Babeuf et « la conjuration des Égaux » : le premier mouvement communiste ?

Gracchus Babeuf se poignardant suite à l’échec de la conjuration. Gravure anonyme.

En 1845, dans un célèbre passage de La Sainte Famille, Marx et Engels voient dans la conspiration de Babeuf une forme embryonnaire de socialisme. Ils affirment que celle-ci « avait fait germer l’idée communiste que l’ami de Babeuf, Buonarroti réintroduisit en France après la révolution de 1830. Cette idée, développée avec conséquence, c’est l’idée du nouvel état du monde ». Alors que les expériences du jacobinisme et de la Terreur ne pouvaient constituer un modèle de révolution socialiste pour Marx et l’historiographie marxiste, la conspiration de Babeuf semble quant à elle occuper une place à part dans l’histoire du socialisme et de la gauche en tant que « première apparition d’un parti communiste réellement agissant [1] ».

On ne saurait se limiter à étudier la pensée, l’action et le legs de celui qui n’a jamais employé le mot de socialisme ou de communisme à travers ce seul prisme téléologique. Cela reviendrait à se laisser aveugler par une certaine « idéologie du précurseur » qui contribuerait à nier le contexte révolutionnaire et l’originalité des idées babouvistes [2]. Aussi, il n’est pas envisageable d’interroger l’héritage de ces idées dans l’histoire des débuts du socialisme sans comprendre en premier lieu la singularité de Babeuf en son temps et sans s’intéresser au contenu stratégique et programmatique de la conspiration des Égaux.

Pour comprendre au mieux l’originalité du babouvisme, il est nécessaire de se pencher sur les aspects moins connus du cheminement intellectuel parcouru par François-Noël Babeuf dit Gracchus (1760-1797) de la veille de la révolution française au procès de Vendôme qui le conduira à l’échafaud après l’échec de la conspiration [3].

Genèse du babouvisme : le cheminement intellectuel de Babeuf avant la Révolution

« Né dans la fange, sans fortune ou plutôt au sein d’une pauvreté absolue » (d’après ses propres mots) le 23 novembre 1760, le jeune Babeuf exerce dès 1777 le métier de feudiste en Picardie, c’est-à-dire d’archiviste chargé d’établir la liste des droits et des titres seigneuriaux des aristocrates qui font appel à ses services. L’expérience concrète de l’injustice et des inégalités qu’il acquiert alors contribue à nourrir son projet utopique de refonte radicale de la société. Il écrira plus tard que « ce fut dans la poussière des archives seigneuriales que je découvris les mystères des usurpations de la caste noble [4]». C’est aussi au cours de cette période qu’il prend l’habitude archivistique de conserver la moindre note, brouillon, lettre ou discours écrit, et ce jusqu’à la fin de sa vie, pour le plus grand bonheur des historiens.

« C’est la grande propriété qui fait les oppresseurs et les opprimés ; les oisifs gonflés de vanité et les esclaves courbés, écrasés sous le poids d’un travail excessif. C’est elle qui dans les colonies donne aux nègres de nos plantations plus de coup de fouet que de morceaux de pain »

Durant ces années, il entretient également une correspondance soutenue avec le secrétaire de l’Académie d’Arras, Dubois de Fosseux. Dans ces lettres, l’autodidacte Babeuf exprime pour la première fois des réflexions et des préoccupations sociales imprégnées des idées les plus radicales, égalitaires et utopistes des Lumières. Il y fait de nombreuses références à Rousseau mais aussi à Morelly et son Code de la Nature (1755) selon lequel « rien n’appartiendra singulièrement ni en propriété à personne », ou encore à l’abbé de Mably et sa « république utopique », tous deux considérés aujourd’hui comme des penseurs des Lumières radicales (Stéphanie Roza), véritables précurseurs du socialisme utopique [5].

Portrait de François-Noël Babeuf, dessin d’Henri Rousseau et gravure d’Émile Thomas, dans L’Album du centenaire de la Révolution d’Augustin Challamel et Désiré Lacroix, 1889

Une de ses plus audacieuses lettres (restée à l’état de brouillon et jamais envoyée à son correspondant) est celle qui porte sur l’exploitation collective des fermes de juin 1786. En s’inscrivant là aussi dans la lignée des Lumières (ici de Montesquieu et de Mably), Babeuf y reprend la notion de droit à l’existence qu’il nomme alors droit de vivre. Devançant Robespierre et la Déclaration des droits de 1793, il y affirme la primauté de ce droit par excellence sur le droit de propriété. La grande propriété y est accusée de tous les maux du siècle : « C’est la grande propriété qui fait les oppresseurs et les opprimés ; les oisifs gonflés de vanité, énervés de mollesse […] et les esclaves courbés, écrasés sous le poids d’un travail excessif […] C’est elle qui dans les colonies donne aux nègres de nos plantations plus de coups de fouet que de morceaux de pain ». Bien que ne préconisant pas encore la propriété commune et même si sa démarche reste assez abstraite, sa proposition d’organiser la collectivisation du travail productif par l’établissement des fermes collectives dans l’intérêt conjoint de producteurs associés annonce déjà partiellement sa vision de la loi agraire [6],voire le projet babouviste de 1795-1796 de communauté des biens et des travaux. Entre autres réflexions anticipatrices, on retrouve dans cette longue lettre le premier plaidoyer féministe de Babeuf, alors qu’il assimile l’oppression masculine subie par les femmes à celle des maîtres sur les esclaves et qu’il prône une éducation similaire pour les deux sexes [7].

Babeuf révolutionnaire : défenseur des droits de l’homme de 1793 et critique de la Terreur

Lorsque la révolution française éclate, c’est enthousiasmé qu’il prend part aux évènements, bien que jouant au départ et jusqu’en 1795 un rôle modeste. Entre 1789 et 1793 il fait l’expérience de la révolution à Paris et en Picardie, luttant toujours aux côtés des laissés pour compte du grand bouleversement révolutionnaire (paysans picards protestant contre les impôts indirects, patriotes hostiles au système du cens électoral…). Après avoir été publiciste de plusieurs journaux éphémères, il est temporairement élu administrateur du département de la Somme puis employé à l’administration des subsistances de Paris où il se rapproche des sans-culottes. Ses combats et les oppositions qu’il suscite lui vaudront 3 séjours en prison durant cette période, mais c’est aussi l’occasion pour le projet babouviste de commencer à se préciser [8].

Il est intéressant de noter qu’aux lendemains du 9 thermidor, Babeuf – alors fraichement sorti de prison – laisse libre cours à une critique véhémente de la Terreur, du pouvoir de Robespierre et de la dictature du Comité de Salut Public. Cette critique est avant tout celle dite d’extrême gauche, largement partagée par les sans-culottes des sections parisiennes ayant échappé à la répression du printemps de l’an II. Multipliant opuscules, pamphlets et articles anti-Jacobins, il fustige ainsi le « pouvoir decemviral », au nom des droits de l’homme et de la Constitution de 1793 dont il demande l’application réelle et immédiate [9].

Pourtant, celui qui s’approprie désormais le titre de tribun du peuple et de défenseur des droits de l’homme se laisse également duper par la frange thermidorienne de droite aux intentions équivoques. Pendant un temps, Babeuf ne semble pas saisir la dimension réactionnaire de Thermidor : pour lui, la République est désormais divisée en deux partis, celui favorable à Robespierre, et celui motivé exclusivement par la défense des « droits éternels de l’homme » dans lequel il se range. En se joignant à leurs critiques antiterroristes, il en arrive à se rapprocher de personnages comme Tallien, Guffroy, et même Fréron et ses bandes de muscadins de la Jeunesse dorée.

Il faudra attendre le mois de décembre 1794 pour que Babeuf réalise l’ampleur de son fourvoiement, affirmant dans le n°28 de son Tribun du Peuple « Je ressaisis la foudre de la vérité […] Je redeviens moi. » Après avoir reconnu et analysé en profondeur ses erreurs, il s’imposera dès lors comme un opposant acharné face à la Convention thermidorienne et au Directoire.

Pour les conjurés, l’union politique la plus large apparaît comme le préalable indispensable à la mobilisation victorieuse des masses. Leur conspiration avait pour but de “reprendre l’ouvrage brisé par Thermidor” et d’y adjoindre “l’impartiale distribution des biens et des lumières” en instaurant la communauté des biens et des travaux.

Ce qui pourrait à première vue passer pour une méprise stratégique de la part de Babeuf contribue en réalité à l’acquisition de l’autorité politique qui lui sera nécessaire pour fédérer autour de lui les républicains plébéiens (Claude Mazauric). En effet, tout en n’ayant jamais été compromis avec la Terreur jacobine, ses critiques le font apparaitre comme un implacable défenseur des droits de l’homme et de la Constitution de 1793 autant que comme une figure capable d’opérer la synthèse entre les diverses nuances de la gauche révolutionnaire.

Le Tribun du Peuple n°34, François-Noël Babeuf, 1795 © BNF

Jeté par deux fois dans les geôles de la Convention et du Directoire (il n’a connu que 13 mois de liberté de Thermidor jusqu’à sa mort en 1796 !), Babeuf y affermit son projet de révolution sociale : il tire les leçons de l’échec des insurrections de germinal et de prairial an III et noue des relations avec des révolutionnaires qu’il côtoie directement en prison ou avec lesquels il correspond (Buonarroti, Maréchal, Germain…). Dans certaines de ses lettres de prison, Babeuf en vient à esquisser une stratégie originale s’inspirant de la récente résistance vendéenne. Cette stratégie de conquête du pouvoir consiste à expérimenter sur un territoire restreint une communauté égalitaire exemplaire, la « Vendée plébéienne ». Conçue pour convaincre pacifiquement et par l’exemple, ce modèle de société harmonieuse serait destiné à se propager par contagion imitative, à « étendre graduellement le cercle des adhésions » jusqu’à recouvrir l’ensemble du territoire français [10]. S’il abandonnera par la suite cette voie pour se rallier à la pratique de la conspiration, il faut admettre que cette idée fera son chemin.

Stratégie et programme babouviste à l’heure de la conspiration des Égaux

En octobre 1795, c’est à peine sorti de prison que le tribun du peuple publie dans son journal éponyme le « manifeste des plébéiens », premier véritable texte roboratif et programmatique du babouvisme [11]. Il y convoque les Anciens, Jésus Christ, les penseurs des Lumières, il fait siens Robespierre, Saint-Just et même certains anciens « terroristes » Tallien et Fouché pour prouver au grand jour que le régime de « l’égalité parfaite et du bonheur commun […] n’est pas une chimère » et revendiquer « l’administration commune et la suppression de la propriété particulière ». C’est sur la base de cette doctrine que se fomentera en mars 1796 la Conjuration des Égaux autour d’un comité insurrectionnel composé de Babeuf, Buonarroti, Antonelle, Darthé, Debon, Félix Lepeletier, et Maréchal.

