Pourquoi l’Allemagne est à nouveau l’homme malade de l’Europe

Le chancellier allemand Olaf Scholz (SPD), l’usine Vokswagen de Wolfsburg et le Bundestag. © Sébastien Lapostolle pour LVSL

Une troisième année de récession qui se profile, une crise politique inédite, un parti néo-nazi à 20% dans les sondages, une industrie en crise profonde, un réarmement qui plombe le budget… Alors que les Allemands vont renouveler leurs députés au Bundestag, le fameux « modèle » d’Outre-Rhin semble profondément ébranlé. Les difficultés sont loin d’être passagères : toutes les bases du régime économique mis en place depuis 20 ans sont fracturées. Arc-boutée sur l’atlantisme, la foi libre-échangiste et le culte de la rigueur budgétaire, la classe politique allemande refuse de voir la réalité en face. 

Déficit public très faible, dette sous contrôle, exportations records grâce à sa puissance industrielle, plein emploi, inflation au plus bas… Pendant des années, le modèle économique allemand a été célébré en France dans les pages des quotidiens économiques et a servi de source d’inspiration pour les programmes politiques, en particulier à droite. Certes, la gauche s’est toujours montrée plus critique de ce modèle, pointant notamment la précarité de l’emploi introduite par les lois Hartz, le manque d’investissement public et les inégalités persistantes entre l’ex-RDA et l’Ouest. Elle enviait malgré tout le système de cogestion des entreprises de nos voisins d’Outre-Rhin, qui offre la moitié des sièges du conseil de surveillance aux représentants du personnels dans les entreprises de plus de 2000 salariés, bien que celui-ci n’offre en réalité qu’un pouvoir limité aux syndicats

Malgré ces limites évidentes, le succès économique de l’Allemagne paraissait insolent jusqu’en 2020. Après le chaos de la pandémie, qui a touché le monde entier, c’est surtout la guerre en Ukraine qui a enclenché une crise économique dont le pays ne sait plus comment sortir. Après une contraction du PIB de 0,3% en 2023 et de 0,2% l’an dernier, l’Allemagne semble ainsi partie pour une troisième année consécutive de récession. L’industrie est particulièrement touchée : en 2023, la production manufacturière était inférieure de 9% par rapport au record enregistré en 2018 et un recul supplémentaire de 3,3% aurait eu lieu en 2024. Les trois secteurs les plus exportateurs, l’automobile (17,3% des exportations), les machines-outils (14,4%) et la chimie (9%), sont tous en net recul ces dernières années. C’est donc le cœur du système économique allemand qui est touché.

La grande panne de l’industrie automobile

Cet automne, les difficultés de Volkswagen ont eu un retentissement national dans un pays où la voiture est source de fierté et représente un cinquième de la production industrielle et des millions d’emplois. Un an après le lancement d’un plan d’économie de 10 milliards d’euros, le groupe a demandé de nouveaux efforts à ses salariés et rompu un tabou historique en annonçant la possible fermeture de 3 usines sur 10 en Allemagne. Depuis la création de l’entreprise en 1937, cela n’est jamais arrivé. Volkswagen envisageait également des dizaines de milliers de licenciements (en Allemagne et à l’étranger), une baisse des salaires de 10 à 18 % et l’externalisation d’une partie de la fabrication de composants. Finalement, l’entrée en grève préventive de 100.000 travailleurs a permis un compromis : pas de fermetures d’usine, un gel des salaires pour les deux prochaines années et le départ de 35.000 personnes d’ici 2030, en misant sur les départs en retraite.

Si le chancelier Olaf Scholz a salué « un bon accord, socialement responsable », les problèmes du secteur automobile sont loin d’être résolus. Le nombre de voitures produites en Allemagne est passé de 5,65 millions en 2017 à 4,1 millions en 2023 et les ventes des marques allemandes sont en nette baisse : un million et demi de voitures en moins pour le mastodonte Volkswagen et entre 200.000 et 300.000 véhicules en moins chaque année pour BMW et Mercedes sur la même période. Plusieurs phénomènes se cumulent pour expliquer cette chute sans précédent. En Europe, le renouvellement des voitures est au ralenti du fait des prix très élevés des nouveaux modèles. Aux États-Unis, la politique protectionniste de Donald Trump va obliger les constructeurs à implanter leurs usines sur le sol américain pour pouvoir y proposer des prix compétitifs, ce qui n’augure rien de bon pour les usines allemandes. Quant à la Chine, longtemps un eldorado pour les groupes allemands, le marché y est désormais de plus en plus dominé par des constructeurs nationaux, dont les modèles sont moins chers et plus innovants.

Si le tournant de l’électrique était censé apporter un renouveau du secteur, l’Allemagne a raté cette révolution technologique. Au cours des années 2010, elle a largement ignoré le phénomène, considérant que l’amélioration continue des moteurs thermiques – technologie maîtrisée à la perfection par les industriels allemands depuis plus d’un siècle – avait plus d’avenir que les véhicules à batterie. Volkswagen a préféré mentir sur ses émissions de CO2 pour continuer à écouler ses véhicules plutôt que d’investir dans l’électrique. Résultat : le scandale du « dieselgate » aura coûté 30 milliards à l’entreprise et durablement abîmé son image de marque. Pendant ce temps, les constructeurs chinois, en particulier BYD, ont su optimiser leurs batteries et les logiciels qui vont avec, qui peuvent faire varier l’autonomie d’un véhicule jusqu’à 30%, à batterie égale. Après s’être imposés sur le marché domestique, les constructeurs chinois sont désormais très agressifs en Europe. Si les constructeurs allemands tentent de rattraper leur retard en développant de nouveaux modèles, l’arrêt soudain des subventions aux véhicules électriques outre-Rhin en 2024, sacrifiées pour réduire le déficit, a fait chuter les ventes de voitures électriques de 27%. Inquiets par ce tournant technologique, les constructeurs allemands mènent donc une fronde contre la décision européenne d’interdire la vente de voitures thermiques neuves en 2035.

Un pays vulnérable à la fin du libre-échange

Au-delà du symbole, l’exemple de l’automobile illustre parfaitement l’addition de menaces auxquelles fait face l’industrie allemande. Avec une balance commerciale excédentaire de 242 milliards d’euros l’an dernier, l’économie allemande est très tournée vers l’export. Pendant des années, le libre-échange a permis à ses entreprises de conquérir de nouveaux marchés et d’y réaliser de juteux bénéfices. Mais la donne est en train de changer. Le grand retour des tarifs de douane aux États-Unis et la réindustrialisation enclenchée par les subventions massives de l’Inflation Reduction Act sont en train de fermer le marché américain. Or, Washington est le second partenaire commercial de l’Allemagne et surtout celui avec lequel elle réalise le plus grand excédent, plus de 65 milliards d’euros en 2022. La Chine est elle le premier partenaire de Berlin, mais aussi l’origine de son plus grand déficit commercial : 93 milliards en 2022. Étant donné la montée en gamme de l’industrie chinoise et sa pénétration croissante du marché européen, ce trou devrait se creuser.

Pendant des années, le libre-échange a permis aux entreprises allemandes de conquérir de nouveaux marchés et d’y réaliser de juteux bénéfices. Mais la donne est en train de changer.

Bien sûr, l’Allemagne peut toujours écouler ses marchandises en Europe. Sa balance commerciale avec la plupart des pays de l’UE et avec le Royaume-Uni est d’ailleurs très excédentaire. Rien de surprenant à cela, tant l’Allemagne est la grande gagnante de la construction européenne. La sous-évaluation de l’euro a permis à Berlin de doper ses exportations, rendues moins chères, au détriment de l’Europe du Sud. Toujours en matière monétaire, l’obsession germanique pour le contrôle de l’inflation et des déficits, imposée aux autres États de la zone euro, a engendré des plans d’austérité extrêmement violents en Grèce, en Espagne, au Portugal et en Italie, qui ont conduit à l’explosion de la pauvreté et à la déliquescence de l’Etat et de la protection sociale. L’Allemagne a tiré profit de cette situation en attirant des centaines de milliers de jeunes éduqués d’Europe du Sud, venant remplacer une main-d’œuvre vieillissante. Enfin, les « délocalisations de proximité » vers la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie et la Hongrie ont apporté un certain développement industriel à l’Europe centrale, mais au bénéfice principal de l’Allemagne, qui a fait main basse sur une large part des économies des États du groupe de Visegrád.

Mais cette hégémonie européenne touche désormais à ses limites. La succession de plans d’austérité en Europe depuis une quinzaine d’années – largement exigée par l’Allemagne – a durement affaibli l’activité économique, engluée dans une stagnation sans fin. Difficile dans ces conditions de trouver de nouveaux débouchés commerciaux. L’Allemagne pousse donc l’Union européenne à conclure de nouveaux accords de libre-échange. Corée du Sud, Canada, Japon, Kenya, Nouvelle-Zélande, Chili… La Commission européenne en a signé à tout va ces dernières années. Et la tendance ne semble pas prête de s’arrêter, des deals étant actuellement négociés avec Singapour, l’Inde, l’Indonésie, les Philippines, mais surtout le Mercosur. Le marché commun sud-américain fait rêver les industriels allemands, tant les débouchés sont immenses. Volkswagen est ainsi implanté de longue date au Brésil, son second marché extérieur après la Chine. En supprimant la quasi-totalité des droits de douane, Berlin espère avoir accès aux nombreuses matières premières du continent sud-américain, tout en y exportant ses produits manufacturés. Mais cette stratégie se heurte à l’opposition de plusieurs membres de l’UE, inquiets de la déflagration que cet accord engendrerait pour leur secteur agricole, notamment la France. Par ailleurs, la Chine est déjà le premier partenaire commercial de la plupart des pays de la région.

Dépendance au gaz de schiste américain

Outre les tensions commerciales, le moteur économique allemand est également ralenti par l’explosion des prix de l’énergie. Avant la guerre en Ukraine, Berlin importait 55% de son gaz naturel, 45% de son charbon et 35% de son pétrole depuis la Russie. Indispensable à de nombreuses industries, le gaz est aussi la source de plus de 13% de l’électricité produite en Allemagne l’an dernier, une part en croissance ces dernières années pour faire face aux fluctuations de la production renouvelable (59% du mix électrique en 2024) et à l’arrêt du nucléaire courant 2023. Pendant des années, les importations de gaz russe ont été encouragées, notamment par la construction d’un second gazoduc dans la mer Baltique, le célèbre Nord Stream 2. A elle seule, la présence de l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder au conseil d’administration de la société Gazprom témoignait des liens extrêmement forts entre l’État allemand et le Kremlin en matière énergétique.

Le conflit ukrainien a évidemment rebattu toutes les cartes. Sous la pression des États-Unis, mais aussi des pays baltes et de la Pologne, très atlantistes et de longue date défavorables à Nord Stream, l’Union européenne a dû se sevrer d’hydrocarbures russes au plus vite, quoi qu’il en coûte. Adopté au nom du soutien à l’Ukraine et du combat « pour la démocratie », cet embargo a conduit l’UE à renforcer ses achats de pétrole et de gaz depuis des pays pourtant tout sauf démocratiques comme le Qatar ou l’Azerbaïdjan, mais aussi depuis l’Inde, qui réexporte massivement des hydrocarbures achetés… à la Russie. Mais ce sont les États-Unis qui bénéficient le plus de ce nouveau contexte. Redevenus auto-suffisants en combustibles fossiles en 2018 grâce à l’exploitation intensive de gaz de schiste, ils ont saisi l’occasion pour exporter leur production excédentaire vers l’Europe. Les exportations de gaz naturel liquéfié des États-Unis vers l’UE et le Royaume-Uni ont bondi de 71 millions de mètres cubes par jour en 2021 à plus de 200 millions en 2023. La moitié du GNL importé en Europe vient désormais d’Outre-Atlantique.

L’explosion des importations gazières depuis les États-Unis a un triple impact délétère sur l’Europe, et en particulier l’Allemagne, plus grande consommatrice. D’abord, ce nouvel approvisionnement est extrêmement polluant : les fuites de méthane et le transport très énergivore du gaz liquéfié par rapport au gaz conduit par pipeline rendent le gaz américain jusqu’à 4 fois plus polluant que le gaz traditionnel, soit presque autant que le charbon. Ensuite, car elle s’accompagne d’une explosion des prix, qui s’explique en partie par les coûts de transport (liquéfaction, regazéification, usage de navires méthaniers…), mais surtout par la spéculation. Les Allemands ont vu leurs factures de gaz bondir, de 30% pour les industriels à 74% pour les particuliers, au profit des entreprises américaines. Enfin, il pose un problème géopolitique, à savoir une dépendance excessive à Washington. Pour s’assurer qu’aucun retour en arrière ne soit possible, les États-Unis ont vraisemblablement commandité, ou à minima aidé à organiser, l’attentat ayant fait exploser les gazoducs Nord Stream en 2022. Tétanisé à l’idée de froisser son allié américain, le gouvernement allemand refuse de révéler le résultat de ses enquêtes aux parlementaires et aux journalistes.

Pour s’assurer qu’aucun retour en arrière ne soit possible, les États-Unis ont vraisemblablement commandité l’attentat ayant fait exploser les gazoducs Nord Stream en 2022. Tétanisé à l’idée de froisser son allié américain, le gouvernement allemand refuse de révéler le résultat de ses enquêtes.

Un réarmement ruineux

Cette inféodation de l’Allemagne aux États-Unis se traduit aussi en matière militaire. Si l’orientation atlantiste de l’Allemagne de l’Ouest, puis réunifiée, n’est pas nouvelle, les discours pacifistes ont longtemps été très forts en Allemagne. Outre le souvenir douloureux de la Seconde guerre mondiale, ils s’appuyaient sur la volonté de nombreux Allemands de renforcer les liens avec la RDA durant la guerre froide – la fameuse Ostpolitik – puis sur l’objectif d’économies budgétaires, la menace d’une guerre conventionnelle s’étant éloignée. Là aussi, la guerre en Ukraine a tout changé. Fin février 2022, le chancelier Olaf Scholz annonçait un « changement d’époque » et mettait en place un fonds spécial de 100 milliards d’euros pour le réarmement. Certes, l’état de déliquescence de la Bundeswehr impliquait des investissements. Mais la contribution à l’effort de guerre ukrainien via l’envoi de matériel militaire et l’exigence des États-Unis d’une augmentation des dépenses militaires des membres de l’OTAN ont aussi lourdement pesé sur cette décision.

Si tous les objectifs fixés par Scholz en matière de réarmement n’ont pas été atteints, le budget alloué à la défense a explosé. Au total, l’Allemagne a dépensé plus de 90 milliards d’euros dans ce domaine en 2024, ce qui correspond à l’objectif de 2% du PIB fixé par Washington. Le complexe militaro-industriel américain se frotte les mains : de nombreux achats allemands sont réalisés directement aux États-Unis, au détriment de la France, qui espérait obtenir des contrats. L’achat de chasseurs F-35, pourtant extrêmement chers et bourrés de défauts, a été l’une des décisions phares du gouvernement sortant. Si la coalition tricolore, réunissant le SPD, les Verts et les libéraux du FDP, s’est parfois affrontée en interne sur les types d’armement à fournir à l’Ukraine, la position maximaliste des Verts a toujours fini par l’emporter. Sous l’influence d’Annalena Baerbock, ministre écologiste sortante des Affaires étrangères, des armes toujours plus destructrices ont été livrées à l’Ukraine et la politique étrangère allemande suit plus que jamais les ordres des États-Unis. L’Allemagne s’est ainsi illustrée comme soutien indéfectible d’Israël dans son entreprise de nettoyage ethnique à Gaza et en Cisjordanie, notamment à travers des ventes d’armes massives et une intense répression du soutien à la Palestine.

Ce tournant du réarmement est désormais visible dans tout le champ politique. Tous les partis traditionnels – CDU (droite), SPD (sociaux-démocrates), Verts et FDP – ainsi que l’AfD (extrême-droite) s’accordent sur l’objectif de dépenser au moins 2% du PIB dans la défense. Le vice-chancelier écologiste Robert Habeck propose même 3,5%, sans doute afin de faire plaisir à Donald Trump, qui exige désormais le chiffre astronomique de 5%. Pour se différencier les uns des autres, ces partis surenchérissent : retour de la conscription obligatoire pour la CDU et l’AfD, envoi de missiles Taurus à l’Ukraine pour les Verts, la CDU et le FDP, création d’un bouclier antimissile européen pour le SPD… Or, toutes ces promesses ont un coût. Le fonds spécial de 100 milliards d’euros étant déjà entièrement attribué et devant prendre fin en 2027, il faut trouver une trentaine de milliards chaque année rien que pour tenir les 2%. C’est ici que les partis classiques divergent : pour le SPD et les Verts, l’urgence géopolitique est supérieure aux contraintes budgétaires et l’endettement n’est pas un problème. Pour le FDP, la CDU et l’AfD, la rigueur budgétaire est intouchable et il faut donc réduire l’État-providence.

Une coalition incohérente brisée par la rigueur budgétaire

C’est justement sur cette question du budget que la coalition tricolore s’est fracturée cet automne. Alors que la Constitution allemande interdit depuis 2009 un déficit public supérieur à 0,35% du PIB, les marges de manœuvre sont extrêmement restreintes. Si la règle a été temporairement suspendue durant la crise sanitaire, son retour a très vite entraîné des tensions, notamment lorsque la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a jugé fin 2023 anticonstitutionnel l’usage de fonds inutilisés pour la gestion du COVID dans un nouveau fonds hors budget destiné aux investissements écologiques et dans les semi-conducteurs. Le message de cette jurisprudence était clair : la rigueur absolue doit primer sur tout autre objectif. Une vision qui correspond tout à fait à celle défendue par Christian Lindner, chef du parti ultra-libéral FDP et ministre des finances de la coalition sortante, qui a construit sa carrière politique en se présentant comme garant de l’orthodoxie budgétaire.

Comble de l’ironie, Angela Merkel, pourtant à l’origine du fameux « frein à l’endettement » inscrit dans la Constitution, a plaidé pour son assouplissement.

Concilier ce dogme absurde de l’équilibre des comptes publics avec les investissements dans l’industrie voulus par le SPD, ceux pour les politiques écologiques défendus par les Verts, ainsi que les dépenses considérables pour le réarmement, le soutien à l’Ukraine et les aides pour les factures d’énergie, le tout dans un pays vieillissant et en récession relève de la quadrature du cercle. Après des coupes budgétaires massives en 2024, la préparation du budget 2025 s’est avérée encore plus compliquée. Actant des désaccords insurmontables, le chancelier Olaf Scholz (SPD) a donc fini par limoger Lindner début novembre, privant son gouvernement du soutien des 91 députés FDP, nécessaires pour obtenir une majorité. Comble de l’ironie, Angela Merkel, pourtant à l’origine du fameux « frein à l’endettement » inscrit dans la Constitution, a plaidé pour son assouplissement deux semaines plus tard

Si le budget 2025 a fait exploser la coalition, celle-ci était néanmoins fragile depuis le début. Ces trois dernières années, le SPD, les Verts et le FDP n’ont cessé de s’affronter, en particulier autour des politiques voulues par les écologistes, comme la fermeture des centrales nucléaires, la fin des voitures thermiques neuves en 2035 ou encore l’interdiction des six millions de chaudières à gaz et au fioul d’ici à 2030. Alors que les aides pour cette transition énergétique étaient sacrifiées sur l’autel de l’austérité, ces mesures ne pouvaient qu’être profondément impopulaires. L’incohérence entre la nécessité de réduire les émissions et la préférence des Verts pour le charbon plutôt que le nucléaire – bien que les renouvelables se développent fortement, le charbon compte toujours pour 15% de la production électrique – et leur soutien au gaz de schiste américain a conduit à leur détestation. Le gouvernement sortant paie les conséquences de ces choix, les sondages indiquant tous une baisse des intentions de vote en faveur du SPD, des Verts et du FDP, ce dernier risquant de ne pas franchir le seuil de 5% nécessaire pour entrer au Bundestag.

