après deux ans de cours, si j’étais de droite ou de gauche ! Ça m’avait stupéfait, mais en même temps, j’avais trouvé cela intéressant parce que cela signifiait que ma façon d’être de gauche n’entrait pas dans les canons habituels… Je considère en tout cas que le travail que je fais sur les textes fait comprendre qu’être prof c’est être en même temps un intellectuel militant, ne serait-ce que parce qu’il s’agit de faire des étudiants les responsables du sens qu’ils produisent dans leur lecture des œuvres.

© Vidhushan Vikneswaran pour Le Vent se Lève

LVSL : Votre vie semble être un combat continuel, un engagement pluridisciplinaire et atypique, la place de l’art y est centrale. Comment l’art s’articule-t-il avec votre engagement militant ?

PM : C’est d’abord une question d’appétence. Je pense que l’art est dès le départ un lieu d’expérience et de projection de mes désirs. Et j’aime que s’en mêlent le politique, les questions de représentation, de « partage du sensible » comme dit Jacques Rancière[2], et qu’il faut distinguer des idéologies. Cela ne veut bien sûr pas dire que l’art est indemne d’idéologie : notre travail vise alors à les identifier, à les déconstruire. Mais l’art est politique quand, au-delà des idéologies dont il procède, il reconfigure l’espace visible et les hiérarchies sensibles et intellectuelles. Je parle ici d’art au sens large : les textes, les poèmes, les livres, la peinture, la musique… tout ce qui est affaire d’expression, de subjectivité altérée, modifiée, métamorphosée, travaillée par autre chose. Bref, là où l’art est une expérimentation politique. C’est le sens de ce que je fais, depuis toujours comme étudiant, puis comme enseignant en littérature et ce, quel que soit l’âge des élèves… Car je ne pense pas avoir été un prof différent entre le collège et une classe préparatoire. Il fallait trouver les moyens d’être le même prof, tout en rendant possible un partage. Fondamentalement, je n’ai pas enseigné des choses différentes. D’ailleurs j’ai vite compris que les textes réputés les plus difficiles sont ceux qu’on a intérêt à travailler tôt, même et surtout dans les classes réputées faibles, car ils nous mettent à égalité par leur difficulté.

Ce nouage de l’art et du politique a été fondateur. Je n’étais pas un militant quand j’étais lycéen ou étudiant. J’ai fait mon entrée en politique en rejoignant Act Up. C’était en 1990, j’étais séropositif au VIH depuis cinq ans. Et ce sont des questions de représentation qui m’ont déterminé à le faire ; j’étais fâché de la façon dont on parlait du sida, à un certain moment de la réception du livre d’Hervé Guibert[3] sur la maladie. Je ne comprenais pas qu’on puisse encore raconter la souffrance et la mort en en faisant une expérience du sens, une épiphanie qui, d’une certaine façon, justifiait le scandale de cette épidémie. J’estimais au contraire qu’il fallait inventer d’autres histoires, d’autres formes pour être à la hauteur du défi terrible qu’a constitué le sida pour ma génération. Ma plongée en politique est donc liée à la question de l’expression artistique et de l’art.

« Ma plongée en politique est liée à la question de l’expression artistique et de l’art »

D’ailleurs ce n’est pas une coïncidence si Act Up s’est autant intéressée à la question esthétique, notamment à travers le travail du graphisme des affiches. Mais il en allait surtout d’une certaine esthétique de l’écriture, de ce que nous avons appelé « la politique à la première personne », d’un type d’actions publiques qui s’apparentent à des performances. C’était tout à fait nouveau dans le champ politique français de cette époque. Plus tard il y aura Vacarme, qui est à la fois une revue politique et culturelle : culturelle parce que politique, politique parce que culturelle.

LVSL : Votre implication en tant que “grand invité de la parole” du Centre Pompidou, où vous animez l’Observatoire des passions contemporaines[4] s’inscrit donc en continuité avec votre parcours ?

PM : Quand le Centre Pompidou m’a contacté, je réfléchissais à la façon dont, au tournant du 18e et du 19e siècles, on avait cessé de penser l’être humain en termes de déterminations passionnelles pour l’envisager dans ses déterminations économiques et sociales. Il y avait là une mutation anthropologique fascinante. Or il est évident qu’on n’en a pas fini avec le passionnel. Voyez par exemple la façon dont on a vu surgir, depuis une trentaine d’années, une économie, une histoire des émotions… J’étais par ailleurs frappé par le fait qu’on disposait, avec le Net, d’un instrument qui mettait à portée de clic une immense archive et un terrain de jeux de l’intégralité des passions humaines, y compris les plus malsaines… Qui veut voir un assassinat, aujourd’hui, le peut. On peut commander et commanditer des choses terribles… Il m’a donc semblé intéressant de remettre en jeu la vieille question du traité des passions. Le moment a coïncidé avec la sortie de 120 battements par minute, c’était pour moi une façon de commencer autre chose.

© Vidhushan Vikneswaran pour Le Vent se Lève

LVSL : Quels sont selon vous les grands défis du système éducatif français, notamment en termes d’inégalités qu’il contribue à perpétrer ? Quel est votre avis sur cette question, depuis votre place actuelle de professeur dans une classe préparatoire ?

PM : Mon opinion n’engage bien sûr que moi : je ne suis pas syndicaliste, et je ne me suis pas engagé collectivement sur ce terrain. Je prendrai donc toutes les précautions possibles. Mais permettez-moi de défendre ici les classes préparatoires. Si aujourd’hui je travaille dans des classes prépa relativement prestigieuses au lycée Lakanal (Sceaux), cela n’a pas toujours été le cas. J’ai auparavant enseigné auprès d’étudiants aux résultats bien plus fragiles, la sélection à l’entrée était faible voire inexistante, mais les moyens dont nous disposions étaient plus élevés que ceux dont l’université d’aujourd’hui dispose pour s’occuper au cas par cas de ces étudiants. Or je sais d’expérience que certains d’entre eux auraient été menacés d’abandon à l’université. Il en va des moyens, évidemment – non de la qualité supposée des enseignants. Beaucoup de mes amis enseignent à l’université, je les vois soumis à la pression des publications et pris dans une logique où le temps dévolu à l’enseignement et celui consacré à la recherche sont comme mis en concurrence, ce qui est désolant, eu égard à leur vocation d’enseignants-chercheurs. Ce qui, surtout, rend difficile l’accompagnement des étudiants de première et deuxième années notamment, à un moment crucial de leur parcours. Je défends donc le système des classes préparatoires auquel je participe. Il ne s’agit pas de généraliser l’idée d’une propédeutique telle qu’elle est enseignée en prépa, l’offre éducative doit être aussi diversifiée que possible. Mais il s’agit, en revanche, de faire en sorte que le type d’accompagnement des études procuré en prépa puisse être étendu à tous les étudiants de licence. Dans un système profondément injuste, la suppression des classes préparatoires, telle que je l’entends préconisée ici ou là, ne résoudrait nullement la question de l’injustice.

« Dans un système profondément injuste, la suppression des classes préparatoires ne résoudrait nullement la question de l’injustice »

Autre grand chantier bien sûr – mais je n’y ai jamais exercé : l’enseignement professionnel qui reste aujourd’hui négligé, considéré comme une zone de relégation – ce qui constitue un problème a minima symbolique, puisqu’il est le plus souvent un choix par défaut.

Il y a par ailleurs un énorme travail à faire sur la représentation du métier enseignant, qui va de pair évidemment avec sa revalorisation. Les classes où j’enseigne sont théoriquement destinées à former de futurs enseignants. Or très peu de mes étudiants souhaitent devenir professeurs. Ce n’était pas le cas il y a 30 ans. Pourquoi cette désaffection ? Pour des raisons matérielles bien sûr, mais aussi pour une série de préjugés sur le métier. Je suis souvent effaré quand j’entends que l’école doit redevenir un lieu d’autorité. Je crois qu’elle n’a jamais cessé de l’être, je suis même interloqué par la façon dont elle l’est. Tout se passe comme si l’école s’était reverrouillée depuis les années 1970, alors même que la question de l’autorité, des rapports de pouvoir, des rapports d’égalité, a très largement évolué dans les familles, dans la rue, etc. L’un des problèmes auquel nous sommes aujourd’hui confrontés est l’écart qui se creuse entre l’école et le reste des institutions sociales. Il y a à faire dans l’école en cette matière ! Pour l’heure, elle reste un lieu stable et conservateur. J’ai un pouvoir considérable quand je suis face à une classe…

© Vidhushan Vikneswaran pour Le Vent se Lève

LVSL : On vous qualifie souvent d’intellectuel engagé militant. Qu’est-ce qu’un intellectuel ? On réserve souvent ce qualificatif aux universitaires…

PM : Un universitaire, c’est un savant ; un intellectuel, c’est quelqu’un qui fait un pas de côté et qui depuis sa propre discipline – discipline universitaire mais pas seulement – s’agence à d’autres lieux, à d’autres instances pour penser ce qui arrive. C’est également quelqu’un qui produit, selon différents agencements de production. La notion même d’intellectuel a bien sûr évolué dans le temps. Sartre a sans doute été le dernier à incarner la figure des intellectuels « universels ». Le modèle des « intellectuels spécifiques » tels que Foucault les identifiait, l’a emporté : des intellectuels engagés dans une discipline singulière, qui pensent la politique du savoir qu’ils produisent (ce qui les distingue des « experts »), et qui font ce pas de côté et mettent leur savoir et le pouvoir social dont ils bénéficient, au service de luttes, au service de ceux qui n’ont pas encore la parole. Il s’agit là d’une une action éminemment intellectuelle.