L’analyse de la composition de ce « directoire secret de salut public » et de ses partisans livre une réponse sans équivoque sur la réussite de la stratégie d’union des révolutionnaires des différentes tendances démocrates. Qu’ils aient été jacobins robespierristes, hébertistes proches de la sans-culotterie ou ni l’un ni l’autre, tous se retrouvent dans cette conspiration qui vise à dépasser radicalement les divisions antérieures du mouvement révolutionnaire. Il faut noter que cette stratégie d’union sera poursuivie jusqu’aux derniers jours de la conjuration, lorsqu’un groupe de conventionnels montagnards proscrits finit par se joindre au projet des Égaux derrière le comité insurrectionnel après de longues et houleuses tractations le 7 mai 1796 [12]. Pour les conjurés, l’union politique la plus large apparaît comme le préalable indispensable à la mobilisation victorieuse des masses quand viendra le jour de l’insurrection.

Mais trois jours seulement après cette réunion, trahis par un agent militaire récemment recruté par les conjurés, Babeuf et ses compagnons sont arrêtés puis incarcérés à Vendôme en vue d’y être jugés en Haute-Cour de justice. Au terme du procès, seuls Babeuf et Darthé seront condamnés à mort le 27 mai 1797, les autres seront condamnés à des peines de prison ou d’exil. Lors de l’arrestation des meneurs de la conspiration, une masse importante de papiers relatifs à celle-ci est saisie par la police afin d’être utilisée comme pièce à conviction par le tribunal. C’est entre autres grâce à cet important corpus mêlant notes, lettres, rapports, actes insurrecteurs et ébauches de décrets que le projet babouviste nous est si bien connu aujourd’hui. Que contient donc précisément cette nouvelle révolution que les conjurés appellent de leurs vœux et qui ne verra jamais le jour ?

Une trentaine d’années plus tard, dans son Histoire de la Conspiration pour l’Égalité dite de Babeuf, Philippe Buonarroti précise que la conjuration avait pour but définitif de « reprendre l’ouvrage brisé par Thermidor [et] d’ajouter à la révolution des pouvoirs et des grandeurs » celle de « l’impartiale distribution des biens et des lumières ». Le programme babouviste entend ainsi « détruire l’inégalité et rétablir le bonheur commun » en fondant la société nouvelle sur le modèle de la communauté des biens et des travaux.

Avec son Histoire de la Conspiration pour l’Égalité parue en 1828 à Bruxelles, Buonarroti parvient tant à « venger la mémoire » de ses compagnons qu’il fait œuvre de passeur d’avenir sur le plan stratégique et doctrinal.

Tous les individus la composant seront considérés comme citoyens et co-associés. Jusqu’à 60 ans et pour un temps hebdomadaire déterminé par la loi, chacun devra à la communauté « le travail de l’agriculture et des arts utiles dont il est capable » et contribuera ainsi à l’abondance publique. En retour, chacun recevra égalitairement et directement de quoi « pourvoir à ses besoins naturels » (et Buonarroti de lister le logement, l’habillement, le blanchissage, l’éclairage, le chauffage, l’alimentation et les soins) : point de monnaie ni de salariat dans cette nouvelle République. Si la propriété privée ne sera pas immédiatement abolie, elle sera du moins limitée dans son usage et son étendue. La terre cultivable, les biens d’usage collectif, les « biens usurpés » pendant la Révolution seront nationalisés et le droit de succession sera révoqué pour les générations futures. Au terme d’une période de transition sous le régime d’une autorité révolutionnaire provisoire, des institutions nouvelles mêlant assemblées représentatives à l’échelle nationale et organes de démocratie directe au niveau local prendront le relais. Des « magistrats intègres » seront chargés de gérer la propriété nationale et d’organiser la production et la distribution des biens de production et de consommation. Des mesures seront même proposées de sorte que cette magistrature reste populaire et en constant renouvellement afin d’éviter qu’une « classe exclusivement instruite dans l’art de gouverner » ne se forme d’elle-même. Enfin, de multiples dispositions relatives à la culture et à l’éducation parachèveront ce projet en assurant l’appropriation par tous des mœurs nécessaires à la stabilité de la communauté [13].

Conjuration de Baboeuf l’an IV, estampe anonyme, 1796 © BNF

Buonarroti le passeur : transmission et héritage et des idées babouvistes

Sans chercher absolument à voir dans le babouvisme un « hypothétique chaînon manquant quelque part entre Robespierre et Marx [14] », force est de constater que l’idéal politique des conjurés porte en lui les germes des projets socialistes et communistes du premier XIXe siècle. La transmission du récit de la conspiration, du lexique et des idées babouvistes tient en grande partie au succès de la Conspiration pour l’Égalité, parue en 1828 à Bruxelles et rééditée en 1830 à Paris aux lendemains de la révolution des Trois glorieuses. Dans ce témoignage au caractère public et politique clair, Buonarroti parvient tant à « venger la mémoire » de ses compagnons condamnés qu’à faire œuvre de passeur d’avenir [15]. Passeur stratégique d’abord, car il n’y a qu’à voir la popularité des pratiques conspiratrices et des sociétés secrètes dans les années 1830 (Société des Droits de l’Homme, Société des Familles, Société des Saisons, Association des Travailleurs Égalitaires…) pour mesurer l’influence de l’infatigable carbonaro qu’est Buonarroti. Passeur doctrinal ensuite, car c’est tout un langage babouviste saturé de néologismes qui est réemployé par les théoriciens du mouvement ouvrier naissant.

Parmi les plus importantes formules héritées de la pensée de Babeuf, les notions de communauté et d’association connaîtront l’avenir le plus fécond. Elles se retrouveront respectivement chez les théoriciens des mouvements communistes et socialistes naissants.

Ainsi, dans les principes communautistes des Égaux résumés précédemment, on peut voir poindre l’adage socialiste  « de chacun selon ses facultés, à chacun selon ses besoins ». Cet aphorisme – dont la paternité a été attribuée à Louis Blanc mais qui se retrouve aussi sous d’autres formes chez Saint-Simon ou Étienne Cabet – occupe une place centrale dans la constitution de la pensée socialiste du début du XIXe siècle avant d’être repris par Marx dans sa Critique du programme de Gotha [16]. Pêle-mêle, on remarque que les questions concernant les modalités pratiques de l’abolition progressive de la propriété privée sont déjà posées ; que commence à se faire sentir l’ébauche d’une planification de l’économie par une administration commune que l’on retrouvera en partie chez Saint-Simon sous la forme d’une administration technocratique ; que la nécessité et la légitimité d’une dictature assurant l’autorité révolutionnaire provisoire au lendemain de la révolution sont déjà débattues par les conjurés [17]. Or, on sait à quel point cette dernière question traversera le mouvement ouvrier du siècle suivant, du triumvirat dictatorial prôné par Auguste Blanqui au concept marxiste de dictature du prolétariat.

Comment ne pas voir non plus une réactivation du plan de « Vendée plébéienne » de Babeuf dans les grandes entreprises communautaires des socialistes utopiques ? Comme la « Vendée » babouviste mais de façon plus approfondie, le phalanstère de Charles Fourier vise à constituer une société harmonieuse destinée à se démultiplier « par explosion » pour englober un territoire plus large. Comme elle encore, les expériences icariennes des partisans de Cabet et les expériences coopératistes de Robert Owen qui entendaient explicitement instaurer des micro-communautés égalitaires aux États-Unis et au Royaume-Uni avaient pour objectif d’essaimer « par la discussion » et par l’exemple. Dans ces trois cas – et même si les modalités précises restent spécifiques à chacun de ces modèles – c’est toujours le modèle général de la communauté ou la pratique de l’association qui sont privilégiés pour accompagner les changements du siècle et lutter contre les inégalités et la misère.

Car parmi les plus importantes formules héritées de la pensée de Babeuf, ce sont bien les notions de communauté et d’association (ou co-association) qui connaîtront l’avenir le plus fécond. Pour Alain Maillard, on voit ainsi se dessiner dès les années 1830-1840 les divergences entre le socialisme et le communisme naissants dans le débat opposant les tenants du principe de l’association aux partisans de la communauté. Selon lui, le parti qui reprend à son compte l’idée d’association – qu’il s’agisse d’une association capital-travail (Ledru-Rollin), coopérative (Philippe Buchez), en atelier de travail (Louis Blanc) ou mutuelliste (Proudhon) – est celui qui formera les premières écoles formellement socialistes. En face, le parti qui ne jure que par la communauté des biens et des travaux à l’échelle communale et nationale et qui rejette le principe d’association (en ce qu’il constituerait un nouveau corps intermédiaire et en raison de son caractère imparfait) sera celui des premiers communistes [18].

Place du babouvisme dans les débuts du mouvement socialiste et communiste

Ceux que l’histoire retient comme les « néo-babouvistes » sont à la fois les premiers à avoir distinctement revendiqué l’héritage de Babeuf et en même temps les premiers à s’être saisis du qualificatif de « communiste ». Il s’agit de personnalités qui jouissent à l’époque d’une certaine notoriété comme Théodore Dézamy, Jean-Jacques Pillot, Richard Lahautière, André-Mary Savary ou dans une moindre mesure Napoléon Lebon [19].

A l’heure de la monarchie de juillet et des banquets républicains, les deux premiers sont à l’initiative de la tenue du « premier banquet communiste » de Belleville du 1er juillet 1840. Les nombreux toasts qui y sont portés reprennent explicitement les mots d’ordre babouvistes tout en les réactualisant : « À la réelle et parfaite égalité sociale ! », « À l’égale répartition des droits et des devoirs », « À la communauté des travaux et des jouissances ! », « À la souveraineté du peuple ! Au triomphe définitif de la communauté, seul gage de bonheur pour les hommes ! », « À l’émancipation du travailleur ! [20] ». Dézamy est aussi l’auteur du Code de la Communauté (1842) où il reprend les principes généraux de Liberté, Égalité, Fraternité et d’Unité, aux côtés des idées babouvistes de Bonheur et de Communauté pour exposer les lois fondamentales de la future République sociale. Marx reconnaîtra en lui un théoricien ayant posé « la base logique du communisme », plus scientifique et matérialiste que les socialistes qu’il qualifiera d’« utopiques » (au même titre que Robert Owen et le socialiste Jules Gay) [21].

Illustration page 11 (vol. I) de l’Histoire socialiste de la France contemporaine sous la direction de Jean Jaurès, 1908 © BNF

Si l’on doit à Babeuf et aux néo-babouvistes certaines des plus audacieuses idées du socialisme et du communisme, on ne saurait toutefois résumer l’ensemble de ces doctrines à cet héritage. Des concepts exogènes apparaissent chez d’autres précurseurs du début du XIXe siècle et joueront un rôle important dans le développement de ces théories.

La doctrine et la stratégie babouvistes ne peuvent être réduites à de simples rêveries utopiques ou à un prototype lacunaire de communisme. Elles doivent être considérées comme des réflexions révolutionnaires de leur temps, déjà scientifiques et matérialistes autant qu’annonciatrices d’une forme de socialisme.