Sondage en ligne Yougov auprès de 2430 Allemands conduit entre le 14 et le 17 février 2025. Source : X

Percée des néo-nazis et émergence d’un Macron allemand

Face à ce bilan, les différents partis d’opposition peuvent tous espérer progresser ce dimanche. Donnée à 30% dans les sondages, la CDU-CSU devrait faire son retour à la chancellerie, avec la personne de Friedrich Merz. Cet opposant historique à Angela Merkel, qui a fini par mettre la main sur le parti après 25 de défaites internes, est la version allemande d’Emmanuel Macron. Ancien banquier chez Blackrock, il plaide sans relâche pour une plus grande financiarisation de l’économie allemande, au point qu’il avait même publié un livre intitulé « Oser plus de capitalisme » en pleine crise des subprimes… En matière économique, son programme est on ne peut plus classique : baisses d’impôts massives, dérégulation, culte de l’innovation, suppression du Bürgergeld (équivalent allemand du RSA) et bien sûr austérité budgétaire. Il plaide aussi pour un réarmement massif dans le cadre de l’OTAN, compte sur la relance du nucléaire et la taxe carbone pour résoudre la crise climatique et entend bien sûr durcir les lois sur l’immigration.

Ancien banquier chez Blackrock, Friedrich Merz plaide pour une plus grande financiarisation de l’économie allemande, au point qu’il avait publié un livre intitulé « Oser plus de capitalisme » en pleine crise des subprimes

Ce dernier point est également un des enjeux de la campagne, marquée par plusieurs attaques commises par des étrangers en situation irrégulière, sur lesquelles surfe l’Alternative für Deutschland (AfD). Né en 2013 contre les plans « d’aide » à l’Europe du sud en pleine crise des dettes souveraines, le parti a rapidement été capturé par les courants d’extrême-droite. Il n’hésite pas à revendiquer l’héritage du Troisième Reich et à multiplier les provocations, à travers des affiches où des parents font des saluts nazis pour « protéger leurs enfants », une conférence sur la « remigration » organisée à Wannsee – lieu de décision de la « solution finale » -, une remise en cause de la politique mémorielle et nombre de clins d’oeil au régime hitlérien dans ses slogans. Porté par le dégagisme et désormais soutenu par Elon Musk, le parti ne cesse d’engranger des succès électoraux, en particulier en ex-RDA.

Espérant endiguer sa progression, Friedrich Merz reprend certaines de ses propositions. Un texte visant à restreindre le regroupement familial et à étendre les pouvoirs de la police des frontières a ainsi opportunément été présenté fin janvier par la CDU et a failli être adopté, grâce au soutien de l’AfD. Une manœuvre politique qui s’est retournée contre son initiateur : tandis que l’extrême-droite a vu ses idées légitimées, la rupture du « cordon sanitaire » historique a heurté une grande partie de la société allemande et compliquera forcément les négociations pour former une coalition. S’il semble impossible que l’AfD entre au gouvernement, le programme néolibéral et autoritaire de Merz a toutes les chances de faire exploser les scores des néo-nazis à la prochaine élection, de la même manière que Macron a mis le Rassemblement National aux portes du pouvoir.

A gauche, deux stratégies opposées

Face à ce scénario catastrophe, et alors que les Verts et le SPD feront sans doute partie de la future coalition au pouvoir, les électeurs ne voulant ni du néolibéralisme de centre-gauche, ni de celui de droite, et encore moins de l’extrême-droite, n’avaient jusqu’ici qu’un seul vote possible : celui pour Die Linke. Mais le parti de gauche radicale a rencontré de nombreux obstacles ces dernières années : ses propositions no border sont rejetées par la grande majorité des Allemands, y compris une part de son propre électorat, tandis que son bilan au gouvernement de certains Länder à l’Est est difficile à différencier de ce que ferait le SPD. Die Linke n’a donc cessé de perdre des électeurs et s’est divisé entre une frange gauchiste et libertaire et une autre, alliant un programme économique et social ambitieux et une orientation plutôt conservatrice sur les questions socioculturelles, autour de Sarah Wagenknecht. Cette dernière a finalement fait scission pour créer son propre mouvement, le BSW, et réalisé une première percée l’an dernier aux élections européennes, puis lors d’élections dans les parlements de Thuringe, du Brandebourg et de Saxe, trois Länder de l’Est où son discours rencontre un vrai succès

Les scores des partis traditionnels étant en baisse, une alliance avec l’AfD inenvisageable et la présence du FDP au Bundestag incertaine, la CDU pourrait être forcée de négocier une coalition à la fois avec les Verts et le SPD. Celle-ci souffrirait alors des mêmes faiblesses que la coalition sortante.

Le scrutin du 23 février est censé départager ces deux stratégies antagonistes. Si les deux partis sont globalement d’accord sur la nécessité de politiques redistributives, Wagenknecht a fait de la paix en Ukraine et au Proche-Orient un axe central de son programme, tandis que Die Linke s’exprime peu sur la question et reste très frileux à l’idée d’oser critiquer Israël. Sur l’immigration, Wagenknecht espère récupérer des électeurs de gauche demandeurs d’une plus grande fermeté, mais, ce faisant, elle risque de légitimer davantage l’AfD et donc de lui fournir des voix. A l’inverse, la posture sans-frontièriste de Die Linke a beau être clairement impopulaire, elle peut séduire les électeurs à la recherche d’une opposition forte au durcissement en cours. Si l’un des deux partis échoue à être représenté au Bundestag, il sera durablement fragilisé et sa stratégie désavouée. Mais il est également possible que les deux parviennent à franchir le seuil de 5% et que le match soit nul.

Dans ce dernier cas, la constitution du futur gouvernement serait rendue encore plus compliquée. Les scores des partis traditionnels étant en baisse, une alliance avec l’AfD inenvisageable et la présence du FDP au Bundestag incertaine, la CDU pourrait être forcée de négocier une coalition à la fois avec les Verts et le SPD. Celle-ci risquerait alors de souffrir des mêmes faiblesses que la coalition sortante. Si le frein à l’endettement pourrait être allégé au vu de la situation, les problèmes de fond de l’économie allemande ne devraient pas être traités. Aucun des partis en question ne remettant en cause l’atlantisme et le libre-échange ou n’ayant de solution pour faire baisser le coût de l’énergie et proposer un nouveau modèle économique, la crise va durer encore longtemps. Face à cette fuite en avant, l’AfD aura tout le loisir de prospérer dans le confort de l’opposition. Le « consensus » politique tant vantée par les admirateurs du « modèle allemand » arrive lui aussi en bout de course.

Luc Rouban : « Le RN cherche à récupérer l’image de “droite sociale” et protectrice associée au gaullisme »

Affiches électorales pour les élections législatives de 2024. © Free Malaysia Today

Alors que les dirigeants du Rassemblement national, dont Marine Le Pen, comparaissent devant le tribunal correctionnel de Paris pour « détournement de fonds publics », on peut s’interroger sur l’avenir d’un parti politique, qui, il y a quelques mois encore, semblait aux portes du pouvoir. Le RN aurait-il atteint ses limites ? C’est la thèse de Luc Rouban, qui publie « Les ressorts cachés du vote RN ». Entretien [1].

Vous décrivez le RN comme un « trou noir » qui attire des votes toujours plus nombreux. Qui sont ses nouveaux électeurs ?

J’ai voulu comprendre l’expansion du vote RN, particulièrement notable entre 2022 et 2024. Il a atteint près de 11 millions de voix au premier tour de la présidentielle et près de 8 millions de voix au second tour des législatives en 2024. C’est considérable par rapport aux législatives de 2022. Or, ce vote n’est plus celui de l’électorat de l’ancien Front national, qui était très populaire. Le noyau dur de l’électorat populaire est encore là, mais on a un vote RN qui concerne désormais les classes moyennes et supérieures. Au premier tour des législatives, les cadres ont voté RN à plus de 20 %. Ensuite, le RN a énormément progressé sur des espaces favorables à la gauche, comme la fonction publique, y compris chez les cadres de catégorie A et chez les enseignants (pour 18 % d’entre eux).

Les clés d’analyses appliquées au Front national ne fonctionnent plus selon vous. Notamment sur la question du racisme…

Effectivement, aucune étude ne signale une explosion d’un racisme systémique qui aurait brusquement saisi les Français. Toutes les enquêtes sociologiques montrent une forme de tolérance plus grande dans la société française et moins de racisme, moins d’antisémitisme, moins de xénophobie. Un autre élément probant, c’est que le RN fait des scores très importants dans les DOM-TOM, notamment à Mayotte et aux Antilles. On ne peut pas imaginer que ces électeurs soient devenus racistes !

Si la question de l’immigration joue un rôle si important dans le vote RN, c’est parce qu’elle s’inscrit dans le rejet d’une mondialisation non maîtrisée, avec l’arrivée d’une nouvelle pauvreté, mais aussi d’une nouvelle précarité. Cela crée des tensions dans la confrontation de socialités différentes mais cela vient aussi révéler l’échec de l’intégration républicaine. L’immigration révèle les défauts d’un système sociopolitique finalement peu solidaire et marqué par la désocialisation. Elle renvoie l’image d’une société ouverte en bas, confrontée à de nouvelles concurrences sur le marché du travail, mais fermée en haut, où la mobilité sociale est plus difficile qu’ailleurs. La France souffre du libéralisme mondialisé, qui pousse à la précarisation et aux mobilités forcées, sans avoir les avantages d’un libéralisme favorisant l’initiative et la réussite individuelle.

Est-ce que le vote RN s’inscrit dans un vaste mouvement international « populiste » ou « néo-fasciste » ?

Ces concepts et cette grille d’analyse n’expliquent pas le phénomène RN. Le populisme historique ne colle pas avec ce que nous montrent les enquêtes. Le fascisme, le nazisme ou les populismes de gauche en Amérique latine impliquent un culte du leader fort, une image de peuple uni. Dans les enquêtes que nous avons menées, on voit que l’électorat RN ne demande pas un leadership fort mais un leadership de proximité, un contrôle de l’action politique au niveau local.

« L’immigration révèle les défauts d’un système sociopolitique finalement peu solidaire et marqué par la désocialisation. »

La demande des électeurs RN est proche de celle des « gilets jaunes », avec des demandes de démocratie directe, le référendum d’initiative citoyenne, tous les outils censés – parfois de manière utopique – permettre de contrôler l’action publique au quotidien. Réduire le vote RN à un néo-fascisme, c’est oublier que les électeurs – je dis bien les électeurs – que l’on a interrogés ne recherchent pas la fin des libertés publiques ou de la magistrature indépendante. Ils attendent avant tout de l’efficacité et la définition d’une règle du jeu social.

Vous analysez le vote RN comme fortement corrélé à une perception subjective de la réussite sociale…

Le rapport subjectif au politique a remplacé le vote de classe. Ce n’est plus la position objective en termes de catégorie socioprofessionnelle qui va déterminer le vote, mais le regard que les électeurs portent sur leur propre situation au sein de la société. Par exemple en termes de mobilité sociale et de réussite, ceux qui sont en bas votent RN ou LFI, ceux qui sont en haut votent Macron.

La question de la perte d’identité professionnelle jouerait un rôle majeur dans le vote RN…

Le rapport au travail est un élément fondamental de l’identité sociale. Or la France, c’est vraiment le pays où le travail est le plus mal reconnu, le plus mal récompensé, le plus décevant, au point qu’on a mythifié la retraite perçue comme le dernier espace d’autonomie et de liberté.

Regardez aussi tout ce qui s’est passé avec les agriculteurs : ce n’est pas seulement une question de rémunération mais une question de reconnaissance sociale. L’agriculteur est reconnu parce qu’il est dans un territoire, dans une petite commune rurale. Le fonctionnaire, l’instituteur, le policier, autrefois, même s’ils étaient mal payés, étaient reconnus. C’est ce que la gauche n’a pas su incarner. Le RN est devenu le porte-parole de cette attente de respect social, de protection de l’identité face à au mépris d’une certaine élite mondialisée.

Le RN incarnerait une « critique sociale » de droite…

Absolument. Ce qu’on peut appeler une « critique sociale de droite » s’est développée, et la gauche ne l’a pas vue arriver. Cette critique porte sur le fait que la mécanique sociale fonctionne pour une petite minorité de privilégiés. C’est ce que confirment les données de l’Insee : le travail ne permet plus l’enrichissement, contrairement à l’héritage et au patrimoine financier. Or les électeurs RN portent un regard critique sur la mobilité sociale et sur le mensonge social qui se cache derrière l’idée de « méritocratie » républicaine.

Les électeurs RN sont très en demande de « politique » et d’État protecteur…

L’un des ressorts principaux du vote RN, c’est la recherche d’une maîtrise du destin collectif et des destins individuels. C’est une recherche d’action politique qui s’oppose fondamentalement au macronisme perçu comme une perte de maîtrise face à la mondialisation, à l’immigration, à une perte d’identité professionnelle et à un certain déclassement social. Tous ces phénomènes se conjuguent et les électeurs appellent à retour de l’État.

« L’un des ressorts principaux du vote RN, c’est la recherche d’une maîtrise du destin collectif et des destins individuels. »

Or le macronisme, mais aussi une partie du PS, incarnent une forme d’affaiblissement de l’État. Les électeurs RN refusent un discours « économiste » selon lequel, dans le fond, le politique aurait disparu derrière des intérêts économiques, qu’un enrichissement général allait profiter à tout le monde.

Cette demande d’État serait aussi renforcée par de nouvelles menaces extérieures à la nation ?

Le contexte international renforce cette demande d’État. Le RN n’a pas plus de solutions (et peut-être moins) que les autres, mais il incarne un refus. On nous a longtemps expliqué que le commerce international allait régler tous les conflits, que c’était « la fin de l’histoire ». On assiste à un retour des nationalismes, des guerres et de la « realpolitik » avec l’invasion de l’Ukraine, le conflit au Moyen-Orient ou les tensions en mer de Chine. Le rapport au monde a changé. Il exprime une nouvelle anthropologie du pouvoir. C’est toute la question du réchauffement climatique, qui incarne lui aussi une perte de maîtrise sur la nature. Le RN incarne le refus de changer nos modes de vie face à cette évolution, alors que la gauche, les écologistes ou le centre appellent à s’adapter.

Le RN aurait, d’après vous, capté l’héritage gaullien ?

Le gaullisme évoque une période de grandeur de la France sur la scène internationale. Emmanuel Macron a essuyé de nombreux revers diplomatiques et la nation semble décliner sur le terrain international, au Moyen-Orient et en Afrique, notamment. La nostalgie d’une France forte est captée par le RN.

Par ailleurs, le RN cherche à récupérer l’image de « droite sociale » et protectrice associée au gaullisme, ce qui lui permet d’occuper un espace stratégique sur l’échiquier politique. Le RN s’est ainsi positionné contre la réforme des retraites ou pour la défense des services publics, abandonnant le néo-libéralisme de l’ancien FN et piégeant Les Républicains. Pour l’instant, le RN est en position de force.

Pensez-vous que le RN soit aux portes du pouvoir ?

Je ne crois pas. Tout d’abord, il ne s’est pas complètement « désulfurisé », comme en témoigne le procès mené au sujet des assistants parlementaires. Il reste suspect de double discours. Par ailleurs, le RN a un point de faiblesse très important : il n’est pas crédité d’une véritable capacité gouvernementale et manque de soutiens dans les élites sociales. Sa parole porte, son analyse de la société séduit, mais sa capacité à changer réellement les choses est considérée comme assez basse. Selon moi, il a peut-être atteint son point culminant et va devoir désormais affronter un glissement politique au profit de LR si Michel Barnier réussit son affaire.

[1] Entretien republié depuis le site The Conversation.

La nouvelle Cinquième République en clair-obscur

Triomphe de la République et de la Constitution française de 1793, accompagnée d’un génie ailé © Jean-Francois Garneray

La période actuelle semble devoir marquer une profonde mutation de la Ve République, pour le meilleur mais aussi pour le pire. Si l’absence de majorité aux ordres nous rappelle que nous sommes dans un vrai régime parlementaire, l’épisode actuel démontre aussi de vraies failles dans notre édifice constitutionnel. Par Benjamin Morel, professeur de droit public.

La Ve République est un vrai régime parlementaire. Nous l’avons oublié, et pourtant, le texte constitutionnel ne saurait être plus clair sur ce point. Le gouvernement est responsable devant le Parlement. Le Président dispose certes de pouvoirs importants, mais ce sont des pouvoirs d’exception. Dire que le Président est fort parce qu’il peut déclencher l’article 16 (pleins pouvoirs), l’article 12 (dissoudre l’Assemblée nationale) ou utiliser le feu nucléaire relève du sophisme. Ces pouvoirs sont rarement utilisés, et c’est heureux. Le Président est le chef des armées et il nomme le Premier ministre, c’est vrai. Le Roi des Belges aussi. Dans la Constitution de la Ve République, c’est le Premier ministre qui dispose du pouvoir réglementaire et des forces armées ; sous l’empire des lois de 1875, il s’agissait du Président. En droit donc, pour les affaires courantes du pays, le Président de la Ve République a moins de prise que son homologue de la IIIe.

Emmanuel Macron, au regard du droit, dispose d’un rôle moins important que Paul Deschanel. Pour autant, en fait, le Président de la République dispose d’un pouvoir bien supérieur à son homologue américain, hors période de cohabitation. Ce dernier doit composer avec les contre-pouvoirs parlementaires et judiciaires dans un régime fédéral. La notion de régime semi-présidentiel est donc absurde. Les présidents portugais, autrichiens ou finlandais sont également élus au suffrage universel direct, mais ils ne disposent pas de plus de pouvoir que leurs homologues italiens ou allemands. Le Président est tout puissant en fait, peu puissant en droit. 

Le Président est tout puissant en fait, peu puissant en droit. 

D’où vient ce paradoxe ? Nous sommes dans un régime parlementaire, le gouvernement est donc responsable devant le Parlement. Qui contrôle l’Assemblée contrôle Matignon. Or, si le Président contrôle la majorité parlementaire, il concentre autour de lui le pouvoir gouvernemental et le pouvoir parlementaire. Depuis 1962, un phénomène étrange se produit. Les élections législatives suivent, par dissolution ou automatiquement depuis la mise en place du quinquennat, les élections présidentielles. Ces dernières sont marquées par un jeu de mobilisation différentielle : l’électorat de l’opposition, pensant avoir déjà perdu, se démobilise ; celui de la majorité se mobilise. Or, le mode de scrutin majoritaire à deux tours est très sensible à cette mobilisation différentielle. Ce phénomène apporte donc quasi systématiquement au Président nouvellement élu une majorité absolue. Cette dernière lui doit tout, car les députés ont été élus grâce au ricochet de la présidentielle. Si leur champion se présente à nouveau et l’emporte, ils en profiteront à nouveau. Si un autre gagne, alors ils sont sur des sièges éjectables. La majorité est donc non seulement importante, elle est également soumise. Le pouvoir du Président n’est pas prévu par le droit, il est le fruit de l’allégeance inconditionnelle d’une majorité parlementaire. 

