La métropolisation de la France, un danger pour la République

Rocade de Bordeaux © Wikimedia

La métropolisation est une tendance lourde de nos sociétés. Né aux États-Unis, ce phénomène de concentration de la production de richesses dans de très grandes agglomérations a gagné la France au cours des dernières décennies et l’a profondément transformée. La métropolisation a conduit à une éviction des classes moyennes et populaires des métropoles, renvoyées dans une France périphérique appauvrie. La crise des Gilets jaunes a mis en lumière les dommages démocratiques de cette partition sociale et territoriale. C’est la thèse de Pierre Vermeren, professeur d’histoire contemporaine à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, qui vient de publier dans la collection Le Débat chez Gallimard L’impasse de la métropolisation. L’historien souligne que la conquête électorale des métropoles par l’écologisme politique paraît relever davantage d’un réflexe de fermeture sur soi que d’une prise en compte du problème posé.1

La nouvelle économie de services à la française a détruit l’ancien modèle économique. Les chiffres sont spectaculaires. En un demi-siècle, l’emploi industriel a régressé de plus de 40% à 10% de la main-d’œuvre et l’agriculture s’est effondrée de 15% à 2% des emplois. Cette fuite en avant vers l’économie tertiaire et financière touche tout le territoire et toutes les activités. Toutefois, elle est particulièrement marquée dans les métropoles, celles-ci ayant peu à peu répudié leurs activités industrielles, une tendance qui ne faiblit pas. Citons l’arrêt de l’usine AZF à Toulouse en 2001, qui fait suite à la première grande catastrophe industrielle du siècle, ayant tué 31 personnes, blessé 2 500, et fait 2 milliards d’euros de dégâts ; la fermeture de l’usine PSA d’Aulnay-sous-Bois en 2013 et des dernières grandes usines Nexans et SITL à Lyon de 2013 à 2015 ; ou la fermeture de l’usine Ford de Blanquefort-Bordeaux en 2019. Les deux exceptions sont – jusqu’à la Covid – le grand port de Marseille-Méditerranée et les industries aéronautiques à Toulouse et Bordeaux, même si ces dernières sont autant des industries de cadres que de main-d’œuvre.

Une économie de cadres très productive…

Les métropoles sont devenues des bassins d’emplois presque exclusivement tertiaires, avec un très fort taux d’encadrement, ce qui est un paradoxe pour des villes qui furent presque toutes de grandes cités ouvrières : Paris, ancienne capitale industrielle de la France ; Lyon, la ville des soyeux, des canuts et de la chimie ; Lille-Roubaix-Tourcoing, capitales du textile ; Marseille, Bordeaux et Nantes, anciennes capitales portuaires et d’industries navales. Cette page définitivement tournée, les capitaux bancaires et industriels ont été reconvertis dans les activités tertiaires les plus rentables. C’est le rêve de « l’entreprise sans usines », cher à l’ancien PDG d’Alcatel, Serge Tchuruk. Quand il l’énonça en 2000, ce fut un choc : mais sa prédiction, qui était alors le vœu secret de la technostructure française, s’est autoréalisée.

Pour contourner le coût du travail élevé en France, dû aux charges sociales et au haut niveau de contestation sociale, les capitaux ont délaissé la productions des biens matériels au profit des services immatériels. Ce choix ne fut celui ni de l’Allemagne ni celui du Japon, ce qui oblige à y reconnaître un choix délibéré. Les cadres sont apparus comme politiquement plus sûrs que les ouvriers, et leur valeur ajoutée plus performante. Ainsi se sont à la fois multipliés dans les métropoles – prestige et confort obligent – les services aux entreprises et les services à la personne, qu’ils soient marchands ou non marchands. Ainsi, l’hôpital public se développe en même temps que les cliniques privées, et les universités publiques aux côtés de grandes écoles privées. On pourrait rétorquer que l’État a créé et réparti des universités et des hôpitaux sur tout le territoire. Mais les services hospitaliers de pointe sont aussi concentrés dans les CHU, qui accueillent aussi les médecins les mieux rémunérés, les professeurs d’université et les étudiants et diplômés les mieux classés.

Car la métropolisation concentre les emplois privés de cadres dans ces régions urbaines. La fin des usines a entraîné la grande migration des ingénieurs vers les agglomérations. Depuis le tournant du siècle, ce mouvement touche aussi les architectes, les médecins, et les professions libérales en général.

Certes, les services à la personne comme le tourisme ou l’hôtellerie-restauration mêlent des emplois de main-d’œuvre sans qualification, mal rémunérés, et des emplois à haut revenus : mais la particularité des métropoles est qu’elles ont réussi – comme pour la médecine – à capter la plupart des emplois les mieux rémunérés. Dans la fonction publique, le tertiaire de commandement a trouvé refuge dans ces métropoles ; et dans le secteur concurrentiel, le mouvement est encore plus marqué. L’État doit en effet maintenir des emplois de cadres, même en petit nombre, dans tous les départements, que ces emplois soient universitaires, hospitaliers, militaires, judiciaires ou liés au réseau de la préfectorale. Mais la balance n’est pas équilibrée. 85% à 90% des énarques résident à terme en Île-de-France, ce qui reflète la réalité de l’organisation et de la centralisation de l’État. De même, les emplois les mieux rémunérés de la fonction publique territoriale se concentrent dans les capitales régionales, qui sont en majorité des métropoles depuis la réforme de François Hollande. Or la question est plus large.

À Paris, presque la moitié de la population est désormais composée de cadres supérieurs, soit 44% : cette proportion considérable se réduit au fur et à mesure que l’on s’éloigne de Paris et du cœur des métropoles. Elle tombe à 37,5% dans les Hauts-de-Seine (petite couronne), 30% dans les Yvelines (grande couronne) et à moins de 10% dans les départements du Cantal ou de la Lozère, parmi les plus ruraux de France. À s’en tenir aux cadres du secteur public, l’écart serait moins important. Mais, dans le secteur privé, ce serait pire. Car la métropolisation concentre les emplois privés de cadres dans ces régions urbaines. La fin des usines a entraîné la grande migration des ingénieurs vers les agglomérations. Depuis le tournant du siècle, ce mouvement touche aussi les architectes, les médecins, et les professions libérales en général. Cela tient, pour partie, à la féminisation de ces métiers, à leur concentration dans des structures plus larges (cabinets d’avocats ou d’architectes remplacent les indépendants d’autrefois), mais surtout à la concentration des richesses produites dans les métropoles. La richesse attire les cadres car elle peut les rémunérer selon leurs attentes, et ils la font croître en retour.

La puissante catégorie sociale des cadres, passée en soixante ans de 5 % à 15-17% des actifs, ce qui, en 2020, représente 4,7 millions de personnes (famille non comprises), réside aux deux tiers dans les métropoles. Ce fut l’objectif des maires de Nantes, Bordeaux ou Toulouse que d’attirer dans leur ville ces actifs haut de gamme, désireux de quitter Paris et ses nuisances pour s’installer dans une grande ville de province. Non seulement ils démontrent par leur choix l’attractivité de la ville choisie, mais ils renforcent tous les mécanismes ardemment souhaités par les municipalités (montée des prix de l’immobilier, gentrification, élargissement des bases fiscales, image de marque, création de richesses et de nouvelles entreprises, etc.).

Cette dynamique de métropolisation repose principalement sur la mobilité des hauts emplois de services (public ou privé). Elle se traduit par la constitution de milieux sociaux et de vie homogènes, comme l’Ouest parisien, le centre de Bordeaux, le centre et la banlieue ouest de Lyon, les quartiers du centre et sud de Marseille et, de l’autre, par la concentration des administrations et des entreprises à forte valeur ajoutée. CHU, grandes écoles et universités offrent localement des services à la personne (formation, santé, entre autres), tandis que dans les entreprises de services aux entreprises (informatique, communication, publicité, banques, finance, conseil, etc.) accroissent les revenus, les ressources fiscales et les investissements.

En 2019, les douze métropoles françaises produisent plus de la moitié du PIB national, alors qu’elles n’occupent qu’une infime partie du territoire, près de 5% (dont 2,5% pour l’Île-de-France). Elles hébergent les deux tiers des cadres français, ce qui est leur atout maître, dont un tiers en Île-de-France, et le second dans les onze autres (Lyon, Marseille/Aix, Lille, Bordeaux, Toulouse, Nantes, Strasbourg, Rennes, Montpellier, Nice et Grenoble). Certaines, comme Paris et Nice, abritent en outre une grande proportion de cadres retraités, ce qui contribue à l’économie générale du système métropolitain. Il s’ensuit un grand déséquilibre dans la production des richesses, la distribution des activités et des revenus au sein de l’espace national, plaçant les deux tiers des départements français dans une situation de dépendance chronique au sein du grand système national de redistribution, assuré par l’État et les organismes sociaux.

L’hécatombe des classes populaires urbaines

La partition territoriale qui sépare aujourd’hui les classes sociales françaises aisées de la majeure partie du peuple n’épuise pas la métropolisation comme prince de réorganisation de la société. Il serait faux et naïf de penser que la bourgeoisie française et les haut des classes moyennes peuvent se passer des classes populaires. Certes, le gros des classes populaires françaises a dû quitter le monde de la production, tant agricole (par excès de modernisation) qu’industrielle (par excès de délocalisation). L’artisanat a été réduit à sa plus simple expression par la standardisation, et l’industrialisation du bâtiment par la mode du jetable et par l’obsolescence programmée. Pourquoi recourir à des réparateurs ou à des couturières quand on jette, et à des peintres quand sa maison est équipée de PVC ?

Mais cela laisse intacts les services à la personne (nettoyage, aide aux enfants ou aux personnes âgées, restauration) et certains services aux entreprises (gardiennage, entretien des locaux et des espaces verts). Dans le grand chambardement territorial traversé par la France des années 1970 aux années 2000, les classes populaires ont quitté l’Île-de-France puis certaines métropoles pour se réinstaller assez loin : dans des zones rurales comme en Bretagne, dans des villes petites et moyennes, mais surtout dans le péri-urbain, à quelques dizaines de kilomètres de la ville-centre. La pavillonisation de l’habitat les a matériellement éloignées des bassins d’emploi des services à la personne ou aux entreprises. Or pour garder un enfant, il faut être disponible dès huit heures du matin ; pour ranger et préparer les restaurants, la fin de soirée est nécessaire ; pour nettoyer l’avenue des Champs-Élysées ou les transports en commun, on doit travailler en pleine nuit. Les employeurs ont besoin d’une main-d’œuvre de proximité et à faibles salaires. Or travailler de nuit à vingt ou quarante kilomètres de chez soi, surtout si l’on doit utiliser sa voiture personnelle – cité pavillonnaire oblige – pour un Smic ou à peine plus, n’a aucun intérêt économique.

Il est souvent dit que « les Français » refusent de faire des métiers dégradants, ce qui rend nécessaire un flux migratoire constant vers les métiers et secteurs « sous tension ». Cette explication, qui fait l’impasse sur la métropolisation, est biaisée : les prix de l’immobilier des métropoles se sont envolés en une génération – à l’inverse de l’Allemagne –, croissant deux à trois fois plus que les salaires versés ; poussées par la désindustrialisation, les classes populaires ont été chassées des villes. Il existe des exceptions, nonobstant le fait que certaines familles ont grimpé dans l’échelle sociale pour s’intégrer aux élites. Mais en général, à cause du chômage, de la transformation de l’environnement – devenu trop cher, ou non conforme aux habitudes antérieures –, ou pour défaut de famille nombreuse, les anciennes classes populaires n’occupent plus les logements sociaux. Beaucoup ont même quitté ceux qu’elles occupaient.

Une fois réalisé leur déménagement hors de la métropole, et réinstallées en pavillon ou dans une petite ville, il n’y a plus de retour possible. Ainsi sont partis les « déplorables », pour pasticher une citation de Hillary Clinton évoquant les électeurs populaires de Trump.

Le centre des métropoles – tantôt livré à la rénovation (quartiers Saint-Michel à Bordeaux, de la Gare de Lyon à Paris), à la construction de quartiers résidentiels (quartiers de la BNF à Paris rive gauche ou des bassins à flots à Bordeaux), de bureaux ou d’activités diverses (Euroméditerranée à Marseille, quartier des gares à Lille) – incite ou contraint les classes populaires subsistantes à quitter leurs quartiers de naissance ou de résidence. Une fois réalisé leur déménagement hors de la métropole, et réinstallées en pavillon ou dans une petite ville, il n’y a plus de retour possible. Ainsi sont partis les « déplorables », pour pasticher une citation de Hillary Clinton évoquant les électeurs populaires de Trump.

De nouvelles populations s’installent dans les quartiers réaménagés, répondant aux souhaits des municipalités des grandes villes. Celles-ci veulent attirer des CSP+, ces cadres pouvant répondre à la hausse des prix de l’immobilier, et dont les modes de vie sont conformes aux nouvelles attentes : la salle de sport remplacera le bistrot, et l’onglerie ou le magasin bio la charcuterie ou la droguerie d’antan. En outre, certaines populations mobiles, comme les touristes ou les étudiants, sont ciblées. Car la gentrification n’est pas subie mais voulue. Nous reviendrons, plus tard, sur cet aspect difficile à aborder : dans une capitale régionale en pleine expansion, soucieuse de son image de marque et désireuse de satisfaire ses nouveaux habitants, pourquoi s’embarrasser de gens à « problèmes » ? Les foyers de handicapés, les maisons de retraite, les hôpitaux, les trop grandes familles, voire les enfants, la pauvreté d’une manière générale sont des problèmes pour les édiles : cela coûte cher et occupe un personnel communal important, cela crée des servitudes, de sorte qu’à l’exclusion des ouvriers et employés indispensables au confort de ses habitants, la grande ville est tentée d’externaliser ces habitants ou ces activités vers la banlieue, voire sa grande banlieue. La nouvelle géographie de la localisation des EHPAD et des nouveaux équipements liés à la mort (arboretum funéraire, centres de crémation, chambres mortuaires, pompes funèbres) dans les métropoles serait très éclairante.

La conséquence de ces transformations réalisées en une ou deux générations est un rapide changement des populations métropolitaines. Dans la capitale girondine, il ne reste pas grand monde des Bordelais d’origine. Depuis l’abandon du port urbain de Bordeaux dans les années 19802, suivi de la rénovation de la ville dans les années 2000, le turnover a été très rapide. La mystérieuse « bourgeoisie bordelaise », réputée distante, s’est considérablement renouvelée : François Mauriac n’y retrouverait pas beaucoup son monde. Aspirées par Paris, par d’autres métropoles ou la mondialisation, les descendants des élites d’autrefois sont souvent partis. Et que dire des classes populaires qui dessinaient l’autre visage de Bordeaux : gouailleur, parlant fort avec l’accent bordelais chantant, mâtiné de termes occitans ou espagnols. Ce petit peuple, qui vivait des activités du port, de l’industrie et du commerce du vin, a quitté la ville. La mairie et la presse locale préfèrent évoquer les « nouveaux Bordelais », cœurs de cible des communicants de la mairie. À Toulouse, La Dépêche du Midi a calculé, il y a quelques années, que sur ses 800 000 habitants les Toulousains d’origine sont moins de 200 000, alors que la ville-centre comptait plus de 400 000 habitants dès 2000.

La République en échec

L’impasse démocratique dans laquelle se sont engagées les métropoles a été évoquée au début de cet ouvrage. Elle touche le fondement de la démocratie politique : le scrutin électoral. Non seulement la participation électorale est devenue faible dans les grandes agglomérations, et même de plus en plus faible ; mais cette dégradation de la légitimité des élus, acquise par le suffrage universel, est aggravée tant par l’évolution du pouvoir des maires que par les structures sociologiques de la ville. Si les métropoles votent très peu, ainsi que nous l’avons évoqué, c’est que les segments de la société qui votent le plus (classes moyennes, retraités) ont été chassés de la ville-centre au profit de populations peu ou non votantes (étudiants, immigrés récents – souvent étrangers –, sans parler des touristes).

Évoquons, en outre, la nature du pouvoir municipal. Celui-ci est de moins en moins démocratique. Les élus d’opposition au conseil municipal n’ont en général que le pouvoir de la parole, étant sous-payés et n’étant pas associés aux décisions ; quant à la majorité municipale, elle est presque entièrement soumise aux décisions du maire, le conseil se contentant de voter en bloc les décisions prises au préalable entre le maire, ses services administratifs, son ou ses conseillers politiques, et quelques notables ou hommes d’affaires – des non-élus donc. Ajoutons qu’en dépit de la décentralisation, de nombreux facteurs limitatifs ont contribué à réduire la marge de manœuvre des maires ; il s’agit des communautés d’agglomération, des règlements et des normes, du caractère oligopolistique des fournisseurs aux collectivités – qui constituent un pôle majeur du capitalisme rentier à la française –, du principe de précaution et de la judiciarisation de la vie publique. Toute la chaîne démocratique en est atteinte.

Ajoutons qu’en dépit de la décentralisation, de nombreux facteurs limitatifs ont contribué à réduire la marge de manœuvre des maires ; il s’agit des communautés d’agglomération, des règlements et des normes, du caractère oligopolistique des fournisseurs aux collectivités – qui constituent un pôle majeur du capitalisme rentier à la française –, du principe de précaution et de la judiciarisation de la vie publique.

De tout cela résulte une baisse conséquente de la participation au vote, car les électeurs ont compris cette dégradation du pouvoir municipal. De grands « élus » municipaux, parfois présentés en « barons » ou en « princes » régionaux, ne sont élus que par des minorités. Dans les communes de Lille, Bordeaux ou Grenoble, dont la ville-centre est de taille modeste au regard de l’agglomération dans son ensemble, le maire n’est souvent l’élu que d’une infime partie de la population. Alain Juppé a été élu en 2014 par 46 489 électeurs, soit 33,1 % des inscrits de Bordeaux, mais 5,9% de la population de l’agglomération ; le maire de Montpellier, Philippe Saurel, a été élu avec 29 928 voix, soit 20,55% des inscrits, mais 6,64% des habitants de l’agglomération. En 2020, Martine Aubry a été réélue maire de Lille par 15 389 voix, ce qui représente 12,36% des inscrits, mais 1,31% des habitants de Lille Métropole. À de tels niveaux, la distorsion démocratique est presque rédhibitoire, même si tout semble continuer comme avant. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que la couleur politique des métropoles puisse changer de manière difficilement prévisible, puisque tout dépend d’une petite cohorte de votants.

Forts de leurs principes démocratiques réaffirmés, les nouveaux maires écologistes de 2020 veulent-ils renouveler les pratiques et l’ancrage de la citoyenneté municipale ? Leurs premiers gestes et déclarations permettent d’en douter. Après Anne Hidalgo en 2019 à Paris, Pierre Hurmic à Bordeaux et Jeanne Barseghian à Strasbourg ont décrété « l’état d’urgence climatique ». Mais sans base juridique, ce projet vise à « défendre une limitation des libertés au nom du changement climatique [ce qui] n’est pas liberticide » (selon l’élue insoumise Manon Aubry)3. Libertés d’éclairages, de chauffage, de déplacement, de consommation, etc. seront désormais soumises à des réglementations contingentes spécifiques. Pourtant, si ces nouveaux élus se présentent en apôtres de la « démocratie participative », il y a un fossé avec leurs pratiques concrètes. Ces adeptes du « collectif » gouvernent leur ville et les métropoles entourés de leurs seuls proches : « Pierre Hurmic à Bordeaux, Grégory Doucet à Lyon ou, encore, Jeanne Barseghian à Strasbourg n’ont attribué qu’à des proches les postes de décision stratégiques, notamment les délégations des intercommunalités 4». Et la journaliste du Figaro Judith Waintraub d’ajouter : « Pierre Hurmic assume de ne pas partager le pouvoir à Bordeaux ».

Partition des électorats, faible appétence des électeurs, dérive technocratique du pouvoir municipal, dilution du pouvoir et des responsabilités, la liste est longue des maux de la crise de la République municipale qui gouverne les métropoles ; cela est d’autant plus fâcheux que leurs maires sont cités en exemple et érigés en interlocuteurs naturels de l’État. Eu égard à la place conquise par les métropoles dans la production des richesses, dans la reconfiguration de l’espace national et social du pays, il n’est pas abusif de dire que leurs manquements démocratiques sont un grave symptôme de la crise de la République.

Notes :

1: Les lignes suivantes sont issues de son ouvrage.

2 : Pierre Guillaume, « Bordeaux oublie son port », in Guy Saupin, Villes atlantiques dans l’Europe occidentale du Moyen Âge au XXe siècle, Rennes, PUR, 2006, p.419-427.

3 : Judith Weintraube, « Les folies des nouveaux maires écolos : leurs obsessions, leur idéologie, leurs dégâts », Le Figaro, 4 septembre 2020.

4 : J. Waintraub, op. cit., 4 septembre 2020.

Le grand retour de la gauche plurielle

https://www.youtube.com/watch?v=L9soeWTdflY
Les Bisounours, épisode « Les Bisounours n’aiment pas les tricheurs » / Capture YouTube / DR https://www.youtube.com/watch?v=L9soeWTdflY

Tout commence comme dans Baron Noir, mais il y a fort à parier que ça finisse autrement. À gauche, on n’en finit pas de s’extasier devant la divine surprise des élections municipales et on anticipe déjà la résurrection de cette gauche plurielle dont les Français rêvent secrètement. L’offensive est lancée : ces prochains mois, les pétitions succéderont aux tribunes, et les palabres aux discussions ; bientôt on rejouera le congrès du Globe et puis celui d’Épinay ! Et après ? L’union et la victoire. Si l’on met de côté le calendrier, les intérêts divergents, les circonstances, les chiffres et la prise en compte de la réalité, rien ne résiste au retour triomphant de la gauche plurielle.