Personnellement j’ai surtout connu des configurations intellectuelles collectives. Une association comme Act Up, une revue comme Vacarme sont des intellectuels collectifs : des agencements de savoirs et d’expériences multiples qui produisent de la pensée. Ce que j’appellerai aujourd’hui intellectuel, c’est donc une production de pensée à la faveur d’un pas de côté et d’un agencement spécifique.

« Ce que j’appellerai aujourd’hui intellectuel, c’est une production de pensée à la faveur d’un pas de côté et d’un agencement spécifique »

Il faut en effet toujours du collectif, c’est pour cela que l’université est potentiellement une fabrique d’intellectuels mais elle n’est pas le lieu des intellectuels. En outre il y a beaucoup d’intellectuels qui précisément font le choix d’aller travailler en collège, ou ailleurs. A ce moment-là, ils sont dans une logique intellectuelle.

LVSL : Concernant votre engagement pour la défense des minorités, et précisément dans la lutte contre le sida : le film « 120 battements par minute » a-t-il servi la cause, et pour quels effets ?

PM : Le film de Robin Campillo s’inscrit dans un travail de mémoire, d’éclairage des luttes d’aujourd’hui. Reste que faire un film, participer à son écriture comme ce fut mon cas, procède le plus souvent d’une nécessité personnelle. Si j’ai répondu favorablement à la proposition que Robin m’a faite de revenir sur ce qui avait été notre histoire, c’est notamment parce que je voyais que les jeunes gens d’aujourd’hui, qui ont l’âge que nous avions à l’époque, ignoraient tout de cette histoire. Il était donc temps de leur en parler, vingt ans ou trente ans plus tard, quand le chagrin s’est déposé et qu’on peut y revenir.

Mais l’essentiel est peut-être ailleurs. Pour ma part, j’avais en tête deux questions très intimes, qui ont irrigué l’écriture du film. La première porte sur l’amour : est-ce que je l’aime parce qu’il va mourir ? Est-ce que je l’aime parce que je vais mourir ? La seconde est plus politique : où s’arrête le politique ? Y a-t-il encore du politique quand on est dans une chambre d’hôpital, confronté à l’imminence de la mort ? C’est sans doute pour me colleter avec ces questions que j’ai accepté de co-écrire ce film. On écrit toujours d’abord pour soi, pour s’affronter à quelque chose d’obscur en soi. Le film ou le livre sont la configuration de cet affrontement. Il en résulte une œuvre, un objet dont on se détache et c’est alors à chacun d’en faire quelque chose.

Quant aux effets que le film a eus sur Act Up proprement dit, ils sont difficiles à évaluer, mais force est de constater qu’ils ont été potentiellement explosifs. Je parle d’une Act Up que je connais mal : cela fait 15 ans que je n’y milite plus. Y sont arrivés des gens qui ont voulu retrouver l’Act Up du film, ils apportaient une sorte de désir et d’énergie vraiment magnifiques mais décalés et beaucoup plus radicaux que l’Act Up d’aujourd’hui. Car on ne meurt plus du sida en France, sauf pour les malades dans des situations d’extrême précarité. Le film a contribué à déstabiliser l’association, jusqu’à la scission.

© Vidhushan Vikneswaran pour Le Vent se Lève

LVSL : De l’engagement à Act Up à votre action en faveur des sans-papiers, quelle est la cohérence ?

PM : Act Up est une association de personnes atteintes par le sida. De ce point de vue, il y a une différence fondamentale avec le combat pour les sans-papiers, parce qu’à Act-up je parlais à la première personne, en tant que malade. Si je m’engage dans la lutte pour l’accueil des étrangers, c’est en tant que citoyen de mon pays.

Mais au-delà de cette différence, il y a un lien fondamental. À Act Up, j’ai appris que lutter contre le sida, c’est faire autre chose que lutter contre le sida : c’est lutter pour l’éducation, pour un changement des représentations, pour les personnes les plus précarisées parce que les épidémies s’installent au lieu même de la précarité ; c’est lutter sur la question des prisons, sur la question des drogues, sur la question des brevets. Bref, partant d’une question spécifique et singulière, on en vient à élaborer une vision et des exigences de politique générale. La question des étrangers en France était une question cruciale à Act Up, d’abord parce qu’on expulsait des étrangers malades dans des pays où ils n’auraient pas de traitement, ce qui revenait à les condamner. Nous nous sommes battus pour qu’ils soient réputés inexpulsables. Nous avons d’abord gagné, mais ce n’était qu’une victoire provisoire : le durcissement des lois successives sur les étrangers a eu raison de cette protection pourtant élémentaire.

Il y a enfin une parenté structurelle entre ces combats. Le premier geste d’Act Up, c’est la prise de parole : « à vous qui considérez que le sida est une maladie honteuse et qui voudrez nous acculer au silence, nous allons dire haut et fort que nous sommes pédés, drogués, malades du sida ! Nous prenons la parole en notre nom ». Or il en est allé de même des coordinations de sans-papiers.  Être sans-papiers, c’est être condamné à raser les murs, dans la clandestinité. En se rassemblant comme ils l’ont fait, les étrangers sans-papiers ont refusé ce destin mortifère, ils ont construit un discours public en leur nom propre et ont inventé par là un nouveau sujet politique.

Du mouvement des malades du sida à celui des sans-papiers, il y a donc l’invention d’un mode d’intervention politique qui n’existait pas véritablement avant les années 1990. Ont émergé ensuite de nouveaux relais tels que – justement – la revue Vacarme dans laquelle se sont retrouvés des membres d’Act Up, du Gisti[5], des associations de précaires. Plus tard, pendant le quinquennat de Nicolas Sarkozy, certains d’entre nous ont créé, avec Michel Féher et Eric Fassin, l’association « Cette France-là[6] ». Il s’agissait d’établir un annuaire des politiques d’immigration visant à les documenter via, notamment, des récits de vie de personnes expulsées. Nous avons également fait des enquêtes sur les pratiques des préfets auxquels les autorités fixent des objectifs chiffrés en matière d’expulsions, mais également sur les institutions, comme certains hôpitaux dont les patients étrangers étaient envoyés en centre de rétention une fois soignés. Nous interrogions surtout la rationalité, ou l’irrationalité à l’œuvre dans ces politiques. Tous les rapports, des plus officieux aux plus officiels, attestent de l’intérêt économique de l’accueil d’étrangers en France, indépendamment même des valeurs de solidarité et du sentiment commun d’appartenance à l’humanité.

« Tous les rapports attestent de l’intérêt économique de l’accueil d’étrangers en France »

Pourquoi cette politique ? Sans doute parce que, quand on veut faire valoir des résultats, il est plus facile d’en obtenir en expulsant des étrangers qu’en empêchant la fermeture d’une usine.

Aujourd’hui, nous sommes toujours dans cette France-là qui est un État de droit dans lequel est menée une politique totalement abjecte à l’égard des étrangers. Leur vie est infernale pendant quelques années durant lesquelles ils ne peuvent pas travailler légalement car ils n’ont pas de papiers. La logique est bien connue : fuite, emprisonnement, et en dernière instance, on finira peut-être par les régulariser. En matière de santé publique, c’est catastrophique. Il existe un lien entre la précarité des étrangers et la contamination par le VIH sur le territoire français. Une manière de lutter contre le sida en France consiste donc à accélérer les procédures d’attribution des papiers. Autant dire que tous ces combats sont liés.

[1] Vacarme est une revue trimestrielle publiée sur papier et prolongée en ligne, qui mène depuis 1997 une réflexion à la croisée de l’engagement politique, de la création artistique et de la recherche. https://vacarme.org.

[2] Jacques Rancière, Le partage du sensible, Esthétique et politique, 2000, La fabrique.

[3] Hervé Guibert, A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, 1990, Gallimard.

[4] L’Observatoire des passions est une série de soirées mensuelles, à mi-chemin entre le séminaire et la performance, où Philippe Mangeot interroge avec ses invités les passions fondamentales qui les meuvent.

[5] Le Gisti (Groupe d’information et de soutien des immigré·e·s) milite pour l’égal accès aux droits et à la citoyenneté sans considération de nationalité et pour la liberté de circulation.

https://www.gisti.org/spip.php?article170

[6] Association créée en décembre 2007, Cette France-là se propose de documenter le traitement réservé aux étrangers qui, selon les autorités françaises, auraient vocation à être « éloignés ». http://www.cettefrancela.net

Ce que contient l’inquiétant rapport sur la hausse des frais d’inscription à l’Université

Si le Premier ministre Édouard Philippe a assuré lors des questions au gouvernement « qu’il n’est ni dans les projets de la ministre de l’Enseignement supérieur ni dans les projets du gouvernement de procéder à cette augmentation pour les étudiants français ou les étudiants européens », le rapport de la Cour des Comptes dévoilé dans la presse la semaine passée mérite qu’on s’y arrête pour comprendre et analyser ses enjeux.

Ces fuites ont eu lieu quelques jours après l’annonce de la hausse des frais d’inscription pour les étudiants qui ne sont pas ressortissants de l’Union Européenne. En plein mouvement social des Gilets Jaunes, cette annonce n’a pas laissé les organisations et partis indifférents, mais aucun appel à la mobilisation ou aux blocages des établissements n’a été émis.

L’exécutif se doit d’être particulièrement vigilant. Un mouvement étudiant qui se grefferait aux Gilets Jaunes pourrait donner naissance à un mouvement d’ampleur ouvert sur plusieurs front particulièrement redoutables et tenaces. Les annonces effectuées de manière séquencées divisent les étudiants qui ne se sentent pas immédiatement concernés par les mêmes enjeux.

Seulement, la hausse tant pour les étudiants ressortissants de la communauté européenne que pour les étudiants extra-communautaires figurent dans le même rapport. Cette hausse concernerait 133 150 étudiants.