Il en va ainsi des théories saint-simoniennes qui connaissent leur âge d’or aux débuts des années 1830. En valorisant les « abeilles » (le travail, l’industrie) et en stigmatisant les « frelons » (les oisifs, les propriétaires-rentiers), Saint-Simon (1760-1825) souligne l’existence d’exploités et d’exploiteurs et ouvre la voie à une critique acerbe du capitalisme que reprendront nombre de ses disciples. N’oublions pas que c’est à Pierre Leroux (1797-1871) – qui adhéra un temps au mouvement saint-simonien avant de s’en détacher – que nous devons la première appropriation du mot socialisme. Le terme apparaît d’abord de façon éparse dans les colonnes de son journal Le Globe (ou Journal de la doctrine de Saint-Simon) avant d’être employé systématiquement dans les écrits et discours de Leroux à partir de 1834.

Il en va de même pour la philosophie associationiste et coopératiste du britannique Robert Owen (1771-1858) qui s’est construite indépendamment de la doctrine babouviste avec laquelle elle partage bien des similarités [22]. L’application concrète des idées d’Owen dans ses villages of co-operation comme New Lanark ou New Harmony et la leçon de leurs échecs apporteront beaucoup au mouvement ouvrier.

Reconnaissons enfin aux socialistes utopiques le mérite d’avoir guidé avec optimisme toute une nouvelle génération vers l’espoir de changer pacifiquement les choses. Qu’il s’agisse de Charles Fourier (1772-1837) et de son plan détaillé de phalanstère ou d’Étienne Cabet (1788-1856) et des contours qu’il donne à son projet dans son Voyage en Icarie, tous deux rejettent la violence du processus révolutionnaire pour faire advenir un monde meilleur [23]. Tous deux inspireront aussi de nombreux adeptes qui perpétueront leurs idées, comme Victor Considérant (1808-1893) qui prendra la tête de l’École sociétaire et élaborera les premiers phalanstères à la suite de Fourier, ou Théodore Dézamy (1808-1850) qui ira jusqu’à dépasser les contradictions de la pensée de Cabet dont il fut un temps le secrétaire.

Sans la surestimer, la place de Babeuf et du babouvisme dans l’histoire originelle du socialisme mérite bien d’être aujourd’hui réaffirmée. La doctrine et la stratégie babouvistes ne peuvent être réduites à de simples rêveries utopiques, à un « égalitarisme grossier » (Marx) ou à un prototype lacunaire de communisme. Elles méritent d’être considérées dans leur temps en tant que réflexions révolutionnaires bien plus concrètes, scientifiques et matérialistes que celles des utopistes, mais aussi et assurément en tant qu’idées annonciatrices d’une forme de socialisme. En effet, qu’est-ce que l’essence du socialisme si ce n’est un idéal d’émancipation collective, une interprétation scrupuleuse des droits de l’homme et une stricte application des principes républicains de liberté, d’égalité et de fraternité ? C’est du moins ainsi que Pierre Leroux et Louis Blanc le définissent à ses débuts [24]. Si l’on s’en tient à cette définition, parce qu’il fut à la fois le dernier avatar des Lumières « radicales », le défenseur intransigeant des droits de l’homme de 1793 et de l’héritage de la révolution, et parce qu’il fut le théoricien d’une nouvelle doctrine émancipatrice fondée sur la communauté, l’égalité réelle et le bonheur commun, Gracchus Babeuf apparaît bien comme une figure de premier plan du mouvement socialiste.

Notes :

[1] Karl Marx, Friedrich Engels, La Sainte Famille, Éditions sociales, Paris, 1972, p. 145. Karl Marx, « La critique moralisante et la morale critique… », dans Marx et Engels, Sur la Révolution française, Éditions sociales, Paris, 1985, p. 91. Sur Marx et le jacobinisme, voir Karl Marx, « La bourgeoisie et la contre-révolution », 1848 ou encore « Adresse de l’autorité centrale à la Ligue des Communistes », mars 1850, Ibid.

[2] Nous reprenons ici la mise en garde de Claude Mazauric dans son avertissement liminaire à Gracchus Babeuf, 4e éd., Montreuil, Le Temps des Cerises, 2020.

[3] Pour suivre un « itinéraire biographique » général et commenté de Babeuf, voir Ibid., pp. 37-126. Sur le parcours de Babeuf avant la Révolution française, se référer à Victor Daline, Gracchus Babeuf à la veille et pendant la Grande Révolution française (1785-1794), Moscou, Editions du Progrès, 1976.

[4] Gracchus Babeuf, Le Tribun du Peuple n°29, 1795 (cité dans Claude Mazauric, Ibid., pp. 322-326. A noter que c’est également dans ce numéroque Babeuf se livre pour la première fois à une analyse de l’histoire de la révolution comme une lutte des classes avant la lettre, ou du moins comme une dispute de castes entre le « million doré » qui veulent s’accaparer la république et les « vingt-quatre millions de ventre creux » qui la veulent « pour tous ».

[5] Sur Morelly, Mably et le concept de « Lumières radicales », se référer à Stéphanie Roza, Comment l’utopie est devenue un programme politique, Paris, Classiques Garnier, 2015. Stéphanie Roza y dresse une filiation directe entre les écrits de Morelly et Mably et l’action politique concrète de Babeuf pour faire advenir cette nouvelle société égalitaire. Le Code de la Nature de Morelly y est ainsi présenté comme le « premier programme socialiste de l’histoire de France ».

[6] Contrairement à une idée répandue dès la période révolutionnaire (et sans doute encore alimentée par la référence de son surnom aux Gracques), Babeuf n’a jamais été partisan de la loi agraire dans son acception de l’époque. Il approuve la loi agraire en tant partage en usufruit des biens communaux comme un « grand acheminement vers l’égalité parfaite », mais la rejette comme une « sottise » en tant que partage des terres en propriétés individuelles, arguant que « la loi agraire ne peut durer qu’un jour ; […] dès le lendemain de son établissement, l’inégalité se remontrerait » (Gracchus Babeuf, Tribun du Peuple, n°35, 1795).

[7] Il dénonce ainsi « la vieille conjuration d’une moitié du genre humain pour retenir l’autre moitié sous le joug ». Des extraits de cette longue lettre sont reproduits dans Claude Mazauric, op. cit., pp. 143-168.

[8] Durant la période 1789-1793, Babeuf publie son Cadastre Perpétuel, ouvrage technique présentant un nouveau programme d’arpentage des terres en vue d’une prochaine rationalisation de l’impôt foncier plus égalitaire et « en faveur des opprimés », preuve s’il en est que le projet de Babeuf ne peut être résumé à des rêveries utopiques. De même, Babeuf rédige à cette période un manuscrit intitulé les Lueurs Philosophiques, sorte de carnet de notes témoignant de l’esprit de recherche qui l’animait ainsi que des fluctuations de sa pensée : on y découvre des réflexions sur le libéralisme d’Adam Smith, sur les questions du marché et de la propriété ou encore sur celles des conséquences de la mécanisation de l’agriculture et de l’industrie. Ce manuscrit fragmentaire et resté à l’état de brouillon a été retranscrit pour la première fois récemment dans Gracchus Babeuf, Œuvres, vol. 1, texte établi par Philippe Riviale, Paris, L’Harmattan, 2016.

[9] Les articles sont issus du nouveau journal de Babeuf, le Journal de la liberté de la presse qui deviendra le Tribun du Peuple ou le défenseur des droits de l’homme en octobre 1794. Parmi les autres textes critiques, on peut citer sa plus fameuse brochure Du système de dépopulation ou la Vie et les crimes de Carrier. Babeuf y assimile la guerre en Vendée à un « populicide vendéen ». Ce néologisme de son fait sera abondamment repris et interprété (à tort) à partir des années 1980 par les tenants de la théorie du « génocide franco-français » comme preuve de l’existence d’un génocide vendéen. Voir à ce sujet la réponse de Claude Mazauric « Sur Babeuf à propos de la Vendée », in Claude Petitfrère, Regards sur les sociétés modernes, Tours, CEHVI, 1997.

[10] Voir les lettres de Gracchus Babeuf à Charles Germain, citées dans Claude Mazauric, Gracchus Babeuf, Montreuil, Le Temps des Cerises, 2020, 4e ed, pp.332-344.

[11] Le texte intégral du manifeste des plébéiens a été récemment réédité par Jean-Marc Schiappa. Voir Gracchus Babeuf, Le manifeste des plébéiens, Paris, Berg International, 2017. Ce texte ne doit pas être confondu avec le Manifeste des Égaux, rédigé un mois plus tard par Sylvain Maréchal, autre membre éminent de la conjuration mais dont le texte avait été finalement rejeté par ses compagnons.

[12] Il faut dire que ces conventionnels ont dans un premier temps inspiré la méfiance à nombre des conjurés : comment ne pas redouter les manœuvres politiciennes et l’ambition de ces ex-parlementaires ? Comment ne pas craindre de devoir revoir à la baisse les aspirations des Égaux pour les faire adhérer à la conjuration ? Sur ces questions, se référer à Philippe Buonarroti, Conspiration pour l’Egalité dite de Babeuf, réed. Paris, La Ville Brûle, 2014, pp. 148-149.

[13] Buonarroti consacre une grande partie de son ouvrage à présenter en détails ce qu’aurait impliqué l’application du programme babouviste après la victoire des conjurés (Ibid, pp.165-239). Il appuie ses propos sur un corpus de pièces justificatives qu’il a pu rassembler et qu’il retranscrit à la fin du livre. C’est notamment à partir de la pièce n°29 intitulée « Fragment d’un projet de décret économique » que l’on peut saisir concrètement la substance du projet babouviste (Ibid., pp. 404-410).

[14] Jean-Marc Schiappa, « Aspects de l’implantation de la conjuration babouviste », Annales historiques de la Révolution française, n°291, 1993, p. 116.

[15] A ce sujet, se référer à Alain Maillard, « Buonarroti, témoin du passé et passeur d’avenir (sur la réception de la Conspiration) », in Philippe Buonarroti, op. cit., pp. 424-446.

[16] Notons que l’on retrouve déjà les bases de cette maxime en 1755, sous la plume de Morelly dans son Code de la Nature avec la formule « travailler selon ses forces […] puiser selon ses besoins ».

[17] Au sujet des débats autour de la question de la dictature révolutionnaire, voir Philippe Buonarroti, Ibid., p. 126 et p. 110.

[18] Sur ces questions et sur le « néo-babouvisme » dans le mouvement ouvrier du début du XIXe siècle, voir l’ouvrage de référence d’Alain Maillard, La communauté des égaux. Le communisme néo-babouviste dans la France des années 1840, Paris, Kimé, 1999. A propos des premières utilisations du mot communisme et la terminologie socialiste prémarxiste en général, se référer à Jacques Grandjonc, Communisme/Kommunismus/Communism. Origine et développement international de la terminologie communautaire prémarxiste des utopistes aux néo-babouvistes 1785-1842, 2e éd., Paris, Éditions du Malassis, 2013.

[19] On doit cette dénomination de « néo-babouviste » à l’historien socialiste Jules Prudhommeaux, Icarie et son fondateur Étienne Cabet : contribution à l’étude du socialisme expérimental, Paris, É. Cornély, 1907, p. 344-345. On ne peut s’attarder ici sur chacun de ces théoriciens encore trop méconnus du communisme néo-babouviste, mais pour plus d’informations, on peut se référer à leurs entrées correspondantes dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier (le « Maitron ») disponible en ligne.