Le songe d’une nuit d’été…

Quelle soirée ! La gauche a pris Bordeaux, arrive en tête à Marseille, Lyon est arrachée par les écologistes, et il faudrait encore parler de Paris, Besançon, Poitiers ou Strasbourg. À vrai dire, certaines victoires font plaisir et marquent effectivement des ruptures locales importantes. Les ères Gaudin ou Collomb se referment et le basculement de Bordeaux est spectaculaire quand on pense que, depuis 1947, la mairie a eu pour seuls locataires Alain Juppé et Jacques Chaban-Delmas. Alors on célèbre, et on tire des conclusions.

« Vous pouvez focaliser l’attention sur Le Havre et Perpignan, mais la véritable nouvelle ce soir, c’est celle-ci : une vague de gauche et écolo a submergé nos villes. […] Et ça engage pour la suite. » note Raphael Glucksmann. Yannick Jadot voit dans ce second tour « un tournant politique pour notre pays ». Najat Vallaud-Belkacem, quant à elle, se veut plus synthétique :

https://twitter.com/najatvb/status/1277338678591926272

Qu’une « vague verte » siphonne le vote macroniste et enlève des villes acquises à la droite ou à La République en Marche (LREM) est – dans l’absolu – une bonne nouvelle. Encore faudrait-il que la vague verte en question ait réellement eu lieu. Si certaines victoires éclatantes peuvent le laisser croire, sans doute faudra-t-il la relativiser à la lumière des analyses exhaustives qui seront produites ces prochaines semaines. Néanmoins, il est possible de dresser un premier bilan. On pense d’abord à l’abstention massive : près de 59 % des Français ne se sont pas rendus aux urnes contre 37,87 % en 2014 et 34,80 % en 2008. Depuis 1983, l’abstention aux élections municipales a triplé. La crise sanitaire explique en partie ce record, mais elle ne peut pas faire oublier la défiance profonde dont les institutions font l’objet. Hadrien Mathoux rappelle ainsi dans les colonnes de Marianne qu’il n’est pas inutile de considérer les scores des vainqueurs à l’aune du pourcentage des inscrits plutôt que des suffrages exprimés : « Ainsi à Lyon, Grégory Doucet n’est devenu maire qu’en agrégeant le soutien de 19,04 % des électeurs, alors que 62,24 % se sont abstenus. À Bordeaux, autre conquête écologiste majeure, 17,51 % des inscrits ont voté pour Pierre Hurmic (abstention : 61,67 %). Seuls 15,03 % des Strasbourgeois inscrits sur les listes électorales ont permis à Jeanne Barseghian d’emporter la mairie, 63,34 % s’étant abstenus. » Outre les chiffres de l’abstention, il faut encore élargir la focale pour mieux relativiser l’ampleur du déferlement supposé des forces de gauche. Ainsi, sur les 236 villes de plus de 30 000 habitants, la gauche en a gagné 86, dont seulement 10 pour les Verts. Si les alliances et les multiples plateformes « citoyennes » compliquent la lecture des résultats, il apparaît néanmoins que les listes Divers droite et Les Républicains (LR) tirent leur épingle du jeu. LREM et le Rassemblement national, quant à eux, sont les grands absents du second tour tandis qu’ils dominent la scène politique nationale. Mais qu’importe, le récit politique des événements préfère retenir le triomphe d’une gauche plurielle revenue d’entre les morts.

Dans les prochaines semaines, l’injonction à l’union fera la Une des grands journaux, des tribunes résolues sommeront les partis de se parler, les candidats feindront la bonne entente et répéteront inlassablement le désormais classique jeu du « je t’aime, moi non plus ». Tant pis si les enjeux locaux sont différents des enjeux nationaux et tant pis si la nécessaire constitution de coalitions aux municipales n’a rien à voir avec les règles d’une élection présidentielle : il faut s’unir !

Sur un malentendu, ça peut marcher

Il faut tout d’abord faire un effort de recontextualisation et replacer les élections municipales dans la séquence ouverte par les européennes de 2019. Les classes populaires s’abstiennent, alors il faut parler aux classes moyennes et à la petite-bourgeoisie. Pendant cette campagne, le téléspectateur distrait, peu familier des voix des candidats, qui écoutait un débat des européennes d’une oreille seulement pouvait en effet craindre un instant d’être frappé d’hallucinations. Lorsque Raphael Glucksmann parle, on croit entendre Ian Brossat, quand Manon Aubry lui répond, il semble que c’est Benoît Hamon ! Quatre discours semblables tenus par quatre personnages pourtant différents qui apparaissent à l’écran simultanément. Un téléspectateur peu averti pourrait croire à des clones nés par mitose, se dupliquant tranquillement dans l’angle mort des caméras. Si donc ils sont d’accord, si donc ils sont issus d’une même opération de division cellulaire, qu’est-ce qui fait obstacle à leur réunion et à l’union de la gauche ? À la fin, Génération.s et le Parti Communiste sont éliminés, Manon Aubry et Raphael Glucksmann passent de justesse le seuil de qualification et Europe Écologie Les Verts (EELV) l’emporte (9 points derrière LREM et 10 derrière le Rassemblement national, tout de même). Mais la séquence se poursuit. Les discussions continuent, des rapprochements s’opèrent. Bientôt c’est le confinement et l’annonce – grandiose ! – du « Monde d’après ».

Car, c’est entendu, « après » rien ne sera plus comme « avant ». À peine deux jours, cinq tribunes et huit pétitions après la première utilisation répertoriée de l’expression « Monde d’après », celle-ci faisait déjà sourire. Mais on continue d’y croire. « Nos idées triomphent ! » entendait-on alors. Et déjà une partie de la presse se réjouissait que les responsables politiques se parlent – par Skype ou Zoom interposés. D’ici quelques jours, on trouvera bien des gens pour déduire de cette séquence un « désir de gauche » quelconque et expliquer la grande victoire des élections municipales par les événements récents. Il convient de ne pas sous-estimer l’impact culturel de l’expérience du confinement et de souligner le rôle de la crise du Covid-19 dans le renforcement de l’attachement des Français aux services publics et plus spécifiquement à la santé ; mais conclure au triomphe inévitable de la gauche à la présidentielle de 2022 semble relever au mieux du wishful thinking, au pire de l’inconséquence politique la plus totale.

Oublions pour un temps le caractère tout à fait douteux de l’extrapolation, admettons que le « monde d’après » est favorable à la gauche et que les élections municipales confirment cette intuition. Faisons une expérience de pensée et, comme dans Baron Noir, partons du postulat qu’au fond, la France est de « gauche ». Si donc la France est de gauche, elle désire forcément une union de la gauche. Le raisonnement tient. Pour que ce sophisme fonctionne, il faut bien entendu oublier que le vote « de gauche » est un vote principalement urbain, socialement situé dans les catégories de la population diplômées qui vivent dans les grandes métropoles. Il faut aussi oublier la crise des gilets jaunes, la colère sourde des campagnes reléguées, des zones périurbaines et des secteurs les plus dévastés par la désindustrialisation et le chômage. Une fois la France qui meurt à petit feu mise de côté, on peut se concentrer sur la réalisation de cette union de la gauche qui rappellera aux plus nostalgiques les heures glorieuses du gouvernement Jospin et le rôle éminent d’un Robert Hue. Un exercice « d’analyse concrète d’une situation concrète » risque cependant de faire vaciller les espérances des unionistes les plus enthousiastes.

Prenons pour point de départ les résultats de l’élection présidentielle de 2017. Le total « gauche » s’élève à 27,67 % (de Benoît Hamon à Nathalie Arthaud), l’essentiel de ce score étant dû à la France insoumise et à ses 19,58 %. Aux élections européennes de 2019, le total gauche frôle les 32 % dans un contexte très différent de forte abstention. Le sondage Ifop-Fiducial pour CNews et Sud Radio de juin 2020 nous offre des éléments plus récents pour cerner les dimensions de cet espace politique : dans l’hypothèse d’une candidature de Xavier Bertrand pour LR, les scores additionnés des candidats de gauche atteindraient les 25,5 %. Si arithmétique et politique s’accordent souvent mal, et s’il est évident que ce sondage a été réalisé à deux ans de l’élection, dans un contexte d’incertitude radicale où les candidats ne sont pas déclarés et où aucune alliance n’a encore été formée, il apparaît néanmoins que toute notre démonstration vaut pour un espace somme toute assez réduit qui représente environ un quart de l’électorat. Si donc, toutes choses égales par ailleurs, on pouvait trouver une table suffisamment grande pour asseoir les représentants de toutes les forces politiques depuis les trotskistes jusqu’à la gauche hollandaise, que tous s’entendaient, et que les électeurs comprenaient quelque-chose à cette union bien étrange, il serait encore très difficile au candidat désigné de franchir l’étape du premier tour contre une Marine Le Pen donnée à 28 % et un président sortant à 26 %.

Face à ce constat, le partisan de la gauche plurielle est désorienté. Mais il a une idée : exclure la France insoumise de l’alliance car elle est trop populiste à son goût. Qu’il l’exclue ou non, il est plus que vraisemblable que Jean-Luc Mélenchon – qui a toujours affirmé son opposition aux primaires – parte seul et avant tout le monde de façon à reconquérir la position qui avait fait son succès en 2017 : celle de la transversalité, de la cohérence politique et d’une certaine forme de vote utile. En tous les cas, l’espace se restreint. Il est par ailleurs peu probable qu’on puisse compter sur le NPA et Lutte Ouvrière. Du côté des communistes, la base souhaite que le Parti soit présent à l’élection présidentielle, mais c’est moins certain pour la direction. Restent Génération.s, EELV, le Parti Socialiste, et d’éventuels outsiders. On ne saurait trop conseiller au premier de s’allier aux autres (et le rapprochement avec les écologistes est déjà entamé), le second sort renforcé des dernières échéances électorales et bénéficie d’une large audience dans le pays assise sur une imprégnation culturelle non-négligeable, et le troisième a au moins pour avantage de disposer de moyens financiers conséquents depuis la vente de son siège de Solférino. Olivier Faure suit pour sa part une stratégie assez simple : en bon entrepreneur disposant d’un capital de départ, il souhaite investir pour augmenter ses revenus ; de ce fait, il lui faut soutenir financièrement le candidat le meilleur, se placer en faiseur de rois et négocier un bon accord électoral aux législatives pour regagner un peu de place dans le jeu parlementaire et percevoir des cotisations d’élus. Ils sont les principaux candidats à l’organisation d’une ou plusieurs primaire(s) que pourrait venir – ou non – troubler un quelconque outsider (pourvu qu’il ne soit pas trop charismatique, car on n’aime pas les sauveurs suprêmes). Une fois sortis de l’épreuve que constitue l’organisation d’un tel scrutin, en admettant que les candidats déçus respectent leur parole de soutenir le vainqueur, que les intérêts antagoniques et les inimitiés personnelles soient dépassés par la tâche historique qui est celle des hérauts de la gauche plurielle, il leur faudra encore contester à Jean-Luc Mélenchon sa position confortable et rattraper l’avance qu’il aura pu prendre.

Olivier Faure dans Libération

Si Emmanuel Macron parvient à éliminer les équipes rivales susceptibles d’émerger à droite et polarise l’élection autour d’un duel avec Marine Le Pen, il reste à espérer que le candidat de la gauche plurielle possède bien des talents cachés pour parvenir à exister dans un jeu où l’éclatement apparent des forces cache mal une tendance lourde à la bipolarisation et à la simplification des clivages politiques et sociaux.

En dernière analyse, il faudrait réussir par un miracle quelconque et sans pouvoir compter de manière certaine sur l’aide du Saint Esprit à se hisser jusqu’au second tour en éliminant Emmanuel Macron ou Marine Le Pen, pour ensuite parvenir à rallier autour de soi toutes les oppositions – quitte à ressusciter pour l’occasion l’appel à faire barrage façon Baron Noir.

En 2015, personne ne pouvait prévoir les éliminations de Nicolas Sarkozy et Alain Juppé, l’affaire Fillon, l’émergence de la France insoumise et l’élection d’Emmanuel Macron. Depuis, nous avons connu l’affaire Benalla, le mouvement des gilets jaunes, la mobilisation pour les retraites et un confinement généralisé. Si l’élection de 2022 risque d’être surdéterminée par les multiples affaires judiciaires et a toutes les chances de dérailler comme la précédente, rien ne doit être exclu. Mais l’examen rapide du chemin d’une très hypothétique union de la gauche a de quoi laisser songeur.

Ni possible, ni souhaitable

Les prochains mois seront encombrés d’appels à l’union de la gauche, mais il est probable que le temps des initiatives et des pétitions soit refermé par les élections régionales (si toutefois elles sont maintenues), mettant ainsi fin à la séquence des élections intermédiaires structurellement favorables à la relatéralisation des forces politiques et aux logiques d’alliances. Les appareils politiques reprendront le dessus et une fois les campagnes lancées et les frais de campagne engagés, les doux rêves d’union de la gauche seront définitivement enterrés. Mais tandis que s’achève notre démonstration savamment construite sur l’empilement de sophismes et de préjugés douteux qui font l’essentiel de la pensée magique de la « gauche », il nous reste à poser une question, pour tout dire essentielle. Pourquoi, au juste, ferait-on l’union ?

Les divergences entre appareils semblent insurmontables à qui prend les idées au sérieux. Qu’est-ce qui rassemble Olivier Faure et Jean-Luc Mélenchon ? La presse mainstream concentrée sur le petit jeu politicien se plaît à résumer les divergences entre partis à la bataille des egos, oubliant au passage la réalité des antagonismes qui existent sur des sujets fondamentaux. On pourrait citer la fiscalité, l’immigration, la laïcité, la politique industrielle, mais surtout et bien qu’elle soit insuffisamment prise en compte par la totalité des acteurs, c’est la question européenne qui est le véritable éléphant dans le couloir, parce qu’elle sous-tend tout et emporte tout. Sans la restauration de l’État, la sortie des traités et la reconquête de la souveraineté nationale, la « volonté politique » se résumera à un peu d’huile de coude. Mais non, le seul problème c’est que les représentants de la gauche ne se parlent pas et qu’ils ont de gros egos. Après tout, si l’on prolonge la diatribe de Philippe Rickwaert dans Baron Noir sur 1932 et la division de la gauche qui aurait permis à Hitler d’arriver au pouvoir, on en viendrait presque à penser que ce qui a manqué fondamentalement au KPD et au SPD c’est de la modestie et de l’écoute. Renouer le dialogue entre gentils, voilà ce que demande la France, voilà ce qu’exige l’Histoire. Et à la fin, que souhaite-t-on ? Un gouvernement d’union de la gauche, mais en mieux, avec à sa tête une version énervée de François Hollande, un Lionel Jospin charismatique, une Ségolène Royal radicalisée. À trop se concentrer sur le « comment » et à dessiner l’ébauche d’un patchwork de mesures gouvernementales façon programme commun revisité, le risque est grand de préparer un revival jospiniste qu’attendent quelques militants socialistes passés à la clandestinité.

Derrière les sourires convenus des nouveaux leaders de la gauche molle, instagrammables à défaut d’être ministrables, on devine trop bien le même programme réchauffé. On relègue les renoncements passés en annexes et on se pardonne tout – ne soyons pas rancuniers. Le quinquennat Hollande, la destruction de l’État républicain protecteur ou la contribution majeure de chacun et de tous à la dislocation progressive de la France, tout est oublié ! Non, on ne regrette rien, ni les renoncements, ni les trahisons. Repartons sur de bonnes bases et votons l’absolution. On empile les mesures symboliques et les rustines pour mieux définir les contours du cache-sexe de l’euro-libéralisme qui achèvera la trajectoire historique d’une gauche moribonde arrivée en fin de course. Bien sûr, seuls 16 % des ouvriers semblent décidés à voter pour les forces de gauche (dont 10 % pour la France insoumise) contre 55 % pour le Rassemblement national (Ifop). Mais ce n’est pas grave, il faudra faire sans eux et, au besoin, contre eux. On a beau déplorer la défiance des classes populaires (que l’on a préalablement abandonnées), la leçon semble apprise : le mouvement des gilets jaunes a, de ce point de vue, représenté un basculement historique majeur. Pour la première fois la logique de l’histoire moderne s’est renversée. Le Paris révolutionnaire sanctionné par des campagnes conservatrices n’est plus ; c’est au tour de la « province » insurgée de défiler dans les beaux quartiers de la capitale sous les yeux hallucinés des bobos et sous le regard terrifié des bourgeois. L’enfermement urbain de la gauche serait-il donc d’abord un embourgeoisement ? Tout ceci importe peu. La gauche a choisi son camp. Celui des métropoles et des gens satisfaits de l’état du pays. Quoique, pas complètement satisfaits, l’homme de gauche est soucieux des autres et s’applique à évoquer, un trémolo dans la voix, le sort des plus pauvres.

Être de gauche, c’est aussi savoir rêver. Quitte à construire des stratégies politiques sur des fantasmes. La vieille habitude du déni de réalité devient une discipline olympique lorsqu’on écoute les partisans de la gauche plurielle parler moins de deux ans après le commencement du mouvement des gilets jaunes. Le moment populiste semble refermé, la France est devenue de gauche à la faveur du confinement et puis, de toute façon, c’est bien connu, les Français n’ont-ils pas une mémoire politique d’environ six mois ? Alors on croit en sa bonne étoile et on s’accroche à ses rêves, de nouveau tout peut recommencer, on danse tant que la musique continue d’être jouée.

Il est pourtant dommage d’oublier la réalité et de refuser de se hisser à la hauteur des circonstances. La longue phase de pacification des dernières décennies s’achève, un retour de la conflictualité s’opère. Le pays n’a pas connu un tel degré de violence refoulée depuis des années et on ne traite pas ce genre de problèmes à l’homéopathie. Dans le déchaînement des passions et le trouble des circonstances, une voie se dessine pourtant. La désagrégation lente de la France laisse présager un approfondissement du moment populiste ouvert il y a peu. Que la classe politique décide de l’ignorer ou non, il s’imposera de toute façon à elle. Or sans doute est-il tout à la fois un risque et une opportunité : il est le moyen d’une rupture historique et le véhicule du retour du peuple sur la scène de l’Histoire. Ce peuple constitué en sujet du changement peut balayer toutes les prévisions et rabaisser toutes les certitudes, lui seul peut extirper la nation du monde post-historique où Fukuyama l’a placée – à raison. L’aggravation des inégalités et des tensions laisse présager le retour durable du conflit social et l’effacement progressif de l’ère post-politique. Or le rôle des institutions républicaines consiste précisément dans l’encadrement légal du conflit et dans l’expression des aspirations populaires. Il appartient donc aux dirigeants politiques conscients des enjeux présents de se porter à leur rencontre et d’agir en conséquence.

On ne fait certes pas de la politique seulement avec des chiffres, un espace peut se créer par le combat politique, la cohérence de la vision et le travail de conviction. Quant aux statistiques évoquées plus haut, elles avaient surtout pour but de rappeler que les partisans de la gauche plurielle s’agitent dans un bocal qui représente – à tout prendre – un gros quart du corps électoral. Mais il n’est pas inutile de partir de la réalité concrète avant de tirer des plans sur la comète. Plutôt que de s’acharner à tourner en rond dans leur cage pour ne pas affronter un monde extérieur plus hostile que les rives du canal Saint-Martin, ceux qui ont sincèrement à cœur d’agir pour leur nation feraient sans doute mieux de se confronter aux circonstances et de prendre en compte la radicalité ambiante, la colère accumulée et l’angoisse suscitée par le sentiment diffus d’une France qui peu à peu s’efface.

La France insoumise a-t-elle cherché à enjamber les élections municipales ?

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Dans la plupart des grandes villes, la France insoumise a choisi de ne pas présenter de candidature propre à l’élection municipale. Dès le premier tour, elle a apporté son soutien à des initiatives « citoyennes » ou encore à des têtes de liste communistes ou écologistes. Cette tactique de mise en retrait de l’organisation et de son label ne s’explique pas seulement par la dégradation du rapport de force électoral au profit d’autres formations de gauche, en particulier depuis le succès d’EELV aux européennes de 2019. Une raison plus profonde et moins conjoncturelle permet de l’expliquer : la participation aux scrutins locaux est avant tout perçue par Jean-Luc Mélenchon comme une menace pour l’originalité du modèle organisationnel du « mouvement gazeux ». Elle risque de faire émerger des « chefferies locales » d’élus qui remettraient en cause la vocation première du mouvement : constituer une écurie lors du seul scrutin véritablement décisif de la Ve République, à savoir l’élection présidentielle qui doit servir de point de départ à une révolution citoyenne.


Martine Vassal, candidate LR à la succession de Jean-Claude Gaudin est un brin tendue depuis la mise en cause de plusieurs de ses colistiers, soupçonnés d’avoir eu recours à des procurations frauduleuses au premier tour des élections municipales ; c’est pourquoi la présidente du conseil général des Bouches-du-Rhône et de la métropole Aix-Marseille-Provence a la riposte lourde et caricaturale : « L’ultra-gauche est en passe de prendre Marseille. Les équipes de Mélenchon sont aux portes de la ville ». À la tête du Printemps marseillais, l’écologiste Michèle Rubirola ne serait que le « pantin de M. Mélenchon » et de son « putsch à la cubaine ou à la vénézuélienne1».