Ce rapport long d’une centaine de page de préconisations et de presque cent pages d’annexes tient en deux chapitres. Le titre du premier est sans appel : « la quasi-gratuité : un modèle historique battu en brèche ».

« La Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture. L’organisation de l’enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l’État ». Le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, intégré au bloc de constitutionnalité affirme le principe de gratuité. Évoqué à plusieurs reprises dans le rapport, c’est de ce modèle dont on risque aujourd’hui de s’éloigner. Les rédacteurs du rapport indiquent que les droits d’inscription ont longtemps été fixés à un niveau modique et ont longtemps été pensés comme un instrument de régulation d’accès à l’enseignement supérieur plus qu’un levier de financement. Ils comptent en effet pour moins de 2% des ressources des universités.

Paradoxalement, les auteurs du rapport indiquent que cette quasi-gratuité est héritée d’une période où l’université ne concernait qu’une fraction marginale de la population et qu’à l’heure de la démocratisation de l’accès, l’absence de remise en question de ce fonctionnement est lié au « caractère socialement sensible de la contribution des étudiants », avec oujours en ligne de mire, les établissements de Sciences Po Paris, Paris-Dauphine et bien sûr les autres modèles nationaux de financement. Les deux derniers établissements évoqués voient leurs droits d’inscription augmenter chaque année, cette « augmentation des droits participe à une évolution dynamique des ressources propres ». Cette augmentation qui est débattue et votée chaque année implique que l’établissement soit en mesure de cerner et d’envisager ses besoins exacts, et surtout que les étudiants soient en mesure de payer des frais conséquents.

Si des dispositifs d’aide existent, que tous les étudiants ne payent pas la même somme selon les revenus de leurs parents, le recrutement de ces deux établissements (sur dossier après le bac ou après une classe préparatoire pour Paris-Dauphine et sur concours pour Sciences Po) recrutent parmi des couches principalement supérieures de la société. Cette modulation des droits suivant le revenu n’est cependant pas conservée comme méthode.

“L’augmentation des frais ouvre in fine la porte à d’autres réformes aux implications énormes dans ce qu’elles disent du système universitaire français.”

Les références mobilisées à l’international sont audacieuses : l’Australie est évoquée. Les droits d’inscription sont fixés à des niveaux inférieurs pour des secteurs qui constituent des « besoins » dans l’économie nationale. La mobilisation de cette référence conduit à un rapport éminemment instrumental à la formation dans le supérieur, et postule la possibilité d’objectiver ces besoins : s’il y a en effet actuellement besoin de former des personnes à propos des nouveaux métiers liés à la transition écologique par exemple (chose qu’aurait pu faire le gouvernement avec la réforme des baccalauréats professionnels, et qui n’a pas été le cas), comment définir le degré de besoin d’un historien ou d’un philosophe dans une société ? S’ils sont essentiels, sont-ils des « besoins dans l’économie nationale » ? Soumettre le formation à ce type de critère économique n’est pas toujours pertinent.

L’un des éléments essentiels qu’il faut avoir en vue après lecture de ce rapport est que l’augmentation des frais d’inscription n’est pas une fin en soi. Elle ouvre in fine la porte à d’autres réformes aux implications énormes dans ce qu’elles disent du système universitaire français. La question qui est également posée est celle de l’approfondissement de l’autonomie des établissements. Les droits seraient fixés par l’État ou le Parlement lors du vote des Lois de finances. Chaque année, un seuil de plafond de droits à percevoir serait adopté. Grâce à la loi de 2007 qui a rendu les universités « autonomes » et « responsables », elles pourraient dès lors convenir et décider de leurs besoins, de la stratégie de formation et de recrutement.

La comparaison avec l’étranger montre qu’il n’y a pas de modèle dominant en matière de financement. Il est néanmoins analysé que les choix d’instruments d’aide aux étudiants sont en partie liés aux politiques de droit d’inscription.

« Au total, si la progression du nombre d’étudiants dans les prochaines années est incontestable, ses impacts financiers, notamment en termes de besoins de recrutement, devront être mesurés en tenant compte des marges d’efficience attendues dans la gestion des établissements et des personnels, notamment en matière d’offre d’enseignement » écrivent les auteurs du rapport. Ce condensé de novlangue pose une autre question : celle de l’offre d’enseignement.

Dans un instant de lucidité, les auteurs du rapport expliquent que même si les travaux en économie de l’éducation « ne permettent pas de tirer des conclusions nettes sur la sensibilité de la demande d’éducation au prix », « une augmentation des droits constituerait à tout le moins un prélèvement financier supplémentaire sur les étudiants ou leur famille, susceptible de modifier leur comportement en matière de choix d’orientation, d’activité rémunérée, de réussite aux examens ou d’orientation professionnelle ».

“Aucun volontarisme politique si ce n’est des réformes ponctuelles du système boursier ne parvient à endiguer cette situation qui ne viendrait qu’à empirer avec une hausse des frais d’inscription.”

S’en suit une explication qui ne semble les arrêter dans leurs sombres desseins réformateurs : « en 2015, les étudiants en licence et en master qui exerçaient une activité très concurrente des études consacraient par semaine 7 heures de moins aux cours et 4 heures de moins au travail personnel que les étudiants qui n’exerçaient aucune activité ». Et la conclusion : « s’ils ne travaillaient pas, les étudiants salariés auraient « une probabilité plus élevée de 43 points » de réussir leur année ». Le travail étudiant concerne actuellement de plus en plus d’étudiants qui sont contraints soit de subvenir totalement à leurs besoins, soit de compléter les sommes versées par leurs parents.

Aucun volontarisme politique si ce n’est des réformes ponctuelles du système boursier ne parvient à endiguer cette situation qui ne viendrait qu’à empirer avec une hausse des frais d’inscription. Il faudrait donc faire confiance à des acteurs qui ne font rien pour corriger la situation actuelle pourtant déjà dramatique pour les étudiants ?

L’alternative est alors celle de l’endettement. Perspective réjouissante à l’heure où des pays comme le Royaume-Uni ou les États-Unis connaissent des difficultés économiques et politiques à cause de cette dette. En 2014, The Economist avait constaté que la dette étudiante américaine dépassait les 1 200 milliards de dollars et que 7 millions de débiteurs se trouvaient en situation de défaut de paiement. C’est au début du second semestre 2018 que la barre symbolique des 1 500 milliards de dollars a été dépassée. Selon Stiglitz, cette dette tend à devenir une bulle à la source d’une crise économique à venir. Est-ce vers cela que nous voulons aller ?

Nous ne sommes pas encore arrivés à la fin des annonces et perspectives réjouissantes qui nous attendent… L’autre conséquence est évoquée en quelques lignes à la centième page du rapport. Thématique chère au Président, l’autonomie des établissements entrerait dans une nouvelle dimension. Le fait que les établissements puissent eux-mêmes définir leurs besoins et donc les frais d’inscription demandés aux étudiants viendrait différencier les droits au niveau territorial. Cela impliquerait de redéfinir les modalités de soutien financier aux étudiants et par voie de fait, cela remettrait en cause le cadre national des formations en accentuant la polarisation de l’enseignement supérieur.

Comme la mobilité géographique est très liée à l’origine socioculturelle des étudiants, les conséquences de cette réforme seraient catastrophiques. De plus, les infrastructures d’enseignement sont en mauvais état et les besoins de financement sont très nombreux. Comment faire porter cela par des étudiants aux ressources parfois très modestes ?

Elle place également les établissements dans une aporie : les étudiants les plus fragiles sur le plan économique sont ceux qui se trouvent dans des établissements parfois eux-mêmes fortement dégradés et qui auraient besoin de beaucoup de moyens. Ces étudiants verront-ils leurs frais augmenter drastiquement pour répondre à un besoin au risque de ne pas pouvoir payer ? Ou au contraire, les établissements tels la Sorbonne qui participent au rayonnement de la France à l’international pourront-ils faire augmenter artificiellement leurs frais du fait même de ce prestige et de l’intérêt qu’auraient certains étudiants à payer ?

Le gouvernement a indiqué qu’il ne suivrait pas les recommandations de ce rapport qu’il avait pourtant lui-même commandé. Mais il ne faut pas oublier que les mêmes promesses demeurées lettres mortes avaient été faites concernant la sélection à l’entrée de l’Université. Comprendre ce qui se joue est donc un impératif pour ne pas essuyer un nouveau recul, de nouvelles violences faites au modèle universitaire français qui, aussi imparfait soit-il, demeure un modèle d’égalité.

Plutôt que de poser la question du financement avec pour seul paradigme celui de faire supporter aux étudiants les dépenses, c’est à un modèle universitaire émancipateur et égalitaire qu’il faudrait songer. Si cet idéal à un “coût”, c’est à l’État de le prendre en charge pour permettre aux étudiants de se former et s’épanouir dans des conditions décentes. L’ampleur de la tâche est grande : des bâtiments à construire, d’autres à rénover, des aides à allouer, des formations à repenser…

Mais tant que le seul idéal des décideurs sera celui de l’efficience gestionnaire, ce projet exaltant demeurera lettre morte en fragilisant la réussite et l’accès au supérieur de celles et ceux qui n’ont que l’école pour seul bien.

Réforme de l’éducation : bonnet d’âne pour Jean-Michel Blanquer

S’il est un ministre qui fait peu parler de lui et qui parvient à conserver une certaine popularité, il s’agit de Jean-Michel Blanquer. Ancien directeur de l’ESSEC et directeur de l’enseignement scolaire auprès de Luc Chatel sous la présidence de Nicolas Sarkozy, il n’essuie que peu de critiques au fil de ses réformes, qu’il mène en martelant une volonté de « retour à l’excellence » ou encore de « liberté ».