[20] Une liste des toasts portés lors du banquet de Belleville est proposée dans Alain Maillard, op. cit., pp. 282-283.

[21] Karl Marx, Friedrich Engels, La Sainte Famille, Éditions sociales, Paris, 1972, p. 158.

[22] Dans une longue note infrapaginale de son Histoire de la Conspiration pour l’Égalité, Buonarroti livre même un argumentaire défendant conjointement les systèmes d’Owen et de Babeuf. Voir « Annexe 3 – Objection au système d’Owen et réponses en faisant voir la futilité », in Philippe Buonarroti, op. cit., pp. 420-423.

[23] Rejet qui n’est pas exempt de condamnations ambigües, voire très sévères à l’encontre de la Révolution française. Ainsi Fourier en parle comme du « coup d’essai des philosophes » des Lumières qui auraient engendré « autant de calamités qu’ils ont promis de bienfaits » (Charles Fourier, Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, in Œuvres Complètes, Anthropos, Paris, 1966, T.II, p. 2). Il en va de même pour Étienne Cabet qui affirme dans une phrase restée célèbre « si je tenais une révolution dans ma main, je la tiendrai fermée, quand même je devrai mourir en exil ! » (Étienne Cabet, Voyage en Icarie, Paris, 1842, p.565).

[24] Pierre Leroux proclame en 1845 : « Nous sommes socialistes si l’on veut entendre par socialisme la doctrine qui ne sacrifiera aucun des termes de la formule : liberté, fraternité, égalité, unité, mais qui les conciliera tous. », Pierre Leroux, « De l’individualisme et du socialisme », in Œuvres (1825-1850), Paris, 1850, p. 376. Quant à Louis Blanc, il conclue en 1839 son ouvrage majeur en résumant ainsi sa pensée : « En résumé, de quoi s’agit-il ? D’aboutir pratiquement, progressivement à la réalisation du dogme : Liberté, égalité, fraternité. », Louis Blanc, Organisation du travail, 5e éd., Paris, 1848, p. 272.


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« Les périodes de crise entrainent davantage de discriminations au travail » – Entretien avec Stéphane Carcillo

La question des discriminations au travail n’est pas nouvelle. Elle semble aujourd’hui plus importante que jamais, emblématique d’un sentiment de défiance qui affaiblit la cohésion sociale. Ces discriminations, qui s’insinuent tôt et qu’un individu peut subir tout au long de sa vie, ont non seulement un impact humain, mais aussi un coût social et économique. Elles ne sont pourtant pas une fatalité ; avec de la volonté politique et des mesures ambitieuses, il est possible de lutter contre et d’aspirer à un monde plus juste. Ces mesures, Marie-Anne Valfort et Stéphane Carcillo les présentent dans leur ouvrage Les discriminations au travail. Stéphane Carcillo dirige la division emploi et revenu de l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE), il est chercheur associé à l’IZA (Institut de l’économie du travail) et professeur d’économie à Sciences Po. Marie-Anne Valfort est économiste au sein de la division des politiques sociales de l’OCDE, et enseignante-chercheuse à l’École d’économie de Paris et à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle est également chercheuse associée à l’IZA. Entretien réalisé par Camille Bourron.


À travers ce livre, les deux économistes abordent la discrimination par goût (préférence et jugement positif des personnes qui nous ressemblent, « préjugement » négatif face aux personnes différentes) et par statistique (analyse du risque par l’employeur quand il n’est pas en mesure d’observer la productivité des individus) à l’encontre de différents groupes comme les femmes, les minorités ethniques et religieuses, les seniors, les LGBT, ou les personnes discriminées à cause de leur apparence physique. Proposant un cadre à la fois théorique et méthodologique, une synthèse des résultats de recherche, ainsi que des recommandations de politiques publiques afin de réduire la discrimination, l’ouvrage permet une meilleure compréhension des enjeux et propose des outils à la disposition des pouvoirs publics afin de combattre la discrimination et leurs conséquences à l’encontre de ces différents groupes.

Récemment lauréats du Prix du Meilleur ouvrage sur le monde du travail par « Le Toit citoyen », parrainé par le groupe Alpha catégorie experts cet automne, Les discriminations au travail résonne particulièrement avec son temps. La pandémie de COVID-19 et ses conséquences sur les économies de la quasi-totalité des pays du monde est un révélateur d’inégalités, la crise montrant qu’économies et marchés du travail sont interdépendants. Le virus n’étant pas encore endigué, il y a à craindre une dégradation de l’accès à l’emploi pour les groupes les plus discriminés, ainsi que des conséquences à long terme sur les trajectoires de carrières. Dans le contexte actuel, la lutte contre les discriminations est donc plus nécessaire que jamais.

LVSL  Votre livre, publié en 2018, établit ce qu’est la discrimination et comment la mesurer. C’est aussi un vivier de propositions, que l’on peut également retrouver dans une note du Conseil d’analyse économique. Avez-vous l’impression d’être entendu et avez-vous vu des changements depuis la sortie du livre ? 

Stéphane Carcillo  Oui, nous avons l’impression d’être entendus. Nous avons été reçus par les pouvoirs publics à la sortie du livre, nous avons fait une note au Conseil d’analyse économique avec Marie-Anne-Valfort, relayée auprès du premier ministre, qui a été publiée en 2020. Il s’agissait de décliner des mesures pour la France ; cela a rencontré un écho auprès des ministères concernés comme auprès du Premier ministre. Je crois qu’une forte attention est accordée à ce sujet des discriminations, qu’elles touchent les personnes LGBT, les femmes (je pense aux mesures prises récemment telles que l’allongement du congé paternité), ou encore les minorités ethniques et religieuses. Il est important de reconnaître que ce n’est pas facile pour ces groupes, entre autres, sur le marché du travail.

LVSL – Dans votre livre, vous préconisiez l’allongement du congé paternité, mesure qu’a récemment prise le gouvernement. Est-ce suffisamment ambitieux d’après vous ? 

S. C. – C’est une bonne avancée. À terme, il faudrait une parité pour l’homme et pour la femme dans la durée du congé qui suit la naissance, afin que les deux parents puissent s’occuper des enfants de manière similaire. Il est très important que les pères puissent en prendre soin dès la naissance car c’est quand les enfants sont tout petits que le lien se crée. Je pense donc que l’on va dans la bonne direction, bien qu’on ait fait montre de moins d’ambition que l’Espagne ou la Suède.

« À terme il faudrait une parité pour l’homme et pour la femme dans la durée du congé qui suit la naissance. »

LVSL – À la fin de votre chapitre sur l’égalité hommes-femmes, vous évoquez le fait que changer la donne exige d’aller plus loin que les réglementations actuelles, et que la place des femmes dans le monde du travail ne progressera pas tant que celle des hommes à la maison n’évoluera pas. C’est donc un changement de normes sociales dont nous avons besoin. Par quoi cela passerait-il ? L’éducation ?

S. C. – Oui, il s’agit d’un double enjeu : ce qui a lieu à la maison (en cela le congé paternité est important), et ce qui a lieu avant que les familles ne se fondent. Pour amener une amélioration sur le marché du travail, il ne faut pas seulement changer ce qui se passe dans les foyers, mais également ce qui se passe dans la tête des garçons et des filles dans les écoles, dans les collèges, dans les lycées. Tout le monde doit comprendre – les enseignants, les parents et les enfants eux-mêmes –, que les femmes sont capables d’avoir des carrières dans des domaines qui sont les mêmes que ceux des hommes. Pour cela, il faut lutter contre les opinions que nous entretenons tous, de manière consciente ou inconsciente, sur le fait que par exemple, les filles sont moins bonnes en mathématiques ou en sciences, ou bien qu’elles ne sont pas intéressées par les métiers techniques… Alors que c’est faux. 

Pour cela, il faut montrer l’exemple, favoriser la diffusion de ce qu’en anglais on nomme les role models  : des dispositifs amenant, dans des collèges et dans des lycées, l’intervention de femmes qui travaillent dans des domaines où on ne pense pas qu’elles puissent travailler. Cela peut avoir un impact très fort sur les décisions futures et les choix des jeunes filles. Par ailleurs, des expériences ont montré l’importance de révéler aux enseignants qu’ils nourrissent malgré eux certaines préconceptions à l’encontre des jeunes filles dans certains domaines, comme en mathématiques ou en sciences ; cela peut changer la manière dont ils effectuent leurs évaluations. Donc oui, il y a des choses à faire dans ce domaine. 

« Il faut lutter contre les opinions que nous entretenons tous, de manière consciente ou inconsciente sur le fait que par exemple, les filles sont moins bonnes en mathématiques ou en sciences, ou bien qu’elles ne sont pas intéressées par les métiers techniques… Alors que c’est faux. »

LVSL – Craignez-vous que les discriminations sur le marché du travail se renforcent à cause de la pandémie de COVID-19 ? 

S. C. – Oui, car la concurrence va augmenter dans la recherche d’emploi. Quand une multitude de choix s’offre aux employeurs, l’espace augmente où la discrimination peut s’exprimer. En période d’incertitude économique, les employeurs se montrent parfois réticents à prendre des risques et ont tendance à se replier sur leurs certitudes. On connait bien le mécanisme ; il a été démontré par le passé qu’en cas de fort chômage, un candidat issu d’une minorité notait plus de discrimination objective dans les chances d’obtenir un emploi qu’en cas de faible chômage. 

LVSL – Quelles seraient donc les premières mesures à mettre en place afin de faire baisser les inégalités dans le contexte actuel ?

S. C. – Il en existe toute une palette pour lutter contre les discriminations. Certaines s’adressent aux employeurs, et visent à leur faire prendre conscience de leur partialité systématique à l’encontre de telle ou telle minorité. Il existe des formations qui devraient être plus souvent conduites, en particulier au sein des PME, or aujourd’hui ce n’est pas le cas. Ces formations pour lutter contre les discriminations ne sont obligatoires que pour les entreprises d’au moins 50 salariés. Il faudrait également prévoir des dispositifs de soutien à l’embauche, notamment pour les personnes peu qualifiées et pour les personnes issues de quartiers moins favorisés, parce qu’on sait que ces personnes sont souvent issues des minorités, notamment ethniques et religieuses. En période d’incertitude économique, ces aides à l’embauche sont plutôt efficaces et font la différence pour les personnes défavorisées. 

LVSL – Quel sera l’impact sur les jeunes, et notamment sur les jeunes diplômés ? Peut-on parler de « génération sacrifiée » ? 

S. C. – Pour les jeunes diplômés, la situation est et sera difficile, mais le risque majeur n’est pas qu’ils n’accèdent pas à l’emploi. Les plus diplômés connaîtront d’autres possibilités, ils effectueront par exemple une année de césure ou s’inscriront dans une formation complémentaire. Le risque principal porte sur la carrière salariale car l’année prochaine, ils seront en concurrence avec d’autres jeunes qui entreront sur le marché du travail en même temps. Il est fort possible qu’ils soient contraints d’accepter des offres moins bien payées, ce qui entraînera des conséquences durables sur leurs carrières. Les plus diplômés s’en sortiront à terme, mais non sans des effets de cicatrice sur leurs salaires. La demande des entreprises de diplômés restera malgré tout très forte, et il y aura un effet de rattrapage à la sortie de la pandémie. 