Cette époque est probablement terminée. En effet, on a trop facilement assimilé le mode de scrutin majoritaire à deux tours à des majorités absolues. Il n’en a jamais produit sous la IIIe République, où il fut presque continuellement appliqué. Il n’en a pas non plus produit en 1959, alors que le système des partis n’avait pas encore pris la forme bipolaire qu’il revêtirait sous la Ve République. Le mode de scrutin majoritaire à deux tours ne produit une majorité absolue qu’en cas de mobilisation différentielle et de forte bipolarisation de la vie politique. La gauche s’est concentrée dans ses fiefs (centre-ville et banlieues), ce qui ne lui permet pas de prendre le pouvoir, mais fait de ces circonscriptions des forteresses. Le centre et la droite dominent l’espace « modéré » dans le périurbain et le rural, où ils se disputent avec un RN dont on voit mal ce qui pourrait provoquer un effondrement. Notre vie politique est donc tripolaire, et l’affaiblissement du front républicain, qui pourrait être amplifié par un gouvernement Barnier tenant sur une non-censure de Marine Le Pen, devrait encore accentuer ce phénomène. Cela serait d’autant plus acté si nous passions à un scrutin proportionnel. 

Ce changement politique modifie profondément notre vie publique. Sans majorité, le Président ne peut plus dicter sa loi. Il est cantonné à un rôle d’arbitre ou, au mieux, d’influence. Quand un Président dit, lors de sa campagne, qu’il fera, au hasard, une réforme des retraites, en bon droit il ment. Il n’a même pas le pouvoir de déposer un projet de loi. Son seul contact avec la réforme se fait en bout de course, lorsqu’il promulgue le texte. En faisant une telle promesse, il présuppose qu’il aura une majorité à l’Assemblée. Si demain il sait d’avance qu’il ne pourra en obtenir une, une telle promesse devient absurde, comme elle le serait lors d’une campagne présidentielle portugaise ou autrichienne. Le changement de notre configuration parlementaire transforme donc en profondeur la façon même dont nous concevons le régime. 

Toutefois, une telle évolution ne se fait pas sans mal. Car si un Président a été élu en disant qu’il allait faire une réforme des retraites, il se sent légitime à avancer dans cette voie, même si les élections législatives ne lui en donnent pas les moyens. L’usage répété de l’article 49 alinéa 3 lors de la dernière législature et, de façon plus technique, le contournement des conventions parlementaires sont les symptômes de ce présidentialisme qui tente de survivre au changement de système. De même, lorsque le gouvernement utilise sur le même texte l’article 47-1, réservé au PLFSS (Projet de loi de financement de la sécurité sociale), il s’agit d’une manière de contourner une situation de blocage liée à l’impossibilité de tenir des promesses qu’en bon droit, on pourrait juger absurdes de faire. La situation demeurait toutefois gérable si l’on comprend que la Constitution a été pensée par Michel Debré pour permettre à des gouvernements minoritaires de tenir et d’appliquer un programme. En d’autres termes, la Constitution avait été écrite pour gérer une situation parlementaire telle que celle de 2022 à 2024, donnant à un gouvernement répondant au Président les moyens d’appliquer le programme de ce dernier.  

La situation se complique lorsque, après la dissolution du 9 juin, le chef de l’État ne dispose plus d’aucune majorité, même relative. Là encore, le présidentialisme tente de survivre. Un chef d’État dans un régime parlementaire classique n’aurait pas nommé Lucie Castets à Matignon. Il aurait reçu Lucie Castets et lui aurait donné 15 jours pour prouver qu’elle pouvait réunir une majorité suffisante pour ne pas être renversée. Il aurait ensuite rencontré les chefs de partis s’engageant dans cette voie, et s’il avait jugé l’option crédible, il l’aurait nommée. À défaut, au bout des 15 jours, il aurait demandé la même chose à un Bernard Cazeneuve, puis à un Xavier Bertrand… À l’inverse, Emmanuel Macron a fixé lui-même, dans sa lettre du 10 juillet, les cadres des coalitions possibles, d’EELV à LR. Il a ensuite demandé aux partis qu’il jugeait acceptables de s’entendre sur un gouvernement qu’il nommerait. Par la suite, c’est le chef de l’État qui a mené les consultations et nommé un Premier ministre après avoir négocié avec lui les grandes lignes politiques et s’être assuré d’un pacte de non-agression avec le Rassemblement national. La vie d’un tel gouvernement est par définition difficile, puisqu’il va devoir composer avec un Président qui ne veut pas lâcher prise et une Assemblée capricieuse, où il ne tient que par la bonne grâce de son principal adversaire politique. 

Régime parlementaire sur le modèle de nos voisins ou pente glissante vers un présidentialisme illibéral, la Ve République est à un tournant.

Mais les fractures ouvertes ne sont pas uniquement conjoncturelles. On comprend les choix tactiques d’Emmanuel Macron. Ce dernier a montré une rare compétence à exploiter les failles de la Constitution. Quoi qu’en disent certains, il n’est pas un apprenti dictateur, et le régime qu’il met en place n’est pas une démocratie illibérale… mais les précédents qu’il crée rendent possible une telle dérive. Demain, toute réforme sociale pourrait passer par l’article 47-1, réduisant à peau de chagrin les débats parlementaires. En laissant expédier les affaires courantes pendant deux mois au gouvernement Attal, Emmanuel Macron a également montré qu’il existait une voie de sortie du régime parlementaire. Les pouvoirs d’un gouvernement démissionnaire augmentant avec le temps pour assurer la continuité de la vie de la nation, ce dernier peut se rapprocher des compétences d’un gouvernement de plein exercice. Pour autant, une motion de censure ayant pour effet de faire démissionner le gouvernement, un gouvernement démissionnaire ne peut être renversé par le Parlement, puisqu’il est déjà tombé. Un président qui déciderait demain d’ignorer pendant cinq ans la censure se verrait donc offrir une porte ouverte. 

Régime parlementaire sur le modèle de nos voisins ou pente glissante vers un présidentialisme illibéral, la Ve République est à un tournant. Plus que jamais, le droit constitutionnel ne saurait rester uniquement l’affaire des spécialistes, mais doit redevenir un bien commun, celui dont naguère la Constitution montagnarde consacrait le peuple comme gardien. 

Sébastien Rome : « Le phénomène majeur est la convergence ordo-libérale du centre et du RN »

Le député France Insoumise de l’Hérault (non-réélu) Sébastien Rome lors d’un salon agricole. © Julie Cutillas

En 2022, Sébastien Rome avait été élu député de la 4e circonscription de l’Hérault, sous l’étiquette de la France insoumise. Cet ancien professeur des écoles originaire de Nîmes avait gagné au second tour, d’une courte tête, face à la candidate du Rassemblement national. Deux ans plus tard, c’est l’extrême-droite qui l’emporte. L’implantation historique du RN sur le pourtour méditerranéen est désormais observable partout en France. Comment expliquer la dynamique de ce parti, la stabilisation et la diversification à la fois géographique et sociologique de son électorat ? Quelles leçons la gauche doit-elle en tirer, en dépit de sa majorité relative à l’Assemblée nationale ? Retour sur une campagne éclair dans l’ancien « Midi rouge ».

LVSL Comment expliquez-vous l’ancrage et la progression du Rassemblement national dans votre circonscription, la 4e de l’Hérault, et plus globalement dans votre région ?

Sébastien Rome – La progression du RN est nationale. Elle a commencé dans le sud, mais elle concerne aujourd’hui toute la France, tous les territoires, même les banlieues. Le RN a d’abord remplacé la droite qui a déçu, jugée trop libérale par les uns et trop laxiste avec l’immigration par les autres. Son image est alors celle d’un parti qui va rétablir l’ordre dans la société. Puis il a remporté un électorat âgé, libertaire en 1968, qui fut ensuite électeur du PS et de Bayrou, que Macron a radicalisé, qui refuse de revenir à gauche, limitant la République à lui-même pour protéger ce qu’il a acquis dans les années « glorieuses » de la France.

Les difficiles reports de voix au second tour, largement freinés par le « ni-ni », ont logiquement offert plus de sièges au RN, suivant une logique de protection du capital. Toutefois, par un travail de terrain, la gauche peut progresser et résister à la vague RN. Dans ma campagne de 2022, il y a eu 14% de votes blancs et nuls au second tour. En 2024, c’était 9% ; à 8% je gagnais. Cela s’est joué à peu.

« Le phénomène majeur des deux dernières années est la convergence ordo-libérale du centre et du RN. »

Ainsi, le phénomène majeur des deux dernières années est la convergence ordo-libérale du centre et du RN. D’un côté, le RN a abandonné le peu de mesures sociales qu’il portait pour s’attirer les bonnes grâces du pouvoir économique – qui le lui rend bien dans les médias. De l’autre, la Macronie a adopté de nombreuses mesures du RN (port de l’uniforme à l’école et classes de niveau, fin du repos hebdomadaire pour les vendangeurs, préférence nationale, loi immigration…) croyant attirer ses électeurs. Ce faisant, elle a tout simplement légitimé l’original, plutôt que la copie, et ouvert un passage des électeurs de droite et du centre vers le RN.

Enfin, les effets du tourisme de masse sont ravageurs du point de vue social, environnemental et économique. Les taux de chômage dans le sud (la zone d’emploi avec le plus de chômage en France est Pézénas-Adge, depuis des années) sont parmi les plus hauts de France. L’inflation immobilière renforce l’enrichissement de certains et prive les jeunes locaux de la possibilité de se loger sur place. Rien n’est mis en place pour accueillir les travailleurs saisonniers qui ont tant perdu avec les réformes du chômage successives. Le bilan environnemental, en termes de consommation d’espace agricole et d’eau pour trois mois d’activité, doit nous interroger. L’installation de nouvelles populations, notamment de retraités, qui n’ont pas pris les habitus locaux, sur un temps très court, coïncide avec les très hauts scores du RN.

Il est temps de penser à l’installation d’activités économiques de production et d’arrêter avec une économie de la consommation. Dans le sud, ce sont des gens qui ne sont pas d’ici qui vendent et consomment le plus de produits fabriqués ailleurs. Le côté méditerranéen est un décor, pas un support à la création de richesses.

LVSL – La campagne a été extrêmement courte : un mois si on inclut l’entre-deux-tours. Quelles
ont été les implications de cet agenda très particulier pour vous, sur le terrain ?

S.R – D’abord, l’impression d’avoir basculé dans un moment politique historique dès le dimanche soir de la dissolution. Le lundi matin, je me réunissais avec mon équipe. Le lundi après-midi, un premier tract était conçu et je lançais un appel à un premier rassemblement. Le mercredi, lors du rassemblement, les premières équipes de citoyens non encartés étaient prêtes à partir en campagne. Ils ont reçu les tracts et ont directement commencé à les distribuer.

Ce fut très efficace et rapide. Près de 400 personnes ont participé. Je les en remercie chaleureusement, car ce fut une belle expérience humaine et joyeuse. Nous avons tenu 12 réunions publiques, en plus des distributions sur le marché, des porte-à-porte, des appels téléphoniques, de la participation aux fêtes locales, la presse… La circonscription est immense. Elle englobe quatre-vingt-dix-neuf communes très espacées les unes des autres, du bassin de Thau jusqu’au Larzac avec les Cévennes, le Pic Saint Loup et la Vallée de l’Hérault. La brièveté de la campagne a catalysé les énergies du pays.

LVSL Les thèmes de la campagne étaient-ils les mêmes en 2024 qu’en 2022 ? Quels éléments
de votre mandat avez-vous mis en avant ?

S.R – Pendant cette campagne éclair, le national a tout écrasé. La candidate RN, parachutée, n’a même pas mis son visage sur les affiches, ni sur les professions de foi. Jordan Bardella et Marine le Pen étaient les seuls arguments du côté du RN.

De mon côté, j’ai tenté de « localiser » ma campagne. J’ai mis en avant mon travail de terrain reconnu par tous, même par la presse locale, pourtant peu aimable avec la France insoumise habituellement. J’ai mis en avant ma personnalité : je suis un enfant du pays, qui connait les habitudes, les manières de dire et de faire. J’ai aussi montré ma capacité à faire du consensus localement comme à l’Assemblée nationale, autour de textes d’enjeu majeur pour ce territoire : la mobilité, l’accès à la santé et la défense des services publics, le droit à l’emploi… J’ai eu un vrai bilan à défendre malgré un mandat de seulement deux ans.

LVSL – Depuis la formation du Nouveau Front Populaire, on entend dans les médias beaucoup
de commentaires sur l’hétérogénéité de cette alliance. Comment l’union de la gauche
a-t-elle été perçue dans votre circonscription ? Est-ce ou non un enjeu pour les électeurs ?

S.R – Personnellement, avant la Nupes, j’étais pour l’union de la gauche et des écologistes. Je l’ai prouvé à de nombreuses reprises comme lors des départementales de 2021 où j’étais en binôme avec Julia Mignacca, aujourd’hui présidente du conseil fédéral d’EELV. C’est la condition pour gagner ici et j’ai une fibre à chercher ce qui unit.

L’union de la gauche est une des raisons qui font que je me reconnais dans la figure de Jean Jaurès. Cette figure cherchait à unir non seulement les « sectes » socialistes mais aussi le « petit pays » du Midi Rouge, le « grand pays » qu’est la nation républicaine française, les peuples, l’humanité et…même l’humain avec la nature. Cette terre viticole est marquée par la présence de Jean Jaurès. Il y a un souhait d’union inconscient chez les électeurs de gauche.

LVSL – Les derniers scrutins ont confirmé la progression de l’extrême-droite dans la France
rurale et périurbaine. À l’exception de Nice ou de Perpignan, les grandes villes restent principalement à gauche. Pourtant, vous avez récemment exprimé votre désaccord avec l’analyse de François Ruffin autour de « la France des bourgs » et « la France des
tours ». Pourquoi son cas, en Picardie, constitue-t-il une exception, selon vous ?

S.R – La question n’est pas d’avoir des impressions vagues à des fins de communication, mais de connaître la France et la littérature scientifique sur ce sujet. La première impression vague, qui consiste à généraliser le cas de la Somme, est une erreur intellectuelle majeure. Imaginons que nous généralisions le cas des Pyrénées Orientales : la ville-centre vote RN et les villages votent NFP. L’ouest de la France donne des majorités à Renaissance et au NFP. Il n’y aurait pas d’ouvriers blancs dans l’ouest ? C’est la principale zone de création d’emploi industriel.

Géographie électorale dans l’Hérault au second tour des législatives 2024. © Compte Twitter “Les 577”

François Ruffin, malheureusement, reprend la lecture de Christophe Guilluy, largement démenti par toute la communauté scientifique. Il explique que nous [la gauche] aurions tout donné aux quartiers populaires – et donc aux immigrés – et que l’État a abandonné les territoires ruraux – et donc les blancs. La rhétorique est la même chez François Ruffin : la France insoumise ne s’occuperait que des quartiers et oublierait les territoires ruraux. Bien sûr, le RN veut désavantager les quartiers les plus pauvres pour flatter les campagnes, quand François Ruffin veut les réconcilier. Mais il accepte les règles du jeu fixées par cette grille de lecture, séparant les uns et les autres, au lieu d’inventer un autre discours.

« La relation territoriale que l’on observe fréquemment est plutôt un rapport entre la centralité, qui vote à gauche, et la périphérie, qui vote RN à toutes les échelles de territoires. »

La seconde impression vague, qui suit la première, consiste à croire que le NFP, et notamment la FI, ne progresse ou n’est devant le RN que dans les plus grandes villes. Albi, Apt, Avignon, Amiens, Abbeville, Etampes, Gap, Limoges, Le Mans, Mende, Valence…mais aussi de nombreuses petites villes autour de 10.000 habitants ont pourtant vu une progression de la gauche ! La règle est plutôt la suivante : plus grande est la ville, plus importante sera la probabilité d’un vote de gauche élevé.

La relation territoriale que l’on observe fréquemment réside plutôt dans un rapport entre la centralité, qui vote à gauche, et la périphérie, qui vote RN à toutes les échelles de territoires. Dans les petites centralités, on retrouve majoritairement le secteur public comme employeur – malgré toutes les difficultés qu’il rencontre – et des personnes aux revenus faibles (moins de 1250€ par foyer) qui ne votent pas, votent RN (38%) mais aussi NFP (35%). C’est particulièrement vrai dans l’arc méditerranéen où le RN a gagné pratiquement toutes les circonscriptions. Si on regarde de loin, seules les villes de Montpellier, Avignon et Marseille ont « résisté ». On observe là l’effet du découpage territorial et celui du tourisme de masse, dont j’ai parlé, qui pèse dans le résultat final. Si on regarde de plus près, on retrouve en Piémont, dans les montagnes et autour des petites centralités, un vote NFP.

« Dans la position de la France insoumise, il y a un angle mort pour porter des solutions dans les petites villes et les territoires ruraux qui ne se limitent pas à l’agriculture. »

Les cartographies d’Hervé le Bras analysant les aspects culturels et historiques du vote, localisés sur des terres, sont efficaces pour prédire les résultats d’une élection. C’est donc la lecture globale des villes contre les campagnes que je conteste, à partir de la recherche en sciences sociales mais aussi de mon expérience de terrain. Il y a des tours dans les bourgs. Il y a aussi des flux entre les tours et les bourgs : les habitants des tours vont vivre dans les bourgs dès qu’ils ont un emploi et inversement, quand ils vivent dans un logement insalubre de centre-ville, et qu’ils espèrent avoir une place dans une tour.

Dans la position de la FI, il y a un angle mort pour porter des solutions dans les petites villes et les territoires ruraux qui ne se limitent pas à l’agriculture. C’est tout le travail que j’ai commencé, avec d’autres, durant les deux dernières années, avec la volonté d’élargir notre espace politique. Nous avons constitué un groupe de députés ruraux et commencé un travail novateur. Ce travail continue. Mes propres travaux portaient sur les enjeux de ces territoires : réhabiliter les centres anciens, se déplacer, travailler, accéder aux services publics.

LVSL – D’après vous, le vote pour le RN est plus un vote de rejet que de pauvreté. La classe moyenne inférieure, qui vote majoritairement pour l’extrême-droite, est composée de travailleurs – dont de nombreux fonctionnaires – éprouvant des difficultés à boucler leurs fins de mois. Pourquoi la gauche ne parvient-elle pas ou plus à lui parler ?

S.R – Si l’on considère les choses à l’échelle intercommunale, les familles qui travaillent, avec des revenus leur permettant d’avoir accès au crédit pour acheter une maison en lotissement (fonctionnaires catégorie C, artisans ou ouvriers, personnels du soin, manutentionnaires, caristes, caissiers, vendeurs, retraités…) s’installent en périphérie des petites centralités. Ainsi, on retrouve souvent une sorte d’effet d’halo. Le centre plus pauvre vote à gauche et sa périphérie avec des revenus supérieurs (sans être CSP+) vote RN. Quand on parle avec ces personnes qui vivent dans la couronne des petites centralités, très clairement, il y a une volonté de se distinguer des « cas-sos » (« cas sociaux » qui vivraient bien des aides de l’État) et de ne pas se mélanger. Le racisme n’est alors jamais très loin.