L’année scolaire 2018-2019 se situe « dans le sillon » de « l’école de la confiance » selon les dires du ministre. Pour comprendre la philosophie qui sous-tend les réformes actuelles, un tour d’horizon et un décryptage des réformes passées ou en cours sont nécessaires. Celles qui sont actuellement menées par l’actuel ministre de l’Education Nationale étaient déjà augurées dans son ouvrage programmatique L’Ecole de demain (Odile Jacob, 2016)notamment à travers la réorganisation des filières et des séries, et la refonte du baccalauréat.

Une réforme de la filière professionnelle à rebours des enjeux actuels

C’est ainsi sous une relative indifférence que le personnel des établissements professionnels s’est mobilisé contre la réforme de leur filière, le jeudi 27 septembre 2018. Cette réforme avait vu sa trame annoncée au mois de mai dernier sans pour autant susciter l’enthousiasme des syndicats et des professeurs. Elle remet en effet en cause la philosophie même de cette filière souvent dévalorisée, mais concernerait pourtant 38% des lycéens.

Tout d’abord, un recours accru à l’apprentissage en dehors des salles de classe émergerait, ce qui entraînerait mécaniquement une diminution du volume horaire des enseignements. Cette diminution peut être estimée à une perte de 60 heures par an pour ce qui est des enseignements dits “professionnels”, et une baisse de 276 heures dans les enseignements “généraux” comme l’histoire-géographie ou encore le français. Cette diminution pose plusieurs problèmes et la refonte de la filière ne garantit pas sa revalorisation.

La réforme permet également d’envisager des suppressions de postes et sous-tend un rapport éminemment utilitariste aux disciplines « générales ». En effet, là où l’histoire-géographie, les langues vivantes ou encore le français participent de l’épanouissement et de la formation de l’esprit critique d’un citoyen en devenir, leur diminution et la mise en place d’heures dites en « co-intervention » vont à l’encontre de cette conception. Ces dernières lieraient les enseignements généraux et professionnels, orientant par exemple les cours de français vers la rédaction de lettres de motivation. L’origine sociale déterminant très largement le choix des filières (46% des enfants issues de familles ouvrières ayant choisi le bac professionnel en 2012 contre 10% des enfants de cadres supérieurs selon une enquête de l’Observatoire des inégalités), ce sont des catégories déjà fragiles qui verront leur accès à un bagage culturel émancipateur restreint.

Si l’accès à l’enseignement supérieur était chose peu aisée pour les lycéens issus des filières professionnelles, comment prétendre à des passerelles avec la définition d’attendus sur la plateforme Parcoursup ? Malgré la restriction engendrée par ces attendus, les bacheliers des filières professionnelles ne seront pas pour autant prêts à rejoindre le monde du travail une fois le baccalauréat obtenu.

La spécialisation de ces bacheliers sera par ailleurs reculée d’un an. Elle n’interviendra plus qu’à l’entrée en classe de première, la classe de seconde proposant une découverte de « familles de métiers ». Le bac professionnel avait déjà vu sa durée raccourcie d’un an en 2008 en étant passé d’une formation en 3 plutôt qu’en 4 années (deux années de BEP suivies de deux années de Bac pro). Avec une formation résolument plus générale et déjà assez courte, c’est finalement l’insertion professionnelle dans un contexte de chômage élevé qui va être rendue plus difficile. Si les « familles de métiers » (hôtellerie-restauration ou encore relation client pour ne citer qu’elles) ont ceci de rassurant qu’elles laissent un choix apparent, elles ne donnent finalement qu’un aperçu scolaire là où la technicité attendue est grande et nécessite du temps. À l’heure où émergent de nouvelles professions et de nouveaux besoins liés notamment aux enjeux climatiques, aux nouvelles énergies qui constituent des domaines d’avenir et sur lesquels il est salutaire d’agir, ne serait-ce pas sur les vocations et leur précision qu’il faudrait au contraire se focaliser?

Un baccalauréat à la carte : à la recherche du lycéen economicus ?

La réforme du baccalauréat simplifie un examen souvent jugé complexe et coûteux. Cependant, elle modifie le rapport du lycéen à sa scolarité en créant un « parcours à la carte » qui a pour conséquence d’individualiser tant la réussite que l’échec.

Les élèves auront ainsi à choisir entre deux enseignements de spécialité en seconde, trois en première et finalement deux en terminale. Cela implique un nombre de combinaisons, de stratégies importantes : 36 combinaisons en seconde, 265 en première et enfin 57 en terminale en omettant les options. Si un élève indécis n’a pas pris telle ou telle option, il pourra se voir refuser l’accès à certaines formations dans le supérieur du fait de la mise en place d’« attendus » par Parcoursup. Cela induit une forte inégalité entre les grands établissements, qui pourront proposer un large panel d’enseignements, d’options (comment faire tenir dans un emploi du temps autant de possibilités ?) et les autres.

Une inégalité qui se répercute directement sur les élèves. Certains pourront ainsi bénéficier des conseils et arbitrages tant des parents que du personnel éducatif là où d’autres seront encore davantage livrés à eux-mêmes. Les acteurs pourront dès lors se rabattre sur les combinaisons perçues comme « sûres » et reconstitueront de fait les filières qui existent actuellement : si un bac scientifique avec une spécialité mathématiques constitue aujourd’hui la filière dite « reine », pourquoi se risquer à faire des choix optionnels et des combinaisons risquées ? Aussi, les asymétries d’informations et de moyens pourront, si elles ne rendent pas inefficaces la réforme, créer d’importantes inégalités entre les élèves. Les filières actuelles présentent des limites et sont souvent remises en cause, mais l’individualisation des parcours finalement en conformité avec le projet macroniste peut à terme induire une forme de sélection induite et légitimée par de « mauvais » choix qui auraient été faits en amont dans la scolarité, là où la relative uniformité des filières protège.

A cela vient s’ajouter une dose de contrôle continu dans les épreuves du baccalauréat. Le temps accru consacré aux évaluations induit mécaniquement une diminution des heures d’enseignement. Si une commission académique aura en charge l’harmonisation des notes, le risque est de rapporter la note à l’établissement et à son prestige, là où l’épreuve nationale atteste des compétences acquises par les lycéens et ce, indépendamment de leur établissement d’origine. C’est donc à terme un baccalauréat estampillé par tel ou tel établissement qui sera délivré.

Des vertus du dédoublement des classes

Lors de sa conférence de presse du 29 août 2018, Jean-Michel Blanquer s’était félicité des dédoublements des classes qui recevait une approbation qui dépassait « tous les clivages politiques ». Au total, 87% des communes sont parvenues à dédoubler physiquement de REP+ et de CP en 2017. Cette mesure a été étendue aux classes de CE1 dans les zones considérées comme difficiles soit 190 000 écoliers. Partant du constat que 20% des élèves ne maîtrisent pas les « fondamentaux » au sortir de l’école primaire, ces dédoublements ont pour objectif de renforcer le suivi des élèves. Ils supposent le redéploiement de professeurs dans les établissements, au moment même où des suppressions de postes ont été annoncées. Si cette mesure a en soi permis à certains élèves de progresser, les redéploiements à l’heure d’une crise des vocations et dans un contexte plus large de suppression de postes pose problème.

Le ministre avait annoncé en effet la suppression de 1 800 postes dans l’Éducation Nationale quelques jours avant la rentrée scolaire, soit 0,2% des emplois du ministère. Pour compenser cela, il suggérait la mise en place d’heures supplémentaires qui sont exonérées de cotisations salariales. Ces suppressions de postes se rattachent plus largement au programme porté par Emmanuel Macron et rappelé par Édouard Philippe à la rentrée, à savoir « supprimer 50 000 postes à l’horizon 2022 ».

Aussi, ce double mouvement de réduction des effectifs et de suppression de postes justifié par la volonté de rendre plus efficace et de moderniser l’action de l’Etat permet de déceler l’aporie des politiques issues du New public management : il reconnaît en effet la nécessité d’un suivi accru, de plus de moyens pour permettre la réussite de chacun, là où les suppressions de postes, le recours toujours plus important au numérique (qui occupe une place importante dans le rapport Cap 22) viennent défaire un lien social déjà fragilisé.

Des territoires mis en concurrence ?

“Les territoires ruraux ne doivent plus être la barrière d’ajustement. Il n’y aura plus aucune fermeture de classe dans les écoles rurales” avait déclaré Emmanuel Macron en juillet 2017. Pourtant, plusieurs centaines de classes vont être fermées en zones rurales à la rentrée prochaine. Une promesse en passe de ne pas être tenue ? Un premier test pour Jean-Michel Blanquer en tout cas, au vu de la contestation suscitée par cette annonce.

Dans son discours du 18 juillet 2017 au Sénat, le Président Macron avait en effet promis que les fermetures de classes dans les zones rurales cesseraient, tout en investissant dans l’école avec le dédoublement des classes de CP et CE1 en zone REP et REP+. Christophe Castaner avait d’ailleurs insisté sur cette annonce, précisant qu’elle prendrait effet dès la rentrée scolaire 2017. En ce sens, le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, s’est présenté sur ce dossier comme un fervent défenseur des écoles rurales, tout en annonçant dans le même temps la fermeture de 200 à 300 classes à la rentrée. Le ministre précisait également qu’à l’échelle nationale, « on ouvrait plus de classes qu’on en fermait ». Le solde officiel arrêté le 12 mars fait pourtant état de 783 ouvertures pour 990 fermetures dans les 45 départements les plus ruraux, réalité d’autant plus problématique que les ouvertures se concentrent dans les villes de ces départements, selon les syndicats.