Si on laisse de côté le fait que Jean-Luc Mélenchon n’est pas d’ultra-gauche et que les événements historiques auxquels se réfère la candidate sont des révolutions et non des putschs, Martine Vassal a-t-elle au moins raison sur le fait que le leader insoumis exerce en sous-main une influence sur le Printemps marseillais ? Encore raté, c’est un nouveau contresens et une complète erreur d’analyse : quand bien même les chars soviétiques devaient débarquer après une victoire insoumise – ce qui renvoie à une manière d’argumenter plutôt datée et assez douteuse –, rien dans la stratégie de Jean-Luc Mélenchon ne laisse penser que cela passerait un tant soit peu par une élection municipale. Tout semble montrer au contraire un désintérêt de la direction de la France insoumise pour ce scrutin et même un souci actif de ne pas le laisser s’imposer à leur agenda en y prenant trop de place et d’importance.

Ce fait n’est pourtant pas passé inaperçu et Martine Vassal aurait pu le découvrir dans de nombreux titres de presse. Dans un entretien paru dans le Journal du dimanche, la question est posée de manière directe à Jean-Luc Mélenchon : « Le retrait de la réforme [des retraites] est-il plus important que les municipales pour La France insoumise ?2» Pour cause, l’activité parlementaire déployée pour combattre cette réforme a été particulièrement remarquée3, et ce jusqu’à la veille du scrutin municipal4. De sorte que l’« accusation » s’est répétée : « Les insoumis esquivent les municipales » pouvait-on lire le 14 mars dans Libération5; le mouvement « joue la stratégie de l’effacement », nous prévenait-on dans L’Express6.

De fait, le constat est suffisamment clair pour avoir été relevé à plusieurs reprises : dans la plupart des grandes villes, en dehors de Paris, le mouvement populiste s’est rangé soit derrière des têtes de liste issues d’autres partis politiques de gauche (notamment radicale)7, soit derrière des « candidatures citoyennes »8. Même si le constat mériterait certaines nuances, cette politique a de quoi surprendre si l’on tient compte de la ligne dite « dégagiste » qui a longtemps été mise en avant par les dirigeants de l’organisation ; la France insoumise (LFI) étant conçue comme un mouvement ayant pour fonction de renverser la table et le « vieux monde » et de prendre la place des anciens partis déchus.

La politique de retrait de la France insoumise vis-à-vis de l’élection municipale

Pour mesurer l’ampleur du retrait de la France insoumise, il est extrêmement révélateur d’observer les interventions de Jean-Luc Mélenchon sur la question spécifique des municipales… ou plutôt de constater la grande rareté voire la quasi-absence de ces interventions. Entre la rentrée politique de septembre 2019 et le premier tour des élections municipales, le député a écrit 95 articles et notes de blog. Parmi eux, seulement deux portaient sur les municipales9 et encore, d’une manière qu’il nous paraît intéressant d’analyser. Le dirigeant insoumis admet et justifie son relatif retrait personnel vis-à-vis de la question des municipales (et on sait quelle importance politique revêt un tel retrait dans une entreprise aussi incarnée que celle de LFI) semblant dénier à ce scrutin toute importance politique propre.

L’enjeu des municipales est essentiellement décrit dans ces articles comme une « étape » en vue du « choc » de 202210. Et encore faut-il préciser que cette étape n’est jamais envisagée comme l’occasion de gagner des positions institutionnelles, de prendre des grandes villes ou de bâtir des bastions locaux pour préparer la prochaine élection présidentielle. À aucun moment Jean-Luc Mélenchon n’a envisagé ni fait imaginer (ce qui est une de ses qualités de tribun) ce que pourrait être un municipalisme insoumis à Marseille, Toulouse, Lille, Grenoble ou dans certaines grandes villes de Seine-Saint-Denis – autant de villes où il est arrivé en tête au premier tour du scrutin présidentiel de 2017. La mise en retrait est rendue évidente par le fait qu’aucune des figures notables et médiatisées du mouvement ne s’est présentée elle-même à ce scrutin (en tête de liste) ; aucun des dix-sept députés insoumis, qui sont devenus des porte-parole médiatisés et placés au cœur du mouvement par la centralité que celui-ci attache à l’activité parlementaire, n’a cherché à convertir ce capital en conquête municipale visant à construire l’organisation par l’échelon local.

L’une des clés pour expliquer ce positionnement tient bien sûr au changement radical de contexte politique. Le rapport de force a considérablement été modifié au sein de la gauche au détriment de LFI, ce qui peut être mesuré par la forte baisse de la cote de popularité de son leader dès le lendemain de la présidentielle11; mais surtout par le mauvais résultat aux élections européennes de 2019 : LFI obtient 6,3% des suffrages, moins de la moitié du score écologiste et ne peut plus prétendre, dans ce contexte, constituer la force politique hégémonique de la gauche lors du scrutin municipal, celle autour de laquelle s’articuleraient les alliances, derrière laquelle se rangeraient écologistes, communistes et citoyens engagés.

La participation au scrutin municipal, une opportunité ou une menace pour le modèle organisationnel insoumis ?

Cependant, cette dégradation du rapport de force pré-électoral ne nous paraît pas constituer la seule ni même la principale explication du positionnement de LFI lors du scrutin municipal. Au contraire, on peut observer certaines constantes dans l’argumentation du dirigeant, au-delà des conjonctures particulières de l’opinion. Dès le lendemain des législatives et alors que LFI pouvait être considérée comme la principale force de gauche, Jean-Luc Mélenchon semblait déjà voir dans la participation aux municipales, et dans de potentielles victoires, avant tout une menace pour l’avenir de son mouvement, et en particulier pour son caractère mouvementiste.

Ce modèle repose sur une adhésion par un simple clic et sur la liberté assurée à chaque militant d’initier ses propres actions de terrain, à la seule condition qu’elles respectent l’esprit général du programme L’Avenir en commun. Cette capacité d’initiative, au principe de ce que Jean-Luc Mélenchon définira comme un mouvement « gazeux »12, est voulue affranchie du contrôle politique qui est exercé, dans les partis politiques « traditionnels », par les militants qui sont dominants politiquement et/ou qui sont les plus expérimentés. Ces cadres locaux sont stigmatisés par Jean-Luc Mélenchon comme autant de « chefferies locales ». Or, le principal danger représenté par la participation insoumise aux scrutins locaux est précisément d’asseoir ces « féodalités locales » et leur prise de contrôle sur le mouvement13, au détriment de tous les autres adhérents – mais aussi de fait au détriment du leader national. En effet, lutter contre les « chefferies », c’est indissociablement préserver la liberté d’action de terrain des adhérents, mais aussi protéger le monopole exercé par le leader sur l’orientation, souvent contre ces mêmes cadres locaux qui exigent davantage de démocratie interne. Une victoire aux municipales compromettrait alors l’équilibre de l’édifice du parti-mouvement qui repose, dans cette perspective, sur un double rapport d’égalité entre les adhérents : un rapport horizontal d’égale liberté d’initiative dans l’action de terrain, et un commun rapport de dépendance verticale vis-à-vis d’un chef charismatique qui monopolise les choix d’orientation stratégique et qui incarne la cause.

Le modèle de l’organisation insoumise a été élaboré dans un objectif clairement défini : réunir les soutiens du candidat à l’élection présidentielle de 2017. Cette priorité donnée au scrutin présidentiel repose sur la thèse d’un « moment populiste », ainsi que sur une analyse se voulant réaliste des règles du jeu institutionnel de la Ve République. Cela permet d’expliquer le retrait électoral de l’organisation lors des scrutins intermédiaires qui sont considérés comme secondaires voire négligeables ; c’est ce que tend à confirmer le soutien insoumis au Parti communiste français dans des villes gagnables de banlieue parisienne14.

Ce n’est pas la première fois que Jean-Luc Mélenchon cherche à enjamber des scrutins intermédiaires : cette démarche avait déjà été adoptée dans la période précédant la présidentielle de 2017. C’est cette préoccupation qui explique en partie que la rupture définitive avec le Front de gauche n’ait pas eu lieu avant cette échéance. Maintenir l’accord en vertu duquel l’échelon local était une prérogative du PCF qui permettait au dirigeant du Parti de gauche de conserver une posture d’extériorité vis-à-vis des scrutins intermédiaires. De la sorte, Jean-Luc Mélenchon cherchait à maximiser l’effet de rupture avec la « vieille gauche » au moment de sa candidature présidentielle et de la dimension outsider de cette candidature. Une participation en son nom propre aux régionales de 2015 a donc été exclue. Jean-Luc Mélenchon cherche ainsi à ne pas engager sa respectabilité ni à être tenu pour comptable des résultats aux régionales. La conseillère municipale de Paris Danielle Simonnet confirme cette analyse et explicite le risque encouru lors de ce scrutin : « Si on avait présenté des listes citoyennes, on se serait vautrés et on aurait plombé la candidature de Jean-Luc »16.

Le flou stratégique comme moyen du consensus et de la cohésion militante

La base militante insoumise se caractérise par une grande diversité politique entre anciens socialistes, écologistes, communistes, trotskistes ou libertaires. Au cours de l’offensive présidentielle, ces différentes sensibilités étaient tenues ensemble par un même leadership charismatique qui les mettait en mouvement. Une fois cette phase refermée, les divergences entre des traditions historiques profondément enracinées font leur retour, laissant apparaître la fragilité de l’identité politique de l’insoumission. La mise en retrait du mouvement par rapport aux municipales accentue cette tendance : les militants n’ont plus en commun ni le leader, ni le label France insoumise, ni une orientation commune fondant leur action : plus rien ne s’oppose aux forces centrifuges.

Le flou de l’orientation a alors pour fonction de faire avec cette hétérogénéité et de ne pas prendre le risque de l’explosion et de la scission. L’une des interventions les plus notables de Jean-Luc Mélenchon dans la campagne a été l’entrevue donnée à Libération un mois avant les élections européennes, appelant à une stratégie municipale de construction d’une « fédération populaire »17. Dans le contexte de rareté de ses prises de position, cette intervention a rapidement acquis le statut de ligne politique officielle du mouvement, et ce jusqu’au scrutin un an plus tard. Son caractère particulièrement vague présentait l’intérêt de permettre une multiplicité d’appropriations au sein de l’organisation, de sorte que des orientations politiques différentes, voire opposées, ont pu se prévaloir de l’autorité du leader. Les défenseurs d’une union large des forces de la gauche appelaient ce projet « fédération populaire », alors que les tenant d’une ligne plus dégagiste voyaient dans la même formule la confirmation qu’il fallait construire des listes délimitées aux citoyens mobilisés et à leurs collectifs.

La politique de retrait s’est également manifestée par le fait que la question des municipales n’a été inscrite que très tardivement à l’agenda national du mouvement. Il a fallu attendre l’Assemblée représentative des 22 et 23 juin 2019 à Paris, c’est-à-dire en pratique la rentrée de septembre 2019, pour que les militants accèdent à la « Boîte à outils programmatique pour les élections municipales »18. Et il s’en est fallu de beaucoup que cette assemblée ait tranché les divergences d’orientation d’une façon claire. Ce calendrier a conduit, pendant de longs mois, à priver les militants locaux d’une ligne politique à défendre, réduisant leurs capacités à jouer des rôles clé dans les dynamiques d’alliance. À la rentrée 2019, de nombreuses campagnes étaient déjà lancées, elles reposaient sur des alliances déjà scellées, instaurant des rapports de force de manière largement irréversible, et plaçant les militants insoumis dans une position défavorable et dépendante.

L’exemple marseillais : l’éclatement des militants insoumis entre différentes listes municipales

À titre d’exemple, on peut présenter quelques éléments du contexte marseillais. À partir de mai 2019, en l’absence de ligne émanant de la direction nationale du mouvement, la base militante s’est déchirée entre deux orientations municipales ; chacune revendiquant son inscription légitime dans le cadre de la stratégie de « fédération populaire » proposée par Jean-Luc Mélenchon, et déniant cette légitimité à l’autre. L’une d’elles s’est structurée autour de Sophie Camard (ancienne élue locale EELV, devenue députée-suppléante de Jean-Luc Mélenchon en 2017) et a participé à la coalition de partis de gauche et de « citoyens » du Printemps marseillais. L’autre orientation, structurée autour de Mohamed Bensaada (cheville ouvrière d’un écosystème de collectifs d’habitants et de citoyens de différents quartiers populaires du nord de Marseille) a adhéré à la démarche du Pacte démocratique. La première orientation a défendu une coalition relativement large des forces de gauche (y compris avec des segments importants du PS soutenus par leur direction nationale), en se donnant pour priorité de prendre la ville à la droite. La seconde, plus plébéienne (donnant la priorité aux quartiers populaires) plus radicale et « identitaire », a cherché à s’opposer frontalement au règne des réseaux clientélistes dans une orientation plus globalement dégagiste, y compris à l’encontre de certaines forces de gauche (le PS faisant office de ligne rouge).

Cette divergence renvoie en partie à des clivages socio-spatiaux assez nettement identifiables : les classes supérieures intellectuelles du centre-ville ont tendance à soutenir la démarche unitaire d’alliance avec les autres partis de gauche dans le Printemps marseillais. Les classes populaires et moyennes habitant les quartiers nord de Marseille, et qui accordent une plus grande priorité au combat antiraciste, défendent plus souvent la ligne dégagiste anticlientéliste centrée sur les quartiers populaires. Ainsi renaît le grand casse-tête de la base sociale d’une organisation que l’on souhaite de gauche et majoritaire : « Le pire de la situation présente est dans la difficulté de rassembler dans un même projet les classes moyennes et les secteurs populaires les plus abandonnés »19. Quand tout espoir de faire converger l’ensemble des militants insoumis dans une même démarche municipale a dû être définitivement abandonné, il ne restait plus à Jean-Luc Mélenchon, député de Marseille, qu’à chercher à maintenir une relative neutralité à l’égard des différentes orientations, comme lors du discours où il a présenté ses vœux, à Marseille, le 24 janvier 2020 : « Quant à moi, je me dois de vous respecter tous dans votre diversité et celle de vos choix car, dans le paysage [électoral de la gauche marseillaise] que je vois, chaque fois que je parle avec tel ou tel groupement, je ne trouve que des gens qui ont voté avec moi à l’élection de 2017. Si bien que vous devez comprendre que mon rôle est de respecter tout le monde, que mon rôle est de rester le porte-parole de tout le monde.20»

Cette attitude de relative neutralité s’est finalement articulée à une préférence « personnelle » exprimée par Jean-Luc Mélenchon pour l’orientation la plus « radicale », minoritaire et plébéienne. Le lieu choisi pour la présentation de ses vœux – un restaurant McDonald’s des quartiers nord occupé par les salariés grévistes – est en soi révélateur. Ce lieu emblématique d’un combat syndical des quartiers populaires est le symbole de l’orientation populaire et dégagiste coalisée autour de Mohamed Bensaada. Sa candidature en tête de la liste UNIR ! dans le 7e secteur est d’ailleurs la seule qui ait finalement obtenu le soutien du comité électoral21. Cette préférence plébéienne du leader s’inscrit dans une conception populiste selon laquelle le « peuple constituant » sera avant tout fondé sur l’irruption politique de la plebs, c’est-à-dire les pauvres et les exclus qui représentent un intérêt « universel » à renverser la table ; c’est autour de cette dynamique que doivent s’agréger les autres groupes sociaux. En attendant, le leader conserve une attitude de relative neutralité, inhérente à la position césariste du leader populiste, afin de réduire le risque que les forces centrifuges ne fassent exploser les premiers acquis de cette convergence. Le mouvement doit avant tout servir de socle au lancement de la campagne présidentielle de 2022.

Valentin Soubise

Doctorant en science politique à l’Université Paris 1

1François Tonneau, « L’interview de Martine Vassal : “L’ultra-gauche crée un putsch à la cubaine” », La Provence, Jeudi 18 juin 2020.

2Arthur Nazaret, Sarah Paillou, David Revault d’Allonnes, « Interview. Mélenchon : « Nous ne sommes pas dans un régime totalitaire, mais il y a des pulsions totalitaires » », JDD, le 29 février 2020: https://www.lejdd.fr/Politique/jean-luc-melenchon-sur-le-49-3-on-ne-lachera-rien-3952538

3« Pas moins de 19 000 amendements ont été déposés par les « insoumis ». » (Manon Rescan et al., « Près de 22 000 amendements et une « obstruction assumée » : la bataille sur la réforme des retraites à l’Assemblée », Le Monde, 3 février 2020).

4Outre l’activité parlementaire, entre le 19 décembre 2019 et le 27 février 2020, Jean-Luc Mélenchon intervient dans une série de cinq meetings contre la réforme des retraites, le plus souvent en duo avec un autre (euro)député insoumis (François Ruffin, Adrien Quatennens, Manuel Bompard et Mathilde Panot).

5Rachid Laïreche, « La France insoumise Les grands absents du scrutin », Libération, 14 mars 2020.

7 « Nous faisons liste commune avec [EELV] dans plus de 150 cas. 200 fois avec les communistes. 10 avec le NPA. Les insoumis veulent l’union populaire sur tous les fronts : au Parlement, dans la rue et les élections. » (https://melenchon.fr/2020/03/01/il-y-a-des-pulsions-totalitaires-interview-dans-le-jdd/ )

8LFI soutient des listes citoyennes à Toulouse (obtenant 27,6% des suffrages), Montpellier (9,25%) ou encore Saint-Ouen (3,8%). Dans ces cas, elle ne mène pas de bataille pour occuper la tête de liste ; on peut même remarquer l’énergie investie par le député Eric Coquerel pour que la liste du « Printemps Audonien » soit dirigée par une citoyenne non membre d’une organisation politique.

9« Du bon usage des municipales », 24 novembre 2019 (https://melenchon.fr/2019/11/24/du-bon-usage-des-municipales/).

« Coup d’œil sur le contexte électoral », 11 mars 2020 (https://melenchon.fr/2020/03/11/coup-doeil-sur-le-contexte-electoral/).

10 Jean-Luc Mélenchon, « Du bon usage des municipales », 24 novembre 2019 (https://melenchon.fr/2019/11/24/du-bon-usage-des-municipales/).

11 Par exemple, selon le « Baromètre politique » Ipsos, Jean-Luc Mélenchon bénéficiait de 56% d’opinion favorable au moment du 1er tour présidentiel de 2017 et seulement 35% d’opinion défavorable. Ce score est remarquablement élevé étant donné le relatif isolement idéologique du candidat dans l’opinion. Cette popularité, liée à la performance du candidat lors de la campagne présidentielle, a rapidement décliné: Jean-Luc Mélenchon n’a plus dépassé les 30% d’opinion favorable après septembre 2017. Après l’épisode médiatique des perquisitions ce taux gravite autour de 23%. (https://www.ipsos.com/fr-fr/barometre-politique)

12La qualification de « mouvement gazeux » apparaîtra seulement plus tard dans « Notre mouvement n’est ni horizontal ni vertical, il est gazeux », Le 1, 18 octobre 2017.

13Jean-Luc Mélenchon, « À propos du mouvement « La France Insoumise 2 », 10 juillet 2017 (https://melenchon.fr/2017/07/10/a-propos-du-mouvement-la-france-insoumise-2/).

14Selon Mediapart, ces concessions auraient été faites aux candidats communistes en échange de leur soutien lors des législatives de 2022 dans leurs circonscriptions, ce qui confirme à nouveau la priorité insoumise pour l’échelon national (Pauline Graulle, « France insoumise: accords et désaccords en Seine-Saint-Denis », Mediapart, 15 février 2020).

15Lilian Alemaga, Stéphane Alliès, Mélenchon, à la conquête du peuple, Paris, Robert Laffont, 2018, p.345.

16Ibid.

17Jean-Luc Mélenchon, « Mélenchon à « Libé » : « Je lance un appel à la création d’une fédération populaire » », Libération, 23 avril 2019.

19Jean-Luc Mélenchon, « Leçons de Madrid », le 3 février 2019 (https://melenchon.fr/2019/02/03/lecons-de-madrid/)

21Aucune autre liste, dans les sept autres secteurs de la ville, ne peut se prévaloir du soutien de la France insoumise ni utiliser son logo dans son matériel de campagne (https://lafranceinsoumise.fr/2020/02/18/communique-de-presse-du-comite-electoral-lfi-concernant-les-elections-municipales-a-marseille/).

« Le pouvoir des maires est bien plus grand qu’ils ne le pensent » Entretien avec Ulysse Blau

Ulysse Blau, jeune ingénieur en bioressources, a sillonné le département du Calvados à vélo pendant trois mois, à la rencontre de 64 maires de communes de toutes tailles. Son objectif : les interroger sur leur exercice en matière de démocratie locale et de transition écologique, sur leurs ressentis, leurs préoccupations et leurs aspirations. Il en a produit une synthèse et nous en parle ici. Retranscrit par Dany Meyniel. Réalisé par Cécile Marchand et Rebecca Wangler.


LVSL – Pourquoi avez-vous choisi le Calvados comme terrain d’étude ?

Ulysse Blau – J’ai choisi le Calvados pour sa grande diversité de communes : au bord de la mer, dans les terres, touristiques et d’autres pas du tout, des communes immenses comme Caen, des toutes petites comme Périgny (58 habitants). C’est cette diversité-là que je recherchais en allant dans le Calvados parce que cela me permettait de la voir dans un seul département et donc de minimiser les distances à parcourir, l’objectif n’étant pas de faire du vélo, mais plutôt de passer du temps avec les gens. Je pensais aussi que c’était un département qui était « plat », mais ça, c’était avant de partir.