« Le programme, qui est notre pierre angulaire à gauche, est un élément secondaire du vote. Ce que l’on représente, ce que l’on incarne compte bien plus. »

C’est la voiture qui permet de spécialiser les espaces sociaux (zone commerciale, zone dortoir, zone de travail). Elle implique que les nouvelles personnes installées ne se fondent pas vraiment dans le village. Le lien social se perd et les locaux ne reconnaissent plus leur village. Au final, les uns et les autres votent RN pour des raisons différentes. Dès que celles et ceux qui s’installent ont des revenus plus élevés, de plus hauts diplômes, du fait de la déconcentration de la métropole, le vote de gauche se réinstalle par réimplantation des habitudes de la ville. Il n’est pas étonnant que le RN veuille baisser le niveau de formation des jeunes et les envoyer le plus tôt possible sur le marché du travail : c’est son électorat.

Par ailleurs, à gauche nous oublions parfois que les électeurs votent plus souvent avec leurs tripes qu’avec leur tête. Le programme, qui est notre pierre angulaire à gauche, est un élément secondaire du vote. Ce que l’on représente, ce que l’on incarne, compte bien plus. C’est d’ailleurs ainsi qu’il faut lire nos scores, si haut dans les quartiers populaires. Nous sommes la seule force politique qui affirme que l’on ne juge pas un Français sur sa religion, sa couleur de peau, ses habitudes alimentaires, vestimentaires, sur ces manières de parler ou son accent mais sur son statut de citoyen ayant le droit de vote. C’est ce que Jean-Luc Mélenchon nomme la Nouvelle France. Or, à quelques kilomètres des grandes villes, il y a aussi des Français qui ont des habitudes, des imaginaires, des croyances différentes. L’héritage de la France des territoires est aussi une composante de cette Nouvelle France qui se grandit, comme son histoire de l’immigration l’a prouvé, par accumulation successive des cultures.

« Il est important pour les dominants de légitimer leur autorité sociale sur les dominés par l’institution d’une culture légitime, qui a pour fonction de délégitimer les cultures populaires. »

Pour le dire autrement, et avec Pierre Bourdieu, une des fonctions de la culture des musées, des livres et des spectacles est de faire croire qu’il y a des choses qui sont interdites à certains. Il est important pour les dominants de légitimer leur autorité sociale sur les dominés par l’institution d’une culture légitime, qui a pour fonction de délégitimer les cultures populaires. Or, il y a des pratiques culturelles populaires, de fêtes, de jeux, de traditions qui ont une valeur que nous recherchons à gauche : réunir la Nouvelle France et faire communauté nationale.

On ne peut pas représenter le peuple sans faire une part à sa culture. Jean Jaurès lançait à la chambre des députés en 1910 : « Oui, nous avons, nous aussi [la gauche face aux réactionnaires], le culte du passé. Ce n’est pas en vain que tous les foyers des générations humaines ont flambé, ont rayonné ; mais c’est nous, parce que nous marchons, parce que nous luttons pour un idéal nouveau, c’est nous qui sommes les vrais héritiers du foyer des aïeux ; nous en avons pris la flamme, vous n’en avez gardé que la cendre. » Le NFP est l’hérité du foyer des aïeux. Il nous faut entretenir la flamme.

LVSL – Pensez-vous néanmoins que certains thèmes ou certains positionnements de la gauche constituent des repoussoirs pour cet électorat acquis à l’extrême-droite ?

S.R – On entend beaucoup, dans les médias, que cet électorat serait « anti-tout ». C’est la surface des choses. Plus fondamentalement, le thème de l’égalité est majeur, mais il s’exprime en tout sens. Entre les riches et les pauvres bien sûr, mais aussi entre personnes de la même condition sociale ; c’est le voisin qui a eu un poste à la mairie « par piston » ou les « cas-sos », « les gris » qui ont un logement HLM en priorité… Tout cela ne repose souvent sur rien. Mais les perspectives de progrès collectif sont tellement bouchées que c’est une guérilla sociale.

Le racisme devient alors un signe de reconnaissance sociale pour les électeurs du RN. Dans les deux premières minutes d’une rencontre, un propos raciste est prononcé. Le sociologue Félicien Faury décrit bien cette réalité qui sert d’appel à l’autre où on lui dit « hein, tu es comme moi ou pas ? ». Par contre, la famille « arabe » dans le lotissement, dans la villa d’à côté, dont le mari est éducateur spécialisé et la femme infirmière, « c’est pas pareil ». Malgré ce racisme réel, nous ne pouvons pas réduire les électeurs du RN à cela. C’est encore moins vrai pour les électeurs ruraux ! Si nous refusons l’assignation sociale, nous n’avons pas à la reproduire. Les êtres humains sont des infinis, disait Émile Durkheim. Nous devons donc ouvrir des chemins positifs dans lesquels ces électeurs peuvent aussi se reconnaître.

« Nous devons saisir ce qui fait lien dans cette culture populaire. Nous ne devons pas la délégimiter. »

Je prendrai l’exemple du barbecue qui a valu beaucoup de critiques à Sandrine Rousseau. Oui, la gestion du feu est genrée, ce sont les hommes qui tiennent les pinces. Mais le barbecue, c’est aussi un rapport positif au monde : l’accès à un extérieur, à la convivialité et à l’invitation du voisin. Nous devons saisir ce qui fait lien dans cette culture populaire. Nous ne devons pas la délégimiter. L’autre aspect, c’est que la gauche ne promeut pas suffisamment d’élus issus de la diversité populaire française, pour que les électeurs se sentent représentés. Les Français doivent se voir en reflet avec leurs élus et la gauche a le devoir d’être exemplaire sur ce point.

Au final, ce qui est le plus repoussoir pour un vote de notre côté, c’est la gauche qui a déçu, c’est la gauche qui a trahi. Alors, nous ne devons pas manquer à notre devoir de tenir parole. De tenir parole, une première fois, puis la fois suivante et encore la suivante. Quand on perd la confiance d’une personne que l’on a aimé, il faut de nombreuses preuves d’amour pour refaire lien. La démocratie se définit par le contrôle des représentants par le peuple. Le NFP doit être cette occasion pour que le peuple redise à sa gauche qu’il peut lui faire à nouveau confiance, mais pas en étant simplement spectateur des décisions et des jeux des partis. Mes électeurs me le demandent. Nous nous retrouverons le 21 septembre pour prendre acte de ce nouveau contrat social. Aujourd’hui, demain ou prochainement, nous devons aboutir à ce nouveau contrat social avec la France.

Élections belges : malgré la percée de la droite, la gauche radicale devient incontournable

De gauche à droite : Sofie Merckx, Présidente du groupe PTB à la Chambre, Raoul Hedebouw, Président du parti, Peter Mertens, secrétaire général du PTB et Jos D’Haese, leader du parti au Parlement flamand. © PTB

Après des élections générales ayant largement renouvelé le paysage politique belge, les négociations de gouvernement et les recompositions ont débuté. Contrairement aux scrutins précédents, le pays paraît moins divisé entre Flandre et Wallonie : si le Nord du pays penche toujours clairement à droite, l’extrême-droite indépendantiste n’a pas réussi à gagner les élections et la gauche radicale y progresse fortement. Au Sud, bastion historique de la gauche, la tendance est inverse : les libéraux conservateurs du MR remportent une grande victoire, tandis que le PS est sanctionné. Par-delà les divisions partisanes, le fait que la droite reprenne une partie de la rhétorique de gauche et que le Parti du Travail de Belgique (PTB) ait imposé son agenda à toute sa famille politique est révélateur d’une tendance de fond : la défense des travailleurs gagne à nouveau du terrain et peut s’imposer, dans les années qui viennent, comme un projet majoritaire.

Le 9 juin dernier, tandis que tous les citoyens des pays de l’Union européenne élisaient leurs représentants au sein du Parlement européen, les Belges ont également eu à choisir leurs représentants dans les Parlements régionaux et communautaires (flamand, francophone et germanophone) et au niveau fédéral. Cette séquence politique particulièrement intense, qui sera suivie d’élections communales le 13 octobre prochain, a ainsi redéfini les rapports de force en Belgique pour les cinq prochaines années.

La perspective d’un nouveau « dimanche noir » qui planait lourdement sur le pays, avec la victoire annoncée du parti d’extrême-droite séparatiste Vlaams Belang (« Intérêt flamand », ndlr) au Nord du Pays, n’est finalement que partiellement réalisée. Malgré un score en légère augmentation (+4% au Parlement flamand et +1,8% au Parlement fédéral), le Vlaams Belang n’a pas réussi à dépasser la N-VA (Nieuwe Vlaams Alliance, droite nationaliste flamande, ndlr) et à devenir le premier parti de Flandre. 

Au sud du pays, en Wallonie et dans la région de Bruxelles-Capitale, la droite libérale a triomphé. Pour la première fois de son histoire, le Mouvement Réformateur (MR) devient la première force politique francophone et s’arroge ainsi un rôle incontournable dans les négociations de coalition à venir. Très rapidement après les élections, il a décidé de s’allier avec le parti de centre-droit Les engagés, qui a réalisé des scores inespérés, et, moyennant davantage de concessions, cet attelage devrait pouvoir construire une alliance avec la droite nationaliste flamande au niveau fédéral.

Le souhait d’une politique plus radicale de la part des électeurs de gauche a entraîné de nouveaux équilibres au sein de ce camp politique.

Enfin, le souhait d’une politique plus radicale de la part des électeurs de gauche a entraîné de nouveaux équilibres au sein de ce camp politique. Le Parti socialiste, traditionnellement dominant, concède ainsi « une érosion » de son score en Wallonie, tandis que les Écolos subissent une lourde défaite. Ces contre-performances sont compensées par la poussée du Parti du Travail de Belgique (PTB – PVDA, gauche radicale), devenu la quatrième force politique au niveau fédéral, notamment grâce à sa percée en Flandre. 

En Flandre, la poussée de l’extrême-droite indépendantiste difficilement contenue

Si la victoire de l’extrême droite flamande tant annoncée par les différents sondages n’a donc finalement pas eu lieu, la N-VA est plus talonnée que jamais par le Vlaams Belang. Ensemble, la droite nationaliste et l’extrême-droite indépendantiste flamandes réunissent près de 45 % de l’électorat néerlandophone, soit 30 % de l’électorat belge. Le maintien en seconde position de la formation d’extrême-droite tient en bonne partie à la stratégie de la N-VA, qui a su contenir l’hémorragie de son électorat en démontrant l’ineptie du plan d’indépendance de la Flandre lors d’un débat entre Bart de Wever (leader de la N-VA, ndlr) et Tom Van Grieken (leader du Vlaams Belang, ndlr). À l’instar de Jordan Bardella, régulièrement mis en difficulté sur son programme, Van Grieken a démontré toute son incompétence sur le cœur de son projet politique. Contrairement à son concurrent, la N-VA ne porte plus un projet indépendantiste mais aspire à régionaliser davantage de compétences et faire progressivement de la Belgique un État confédéral. Bart de Wever s’est ainsi posé comme étant l’homme politique flamand le plus à même de mener la Flandre vers plus d’autonomie. 

À l’instar de Jordan Bardella, régulièrement mis en difficulté sur son programme, Van Grieken a démontré toute son incompétence sur le cœur de son projet politique.

D’autre part, alors que la question d’un éventuel accord de gouvernement entre la N-VA et le Vlaams Belang a dominé toute la campagne, De Wever a probablement été influencé par la situation politique aux Pays-Bas. Dans ce pays voisin, les négociations de coalition ont en effet été très compliquées suite à la victoire de l’extrême-droite dominée par Geert Wilders. Pour éviter un scénario similaire, De Wever a longtemps laissé planer le doute quant à une éventuelle alliance de son parti avec le Vlaams Belang, avant d’exclure formellement cette possibilité à moins de trois semaines du scrutin.

Quoi qu’il en soit, depuis l’élection de 2019, le Vlaams Belang est parvenu à faire rompre le cordon sanitaire dont il était l’objet jusqu’alors, en particulier dans les médias. La multiplication de ses interventions médiatiques lui a donné l’occasion de mettre sur le devant de la scène son thème de prédilection : l’immigration. En Wallonie, ce cordon médiatique reste cependant strictement maintenu : jamais un représentant de l’extrême-droite flamande ne peut s’exprimer en direct sur une chaîne de la télévision francophone, même au soir des élections de 2024. Les discours xénophobes et racistes n’ont donc pas pu faire des émules en Wallonie et à Bruxelles, quand bien même un petit parti d’extrême-droite, Chez Nous, existe depuis 2021 dans ces deux régions.   

Si les digues tiennent pour l’instant au Sud de la Belgique, le maintien du « cordon sanitaire » en Flandre est de plus en plus remis en question. À la suite de l’obtention en 1992 par le Vlaams Blok (prédécesseurs du Vlaams Belang, ndlr) de 10 sièges au parlement fédéral, les partis démocratiques flamands s’engagent alors à ne jamais former une coalition gouvernementale avec les partis d’extrême-droite. Cette exclusion est désormais questionnée, certains estimant qu’il serait salutaire pour la démocratie de confronter le Vlaams Belang à l’exercice du pouvoir afin de décrédibiliser la force d’attraction de son discours antisystème. Toutefois, le refus de Bart de Wever ne tient pas à sa volonté de sauver le cordon sanitaire, mais plutôt à des calculs politiques. Tous les partis francophones ayant fait savoir à Bart de Wever qu’une telle alliance au niveau du gouvernement flamand rendrait impossible toute négociation au niveau fédéral avec le N-VA. Son parti étant le grand gagnant des élections, Bart de Wever a maintenant de bonnes chances de devenir le futur premier ministre belge.  

Cette victoire a un gout de revanche pour le leader nationaliste vis-à-vis du premier ministre sortant, Alexander de Croo. De Wever avait en effet pris comme une trahison le fait que le gouvernement fédéral sortant n’inclue pas son parti, pourtant première force politique de Flandre. Les rapports de force ont changé : sanctionné pour avoir formé un gouvernement avec les socialistes et les écologistes francophones et néerlandophones, De Croo a subi une sévère défaite. Son parti libéral néerlandophone, l’Open-VLD, est rétrogradé au rang de neuvième force politique du pays. C’est là tout le paradoxe de ces élections de 2024 : tandis que les libéraux flamands ont été balayés, le parti libéral francophone, le Mouvement réformateur (MR) devient pour la première fois depuis trente ans le premier parti à Bruxelles et en Wallonie et relègue le parti socialiste en deuxième position.

En Wallonie, victoire d’une droite de plus en plus conservatrice

La victoire du MR renforce considérablement au sein du parti de droite son président controversé George-Louis Bouchez. À sa prise de pouvoir, celui avait annoncé vouloir hisser sa formation politique à hauteur des 30 % en Wallonie ; c’est désormais chose faite. Mais comment expliquer cette progression de 9 % alors que le MR participait au gouvernement précédent, dont le leader a été rejeté dans les urnes ? Cette performance semble liée à la stratégie cynique de George-Louis Bouchez, qui n’a cessé de fustiger certaines décisions du gouvernement fédéral et de la fédération Wallonie Bruxelles alors même que son parti était dans la coalition dirigeante. Si ces prises de position ont exaspéré ses partenaires et ont entamé leur confiance pour l’avenir, elles ont réussi à faire passer le MR pour un parti d’opposition, d’où son score de 29,6 % en Wallonie et de 26 % à Bruxelles.

Cette victoire du parti libéral tient également à son repositionnement politique et à sa transformation interne délaissant la ligne du libéralisme social pour un conservatisme réactionnaire.

Cette victoire du parti libéral tient également à son repositionnement politique et à sa transformation interne délaissant la ligne du libéralisme social pour un conservatisme réactionnaire. Voyant ce changement s’opérer, le parti de centre droit Les Engagés a repris la doctrine de libéralisme social qu’incarnait longtemps le MR et engagé un processus de revitalisation « démocratique » en convaincant de nombreuses personnalités de la société civile à rejoindre ses rangs. Un pari gagnant pour les centristes qui réalisent une percée historique et se placent comme le second parti incontournable en Wallonie. Délaissant la veine social-libérale impulsée par Charles Michel, le Mouvement réformateur s’est attelé à droitiser sa ligne politique pour mieux capter cet électorat sensible aux discours d’une droite conservatrice et réactionnaire orphelin depuis la disparition du Parti populaire de Mischaël Modrikamen et des Libéraux Démocrates de Alain Destexhe (qui fait partie de l’équipe de campagne de Eric Zemmour, ndlr).

Sous la houlette de Georges-Louis Bouchez, les libéraux francophones ont ainsi donné un ton davantage conservateur à leur discours. Dans une étude récente, l’Antwerpen Universiteit et l’université catholique de Louvain ont montré à quel point le paysage politique belge s’était droitisé. Sur l’économie comme sur les questions questions sociales et culturelles, le MR s’est rapproché des positions de la droite flamande nationaliste. Un des exemples les plus manifestes de cette droitisation a été donné par le président sortant de la fédération Wallonie-Bruxelles, Pierre-Yves Jeholet. Lors d’un face à face télévisuel avec le député fédéral du PTB, Nabil Boukili, le libéral n’a pas hésité à inviter son interlocuteur à quitter la Belgique si celui-ci ne voulait pas respecter la neutralité de l’État et l’interdiction du port de signes religieux pour les fonctionnaires des administrations publiques, y compris en back office. Tous les partis démocratiques wallons ont demandé à Pierre-Yves Jeholet de présenter ses excuses, mais ces demandes sont restées lettre morte. Jeholet fut même ardemment soutenu par son parti et par son président.

Le pouvoir d’achat au centre de la campagne

Autre symptôme de cette évolution : le positionnement du MR sur le conflit israélo-palestinien. Le parti libéral s’est toujours refusé à critiquer l’action du gouvernement d’extrême-droite de Netanyahou et s’est évertué à justifier l’offensive militaire à Gaza. Il rejette également en bloc les accusations de génocide, qu’il assimile à du communautarisme. Le parti a néanmoins soutenu à demi-mot l’émission des mandats d’arrêts internationaux par la Cour Pénale Internationale (CPI) contre le Premier Ministre et le Ministre de la défense israéliens et les trois dirigeants du Hamas. Le MR a également réussi à jouer sur les deux tableaux concernant la reconnaissance de l’État de Palestine : si la ministre MR des Affaires Étrangères sortante Hadja Lahbib s’y est montré favorable, elle n’est pourtant pas passé à l’acte, comme l’ont fait l’Espagne, la Norvège et l’Irlande. Pour se justifier, celle-ci a invoqué son souhait de rassembler un large groupe de pays européens.

Le parti libéral a su également tirer profit de l’importance de la question de la sécurité en région bruxelloise. La Belgique étant devenue l’un des principales portes d’entrée des stupéfiants sur le sol européens via ses ports : plusieurs fusillades liées au trafic de drogue ont eu lieu dans les mois précédant les élections, y compris dans le centre-ville de Bruxelles. Le discours sécuritaire de la droite francophone selon lequel « la peur devait changer de camp » a donc trouvé rapidement de l’écho.

Sur l’un des enjeux phares de cette campagne électorale, le pouvoir d’achat, la droite n’a cessé d’opposer chômeurs et travailleurs. Le parti considère ainsi les personnes sans emploi comme agissant selon la logique simple du coût-bénéfice de l’économie classique, c’est-à-dire préférant les allocations chômage au salaire. Pour y répondre, le parti a donc mis en avant un changement de « mentalité » en plaidant pour une différence d’au moins 500 euros net entre le salaire minimal et le montant de l’allocation de chômage. Pour financer l’augmentation des bas salaires, le MR a suggéré de limiter les allocations de chômage dans le temps, la Belgique étant l’un des seuls pays européens où cette protection sociale existe sans limite dans le temps. Dans un sondage pré-électoral, près de 50 % des Belges étaient favorables à cette mesure, ce qui pourrait en partie expliquer le succès du MR.