Il est intéressant de noter que cette décision semble unanimement condamnée par l’opposition : à l’Assemblée nationale, des députés Les Républicains, dont le vice-président du parti Guillaume Peltier, mais aussi de La France insoumise et du Front national, se sont faits entendre ces dernières semaines, pour rappeler le président Macron à ses engagements pris l’été dernier. À la rentrée 2017, le dédoublement des classes de CP en REP+, en zone d’éducation prioritaire renforcée, a nécessité la création de 2 400 postes. En septembre 2018, cette mesure s’étendra aux CP en REP, aux CE1 de REP+ et REP, ce qui nécessitera, selon les syndicats, 7 200 postes en plus. Les syndicats ont recensé pour leur part jusqu’à 816 fermetures de classes rurales contre 183 ouvertures. Ils dénombrent parallèlement à ces fermetures l’ouverture de 3 642 postes dans les zones d’éducation prioritaires. Pour expliquer ces différences avec les chiffres du gouvernement, les syndicats pointent du doigt les fermetures de classes dans des zones rurales, mais qui ne font pas nécessairement partie des 45 départements considérés comme ruraux. À cette guerre des chiffres correspondent en effet des manques de moyens croissants sur le terrain. Pour la secrétaire nationale du SNUipp, Francette Popineau, pourtant favorable au dédoublement des classes de REP, « ce qui est mal vécu, c’est la fermeture d’une classe à 15 élèves dans une école rurale et l’ouverture d’une classe à 12 à quelques dizaines de kilomètres, en éducation prioritaire ». Elle regrette par ailleurs le fait que « le ministère met en concurrence les enfants des champs et les enfants de villes ».

« Des collèges qui ont moins de 30 élèves par classes, ce n’est pas bon, même pour les élèves »

Le gouvernement justifie néanmoins ces décisions par la baisse de la démographie : à la rentrée 2018, 32 000 élèves de moins rentreront en maternelle, une baisse d’autant plus sensible dans les zones rurales. À cet argument s’oppose le sentiment des parents, qui ont l’impression de payer notamment pour les fameux dédoublements des CP et CE1 en REP, mesure phare du gouvernement. En Touraine, le président a déclaré que « des collèges qui ont moins de 30 élèves par classes, ce n’est pas bon, même pour les élèves ». Un nombre qui s’avère déjà très élevé et qui remet en cause le suivi des élèves.

Emmanuel Macron affirmait en préambule de son programme que « face aux multiples défis auxquels la France et les Français sont confrontés, l’école est le combat premier. Seule l’éducation pourra garantir la cohésion sociale et la prospérité ». Le candidat y dénonçait également le creusement des inégalités à l’école et la place croissante du déterminisme. Sans exclure cette promesse de fermer des classes, la question se posait dès lors de réduire ces inégalités. En effet, ces fermetures de classes, quand il ne s’agit pas de fermetures d’écoles, vont avoir pour conséquence d’augmenter le nombre d’élèves par classe. En ce sens, le souhait de renforcer le lien entre les professeurs et les élèves va être difficile à exaucer. À terme, c’est la fermeture de certaines écoles qui est en jeu, et il incombera donc aux parents, dans les zones rurales, d’assurer le transport de leurs enfants dans des zones éloignées.

Des mesures qui remettent donc en cause l’égalité d’accès à l’éducation

Les services publics ont pour principes l’égalité, la continuité, la mutabilité et l’accessibilité, sur l’ensemble du territoire national. Ces principes ont de plus valeur juridique. Or, les fermetures de classes remettent justement en cause ces principes d’égalité, de continuité et d’accessibilité. La rupture d’égalité en termes de continuité introduit une discrimination entre ceux qui ont accès facilement au service et ceux qui en sont privés. La Charte française des services publics indique ainsi qu’« elle suppose aussi dans son acceptation actuelle la présence de services publics rénovés et polyvalents dans les zones rurales et les quartiers urbains en difficulté ». S’il ne s’agit pas de mettre en concurrence les enfants scolarisés dans les écoles rurales et les élèves de zones d’éducation prioritaires, on voit là une déclinaison de la stratégie qui consiste à rééquilibrer la situation en donnant à certains en prenant à d’autres. Cependant, cela va avoir des conséquences directes tant sur la qualité de l’enseignement que sur le bien-être des élèves, ce dernier étant bien évidemment corrélé à la réussite scolaire.

Sur le terrain, les projections ne sont donc pas optimistes, et le discours général du gouvernement sur la fonction publique, présentée comme un vivier d’économies par le gouvernement, ne rassure personne. Un dispositif « qui vampirise un grand nombre de postes au détriment des dispositifs de scolarisation de moins de trois ans, des remplacements mais surtout des dispositifs en territoire ruraux », déplorait sur Europe 1 Hervé-Jean Le Niger, vice-président national de la FCPE, fin février. De son côté, le député de la Somme François Ruffin, dans une interview à Marianne, rappelle qu’il était favorable à ce dédoublement des classes de CP et CE1, tout en dénonçant un « bricolage » de la part du gouvernement : « le problème, c’est qu’aucun moyen n’est dédié à la réalisation de cette mesure. Afficher des ambitions, trop d’ambition, sans mettre de moyens ce n’est pas sérieux. » Il faut dire que le département de la Somme affiche le deuxième plus haut taux de difficultés de lecture (17,5% de jeunes, derrière le département de l’Aisne à 17,7%, contre moins de 8% à Paris), et est l’un des départements à avoir le moins de candidats au baccalauréat. Pourtant, le gouvernement prévoyait d’y supprimer pas moins de 63 classes. Un chiffre finalement limité à 38 classes, à la suite de luttes de la part des syndicats et parents d’élèves. De telles fermetures de classes mettent à nouveau en scène un exécutif bradant les principes républicains d’égalité d’accès aux services publics, malgré ses déclarations d’intentions. Simplement pour préserver une mesure phare, emblématique de la campagne du candidat Macron. Quitte à fragiliser encore un peu plus le système éducatif français.

Les réformes de Jean-Michel Blanquer bénéficient d’un certain soutien notamment du fait d’une communication qui se concentre sur les dédoublements de classe et sur le recours perpétuel à l’idée d’un retour à l’excellence. Cependant, ces politiques qui reconnaissent les limites du système actuel sont toujours guidées et circonscrites par des objectifs d’économie ou d'”efficacité” budgétaire. Là où il faudrait augmenter le nombre de postes pour assurer un soutien plus individualisé et éviter l’échec, l’accent mis sur le primaire se fait au détriment du secondaire. Là où il faudrait mieux préparer les lycéens professionnels à des métiers qui changent, c’est en fait de la précarité en devenir qui est façonnée. Là où la liberté est mise en avant, c’est en fait l’esquisse d’une future sélection à l’entrée de l’Université qui émerge.

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Prisons françaises : détruire plutôt qu’instruire

Un article du Monde publié le 1er juin relatait qu’un détenu, Michel Cardon, avait été « oublié » en prison par le Parquet de Lille. Entré en 1977, il n’a été libéré « en conditionnelle » que le 1erjuin dernier. Les expertises relèvent « une dégradation importante des fonctions cognitives du détenu ». Ce que nous montre ce fait divers, ce n’est pas tellement l’incompétence de la justice que la mauvaise fonction qu’on lui a assignée et qui fut historiquement légitimée. Il convient de remettre à nouveau la fonction disciplinaire en question : veut-on punir les détenus pour soulager les familles ou veut-on éduquer un individu qui n’a pas su se comporter en société ? Pour l’instant, la prison a toujours préféré la première option.


La destruction du corps du prisonnier

Historiquement [2], commettre un crime en société, c’est insulter directement le roi. En effet, commettre un acte en désaccord avec les lois que le roi a données au pays, c’était être en désaccord avec le roi. Donc la punition qui frappait le prisonnier, par la torture notamment, était une manière symbolique pour le roi de marquer le prisonnier de son pouvoir et de lui rappeler à qui il devait obéir. Enfin, l’enfermement, ce n’est pas seulement la privation de liberté, c’est aussi une façon d’éloigner le prisonnier de la société.

Entre le XVIIIe et le premier XXe siècle, la punition s’est rationalisée en terreur, de façon bien plus efficace, bien plus rapide et économique en moyens. En ce sens, l’invention de la guillotine est une innovation technologique considérable qui économise du temps, de la souffrance, et de l’argent. Viennent ensuite la chaise électrique et l’injection létale, jusqu’à l’abolition de la peine de mort en 1981 par la loi Badinter. Quel rôle la prison remplit-elle depuis quarante ans ? Puisqu’on n’élimine plus les prisonniers les plus dangereux, qui ne méritent donc plus de vivre en société, l’univers pénitentiaire aurait-il changé de fonction ?

Le mirage d’une prison éducative

Aujourd’hui, dans les prisons, des cours sont dispensés pour apprendre à lire et à écrire. Il y a notamment un suivi psychologique et médical des détenus, et à leur sortie, des organisations de réinsertion s’occupent d’eux. Serait-on donc passé d’une prison disciplinaire à une prison éducative ?

Si l’on souhaite une prison qui éduque ses détenus, les moyens assignés à cette fonction sont loin d’être efficaces. Le taux d’occupation des prisons françaises est de 119% [3]. Cela signifie qu’on a plus de prisonniers que de places dans nos prisons. Par exemple, 1 648 détenus dorment sur un matelas à même le sol ou dans des lits superposés, alors même que le principe d’encellulement individuel était réaffirmé par la loi pénitentiaire de 2009 [4].

Entendue au sens large comme la recondamnation d’une même personne pour des crimes ou délits qui peuvent être différents, la récidive concerne 61% des individus dans les cinq années qui suivent leur sortie de prison [5]. Ce chiffre énorme montre une prison française qui produit du crime et du délit plus qu’elle ne le réduit. Il y a, de fait, un problème avec la justice française. Les détenus qui n’ont pas fait de prison ferme récidivent eux en moyenne deux fois moins que ceux emprisonnés fermement [6].