LVSL – Votre expérience se concentre sur le regroupement des Intercommunalités et des petites communes rurales qui ont perdu des compétences à la suite de la loi NOTRe comme vous l’expliquez dans votre document. Selon vous, pourquoi ces petites communes restent-elles un échelon intéressant pour la transition écologique ?

U.B – Je n’ai pas choisi d’aller voir des petites communes : j’ai tiré au hasard 64 communes parmi les 536 que compte le Calvados et il se trouve que parmi toutes ces communes, une immense majorité sont toutes petites (en France, 90% des communes ont moins de 3000 habitants). D’ailleurs, j’ai même rajouté les communes de Caen, de Honfleur, et de Deauville parce que je souhaitais également avoir l’avis de métropoles et de stations balnéaires.

Pour répondre à la question de l’échelon intéressant, c’est effectivement la raison pour laquelle je suis allé voir toutes ces communes : lorsque l’on a peu d’habitants et beaucoup d’accès à la terre, il y a un potentiel de transition écologique. Ce terme est assez large, mais ce que j’entends par transition écologique, c’est la gestion des ressources, de l’eau, de l’énergie, de l’agriculture et l’implication des citoyens. Ainsi, quand on a une petite commune, on a plus facilement accès aux élus parce que le maire est un habitant comme les autres… Moi qui suis parisien, j’ai cette vision du maire de Paris comme d’une personne inaccessible : jamais je ne pourrai la voir pour lui poser des questions. A contrario, dans les communes où j’ai rencontré le maire, celui-ci vit avec les autres habitants, il boit la même eau que tout le monde, il respire le même air, il fait ses courses au même endroit, il met ses enfants dans la même école que tout le monde, il est un habitant comme les autres. Dans ces communes, il est possible d’aller le voir, lui parler, le questionner et d’aller même faire pression sur lui.

LVSL –En revanche, il peut aussi y avoir des freins à la transition dans ces mêmes territoires notamment à cause d’éléments dont vous parlez dans votre étude, comme le manque de moyens ou la perte de compétences des communes qui peuvent peut-être créer un mal-être chez les maires. Est-ce que cela peut les empêcher d’une certaine manière de mettre en œuvre la transition ?

U.B – Des freins, il y en a toujours partout, de tous types, que ce soit dans les grandes ou petites communes. Le manque de moyens est un frein et le fait que beaucoup de compétences soient transférées à l’Intercommunalité l’est aussi. Mais quand je suis allé interviewer ces maires, ces derniers m’expliquaient qu’effectivement, ils avaient de moins en moins de pouvoirs pour acter des projets et que de plus en plus de choses étaient impossibles.

En prenant un peu de recul, j’ai découvert que tout ce qui m’avait été listé comme étant impossible avait été réalisé au moins une fois par un maire. Les maires pensent impossibles des choses que d’autres maires ont réalisées et ça c’est un peu l’essence, l’élément hyper important de cette étude : les maires ont le pouvoir qu’ils se donnent. C’est en fonction des conditions de la situation, de leur sensibilité, de leur personnalité, de plein de choses, mais ce n’est pas lié au pouvoir du maire en tant que tel. Le pouvoir des maires est bien plus grand qu’ils ne pensent et qu’on ne le pense en tant qu’habitants.

LVSL – Est-ce que les maires que vous avez rencontrés sont vraiment conscients de l’ampleur du défi climatique, de l’urgence à laquelle nous faisons face et aussi de la radicalité des mesures qu’il faudrait mettre en place pour y remédier ? Qu’est-ce qui pourrait, selon vous, permettre d’améliorer leur compréhension de la crise écologique de manière générale ?

U.B. – La première chose que j’ai réalisée c’est que les maires que j’ai rencontrés sont des habitants et donc la question qu’il faudrait se poser est : Quelle est la sensibilité écologique des habitants, la sensibilité écologique des Français, au moins des Calvadosiens ? Concrètement, de ce que j’ai vu, elle est assez faible. Comme j’étais hébergé tous les soirs par des gens que je ne connaissais pas le matin même, que je rencontrais sur la route et qui me proposaient volontairement de m’accueillir chez eux, j’ai pu rencontrer une grande diversité de personnes que ce soit le fonctionnaire, l’ouvrier, l’agriculteur, le cadre, le PDG d’une boîte pharmaceutique, etc. J’ai pu parler avec eux tous, il n’y avait pas de questionnaire et nous discutions comme des amis. De fait, beaucoup de sujets ont été abordés, mais très peu étaient liés à la crise écologique, à l’urgence… Ils parlaient de leurs vies, de leur travail, de leurs problèmes, de leurs histoires, de leurs aventures, c’était fascinant et formidable. En relisant à la fin de mon périple toutes les notes que j’avais prises, je me suis rendu compte que la présence de l’urgence écologique était très peu pointée. Les gens m’ont parlé de ce qu’ils voulaient, de ce qui les préoccupait et ce sujet-là était très peu présent. Il est donc normal que j’aie également peu trouvé ce sujet chez les maires puisqu’ils sont des habitants comme les autres.

LVSL – À la fin de l’étude, vous parlez de la commune de « rêve », est-ce une question que vous avez posée directement aux maires et si oui, qu’ont-ils répondu ?

U.B. – C’était ma question préférée, la dernière et celle qui les a le plus surpris : à quoi ressemble la commune de vos rêves dans un monde où tout est possible ? Les questions précédentes étaient des questions très ancrées, très simples comme : « D’où vient l’eau qui sort du robinet ? », « D’où vient la nourriture ? », « Comment gérez-vous votre énergie ? », etc. Pour la première fois, je leur demandais de se projeter, d’avoir des visions… Mais les maires que j’ai rencontrés ne sont pas des maires visionnaires, ce sont des maires gestionnaires. Leur objectif est que tout se passe pour le mieux dans la commune, qu’il n’y ait pas de problème d’argent, que les bâtiments soient entretenus, que les gens soient heureux et donc, beaucoup ont été surpris par cette question. La réponse qu’ils ont donnée en majorité est que la première image qu’ils voient de la commune soit des gens dans les rues qui discutent, qui sympathisent, qui rient.

En fait, c’était tellement évident que je l’avais presque oublié : la priorité d’un maire est qu’il y ait des gens qui soient heureux et présents dans sa commune. C’était beau parce qu’on revenait à la base, ce que les maires veulent ce ne sont pas des choses folles, ce sont juste des habitants heureux. Le deuxième sujet le plus abordé par les maires lorsque je leur ai demandé cette vision de leur commune idéale était la présence du végétal : pour eux, il est très important qu’il y ait des plantes, des fleurs, des arbres, etc. Le troisième élément était la place de la voiture dans le bourg de la commune : plus de voitures, moins de voitures. Ainsi, c’étaient les trois sujets les plus importants. C’était fascinant parce que j’aurais imaginé qu’ils parlent plus de la présence de services, de commerces, etc. Ils en parlent aussi dans cette commune de rêve, ils y voient des bars, des pharmacies et des médecins, mais le premier souhait, c’était la présence de gens, des gens qui sourient et qui marchent dans la rue. Revenir autant aux fondamentaux, c’est une très belle image.

LVSL – En définitive, qu’il y ait des gens dans la rue qui puissent marcher, rire, parler, c’est un peu une vision qui correspond à celle d’une commune apaisée où les centres-villes seraient revitalisés avec des bars, des endroits où les gens peuvent se retrouver, avec potentiellement moins de place laissée à la voiture et plus de végétalisation. Est-ce que, pour vous, ces réponses à cette question-là peuvent signifier qu’une bonne partie des maires de petites communes, la plupart sans étiquette, sont un peu écologistes à leur insu et même s’ils ne se visualisent pas comme tels, la vision qu’ils ont de leur commune pourrait correspondre à une commune qui, in fine, est plus résiliente face à la crise écologique ?

U.B. – Par rapport à la place de la voiture, il n’était pas question de moins de voitures, mais de la voiture. C’est un élément important à préciser, parce que certains voulaient réfléchir à la place de la voiture sans la supprimer parce qu’elle est aujourd’hui très importante dans la vie de la commune. Est-ce que les maires de France sont des écolos qui s’ignorent ? Pour moi, l’écologie ne veut plus rien dire dans le sens où nous avons tellement utilisé et sur-utilisé ce mot qu’aujourd’hui, de fait, il est vidé de son sens. Le terme de « transition écologique » est en train d’en perdre beaucoup, c’est pour cela que je suis revenu à des questions très concrètes comme la gestion des ressources et l’implication des citoyens.

Je ne pense pas qu’ils soient écologistes. En fait, ils sont juste humanistes. Il se trouve qu’il y a beaucoup de choses en commun entre l’écologie et l’humanisme – en tout cas, c’est ma façon de voir – mais définir les maires comme écologistes, non, car ce qui leur importe, ce n’est pas que le climat ou que la planète aillent mieux, mais que les gens dans leurs communes soient heureux. Pour rendre les gens heureux, il y a des techniques qui sont intéressantes comme de les faire parler, de créer des espaces de discussion, d’avoir des commerces locaux, etc. Ce sont des choses qui peuvent être connectées à la réflexion écologiste, mais il y a plein de mouvements d’extrême droite qui donnent aussi à voir cette sensation-là de l’aspect très rural, des commerces pour nous.

LVSL – Dans moins de deux mois, en mars, vont avoir lieu les élections municipales, les maires qui seront élus devront assurer un mandat sur une période qui va être vraiment décisive en termes de transition écologique et sur la question du climat, est-ce cela va avoir un impact sur les élections en tant que telles ? Est-ce que l’écologie, la transition vont être des sujets importants et décisifs sur les élections ? Est-ce que les électeurs et les gens qui se présentent ont en tête cet enjeu ?

U.B. – Je suis biaisé parce que je le souhaite ardemment, mais oui, je pense que c’est un thème important, on en parle beaucoup. Ce que j’ai voulu faire en parlant de la transition écologique sous l’angle de la gestion des ressources et l’implication des citoyens, c’était de faire comprendre que la transition écologique est partout : quand on demande à un agriculteur de rester en vie et de produire des fruits et légumes pour la commune, quand on réfléchit à la production locale d’énergie ou qu’on réduit notre consommation, on participe sans le savoir à la transition écologique. Donc, les candidats parlent d’écologie, c’est une partie de leur programme, il y a le social, une écologie où on va faire du recyclage et des éléments que l’on attribue habituellement à l’écologie, etc. L’objectif de cette étude n’est pas qu’on aborde l’écologie, mais plutôt la gestion des ressources. L’important est que tous les habitants d’un village se posent les questions de comment sont gérées l’énergie, l’eau, la nourriture, ce que veulent les gens, les élus, ce qu’il est possible de mettre en place.

Si on cale cela sous le terme de transition écologique, d’écologie, d’humanisme, d’extrême droite, d’extrême gauche ou de ce que vous voulez, tant mieux ou tant pis, mais ce qui compte, c’est que les faits soient là et que l’on travaille sur des sujets concrets. Avec les maires, quand on abordait ces sujets-là en off, ils pensaient que l’écologie allait être un élément important de la campagne, je pense aussi que ça va l’être et les candidats vont devoir s’engager dans les communes où il y a au moins deux listes. Il y a des communes où il n’y a qu’une seule liste qui est même parfois difficile à monter parce qu’il y a un nombre de personnes obligatoires et qu’il faut trouver ces personnes qui vont s’investir et donner de leur temps pendant six ans gratuitement, les conseillers municipaux ne sont pas rémunérés et les maires sont juste défrayés.

L’objectif de cette étude est de participer au fait de mettre sur la table le sujet de la gestion des ressources et de l’implication des habitants de telle sorte qu’on ne puisse pas éviter ce sujet, que le candidat soit forcément obligé d’utiliser ce mot à un moment ou un autre dans sa campagne pour que ce soit un sujet inévitable.

LVSL – Quelle place ont, selon vous, les listes citoyennes dans les élections à venir ? Compte tenu de ce que vous avez vu, est-ce une pratique cantonnée aux grandes villes ?

U.B. – J’ai un problème avec la formule « listes citoyennes » parce qu’elle sous-entend que les autres ne le sont pas. « Listes participatives » c’est éventuellement plus approprié, mais je n’ai pas rencontré de listes participatives, car je n’ai parlé qu’aux maires et il semble normal qu’ils ne m’aient pas parlé de la liste d’opposition qui allait se présenter. De plus, ce n’était pas non plus le temps des élections quand je les ai rencontrés de mi-avril à mi-juillet 2019 et donc à ce moment-là, c’était encore calme. J’ai pu rencontrer des gens qui faisaient partie de listes, mais est-ce que c’étaient des listes participatives, des listes normales qui parlaient d’écologie ? Il est très difficile de qualifier une liste en tant que telle. L’association « La belle démocratie » travaille justement sur une sorte de label pour savoir si une liste est participative ou pas. Mais, en réalité, les listes sont constituées d’habitants qui se rassemblent. Bien sûr, dans chaque commune, il y a plein de listes, et il est difficile de savoir si elles sont participatives ou pas. De l’image mentale que je m’en fais, a priori, j’aurais envie de dire que c’est quelque chose de cantonné aux grandes villes, les petites communes n’ayant le plus souvent qu’une liste ou deux.

Listes citoyennes, municipalisme : Quelle démocratie locale après les gilets jaunes ?

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À l’occasion des élections municipales de mars 2020, un grand nombre de listes dites « citoyennes » ou « participatives » se sont constituées, partout en France, dans les villes moyennes comme dans les métropoles, les villages ou les hameaux. Évoluant en dehors ou en retrait des étiquettes partisanes, ces listes placent la participation des citoyens à la vie démocratique au cœur de leur programme. Ce phénomène post-crise des gilets jaunes traduit une repolitisation citoyenne de l’échelon local, dont on ne saurait encore dire qui – quelles catégories socio-professionnelles, quelle(s) classe(s) d’âge – elle touche précisément. Elle ouvre des perspectives pour repenser les dispositifs de démocratie locale, du droit de pétition au référendum, et engager des efforts en faveur de la formation des élus et du financement de la participation. Par Chloé Ridel.


Introduction

Un an après la crise des gilets jaunes qui ont placé la question démocratique au cœur de leurs revendications, les élections municipales donnent lieu à l’émergence, partout sur le territoire, de listes « citoyennes » ou « participatives », qui se présentent au scrutin municipal de mars 2020 sans étiquette partisane. Ces listes naissent à l’initiative de collectifs de citoyens, strictement hors partis ou transpartisans, mais toujours sans chapelle politique revendiquée. À quelques mois du scrutin, on en dénombre plus de 200 à travers la France. Qu’est-ce qu’une liste citoyenne ? La définition est moins aisée qu’il n’y paraît. On peut toutefois déceler, à la lumière des initiatives nées en vue des municipales, deux critères cumulatifs, qui forment un socle commun : le critère a-partisan et le critère participatif. Au-delà, chaque liste développe ses particularités, en étant plus ou moins portée vers un municipalisme à tendance libertaire, courant que l’on retrouve davantage dans les petites communes. Dans l’écrasante majorité des cas, et en dehors de leur exigence démocratique, les listes citoyennes prônent la transition écologique et la justice sociale.

 

Table des matières

I. Rejet des appartenances partisanes et promotion de la démocratie participative au cœur du phénomène

II. Des listes citoyennes entre re-politisation et défiance

III. La démocratie communale comme nationale requiert du temps, des moyens et une implication réelle des citoyens

IV. Comment approfondir la démocratie locale ?

a. Référendum local et consultation d’initiative citoyenne

b. Droit à l’expérimentation, sécurité juridique

c. Le financement de la démocratie locale et la formation des élus

 

I. Rejet des appartenances partisanes et promotion de la démocratie participative au cœur du phénomène

 

Une liste citoyenne est d’abord une liste qui minimise l’appartenance partisane voire qui rejette toute étiquette, et se compose exclusivement de « citoyens » présentés comme tels. Si certaines listes citoyennes, à l’instar de l’Archipel citoyen à Toulouse qui a désigné un militant d’EELV comme tête de liste, reçoivent le soutien de partis et accueillent des militants de partis politiques, les références partisanes sont reléguées à l’arrière-plan ou n’apparaissent pas du tout. Les militants qui se présentent sur une liste citoyenne n’y figurent pas en tant que membres de leur parti.

Une liste citoyenne est, ensuite, une liste qui place les outils de démocratie participative et directe au cœur de son fonctionnement, sur fond de critique parfois sévère à l’encontre de la démocratie représentative, assimilée à la politique politicienne et à la bureaucratie. Le périmètre de la démocratie participative étant lui-même sujet à débats, le vocable souffre d’imprécision. La plateforme « Action commune », qui offre un appui aux listes citoyennes en vue du scrutin de mars 2020, se simplifie la tâche en affirmant qu’est participative « une liste qui se définit comme telle », tout en mettant en avant des outils et pratiques labellisés démocratiques (« Label démocratie »[1]). Selon ces labels, une liste dite participative doit respecter un certain nombre de principes à son lancement comme en cas de victoire à l’élection. Lorsqu’elle se lance, elle ne doit avoir ni candidat ni programme pré-défini. Les candidats élus s’engagent à démissionner de tout autre mandat. Ne peut figurer sur la liste un candidat ayant eu plusieurs mandats par le passé. En cas de victoire, toutes les décisions prises durant le mandat sont co-construites entre les élus, qui sont davantage exécutants que décideurs, et les habitants. La transparence est de mise, et la vigilance exigée vis-à-vis de potentiels conflits d’intérêt.

La plateforme « Action commune » recense 255 listes citoyennes partout en France[2]. Le chiffre peut sembler dérisoire et le phénomène anecdotique, comparé aux 36 000 communes que compte notre pays. Il ne l’est pas, pour au moins deux raisons…

 

Lire la suite de cette note sur le site de notre partenaire l’Institut Rousseau. L’Institut est un laboratoire d’idée qui se consacre à l’élaboration de notes dédiées à penser les nouvelles politiques publiques. 

 

 

Municipales : le Pacte pour la Transition prépare-t-il l’union des gauches écologistes ?

Quoiqu’on en pense du localisme et a fortiori dans le climat de décomposition politique actuel, les élections municipales à Paris ont toujours un parfum de national. Mais alors que la bataille fait rage dans la capitale, les principales listes écologistes et de gauche viennent de s’engager peu ou prou sur un texte d’engagements communs, le Pacte pour la Transition, ses trois principes et 32 mesures définis nationalement et portés localement par un collectif d’habitants et d’associations. Ce moment parisien est-il le signal d’un glissement politique ?


Les élections municipales à Paris ont toujours un parfum de national. Bien entendu, cette majorité comme toutes les autres affirmera qu’il s’agit d’un scrutin local qui ne vient pas sanctionner une politique nationale et/ou que de toute façon, la majorité en place est toujours sanctionnée aux élections locales, ce qui n’est effectivement pas loin d’être vrai : l’effondrement du Parti Socialiste entre 2012 et 2017 à toutes les échelles et élections territoriales en est l’exemple le plus spectaculaire et significatif. Pour autant, les oppositions n’auront pas totalement tort de clamer que la politique nationale est effectivement dans le viseur : selon un sondage Odoxa-CGI diffusé mardi 28 janvier, 30% des Français souhaiteraient sanctionner l’exécutif macronien à l’occasion des élections municipales.

Le scrutin de la capitale est d’autant plus national que Paris a été l’un des principaux bastions d’Emmanuel Macron durant les élections présidentielles. Il y avait récolté près de 35% des suffrages au premier tour : une défaite y serait doublement amère. Paris reflète également l’état instable des oppositions, et de la gauche et des écologistes en particulier, qui continuent leurs chevauchées solitaires. Pour encore longtemps ? Les principales listes écologistes et de gauche viennent de s’engager peu ou prou sur un texte d’engagements communs, le Pacte pour la Transition. Ses 3 principes et 32 mesures ont été conçus à l’échelle nationale, et portés localement par un collectif d’habitants et d’associations. Ce moment de convergence parisienne est-il le signal faible d’un glissement politique de plus grande ampleur ?

(source : https://www.pacte-transition.org/#pacte)
Les soixante ONG porteuses du Pacte pour la Transition.

Qu’est-ce que le Pacte pour la Transition ?

L’histoire commence fin 2019 lorsque le Collectif pour une Transition Citoyenne (CTC), composé d’une soixantaine d’ONG, lançait le Pacte pour la Transition, applicable dans les communes.. Le principe d’application est simple : des collectifs locaux et apartisans vont à la rencontre des listes candidates et leur demandent, quelle que soit leur couleur politique, de s’engager sur au moins 10 de ces 32 mesures. La démarche fait penser au principe de la Charte de Nicolas Hulot aux élections présidentielles de 2007, en plus participatif : c’est du côté du Pays basque qu’il faut aller chercher pour en comprendre la préhistoire. C’est en effet sur la terre natale du désormais bien connu mouvement citoyen de mobilisation contre le dérèglement climatique, Alternatiba, que dès 2014 des habitants appelaient leurs futurs élus à s’engager sur des mesures écologiques.

La démarche fait penser au principe de la Charte de Nicolas Hulot aux élections présidentielles de 2007, en plus participatif

On retrouve Alternatiba, qui a bien grandi depuis, au coeur du CTC qui porte aujourd’hui la démarche du Pacte pour la Transition sur l’ensemble du territoire. Et c’est de manière très révélatrice que la conférence de Presse du 4 mars 2020 qui réunissait le collectif parisien du Pacte et un certain nombre de listes candidates a également été l’occasion de tirer un premier bilan national : des collectifs citoyens se sont déclarés sur près de 2400 communes et ont annoncé officiellement la signature d’environ 300 pactes locaux pour la transition.