« Les plus diplômés s’en sortiront à terme, mais non sans des effets de cicatrice sur leurs salaires. »

Les jeunes non diplômés, en revanche, sont beaucoup plus à risque quant à leurs chances d’accéder à l’emploi – ici, il n’est même pas question de salaire. Une raison à cela est que les entreprises vont investir dans la digitalisation, et ces jeunes risquent de se retrouver en concurrence avec d’autres ayant des compétences digitales plus fortes. En l’absence de formation, ils risquent de ne pas être retenus. La concurrence va être rude. 

LVSL – Vous évoquez dans votre livre la perspective d’une « discrimination positive », qui passerait notamment par des quotas et de l’incitation à l’embauche. Pourquoi la jugez-vous nécessaire ? N’est-elle pas contraire à la tradition universaliste ancrée en France ?

S. C. – La discrimination positive est une stratégie qui peut avoir des effets assez rapides pour améliorer l’image qu’on peut avoir de certains groupes. Par exemple, prévoir un pourcentage minimum de femmes dans les conseils d’administration des entreprises peut changer l’image qu’on a des femmes. Prévoir une diversité concernant l’origine ethnique ou migratoire des employés dans certaines instances, comme ça a été le cas par exemple aux États-Unis, peut changer l’image qu’on a de ces groupes, lesquels deviennent moins marginaux, peuvent accéder à de hautes études, et exercer à terme dans de hautes sphères économiques.

Mais cela comporte aussi des effets pervers car en définitive, les changements sont assez limités. Compter plus de femmes au sein des conseils d’administration n’a pas beaucoup d’effet sur la carrière des femmes à des postes moins importants. Cela peut aussi entrainer des effets négatifs sur l’image des groupes ciblés par ces discriminations positives, c’est par exemple le cas pour des jeunes issues de minorités défavorisées qui auraient des places en priorité à l’université – comme ça se fait à Sciences Po. Cela peut conduire à de la méfiance de la part de certains employeurs. On a vu ce phénomène aux États-Unis pour les personnes noires dans l’accès à certaines universités. Tous les effets ne sont donc pas forcément positifs et ce n’est pas nécessairement une stratégie optimale mais à court terme, cela peut changer les représentations et donc faire évoluer les lignes. Quoi qu’il en soit, je crois que c’est un débat qu’il faut avoir. 

LVSL – À la lumière des récents évènements et du retour du débat concernant la laïcité et la cohésion sociale en France, que peuvent les politiques publiques ?

S. C. – Je pense que le débat sur la laïcité est totalement légitime ; dans un même temps, il faut reconnaître que la discrimination nourrit les extrémismes et le repli communautaire. Il est nécessaire d’avoir les deux débats en même temps : reconnaître l’existence de la discrimination et la nécessité de lutter contre cette discrimination, tout en accueillant le débat sur la laïcité. Les deux peuvent aller de pair, ils sont même très complémentaires. 

LVSL – Quelle catégorie de la population est la plus à risque aujourd’hui face aux discriminations sur le marché de l’emploi ? 

S. C. – Quand on regarde les différentes études objectives qui mesurent la discrimination, on se rend compte qu’elle peut être très importante pour chaque groupe minoritaire selon le secteur d’activité dans lequel il se trouve – bien qu’on la retrouve partout. Par exemple, les seniors peuvent être très discriminés dès lors qu’ils cherchent un travail dans les secteur des services, et c’est particulièrement important à l’encontre des femmes seniors. Les femmes font face à de fortes discriminations dans l’accès à des postes de management dès lors qu’elles arrivent à l’âge de la maternité. Les personnes LGBT peuvent connaître deux fois moins de chances d’accéder à un emploi si elles révèlent leur orientation sexuelle, soit dans leur CV, soit au moment de l’entretien d’embauche, et pour les minorités ethniques et religieuses la discrimination peut être encore plus importante dans de nombreux secteurs. 

Certes, les discriminations au travail touchent tous les secteurs et affectent de nombreux individus. Elles sont parfois violentes, toujours injustes, mais, et c’est l’espoir que donne cet ouvrage, elles ne sont pas une fatalité. De nombreuses propositions et stratégies peuvent être mises en place, dont Stéphane Carcillo et Marie-Anne Valfort font ici état. Il n’appartient qu’à nous de corriger nos biais cognitifs, de garder un esprit ouvert, et aux pouvoirs publics de lutter activement contre ce fléau. 

La note de Marie-Anne Valfort et de Stéphane Carcillo pour le Conseil d’Analyse Économique est à retrouver ici :

http://www.cae-eco.fr/Lutter-contre-les-discriminations-sur-le-marche-du-travail-513


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Le revenu de base, une solution pragmatique ?

https://www.google.com/search?q=World%27s%20highest%20standard%20of%20living%20%C2%A9%20Margaret%20Bourke-White&tbm=isch&tbs=sur%3Afc&hl=fr&ved=0CAIQpwVqFwoTCMjmidPSzOgCFQAAAAAdAAAAABAC&biw=1354&bih=658#imgrc=bVAyu4VkdpOtHM
World’s highest standard of living © Margaret Bourke-White

La pandémie de Covid-19 n’en finit pas de rebattre les cartes. Les banques centrales signent des chèques massifs pour relancer les économies, et les gouvernements prennent des mesures exceptionnelles (restrictions des dividendes, des licenciements, etc.). Pourtant, le logiciel de la relance par la dette, usé en 2008, reprend du service. Nous questionnons en lieu et place l’utilité d’un revenu de base, ainsi que ses modalités, pourvu que soient préservées et renforcées les institutions de l’État-providence. Pour parer à la crise présente, pour prévenir les crises qui viennent, construisons les outils d’une économie éco-socialiste, moderne et protectrice.


Une idée qui a fait son chemin

Thomas Paine
Thomas Paine © Wikimedia Commons

Dans Justice Agraire, un pamphlet adressé au Directoire de la République française en 1795, le révolutionnaire américain Thomas Paine propose de « créer un Fonds National, depuis lequel sera payé à chaque personne, arrivant à vingt-et-uns ans, la somme de quinze livres sterling, comme compensation partielle pour la perte de son héritage naturel, qui résulte de l’introduction du système de la propriété foncière. Et aussi, la somme de dix livres per annum, à vie, à chaque personne vivante aujourd’hui, de l’âge de cinquante ans, et à toutes les autres lorsqu’elles arrivent à cet âge. »

Selon Paine, la Terre est originellement la propriété de l’humanité entière. La division du travail qui résulte de l’institution de la société est à l’origine du système de la propriété foncière. Mais les terres cultivées ne sauraient revenir à l’état de nature où tout appartient à tous, parce qu’il serait alors impossible d’assurer la subsistance de chacun. Le « revenu de base » (groundrent) a pour objet de compenser l’injustice fondamentale causée au prolétaire par le propriétaire.

Le revenu universel est demeuré, pendant des années, une idée marginale du débat politique, surtout en vogue dans les cercles écologistes et libertaires.

Cette proposition s’apparente à une forme de socialisme agraire où la rente foncière est directement redistribuée aux contribuables par l’impôt. La critique de la propriété privée chez Paine a inspiré le livre Qu’est-ce que la propriété ? de Joseph Proudhon, mais aussi les écrits de Karl Marx sur le fétichisme de la marchandise. Pour autant, le socialisme est longtemps resté synonyme de productivisme, de « stakhanovisme ». Le revenu universel est demeuré, pendant des années, une idée marginale du débat politique, surtout en vogue dans les cercles écologistes et libertaires.

Ces dernières années, il a pourtant suscité un intérêt renouvelé, aussi bien à droite qu’à gauche. Il existe en effet de nombreuses conceptions du revenu universel. Nous y reviendrons en temps voulu mais soulignons que, rien qu’en France, EELV y a adhéré en 2013 et qu’il s’agissait de la proposition phare du candidat du Parti socialiste à la dernière élection présidentielle.

Le capitalisme mondialisé face au choc pandémique

Il est beaucoup trop tôt pour évaluer les dégâts économiques de la pandémie, mais les économistes de tous horizons s’accordent à dire que l’impact sera probablement météorique. Les projections, très mouvantes, font état d’une récession de l’ordre de 10 à 20 % selon les pays, peut-être plus pour d’autres. Les marchés ont perdu presque un tiers de leur valeur en moins d’un mois. Aux États-Unis, 3.3 millions de personnes se sont inscrites au chômage pendant la seule semaine du 16 au 22 mars, pulvérisant le record établi à 695 000 en octobre 1982. La Chine risque de connaître sa première récession depuis 1976. Partout, tous les indicateurs sont au rouge vif.

Inscriptions au chômage, USA (2000-2020)
Inscriptions hebdomadaires au chômage aux États-Unis de 2000 jusqu’à aujourd’hui © The Guardian, US Department of Labor

Bref, c’est déjà pire qu’en 1929. Pour y répondre, le Congrès américain a autorisé le Département du Trésor à signer 250 milliards de dollars de chèques en paiements directs aux contribuables : $1200 pour les individus et $500 par enfant, pendant deux mois. À la demande des Démocrates, l’aide sera accordée en totalité aux personnes gagnant jusqu’à $75 000 de revenus annuels, et disparaît entièrement à $99 000. 165 millions de contribuables y sont éligibles, soit 93 % du tout, dont 143 millions percevront l’aide entière.

Que s’est-il donc passé pour que l’idée du revenu universel passe des franges écolo-libertariennes à la politique officielle de l’administration la plus ploutocratique de l’histoire moderne des États-Unis ?

La première réponse qu’on peut y donner est qu’il est une vision assez individualiste de la protection sociale. Les libertariens étasuniens y sont plutôt prédisposés. L’Alaska a intégré, dès 1976, un Fonds Permanent dans sa Constitution, garantissant à chacun de ses résidents, en 2019, un dividende annuel de $1606 sur la rente pétrolière de l’État. Il s’agissait également d’un thème de la campagne de l’entrepreneur tech Andrew Yang aux primaires démocrates de 2020, favorable à un “Freedom Dividend” de $1000  mensuels par personne.

La deuxième, plus prosaïque… est qu’ils n’avaient tout simplement pas d’autre choix pour maintenir à flot les revenus des foyers. Cette mesure s’inscrit dans un effort de relance énormissime, d’environ 2 000 milliards de dollars, 10 % du PIB étasunien. C’est le plus large plan keynésien de l’Histoire !

Une réponse à la hauteur de l’enjeu

Bernard Friot en 2015 © Gorgo Treize

Comme nous l’avons déjà souligné plus haut, il existe de nombreuses versions du revenu universel. Nous en détaillerons deux. Le “salaire à vie” est connu de nos lecteurs pour la promotion qu’en fait le sociologue marxiste Bernard Friot. L’idée est que la totalité du salaire doit être socialisée sous forme de cotisations redistribuées à tous sur une échelle de 1500 à 6000 €. Il s’agit de reconnaître le travail hors emploi, c’est-à-dire l’ensemble des activités productives humaines. Ce n’est pas exactement un “revenu universel”, que l’auteur estime être une béquille du capitalisme.