La droite francophone a ainsi su habilement reprendre une rhétorique issue de la gauche alors qu’elle veut toujours s’attaquer aux droits des chômeurs.

Mais la question du chômage a également été utilisée par le MR pour attaquer frontalement le Parti Socialiste, qui dominait le paysage politique wallon depuis plusieurs décennies. Bouchez et ses alliés ont ainsi présenté les personnes sans emploi comme des victimes d’un système installé par le PS, notamment le FOREM (équivalent de Pôle emploi, ndlr), dépeint comme inefficace. En présentant les chômeurs comme incapable de s’accomplir en tant qu’individus de par la faute de l’administration, le MR a fait coup double. D’une part, il a pu séduire des électeurs attachés à la « valeur travail » mais rejetant la stigmatisation des chômeurs « assistés ». D’autre part, cela permet d’éviter d’aborder de nombreux sujets centraux comme le durcissement des conditions de travail et la violence d’un marché de l’emploi de plus en plus globalisé. La droite francophone a ainsi su habilement reprendre une rhétorique issue de la gauche alors qu’elle veut toujours s’attaquer aux droits des chômeurs.

Quand le Parti Socialiste adopte la stratégie de la droite nationaliste

Face à l’offensive de la droite conservatrice, la gauche est partie en rangs dispersés, malgré de nombreux points de convergence programmatique, notamment la taxation des riches. Si, à l’instar de la droite, l’ensemble de la gauche voulait également revaloriser les bas salaires, elle entendait le faire via une taxe des millionnaires. Il revient clairement au PTB d’avoir mis à l’agenda cette taxe et à forcer les autres partis progressistes de plancher sur l’élaboration de leurs propres mesures en la matière. Initialement, la proposition du PTB était d’instaurer une taxe de 2% sur tout patrimoine de plus d’un million d’euros. Finalement, à trois mois des élections, le PTB a fait passer le seuil à 5 millions d’euros et fixé un taux de 3 % pour les patrimoines de plus de 10 millions d’euros, afin de tenir compte des effets de l’inflation. L’objectif du parti a en effet toujours été de cibler les 1 % les plus riches et d’épargner les classes moyennes aisées.

Le Parti Socialiste, concurrencé sur sa gauche par le PTB, n’a cessé d’attaquer le parti marxiste sur le remaniement de cette mesure, dénoncé comme un manque de courage. À l’instar de la N-VA vis-à-vis du projet indépendantiste porté par le Vlaams Belang, le Parti Socialiste a cherché à décrédibiliser et à faire croire irréalisable le programme de rupture défendu par le PTB et ce malgré de nombreuses convergences. Symptomatique de l’attitude du PS vis-à-vis d’un potentiel partenaire gouvernemental, son président, Paul Magnette, n’a pas hésité lors d’un débat entre les présidents de parti francophones à qualifier de « couillon » (peureux, ndlr) le parti marxiste en raison des conditions préalables posées par le PTB pour toute participation à un gouvernement. Clairement, socialistes francophones et néerlandophones ont fait le choix de la désunion tout au long de la campagne.

Le président du PTB, Raoul Hedebouw, a au contraire multiplié les mains tendues en direction des socialistes et des écologistes tant francophones que néerlandophones, tout en posant des conditions claires pour entrer dans une coalition. Cette main tendue a été fermement rejetée par les autres partis de gauche durant la campagne électorale. Au soir des élections, le Parti Socialiste a pu constater avec amertume toute l’inefficacité de sa stratégie : il perd sa première place en Wallonie et devient la deuxième force politique francophone. Paul Magnette a pourtant refusé d’inculper sa stratégie de campagne, préférant invoquer la progression de l’extrême-droite en Europe, alors même que celle-ci n’existe pratiquement pas en Wallonie. Après cette défaite amère, le Parti Socialiste a choisi de siéger dans l’opposition à tous les niveaux de pouvoirs. 

Au-delà du décret paysage, l’agenda politique de la gauche, voire du paysage politique francophone, a été largement dicté par les combats menés par le PTB tant au niveau parlementaire et aux côtés des syndicats, en particulier la FGTB.

Avec les écologistes, le Parti Socialiste a sans doute été sanctionné pour sa gestion calamiteuse de la réforme dite du « décret Paysage », qui encadre le financement de l’enseignement supérieur et son accès pour les étudiants. Initialement, cette réforme portée par la ministre libérale de l’enseignement supérieur en Fédération Wallonie-Bruxelles a été votée par le PS et les écologistes, membres de la majorité au sein du gouvernement de la Fédération. Face à la pression du mouvement étudiant très opposé à cette réforme qui accroît les inégalités, le PS et le parti écolo ont finalement mis en cause cette réforme qu’il avait votée deux auparavant en en proposant une version amendée. Celle-ci a finalement été adoptée, grâce au renfort de voix du PTB. En s’associant à la proposition plus protectrice formulée par le PS et les Ecolos, le PTB a su se présenter comme un parti prenant ses responsabilités et non comme « un parti restant au balcon », comme aime à le répéter le Parti Socialiste.

Le PTB poursuit sa progression

Au-delà du décret paysage, l’agenda politique de la gauche, voire du paysage politique francophone, a été largement dicté par les combats menés par le PTB tant au niveau parlementaire et aux côtés des syndicats, en particulier la FGTB. La défaite des socialistes et des écologistes ne signe donc pas la défaite totale de la gauche. Comme le disait Sophie Merckx, présidente du groupe PTB au Parlement fédéral, le parti marxiste a sauvé l’honneur de la gauche lors de ses élections. Le PTB est ainsi devenu, au niveau national, la quatrième force politique. À la chambre, elle envoie 15 députés – 3 de plus que lors de la précédente législature tandis que le PS en compte désormais 16. Néanmoins, il convient également de relever qu’en Wallonie, le PTB a connu un léger recul et perd 2 sièges au sein du Parlement wallon. Cette déception côté wallon est cependant largement contrebalancée par les résultats en région bruxelloise et flamande.

En région bruxelloise, avec 20,9 % des voix, le PTB-PVDA rafle 16 sièges sur 89 et devient ainsi la quatrième force politique. Le parti marxiste y a largement bénéficié de son positionnement clair et déterminé vis-à-vis du conflit au Proche-Orient par son soutien à la population gazaouie. Outre une réforme des institutions politiques régionales, le PTB a largement mis en avant des thèmes liés au pouvoir d’achat lors de sa campagne dans la capitale. Sur le plan des transports, il s’est fermement opposé au projet d’une taxe kilométrique pour circuler en voiture à Bruxelles, tout en défendant la gratuité des transports publics afin d’offrir des alternatives à l’automobile. Le droit au logement était également au cœur de la campagne, à travers la réduction du pouvoir des promoteurs immobiliers privés, l’encadrement des loyers et la création d’une société publique gérant les projets immobiliers.

En région flamande, le parti marxiste progresse et se hisse au même niveau que le parti du Premier ministre sortant. Il gagne cinq sièges au Parlement flamand. Figure extrêmement populaire en Flandre mais candidat à Liège, Raoul Hedebouw, a passé une partie importante de sa campagne en Flandre, œuvrant à offrir au désarroi d’une partie importante de la population flamande une alternative au vote d’extrême droite. Le PVDA n’a eu de cesse de marteler que le Vlaams Belang n’allait pas mettre un terme les privilèges de la classe politicienne – régulièrement dénoncés par le parti d’extrême-droite – puisque ceux-ci en avait bénéficié, notamment lors de la mise en place d’un mécanisme permettant aux députés flamands de percevoir une pension au-delà du plafond autorisé. Plus globalement, la stratégie du PVDA consistant à se présenter comme le véritable parti antisystème a trouvé un vrai écho. Avec 22,5 %, le PVDA devient même le second parti à Anvers, grand centre industriel et portuaire et berceau historique du Vlaams Belang.

Certes un peu moins éclatante qu’espérée, la progression du parti marxiste constitue un motif d’espoir pour les années à venir pour l’ensemble de la gauche belge.

Certes un peu moins éclatante qu’espérée, la progression du parti marxiste constitue un motif d’espoir pour les années à venir pour l’ensemble de la gauche belge. À côté de la progression en Flandre du PTB-PVDA et de la chute des socialistes au Sud du pays, le parti socialiste flamand Vooruit connaît une progression similaire, qui le place troisième force politique en Flandre. Ce succès des socialistes flamands était quelque peu inattendu après le dérapage raciste et sexiste de son ex-président, Conner Rousseau, qui a démissionné à la suite de cet incident. Toujours populaire au Nord du Pays, Conner Rousseau pourrait utiliser ce résultat pour revenir en politique et reprendre la direction de son parti. Quoi qu’il en soit, cette progression de concert des socialistes et des marxistes offre une alternative au projet du Vlaams Belang.

Une difficile alliance des droites wallonnes et flamandes

La victoire de la droite conservatrice en Wallonie avec celle inattendue du parti de centre-droit Les engagés a profondément redistribué les cartes dans le champ politique régional et national. En devenant les deux forces majeures au Sud du pays, ces deux partis – qui se présenteront désormais dans un même bloc tant au niveau fédéral que régional – mettent à mal la rhétorique sur laquelle reposait le projet confédéraliste de la droite nationaliste flamande. Depuis plusieurs années, le président de la N-VA, Bart de Wever, défendait son projet confédéraliste en arguant que la Belgique avait deux démocraties, une au Sud qui votait toujours à gauche et une au Nord, résolument attachée aux valeurs défendues par la droite. 

Bart de Wever, grand vainqueur des élections, a fait savoir lors de ses discours pré-électoraux qu’il refuserait pour cinq années supplémentaires un gouvernement fédéral sans majorité flamande, c’est-à-dire n’incluant pas la N-VA. Compte tenu des résultats, la constitution d’un gouvernement fédéral pourrait se faire via une coalition « suédoise » bis, c’est-à-dire comprenant des libéraux et centristes francophones et néerlandophones (MR et Les Engagés), les chrétiens démocrates flamands (CD&V) et la droite nationaliste flamande (N-VA). Cette coalition a déjà existé entre 2014 et 2018, sous la direction de Charles Michel, avant d’exploser à cinq mois des élections lors de la signature par le Premier ministre du Pacte de Marrakech sur l’immigration. Cette fois-ci, une telle coalition ne pourra voir le jour qu’à la condition de la participation des socialistes flamands qui, pour l’instant, refusent d’y prendre part.

Autre problème de la reconduction d’une coalition suédoise avec Bart de Wever en tant que premier ministre – il vient d’être sélectionné pour conduire les négociations par le roi belge – est que cette coalition, en l’absence des socialistes flamands, n’a pas la majorité en Flandre. Aussi, le leader nationaliste flamand a très clairement fait savoir qu’il refuserait de reconduire une coalition suédoise sans faire figurer dans l’accord de gouvernement la question d’une nouvelle réforme institutionnelle de l’état fédéral, point sur lequel le MR et Les engagés semblent peu enthousiastes. Les deux partis se sont dits ouverts à repenser certaines structures de l’État fédéral pour en améliorer l’efficacité mais sans pour autant régionaliser davantage de compétences fédérales.

Côté francophone, la question d’une union des forces de gauche ne manquera pas de se poser à nouveau.

Si au niveau de la région wallonne, la coalition MR et Les engagés permet d’avoir la majorité confortable (43 des 75 sièges) au parlement wallon), la coalition gouvernementale, au niveau flamand, s’avère plus indécise ; l’option la plus probable serait celle unissant la N-VA, avec le CD&V et Vooruit. Les socialistes flamands acceptent une telle coalition compte tenu du fait que les chrétiens démocrates flamands défendent historiquement une ligne politique de centre-gauche, même si celle-ci tend de plus en plus à suivre le mouvement de la droitisation. Toutefois, Vooruit sait qu’une participation à ce type d’alliance pourrait lui coûter cher dans les urnes. Les tractations au niveau flamand et à l’échelle fédérale s’annoncent donc longues.

Face à ce gouvernement fédéral qui penchera de toute façon clairement à droite, la question d’une union des forces de gauche ne manquera pas de se poser à nouveau. Un appel en ce sens – du moins concernant la gauche francophone – avait déjà été lancé par le président du syndicat FGTB, Thierry Bodson, lors de la rentrée politique du PTB au festival Manifiesta. L’évolution du positionnement de ce syndicat est d’ailleurs représentatif de celui de nombreux électeurs de gauche : les années passant, la FGTB renforce ses liens avec la formation marxiste et devient de plus en plus distante du Parti Socialiste, qui a mené de nombreuses réformes libérales. Mais Bodson a également repris en partie les reproches du PS au PTB, à savoir que le parti apprécierait trop le fait d’être dans l’opposition. Le PS étant désormais dans l’opposition et sanctionné par les électeurs pour son libéralisme, on peut espérer que la victoire du PTB puisse amener les autres parties de gauche à reprendre ses points de ruptures majeurs : fin du blocage des salaires, taxe sur les millionnaires, retour de la pension à 65 ans et fin de l’austérité européenne. De manière comparable à la gauche française, il est désormais plus envisageable pour la gauche belge de s’unir autour d’un programme de rupture grâce à la percée du PTB-PVDA. De quoi voir un front populaire belge émerger dans les années à venir ?

Pas de Front Populaire sans avancées démocratiques

Manifestation des Gilets Jaunes en 2019 pour le référendum d’initiative citoyenne (RIC). © Olivier Ortelpa

Les grandes manœuvres politiques observées depuis la dissolution de l’Assemblée nationale témoignent du caractère historique de la période que nous traversons. Mais l’ampleur de la crise politique appelle à des mesures immédiates pour redonner du pouvoir aux citoyens. S’il veut retrouver la confiance des électeurs et surmonter les blocages institutionnels, le nouveau Front Populaire doit mettre en place le référendum d’initiative citoyenne constituant au plus vite et s’inscrire dans l’héritage des combats qu’a portés le Front Populaire. Tribune des politologues Clara Egger et Raul Magni-Berton.

Sa création a peine annoncée, le nouveau Front Populaire est déjà sur toutes les lèvres. Après de premiers échanges par déclarations interposées où chaque parti posait ses conditions, un accord a très rapidement abouti sur la répartition des candidatures et un programme partagé. Ce programme met avant tout l’accent sur des mesures économiques et sociales en en faisant la priorité des premiers jours de la mandature et en reléguant au second plan les réformes institutionnelles et démocratiques. Disons-le franchement, ces manœuvres politiques et la volonté de chaque officine de vouloir imposer son agenda ne laissent présager aucun changement radical de méthode. Une nouvelle fois, la grande alliance de la gauche risque de se faire sans tenir compte des priorités des électeurs, notamment en matière de réforme démocratique.

Une demande de démocratie directe forte mais invisibilisée

Les signes que notre démocratie parlementaire s’essouffle se multiplient. Le poids du Parlement n’a cessé de se réduire au profit de l’exécutif ces dernières années sous l’effet des états d’urgence successifs permettant une surutilisation de procédures exceptionnelles comme le 49.3 et le recours aux ordonnances. De nombreux rapports alertent sur l’état des libertés publiques en France et notre pays occupe le bas des classements évaluant la qualité democratique des pays d’Europe de l’Ouest. La possibilité pour Emmanuel Macron de convoquer de nouvelles élections sous trois semaines sans consulter partis et groupes d’opposition est un des nombreux symptômes de cette prépondérance de l’exécutif. 

Face à cela, notre système politique dispose du meilleur antidote qu’il puisse exister : des citoyens soutenant fortement la démocratie et avides de nouveaux droits politiques. A rebours des discours regrettant un désintérêt des citoyens pour les questions institutionnelles et démocratiques conçues comme trop lointaines, techniques ou non prioritaires, les citoyens français expriment, dans la rue et dans les sondages, une soif de renouveau. 

Depuis le mouvement des Gilets Jaunes, la demande d’une participation directe à la prise de décision politique a le vent en poupe dans notre pays. Elle se cristallise autour d’un outil : le référendum d’initiative citoyenne constitutionnel (RICC) qui recueille le soutien de près de 75% des Françaises et des Français. Aucune autre réforme institutionnelle ne peut se targuer d’un tel soutien. Si on la compare à d’autres options envisagées dans le programme de la NUPES et maintenant du nouveau Front Populaire – comme la convocation d’une Assemblée constituante, la tenue d’assemblées citoyennes ou même la réforme du référendum d’initiative partagée – le RICC caracole en tête.

En Europe, les Français ne sont pas isolés dans leurs aspirations : en Allemagne, en Italie ou aux Pays-Bas, les citoyens exigent de pouvoir initier et voter directement les lois. Si exception française il y a, c’est dans la réponse des élites politiques – notamment de gauche – à ses revendications qui oscillent entre reprise de la mesure dans un programme sans toutefois la mettre en avant, indifférence et parfois même mépris. Alors que les Pays-Bas s’apprêtent à introduire le RIC suspensif dans leur Constitution sous l’effet de cette pression populaire et d’un soutien unanime des partis de gauche, la gauche française en est encore aux atermoiements.

Prendre au sérieux l’héritage démocratique du Front Populaire

Pourtant, François Ruffin, l’initiateur du projet de Front Populaire, le dit lui-même : il faut “arrêter de déconner”. La recherche en sciences sociales et l’exemple de près de 30 pays à travers le monde l’attestent : la démocratie directe renforce la qualité des institutions démocratiques, évite la concentration du pouvoir, renforce la protection des minorités et des droits fondamentaux et contribuent à des politiques économiques plus stables et plus justes. Ses vertus devraient suffire à faire du RICC la mesure phare d’une nouvelle alliance à gauche.

Par ailleurs, dans une France de plus en plus fragmentée et ingouvernable, le RICC peut être l’occasion de conduire des réformes demandées de longue date par le peuple français en surmontant les blocages institutionnels et l’influence des lobbys et autres cabinets de conseil. Justice fiscale, présence des services publics partout sur le territoire, factures d’énergie, renationalisation de biens publics comme les autoroutes… Nombre de mesures plébiscitées par les Français mais auxquelles la sphère politique reste majoritairement réticente pourraient enfin trouver un débouché démocratique. En outre, la menace d’un référendum contre les élus qui ne respecteraient pas leurs promesses de campagne limiterait sensiblement les revirements politiques qui brisent la confiance dans notre démocratie.

L’héritage démocratique du Front Populaire oblige celles et ceux qui s’en revendiquent. La défense de la démocratie et de la liberté de chacun était au cœur de l’accord de 1936. Comme aujourd’hui, la France était alors en retard sur nombre de ses voisins dans la conquête d’un droit politique : le droit de vote des femmes. Comme aujourd’hui, et lors de chaque avancée démocratique, la mesure était perçue par les élites comme trop radicale : les femmes n’étant pas assez éduquées ou autonomes pour voter par elles-mêmes. Les députés du Front Populaire votèrent pourtant massivement pour son introduction le 30 juillet 1936. En 1936, comme aujourd’hui, le Front Populaire ne peut sans faire sans prendre au sérieux les demandes de droits politiques des citoyens français. 

En Italie, face à l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite, quel avenir pour la gauche ?