Car l’idée sous-jacente est bien de faire de la transition écologique, sociale et démocratique, un horizon politique commun et structurant tant pour les partis que pour l’électorat. Ainsi, lorsque quatre listes parisiennes affichent chacune leur engagement sur au moins 29 des 32 mesures, sur la même scène et lors d’une conférence de presse commune, on peut s’interroger : le Pacte serait-il l’ingrédient tant attendu d’une convergence politique des luttes ?

(source : http://www.enbata.info/articles/municipales-2014-lheure-du-bilan/
Photo officielle des maires du Pays Basque français engagés lors des élections 2014 dans le Pacte porté alors par Alternatiba.

A Paris, quel impact pour le Pacte ?

La première chose que l’on remarque, ce sont bien entendu les absents. C’est avec beaucoup de sobriété que Stéphanie Boniface, membre du collectif de citoyens parisiens porteurs du Pacte, explique que les listes de Serge Federbush (Rassemblement National) et de Marcel Campion “n’ont pas donné suite”, de même pour Rachida Dati (Les Républicains) qui a plus ancré sa campagne sur la sécurité et le déploiement d’une police municipale armée que sur ses ambitions écologiques.

Au sujet d’Agnès Buzyn (La République en Marche), la porte-parole se veut plus précise, annonçant que la candidate de la majorité présidentielle a indiqué son intérêt pour le Pacte, mais qu’à quelques jours du scrutin, ses propositions programmatiques sont encore loin de satisfaire les ambitions des 32 mesures. Le fait est révélateur de la difficile installation de la désormais ex-ministre de la Santé, grippée dans les sondages à la troisième position malgré son éloignement du dossier “coronavirus” : l’opération désespérée de sauvetage de son bastion parisien par le gouvernement semble d’autant plus tourner au désastre qu’il y a investi (ou sacrifié) l’un de ses rares éléments réputés fiables. Elle n’a en tous cas pas convaincu davantage que son prédécesseur sur la question de la transition.

Présentation listes
Les différentes listes signataires du Pacte pour la Transition introduites par Stéphanie Boniface (à droite), membre du collectif parisien du Pacte. De gauche à droite : Isabelle Saporta, Danielle Simonnet, Vikash Dhorasoo, Antoinette Gulh, Célia Blauel.

Si le député européen Yannick Jadot (Europe Ecologie Les Verts) affirme régulièrement que l’écologie n’est ni de droite, ni de gauche, force est de constater que la droite parisienne s’est donc, par échec ou conviction, inscrite très clairement en dehors du Pacte. A l’inverse, la question de la transition a laissé paraître un vivier important d’idées communes entre les listes candidates plus à gauche menées par Anne Hidalgo (Paris en Commun – Parti Socialiste), David Belliard  (L’écologie pour Paris – EELV), Danielle Simonnet et Vikash Dhorasoo (Décidons Paris – France Insoumise), mais aussi Cédric Villani.

Le Pacte se veut révélateur d’une certaine communauté d’idées

Si les Insoumis et les Écologistes ont signé les 32 mesures proposées (avec des niveaux d’ambition variables, comme le propose le Pacte) contrairement aux listes conduites par la maire sortante et le député mutin de la majorité qui en ont signé 29, le Pacte se veut révélateur d’une certaine communauté d’idées. Une convergence qui était déjà apparue lors d’un débat qui avait pris place le 25 février à la Base où les représentants des listes avaient donné l’impression d’avoir sur ces sujets de politique locale bien moins de divergences que de convergences, certes avec des nuances importantes dans la méthode et les ambitions, mais tout de même : qualité de l’alimentation dans les cantines, lutte contre le dérèglement climatique, amélioration des mobilités, rénovation thermique des bâtiments, ou encore, gestion plus ambitieuse des déchets sont apparues comme des objectifs communs, y compris du côté d’Isabelle Saporta qui représentait Cédric Villani. Alors, l’heure est-elle au grand rassemblement de l’écologie politique ?

La gauche parisienne et l’enjeu de la recomposition : mission impossible ou impasse politique ?

La question du rassemblement se pose d’autant plus que ce 4 mars 2020, le jour même de la présentation officielle du Pacte parisien et de ses signataires, François Ruffin déclarait au micro de France Info désirer une candidature unique à gauche pour les élections présidentielles de 2022 : “Il faudra éviter les logiques partidaires et suicidaires, si chacun y va dans son couloir, on est cuits.” Pour autant, alors même que les listes candidates concernées dans la capitale affirmaient un horizon politique commun à travers le Pacte pour la Transition, cette vitrine nationale parisienne offrait une image très peu unitaire ce 4 mars, les représentants profitant de l’événement pour affirmer leurs différences et divergences.

Premier indice de la désunion et principale cible des échanges lors de la conférence de presse, la liste d’Anne Hidalgo a essuyé les tirs les plus nourris. La plus virulente dans cet exercice a été Isabelle Saporta qui a attaqué la politique de la majorité socialiste, représentée par Célia Blauel, tant pour sa politique “debétonisation” que pour ses “conflits et frictions” avec le Conseil Régional dirigé par Valérie Pécresse, et les conséquences sur le manque de cohérence dans les politiques de transport et mobilités. Danielle Simonnet n’a pas non plus épargné la maire de Paris, critiquant la cherté des loyers pour les revenus les plus modestes et ses implications écologiques du fait de l’accroissement de la distance domicile-travail. Des critiques reprises en partie par Antoinette Gulh (L’écologie pour Paris – EELV), faisant apparaître une étonnante confluence de points de vue entre insoumis, écologistes et villanistes.

Jusqu’à ce que Danielle Simonnet réponde aux appels du pied d’Isabelle Saporta en affirmant clairement que les Insoumis ne “s’allieront jamais à des macronistes”. Propos appuyés par Vikash Dhorasoo qui a rappelé le soutien du député Cédric Villani au CETA, à la réforme des retraites ou encore à la loi Asile Immigration, l’ancien meneur de jeu des Bleus désormais candidat à la mairie du 18e arrondissement affirmant l’attachement de sa liste à “une écologie radicale et populaire”. Ce rejet des Villanistes par les Insoumis a fini d’enterrer le projet de grande coalition climat rêvée par David Belliard, ambition déjà fragilisée du fait de la participation des écologistes à la politique des précédentes mandatures.

Ainsi, quand Danielle Simonnet déclare préférer une “Ville écologique aux Jeux Olympiques”, elle ne fait pas qu’affirmer la spécificité de sa candidature à Paris par rapport aux autres listes : les propos de la candidate insoumise révèle que pour elle et son camp politique, la transition se situe en claire opposition à l’économie de marché et les grands projets qui l’incarnent, rendant improbable le scénario d’une convergence au second tour des élections municipales. Or à en croire les pronostics de François Ruffin pour la Présidentielle, c’est bien avant le premier tour que les forces politiques en faveur de la transition devront converger si elles espèrent pouvoir arriver au pouvoir. C’est peut-être en cela que transparaissent les limites actuelles d’un Pacte pour la Transition qui ne parvient toujours pas à réconcilier les gauches historiques.

La démarche de l’avenir, et l’avenir de la démarche

Mais n’est-ce pas trop en attendre d’un projet si neuf ? Certes le péril écologique est grandissant et rend plus urgente que jamais la convergence politique invoquée par François Ruffin : sans réaction politique forte au dérèglement climatique, le territoire français sera devenu littéralement invivable avant 2100. (source : https://www.pacte-transition.org/#welcome)

Carte représentant la répartition des communes signataires du Pacte sur l’ensemble du territoire métropolitain.La démarche du CTC est d’autant plus intéressante qu’elle conjugue plusieurs dimensions : l’alliance des expériences et savoir-faire d’associations non-marchandes et d’acteurs de l’économie sociale et solidaire marchande pour accompagner les territoires et collectivités en désir de transition ; l’affirmation progressive d’un imaginaire nouveau et commun, notamment à travers le développement de la Fête des Possibles (la prochaine édition aura lieu fin septembre 2020) ; le développement d’un municipalisme dans lequel la démocratie représentative est enrichie d’outils de démocratie directe. En l’espace de quelques mois, ce sont plus de 6500 citoyens et citoyennes dans près de 2500 communes qui sont engagés dans la démarche du Pacte et l’avenir de ce dernier dépendra, comme pour beaucoup de mouvements sociaux et écologiques actuels, de l’élargissement de son socle populaire et territorial.

Ce sont aujourd’hui plus de 6500 citoyens et citoyennes dans près de 2500 communes qui sont engagés dans la démarche du Pacte

Si le Pacte pour la Transition n’a pas rebattu les cartes des élections municipales à Paris, il aura réussi son entrée dans le jeu politique en un moment et un lieu déterminant de l’espace politique, notamment à gauche. Peut-être aidera-t-il dans les prochaines années et d’ici les élections présidentielles à répondre à la question suivante : l’impératif d’une transition écologique, sociale et démocratique dans le réel débouchera-t-il d’ici 2022 à une convergence politique autour d’un programme (ou pacte) commun porté par une candidature commune ? Inversement on pourra se demander quelles sont les barrières qui empêchent aujourd’hui l’avènement de cette union sacrée qui a manqué à la gauche en 2017.

« Notre société revendique l’égalité contre le néo-darwinisme de Macron » – Entretien avec Éric Piolle

Eric Piolle, séminaire “Construire une écologie populaire” organisé par Le Vent se Lève, Sorbonne, Paris. Photo © Clément Tissot

Éric Piolle est maire écologiste de Grenoble depuis 2014 et candidat à sa réélection. Largement en tête des sondages, son bilan a été salué par de nombreux observateurs comme un modèle pour les grandes villes en transition. Il raconte cette expérience originale dans son livre Grandir ensemble, les villes réveillent l’espoir (éd. Broché), où il développe également un horizon ambitieux pour les métropoles, dans un contexte d’urgence climatique et de perte du lien social. Dans ce riche entretien, nous revenons particulièrement sur les conclusions politiques qu’il en tire, à quelques semaines des municipales, mais surtout à deux ans des présidentielles. Éric Piolle occupe en effet une place singulière dans le paysage politique : étiqueté EELV, il conserve une indépendance par rapport à l’appareil et a su entraîner l’ensemble des composantes de la gauche sociale et écologiste derrière lui. Retranscrit par Dominique Girod, réalisé par Pierre Gilbert.


 

LVSL – Au début de votre livre, vous dites que nous sommes une majorité culturelle et prédominante. Qui désignez-vous par ce « nous » et comment est-ce que cette majorité culturelle évolue ?  

Éric Piolle – Le « nous », ce sont des gens qui étaient déjà ancrés dans une structure écologiste, ou dans un prisme social très fort et qui évoluent face au constat qu’ils font sur la capacité du modèle ultralibéral à produire des inégalités sociales, l’épuisement des ressources, la pollution, le dérèglement climatique. Ils basculent, même si ce n’est pas leur culture d’origine, vers une perception qui est soit très explicite, soit juste un ressenti. Ils ne peuvent plus rester là, comme une espèce d’objet de la société de surconsommation qu’on ballotte, qu’on va stimuler et chez qui on va essayer de déclencher de la consommation compulsive. Il y a une sorte d’aspiration intérieure qui monte : une vie d’homme n’est pas celle d’un homo œconomicus sur lequel on va mettre plein de capteurs pour essayer de piloter ses réactions. C’est un « nous » large, indéfini. Il concerne les gens qui ont déjà réalisé cela et qui le vivent plus ou moins mal, qui sont dans l’action ou dans l’angoisse. Ce sont des personnes qui le sentent, mais qui sont encore en lien avec le système, qui ont un pied dedans, un pied dehors.

Une partie des classes moyennes et moyennes supérieures ne peut plus être conservatrice parce qu’elle ne peut plus assurer notamment à ses enfants la sécurité dont elle bénéficie. Il y a plusieurs vecteurs de bascule : d’une part, quelque chose qui interpelle parce que le monde est violent (les migrants, les guerres, les crises climatiques dans le monde, une crise sociale à proximité) et d’autre part, cette idée que tout est vain dans la réussite d’un individu de la classe moyenne supérieure, et que rien ne garantit que ses enfants feront partie des heureux élus.

LVSL – Vous avez évoqué le conservatisme. Quand on veut préserver la biosphère, on est conservateur. Est-ce que le clivage conservateur/progressiste vous parle ?

E.P. – Non, parce que parmi mes valeurs fondamentales, on trouve la joie, le partage, l’harmonie avec mes congénères ainsi que d’autres espèces, la nature, l’effort de libération sur soi-même, l’engagement et la transmission. On s’inscrit dans une histoire qu’on doit transmettre, qu’on travaille et qu’on cultive par une libération permanente pour que cela ne soit pas de la tradition conservatrice. Ce mythe de conservateur/progressiste me paraît d’autant moins pertinent que ce sont deux termes qui ont été accolés à un monde du bipartisme et il ne peut plus assumer ces fonctions-là. La gauche soi-disant progressiste, sociale-démocrate a abandonné cette transformation de cœur du modèle. Elle ne fait que gérer les externalités périphériques. Dans la droite historiquement conservatrice, l’idéologie méritocratique qui veut que la chance ne soit pas qu’une question de naissance a été balayée avec la mondialisation, l’accélération de l’évolution culturelle, le numérique et la connexion. Ce prisme me semble peu structurant.

LVSL – Vous dites vers la fin de votre livre que vous vous sentez Français et citoyen européen et non nationaliste-souverainiste. Nationaliste et souverainiste, est-ce la même chose pour vous ?

E.P. – Non. Pour moi l’arc humaniste se développe autour de six axes : gauche-droite, les rapports de domination et cette volonté de corriger les conditions initiales ; le féminisme ; le regard sur la diversité humaine ; le productivisme ; le rapport au monde ; la multi-appartenance (qui est un rapport à la frontière).

Chez les nationalistes-souverainistes, il y a un double rapport à la frontière qui est fermée, défensive. Ce n’est pas un rapport qui est élastique, on a toujours envie de déplacer une frontière. Il y a une sorte de viscosité : il faudrait que ce soit plus facile d’aller chercher des tomates à dix kilomètres plutôt qu’à 10000km tout en gardant la possibilité d’aller chercher un produit qui fait défaut à 10000km, moins souvent du fait de la complexité. Un individu appartient tout le temps à une communauté locale et à une communauté trans-spatiale, qui est ailleurs. Le souverainisme est une sorte de communautarisme à l’échelle d’une nation comme si l’appartenance à un collectif venait définir un individu entièrement. Pour moi, la subsidiarité est une question centrale.

LVSL – On dit souvent que l’échelle de l’État est un impensé pour EELV dans le sens où ils représentent traditionnellement le diptyque global/local. Pourtant, en France, on a quand même un attachement des classes populaires vis-à-vis de l’État, car celui-ci est protecteur à travers les services publics, les prestations sociales et la planification économique, par exemple, lors des Trente Glorieuses qui ont permis le plein emploi. De ce fait, les classes populaires sont très mobilisées pendant les élections présidentielles, mais moins pendant les autres. En ne considérant pas cette échelle, comment est-ce qu’on peut parler à d’autres gens qu’aux gagnants de la mondialisation ?

E.P. – Je pense qu’il faut considérer cette échelle, elle produit du cadre. Il y a deux échelles qui produisent du cadre : l’échelle européenne et l’échelle de l’État. On ne peut donc pas ne pas penser à l’échelle de l’État. Quand j’écris que les villes révèlent l’espoir, c’est parce que dans le processus de réappropriation de nos conditions de vie, de gain en confiance par l’entraînement à l’action, l’espoir part du local parce que, là, on va toucher à notre vie quotidienne : la mobilité, l’alimentation, le logement, la gestion des déchets, etc. On peut donc se réapproprier cela. C’est cette réappropriation qui permet de reconstruire un discours sur le fait qu’il faut aussi que l’État donne le cadre et les règles qui permettent de redéfinir un nouveau modèle de fonctionnement.

L’approche qui consiste à dire que la seule solution est d’arriver au sommet de l’État est un aveu d’impuissance comme il pouvait y avoir il y a dix ans ce discours d’impuissance de dire que les problèmes se régleront à l’échelle mondiale ou ne se régleront pas. Cela ne marche pas comme ça : c’est dans l’autre sens que l’on arrive à redéfinir nos conditions d’existence. On est obligé de penser à l’échelle de l’État. Je parlais tout à l’heure de viscosité, même si on a toujours envie de déplacer les frontières, il y a quand même des périmètres d’impact et l’État est un périmètre d’impact qui est intéressant aujourd’hui. On a une communauté de vie dans laquelle il y a une transmission de l’histoire. La France est donc une communauté de vie dans laquelle il y a une transmission de l’histoire qui fait qu’on a tous un attachement, quand bien même on appartient à plein de communautés différentes, on est alors multi-appartenants, nous avons en plus tous un lien singulier avec la France, un lien direct qui ne passe pas par des communautés.

Eric Piolle, séminaire « Construire une écologie populaire » organisé par Le Vent se Lève, Sorbonne, Paris. Photo © Guillaume Caignaert

LVSL – Vous dites dans votre livre que réussir la transition écologique est le point de jonction entre l’ensemble des appareils de l’arc humaniste qui sont en concurrence électorale. Pensez-vous que 2022 soit l’ultime chance pour le climat, dans le sens ou si le bloc libéral macroniste ou si le bloc réactionnaire d’extrême droite gagne, nous n’aurons aucune possibilité de réduire par deux nos émissions en 2030 et de flécher nos efforts diplomatiques et commerciaux vers la transition mondiale ? Si oui, quelles conséquences politiques en tirez-vous ?

E.P. – Je ne crois pas que ce soit l’ultime chance. C’est une mécanique inversée qui me fait refuser cela. Je suis convaincu qu’un des vecteurs aujourd’hui de la peur, des angoisses de la société, qui, du coup, se retrouve en situation de burnout, c’est le fait que la crise environnementale vient tout d’un coup mettre un mur derrière la fenêtre de l’horizon. Cela est extrêmement violent pour le cerveau humain parce que sa métaphysique est faite de deux impensés : il n’arrive pas à appréhender l’infini du temps et l’infini de l’espace. Si on se vit avec cet infini bouché, on se vit dans une urgence, car il faut bien réfléchir aux solutions pour bouger et qu’en pratique l’urgence est une réponse à un danger, le danger suscite la peur qui n’est pas un vecteur de transformation. La peur vient de notre cerveau reptilien et provoque la paralysie, la soumission, la fuite en avant ou alors du combat quand l’animal est à la taille et là, ce n’est pas le cas.

La peur n’est pas un moteur d’action. Ce qui est un moteur d’action, c’est l’inspiration, la métaphysique, la spiritualité, la culture, l’art. C’est une nouvelle mythologie. Partant de cela, il n’y a jamais de point de non-retour. Le point de non-retour, on le constatera a posteriori si l’humanité disparaît ou que l’on passe de 7 milliards à 1 milliard. Avant, il n’y avait pas de trajectoire. Notre histoire humaine n’est pas faite de prolongation de courbes scientifiques, quand bien même elles seraient ultra alarmistes comme aujourd’hui. Notre histoire est faite d’événements improbables, notre avenir est fait de grains de sable qui grippent les engrenages. On ne peut pas développer une stratégie gagnante en présence d’une butée, car elle ne sera alors pas développée sur l’inspiration, mais sur la peur et le danger, et sera donc vouée à l’échec.

LVSL – Sans parler de dernière chance alors, si ce n’est pas le bloc écolo-humaniste qui gagne en 2022, pourra-t-on réduire nos émissions par deux en 10 ans comme le préconise le GIEC ? 

E.P. – Peut-être de façon ultra-radicale. C’est l’inspiration et l’entraînement à l’action qui font qu’on est débordés par nos actions et qu’on gagne en confiance. Cela fait vingt ans que je me dispute avec mon ami Pierre Larrouturou sur cette notion d’urgence parce qu’il dit toujours qu’on a une fenêtre de trois mois et que si on la rate, les choses seront plus difficiles encore. Notre désaccord vient du fait que je considère que cela ne génère pas une énergie d’action suffisante. Cela ne nous empêche pas de travailler pour que 2022 ne se passe pas comme 2017. En 2020, s’il n’y a pas une marée de villes qui enclenchent une transition écologique majeure, on pourrait craindre un échec parce que les prochaines élections seront en 2026 et qu’on ratera le coche pour 2030. On pourrait se dire que l’on a trois mois devant nous pour réussir, parce que ce n’est pas l’État qui fait les projets, il ne fait que poser un cadre.

LVSL – Tirant les leçons de l’expérience de 2017, selon vous, quel serait le scénario idéal pour 2022 ?

E.P. – On arrive à cristalliser un espace politique qui est l’espace idéologique et culturel, c’est-à-dire, un mouvement de repli sur soi, de droite et d’extrême droite, un mouvement ultralibéral sécuritaire qui s’assume pour la protection des vainqueurs du système. Pour moi, c’est ce qui est advenu avec l’effondrement du bipartisme. Le macronisme, c’est de l’entrepreneuriat politique. Avant, on avait des gouvernements de droite qui ne faisaient pas de la politique de droite et des gouvernements de gauche qui ne faisaient pas de la politique de gauche. Maintenant, on a un gouvernement ultralibéral qui fait une politique ultralibérale sécuritaire comme annoncé. Le troisième espace, c’est cet arc humaniste qui n’arrive pas à se cristalliser d’un point de vue politique alors qu’il est là d’un point de vue culturel. Dans ma lecture de 2017, si les trois candidats s’étaient retirés en disant à Nicolas Hulot qu’il serait le président d’une VIe République d’un nouveau genre, on aurait remporté les élections. Si aux Européennes on avait réussi à cristalliser cet arc humaniste, on n’aurait pas été à 10 points du duel Macron-Le Pen, mais en tête des élections. C’est ce qu’on avait vu à notre échelle à Grenoble en 2014 avec un sursaut de participation de 6 points au second tour.