L’impôt négatif sur le revenu” proposé par l’économiste néolibéral Milton Friedman s’apparente plutôt à une politique de redistribution proportionnelle : les plus riches payent l’impôt sur le revenu, les plus pauvres perçoivent un impôt négatif qui est en fait une allocation sociale unique. L’objectif est de simplifier les systèmes de sécurité sociale afin de faire des économies, pas d’en finir avec le capitalisme. C’est une forme d’ “hélicoptère-monnaie”, assez similaire sur le fond avec le “People’s quantitative easing” récemment proposé par le Labour sous Jeremy Corbyn.

Le revenu universel a donc été promu, pour diverses raisons et sous différentes formes, par des personnalités d’obédiences diamétralement opposées.

Nous savons qu’il se produira une augmentation galopante des faillites provoquant un chômage destructeur, si rien n’est fait.

Pour le comprendre, attardons-nous sur le caractère pratique de la mesure :

– Le revenu universel est efficace. C’est un droit individuel au sens juridique, c’est-à-dire un droit attaché à la personne sur des fondements objectifs, sans marge d’appréciation pour l’administration et directement opposable devant les tribunaux. L’État se base sur les déclarations fiscales des contribuables. Il n’y a pas à “quémander” les allocations (RSA, ASS, APL, DSE, primes…) au guichet de Pôle emploi, de la CAF, du CROUS, etc. Cela représente des économies administratives en plus de simplifier la vie des gens.

– Le revenu universel est utile. En temps de crise, il jouerait un rôle de puissant stabilisateur automatique, assurant un filet de sécurité immédiat pour tous les individus qui perdraient leur emploi. Il permettrait de soutenir la consommation et par conséquent la production, au contraire d’une politique de l’offre hasardeuse qui a coûté des milliards à la France sans avancées concrètes sur le front de l’emploi (eg. CICE).

Ces avantages sont évidents par eux-mêmes, surtout à la lumière de la crise actuelle. Forcés au confinement, beaucoup de familles et de travailleurs voient leurs revenus réduits à néant. Et nous savons qu’il se produira une augmentation galopante des faillites provoquant un chômage destructeur, si rien n’est fait. Il n’y a plus de “valeur travail” devant l’arrêt général, irrépressible et simultané des circuits mondialisés de la production et de la consommation.

Le souci de l’équité

Maison royale de la monnaie d’Espagne, récemment mise à l’honneur dans la série La Casa De Papel © Luis García (Zaqarbal)

Les conditionnalités du revenu universel constituent la question centrale puisqu’elles déterminent la justice sociale de la mesure. Prenons le cas des chèques distribués par Trump : annualisée, la mesure coûterait $3000 milliards, soit 15 % du PIB américain. À titre de comparaison, les États-Unis dépensent environ 20 % de leur PIB dans le système de santé. La France en dépense 13 % dans son système de retraites. Le revenu universel intégral n’est donc soutenable qu’en augmentant des impôts ou en coupant des budgets.

La première option est actuellement insoutenable, les néolibéraux qui rêvent de supprimer la Sécu privilégient la seconde. La seconde est inacceptable. Il nous faut reprendre la copie. À notre sens :

– Premièrement, le revenu universel doit être fonction des revenus privés : pas la peine de gaspiller l’argent public en le donnant à un millionnaire. L’État y perd et le bénéficiaire n’y gagne pas grand-chose. Le revenu universel n’est équitable que s’il est un “revenu de base” fixé au prix de la dignité, c’est-à-dire au seuil de pauvreté. La somme ensuite perçue doit être dégressive jusqu’à un certain niveau de revenu (la première tranche de l’impôt sur le revenu par exemple).

– Deuxièmement, pour permettre de vivre décemment, il doit avoir pour corollaire tous les autres instruments de la sécurité sociale : maladie, retraites, chômage, accidents, handicap, etc., sans quoi il n’est que le cache-misère de l’État social.

Laissons là le problème du financement. Les 3 % de Maastricht sont à terre, laissons-les-y.

Une mesure de salut public ?

Le premier devoir du gouvernement est la sécurité des citoyens, soumis aujourd’hui à une menace aussi bien économique que sanitaire. Le revenu de base est une mesure parmi d’autres de l’arsenal à adopter. Nous doutons en revanche que des dispositifs de renflouement de l’économie financière, tels que les garanties des prêts bancaires des entreprises, soient efficaces contre la crise induite par le Covid-19.

Premièrement, parce qu’ils ne l’ont pas été pendant la crise de 2008. Deuxièmement, parce que la pandémie est plus grave que la crise de 2008. Nous le savons d’ores et déjà, 2020 sera annus horribilis pour les finances publiques. Cela implique que les deniers de l’État soient investis intelligemment pour amortir le choc. Les plans de sauvetage de l’économie financière ruisselleront toujours dans les poches de quelques-uns (les mêmes). Chaque euro d’un revenu de base sera investi dans l’économie réelle. Quel est le choix pragmatique ?


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Le Poing Commun, pour défendre les valeurs républicaines

fournie par l'association Le Poing Commun
L’équipe des Points Communs

Le 28 février prochain, LVSL organise avec Le Poing Commun une table ronde, à Lyon, autour du populisme et des nouvelles formes d’engagement. L’occasion pour nous de présenter cette association citoyenne de promotion des valeurs républicaines, et de répondre à certaines questions.


LVSL – Le Poing Commun, créé en 2015, se définit comme une « association nationale de défense et de promotion des fondamentaux républicains ». Comment cette association est-elle née ?

À l’origine, nous étions six citoyennes et citoyens, et nous nous connaissions de près ou de loin pour nos engagements politiques en faveur de l’idéal républicain. Nous avons déposé nos statuts en mai 2015 et le Poing Commun demeure très actif depuis.

L’objectif principal de l’association, tel que nous le présentons, est en effet la défense et la promotion des principes républicains. Ces principes sont les piliers de la République française, consacrés par la Révolution. Ils s’incarnent depuis dans un projet politique universaliste d’émancipation de l’Homme porté par la démocratie, la souveraineté populaire, la laïcité, la séparation des pouvoirs et la justice sociale.

Si nous parlons de « défense », c’est parce que nous estimons que les institutions de la République sont fortement malmenées, et même parfois explicitement remises en question comme étant des « entraves » à la liberté individuelle. Cependant, l’association s’attache aussi à les promouvoir. La raison en est que la République, ses principes, ses valeurs et son histoire sont bien trop méconnus. Il en résulte un apolitisme contre lequel le Poing Commun tente humblement de s’ériger en se donnant pour mission de combler ce gouffre, d’étancher la soif de République que l’on ressent depuis quelques années en France, notamment en faisant l’expérience d’une autre façon de s’engager.

En quelques mots, il s’agit de revenir aux fondamentaux républicains pour comprendre les défis actuels, et penser le futur et ses enjeux. C’est l’essence même du Poing Commun.

LVSL – Deux ans plus tard, quel bilan tirez-vous de cette initiative ?

fournie par l'association
Logo du Poing Commun, représentant la cocarde tricolore.

Ce bilan est très positif. Une des raisons d’être du Poing Commun était de s’affranchir du temps court des médias pour donner un temps long aux débats. Nous avons ainsi travaillé entre autres sur la laïcité et la liberté, et nous avons publié plus d’une centaine de tribunes libres. Nous comptons également une centaine d’adhérents sur toute la France.

En lien avec ces « cycles thématiques », nous avons organisé divers événements : une table ronde fin 2015 à Villeurbanne sur « la République, idéal philosophique », et sur l’engagement citoyen avec des associations invitées, comme Anticor ou le Mouvement pour une VIe République. En mars 2016, nous avons organisé une conférence sur la chose publique, avec des universitaires et des écrivains. De même, une conférence sur l’héritage des banquets républicains a eu lieu avec Jean-Victor Roux à Aix en Provence.

Au-delà de ça, nous avons participé à divers rassemblements et événements inter-associatifs car nous désirons être une association ouverte et capable de dépasser des sectarismes regrettables. Et surtout, nous sommes allés à la rencontre de chacune et chacun : sur les places, dans les rues, pour faire connaître notre démarche.

LVSL –Le Poing Commun apparaît avant tout comme une initiative lyonnaise. Avez-vous vocation à vous étendre ailleurs en France ? Et quels sont les projets à venir ?

Depuis son lancement à Lyon en 2015, Le Poing Commun ne cesse de grandir. Nous nous sommes implantés à Dijon en 2016, à Villeurbanne l’an passé, ou encore à Rennes en janvier ! C’est aujourd’hui un véritable réseau citoyen créé par les citoyens et pour les citoyens. Nous ne comptons pas nous arrêter en si bon chemin : nous travaillons actuellement à la création d’un groupe à Paris, ou encore à Toulouse.

Nous voulons nous implanter le plus possible à l’échelle locale. En effet, les valeurs de la République ne vivent pas hors-sol : c’est dans les initiatives locales que s’incarnent la liberté, l’égalité et la fraternité. Elles sont portées par des personnes et des structures variées tant associatives que publiques ou entrepreneuriales. Nous cherchons à mettre un coup de projecteur sur elles avec notre nouveau dispositif, «Les Points Communs » !

fournie par l'association Le Poing Commun
Une association qui se développe dans la France entière

LVSL – Pouvez-vous nous en dire plus sur cette initiative, « Les Points Communs » ?

Les Points Communs sont nés d’un constat simple : il existe partout des actions et des causes, trop souvent méconnues, qui méritent d’être mises en valeur. Elles font vivre le débat d’idées et réussissent parfois à rassembler : ce sont nos points communs. Chacun connait des personnes volontaires, engagées, impliquées, qui créent ou qui maintiennent un équilibre dans un monde qui change. Notre objectif est donc d’aller à leur rencontre et de mener un travail d’analyse pour faire ressortir celles qui nous paraissent les initiatives qui contribuent le plus dans tous les domaines du quotidien tels que : l’écologie, l’action sociale, le développement économique, la culture ou les transports. C’est à Lyon que nous lançons cette expérimentation.

Guidés par une certaine idée de l’intérêt général et de cette notion de « commun », nous travaillons à valoriser les savoir-faire innovants, et à porter des propositions au débat public grâce à la rédaction participative d’un abécédaire de la vie citoyenne lyonnaise, en 2019. Ce sera notre guide des bonnes pratiques dans l’agglomération lyonnaise. Ce dispositif est donc au cœur de l’objectif d’implantation locale du Poing Commun. Tout comme l’association elle-même, il y a fort à parier que ce dispositif ne restera pas seulement lyonnais, et qui s’étendra vite partout où ce type d’initiatives citoyennes existe.