Ce dimanche, une coalition dominée par l’extrême droite devrait remporter haut la main les élections en Italie. Dans le pays qui hébergeait autrefois l’un des plus puissants mouvements ouvriers d’Europe, une gauche populaire et de rupture peine à voir le jour. Par Aurélie Dianara, chercheuse à l’Université d’Évry Paris-Saclay et autrice d’un ouvrage à paraître sur la gauche et l’Union européenne.

Cent ans après la marche sur Rome, les héritiers du fascisme s’apprêtent-ils à remporter les élections législatives en Italie ce 25 septembre ? Le parti d’extrême droite Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni se place en tête de tous les sondages avec près de 25% d’intentions de vote. Une coalition de droite et d’extrême droite réunissant Fratelli d’Italia, la Lega de Matteo Salvini et Forza Italia de Silvio Berlusconi, est donnée largement favorite. Pour la première fois, une des économies majeures de l’Union européenne sera donc vraisemblablement dirigée par l’extrême droite.

[NDLR : pour une mise en contexte de ces élections, consulter le dossier « Italie : la poudrière de l’Europe ? » sur LVSL]

Ces élections anticipées, organisées à la hâte après la chute du gouvernement de l’ex-banquier et ex-président de la Banque centrale européenne Mario Draghi, annoncent donc une nouvelle reconfiguration du paysage politique italien, où un « bloc populaire » peine à voir le jour. Qui plus est, dans un contexte marqué par une inflation galopante, une aggravation de la crise sociale et climatique, la perspective d’une pénurie énergétique, sans oublier une crise sanitaire et un conflit mondial dont on ne voit pas la fin, et face à cette victoire quasi certaine de la droite, un taux d’abstention record se profile. 

Le parti de Meloni est loin de prôner des politiques en faveur des classes populaires. Tourné davantage vers la classe moyenne et la petite bourgeoisie, il défend un programme néolibéral : diminution des impôts, réduction du coût du travail, augmentation des aides aux entreprises, etc. Les milieux d’affaires italiens ne s’y sont d’ailleurs pas trompés et penchent désormais pour la candidature de Meloni.

Dans un pays où la gauche a presque disparu depuis plusieurs décennies, le défi pour la reconstruction d’une gauche populaire et de rupture est immense – mais nécessaire.

Le retour des néofascistes au pouvoir ?

Si la coalition électorale que certains médias et commentateurs politiques italiens s’entêtent à qualifier de « centre-droit » ratisse large, allant de la démocratie chrétienne à l’extrême droite, c’est bien un parti aux racines fascistes qui est appelée à la dominer – et très nettement. Né en 2012, Fratelli d’Italia s’inscrit dans la continuité historique du Mouvement social italien (MSI) fondé en 1948 par des nostalgiques de Mussolini. Giorgia Meloni, présidente du parti depuis 2014, a d’ailleurs fait ses premiers pas en politique à quinze ans au sein du Front de la jeunesse, l’organisation des jeunes du MSI, avant de rejoindre l’Alliance nationale de Gianfranco Fini, née sur les cendres du MSI, parti pour lequel elle devient députée en 2006, à 29 ans, puis, deux ans plus tard, ministre de la jeunesse sous un gouvernement de Berlusconi.

Bien qu’il se distingue de formations ouvertement néofascistes, comme Forza Nuova ou CasaPound, se présente comme « conservateur » et se défende d’avoir des sympathies pour Mussolini, le parti cultive les références à l’héritage fasciste italien, à commencer par la flamme tricolore représentée dans son logo. Ces dernières années, il a compté parmi ses représentants l’arrière-petit-fils du Duce Caio Giulio Cesare Mussolini, candidat aux européennes en 2019, mais aussi sa petite-fille Rachele Mussolini, qui obtient le plus de voix aux municipales de Rome en 2021. Par ailleurs, et de manière encore plus significative peut-être, Meloni refuse de célébrer le 25 avril, l’anniversaire de la libération de l’Italie, symbole de la Résistance et de la victoire contre le régime de Mussolini et l’occupation nazie. L’honneur, l’identité italienne, et la défense de la famille traditionnelle et de la nation face au déclin civilisationnel et au risque migratoire sont des valeurs omniprésentes dans les discours du parti.

Mais sous l’impulsion de Meloni, Fratelli d’Italia a su depuis quelques années dédiaboliser son image et se donner des airs de modernité. Le parti insiste sur son attachement à la démocratie et au respect des institutions, et mobilise des références à des auteurs de gauche ou démocrates comme Berthold Brecht, Hannah Arendt, Pier Paolo Pasolini, ou encore la partisane Tina Anselmi. Paradoxalement, Meloni a également su mettre habilement en avant le fait d’être une femme, par exemple pendant sa campagne aux élections municipales de Rome en 2016 alors qu’elle était enceinte et encaissait les commentaires sexistes de ses rivaux, ou bien lors d’un discours donné en octobre 2019 à Rome, où elle déclarait « Je m’appelle Giorgia, je suis une femme, une mère, je suis italienne, je suis chrétienne. Vous ne me l’enlèverez pas ! » – déclaration devenue virale sur les réseaux sociaux.

Dans son autobiographie publiée en 2021, Io sono Giorgia (Je m’appelle Giorgia), elle livre le portrait d’une femme normale, avec ses forces et ses fragilités, conservatrice mais attachée à la pop culture ; elle narre entre autres ses origines populaires, la douloureuse absence de son père (communiste), sa maternité et l’amour qui la lie à sa fille, sa foi et son ascension en politique.

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Giorgia Meloni prend la parole sur la place San Giovanni à Rome, octobre 2019

Cette mise en récit, ainsi que sa stratégie résolue à se placer comme force d’opposition, a permis à Fratelli d’Italia de passer de moins de 2% aux élections législatives de 2013, 4% à celles de 2018, à la première place du podium aujourd’hui. Et de siphonner, en plus de leur électorat, le personnel politique des autres formations traditionnelles de droite, comme Daniela Santanché, Guido Crosetto et Rafaelle Fitto, anciens berlusconiens. La Lega de Salvini, alliée au pouvoir du Mouvement Cinq Étoiles (M5S) puis du gouvernement d’ « union nationale » Mario Draghi ces dernières années, est ainsi passée quant à elle de plus de 34% de voix aux européennes de 2019 à environ 12% d’intentions de vote aujourd’hui, alors que le parti de Berlusconi, qui a longtemps dominé la droite italienne, oscille autour de 8%.

Les volte-face et les promesses non tenues du Mouvement 5 étoiles – concernant la TAV mais aussi le gazoduc TAP dans les Pouilles, la sortie de l’euro et le rétablissement de la souveraineté populaire face à l’UE, l’abolition du Jobs Act, etc. – ont été nombreuses.

Pourtant, bien qu’il s’apprête à tirer profit du mécontentement suscité par les recettes néolibérales appliquées par tous les gouvernements qui se sont succédés ces dernières années, le parti de Meloni est loin de prôner des politiques en faveur des classes populaires. Tourné davantage vers la classe moyenne et la petite bourgeoisie, il défend un programme néolibéral (diminution des impôts, réduction du coût du travail, augmentation des aides aux entreprises avec une touche de protectionnisme), défend l’abolition du système d’aides sociales du « Revenu de citoyenneté » mis en place par le M5S, et s’oppose à l’instauration d’un salaire minimum – dans un pays qui compte pourtant 5,5 millions de working poor, sans parler du travail au noir. Les milieux d’affaires italiens ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, et penchent désormais pour la candidature de Meloni. Les bruits de couloir quant au prochain ministre des finances indiquent qu’il demeurera dans les clous de l’orthodoxie (Eurointelligence, 21/09/22).

Aux politiques pro-marché s’ajoutent l’annonce d’une réforme constitutionnelle pour instaurer un régime présidentiel, l’opposition à l’homoparentalité et à l’avortement (repeinte en défense du « droit à ne pas avorter »), sans oublier bien sûr des politiques anti-migrants et une militarisation accrue des frontières. En matière internationale, tandis que depuis la guerre en Ukraine, l’amitié avec la Russie a été remplacée par un atlantisme fervent qui renforce son soutien à l’Union européenne et à l’OTAN, l’alliance avec Victor Orban tient bon.

L’introuvable bloc populaire

Face à ce bloc des droites, l’offre politique est fragmentée et aucune force ne semble pour l’instant à même d’incarner une alternative crédible pour le vote populaire. Certainement pas la coalition centriste du Partito Democratico (PD) d’Enrico Letta qui, malgré ses gesticulations pour appeler au « vote utile » contre la droite, dépasse à peine les 20%, loin derrière la droite. Au cours d’un long parcours de droitisation, les sociaux-démocrates du PD ont soutenu ou même initié toutes les mesures néolibérales des dernières décennies. Les électeurs n’ont pas complètement oublié, par exemple, que c’est le PD de Matteo Renzi qui a imposé en 2016 le Jobs Act, une réforme qui a fait voler en éclat la protection contre les licenciements. Depuis, Renzi a quitté le parti et fondé Italia Viva, une petite formation qui fait désormais concurrence au PD au sein de l’extrême centre néolibéral.

Le M5S, ce mouvement étiqueté « populiste » qui il y a cinq ans rompait le bipolarisme du paysage politique italien en remportant 32% aux élections législatives, est aujourd’hui en déroute et tournait dans les derniers sondages autour des 10-12%. Certes, la formation fondée en 2009 par l’humoriste Beppe Grillo et l’entrepreneur Gianroberto Casaleggio avait su canaliser après la crise économique de 2008 les aspirations à davantage de démocratie participative et le ressentiment envers « la caste » politique. Il avait attiré à lui des militants de différentes luttes, notamment du mouvement no-TAV, opposé à la construction de la ligne de chemin de fer Lyon-Turin pour des raisons environnementales. Mais l’exercice du pouvoir, partagé un temps avec l’extrême droite de Salvini puis avec le PD, jadis son ennemi juré, avant de soutenir le gouvernement technocratique de « Super Mario », a peu à peu décrédibilisé le mouvement.

Les volte-face et les promesses non tenues – concernant la TAV mais aussi le gazoduc TAP dans les Pouilles, la sortie de l’euro et le rétablissement de la souveraineté populaire face à l’UE, l’abolition du Jobs Act, etc. – ont été nombreuses. Des crises internes ont également affaibli le M5S, qui a progressivement perdu une grande partie de ses élus aux parlements italien et européen, partis à droite comme à gauche ou au centre ; et son ancien leader Luigi di Maio a fait ses valises il y a quelques mois pour fonder Impegno civico, un petit parti désormais allié du PD.

On l’aura compris, les classes populaires italiennes ont cessé de s’identifier à un projet d’émancipation et de rupture avec l’ordre du capital – et ce depuis longtemps. En Italie, pays qui a pourtant donné naissance au plus puissant parti communiste d’Europe occidentale et qui a été un émulateur de mouvements sociaux et de pensée critique au XXème ècle, la gauche a été anéantie depuis deux ou trois décennies.

Aujourd’hui, le mouvement, dirigé par l’avocat et ancien premier ministre (2018-2021) Giuseppe Conte tente de se repositionner à gauche dans l’espoir de s’offrir une deuxième jeunesse. Pour récupérer les électeurs et électrices de gauche qui ne veulent plus donner leurs votes au PD mais rechignent de voter pour les petits partis de l’écologie et de la gauche radicale, le nouveau programme comporte l’introduction du salaire minimum, la réduction de temps de travail sans perte de salaire, le mariage pour tous, l’investissement dans les énergies renouvelables et la rénovation énergétique des logements, etc. Cette stratégie pourrait bien fonctionner en partie et gonfler finalement le score du M5S, même s’il est douloureux, pour l’électorat de gauche, de mordre à l’hameçon d’un mouvement qui s’est toujours autoproclamé « ni de gauche ni de droite », et qui une fois arrivé au pouvoir s’est allié avec Salvini, a rejoint le groupe des nationalistes britanniques de UKIP au Parlement européen, et a soutenu, à côté de quelques mesures progressistes comme le revenu de citoyenneté ou le gel des licenciements pendant la pandémie de Covid-19, des politiques économiques bénéficiant aux plus riches, une réduction du nombre de parlementaires, un « paquet sécurité » anti-migrants, une criminalisation des ONG qui secourent les migrants en mer, et une gestion sécuritaire de la crise sanitaire sans investissements réels dans le secteur de la santé.

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En 2018, Giuseppe Conte, l’actuel leader du Mouvement Cinq Étoiles, alors premier ministre, présente le décret sécurité et immigration avec Matteo Salvini, leader de la Lega

Contrairement à la France, où les dernières élections ont permis la montée en puissance d’un bloc populaire dominé par une gauche radicale, on peine à voir émerger en Italie un bloc populaire progressiste. Bien que Conte ait tenté de se présenter comme le « Mélenchon d’Italie », le M5S a refusé d’envisager une coalition avec les formations qui se situent à gauche du PD. Par ailleurs, selon les sondages, le M5S n’est que le quatrième choix des classes populaires, après l’abstention, Fratelli d’Italia, et la Lega. 

La reconstruction d’une gauche populaire et de rupture

On l’aura compris, les classes populaires italiennes ont cessé de s’identifier à un projet d’émancipation et de rupture avec l’ordre du capital – et ce depuis longtemps. En Italie, pays qui a pourtant donné naissance au plus puissant parti communiste d’Europe occidentale et qui a été un émulateur de mouvements sociaux et de pensée critique au XXème ècle, la gauche a été anéantie depuis deux ou trois décennies. La décrédibilisation de l’idée de « gauche » par l’évolution du PD, pourtant l’héritier du Parti communiste italien (PCI) dissout en 1991, ainsi que la contre-révolution culturelle menée par la droite depuis les années 1990, mais aussi la trajectoire déclinante de l’aile gauche de l’ancien PCI, constituée en Partito della Rifondazione Communista (PRC) en 1991, et le parasitage à gauche du M5S, en sont probablement les principales raisons.

À gauche du PD, à part le peu fiable M5S, deux options s’offrent aux électeurs. D’un côté, l’Alleanza Verdi-Sinistra, qui rassemble le parti écologiste modéré de Angelo Bonelli et Sinistra italiana de Nicola Fratoianni, dans l’espoir de dépasser les 3% du seuil électoral. Conformément à la stratégie décennale de ces formations, la coalition a accepté de se soumettre au « centre-gauche » libéral en passant un accord concernant le scrutin uninominal majoritaire – qui concerne un tiers des sièges, les deux-tiers restant étant attribués au scrutin proportionnel de liste – pour s’assurer quelques sièges au Parlement. Malgré cela, une partie de l’électorat de gauche semble se préparer à voter pour cette alliance, attirés notamment par la présence sur ses listes de militants importants des luttes sociales italiennes – comme Aboubakar Soumahoro, militant syndicaliste d’origine ivoirienne devenu l’une des figures de proue des luttes des travailleurs migrants, et Ilaria Cucchi, dont le frère Stefano a été assassiné par la police en 2009, et qui lutte depuis contre les violences policières.

De l’autre côté, une formation de gauche radicale qui refuse de jouer la béquille du camp néolibéral : l’Unione popolare, qui réunit Potere al Popolo et PRC aux côtés de l’ancien maire de Naples Luigi de Magistris et de son parti DemA, et est soutenu par d’autres éléments de la gauche anticapitaliste, comme le syndicat de base USB. La formation s’inspire de la NUPES lancée par la France insoumise ; elle défend en particulier l’introduction d’un salaire minimum de 10 euros de l’heure et 1600 euros par mois et la revalorisation des salaires et des retraites, la réduction du temps de travail sans perte de salaire, l’abolition du Jobs Act, des investissements massifs pour la bifurcation écologique, le blocage des prix et une taxe de 90% sur les « superprofits » des entreprises de l’énergie, l’interdiction des jet privés et des investissements dans les énergies fossiles, etc.

L’Unione popolare, lourdement ostracisée par les médias et les instituts de sondage, risque de ne pas dépasser le seuil électoral – elle oscillait dans les derniers sondages entre 1 et 2%. Une partie de l’électorat de gauche préfère en effet le « vote utile » pour l’Alliance Verdi-Sinistra ou même le M5S face à la menace d’une possible majorité des deux tiers pour la droite et le centre, qui leur permettrait de changer la constitution. 

Pour les membres de l’Unione popolare, ces élections ne sont qu’une étape vers la reconstruction d’une gauche populaire et de rupture capable d’organiser et de représenter les travailleurs, les classes populaires et les luttes sociales. C’est le pari fait par les militants de Potere al Popolo lors de sa création il y a cinq ans à l’appel d’un centre social autogéré de Naples, l’« Ex-OPG » : faire naître des assemblées citoyennes sur tout le territoire de la péninsule, ouvrir des « maisons du peuple » où se pratique l’aide mutuelle afin de recréer du lien social au sein des classes populaires (permanences médicales, soutien légal aux travailleurs et aux migrant, cantines populaires, soutien scolaire, etc.), fédérer les luttes sociales et syndicales. Pour construire une union populaire à la base, et non pas seulement au sommet.

Cette approche, qui rappelle en partie celle de la « révolution citoyenne » prônée par les insoumis, a convaincu Jean-Luc Mélenchon de se rendre à Rome ce mois-ci pour soutenir l’Unione popolare dans sa campagne. Pablo Iglesias a lui aussi fait le déplacement à Naples le week-end dernier pour marquer son soutien à cette gauche de rupture – si marginale soit-elle.

Difficile pourtant de reconstruire une organisation populaire dans un pays où il n’y a pas eu de mouvement social d’envergure depuis une quinzaine d’années. Quelques mobilisations importantes ont vu le jour, notamment celles des jeunes de Fridays for Future, des féministes de Non una di meno, des travailleurs et travailleuses de la logistique dans le nord et agricoles dans le sud, en majorité des migrants. En Toscane, les travailleurs de la société GKN (équipement automobile), soutenus par un mouvement populaire d’ampleur, ont mené une lutte victorieuse contre la fermeture de leur usine l’année dernière. Mais ces expériences restent exceptionnelles et isolées.

Cependant, la crise sociale est aigüe, et promet de s’empirer sous le prochain gouvernement. L’Italie est l’un des rares pays d’Europe où les salaires réels ont baissé au cours des trente dernières années. Le taux de chômage est l’un des plus élevés du continent, et touche particulièrement les jeunes ; les contrats à durée déterminée et les temps partiels forcés n’ont fait que se multiplier depuis quelques années ; et 600 000 travailleurs et étudiants ont quitté le pays pour chercher un emploi au nord de l’Europe en dix ans. Avec une inflation à 10%, et dans un pays où l’échelle mobile des salaires a été abolie il y a bien longtemps, des centaines de milliers de ménages sont menacés de sombrer dans la pauvreté, tandis que les super-profits atteignent de sommets – et que leurs bénéficiaires échappent bien souvent à la taxe spéciale de 10% introduite par le gouvernement Draghi. Un statu quo destiné à demeurer… jusqu’à ce qu’une explosion sociale ouvre de nouvelles perspectives pour la construction d’une gauche de rupture capable de constituer une alternative au bloc libéral et au bloc réactionnaire ?

Lula favori au Brésil : victoire ou mort de la gauche ?