LVSL – La participation à l’homogénéisation de ce troisième espace n’est-elle pas en contradiction avec un discours communaliste ? On parle de déterminer un projet national qui puisse cristalliser ce qui est déjà un acquis culturel autour d’un mouvement rassembleur.

E.P. – Je ne crois pas que ce soit autour d’un mouvement. Notre organisation sociale revendique l’égalité. Le néo-darwinisme de Macron lorsqu’il évoque les « premiers de cordée » et « ceux qui ne sont rien » brise cette égalité de fait, beaucoup plus revendiquée que par le passé. On retrouve ces nouvelles façons de faire société dans le monde de l’action de la société civile, au fonctionnement collectif, sans structure, sur un projet donné, par exemple dans le monde de l’énergie où on retrouve beaucoup de producteurs-consommateurs qui s’associent pour une mise en commun. On retrouve cette organisation dans le monde de la politique où les individus conservent leur identité, mais se retrouvent sur des projets communs à l’échelle municipale, européenne, pour la France, pour les régionales. Ces projets s’appuient sur la diversité, il ne s’agit pas d’une fusion des cultures.

Eric Piolle, séminaire « Construire une écologie populaire » organisé par Le Vent se Lève, Sorbonne, Paris. Photo © Guillaume Caignaert

LVSL – Dans la dernière partie de votre livre vous évoquez la Commune de Paris. Vous assimilez Thiers au jacobinisme et sa répression à la peur de la liberté des Communards, « raison pour laquelle l’État central, le Paris capitale de la France a fait le choix de passer les Communards au fil de la baïonnette ». Est-ce que, pour vous, l’échelle de la gestion se confond avec une politique réactionnaire antirévolutionnaire ? Est-ce que l’État central est forcément quelque chose de réactionnaire et antirévolutionnaire par essence ?

E.P. – Cela dépend aux mains de qui il est. C’est un État qui est le plus souvent au service des puissants, quand il n’est pas dirigé par les puissants eux-mêmes. C’est la nouveauté du système Macron : maintenant on a Danone, Areva et consorts qui sont directement au pouvoir. Ce ne sont plus des visiteurs du soir et dans ces cas, il est là pour écraser ceux qui veulent reprendre en main leurs conditions de vie.

Là, on broie les aspirations profondes de gens qui souhaitent définir leurs conditions de vie parce que c’est un gouvernement réactionnaire et aussi un gouvernement qui dit que la structure et l’organisation prévalent sur la subsidiarité et la liberté de communautés auto-organisées, l’autogestion étant une menace pour le système.

LVSL – Justement, au sujet de la subsidiarité, ne serait-il pas temps d’arrêter d’opposer jacobinisme et girondisme ou décentralisation face à l’urgence climatique ? Ne pourrions-nous pas nous accorder sur un principe de subsidiarité écologique ? On ferait automatiquement ce que norme l’échelle la plus ambitieuse en termes d’écologie, que ce soit la région, la commune, l’État ou l’Europe.

E.P. – Il faut garder en tête que dans cette subsidiarité l’action déborde son cadre idéologique et appartient à plusieurs imaginaires, c’est donc quelque chose qui est fondamental pour moi. C’est-à-dire que je reconnais que dans cette diversité humaine, les imaginaires peuvent s’accorder sur une mythologie commune et que finalement, une action a le mérite de faire exploser un cadre idéologique et philosophique. On est entraîné par l’action dans laquelle on met de côté son histoire pour faire avec. Il y a donc là une production humaine qui crée du commun et qui est pour moi extrêmement riche. Autant, quand la loi est la norme, je pousse pour cette subsidiarité ; autant dans les moyens de l’action et de la transformation, le projet est beaucoup plus puissant quand il est municipaliste que quand il s’agit d’un grand plan d’État. Ce dernier fonctionne pour un rattrapage, mais peut également basculer dans le totalitarisme. Ce qui va nous faire avancer, c’est la liberté et la chance.

LVSL – Quelle est pour vous la différence entre la planification écologique et le Green New Deal dont vous parlez dans votre livre ?

E.P. – Je ne tiens pas à insister sur la différence, car je suis plutôt dans la recherche de la convergence des concepts aujourd’hui. Pour prendre l’exemple de la Smart City bourrée de capteurs et de pilotage, la cité n’est pas regardée comme un foyer humain, mais comme une sorte d’usine dont il faut optimiser les déplacements et la production de déchets des pions humains. Les humains sont considérés comme des pions dont il faudrait optimiser les actions. La Smart City, avec son pilotage total, est déshumanisée. Elle est construite sur une mythologie techno-scientiste dans laquelle on n’a pas besoin de questionner à nouveau notre humanité et nos façons de vivre. On a juste besoin de se laisser piloter par le monde techno-scientiste. À l’inverse, je crois que la ville est un foyer humain qui concentre des solidarités, de la production de connaissances, de culture, d’échanges, que c’est profondément humain et que nous regardons la Smart City à rebours de ce qui est communément admis dans la littérature techno-scientiste. Nous ne sommes pas technophobe par principe, mais ça ne peut s’impliquer que dans une conversion humaine et l’exercice de la liberté humaine. Je n’ai pas envie de vivre avec une multitude de capteurs et suivant les préceptes de gens qui me pousseraient à avoir des comportements écologiques comme ils ont essayé de me pousser à consommer de façon compulsive. C’est une atteinte à mon humanité.

LVSL – Comment liez-vous « Liberté, égalité, fraternité » avec votre devise « Garantir, chérir et nourrir » ?

E.P. – Je n’ai pas encore réfléchi à cette question, qui est intelligente. J’aime bien les triptyques, cela me parle. Si je faisais un pendant, ce que j’ai cherché à faire c’est dire qu’on va se décaler du développement durable pour aller vers ce triptyque pour mener des actions qui garantissent des sécurités, chérissent les biens communs, nourrissent de sens et qui atteindront les trois échelles : l’individu dans sa solitude, le collectif (l’individu organisé) et l’institution (l’individu organisé en société). Comme dans le triptyque « Garantir, chérir et nourrir », la devise « Liberté, égalité, fraternité » parle à la fois à l’individu, au collectif et à l’individu organisé en société. C’est là que je situe le parallèle.

« Nous avons développé une économie différente qui crée un lien social extraordinaire » entretien avec Damien Carême

Damien Carême, séminaire “Construire une écologie populaire” organisé par Le Vent se Lève, Sorbonne, Paris. Photo © Killian Martinetti

Damien Carême, depuis peu eurodéputé Europe Écologie Les Verts, s’est fait connaître en tant que maire de Grande-Synthe, une banlieue de Dunkerque de plus de 23 000 habitants ayant grandement souffert de la désindustrialisation. Ce qu’il y a initié, en matière de transition sociale et environnementale, depuis son premier mandat en 2001, inspire beaucoup, a fortiori à la veille des municipales. Nous revenons avec lui sur cette expérience riche d’enseignements, et sur le prolongement qu’il en donne depuis le Parlement européen. Entretien réalisé par Manon Milcent et Pierre Gilbert.


LVSL – Vous avez été maire de Grande-Synthe de 2001 à 2019. Comment un écolo a-t-il réussi à gagner dans une ancienne ville industrielle du Nord ?

Damien Carême : En 2001, il fallait arriver au pouvoir. C’était une ville stigmatisée, une ville de banlieue où il y avait une délinquance importante, un sentiment de malaise, des difficultés sociales présentes depuis un certain nombre d’années et pas de solutions concrètes. Nous n’étions pas d’accord avec les politiques locales donc nous avons fait une contre-proposition en présentant une liste aux élections municipales de 2001. Le slogan était « Autrement la ville, autrement la vie ». Sans proposer quelque chose de révolutionnaire, nous exposions notre vision de la société sur le plan culturel, social, de l’aménagement urbain, de la circulation automobile. Et nous avons gagné, même si ce n’était que de 114 voix sur 14 000 électeurs.

Une fois que nous sommes arrivés au pouvoir, nous sommes allés plus loin dans nos préconisations. Nous avons eu l’opportunité de réaliser de gros programmes de renouvellement urbain en 2004. C’est à ce moment-là que nous avons lancé les débats sur le monde dans lequel nous vivions, mais aussi que nous avons proposé d’apporter des réponses aux problématiques sociales, notamment grâce à des financements pour des logements sociaux de qualité. Nous avons exigé la construction de logements au minimum de basse consommation, voire passifs. Pour certains, cela a engendré une baisse du prix de leur facture énergétique par 8 ! Nous avons aussi créé une université populaire, où il y avait des conférences sur la possibilité de la mise en place d’une autre société, sur le plan des retraites, de l’énergie, du lien social, sur le fonctionnement de la société, de l’écologie ou des ressources. Nous avons notamment reçu des gens comme Philippe Bihouix, qui était venu nous faire une conférence sur son livre l’Âge des low-tech. En fait, nous avons fait venir des gens que l’on voit peu dans le système médiatique parce qu’ils sont légèrement en opposition avec le modèle de développement que nous avons mis en avant pour montrer aux gens qu’un autre monde est possible. Nous les avons accompagnés, notamment avec des jardins partagés en bas des immeubles. Un peu plus tard, nous avons réfléchi à comment mettre en place la cantine bio. C’est comme ça que l’on a déroulé, jusqu’au dernier programme de 2014, pour ma deuxième réélection où nous sommes allés vraiment beaucoup plus loin en termes d’écologie, du développement de l’économie de la fonctionnalité, l’économie du partage, la récupération de la chaleur d’Arcelor, la diminution des émissions de CO2 des industriels…

Dans le programme nous parlons rarement de développement durable, de transition écologique, etc. parce que cela ne veut rien dire dans ces classes populaires, ce ne sont que des concepts flous. En revanche, à chaque fois que nous faisons quelque chose nous expliquons ce qu’est la transition. Il faut expliquer aux gens qu’un jour, nous atteindrons les limites de notre système de production, avec un pic pétrolier. Il faut que cela permette de réfléchir à comment vivre sans pétrole par exemple.

Nous avons vraiment montré l’exemple en allant vers les gens, par exemple par une fabrique de l’autonomie, en apprenant à fabriquer des produits ménagers, des cosmétiques à base de produits naturels. C’est bénéfique pour le corps, puisqu’il n’y a pas  de perturbateurs endocriniens ni de dérivés pétroliers. C’est également bon pour l’environnement, puisqu’on ne met rien dans le réseau d’eau, et les gens adhèrent à ces projets. En plus, cela allège les factures, un litre de lessive revient à 40 centimes. Et à chaque fois, nous poussons plus loin dans leur champ du quotidien, et du coup, ils deviennent demandeurs, ils prennent eux-mêmes des initiatives. Ce qui a fait la spécificité de la ville en 2015, c’est que l’on a eu 2500 Syriens qui sont arrivés. Nous avons créé un camp de réfugiés qui était le premier et le seul en France et je n’ai du faire face à aucune opposition, aucune manifestation, pas un seul mouvement s’opposant à leur arrivée ou à l’argent dépensé, puisque les habitants connaissaient bien ma transparence. Cela fait aussi partie de la société que nous leur narrons lorsque nous parlons de transition, de notre modèle de développement, de la solidarité, de la géopolitique. Quand nous parlons d’une nouvelle société, il faut que tout aille dans ce sens.

LVSL – Pendant votre mandat, vous avez mis en place de nombreuses initiatives en faveur de la préservation de l’environnement et dont un « revenu de transition écologique ». Qu’est-ce donc ?

D.C. – C’est un concept qui a été développé par Sophie Swaton, économiste à l’Université de Lausanne, qui n’est pas en accord avec l’idée d’un revenu de base, sans être dans l’opposition totale. Selon elle, il convient de mettre en place des mécanismes pour assurer un revenu aux gens qui s’orientent vers des activités avec un impact environnemental bas, comme pourrait le faire un agriculteur passant d’une activité conventionnelle à une exploitation bio. Il convient alors d’anticiper sa perte de revenu, en lui apportant une aide. On peut également prendre l’exemple d’un salarié travaillant dans un secteur polluant comme le pétrole qui souhaite se convertir dans la menuiserie. La question est de savoir comment le soutenir afin qu’il puisse payer sa formation. C’est un accompagnement financier, que cela soit sous forme de salaire, soit le paiement de la formation, pour que les personnes puissent se reconvertir dans des métiers à faible impact environnemental. À Grande-Synthe, six personnes bénéficient de ce genre d’aides, dont trois maraîchers bios que l’on a implanté sur des terres, au sein d’une coopérative. Après, chacun des membres qui arrivera à gagner sa vie grâce à son activité reversera un pourcentage pour auto-alimenter cette coopérative pour que cela aille à d’autres. C’est une forme de revenu que nous assurons, mais sur une transition économique et professionnelle. C’est une forme de caisse d’allocation.

Damien Carême, séminaire « Construire une écologie populaire » organisé par Le Vent se Lève, Sorbonne, Paris. Photo © Ulysse Guttmann-Faure

LVSL – Mais à l’heure où les dotations de l’État en faveur des mairies diminuent d’année en année, comment arriviez-vous à mettre en place et financer ces initiatives ?

D.C. – Parce que cela ne coûte pas tant d’argent. Nous avons revu tout le plan d’éclairage public, cela a été un investissement, nous avons fait des emprunts sur vingt ans, mais cela ne coûte pas cher. Cela nous a même fait économiser 500 000 euros. Quant au réseau de chaleur, grâce à des logements de basse consommation, nous avons pu économiser 250 000 euros de chauffage des bâtiments et cela évite l’émission de 6 500 tonnes de carbone dans l’atmosphère. Planter des arbres fruitiers en ville, ça ne coûte pas d’argent, faire des jardins partagés en bas des immeubles, faire la fabrique de l’autonomie, non plus. Développer l’économie du partage ou de la fonctionnalité, comme on peut le faire en se disant que l’on n’a pas tous besoin d’avoir une perceuse (sachant que les gens s’en servent en moyenne entre six et treize minutes avant d’en changer). C’est la société de consommation dans laquelle on est. C’est de l’usage dont on a besoin, pas de la possession. C’est tout le mécanisme qu’il faut démonter dans l’inconscient de tout le monde, parce que l’on nous a tellement mis dans un conditionnement que l’on a du mal à s’en sortir. En réponse, nous avons fait une grainothèque, une outil-thèque, qui s’est développée au-delà de simples outils, avec la mise à disposition de sièges autos dont les parents ne se servaient plus par exemple. Nous avons développé une économie différente, ce qui ne coûte pas d’argent en réalité. C’est simplement de la rencontre entre les gens, ce qui crée un lien social extraordinaire. Finalement, l’écologie n’est pas chère, elle peut même être rentable financièrement. Par exemple, tous les bâtiments de la ville sont maintenant nettoyés avec des produits que l’on fait nous-mêmes, et cela nous a fait économiser de l’argent. Le personnel avait moins d’allergie aux produits d’entretien, et la qualité de l’air dans les écoles s’est considérablement améliorée puisqu’il y a moins de solvants. C’est donc vertueux sur toute la chaîne, même financière. Effectivement l’État ne nous donne plus autant d’argent depuis dix ans, nos recettes stagnent, mais il faut trouver des marges de manœuvre, et on peut même mettre de nouveaux régimes sociaux, en les finançant avec des économies d’énergie. Nous déployons l’argent que l’on a économisé ailleurs.

LVSL – Vous avez récemment quitté votre poste de maire pour devenir parlementaire européen. Est-ce que, pour vous, cela signifie que la préservation de l’environnement passera forcément par l’échelle européenne plutôt que du local ?

D.C – Non. C’était mon troisième mandat en tant que maire et je suis pour le non-cumul dans le temps et dans le nombre, donc j’avais annoncé que cela serait le dernier. Je pense qu’au bout d’un certain temps, il faut passer la main, même si j’adore ce que je fais et que je pense que les gens étaient attachés à mon rôle puisque j’ai été élu au premier tour la dernière fois. J’avais encore beaucoup d’idées pour aller plus loin, mais il faut changer. J’étais donc prêt à ne pas me représenter en mars 2020 et Yannick Jadot est venu me voir pour me proposer d’être sur sa liste, c’était l’opportunité de poursuivre les combats que je menais au niveau local et ramener mon expérience au niveau européen. Cela a raccourci mon mandat de quelques mois. Si les élections européennes avaient eu lieu deux ou trois ans avant, je n’aurais peut-être pas accepté, afin de finir mon mandat de maire, car il y avait encore beaucoup de choses en cours. En revanche, je pense que c’est important que des maires poursuivent ce combat, parce que l’expérience du terrain est extrêmement importante. Par exemple, dans les domaines sur lesquels je travaille au Parlement européen, comme les migrations, ce que j’ai vécu au niveau de Grande-Synthe et du coup au niveau national me sert dans les argumentaires politiques pour défendre un peu les politiques européennes. Dans la commission innovation, technologie et recherche, mon expérience dans un territoire industriel devant opérer sa mutation écologique et environnementale, est extrêmement importante pour défendre des orientations sur l’énergie, sur des politiques d’énergie, ou sur les politiques non-carbones. Enfin, dans la commission économie et finance, il me paraît important de défendre un modèle de protection de notre industrie qui doit être vertueuse dès l’entrée sur le territoire européen de produits qui ne sont pas fabriqués de la même manière sur le plan environnemental, comme les aciers turcs, chinois ou russes, qui émettent 2,2 tonnes alors que nous on émet 1,5 tonne pour les produire. Il faut que l’on protège notre industrie, mais aussi notre environnement, notre climat, en mettant des conditions de normes environnementales à l’importation. Ce sont des mécanismes que l’on peut mettre en place à l’Europe et je m’appuie sur mon expérience de terrain avec des industriels locaux qui me sollicitent pour cela, qui m’expliquent qu’ils voudraient changer leur manière de fabriquer, mais que cela engendre des coûts de production supplémentaires, qui engendrent une concurrence déloyale avec d’autres pays.

LVSL – Est-ce que vous vous sentez plus utile à Bruxelles qu’à Grande-Synthe ?

D.C – La grosse différence c’est qu’un maire peut tout faire. C’est vrai qu’il peut avoir une idée le matin et le faire l’après-midi, alors qu’au niveau européen, ça pourra peut-être voir le jour dans 15 ans, parce que la procédure est longue. Maintenant, les députés européens sont là pour faire des lois, des textes législatifs, pas de la mise en place concrète. Mais, l’expérience de terrain permet d’anticiper des conséquences que les technocrates ne peuvent pas voir. Ce qui est également important, c’est que l’on fasse exploser la bulle de Bruxelles telle qu’elle existe. Les fonctionnaires européens sont dans leurs bureaux, alors que moi, je me déplace en France deux jours par semaine pour me confronter à la réalité du terrain, rencontrer des personnes et créer le lien entre l’Europe et les citoyens.

LVSL – Récemment, dans un article du Monde, puis dans des propos réitérés sur LVSL, François Ruffin a appelé à une alliance rouge-verte, sous la forme d’un « front populaire écologique », projet soutenu par des personnalités comme le maire de Grenoble Éric Piolle. Pensez-vous que la victoire de la gauche, mais surtout la défaite du parti gouvernemental, aux prochaines municipales, passera obligatoirement par une union de la gauche ?

D.C. – François est venu aux universités d’été des Verts, fin août à Toulouse, suite à mon invitation pour débattre sur ce sujet. Nous sommes d’accord sur le fond. Pour moi, la gauche et la droite, ce n’est pas que cela ne représente plus rien, notamment sur le plan social, démocratique, mais sur le plan environnemental, aujourd’hui, cela ne veut plus rien dire. Quand on a une gauche pro-nucléaire, pour continuer le mode de développement, qui soutient l’industrie pétrolière, je considère que cela ne peut plus fonctionner. Cette gauche-là, ce n’est plus possible. Elle est là la grosse différence, même si on est peut-être autant attaché à la question sociale. Mais je considère que le modèle social que l’on a aujourd’hui, ne pourra plus être défendu demain, puisque l’on n’aura plus de vie sur Terre. Donc l’urgence est de trouver un accord sur un projet de société écologique qui remet à plat le modèle de développement, et arrêter la mainmise de l’économie sur le politique. C’est là où il faut que l’on reprenne le pouvoir. Le problème c’est qu’en politique, un et un ne font pas deux. Par exemple, Éric Piolle disait que Marine Le Pen et le Rassemblement National sont arrivés en tête aux Européennes parce que l’on n’a pas fait d’alliance. Je ne suis pas sûr que si l’on s’était allié avec la France Insoumise, on aurait fait un 19%. Ce n’est pas comme cela que ça fonctionne. Il faut que l’on travaille tous, à notre niveau, pour un même objectif, et à un moment, nous nous retrouverons sur le chemin. Il faut une société plus sobre, ce qui permettra de ne plus avoir ces écarts de richesse. La richesse qui sera créée devra obligatoirement être limitée pour être redistribuée, avec des mécanismes de redistribution pour avoir une société plus égalitaire, avec moins de concurrence entre les individus. C’est vers ce mode de développement qu’il faut tendre, et non plus répondre à une idéologie de gauche ou de droite.

Damien Carême, séminaire « Construire une écologie populaire » organisé par Le Vent se Lève, Sorbonne, Paris. Photo © Clément Tissot

LVSL – Est-ce que 2022 est la dernière chance pour le climat ? Si les libéraux ou l’extrême droite arrivent au pouvoir, est-ce que ce n’est pas définitivement faire une croix sur toute possibilité de sortie de crise ?