LVSL – Vous mettez en avant le caractère « apartisan » de cette association, qui vise à réunir plusieurs tendances autour de la défense des valeurs républicaines. Comment organisez-vous ce pluralisme ? Par exemple, durant la séquence électorale de 2017, n’y a-t-il pas eu des tensions partisanes ? D’autant plus qu’Elliott Aubin, l’un des fondateurs, était candidat aux législatives pour la France Insoumise …

Elliott, notre porte-parole, a en effet été candidat France Insoumise lors des dernières élections législatives, mais d’autres membres de l’association ont soutenu divers mouvements politiques pendant cette période. Nous considérons que c’est une richesse, qui repose principalement sur la bienveillance mutuelle qui règne entre les adhérents. Ainsi, nous encourageons tous les membres du Poing Commun à exprimer leurs idées au sein de l’association autant qu’en dehors, pour garantir la sincérité et la qualité du débat. Nous publions d’ailleurs régulièrement des « tribunes libres », qui permettent à qui le souhaite de prendre la plume, sans engager la parole de l’association.

Il serait absurde de prétendre que Le Poing Commun est une association républicaine si elle ne faisait pas vivre en son sein le pluralisme de la démocratie. Nous avons coutume de dire entre nous que celles et ceux qui ont une carte dans un parti ou un mouvement sont invités à la laisser à l’entrée de la réunion. Il ne s’agit pas de mettre entre parenthèse ses idées, mais d’ouvrir un espace de dialogue débarrassé des appartenances partisanes. Le débat de fond et la réflexion prennent le dessus sur l’immédiateté de tels engagements. Cela donne de l’oxygène à la politique ! Il faut dire aussi que les membres de l’association ne se reconnaissent parfois dans aucun candidat, voire aucun parti. Qui a dit que cela était nécessaire pour avoir soif d’intérêt général et de bien commun ? C’est notre dénominateur commun : mouvement ou pas, parti ou pas, tous les membres de l’association sont animés par le même esprit.

Cet esprit est aussi un esprit d’indépendance. Beaucoup d’associations vivent de subventions publiques, qui sont souvent des subventions d’élus. Nous n’avons pas fait ce choix, afin de pouvoir garder notre liberté, et de conserver le rôle de lanceur d’alerte que nous avons maintes fois assumé. Le Poing Commun est donc pluraliste et apartisan, mais pas apolitique. Nous assumons et nous revendiquons d’avoir une démarche éminemment politique, dans le sens où elle s’intéresse à la chose publique et à l’organisation de la Cité.

LVSL – Vous faites de la laïcité la pierre angulaire de cette défense de la République. Pourquoi ne pas privilégier d’autres valeurs républicaines associées à la gauche, comme la justice sociale par exemple ?

Nous avons effectivement beaucoup travaillé sur la laïcité que ce soit par des textes ou par des mobilisations. Néanmoins, il serait réducteur d’isoler la laïcité comme une valeur à part entière des fondamentaux républicains. Nous pensons que la laïcité, le combat pour l’égalité et la justice sociale vont ensemble. Notre association ne se résume donc pas au combat laïque.

Par exemple, depuis septembre, notre activité s’est essentiellement portée sur la notion de « travail ». Plusieurs contributions ont tenté d’apporter un éclairage conceptuel, historique ou militant au terme de « travail ». Un débat s’est tenu autour de la loi travail, réunissant plus de personnes soixante personnes. Un ciné-débat a été proposé autour du film La loi du marché de Stéphane Brizé.

Nous sommes également très heureux de co-organiser avec LVSL un événement en février à Lyon autour de la notion de « populisme » et des nouvelles formes d’engagements. Ce mot « populisme », souvent employé et trop rarement défini, fera d’ailleurs l’objet d’un cycle de trois mois, jusqu’en mars. Il sera suivi d’un autre sur l’écologie, dont la teneur républicaine est trop souvent minorée. Ce sont toujours les thèmes soufflés par l’actualité ou les adhérents qui sont repris et explorés. Le travail ne fait que commencer !

 

L’équipe du Poing Commun

Plus d’informations sur le site www.lepoingcommun.fr

Photo et illustrations fournies par l’association.


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En Guyane, la révolte des oubliés de la République

http://www.franceguyane.mobi/actualite/faitsdivers/500-freres-on-va-continuer-a-mettre-la-pression-335654.php
Guyane

Depuis le 18 mars, un vaste mouvement de grève paralyse la Guyane. Les manifestants dénoncent l’insécurité, la précarité et, plus généralement, le manque d’intérêt de l’Etat pour ces territoires. L’exemple guyanais doit amener à réfléchir plus largement sur la question de l’outre-mer français et sur les moyens de dynamiser ces territoires oubliés.

 

Une éruption qui révèle un malaise profond

 

Département français situé en Amazonie, la Guyane souffre comme la majorité des autres DOM et COM (Collectivités d’outre-mer) d’un manque d’activités diversifiées : en dehors de la fonction publique, et notamment de l’Education Nationale, le principal employeur de l’île est le Centre Spatial Guyanais basé à Kourou, sur le littoral. Cela crée une inégalité profonde entre les fonctionnaires, bien rémunérés, et les autres, qui ont du mal à trouver des emplois sur un territoire en manque d’activité. Cela alimente toute sorte de trafics, notamment dans la forêt amazonienne, où des villages entiers d’orpailleurs sont traqués par l’armée française, alimentant un climat d’insécurité pesant sur tout le territoire.

C’est ce contexte qui explique le mouvement social d’ampleur qui touche en ce moment la Guyane. D’ailleurs, le lieu d’où est partie la contestation est particulièrement révélateur : les manifestants ont choisi de bloquer la route menant au Centre Spatial, ce qui a rapidement paralysé le territoire. A travers ce blocage, preuve est ainsi faite que toute l’activité économique du département repose sur ce centre, et c’est là le cœur du problème.

Toutefois, à cette colère économique se sont greffées d’autres revendications d’ordre plus général, montrant bien le sentiment de relégation, justifié, dont souffrent les habitants. Ils réclament ainsi de meilleurs moyens de transport pour se déplacer au sein du territoire, la présence de forces de sécurité aux abords des établissements scolaires aux horaires d’entrée et de sortie des élèves, mais aussi le développement de nouvelles filières d’études, tant supérieures que professionnelles. Car c’est aussi et surtout dans le domaine scolaire et universitaire que le manque d’engagement de l’Etat est patent : faute de débouchés une fois leur baccalauréat en poche, beaucoup de jeunes guyanais sont forcés de partir étudier en métropole et ne peuvent que très rarement retourner chez eux, la faute à des billets d’avion bien trop chers pour eux. En parallèle, ceux qui restent sur place ne sont pas suffisamment qualifiés pour trouver un emploi, ce qui alimente le chômage, la criminalité, et l’isolement du territoire… La boucle est bouclée, et ce cycle ne semble pas prêt de s’interrompre.

Par ailleurs, le traitement médiatique de cette contestation sociale montre également combien la Guyane est oubliée non seulement de la classe politique, mais aussi de toute la population métropolitaine. En effet, le mouvement n’a commencé à être couvert par les médias nationaux que cinq jours après le début de celui-ci : si un mouvement d’une telle ampleur avait eu lieu en métropole, nul doute qu’on en aurait parlé dès le début. Cela nourrit également la contestation : les Guyanais ont le sentiment d’être des Français de seconde zone, dont les problèmes seraient moins importants que ceux de leurs compatriotes de métropole. In fine, ce traitement médiatique odieux nuit à la cohésion nationale.

 

Une énième crise révélatrice des problèmes profonds de l’outre-mer

 

Plus largement, la contestation qui touche actuellement la Guyane doit amener à réfléchir sur la situation de l’ensemble de l’outre-mer français.

En effet, la Guyane est loin d’être un cas à part, et dans de nombreux autres DOM-COM, la situation est tout aussi difficile pour la population locale. Ainsi en Guadeloupe en 2009, la situation avait dégénéré, aboutissant à de véritables émeutes : toutes les routes bloquées, des bâtiments incendiés… Une manifestation extrême de l’état de misère dans lequel l’Etat a laissé ces territoires.

Mais le cas le plus emblématique est celui du plus jeune département français : Mayotte. Ce petit archipel de l’Océan Indien, auparavant Territoire d’outre-mer, est devenu un département en 2011. De par son statut de département, l’Etat a l’obligation d’y traiter les habitants de la même manière qu’en métropole. Or, la situation à Mayotte tient beaucoup plus du tiers-monde que de la France métropolitaine. 58% de la population en âge de travailler ne maîtrise pas les bases de la langue française, et trois habitants sur dix n’ont jamais été scolarisés, là où le principe de l’obligation scolaire devrait prévaloir sur ce territoire comme en métropole. Le taux de chômage, compte tenu de cette population très peu qualifiée, peut sembler rassurant : « seulement » 20%. Néanmoins, le nombre de chômeurs est nettement plus élevé. La majeure partie d’entre eux n’ont pas les compétences administratives et linguistiques pour effectuer les démarches d’inscription. Le PIB par habitant y est de 6500€ : rappelons qu’en France métropolitaine, il est de 29 290€. Ajoutons à cela les graves problèmes d’approvisionnement en eau que l’archipel a récemment connu ainsi que la crise migratoire à laquelle il est confronté sans moyens suffisants, et on obtient un mélange détonnant qui pourrait bien exploser prochainement.

L’urgence de poser des perspectives pour ces territoires

 

Pourtant, ces territoires regorgent de potentialités et participent à la puissance de la France à l’échelle internationale. En effet, ils permettent à la France d’être présente sur tous les continents du monde. Ils permettent aussi à notre pays de bénéficier d’une richesse culturelle rare : chaque territoire a ses cultures propres, parfois issues d’un passé colonial et esclavagiste douloureux. Enfin, c’est grâce à ces territoires que la France peut se targuer d’avoir la deuxième Zone Economique Exclusive (ZEE) au monde : ces espaces permettent à la France d’être l’une des premières puissances maritimes.

Face au constat alarmant dressé précédemment, on pourrait légitimement se dire que les candidats à l’élection présidentielle se sont emparés du sujet et ont tous proposé des actions en faveur de ces territoires. Or il n’en est rien. Si les principaux prétendants (Macron, Fillon, Hamon) ont visité certains des DOM-COM, ce n’était pas pour y proposer des solutions. Devant les français d’outre-mer, les candidats se sont contentés d’évoquer des plans de réduction des inégalités et une politique permettant un véritable développement endémique de ces territoires. Rien de nouveau sous le soleil : c’est ce que promettent les principaux candidats tous les cinq ans depuis toujours, sans que rien ne change pour les populations locales.

Toutefois, Jean-Luc Mélenchon semble porter un vrai projet d’avenir pour ces territoires. Il veut en faire des espaces à la pointe de l’innovation, notamment en matière de transition écologique, en s’appuyant sur les ressources (eau, soleil) disponibles. L’autonomie énergétique et le développement d’un secteur maritime fort pourraient être les bases d’une renaissance économique de ces territoires.

Mais le défi est aussi d’intégrer pleinement ces territoires à la République tout en reconnaissant leur particularité : il faut poursuivre la politique d’adaptation des programmes scolaires selon le contexte local, appliquer réellement la loi de 1905 dans certains territoires où la laïcité est bafouée, garantir la tenue du référendum d’autodétermination en Nouvelle-Calédonie, et favoriser l’apprentissage des langues et cultures locales.