L’ex-président et candidat Lula a récemment effectué des déclarations radicales en matière de politique étrangère. Il a notamment promis d’oeuvrer à la création d’une devise latino-américaine alternative au dollar s’il est réélu. Les signaux qu’il envoie en matière de politique intérieure sont tout autres. Pour sécuriser son ticket présidentiel, Lula n’a pas hésité à tendre une main chaleureuse aux secteurs les plus conservateurs, jetant le doute la nature d’un futur mandat. Il a notamment avalisé un rapprochement avec le néolibéral Geraldo Alckmin, ancien opposant qui se présente désormais comme candidat à la vice-présidence auprès de Lula. Renoncement ? Le jeu politique brésilien est historiquement un jeu d’alliances, aujourd’hui plus décisives qu’hier. Bolsonaro, donné perdant, n’a eu de cesse de remettre en cause la légitimité des élections à venir, tandis que les élites brésiliennes risquent fort peu d’accepter l’élection d’un candidat radical en matière de redistribution sociale…

Jusque-là, tout annonce un duel entre le président Jair Bolsonaro et l’ex-président Lula. Alors que le président sortant pâtit dans l’opinion publique de sa gestion catastrophique de la crise du Covid-19 et de l’aggravation de la pauvreté, l’ex-président Lula, du Parti des travailleurs (PT) pourrait bien l’emporter.

Le bilan Bolsonaro : triomphe néolibéral et catastrophe sanitaire

Le bilan de Bolsonaro est plus qu’une liste de déclarations polémiques. Au ministère de l’Économie, l’ultra-néolibéral Paulo Guedes, « Chicago Boy » et disciple de Milton Friedman, a fait la fierté de ses pairs. Flexibilisation du marché du travail, réduction des droits à la retraite, dérégulation de l’économie et grand plan de privatisations, le ministre est allé jusqu’à créer un « secrétariat de la Désétatisation et du Désinvestissement ». À l’international, le chef d’État brésilien a été décrié pour son laisser-faire en Amazonie. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : à la mi-2020 le ministère de l’Environnement n’avait utilisé que 0,4 % de son budget et en 2021 la déforestation a augmenté de 22 % par rapport à l’année précédente.

Mais c’est surtout un bilan social catastrophique qui mérite d’être souligné. La pandémie de Covid-19 fût dévastatrice et très mal gérée par le gouvernement. L’inaction et le négationnisme du président face à ce qu’il a qualifié de « petite grippe », alors même que le Brésil totalise la moitié des morts du Covid en Amérique latine – tandis que le pays ne représente qu’un tiers de la population du sous-continent –, ont été fortement critiqués. Contre la ligne présidentielle, les premières mesures sanitaires (fermeture des écoles, de certains commerces, port du masque…) furent impulsées aux niveaux local et fédéral par des maires et des gouverneurs dès mars 2020. De son côté, Bolsonaro s’octroyait le droit de ne pas porter de masque, multipliait les bains de foule et diffusait des fake news sur la pandémie. Il a démis de leurs fonctions plusieurs ministres de la Santé avant de nommer un militaire sans aucune expérience dans le domaine. Face à ce fiasco, la Commission d’Enquête Parlementaire (CPI) sur la gestion de la pandémie a incriminé le président pour plus d’une dizaine de chefs d’accusation concernant ses mensonges et sa négligence, tous pointant sa responsabilité dans le lourd bilan humain de la crise, s’élevant à 630 000 morts.

Amputation des salaires de 20%, 5 millions de personnes supplémentaires tombées sous le seuil de pauvreté entre 2019 et 2020, et 20 millions de personnes souffrant d’insécurité alimentaire… la situation des plus pauvres au Brésil s’est encore aggravée. Aujourd’hui, alors que la réduction des aides sociales mises en place pendant la pandémie s’associe à l’inflation, l’horizon n’est pas plus optimiste.

En un peu plus de trois ans de mandat, Jair Bolsonaro compte à son actif 143 demandes d’impeachment – la procédure de destitution pour fautes graves. Un chiffre record face aux 68 qu’avait connues Dilma Roussef avant le succès de la dernière, aboutissant au coup d’état parlementaire de 2016, ou aux 37 contre Lula lorsqu’il était à la tête du pays. L’échec de chacune de ces procédures témoigne du fait que le président peut toujours compter sur le soutien d’une majorité au Parlement.

Le retour de Lula, favori des intentions de votes

Victime d’une persécution judiciaire aujourd’hui révélée, Lula a vu ses droits politiques rétablis en mars 2021. Il avait été incarcéré en avril 2018 sur décision du juge Sergio Moro dans le cadre de l’enquête « Lava Jato » – ce même Sergio Moro qui deviendra quelques mois plus tard le ministre de la Justice de Jair Bolsonaro. Les coulisses de cette grande opération ont dévoilé que l’objectif des juges et procureurs était moins de lutter contre la corruption que d’inculper l’ancien président Lula.

Son arrestation à quelques mois des présidentielles de 2018 l’a empêché de concourir et a entériné chez les électeurs un sentiment de lassitude envers le PT, alors noyé par les affaires de corruption depuis le coup d’État parlementaire contre la présidente Dilma Rousseff. En avril 2021, la Cour suprême a confirmé l’annulation des condamnations de Lula – en liberté depuis 2019 – et a acté la « partialité » du juge Sergio Moro dans l’affaire, confirmant les motivations politiques de la procédure. Loin d’être arrêté par cette perte de crédibilité, le juge Moro se présente à l’élection présidentielle à venir, cherchant à s’affirmer comme troisième voie face aux deux favoris.

Allier la droite conservatrice à la gauche

Alors que le PT est largement en tête des intentions de vote (48 % au premier tour), la victoire de Lula s’inscrirait-elle dans un nouveau « virage à gauche » du sous-continent ? L’analogie avec la situation politique des années 2000 a ses limites. Les gouvernements récemment élus en Amérique latine attestent d’une gauche moins radicale et moins ambitieuse en termes de transformations sociales que ne l’étaient le Venezuela de Chávez, la Bolivie d’Evo Morales ou l’Équateur de Rafael Correa. L’élection de Gabriel Boric, fruit d’une alliance large allant de la social-démocratie à la gauche radicale, témoigne de cet alanguissement.

Le Brésil n’échappe pas à la règle. Pour assurer sa victoire, Lula doit se rapprocher du centre afin d’obtenir une majorité. Clé de voute de la scène politique au Brésil, le « centrão » rassemble divers petits partis politiques du centre et de la droite. Qualifiés de « supra-partisans », d’aucuns diront qu’il s’agit d’opportunistes sans idéologie négociant des faveurs avec les gouvernements en place. Incontournable et disposant aujourd’hui de 182 députés (sur 513), le centrão a le pouvoir de modifier l’équilibre des pouvoirs au Parlement. Tout prétendant à la fonction présidentielle doit tenir compte de cette force dans sa stratégie de gouvernement.

C’est alors un ticket présidentiel controversé qui s’est confirmé le mois dernier. Depuis quelques mois, Lula avait entamé un rapprochement avec l’ancien gouverneur de l’État de São Paulo, Geraldo Alckmin, candidat de droite aux présidentielles de 2006 et de 2018. Fin mars, Alckmin officialisa son affiliation au Parti socialiste brésilien (PSB) et fut désigné, début avril, pré-candidat à la vice-présidence de la République dans le cadre d’une coalition entre le PT et le PSB pour faire front à Bolsonaro dès le premier tour. Si Lula est élu, Alckmin sera donc son deuxième homme. Néolibéral sur les questions économiques, lié à l’Opus Dei – institution catholique et anti-avortement – Geraldo Alckmin est un opposant historique du PT. Il avait participé à la destitution de l’ancienne présidente Dilma Rousseff. Pour le PT, on imagine mal plus grand numéro de contorsionnisme. Cette alliance fut très critiquée par une fraction du parti, une opposition sans conséquence.

Par ailleurs, outre les oppositions idéologiques flagrantes, la stratégie interroge l’avenir du parti. En faisant d’Alckmin le n°2 de l’exécutif, le PT se prive d’une place de choix pour former un successeur. S’il était élu, Lula entamerait son nouveau mandat à 77 ans alors que le parti ne dispose pas de figure s’imposant comme héritier naturel. Après Lula, la survie de la gauche brésilienne est incertaine.

À plusieurs reprises, Lula a déclaré ne pas vouloir être le candidat du PT ou de la gauche uniquement, mais d’un « mouvement » de plus grande portée. « L’union nationale » est devenue le leitmotiv du candidat, qui cherche à s’imposer comme le seul capable d’unir de la gauche à la droite non bolsonariste faisant front commun contre le président actuel. Sur les plans économiques et sociaux, rien n’opposent la droite néolibérale d’Alckmin de celle des partisans de Bolsonaro. La première est en revanche dépourvue des teintes ouvertement racistes et militaristes de la seconde. Comme jamais auparavant, le mandat Bolsonaro fût marqué par l’infiltration des militaires au sein des institutions publiques et de l’économie, nommés à des postes de hauts fonctionnaires ou de chefs d’entreprises. Le binôme Lula-Alckmin est alors une main tendue aux élites conservatrices du pays qui souhaitent reprendre à l’armée ses nouveaux galons.

Pour ceux qui la défendent à gauche, cette alliance est une affaire de nécessité. La destitution de Dilma Roussef, l’emprisonnement de Lula et le mandat Bolsonaro qui n’a cessé de saper les institutions démocratiques, sont des précédents qui font craindre au PT la confiscation du pouvoir par leurs adversaires politiques. Mais la politique de conciliation permanente n’est pas neuve. Déjà suivie sous Lula et dans une moindre mesure sous Dilma Roussef, elle n’a pas empêché les persécutions politiques contre les leaders du PT ni leur écartement du pouvoir. L’aile gauche du PT accuse alors la stratégie. En 2016 déjà, évoquant les méandres politiques brésiliens, le journaliste Renaud Lambert s’interrogeait : « Du compromis à la compromission, pas de frontière bien nette mais un camaïeu, dont chacun perçoit les nuances différemment selon qu’il œuvre au sein du gouvernement ou des mouvements sociaux. Or, quand cesse-t-on de gouverner avec la droite et quand commence-t-on à gouverner pour elle ? ».

Le PT au pouvoir, à quoi doit s’attendre le Brésil ?

Les Brésiliens et les gauches latino-américaines restent marqués par la présidence de Lula (2003-2011). Profitant d’une conjoncture économique favorable portée par la croissance de la Chine, le Brésil s’était imposé comme une puissance économique mondiale. Les politiques sociales portées par le PT – revalorisation du salaire minimum, aides sociales, politique du logement, etc. – ont contribué à sortir des millions de personnes de la pauvreté.

Jusque-là, Lula est resté flou sur les mesures qu’il porterait une fois au pouvoir. S’il fait de la réduction des inégalités, la création d’emplois et la question climatique les trois axes de son projet, le passage des orientations générales à la formulation et au chiffrage des politiques publiques n’a pas encore été réalisé. Le boom des matières premières n’est aujourd’hui qu’un lointain souvenir et force à repenser les sources de financement des politiques sociales. Le candidat avance avec prudence. Le binôme qu’il forme avec Alckmin empêche d’envisager une éventuelle réforme fiscale de grande envergure qui augmenterait la part de contribution des hauts revenus.

En matière de dépenses publiques, un agenda social affronterait un obstacle de taille, dont l’architecte n’est autre qu’un allié de la première heure. Henrique Mereilles, désigné par Lula président de la Banque centrale durant ses deux mandats, fut nommé ministre de l’Économie par Michel Temer après la destitution de Dilma Roussef. En 2016, il fit inscrire dans la Constitution une disposition interdisant l’augmentation (hors inflation) des dépenses publiques jusqu’en 2036. La pandémie de Covid-19 a certes forcé l’adoption d’un régime exceptionnel dérogatoire, mais la dette accumulée fait craindre le retour des politiques d’austérité.

Lors des précédents mandats de Lula, les rentes élevées tirées de l’exportation des matières primaires avaient permis de maintenir le statu quo du libéralisme tout en finançant des politiques de redistribution. Aujourd’hui, l’alliance avec les forces conservatrices est effective mais on peine à voir d’où viendra la dimension sociale de la recette réformiste pétiste. Finalement, dans une situation de crise historique – l’inflation atteint ses taux records depuis 2003 –, le compromis entre la gauche de Lula et la droite d’Alckmin tient à l’urgence d’une sortie de crise. Les deux souhaitent une relance de l’économie et la reprise d’une diplomatie active afin de renforcer des liens commerciaux, et Lula table sur cette relance pour améliorer les conditions de vie des brésiliens.

Si elle fait naître peu d’espérances sur le plan interne, une victoire de Lula serait en revanche significative au plan international. En pleine campagne électorale, sa tournée européenne d’automne dernier a été l’occasion de rencontrer différentes personnalités politiques du continent et de renouer de vieux liens diplomatiques. Un contraste fort avec l’isolement géopolitique actuel de Bolsonaro. Lula joue la figure de la conciliation, affichant sa volonté de mettre fin à un Brésil isolé et retranché derrière les États-Unis.

NDLR : Lire l’article de Nicolas Souza : « Bolsonaro : Le grand tournant pro-américain du Brésil ? »

Cependant, dans le contexte de la guerre en Ukraine, les positionnements récents de Lula et sa proximité avec Poutine laisse entrevoir un avenir non aligné sur les desseins des puissances occidentales. Première puissance économique régionale, la couleur politique du géant brésilien sera déterminante dans le rééquilibrage géopolitique latinoaméricain.

En cas de victoire, la menace d’un coup d’État ?

Depuis la montée de Lula dans les sondages, Bolsonaro multiplie les déclarations contestant la légitimité de son éventuelle victoire. Il met en doute la fiabilité du système de vote et multiplie les accusations de corruption à l’égard de Lula, alors même que de nombreux scandales pèsent sur chacun des membres de son propre clan. Son fils aîné Flávio Bolsonaro est notamment soupçonné d’être à la tête d’une organisation criminelle liée à l’assassinat, en 2018, de la conseillère municipale de Rio de Janeiro Marielle Franco.

Les magistrats du tribunal suprême fédéral, enquêtant sur Bolsonaro pour corruption, en prennent également pour leur grade. Le 7 septembre 2021, jour de l’indépendance nationale, Bolsonaro avait appelé ses partisans à un « contre coup d’État », pour protester contre les enquêtes et critiques dont il était la cible. L’opération visait à supprimer certaines institutions, notamment le tribunal suprême, et a fait craindre pour la démocratie au Brésil. Ce 7 septembre, de nombreux militaires et policiers étaient présents à Brasilia pour soutenir Bolsonaro et les forces de l’ordre craignaient qu’ils ne soient venus armés. Cependant, Bolsonaro a rétropédalé et aucun appel à l’insurrection n’a été formulé.

Après cette tentative avortée, certains craignent une nouvelle offensive en cas de victoire de Lula. S’assurant le soutien de ses forces, Bolsonaro a déjà annoncé une augmentation du salaire des policiers. Lors d’un entretien avec le média Carta Maior, le philosophe Vladimir Safatle évoquait ainsi la possibilité d’un « scénario à la Trump, avec les forces armées, ce qui impliquerait un degré de conflit encore jamais vu. ». Cependant, alors que les militaires ont désormais infiltrés dans les administrations et les entreprises, il y a fort à parier pour que l’opposition menée par Bolsonaro se traduise par un blocage des réformes et des institutions, plus que par un coup d’éclat militaire.

Bien que la dynamique soit en faveur de Lula, « l’après » des élections d’octobre est incertain. Un bloc conservateur et réactionnaire, avec un pied dans l’armée et l’autre dans la police, reste attaché à Bolsonaro. De l’autre côté, les alliances opérées par Lula conduisent à ne pas se faire d’illusion sur la mise en place d’un programme de gauche avec l’arrivée au pouvoir du PT. Tout finalement se jouera à l’international, scène sur laquelle Lula et son art de la négociation pourraient être déterminants dans le rassemblement des forces progressistes du continent.

Abidjan : théâtre de la guerre entre Françafrique et Chinafrique

Emmanuel Macron lors d’une conférence de presse avec le chef d’État ivoirien Alassane Ouattara © Capture d’écran RTI

« Il n’y a plus de politique africaine de la France » affirmait le président Emmanuel Macron devant les étudiants burkinabè, en 2017. Certaines pratiques néocoloniales montrent que la Françafrique a de beaux restes. Illustration avec le cas de l’attribution du marché de l’agrandissement de l’aéroport d’Abidjan. Initialement confiés à la société China Railways, les travaux ont finalement échu à un consortium dirigé par Bouygues, après l’intervention du gouvernement français. Alassane Ouattara, le président ivoirien, a alors pu bénéficier de la complaisance de Paris lorsqu’il s’est présenté aux élections pour un troisième mandat à la légalité constitutionnelle douteuse. Retour sur une affaire passée sous les radars de la Françafrique version Macron.

Il y a un peu plus d’un an, en octobre 2020, l’actualité ivoirienne fut marquée par la candidature d’Alassane Ouattara à un troisième mandat, après une manipulation de la Constitution. Cette annonce faisait suite au décès soudain de son dauphin et successeur désigné, M. Amadou Gon Coulibaly, alors Premier ministre et seule figure crédible au sein du Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP), le parti présidentiel. En pleine crise politique, dix années à peine après la crise postélectorale qui a fait plus de 3 000 morts, l’attention de la société ivoirienne était focalisée sur les mouvements de l’échiquier politique en vue des élections de décembre. Dans ce contexte, personne ou presque ne s’attardait sur un discret volte-face du pouvoir en place : le 12 octobre 2020, le site d’information Africa Intelligence révèle que le chantier d’extension de l’aéroport international d’Abidjan, initialement confié au groupe chinois China Railway, avait finalement été attribué au groupe français Bouygues, en consortium avec son compatriote Colas [1].

Retour sur un chantier très disputé

L’aéroport Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan, qui porte le nom du premier président de la République de Côte d’Ivoire (de 1960 à 1993, date de sa mort), a été construit dans les années 1970 et reste à ce jour le seul aéroport international du pays. Géré initialement par un établissement public, son exploitation est concédée en 1996 à une structure privée, la Société aéroport international d’Abidjan (AERIA), dans le cadre des plans d’ajustement structurel (PAS). AERIA obtient une concession de quinze ans et hérite des missions suivantes : moderniser l’aéroport, assainir sa gestion et le développer pour accroître ses capacités. Cette concession de service public a pour conséquence immédiate un retour massif des investissements dans l’aéroport. Celui-ci est entièrement rénové et agrandi dans les années qui suivent, faisant passer sa capacité de 600 000 à 2 millions passagers par an [2]. Il atteint un pic de fréquentation à 1,25 million de passagers par an à la fin de la décennie 1990.

Le coup d’État de 1999 et la décennie de crise politico-militaire qui s’ensuit font chuter la fréquentation de l’aéroport, jusqu’au retour à la paix et à une relative stabilité fin 2011. La reprise économique assure le rétablissement des échanges entre la Côte d’Ivoire et le reste du monde, qui se traduit par une augmentation de la fréquentation de l’aéroport. En 2019, la fréquentation est chiffrée à 2,2 millions de passagers et, à l’heure actuelle, malgré la baisse du trafic liée à la pandémie de Covid-19, les prévisions font état d’une croissance soutenue pour les années à venir.

Dès les premières années de la présidence Ouattara, la société concessionnaire AERIA et les autorités ivoiriennes prennent conscience de la nécessité d’augmenter une nouvelle fois les capacités de l’aéroport. Poursuivant sur le mode du partenariat public-privé (PPP), l’État lance rapidement un appel d’offre et deux concurrents principaux se présentent : Bouygues et China Railway [3]. Ces deux acteurs majeurs du BTP africain ont de solides arguments à faire valoir. Le groupe Bouygues est traditionnellement proche du pouvoir ivoirien, Ouattara étant un ami de son président-directeur général, Martin Bouygues (devenu président du groupe en février 2021). En 2014, le groupe français a livré le troisième pont d’Abidjan, qui porte le nom « Henri Konan-Bédié », président en place de 1993 à 1999. China Railway est, pour sa part, l’un des plus grands groupes de construction au monde, avec un chiffre d’affaires de 111 milliards de dollars en 2019, et propose des prix sensiblement plus faibles que son concurrent.