La prison française produit des « bons délinquants »

En France, depuis que la torture et la peine de mort sont interdites, la prison s’est assignée une autre fonction que disciplinaire, elle est devenue un moyen pour les plaignants d’obtenir réparation et vengeance. En effet, qu’est-ce que la simple mort à côté d’un enfermement à perpétuité ? Comme nous l’avons vu, elle ne remplit aucune fonction éducatrice, puisque la récidive n’est pas fréquente mais banale.

Ce que la lecture de Foucault nous apprend, c’est que les prisons produisent de « bons délinquants », en ceci qu’ils créent toute une économie de la délinquance : les “bons délinquants” sont multirécidivistes et apolitiques. Ils créent, à leur manière, de la richesse parce qu’ils emploient du personnel pénitentiaire, carcéral, judiciaire… et montrent un exemple à ne pas suivre. Économiquement profitable, cette prison française est également politiquement neutre.

Le cas de Michel Cardon est probablement rare et isolé, mais là n’est pas le sujet. Il ne témoigne non pas de l’incapacité de la justice française qui oublie ses détenus — la plupart du temps, lorsqu’il s’agit d’écrouer, elle écroue très bien. Non, c’est la façon dont la prison française abîme le corps de ses citoyens qui est choquante, alors qu’elle devrait en éduquer l’esprit.

 


[1] Les informations historiques proviennent de Michel Foucault, Surveiller et punir, Tel Gallimard, Paris, 1975

[2] cf. http://www.europe1.fr/societe/la-surpopulation-carcerale-en-cinq-chiffres-2816041

[3] cf. article 716 du Code pénal

[4] 61% des personnes condamnées à une peine de prison ferme sont recondamnées à une peine de prison ferme dans les cinq ans, cf. http://www.justice.gouv.fr/include_htm/reforme_penale_chiffres_cles_plaquette.pdf, p. 5

[5] Ibid.

La catastrophe Parcoursup : bilan des premières semaines

Détournement du tableau “La malédiction paternelle”, Nanterre, 12 mars 2018

Depuis le 22 mai, les lycéens reçoivent – pour les plus chanceux – leurs premières propositions d’admission en première année dans l’enseignement supérieur, sur la nouvelle plateforme Parcoursup. D’après les données publiées le 7 juin, seuls 36% des candidats ont accepté définitivement une proposition d’admission. Retour sur des semaines angoissantes pour les centaines de milliers de lycéens qui passent le bac dans quelques jours.


Les laissés-pour-compte de Parcoursup

Face à l’inquiétude des parents d’élèves et des lycéens, la ministre de l’enseignement supérieur, Frédérique Vidal, martèle dans les médias que la plateforme est plus performante que la précédente. Pourtant, l’année dernière, à la suite de la première phase d’APB, 80,7% des lycéens avaient une proposition d’admission, qui concernait pour 49,6% d’entre eux leur premier vœu. Les chiffres des premières semaines de Parcoursup vérifient ce que les syndicats et associations de parents d’élèves dénoncent depuis plusieurs mois : la loi « Orientation et réussite des étudiants » instaure bel et bien une sélection à l’entrée de l’université et le portail Parcoursup a été programmé en ce sens. Loin de permettre une démocratisation de l’enseignement supérieur, Parcoursup relègue une partie des lycéens hors des universités.

20% des lycéens n’ont toujours aucune proposition et sont en liste d’attente, y compris pour accéder à des licences. En pleine période de révision du bac, ils doivent se connecter quotidiennement pour guetter les nouvelles propositions et surveiller l’évolution de leur « rang » dans la liste d’attente.

Une partie des candidats a été éliminée dès le début. Nouveauté avec Parcoursup, les lycéens ne sont plus obligés de faire des vœux en licence – autrefois « pastille verte ». Cela permettait de s’assurer qu’un lycéen qui candidate à des formations sélectives (classes préparatoires, IUT, BTS etc.) soit admis quoiqu’il arrive dans l’enseignement supérieur public. Ainsi, pour tous les lycéens – souvent mal renseignés – qui n’ont mis que des vœux sélectifs et n’ont obtenu que des refus, Parcoursup s’arrête. A ce jour, cela représente 23 145 candidats, soit environ le nombre d’étudiants d’une université comme Paris 8, éliminés depuis le 22 mai. Ils pourront tenter leur chance pendant la phase complémentaire qui débute le 26 juin, si des places se libèrent d’ici-là.

« Cela représente 23 145 candidats, soit environ le nombre d’étudiants d’une université comme Paris 8, depuis le 22 mai. »

Des milliers d’inscrits ont choisi de quitter définitivement Parcoursup. Leur nombre n’a cessé d’augmenter pour atteindre en tout 36 866 candidats. Si l’on a peu d’informations sur les motivations de ces départs, on peut envisager qu’ils soient des renoncements à poursuivre des études ou des redirections vers le secteur privé de l’enseignement supérieur.

Les « privilégiés » qui ont eu au moins une réponse positive ne sont pas pour autant tirés d’affaire. Si des places se sont effectivement libérées au fur et à mesure, la moitié des jeunes ayant au moins une proposition d’admission n’a validé aucun vœu et attend de recevoir de meilleures propositions d’admission.

Les disparités sont importantes selon les lycées d’origine. Le syndicat Sud Éducation organise un recensement des résultats de Parcoursup lycée par lycée.[1] Leur étude montre que le type de baccalauréat préparé par les lycées joue beaucoup sur le nombre d’élèves qui n’ont aucune réponse positive. Sur un panel de 11 000 élèves, 60% de ceux qui viennent de la voie professionnelle, et 58% pour la voie technologique, n’avaient aucune proposition d’admission le 1er juin. Alors que dans la filière générale scientifique, ils sont 42% à être dans cette situation. Les syndicats opposés à la réforme assurent qu’avec la mise en place de la loi ORE, les élèves des quartiers populaires subissent une sélection plus forte que les autres sur Parcoursup. Les chiffres, lycée par lycée, que transmettent des enseignants engagés contre la réforme, vont effectivement dans ce sens, mais le gouvernement refuse pour le moment de rendre publique une analyse par académie et par type de bac.

Source : Ministère de l’éducation nationale, Tableau de bord – Phase principale d’admission de Parcoursup, 07/06/2018

Une catastrophe volontaire ?

Le 15 mai dernier, la ministre Frédérique Vidal déclarait à propos de Parcoursup : « C’est un processus plus fluide qui remet de l’humain dans la procédure. ». Au vu des premiers chiffres de la semaine, ces éléments de langage sonnent comme une mauvaise blague pour ceux qui craignent encore de ne pas pouvoir faire les études qu’ils veulent. Des spécialistes nous alertent depuis longtemps : avec la fin de la hiérarchisation des vœux, la suppression des « pastilles vertes » et le calendrier dans lequel les « offres » se font de façon diffuse, l’algorithme de Parcoursup serait un enfer pour les lycéens.

« Le désastre de ces premières semaines était si prévisible, que l’on peut supposer que c’est ainsi que le gouvernement a voulu Parcoursup. »

Le désastre de ces premières semaines était si prévisible, que l’on peut supposer que c’est ainsi que le gouvernement a voulu Parcoursup. Il est, tout du moins, en parfaite cohérence avec le processus de sélection  prévu par la loi ORE et mis en pratique sur la plateforme. En effet, les jeunes doivent, dès leurs 17 ans, anticiper leur place dans la société et faire ce choix déterminant en fonction de leurs « capacités ». Avant le cauchemar du 22 mai, où la moitié d’entre eux a reçu comme réponse « Non » ou « En attente », ils ont dû rédiger des CV, des lettres de motivation et se tenir à carreau en cours pour espérer que le conseil de classe donne un avis favorable à leur projet d’orientation. Tout cela crée, délibérément, un climat d’incertitude et de concurrence. Les laissés-pour-compte, les listes d’attente interminables et le stress qu’elles génèrent, forment avec toute cette procédure très managériale une suite tout à fait logique qui illustre très bien ce que produit en matière de violence la bureaucratie néolibérale, lorsqu’elle veut s’étendre au service public de l’enseignement supérieur et de la recherche.

Gare à celui qui voudrait protester, la répression sera au rendez-vous. Des lycéens, que les résultats de Parcoursup n’ont pas tétanisés, organisaient une assemblée générale au Lycée Arago (Paris 12ème). L’action était non-violente, mais les CRS ont interpellé 128 personnes dont 40 mineurs. Ils passeront plusieurs heures enfermés dans un bus, dans le noir, avant de se voir notifier leur garde à vue. Celle-ci durera 48 heures. Un collectif de parents d’élèves a saisi le 29 mai le défenseur des droits[2] contre ce qu’ils considèrent comme de la « maltraitance caractérisée ». Il ne fait pas bon être lycéen dans la Start-up Nation.

[1] http://www.sudeducation.org/Parcoursup-le-bilan-du-formulaire.html

[2] http://www.liberation.fr/debats/2018/05/29/lycee-arago-pourquoi-nous-saisissons-le-defenseur-des-droits_1654960

La mise en place de Parcoursup nous conduit dans le mur

Des étudiants mobilisés à l’occasion de “la fête à Macron” ©Vincent Plagniol

La réforme de l’enseignement supérieur et de la recherche est fortement contestée depuis de nombreuses semaines. Malgré la communication du gouvernement autour de la loi ORE, les critiques se multiplient dans le champ universitaire. Tribune de Clément Fradin et de Pierre-Yves Modicom.

Parcoursup : pour qui ?