D.C. – Je ne fais pas partie des collapsologues, mais il y a un réel danger. C’est simple, nous avons cinq ans. En 2022, il ne restera plus que 3 ans. Il y a des décisions qui doivent être prises dès aujourd’hui, à tous les niveaux; européen, national et même international. 2022 est effectivement la dernière chance. D’ailleurs, certains disent que 2020 est le dernier mandat pour entamer cette transition. Nous n’avons plus le temps pour penser la transition, il faut agir. Quand on regarde le gouvernement français actuel, il n’est pas du tout sur la bonne voie. J’ai d’ailleurs déposé une plainte contre lui pour son inaction en matière de changement climatique. Le dernier rapport du GIEC, sorti en septembre, me donne raison puisqu’il dit que Grande-Synthe sera sous l’eau en 2100, ce qui confirme encore plus mes inquiétudes. Au niveau européen, nous avons déposé avec Karima Delli, un projet de résolution pour instaurer l’état d’urgence climatique. S’il passe, cela voudra dire que toutes les décisions qui sont prises par le Parlement européen devront être regardées, analysées à l’aune de l’Accord de Paris. Les élus issus de la majorité française ne veulent pas signer ce texte, parce que trop engageant. Il faudrait arrêter de critiquer Trump qui s’est retiré de l’accord de Paris, et appliquer ce que l’on a signé à soi-même. Il faut arrêter avec la communication politique et passer aux actes avec un texte contraignant. (Ndlr : Le vote a eu lieu jeudi matin et a été accepté par les députés européens)

LVSL – Vous êtes fortement mobilisé sur la question des migrants, notamment au parlement européen. Vous vous êtes d’ailleurs récemment rendu sur l’île de Samos, en Grèce. Dans une vidéo Twitter, vous vous êtes exprimé en faveur d’une nouvelle stratégie en matière d’accueil et prise en charge des migrants. Quelle est-elle ?

D.C. – Déjà, c’est que l’on arrête d’employer la rhétorique de l’extrême droite. Il faut arrêter de parler de « raz de marée migratoire », de « tsunami », de « problème migratoire ». Je suis d’ailleurs très en colère contre le gouvernement et Macron, qui relancent un débat sur l’immigration alors que dans le Grand Débat qu’il y a eu sur les Gilets Jaunes, la migration n’apparaissait pas. C’est une utilisation politique d’une thématique qui n’est pas dans le viseur des Français. Certes la France est le premier pays en termes de demandes d’asile, mais rapporté au nombre d’habitants, c’est le 8e pays européen. Il faut parler et débattre de migration, mais en parlant réellement de ce qu’il se passe. Il y a quelques millions de personnes qui sont arrivées en Europe. Nous sommes 500 millions. N’est-on pas capable d’accueillir ces gens qui fuient la guerre, le terrorisme, la misère sur notre continent européen, première puissance économique du monde ? En France, entre 2009 et 2018,  nous avons donné l’asile à l’équivalent de 0,025% de la population. On parle toujours de la migration économique, mais elle ne constitue que 12%. Il faut remettre tout ça en perspective et se dire que ce n’est pas un problème de migration, mais d’accueil. Nous ne sommes pas à la hauteur, en France comme en Europe, en ce qui concerne l’accueil de ces personnes dans de bonnes conditions. Sur l’île de Samos, en Grèce, il y a 6 100 personnes dans un camp qui était prévu pour  647 personnes. Il y a donc 5 500 personnes qui vivent dans des conditions déplorables, sans accès à des douches, aux toilettes, à l’alimentation. C’est le cas sur cinq îles, ce qui fait qu’il y a 35 000 personnes qui vivent là, dont 5 000 mineurs isolés. Ce n’est rien à l’échelle européenne ! Le ministre grec a d’ailleurs envoyé un courrier aux ministres européens pour les prévenir de la catastrophe des enfants et leur demander de l’aide, il n’a reçu qu’une seule réponse. La réalité de la migration, ce sont des États qui se recroquevillent, avec des gouvernements comme celui de Macron qui visent toujours un duel entre les libéraux et l’extrême droite. Plusieurs études ont d’ailleurs montré que le coût de la non-gestion de cette migration est plus élevé que si l’on mettait l’argent dans un accueil correct, la formation, l’éducation et l’intégration sociale et professionnelle de ces personnes. Très concrètement, c’est Frontex, qui coûte 10 milliards d’euros, des opérations policières qui ont des conséquences budgétaires, mais aussi économiques, sur le tourisme comme à Samos.

“Il n’y a pas de compromis possibles avec le capitalisme” – Entretien avec David Cormand

©Léo Prévitali

David Cormand est secrétaire national d’Europe Écologie les Verts. Il est l’un des nouveaux députés européens du parti qui a créé la surprise le 26 mai dernier. Alors que l’écologie s’installe durablement dans l’agenda politique et médiatique, EELV s’impose comme une force importante Elle revient en force après la débandade de 2017 et le ralliement malheureux à Benoit Hamon. Cette percée est-elle durable ? La formation peut-elle pousser au-delà de sa base sociologique actuelle ? Entretien l’un des hommes clefs de l’écologie politique en France.


LVSL – EELV a rencontré un succès électoral lors des dernières européennes avec plus de 13% des voix. Ce n’est pas la première fois que les écologistes réalisent un bon score à cette élection qui vous est structurellement favorable. Comment comptez-vous faire pour porter un message qui puisse être entendu dans d’autres échéances électorales ?

David Cormand – C’est la première fois que les Verts, toutes élections confondues, réalisent plus de trois millions de voix en France. En pourcentage, ça fait moins qu’en 2009, mais en valeur absolue c’est beaucoup. Aux élections européennes, généralement, on fait en moyenne 8-9%. Il y avait une exception basse en 1994 où on a fait moins de 3% et une exception haute en juin 2009 où on avait fait 16%. On est plus à l’aise avec ces élections, mais ce n’est pas très courant que l’on fasse plus de 12, 13 ou 15%.

Il est vrai que les Verts ont du mal à apparaître comme des candidatures solides pour les élections nationales. En revanche, pour les élections municipales, les scores sont comparables à ceux des européennes, tout comme les départementales et les régionales. D’ailleurs, on pourrait s’interroger sur le fait que ça n’a pas augmenté au cours des décennies, mais ça, c’est un autre débat.

Traditionnellement, les Verts n’étaient pas perçus comme étant une force politique en capacité de gouverner le pays. Je pense qu’en revanche, les gens sont plutôt contents d’avoir des députés européens Verts parce qu’ils ont identifié qu’on s’y intéresse vraiment et qu’on arrivait à gagner des combats. Ils semblent également avoir davantage confiance en nous dans les élections locales. Peut être parce qu’ils se disent qu’avoir des élus écologistes pour s’occuper de la vie du quotidien, c’est un bon investissement électoral. 

La nouveauté de ces élections européennes, c’est que EELV est arrivé devant les forces de gauche traditionnelles, que ce soient PS, FI, etc., mais aussi devant le principal parti de droite de gouvernement jusqu’à maintenant, les Républicains. Cela nous donne une responsabilité supplémentaire, celle de tenter de structurer autour de l’écologie politique – je n’ai pas dit autour de EELV – une offre politique nouvelle qui puisse se poser comme une alternance au pouvoir actuel de Macron et évidemment une alternative à l’extrême droite.

LVSL – Comment construire cette alternance autour de l’écologie politique ?

D.C – D’abord en comprenant ce qui se passe. Nous sommes à un point de bascule historique. Je pense que les matrices idéologiques auxquelles nous étions habitués en Europe depuis plusieurs décennies, pour faire simple, la gauche productiviste dans toutes ses variantes (du trotskisme à la sociale démocratie en passant par le PC) et la droite libérale, sont obsolètes. Qu’on me comprenne bien. Je ne dis pas qu’elles ont perdu toute puissance ou capacité de séduction. Elles sont solidement ancrées dans les imaginaires et conservent selon les pays des potentiels électoraux variables. Mais, au fond, la période me semble marquée par l’épuisement programmé des projets politiques qui étaient construits sur l’hypothèse extractiviste, à savoir sur l’idée que les énergies fossiles permettaient une croissance illimitée. De fait, cette promesse n’est pas tenable : une croissance infinie dans un monde fini est une impasse géophysique avant d’être un impossible politique.

Pour la droite comme la gauche ancienne, l’économie domine tout et le couple croissance/ productivisme est indépassable. Elles sont donc percutées de plein fouet par l’impensé écologique. Le monde dans lequel nous devons agir est désormais celui du retour de la question de la nature. Une série de questions philosophiques, morales et politiques en découlent. Les écologistes sont les mieux armés pour y répondre. 

LVSL – Être une alternative crédible implique quand même d’universaliser votre discours, d’être identifiable sur d’autres questions que l’écologie. Allez-vous faire un travail d’élaboration d’une doctrine sur la République, par exemple ? 

D.C – Ce travail est en cours depuis longtemps. On oublie par exemple qu’il y avait un socialisme pré-marxiste, qui a été qualifié de socialisme utopique ou de socialisme romantique par les marxistes. Ce courant était plus proche qu’on ne le pense de ce que nous nommons aujourd’hui écologie. Il combinait une critique de la révolution industrielle dans ses aspects sociaux, dans ses aspects d’inégalité notamment femmes-hommes et une critique environnementale. Certains avaient très tôt identifié que l’une des conséquences de la révolution industrielle était une prédation intense sur la nature.

Quand Marx arrive, il oppose à ce socialisme – qu’il qualifie donc de romantique ou d’utopique – le socialisme scientifique qui accepte la révolution industrielle. De mon point de vue c’est une concession décisive au capitalisme car il accepte le productivisme et la croissance. Et un siècle et demi après, mon sentiment c’est qu’en ayant fait cette concession, la pensée marxiste a été inopérante pour pouvoir battre le capitalisme.

Par ailleurs, je pense que l’écologie politique est une pensée globale. Elle n’a pas besoin de mettre genou à terre pour pouvoir répondre à la question de la République, à la question de l’identité, etc. Prenons la question de la République : comment penser que celle-ci est achevée si elle ne prend pas en compte la question qui fondamentalement relie les humains entre eux, à savoir leur destin terrestre ? Pour nous, la République sera écologique ou ne sera pas. Notre vision la rend réellement universelle, non pas dans l’approche dominante qui a pu nourrir le projet colonial mais au contraire dans une vision où la question des communs et de la justice environnementale oblige à penser la multiplicité des voix du monde. La République écologique, qui revivifie l’idée républicaine par l’idée des communs naturels, est ainsi porteuse d’un projet cosmopolitique plus achevé.  

LVSL – Il y a une critique écologiste chez Marx aussi, mais il dit que le capitalisme est un progrès et une phase nécessaire vers le socialisme. Ce que ne disent pas les socialistes utopiques, c’est que pour transformer le monde, il faut s’emparer de la machine d’État et ne pas simplement faire son petit phalanstère de son côté comme Fourier. Pour vous, le capitalisme est-il un dévoiement ou une étape vers un progrès de l’humanité ?

D.C. – Pour moi, le capitalisme est un dévoiement. En fait, ce que je pense c’est qu’il n’y a pas de survie de la civilisation humaine sur terre dans un modèle capitaliste. C’est intéressant, Jean-Pierre Chevènement disait pendant notre conférence de votre université d’été : « On est passé d’un capitalisme Fordiste à un capitalisme financier, c’est encore pire… » C’est vrai que c’est encore pire, mais ils ont un point commun ces deux capitalismes-là : c’est le productivisme, la prédation sur la nature. Le capitalisme financier a été une accélération de la destruction de l’environnement. Il n’y a pas de compromis possibles avec le capitalisme si on veut maintenir la vie humaine sur terre dans des conditions à-peu-près correctes pour tout le monde.

En fait, le problème au-delà du capitalisme, c’est le productivisme : c’est l’impasse de la gauche traditionnelle qui ne sait penser la justice sociale et la redistribution que dans un modèle productiviste. Il faut changer de logique, ce que parvient parfaitement à faire l’écologie. Le problème est qu’aujourd’hui l’écologie politique apparaît trop faible pour gagner, il faut être lucide aussi là-dessus.

D’un point de vue idéologique, Je suis assez convaincu que la pensée écologiste est complète et peut suffire pour apporter une alternance, une alternative victorieuse au statu quo libéral et au risque de l’extrême droite, mais elle ne peut pas le faire seule. Nous sommes un petit parti avec de très grandes idées. Pour pouvoir être à la hauteur de ces grandes idées, nous ne pouvons pas rester le petit outil politique que nous sommes aujourd’hui.

Nous devons construire une force capable de conquérir et exercer le pouvoir. Mais dans le même temps il nous faut réinterroger la notion même de pouvoir et nous débarrasser d’une vision trop centralisée de son exercice. Il faut réhabiliter la notion d’initiative citoyenne, et en finir avec l’idée que c’est seulement en prenant le palais d’hiver que nous serons en mesure de transformer la société. 

LVSL – Pour construire cette nouvelle force politique comme une alternative à Macron et à Le Pen, quel est le clivage que vous allez mettre en avant ? avec qui comptez-vous discuter ?

D.C.C’est une question compliquée. Je ne suis pas certain que l’idée d’un clivage unique soit valide. Je ne veux pas retomber dans les ornières d’une logique qui a consisté à diviser les luttes entres luttes centrales et luttes périphériques. Les causes de nos maux sont multiples. Pour répondre cependant à votre question, je peux essayer d’expliquer comment la question environnementale redessine le paysage. L’écologie est une cosmo-politique. Elle refonde une communauté terrestre. Les ennemis de l’écologie sont celles et ceux qui divisent la communauté terrestre, mais aussi et peut être avant tout ceux qui détruisent la terre et les possibilités de la vie sur terre. Trump ou Bolsonaro, climatosceptiques et racistes refusent la perspective de notre destin terrestre. Pour raisonner comme Bruno Latour, on peut postuler que d’une certaine manière, ils ont quitté la terre comme réalité politique ou horizon de vie commune. Ils ne sont pas les seuls. Jeff Bezos, quand il dit qu’il va construire des usines dans l’espace, il a quitté la réalité terrestre. Les défenseurs de l’agriculture industrielle ont quitté la réalité terrestre, ceux qui pensent qu’on peut continuer à exploiter les énergies fossiles sans conséquence pour le maintien de la vie sur terre ont quitté la réalité terrestre. Le clivage passe donc entre ceux qui ont compris que rien ne peut s’articuler au-delà des réalités physiques du rapport à la terre et ceux qui font abstraction de cela. Là c’est l’opposition fondamentale.

Mais au-delà des ennemis, il faut surtout choisir des alliés pour construire une alternative positive, pour transformer la coalition de rejet en coalition de projet. L’écologie devrait pouvoir regrouper nombre d’alliés objectifs. Aujourd’hui par exemple, contrairement à l’impression qu’on peut avoir, quand on est paysan ou agriculteur, on a objectivement intérêt à ce que le projet qui soit mis en œuvre soit celui de l’écologie. Pourquoi ? Parce que c’est le seul qui considère qu’on a encore besoin de paysans. Le capitalisme libéral mondialisé et l’industrialisation de l’agriculture ont comme projet idéal une agriculture sans paysan. Il en va de même pour l’industrie. Aujourd’hui le projet économique du capitalisme financiarisé, ce sont les usines sans ouvrier. Il faut revenir sur terre avec un projet écolo de production, de consommation qui soit en phase avec le fait de pouvoir continuer à habiter la terre. Cette perspective peut permettre de créer un front de large rassemblement dans la société. À nous de savoir organiser ce front multipolaire, en déjouant les contradictions qui peuvent le fissurer.

Une partie de votre question concerne les alliances partidaires. Cet aspect-là est compliqué, parce qu’il y a à la fois les forces politiques issues du XXe siècle, à gauche celles d’inspiration marxiste qui existent, et je pense qu’il faut les considérer sans l’ambition d’avoir une hégémonie sur elles.

D’ailleurs, la gauche classique pose maintenant la question écologique. Ce n’était pas le cas de la sociale démocratie il y a encore dix ans. Je peux vous dire qu’en 2012, quand on rentre au gouvernement avec François Hollande, il ne disait pas que l’écologie était au cœur de ses préoccupations. On note heureusement une évolution positive. Regardez par exemple Benoit Hamon ou même la France Insoumise qui a une approche écologiste sincère. Même le PC conduit des évolutions.

Si l’on est d’accord pour que le cœur du projet soit autour de l’écologie, c’est un premier pas. On ne demande pas aux gens d’arrêter d’être sociaux-démocrates, d’arrêter d’être communistes, d’arrêter d’être insoumis… Mais je vais plus loin. L’écologie veut aussi convertir des personnes qui ne se réclament pas de la gauche et qui ont pris conscience de l’inanité d’un projet capitaliste sans limite. Il faut qu’on réfléchisse un moment à comment parler également aux gens issus de la droite. Pourquoi ces gens-là ne voteraient pas écolo si nous savons les convaincre de l’urgence écologique ?

Ce qu’on essaie de faire c’est à la fois construire un projet politique structuré et cohérent, mais aussi se positionner dans un champ de bataille politique qui ne sera plus le paysage qu’on a connu. Le périmètre des partis politiques tels qu’ils existaient jusqu’à il y a quelques années ne recouvre pas les clivages qu’il y a dans la société. Tout est à refaire, tout doit changer. Non seulement les offres politiques, mais aussi la représentation mentale que l’on a des clivages dans la société.

Dans ce grand chambardement, l’écologie politique comme pensée nouvelle a un rôle important à jouer à la fois pour réinventer ce qui s’appelait la gauche depuis un siècle et demi, mais aussi pour donner une perspective à des gens qui ne se sentent ni de gauche ni de droite mais qui se disent « je ne veux pas avoir à choisir entre Macron et Le Pen ».

LVSL – Vous dites que tout le monde a un intérêt objectif à l’écologie. Mais la politique est surtout une affaire de construction de récits. Comment pouvez-vous construire un nouveau récit qui puisse parler à la France des gilets jaunes ?

D.C – C’est tout le travail qui est devant nous et que nous avons commencé à faire pendant cette campagne des européennes. Le récit gagnant sera nécessairement celui d’une convergence. Nous devons refuser d’opposer enjeux sociaux et enjeux environnementaux. Les marches climat ont commencé avant les marches des gilets jaunes. Certains ont voulu les opposer. Ce n’est pas notre cas. Notre analyse a été de dire que ces deux mouvements sociaux, qui ont des bases sociologiques sans doute très différentes, sont les deux symptômes d’une même crise de notre modèle de développement. Ces deux mouvements expriment une crainte par rapport à notre capacité de subsistance dans les temps qui viennent. C’est une révolte contre l’ordre des priorités défini par le système actuel. 

Les lycéens en grève pour sauver le climat affirment : « à quoi ça sert que j’aille à l’école puisque quand je serai adulte je ne suis même pas sûr qu’on pourra continuer à vivre sur terre ? Vous sacrifiez notre futur pour votre présent. » Les gilets jaunes disent au fond un peu la même chose : « À quoi bon payer des taxes qui nous étouffent ? C’est bien beau de nous parler de votre futur mais c’est notre présent qui est déjà menacé. » La temporalité diffère. Mais pas le refus de voir son existence sacrifiée.

Le mouvement des gilets jaunes a des racines profondes. On leur a vendu un modèle où leur autonomie serait garantie par leur automobile. On les a poussés de plus en plus loin des centres-villes, on leur retire des services publics, on leur retire des commerces de proximité, on fragilise leur droit du travail, et tout d’un coup on leur dit « ça ne va plus être possible, le prix de l’essence augmente ». Comme par ailleurs ce sont des contribuables captifs qui n’ont aucune chance d’échapper à l’impôt grâce aux paradis fiscaux, la taxation du diesel les prend à la gorge.

Tout le monde a un intérêt objectif à l’écologie. Mais pour le gouvernement actuel, l’écologie est devenu un alibi pour fiscaliser plus ceux qui ne peuvent pas échapper à l’impôt sans changement de modèle en contrepartie. Or, l’urgence climatique l’impose, il va falloir changer de mode de vie. Pour nous, le rôle de la puissance publique est d’accomplir ce changement dans la justice. En ce sens, si l’idée de justice est portée par la gauche, une possibilité d’alliance s’ouvre ici.

LVSL – À quel point remettez-vous en cause le clivage gauche-droite ? On a tous en tête les déclarations de Yannick Jadot pendant la campagne lorsqu’il souhaitait s’en distancer. En même temps, vous parlez de concilier l’écologie avec la justice, valeur fondamentale de la gauche…

D.C : On ne remet pas en question le clivage gauche-droite comme signifiant historique, mais nous cherchons à le dépasser, parce que sur nombre de sujets il n’est pas opérant et sert au contraire à obscurcir les enjeux. Quand on regarde l’action des militants écologistes ou des élus EELV, je pense qu’il n’y a aucune ambiguïté sur les valeurs que nous portons. Mais demandons-nous s’il vaut mieux se réclamer de la gauche, comme l’on fait en France les gouvernements socialistes qui ont tant déçu et tant abandonné de leurs convictions, ou chercher à construire les coalitions victorieuses pour faire avancer nos idées dans le réel. Prenons un exemple électoral intéressant : en Bavière, le parti dominant était la CSU (partenaire de la CDU). Les Verts, entre les deux dernières élections du Land, sont passés de 10 à 20%. D’où viennent les 10 points d’augmentation ? Il y a 2 points de gens qui s’abstenaient et qui là ont voté, il y a 4 points qui viennent du SPD et il y a 4 points qui viennent de la CSU. Pourquoi avons-nous récupéré ces 4 points de la CSU ? Parce que dans la même période, la CSU, sous la pression de l’AfD (parti d’extrême droite allemand) a durci son discours par rapport aux migrants et que beaucoup d’électeurs de la CSU se sont dit « on refuse de se reconnaître dans cette dérive de la CSU. » Pourtant ils n’ont pas voté pour le SPD, ils ont voté pour les Verts. Donc des gens qui viennent de la droite peuvent voter écolo. Ce n’est pas parce que les écolos sont plus à droite, c’est aussi pour les valeurs qu’on porte et qu’on pourrait ranger plutôt du côté de la gauche. En l’occurrence, l’accueil digne des migrants.