Enfin, ces territoires pourraient permettre à la France d’affirmer sa souveraineté à l’échelle internationale en intégrant des organisations progressistes : la Guyane pourrait ainsi être intégrée à l’ALBA (Alliance Bolivarienne pour les peuples de notre Amérique) aux côtés de Cuba et des autres puissances anti-impérialistes de la région.

Crédit photo:

© Pierre Rossovich http://www.franceguyane.mobi/actualite/faitsdivers/500-freres-on-va-continuer-a-mettre-la-pression-335654.php


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Abolissons l’héritage et bon vent les héritiers !

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Chenonceaux_French_Gardens.jpg
Le château de Chenonceau, propriété de la famille Meunier depuis plus d’un siècle ©Telemaque MySon

L’héritage est une institution millénaire qui apparaît aujourd’hui comme une évidence figée de l’Histoire, comme inscrite dans l’ADN de notre société. Pourtant, et l’Histoire le montre, elle n’est qu’une institution contingente qu’il serait possible d’abolir ou de modifier. Des propositions émergent en ce sens aux quatre coins du spectre politique. Le XXIe siècle sera-t-il celui de l’abolition de l’héritage ?

Le sens de l’héritage

Inscrit dans notre société comme une donnée irrévocable, l’héritage n’est en rien inné et demeure le fruit d’une construction historique et sociale. Il s’agit de la transmission du capital accumulé au cours d’une vie à ses descendants, donc de toutes les richesses matérielles acquises ou déjà héritées de la génération précédente et que l’on qualifiera également de patrimoine. Cette pratique repose sur le droit inaliénable à la propriété privée ; elle consiste à déléguer aux individus la responsabilité de la redistribution de leurs richesses personnelles après leur mort.

Bien sûr, une abolition pure et simple de l’héritage en l’état actuel des choses provoquerait un déchirement social Sans aller jusque-là  un augmentation de l’impôt sur la succession ou bien la limitation du droit à la succession à une génération sont autant de pistes qu’il conviendrait d’explorer pour faire changer les mentalités et suggérer un nouveau champ des possibles.

Famille et héritage

Dans cette conception, l’individu peut être assimilé à un bâtisseur de son propre empire familial. La progression sociale peut se faire délibérément au fil des générations, chacune ayant la mission d’assurer la prospérité de la famille et d’enrichir son capital. La simple volonté naturelle de chacun de maximiser les chances de réussite de ses descendants peut aussi pousser à conquérir une part de pouvoir jugée suffisante, mais empiétant mécaniquement sur celle des autres. La nature même du mot “patrimoine” qui renvoie à l’autorité patriarcale lie intrinsèquement la construction familiale à sa manifestation matérielle transmise de génération en génération. Se battre pour défendre et faire prospérer le capital hérité était donc un moyen de contribuer à l’honneur et au prestige de sa famille. La place grandissante de l’idéal capitaliste dans les sociétés occidentales a remplacé la transmission familiale par une quête du profit pour laquelle la succession des générations n’était qu’un outil d’accumulation de plus.

Un principe remis en question à travers l’histoire

L’abolition de l’héritage a surgi à plusieurs reprises dans l’histoire politique, économique et sociale et a toujours été objet de controverses, notamment  parce qu’elle remet en cause un principe profondément ancré dans nos cultures.

Au début du XIXe siècle, la doctrine saint-simoniste assimile le droit d’héritage au droit de naître avec le privilège de ne rien faire : elle considère que les héritiers sont conditionnés pour ne rien apporter à la société, puisque rien ne les pousse à entreprendre et à créer plus de richesse à partager. Les saint-simoniens proposent  de faire de l’Etat le seul héritier, donc d’allouer la richesse du défunt au collectif en le subordonnant à l’intérêt général. Au même siècle, l’économiste et philosophe John Stuart Mill, plus modéré préconise un plafonnement de l’héritage qui laisserait aux héritiers une part raisonnable dont ils pourraient profiter sans causer d’inégalités démesurées.

La gauche révolutionnaire va ensuite s’approprier cette idée dans sa critique de la propriété privée – l’abolition de l’héritage étant l’une des mesures transitoires vers l’abolition de la propriété privée dans le Manifeste du parti communiste de 1848 – et elle nourrira différents programmes ouvriers et communistes au XIXe siècle, mais également en 1946 par Léon Blum qui proposa sans succès de limiter le droit d’héritage à une seule génération.

La pensée libérale, dans sa composition la plus hétéroclite,  de Keynes aux libertariens, interroge elle aussi le droit d’héritage car il est un frein à l’établissement d’une économie libérale fidèle à ses valeurs, dont notamment l’égalité des chances. Plus généralement, la concentration excessive de richesses défie le bon sens économique  : elle pénalise la consommation, limite les capitaux investis dans l’économie réelle et comme nous le verrons par la suite, réduit l’efficacité économique de l’individu rationnel.

Combattre les inégalités à la racine…

L’abolition de l’héritage consiste en la dévolution de tous les biens matériels d’un défunt à l’Etat, qui aurait ensuite la tâche de les redistribuer à l’ensemble de la société. Il s’agit donc en premier d’un mécanisme de redistribution des richesses mais aux bénéfices différents de l’impôt sur le revenu par exemple, en augmentant considérablement la richesse à partager entre tous.

D’une part, elle combat les inégalités dues à l’accumulation gargantuesque de capital, concentré dans les mains des plus riches. En effet comme le rapporte la revue Challenges dans un article de 2015, 60% des grandes fortunes sont possédées en France par des héritiers. En limitant les processus d’enrichissement à une génération, le creusement des inégalités est naturellement limité puisque les cartes sont rebattues à chaque génération.

D’autre part, un individu rationnel évoluant dans le système économique avec l’information qu’il n’aura plus d’emprise sur ses biens après sa mort n’a aucune raison de vouloir  excessivement épargner son argent ou de multiplier ses acquisitions immobilières, mais plutôt de consommer – et là encore, de provoquer une revitalisation de l’économie. Il n’a donc fondamentalement pas la volonté de s’emparer de plus de richesse qu’il n’en aurait besoin et ne prive pas d’autres individus d’un niveau de vie suffisant à leur épanouissement.  L’abolition de l’héritage lutte donc contre les inégalités en répartissant la richesse déjà accaparée tout en rendant insensé la simple quête de trop de richesses qui conduisent à ces mêmes inégalités.

… sans faire entrave à la liberté d’entreprendre

La différence avec un impôt sur le revenu élevé considéré comme confiscatoire par certains libéraux repose sur deux aspects de l’abolition. Tout d’abord, le prélèvement intervient après la mort de l’individu et donc ne prive pas de sa richesse celui qui l’a acquise. On peut considérer que  la génération suivante ne bénéficie pas de la richesse accumulée, mais on estimera en appliquant une vision libérale que l’héritier n’a aucune légitimité à profiter de tels privilèges pour lesquels il s’est juste “donné la peine de naître”.

Ensuite, elle rétablit une égalité des chances à la naissance et valorise finalement celui qui entreprend pour réussir. Comme l’explique Warren Buffet, l’un des huit milliardaires les plus riches du monde “Un homme très riche doit laisser à ses enfants assez pour qu’ils puissent faire ce qu’ils veulent, mais pas trop pour qu’ils ne fassent rien“. Tout à fait logiquement, un individu héritant d’une fortune colossale n’a aucun intérêt à faire des choix économiques efficaces puisqu’il n’est soumis à aucun risque. Abolir l’héritage c’est substituer une société de l’initiative à une société de rente, parce que l’individu sera poussé à entreprendre par lui-même pour développer son capital s’il estime que c’est son intérêt, et donc à prendre des risques, à innover, à penser de nouveaux modèles, etc. L’individu, indépendamment de sa naissance, est donc poussé à entreprendre dans son intérêt personnel tout en préservant un équilibre qui empêche l’accaparement des richesses et préserve une égalité vertueuse.

Solidarité intergénérationnelle ?

L’on pourrait rétorquer à cette démonstration que contrairement à l’impôt, la captation des richesses du défunt par l’Etat n’est pas légitime parce que le défunt ne peut bénéficier des services de l’Etat après sa mort. Il faut alors garder en mémoire que cette mesure consiste naturellement en un mécanisme de solidarité intergénérationnelle. Chaque individu profiterait tout au long de sa vie des richesses redistribuées des générations précédentes (sous forme de services publics ou de revenus secondaires) et la transmission de son patrimoine à l’Etat permettra aux générations suivantes de jouir de ses richesses comme il a pu profiter de celles de ses aïeux.

Quelle est la valeur de ce que nous transmettons ?

Le débat sur l’abolition de l’héritage soulève des questions plus générales. Il nous interroge en premier lieu sur ce que nous léguons au monde après notre mort. L’argent étant par définition un moyen et non une fin, un simple outil de régulation des échanges entre les hommes, faire de son accumulation une preuve de notre passage sur terre constitue un non-sens. On peut alors se représenter un capital financier comme une façon de protéger sa descendance, ou d’assurer son bonheur. Cela reste néanmoins inscrit dans une logique individualiste, où l’on ne souhaite le bonheur que des siens et pas du collectif.

D’une autre façon, le  patrimoine immobilier d’une famille, peut avoir la vertu de témoigner de là où ont grandi les aïeux, mais renferme des interrogations auxiliaires sur notre rapport aux relations humaines, en l’occurrence familiales. Une maison de vacances peut être à la fois considérée comme faisant partie de la substance qui constitue l’histoire d’un individu ou d’une famille qui se sont battus pour l’acquérir, ou seulement comme une matérialisation anecdotique de vies et de relations qui ont bien plus de valeur que le béton qui les a abritées. Le débat public s’enferre souvent dans des crispations et des propos stériles alors qu’ouvrir une réflexion sur des sujets plus vastes et plus essentiels pourrait finalement répondre aux questions du quotidien.

Léguer d’autres formes de richesses

Abolir l’héritage n’est pas synonyme de supprimer toute forme de transmission, puisque c’est de l’héritage matériel dont il est question. Affirmer le contraire serait expliquer qu’un être ne peut rien transmettre d’autre de l’expérience de sa vie que des biens matériels et nierait donc une évidence humaniste : une vie humaine vaut bien plus que les sommes qu’elle a réussi à engendrer.

Ce que nous appellerons patrimoine humain est également constitué des relations sociales qui ont marqué une vie, d’une culture, d’une éducation dispensée à ses descendants, des idées inventées et défendues, des apports individuels pour améliorer la condition générale de la société… bref, d’autant de richesses  qu’on ne saurait mépriser en les estimant à des montants et qui ont une importance fondamentale dans la définition de l’être humain dans la société.

L’abolition de l’héritage présente des avantages comme elle présente des inconvénients, mais c’est avant tout un choix qui concerne la direction que l’on donne à l’intérêt général et qui doit être débattu démocratiquement. Ce n’est pas seulement une question économique ou une réflexion sur la répartition des richesses. C’est plus largement une question qui pose la question de la définition de l’individu : doit-il être défini par son origine ou par une libre construction de son destin ?

Crédit photo

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