Les éléments de langage distillés sur les antennes de France depuis des semaines par la Ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche (ESR) et ses relais médiatiques ou syndicaux pour vendre la loi Orientation Réussite Étudiants (ORE) et la plate-forme Parcoursup qui l’accompagne, reposent sur des éléments simples et apparemment évidents : meilleure gestion des flux, une orientation choisie et donc réussie face à l’échec en licence, des moyens pour l’accompagnement des étudiants les plus faibles, de nouvelles places ouvertes dans les cursus en tension, etc. Face à l’insuffisance des contre-argumentaires journalistiques sur un sujet il est vrai assez technique, une vague conséquente d’analyses, venues le plus souvent d’universitaires, a montré les non-dits ou les grossiers mensonges de cette communication tout en soulignant le but non-avoué : sélectionner et en finir avec le baccalauréat comme premier grade universitaire. Un fort mouvement étudiant, suivi plus qu’accompagné par une mobilisation timide du côté enseignant, a dans la foulée achevé de mettre en avant la réalité des universités françaises, sous-dotées et mal considérées, où le malaise des étudiants fait pendant à celui de nombreux personnels.

Cette critique – à nos yeux juste et légitime – de la loi ORE est balisée et bien connue. En tentant de comprendre la logique générale de la loi et ses ressorts idéologiques on retrouve en réalité le fil du temps long, celui dans lequel s’inscrivent les prescripteurs d’opinion et les idéologues derrière les réformes successives de l’ESR et, en dernière instance, c’est sous le chapeau de l’Union européenne et de l’OCDE qu’on débusque le diable.

Décentrer le regard

L’actualité européenne offre parfois des télescopages intéressants : tandis que l’université française est secouée par un mouvement contre la généralisation de la sélection à l’entrée en premier cycle et le démantèlement des cursus de licence, en Espagne, une pétition contre l’étranglement financier de l’enseignement supérieur et de la recherche par les gouvernements successifs recueille plusieurs centaines de milliers de signatures, une grève historique des personnels enseignants touche les universités anglaises en même temps que les scandales de mauvaise gestion de l’argent des frais d’inscription s’y multiplient, et enfin, en Autriche, le gouvernement de coalition des droites radicales présente un projet de généralisation de la sélection et d’augmentation des frais d’inscription.

Partout, lorsqu’on y regarde de plus près, on retrouve les mêmes ingrédients, souvent regroupés hâtivement sous l’étiquette de « marchandisation du savoir » : on pense notamment à la restriction de l’accès à l’université, à l’assèchement financier des organismes de service public, voire à leur fermeture dans certains cas (en France, l’exemple le plus actuel est la liquidation programmée de l’ONISEP, le service public de l’orientation), et au passage à une logique de contractualisation des relations entre l’État et les opérateurs et entre ceux-ci et les étudiants, cette dernière prenant le plus souvent la forme d’une augmentation des frais d’inscription.

Mais il ne faudrait pas oublier un élément central des conflits en cours dans des pays comme la France ou la Grande-Bretagne : le rôle d’une strate managériale académique notoirement surpayée, comme cela a particulièrement été relevé en Angleterre (les émoluments mirobolants des présidents de ComUe français tentent vaillamment de donner le change de ce côté de la Manche). Ces managers échappent bien évidemment à tout contrôle par leurs pairs. Ce mandarinat d’un nouveau genre, qui n’a rien à envier à celui que le 1968 européen pensait avoir mis à bas, est en réalité engagé dans une fuite en avant vers « l’excellence », « l’innovation » plus ou moins creuse, et en dernière instance la différenciation du paysage universitaire et scientifique entre un service public paupérisé qui recueille le tout-venant et des poches élitistes engagées dans une compétition mondiale pour les meilleurs talents. Il est d’ailleurs significatif de voir que les acteurs de cette couche managériale en Europe se cooptent volontiers dans des comités stratégiques ad hoc : si l’Europe de l’émancipation par le savoir patine, celle des nouveaux mandarins fleurit à l’ombre de deniers publics dont le flux ne se tarit pas pour tout le monde, et que les incitations venues de l’Union européenne ne font que renforcer.

Cet état de fait n’est pas pour surprendre : les systèmes universitaires et scientifiques européens convergent de longue date vers une situation alliant les logiques de marché (la fameuse « marchandisation », qui n’est pas qu’une affaire de profit mais aussi de fixation des mécanismes de détermination de la valeur comme fait social) et un glissement autoritaire et bureaucratique de plus en plus marqué. Il s’agit même d’un programme, dont le libellé européen fut formulé à Lisbonne en 2000 (après une première ébauche à Bologne en 1998) sous le concept d’économie de la connaissance, emprunté à des modèles économiques dérivés de la théorie du capital humain.

D’où viens-tu, Parcoursup ?

Parcoursup n’est en réalité qu’une étape – décisive il est vrai – dans l’alignement de l’université publique française sur les recommandations de l’OCDE et de l’UE en matière d’ « économie de la connaissance » : la loi « Orientation et réussite des étudiants », au-delà de la sélection, est d’abord et avant tout une loi de différenciation du paysage universitaire entre des établissements dorénavant autorisés à sélectionner ad libitum en réduisant leurs capacités d’accueil en première année et d’autres qui se spécialiseront dans un créneau d’ « universités de bassin », faiblement sélectives, destinées à recueillir la population jeune d’une zone d’activité économique spécialisée. Dans tous les cas, et notamment dans le second, il s’agit de proposer des enseignements « modulaires et capitalisables » « dans une perspective de formation tout au long de la vie » (pour reprendre les termes d’un amendement Les Républicains à la loi ORE voté comme un seul homme par le groupe LaReM). Le patron de la Conférence des Présidents d’Université a récemment parlé du rapprochement entre formations de premier cycle et formation continue comme de la « mère de toutes les batailles » : on reconnaît là un grand principe de la théorie du capital humain promue par la triade Banque Mondiale-OCDE-UE : l’essentiel est de former une main-d’œuvre selon des modules de compétences ajustables en fonction des aléas d’une activité économique dont le présupposé veut qu’elle se concentre de plus en plus dans des métropoles interconnectées et en concurrence globale – les villes qui auront l’heur d’accueillir les « universités d’excellence ». La fin de l’égal accès au service public va donc de pair avec l’abandon du principe de continuité territoriale.

Des étudiants mobilisés à l’occasion de “la fête à Macron” ©Vincent Plagniol

On reconnaît là un des mantras des « réformes structurelles » tant vantées par les dirigeants européens (Wolfgang Schäuble en parlait encore dans une interview au JDD le 29 avril dernier), et dont la restructuration de l’hôpital public fournit un autre exemple saisissant – y compris d’ailleurs sur le plan de la « marchandisation », puisque la tarification des inscriptions universitaires au module de compétence voire au crédit ECTS, telle qu’elle a été instaurée en Espagne et qu’elle menace en France, n’est pas sans rappeler le principe de la tarification à l’acte dans les hôpitaux. La cohérence de ces réformes est indéniable, et renvoie à la formule qui avait fait florès lors du débat français sur la constitution européenne en 2005 : la « concurrence libre et non faussée » comme seul mode de relations entre les personnes, mais aussi entre les territoires, les groupes sociaux et les institutions.

Un chemin qui ne mène nulle part

Mais notre propos n’est pas de verser dans une déploration complaisante de la puissance et de la cohérence de « l’ennemi » qui mènerait à une forme de tétanisation face au « cauchemar qui n’en finit pas ».

Notons par exemple que plusieurs travaux récents montrent en réalité une tendance globale à la déconcentration de la recherche et de « l’innovation » qui place les partisans de la spécialisation des territoires et de la mise en concurrence des métropoles en porte-à-faux vis-à-vis d’évolutions qu’ils prétendent accompagner. De même, depuis quinze ans que le mouvement de concentration et de différenciation a été amorcé en France, ses résultats à l’aune des « classements internationaux » censés légitimer le projet sont restés nuls. Sans rentrer dans le déclinisme de certains, on pourrait même dire que les universités et les instituts de recherche français ont pâti des réformes enchaînées depuis 2003 et particulièrement des lois Pécresse de 2007/2008.

Parallèlement, ailleurs en Europe ou dans les pays de l’OCDE, une marche arrière s’enclenche : la parenthèse des frais d’inscription dans les universités allemandes a été refermée, et en Angleterre, le gouvernement de Theresa May, sous pression du Labour de Jeremy Corbyn qui a fait de la dette étudiante un de ses chevaux de bataille, envisage d’abaisser le montant maximal des frais d’inscription légaux.

De même, l’étude de ces réformes d’un pays à l’autre montre une forte persistance de spécificités nationales qui sapent le travail des réformateurs, notamment du côté du système français, historiquement « dual », et des grandes écoles, où pour un ensemble prêt à jouer le jeu de l’excellence pour s’arroger le titre d’ « université d’excellence » (Paris Sciences et Lettres, organisé autour de l’ENS), force est de constater que de nombreux établissements rechignent au point de mettre en péril les projets des différents gouvernementaux qui se succèdent (et se ressemblent) : ainsi, Polytechnique a préféré renoncer à l’ « Initiative d’Excellence » que de se fondre dans l’université de Paris-Saclay ; Centrale Nantes a préféré aller au conflit avec ses partenaires que de fusionner dans la Nouvelle université de Nantes tant souhaitée (et qui devrait finalement voir le jour sous une forme châtrée) ; l’Institut National Polytechnique de Bordeaux a préféré constituer un réseau avec Grenoble, Toulouse et Nancy que de passer dans l’ombre de la super-université voisine… et Sciences-Po Paris, après de longues tergiversations, a préféré renoncer au label IDEX que de renoncer au statut sui generis de la Fondation Nationale des Sciences Politiques. Compte tenu de la place prééminente de ces établissements en France, que ce soit dans le tissu économique ou dans la formation et la reproduction des élites administratives et politiques, leur volonté de maintenir un modèle spécifique et largement décrié pour son lien insuffisant à la recherche aux yeux des réformateurs représente un échec majeur pour ces derniers.