LVSL – Yannick Jadot a fixé la barre relativement haute pour les municipales en annonçant que vous pourriez décrocher quatre grandes villes, dont Paris. Comment allez-vous préparer cette élection qui nécessite un travail de terrain de longue haleine et une implantation locale ?

D.C : Précisément, notre force c’est que nous avons cette implantation locale. Historiquement l’implication des Verts dans les élections municipales ne se traduit pas par des listes 100% vertes. Ce sont toujours des listes vertes-citoyennes. Ce n’est pas notre volonté de faire des listes 100% vertes. Chez les Verts, ce n’est pas le national qui décide des stratégies municipales. Nous allons avoir un moment de respiration démocratique qui va pouvoir se faire à l’abri des interférences des appareils nationaux. Dans beaucoup de villes, il va y avoir des listes EELV-citoyennes avec Générations, sans doute dans d’autres villes on sera avec le PS, avec le PC, j’espère avec la France Insoumise et peut-être avec d’autres d’ailleurs.

Le périmètre politique clair, c’est que le projet écologiste n’est pas compatible avec l’offre politique de l’extrême droite, l’offre politique des Républicains et l’offre politique du gouvernement actuel. Donc nous avons mis cette balise-là, mais en dehors de ça, les choses sont ouvertes.

L’échelon municipal est une occasion parfaite pour construire des projets. On va beaucoup réfléchir autour du concept de municipalisme, de territoires en résilience, de comment on construit de nouvelles solidarités. Tous ces sujets-là, la question de la pollution, la question des filières courtes, la question de l’aménagement urbain… ce sont des choses très appropriables. De quelque chose d’un peu théorique, on arrive à quelque chose de concret, on a vraiment une tradition en la matière. On n’appelait pas ça le municipalisme, mais dès les municipales de 2001 et même de 1995, on parlait beaucoup de démocratie participative. En fait, le municipalisme c’est la version augmentée de ce qu’on appelait la démocratie participative, c’est le surgissement citoyen dans la décision. 

Notre récit des municipales va être celui-ci : nous mettons au pot commun notre expérience, des éléments de projets et c’est aux gens de s’en emparer et de construire leur offre politique locale comme ils l’entendent.

LVSL – Vous nous expliquez qu’EELV est un parti qui s’inscrit assez clairement dans une ligne qu’on pourrait qualifier de décroissante. Est-ce que c’est conciliable avec le libre-marché ? On a l’impression d’un certain flou artistique autour de cette question. Êtes-vous divisés en interne ou est-ce que vous ne tranchez pas ce débat pour accueillir différents degrés de l’écologie ?

D.C. – C’est une mauvaise polémique qui nous a été faîte. Le terme prononcé ce n’est pas le « libre marché », la seule expression qui a été prononcée par Yannick Jadot c’était « économie de marché ». Jean-Luc Mélenchon lui-même, dans une interview faite à Libération pendant la campagne des Européennes se fait un peu piéger par Laurent Joffrin sur ce sujet. C’est assez révélateur. Mélenchon dit « Jadot est pour l’économie de marché » Laurent Joffrin lui répond « Vous aussi ! » Mélenchon explique alors qu’il est favorable à une « économie mixte » et Laurent Joffrin ne manque pas de souligner qu’il s’agit donc d’économie de marché, ce que Jean-Luc Mélenchon finit alors par reconnaître. Sur le fond, les Verts depuis trente ans parlent d’économie plurielle. Nous posons très clairement des limites au marché : tout ne relève pas de la sphère marchande. Les écologistes qui défendent les droits de la nature le savent bien. À Notre-Dame-des-Landes ou à Sivens, avez-vous l’impression que nous avons défendu le règne du marché sans entraves ? 

Pour nous l’économie doit être régulée par deux critères simples : on ne peut pas avoir une activité économique si elle est socialement injuste et si elle détruit la planète. C’est le cadre que l’on met à l’économie de marché. Mais il y aura toujours des gens qui entreprendront. On ne va pas mettre sous une économie administrée les PME et même des entreprises plus importantes. Au fond les questions que nous posons sont les plus radicales : nous questionnons les finalités de l’économie quand d’autres ne s’attaquent qu’à ses modalités.

 

Entretien réalisé par Pierre Gilbert.

L’Espagne s’ancre à gauche : début d’un nouveau cycle politique

©European Parliament

Un espoir émerge en Europe. Les gauches échouent de peu à l’emporter à Madrid, mais s’imposent dans la plupart des régions ainsi qu’au Parlement européen. D’adversaires irréductibles en 2015, Podemos et le PSOE sont peu à peu devenus des partenaires incontournables pour gouverner, suivant l’exemple portugais. Cela fragilise le récit macronien sur l’opposition entre libéraux et nationalistes en augurant une possible renaissance des gauches européennes. Les défis sont cependant nombreux pour le socialiste Pedro Sánchez, qui devra mettre un terme à la crise territoriale en Catalogne et enrayer la progression du parti xénophobe Vox. David Bianchini et Pablo Fons analysent la triple élection (municipale, régionale et européenne) qui a eu lieu en Espagne le 26 mai. 


LA NOUVELLE HÉGÉMONIE SOCIALISTE  

Le socialisme espagnol semblait moribond depuis l’irruption de Podemos à sa gauche et de Ciudadanos à sa droite à la suite des élections générales de 2015. C’était sans compter sur la persévérance de Pedro Sánchez, qui a expulsé Mariano Rajoy de la Moncloa en juin 2018 avec le soutien de Podemos et des régionalistes, devenant ainsi le premier président du gouvernement à être investi suite au vote d’une motion de censure depuis l’adoption de la Constitution en 1978.

La radicalisation des droites espagnoles et des indépendantistes catalans a créé un vide au centre de l’échiquier politique, que Pedro Sánchez s’est empressé de remplir en revendiquant le vote modéré et en agitant la peur d’une coalition de gouvernement entre le Parti populaire, Ciudadanos et Vox. De l’autre côté, les socialistes ont empiété sur l’électorat de Podemos avec plusieurs mesures phares telles que l’augmentation du SMIC de 22%, un gouvernement au deux-tiers féminin, l’exhumation de Franco du monument fasciste Valle de los caídos ou encore la fermeture des centrales nucléaires.

La stratégie s’est révélée payante aux élections générales du 28 avril : le PSOE a obtenu une majorité faible mais incontestable au Congrès avec presque deux fois plus de députés que le PP, principal groupe d’opposition, et a obtenu une majorité absolue au Sénat pour la première fois depuis 1993. Aux élections municipales, régionales et européennes du 26 mai, le bloc des gauches a transformé l’essai avec environ 43% des voix contre 38% pour le bloc des droites.

La radicalisation des droites espagnoles et des indépendantistes catalans a créé un vide au centre de l’échiquier politique, que le PSOE s’est empressé de remplir en revendiquant le vote modéré.

Le PSOE doit cependant compter sur des alliances avec Podemos. Pour ces derniers, le rêve du sorpasso semble désormais bien éloigné et Pablo Iglesias se pose désormais comme le partenaire indispensable des socialistes pour assurer une gouvernance stable et résolument orientée à gauche. La mauvaise performance électorale de Podemos le 26 mai entame cependant sérieusement sa position dans les négociations pour entrer dans un gouvernement de coalition. Pour l’instant, Sánchez compte négocier l’abstention de Ciudadanos pour obtenir l’investiture, tout en ménageant Podemos, par le biais d’un contrat de législature, sans participation au gouvernement.

Au niveau local, le PSOE s’impose en parallèle du PP : les deux premiers partis comptent respectivement 22 329 et 20 325 conseillers municipaux, loin devant les 3 788 de Ciudadanos. Les socialistes émergent comme la première force dans toutes les régions en jeu, à l’exception de la Cantabrie et de la Navarre. Le scrutin le plus représentatif de la victoire socialiste est l’Estrémadure, région pauvre et périphérique où le PSOE reconquiert seul son ancienne majorité absolue au parlement autonome. Le PP peut encore, par le jeu des alliances, se maintenir dans quelques régions, mais perd sa majorité absolue dans son bastion historique de Castille-et-Léon.

Pour ce qui concerne le scrutin européen, la victoire claire du PSOE, avec près d’un tiers des suffrages, permet à Pedro Sánchez de se poser en homme fort de la social-démocratie à l’échelle du continent. À la tête de la quatrième économie de la zone euro, il est l’un des cinq derniers dirigeants socialistes de l’Union européenne. Le PSOE est désormais l’acteur-clef du Parti socialiste européen, devenant, avec 20 eurodéputés, la première force au sein du groupe S&D. M. Sánchez a commencé une tournée des capitales européennes, à commencer par Paris, afin de concrétiser une alliance progressiste entre socialistes et libéraux qui ravirait la présidence de la Commission aux conservateurs pour la première fois depuis quinze ans.

L’AMÈRE DÉFAITE DES GAUCHES MADRILÈNES

Madrid faisait figure d’élection-test. La ville, ainsi que la région, sont, depuis un quart de siècle un fief du PP. Ces deux élections ont été le terrain d’une bataille enragée entre six formations politiques. Même si le score final est très serré, c’est finalement la triple droite qui a réussi à conserver la région et à prendre le contrôle de la ville. Malgré des efforts de mobilisation remarquables notamment de la part de la liste Más Madrid, dirigée par Íñigo Errejón, cette défaite a provoqué un échange d’accusations entre forces progressistes.

En premier lieu, Podemos dresse la responsabilité du résultat sur la scission qu’ont effectué Errejón et Manuela Carmena à quelques mois de l’élection. A contrario, Más Madrid s’en prend au changement de position opéré par Iglesias à trois jours du scrutin. Au départ, Podemos avait confirmé son appui à Manuela Carmena en renonçant à présenter une candidature propre. Entre temps, Sanchez Mato, ancien conseiller de la maire de Madrid, a présenté une candidature avec les anticapitalistes de Podemos et Izquierda Unida, sous le nom Madrid en Pie. Le vendredi 24, Iglesias a appelé à voter pour Sanchez Mato à la mairie, aggravant la division entre les progressistes. Selon lui, appuyer les deux candidatures simultanément était nécessaire pour garantir le changement dans la capitale.

Le résultat de cette élection est paradoxal. Alors que Manuela Carmena a remporté l’élection, son alliance avec le PSOE manque la majorité de 29 sièges d’un seul député. Ce seront donc le PP, Ciudadanos et Vox qui contrôleront la ville. À l’échelle régionale, c’est le PSOE qui remporte l’élection mais, encore une fois, les progressistes restent aux portes de la majorité : il ne leur manque que 3 députés. Alors que Manuela Carmena avait annoncé sa démission face à la supériorité de la triple droite, elle a finalement décidé de briguer l’investiture. En effet, la première annonce a provoqué un tsunami de messages de soutien en faveur de la juriste. Par conséquent, elle s’attache à chercher le soutien d’au moins deux conseillers de Ciudadanos, ce qui lui permettrait de gagner la majorité. Quand à Errejón, il paraît convaincu de la nécessité de poursuivre avec la méthode Más Madrid pour revitaliser la gauche radicale.

LES CONSERVATEURS AFFAIBLIS MAIS PAS VAINCUS

Le grand vainqueur de l’élection madrilène est Pablo Casado, jeune leader du PP. Après avoir obtenu les pires résultats de l’histoire de son parti à l’occasion des législatives, les élections du 26 mai furent un vrai ultimatum pour le jeune conservateur. Garder la région et récupérer la ville, sans être dépassé par Ciudadanos, lui donne une forte dose d’oxygène. La célébration improvisée des résultats montre que cette double victoire, contre la coalition de gauche et au sein de la droite, a étonné la direction du parti. En effet, la campagne clivante de sa candidate régionale, Isabel Diaz Ayuso, donnait à penser que sa formation tomberait dans l’opposition. En valeur absolue, le parti perd toutefois 18 sièges dans une assemblée qui en compte 129.

Cette élection est le marqueur d’une transition pour le PP. D’un côté, il n’a pas eu le temps de rectifier le dérapage idéologique qui a provoqué les résultats du 28 avril. De l’autre, il a adopté un positionnement plus centriste qui lui a permis de sauver les meubles dans certaines régions. Dans un espace politique aussi saturé, obtenir des succès implique souvent de bousculer un adversaire voisin. Le re-centrement du PP remet en question le rôle de Ciudadanos.

Après les élections législatives, Albert Rivera, leader de Ciudadanos, a manifesté son refus total d’une éventuelle coalition de gouvernement avec Sánchez. Profitant du virage à droite du PP et de la débâcle électorale que celui-ci a provoqué, le parti libéral ambitionnait de s’ériger en chef de l’opposition et leader du centre-droit. Capitalisant efficacement sur la crispation provoquée par la question catalane, le parti de M. Rivera se dirigeait vers un sorpasso du PP. Celui-ci ne s’est produit dans aucune région.

Cette élection est le marqueur d’une transition pour le PP. D’un côté, il n’a pas eu le temps de rectifier le dérapage idéologique qui a provoqué les résultats du 28 avril. De l’autre côté, il a eu un positionnement plus centriste qui lui a permis de sauver les meubles dans certaines régions.

Certes, Ciudadanos a gagné du terrain avec une moyenne de 4% des voix exprimées en plus à l’occasion des régionales. Aux européennes, son résultat a presque quadruplé par rapport à 2014. Néanmoins, il reste toujours derrière le PP. Comme ce fut le cas de Podemos avec le PSOE en 2016, on peut prévoir une certaine dilution de son identité face à des conservateurs qui tiennent le coup.

Si le PP joue mal ses cartes, Ciudadanos aura certainement une chance pour s’imposer à la tête de la droite. Les indépendantistes catalans se sont recomposés tout en conservant leur influence en valeur absolue. Des nouveaux défis sont à venir et la triple droite ne fait qu’entamer une longue guerre de positions. Il sera de plus en plus compliqué pour Ciudadanos de constituer des alliances avec Vox. Pour certaines régions comme la Castille-et-León, la formation libérale ouvre désormais la porte à des alliances avec les socialistes. On peut l’interpréter comme un abandon partiel de la logique d’opposition ferme adoptée contre Sánchez.

Emmanuel Macron, modèle de Rivera, s’est réuni lundi soir avec Pedro Sánchez, ennemi juré de celui-ci. L’objectif de cette rencontre était de discuter des nouvelles stratégies européennes contre la droite réactionnaire. Alors que le RN est l’ennemi principal de Macron, Rivera trouve en Vox un partenaire. Un parti qui se veut libéral, tolérant et ouvert, aura des problèmes à justifier une telle alliance lorsque la question catalane ne servira plus à la légitimer.

LA MONTAGNE VOX ACCOUCHE D’UNE SOURIS ÉLECTORALE

Le parti de Santiago Abascal a déçu l’extrême-droite européenne. Alors qu’il visait une position de force dans la droite radicale continentale, il s’avère être le moins influent de la famille nationaliste. Par rapport aux élections générales du 28 avril, Vox a perdu 1,3 millions de ses électeurs. Le parti n’aura que trois députés au Parlement européen alors que les indépendantistes catalans, qui constituent la raison de son essor, en auront cinq.

Le scrutin du 26 mai signale que « l’effet Vox » est en phase descendente, ceci même alors que, dans les derniers jour, le parti a réalisé plusieurs coup d’éclat. Lors la première séance du Cortes, ses députés ont occupé les sièges situés derrière le gouvernement de Sánchez, attribués aux députés socialistes. Lorsque les indépendantistes élus prenaient place, les députés de Vox ont tapé des pieds sur la banquette de leur siège. Leur candidat à la mairie de Madrid a affirmé vouloir mettre un terme à la Pride ayant lieu à la Casa de Campo, l’équivalent madrilène du Bois de Boulogne.

Vox cherche à affirmer son pouvoir en se servant de son rôle ClÉ dans la formation de MAJORItés de droite dans les villes et les regions.

La dernière provocation médiatique de Vox est un tweet célébrant les résultats à Madrid avec la phrase: « Nous sommes passés », allusion ironique au « No pasarán » (ils ne passeront pas) iconique de la résistance républicaine dans la capitale lors de la guerre civile. Ce répertoire n’est plus aussi efficace qu’avant son entrée au Parlement. D’une certaine façon, la dynamique anti-système du parti perd en puissance lorsqu’il rejoint les institutions du système.

Vox continuera à alimenter le spectacle médiatique tout au long des mois à venir. Néanmoins, son ralentissement récent semble être la preuve de ce que les citoyens peuvent se fatiguer de ces shows médiatiques. Aussi, Vox cherche à affirmer son pouvoir en se servant de son rôle clé dans la formation de majorités de droite dans les villes et les régions. Dans la ville et la région de Madrid, dans la région de Murcie, en Aragon, à Saragosse, à Grenade, à Cordoue, à Santander et beaucoup d’autres villes ou villages, ils auront un rôle décisif dans la formation de coalitions de droite.

Le parti est d’ors et déjà en train de profiter de cet avantage en exigeant l’inclusion de ses élus dans les nouveaux gouvernements. Une telle rigidité peut être efficace si Vox parvient à désigner Ciudadanos et le PP comme des traîtres, en cas d’exclusion des coalitions. La force de Vox est qu’elle fixe dès le début des objectifs très ambitieux. Ce qui ailleurs passerait pour des rodomontades donne plus de force à son discours. Bien que fortement destructrice, cette stratégie fonctionne en ce qui concerne l’extrême-droite. Néanmoins, si les partis de centre-droit parviennent à faire peser sur Vox le stigmate de sa rigidité et si la gauche maintient la conscience du danger que représente une telle formation, cette dernière pourrait n’être qu’un épisode passager.

LA CRISE CATALANE S’ENKYSTE

Le mouvement indépendantiste en Catalogne, qui a culminé avec le référendum non consenti par l’État espagnol de 2017, a fait voler en éclats le consensus centriste qui prévalait en Espagne depuis la transition de 1978. L’échiquier politique s’est polarisé entre constitutionnalistes partisans de l’application de l’article 155 de la constitution et indépendantistes, partisans du droit à l’autodétermination.

Pour la première fois, l’ERC est en tête à Barcelone, une ville pourtant majoritairement unioniste.

Les municipales du 26 mai voient l’ERC, gauche indépendantiste modérée, confirmer son ascendant sur Junts pel Si, la coalition de centre-droit dirigée par l’ex-président Carles Puigdemont. C’est une petite révolution électorale, car Junts pel Si est l’héritier du parti démocrate-chrétien CDC qui avait dominé la vie politique catalane depuis la transition. L’image de prisonnier politique d’Oriol Junqueras, leader indépendantiste jugé à Madrid, a été utilisée avec succès par l’ERC pour se hisser, pour la première fois depuis la guerre civile, au rang de premier parti de Catalogne.

Pour la première fois, l’ERC est légèrement en tête à Barcelone, une ville pourtant majoritairement unioniste. La mairesse indignée, soutenue par Podemos, Ada Colau échoue donc de peu à se maintenir à la tête de la ville. Elle est cependant appelée à conserver un rôle politique central dans la constitution d’une majorité à cheval entre la gauche et les indépendantistes. On notera aussi l’échec cuisant de Manuel Valls : sa liste soutenue par Ciudadanos n’atteint que la quatrième place. L’ex-Premier ministre, humilié, promet d’honorer son mandat de conseiller municipal d’opposition. En même temps, il a promis de démissionner si Ciudadanos s’allie avec Vox. Il est important de souligner que Ciudadanos s’était déjà allié aux extrémistes en Andalousie en novembre 2018. Ainsi, on pourrait lire ce comportement contradictoire comme une manifestation de mégalomanie. M. Valls souhaiterait renoncer à un poste qu’il considère dégradant par une pirouette antifasciste.

De plus, M. Junqueras est élu en tant que tête de la liste Ahora Repúblicas, une coalition des gauches indépendantistes menée par les catalans d’ERC et les basques d’EH Bildu en vue des élections européennes. Plus important, il est le Spitzenkandidat des régionalistes pour la présidence de la Commission européenne. Son élection au Parlement européen représente donc une européanisation certaine de l’enjeu indépendantiste, ce qui donne des ailes à ses alliés écossais, corses et flamands… On notera également que M. Puigdemont est élu sur le fil, et qu’une coalition centriste de partis autonomistes obtient un siège.

RETOUR À LA NORMALE OU INSTABILITÉ DURABLE ?

Ainsi se finit l’exténuant marathon entamé en 2015 avec la fin du bipartisme PSOE-PP. Il n’y aura a priori pas de nouvelles élections nationales avant quatre ans, ce qui laisse le temps à M. Sánchez pour dérouler son programme de réforme sociale et politique. Le PSOE et le PP restent les premières forces politiques, mais doivent s’accommoder d’une culture de coalition qui leur faisait défaut jusque-là. Ciudadanos supplante Podemos comme troisième force. Enfin, Vox fait une entrée dans les territoires par la petite porte. Tout dépend désormais de la capacité du prochain gouvernement à offrir des solutions concrètes aux problèmes du pays.