En 2018, le président Ouattara signe un mémorandum d’entente avec Zhang Zongyang, le président de China Railway [4]. Le groupe Bouygues n’abandonne pas pour autant le projet : il fait une contre-offre et multiplie les opérations de séduction pour obtenir un revirement du gouvernement ivoirien. Bouygues revoit le prix de son offre à la baisse tout en cherchant à rentrer dans le capital d’AERIA, en proposant de le faire passer de 2 à 105 millions de dollars – offre refusée par le conseil d’administration d’AERIA. Le temps passe et le dossier semble clos : Bouygues a perdu la bataille de la concurrence d’abord puis celle de l’influence, le gouvernement ivoirien n’ayant pas intérêt à irriter la Chine, son premier partenaire commercial (la France est en deuxième position). Dans le même temps, Bouygues remporte l’appel d’offre pour le chantier du métro d’Abidjan, un projet colossal à 1,4 milliard d’euros, financé par un prêt français. Tout le monde paraît satisfait.

En octobre 2020, alors que l’affaire semblait close, le président Ouattara décide, contre toute attente, d’accorder finalement le chantier d’extension de l’aéroport d’Abidjan à Bouygues. S’ensuit une période de battement, où les élections présidentielles et la crise sanitaire – laquelle affecte de nombreuses activités de l’aéroport – laissent planer le doute. Tout semble encore possible et les cadres d’AERIA, rencontrés à cette période, manifestent eux-mêmes de nombreuses incertitudes quant à l’avenir du projet. En avril 2021, la venue de Bruno Le Maire, ministre français de l’Économie et des Finances, semble confirmer la passation du chantier au groupe français. Il signe avec Amadou Koné et Adama Coulibaly, ministres ivoiriens des Transports et de l’Économie et des Finances, un accord-cadre de financement pour le projet chiffré à 1,8 milliard de dollars [5] pour un chantier de douze mois destiné à faire passer les capacités de l’aéroport de 2 à 5 millions de passagers par an.

Une Françafrique toujours puissante

Cette affaire est symptomatique de la puissance persistante de la Françafrique dans le secteur des infrastructures. En Afrique, et notamment de l’Ouest, de grands groupes français ont encore la mainmise sur de nombreuses infrastructures clés pour le développement. Le groupe Bolloré s’illustre de ce point de vue dans les secteurs portuaire et ferroviaire dans la sous-région. En Côte d’Ivoire, Bolloré Logistics est l’actionnaire principal du premier terminal à conteneurs du Port autonome d’Abidjan et se positionne stratégiquement sur le second en construction. Via sa filiale Sitarail, qui a succédé à une entreprise publique en 1995, il détient également la concession de l’exploitation de la ligne ferroviaire Abidjan-Ouagadougou. 70 % du PIB de la Côte d’Ivoire et 50 % du PIB du Burkina Faso transitent par le port d’Abidjan, ce qui témoigne de la puissance économique et géopolitique du groupe Bolloré dans ces deux pays.

Lire sur LVSL nos entretien avec Thomas Dietrich « Macron n’est pas le fossoyeur de la Françafrique mais son continuateur » et avec Thomas Borrel et Thomas Deltombe « Il faut accepter que l’histoire de l’Afrique s’écrive sans la France ».

Depuis les années 1990 et les PAS, ces groupes, soutenus par Paris, sont les principaux représentants des intérêts économiques français dans les anciennes colonies. Ils n’hésitent pas non plus à s’ingérer dans les affaires politiques : le groupe Bolloré a géré, via sa filiale Havas, la communication des présidents Alpha Condé en Guinée et Faure Gnassingbé au Togo en 2020, qui briguaient respectivement un troisième et un quatrième mandat.

Imposées lors de la crise de la dette africaine des années 1980 sous l’égide du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, les politiques de libéralisation de l’économie et de retrait de l’État ont permis la montée en puissance de ces grands groupes privés. C’est dans ce contexte qu’en Côte d’Ivoire la gestion d’infrastructures de transport stratégiques, jusque-là détenues par des entreprises publiques, ont été concédées, via des partenariats publics-privés, à des groupes privés étrangers. Ces PPP permettent à des États aux moyens limités de réaliser des projets de grande envergure… au prix de la perte de souveraineté sur leurs infrastructures. Seuls les grands groupes sont en mesure de mobiliser les fonds et le savoir-faire exigés pour répondre aux appels d’offre.

Le cas du pont Henri-Konan Bédié l’illustre. Sa nécessité se faisait ressentir depuis longtemps, les deux autres ponts reliant les rives nord et sud d’Abidjan à travers la lagune Ébrié étant constamment engorgés. Le projet de troisième pont naît durant la présidence d’Henri Konan-Bédié dans les années 1990. À l’arrêt durant la décennie 2000 en raison de la crise politique, le projet est relancé fin 2011 avec l’arrivée d’Alassane Ouattara au pouvoir et est confié à Bouygues. L’ouvrage long d’1,5 kilomètre, d’un coût total de 126 milliards de francs CFA (200 millions d’euros), a été livré fin 2014, après 25 mois de travaux [6].

Mais, l’État ivoirien n’ayant pas les moyens de le financer, c’est Bouygues qui a apporté les fonds, en échange d’une concession de vingt-cinq ans. L’entreprise ainsi peut récupérer sa mise, grâce à un péage à l’entrée. Néanmoins, cet accord s’est révélé être un piège pour l’État ivoirien et les Abidjanais. Pour rentabiliser le projet, Bouygues avait prévu le passage de 100 000 véhicules par jour à 1 000 francs CFA le ticket (pour les petits gabarits, la grande majorité des passages). Prévoyant de nouveaux troubles politiques, le gouvernement décide, dès l’ouverture du pont, de subventionner les tickets à hauteur 50 %. L’État ivoirien, qui ne devait rien débourser pour ce projet, se retrouve à en financer la moitié… D’autre part, les Abidjanais perçoivent cette infrastructure comme le « pont des riches », puisque les deux autres ponts de la ville sont gratuits. Et les bus ne peuvent même pas le traverser ! La Société des transports abidjanais (SOTRA) n’a en effet pas obtenu de Bouygues l’autorisation d’y faire passer ses bus gratuitement… alors contraints faire un grand détour pour emprunter un pont gratuit. Ce pont profite donc avant tout aux habitants les plus riches de la capitale, qui possèdent un véhicule personnel, et ne règle en rien le problème de la mobilité urbaine. Tout ceci en permettant à Bouygues de tirer un bénéfice important et garanti par l’État ivoirien.

L’Afrique, théâtre de la rivalité entre puissances

Aujourd’hui, l’État et les entreprises françaises sont durement concurrencés par la Chine, comme l’illustre l’appel d’offres pour le chantier d’extension de l’aéroport d’Abidjan. Jean-Yves Le Drian, ministre français des Affaires étrangères, disait en février 2021 au micro de France Inter que « l’aide au développement est certes un enjeu de solidarité, mais c’est aussi un enjeu d’influence, car il y a, sur le développement, vraiment une guerre des modèles. » L’aide au développement est donc le moyen, pour les États les mieux pourvus, d’exporter dans les pays en développement leurs propres normes et modèles, pour servir leurs propres intérêts. Plus loin, le ministre dénonce… « les pays qui font de l’aide au développement un instrument de prédation » ! Il visait cette fois la Chine.

L’Agence française de développement (AFD) est le principal bailleur français en termes d’aide au développement. Paris l’utilise comme instrument de puissance, via notamment deux mécanismes : l’expertise technique et les contrats de désendettement et de développement (C2D). Derrière le discours de transfert de compétences, l’expertise technique permet aux bailleurs internationaux comme la France de monter des équipes d’experts intervenant dans les appels d’offres de grands projets et ainsi faciliter l’acquisition de ces marchés par les entreprises françaises. Cette tâche revient à « Expertise France », agence intégrée à l’AFD en 2021. L’objectif est de favoriser la diffusion de technologies françaises et de normes juridiques encourageant la diffusion des technologies françaises.

Les C2D, eux, sous couvert de favoriser le désendettement des pays partenaires, ont vocation à convertir la dette des États bénéficiaires en marchés pour les entreprises françaises. Le principe est le suivant : la France maintient l’exigence du remboursement des dettes, mais reverse au pays concerné la même somme sous forme de dons [7]. En revanche, la France reste maître de l’usage de ces dons… et en fait bénéficier ses entreprises. La Côte d’Ivoire est le pays qui a signé les plus gros contrats de C2D avec la France : ceux-ci ont atteint un montant de 2,9 milliards d’euros depuis 2012 [8].

Un calendrier qui interroge : le jeu politique de Ouattara

Difficile de ne pas mettre en relation le brusque retournement de Ouattara au sujet du chantier l’aéroport et le calendrier électoral. Depuis son élection en 2010, Ouattara a toujours été un solide allié de la France dans la sous-région. C’est avec l’appui de l’opération Licorne – le nom de l’intervention militaire française – que Ouattara a pu accéder au pouvoir au terme de la crise post-électorale de 2010-2011 qui l’opposait au président sortant Laurent Gbagbo, crise qui causa la mort de plus de 3 000 Ivoiriens. L’ancien président avait contesté la victoire de Ouattara dans les urnes, avant d’être arrêté et traduit devant la Cour pénale internationale – et acquitté en 2021.

En 2020, à la fin du second mandat de Ouattara, s’est posée la question de son maintien au pouvoir. Son successeur désigné était Amadou Gon Coulibaly, son Premier ministre. Après le décès soudain de ce dernier, en juillet 2020, le président ivoirien a fait le choix de se présenter pour un troisième mandat, soutenu par une décision controversée du Conseil constitutionnel. Ce dernier a estimé que la nouvelle Constitution, adoptée en 2016, remettait le compteur des mandats présidentiels à zéro. Cette décision fut timidement condamnée par la communauté internationale, dont le président français Emmanuel Macron, et a suscité de vives réactions dans le pays : la quasi-totalité de l’opposition a boycotté le scrutin, permettant à Ouattara de l’emporter avec… 95 % des voix.

Dix ans après la crise postélectorale, Ouattara a mesuré les risques que comportait ce scrutin pour son pays. Il a aussi mesuré le soutien que lui apporterait la France, qui a fini par avaliser sa réélection. Rapport direct avec l’attribution du chantier de l’aéroport ou hasard du calendrier ? Quoi qu’il en soit, par cette action, Ouattara semblait chercher à s’attirer les bonnes grâces de la puissance diplomatique et militaire du pays le mieux à même de le défendre.

Notes :

[1] « En pleine campagne, Ouattara fait volte-face et offre l’aéroport à Bouygues », Africa Intelligence, 12 octobre 2020.

[2] Francis Brangier, « L’aéroport international d’Abidjan, une concession solide malgré les turbulences », Secteur privé & développement, 26 septembre 2016.

[3] Rémy Darras, « Côte d’Ivoire : duel sur le tarmac entre Bouygues et China Railway Group », Jeune Afrique, 29 août 2019.

[4] Rémy Darras, « Pourquoi China Railway a finalement remporté la bataille face à Bouygues », Jeune Afrique, 18 octobre 2019.

[5] Romuald Ngueyap, « Côte d’Ivoire : l’extension de l’aéroport international d’Abidjan va bénéficier du soutien financier de la France », Agence Ecofin, 30 avril 2021.

[6] Données SOCOPRIM (filiale de Bouygues).

[7] Mathilde Dupré, « Contrats de Désendettement et Développement (C2D) : un OVNI dans la coopération française ? », Techniques Financières et Développement, 110, 33-36, 2013.

[8] « La Côte d’Ivoire transforme 1,4 milliard d’euros de dette en don », Le Point Afrique, 28 octobre 2021.

Cette gauche qui n’en finit pas de mourir

La sanction est tombée : Yannick Jadot n’a pas atteint le seuil des 5% de voix permettant le remboursement des frais de campagne et en est réduit à quémander des dons. Anne Hidalgo réussit l’exploit de diviser le score de Benoît Hamon par trois, à 1,74%, faisant découvrir au parti de François Hollande de nouveaux abysses. Il ne s’agit nullement d’un accident mais de l’aboutissement d’un processus de long terme. Pris en tenaille entre la radicalisation du bloc élitaire – qui s’est massivement tourné vers Emmanuel Macron – et la lassitude des classes populaires, ces deux partis ont peiné à exister ces derniers mois. Vestiges d’une époque où la polarisation de la société française n’avait pas atteint de tels degrés, le Parti socialiste (PS) et Europe Écologie Les Verts (EELV) semblent condamnés à se replier sur leurs bastions locaux et à abandonner toute ambition nationale.

Qu’est-ce qui explique des scores aussi faibles pour les candidatures écologiste et socialiste, qui escomptaient pour des raisons diverses de biens meilleurs résultats ? Le vote utile pour le candidat de l’Union populaire est une explication certes tentante, mais trop facile : cet effondrement des gauches est largement dû à leurs propres limites. Médiocrité des dirigeants, faiblesse des programmes, inanité des stratégies déployées, fatigue des électeurs… Celles-ci ne manquent pas. Leur premier péché semble résider dans leur cécité vis-à-vis de l’époque. Qu’on se le dise, la France, le monde, ne sont plus en 2012 et encore moins en 1981. La pandémie et la crise polymorphe qu’elle porte a renforcé une tendance de fond. Nous assistons depuis des années à une intensification des antagonismes sociaux, qui se traduit dans le paysage politique par l’obsolescence des mouvements qui l’ignorent.

2017-2022 : cinq ans de déni aboutissent à l’humiliation

L’élection d’Emmanuel Macron en 2017 avait à elle seule donné le signal d’une recomposition de ce paysage que la gauche sociale-démocrate a refusé de voir. En vampirisant ses électeurs comme ses cadres, le nouveau gouvernement lui laissait bien peu d’espace, tout en menant une politique mettant de plus en plus nettement la barre à droite. Un bloc portant un « projet d’extrême centre » se forme ainsi, comme le nomme Emmanuel Macron le 15 avril dernier au micro de Guillaume Erner. Ce bloc rassemble les « gagnants de la mondialisation » ou ceux pensant pouvoir en profiter. Face à lui, le Rassemblement national propose un bloc tentant d’unir agressivement les différentes classes contre l’ennemi intérieur qui sert d’extériorité constitutive au projet frontiste. Voilà pour les options en lice au second tour. Un troisième bloc, celui de l’Union populaire, s’affirme tout de même dans les urnes.

Beaucoup a été dit sur la composition sociale des différents électorats, et plus encore sera écrit sur cette question. Notons simplement que si le président sortant agrège très nettement les classes supérieures, ses deux challengers sont plus hétérogènes. Ce qui leur donne leur cohérence repose donc dans une adhésion identitaire à un ou une candidate, à un programme, à des symboles, voire à une histoire. Il n’est bien sûr pas certain que ces électorats soient pérennes tant les clivages évoluent rapidement en fonction des intérêts et opportunités du moment. Mais leur poids est suffisant pour avoir asséché tout espace intermédiaire.

Si ce qui reste du Parti communiste français ne pouvait attendre un miracle, le Parti socialiste comme Europe écologie faisaient leur calcul en se basant sur les bons résultats passés – en tant que principal parti de gauche pour le PS, ou lors des élections européennes et municipales favorisant l’électorat diplômé pour EELV. Ces partis refusent donc de s’inscrire dans les nouveaux blocs apparus dès 2017 : la proposition élitaire d’Emmanuel Macron comme le style populiste de Jean-Luc Mélenchon les révulsent, ne leur permettant pas d’assumer clairement de se placer dans le sillage d’un des deux. Ils ne comprennent pas le raidissement et la radicalisation du pouvoir face aux oppositions populaires. Leur logiciel est périmé. Il faut se rappeler qu’en 2011, le think tank Terra Nova proposait au PS une stratégie abandonnant définitivement les classes populaires au profit d’une coalition urbaine et diplômée. Le dégagisme chassant Nicolas Sarkozy du pouvoir semblait confirmer leur intuition. Dix ans plus tard, cette stratégie a fait exploser l’électorat socialiste, amenant le parti au bord du gouffre.

Plusieurs parcours pour une même trajectoire vers l’abîme

Si le PS a pu survivre jusqu’ici, c’est grâce à son maillage d’élus locaux, remplissant ses caisses, mettant à disposition leur logistique et leurs réseaux. Ces élus ne représentent pas un vaste soutien populaire mais résultent de conjonctures locales favorables, de jeux d’alliance et de baronnies fidélisant une clientèle. De tels élus habitués des conseils municipaux et des congrès se retrouvent soudainement propulsés dans une campagne électorale nationale, en butte à la violence sociale, à l’éternel retour du réel. Le poids du quinquennat de François Hollande les marque du stigmate de la trahison alors que le flou de leurs propositions actuelles ne les distingue guère de leurs concurrents. Anne Hidalgo comme plus tôt Christiane Taubira sont incapables de s’adresser à une vaste majorité de la population qui en retour perçoit bien que ces gens s’adressent à elle depuis leur bulle feutrée. Comment alors récolter autre chose qu’un grand mépris ?

Quant à EELV, ses cadres vieillissants ont pour la plupart abandonné les références altermondialistes au profit d’un social-libéralisme teinté d’éléments de langage environnementaux, qui feraient passer le greenwashing de la grande industrie pour un engagement radical. Le parti a bien intégré de nouvelles générations militantes avec les « marches pour le climat ». Mais celles-ci proviennent de couches sociales favorisées, rarement socialisées dans les mouvements contestataires classiques. Cadres et militants restent désespérément prisonniers de leur classe : leur progressisme est un libéralisme à l’américaine, compatible dans l’ensemble avec le gouvernement en place pour peu que celui-ci daigne leur donner quelques gages symboliques d’inclusivité verte.

EELV paye en 2022 le prix de sa terrible carence idéologique. Les pénibles interventions de son candidat Yannick Jadot, catastrophique sur les questions de géopolitique, paresseux sur les enjeux européens, inconséquent sur les questions sociales, lui aliènent des classes populaires pourtant de plus en plus sensibles aux enjeux environnementaux. Faute de pouvoir changer sa nature, EELV subsiste donc sous la forme d’un vote moral, permettant à des individus diplômés, progressistes et plutôt aisés de se donner bonne conscience. Trop bourgeois et libéral pour aller vers Jean-Luc Mélenchon, trop humaniste pour adhérer au néolibéralisme agressif d’Emmanuel Macron, l’électeur écologiste est tiraillé – et peut s’inquiéter de la survie de son parti.

Le résultat des négociations en cours en vue des élections législatives, puis de ce scrutin, sont imprévisibles : vont-elles venir parachever la marginalisation du ventre mou social-démocrate au profit d’autres forces, ou lui permettront-elles au contraire de se refaire une jeunesse sur les bancs de l’Assemblée, sous ses couleurs ou celles d’un autre parti ? Il est en tout cas probable que le mouvement de prise en tenaille ayant dévasté le PS comme EELV en ce mois d’avril 2022 ne cesse pas. Au regard des nouvelles rythmant l’actualité mondiale ces dernières années, il serait dommage de ne pas en profiter pour solder les comptes avec les représentants d’une gauche qui aura trahi les intérêts des classes populaires jusque dans la tombe.