Du point de vue des opposants à la vague des réformes, ce constat pourrait n’être qu’une victoire à la Pyrrhus, mais il pointe surtout une des sources de résistance les plus fortes aux injonctions de Bruxelles : la tendance à l’uniformisation au moins-disant sous couvert d’universalisme trouve certains de ses adversaires les plus déterminés à l’intérieur même des institutions politiques et universitaires nationales. C’est qu’on touche là aux « masses de granit » des États européens : les structures profondes des systèmes d’enseignement supérieur sont un héritage des chemins tortueux suivis par les différents pays vers l’État-nation et la démocratie. Le paysage universitaire d’un pays est un miroir de ses pratiques politiques de long terme. Autrement dit, du point de vue matérialiste, l’université universelle ne se réalisera pas dans la dénégation des singularités sociales et démocratiques, et la défense de la diversité des systèmes d’enseignement supérieur constitue un point d’appui incontournable dans les premières étapes d’un chemin progressiste, émancipateur… et universaliste.

Quoi que l’on pense des réformes en cours, il reste que l’essentiel est là : le programme néolibéral de convergence des systèmes d’enseignement supérieur repose sur des conceptions mythologiques de l’économie, de la science et de la sociologie des élites. Il est possible que Parcoursup s’impose. Mais non seulement il ne réglera aucun des problèmes dont il prétend être la solution, cela il n’est plus guère besoin de l’étayer après les débats houleux des derniers mois, mais il échouera aussi à produire un système viable et stabilisé. À la clé, il y aura, on le sait, plus d’injustice, plus de souffrance au travail pour les personnels, plus de précarité… et plus de profits pour certains. Mais il y aura aussi l’exigence pour nous de prendre date : le monde de Parcoursup n’est pas tenable, tant à l’échelle de son univers d’application privilégié, l’ESR, que dans la société dans son ensemble, et il incombe donc dès aujourd’hui à ses critiques de travailler à construire celui qui lui succédera si nous voulons qu’il marque un retour aux idéaux de critique, de partage et d’émancipation sans lesquels la science ne peut servir l’intérêt général.

Emmanuel Macron veut achever l’école de la République

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Décembre 2015 ©Jeremy Barande

Depuis deux semaines, on en sait un peu plus sur le programme d’Emmanuel Macron, notamment en matière d’éducation. Si, comme pour le reste de son programme, les idées viennent de partout, et surtout de nulle part, elles peuvent toutes être placées sous le même signe : un libéralisme destructeur qui viendrait achever l’œuvre de démantèlement de l’Ecole de la République entamé par les gouvernements précédents.

 

Recruter des enseignants tout en supprimant des postes : vers des conditions de travail dégradées

 

Les soutiens du gouvernement actuel, à l’heure du bilan, se plaisent à mettre en avant la création de 60 000 postes au sein de l’Education nationale. Si le chiffre est exact, ces créations de postes se sont révélées nettement insuffisantes, dans la mesure où elles ont à peine permis de limiter les dégâts causés par les suppressions de postes massives effectuées sous Sarkozy. Ces mesures au rabais sont pourtant encore trop ambitieuses pour Macron qui, en homme politique responsable, pense que la France saura se satisfaire de 4 à 5000 nouveaux postes d’enseignants.

Si cette mesure apparaît peu audacieuse et bien en deçà des embauches nécessaires à la revitalisation de l’Education nationale, il faut aussi souligner que les autres propositions de Macron l’annulent. En effet, il prévoit de supprimer 120 000 postes de fonctionnaires : le ministère de l’Education Nationale étant celui qui en emploie le plus, on peut prévoir qu’il y aura des suppressions de postes, notamment au sein du personnel administratif des établissements scolaires. Dès lors, les quelques créations de postes promises se retrouveront annulées par le fait que de nouvelles charges administratives vont devoir être accomplies par les enseignants, au détriment de leur travail devant les élèves. Il s’agit donc, pour Emmanuel Macron, de créer des postes d’enseignants au rabais, qui partageront leur temps de travail entre l’enseignement et des tâches de secrétariat qu’ils seront obligés d’accomplir faute de personnel disponible pour le faire à leur place.

Mais les conditions de travail des enseignants ne semblent de toute façon pas être l’une des priorités d’Emmanuel Macron. En effet, la seule proposition faite concernant la rémunération de ceux-ci est de tripler la prime que les enseignants touchent lorsqu’ils exercent dans un établissement classé en zone prioritaire : cette prime serait alors de 1000 à 3000€ annuels. Or, cette mesure pose deux problèmes. D’une part, ces primes ne rentrent pas en compte de le calcul de la retraite des enseignants. D’autre part, cela permet à Macron de ne pas parler du cœur du problème, à savoir la revalorisation des salaires de tous les enseignants qui sont nettement inférieurs à ceux de leurs collègues européens.

A rebours de ces propositions inefficaces, il faut donc poser réellement la question des salaires et mener une politique de recrutement ambitieuse afin de redonner à l’Ecole les moyens d’accomplir ses missions.

Le règne de l’utilitarisme

Mais Emmanuel Macron ne se contente pas d’avancer des propositions sur des questions aussi techniques que la rémunération des enseignants. Il prétend aussi développer une vision de long terme de ce que doit être l’Ecole, des évolutions qu’elle doit subir, notamment à propos de ce que l’on y enseigne. Comme pour le reste de son programme, les contradictions sont légion.

L’une de ses propositions phares est de rétablir un véritable enseignement des lettres classiques (latin et grec ancien). Il faut rappeler que cet enseignement essentiel qui, dans de nombreux établissements, a pu jouer un rôle éminemment émancipateur pour certains élèves, a été vidé de sa substance par Najat Vallaud-Belkacem. Elle y a substitué un enseignement de « Langues et Cultures de l’Antiquité » où l’on apprend ni les langues, ni les cultures de l’Antiquité. Si la proposition de Macron peut être accueillie favorablement de prime abord, rappelons qu’elle est en opposition totale avec le reste de son projet éducatif qui se caractérise par un utilitarisme débridé. En effet, comment trouver de nouveaux enseignants de lettres classiques quand cette filière d’étude est constamment dévalorisée ? Macron prône une autonomie accrue des universités or, c’est précisément cette autonomie qui amène progressivement à la destruction des filières jugées non-rentables, notamment en lettres et en sciences humaines. Les résultats sont déjà là : l’an dernier, moins de la moitié des postes d’enseignants de lettres classiques ouverts ont trouvé preneurs. La filière est en crise : Macron compte bien l’achever. Après tout, quelle importance à ses yeux ? Lui qui déclarait récemment qu’il n’y a pas de culture française doit avoir bien peu de considération pour la culture gréco-romaine.

Sa vision utilitariste de l’éducation se retrouve également dans son projet de réforme du baccalauréat, qu’il propose de « simplifier » comme on simplifie le code du travail, en le réduisant à quatre épreuves. Là encore, Macron part d’un constat que l’on peut partager : des options fantaisistes, notamment en matière sportive, se sont multipliées et ne présentent pas d’intérêt pédagogique particulier. Mais réduire le baccalauréat à quatre épreuves, c’est affirmer que seuls certains savoirs sont réellement nécessaires à la formation de futurs citoyens, au détriment notamment de la culture artistique et littéraire. Peut-être est-ce, ici encore, lié au fait que la culture française n’existerait pas…

Emmanuel Macron dans l’émission “Au tableau”. Capture d’écran

Expulser la République des écoles pour y faire entrer le marché

 

Le point le plus dangereux du projet éducatif de Macron est qu’il entend s’attaquer à la dimension républicaine de l’Ecole française, notamment en matière de recrutement des enseignants. Actuellement, ces derniers sont recrutés via des concours nationaux : après leur admission, les nouveaux enseignants peuvent être affectés dans tous les établissements du pays. C’est le principe même de l’Ecole républicaine : les enseignants sont tous recrutés de la même manière et ont vocation à exercer sur l’intégralité du territoire, là où l’on a besoin d’eux.

A rebours de cette logique, Macron entend libéraliser le recrutement des enseignants en s’en remettant aux chefs d’établissement, qui pourront choisir ceux qui deviendront, à terme, leurs employés. Or cette démarche est profondément injuste dans la mesure où elle va accentuer les inégalités en matière d’accès à l’éducation. Si les enseignants peuvent postuler où ils le souhaitent, les meilleurs d’entre eux n’auront aucun mal à être embauchés dans des établissements situés dans des quartiers favorisés. A l’inverse, les chefs d’établissements moins attractifs devront composer avec des enseignants parfois moins bons, là où les élèves ont au contraire besoin des professeurs les plus qualifiés.

Au-delà de ces conséquences très concrètes, c’est un vrai changement de paradigme : l’Etat se désengage du secteur éducatif et laisse les chefs d’établissement agir en gestionnaires et, in fine, en patrons, ce qu’ils n’ont pas vocation à être. A fortiori dans un contexte où des initiatives telles que Teach for France, une entreprise qui envoie des diplômés de grandes écoles non formés aux métiers de l’enseignement dans des établissements dits « difficiles, se développe et serait certainement soutenue par un Macron président.

Finalement, le programme d’Emmanuel Macron en terme d’éducation est assez emblématique de son projet global : se nourrissant du vide politique et intellectuel creusé par le désastreux quinquennat de François Hollande, il propose tout et son contraire afin de ratisser large. Mais à force de vouloir plaire à tout le monde, on finit par être peu crédible, incohérent, et dangereux.

Crédits photo :

©Jeremy Barande

http://www.couleurcafe.pro/2017/03/candidats-au-tableau.html