« La révolte des élites » : faut-il lire Christopher Lasch ?

© Aymeric Chouquet pour LVSL

Réactionnaire ? Visionnaire ? Progressiste authentique critique de la modernité ? Christopher Lasch a suscité les mêmes controverses, aux États-Unis, que Jean-Claude Michéa en France – qui est souvent décrit comme l’un de ses continuateurs. Son oeuvre phare, La révolte des élites, a tour à tour été acclamée comme ayant saisi l’esprit du temps, et décriée comme un pamphlet sans rigueur historique ou sociologique. Alors que le thème de la sécession des élites prend une place croissante dans le monde médiatique, il convient de s’intéresser à l’auteur de la notion.

Une prophétie désabusée

Quand Christopher Lasch écrit La révolte des élites en 1993 et 1994, il y consacre ses derniers mois. C’est le constat d’un homme qui n’a plus rien à espérer. Aidé par un élan d’un pessimisme dépressif, il se lance dans l’écriture de l’un des ouvrages de prospective qui fera date dans l’histoire du domaine. Il meurt en février 1994 d’un cancer généralisé. Stoïque face à la mort, il refuse toute forme d’acharnement thérapeutique.

Faut-il y voir la marque d’une cohérence entre sa vie et sa pensée ? Historien de métier, l’universitaire américain consacre sa carrière à l’analyse de l’évolution des mœurs et de la famille aux États-Unis. On lui doit entre autres un ouvrage majeur sur la « transition narcissique » des sociétés occidentales1, une analyse prospective du déclin des élites2 et un ouvrage posthume sur le féminisme3.

Lasch est un historien étrange. Il n’hésite pas çà et là à faire des emprunts à la psychanalyse (…) et prend un ton de prêcheur. Si l’on surmonte ces réserves, on peut apprécier la cohérence du propos.

Il s’y fait souvent plus chroniqueur qu’historien, utilisant l’arrière fond de ses connaissances historiographiques pour faire un tableau sans pitié de l’histoire qu’il voit se dérouler devant lui. Moraliste, il s’y fait le critique le plus fervent de l’individualisme contemporain, de l’atomisation sociale, et du broyage lent de la famille traditionnelle, prise en étau par l’extension concomitante du domaine du marché et de celui de l’État.

Lasch fait l’objet d’un culte souterrain. Culte parce qu’un fan-club réduit se plaît à soutenir que la majorité de ses hypothèses prospectives se sont vérifiées plus que quiconque n’aurait osé l’imaginer4. Souterrain, parce que ses analyses détonnent souvent avec ce qu’il est de bon ton de professer dans la sphère médiatique. Souterrain, aussi, parce que Lasch est inclassable. Car Lasch n’a eu de cesse de rejeter l’artificialité des clivages du monde politique contemporain. À une époque où il fallait choisir entre le New York Times ou la National Review pour mieux arriver dans le monde, il n’a appartenu ni à l’un ni à l’autre.

Réactionnaire pour les uns, il est trop progressiste pour les autres. Critiquer en même temps l’impérialisme américain et la révolution sexuelle lui a valu les foudres des uns et des autres. C’est cette ambiguïté fondamentale qui le plonge dans la solitude et, il faut le souligner également, le conduit à un échec politique violent. La révolte des élites est un livre où se disputent le fatalisme et l’amertume.

On le rapproche souvent, outre-Atlantique, de Cornelius Castoriadis. Il n’y connaîtra que peu de continuateurs en France. On ne pourra citer comme héritier notable que Jean-Claude Michéa5, à qui nous devons la préface de la présente réédition6. Son statut en marge du système universitaire empêche d’y voir une reconnaissance officielle. Exception qui mérite d’être notée, un livre lui a été consacré par Renaud Beauchard, professeur d’université à Washington7.

L’une des œuvres antérieures de Lasch avait fait l’objet d’une publication dans une collection dirigée par Emmanuel Todd chez Robert Laffont 8. On reconnaît l’influence de Lasch sur toute une série de sujets qui parcourent son travail (la stratification éducative, l’évolution des mœurs…). Mais il prend lui-même ses distances. Dans son essai politique sur la crise des gilets jaunes 9 il se méfie d’un auteur qu’il trouve un peu moralisant.

Lasch historien

Lasch et ses élèves lors d’un séminaire à Rochester dans les années 1980.
(Source : Université de Rochester)

Lasch est un historien étrange. Il refuse de mettre en avant les marques formelles de sa démonstration. Il n’hésite pas çà et là à faire des emprunts à la psychanalyse. C’est la partie de son livre qui est incontestablement datée. Tout son appareillage empirique est par ailleurs renvoyé en bibliographie. Cette démarche ne peut qu’agacer le quantitativiste ou l’amateur d’histoire sérielle10. Lasch demande trop souvent qu’on le croie sur parole. Pire, peut-être, il prend un ton de prêcheur.

Si l’on surmonte ces réserves, on peut apprécier la cohérence du propos. La Révolte des élites est avant tout une tentative d’histoire récente. Il y fait défiler l’essentiel des mutations de la vie américaine et de ses élites depuis la fondation du New Deal. Prenons un homme dans ces élites. Appelons-le John Junior (Jr). John Jr est le fils d’un militaire. Son père est un patricien de la côte est. Un bon épiscopalien. Sa famille a fondé les États-Unis. C’est ce qu’il vous dira.

John Senior a fait la Seconde Guerre mondiale. Comme tant d’homme de l’aristocratie américaine, il a été poussé par la culture de son milieu, pleine de patriotisme et d’esprit du devoir. En rentrant il est devenu homme d’affaires. Quelques années plus tard, il s’est fait élire comme député dans la législature de son État. Quelques années après, il était sénateur au Congrès.

John Junior n’ose pas le dire, mais il trouve ça désuet. Comme beaucoup de jeunes diplômés des nouvelles classes supérieures, il a pu éviter ou reporter sa participation à la Guerre du Vietnam. Les rednecks de son âge, enfants de ceux que son père avait commandés en Normandie n’eurent pas ce privilège. John Jr est devenu conseiller juridique dans une grande firme à New York. Son fils, plus tard, ira en Californie.

Ce qui peut arriver aux Américains de l’intérieur ne l’intéresse pas. Comme beaucoup de jeunes diplômés, il a fait sécession par le haut. Au fil de sa carrière il a vu bien des choses passés. Enfant du baby-boom, il a gardé le plein emploi. Quand les usines ont fermé, il ne s’est pas inquiété. Pour lui c’était normal. Il faut que les rednecks s’adaptent. “Le monde il bouge et il bouge vite.” Ils n’avaient qu’à faire des études. Ou s’ils n’ont pas pu en faire, c’est parce qu’ils ne sont pas intelligents.

John Jr ne croit plus en la démocratie. Il trouve que c’est idiot. Idiot parce que les rednecks sont bêtes, pas très utiles et mal éduqués. C’est ce qu’il vous dira. S’il lui professe un profond attachement, ce n’est plus que par pure convention sociale. Ses collègues sont passés par le supérieur. Ils pensent tous comme lui.

Dans une société où le débat public fondé sur des questions matérielles (salaires, infrastructures) a disparu il est tout à fait rationnel de déposséder l’État de ses leviers d’action au profit d’institutions subsidiaires dédiées au clientélisme local et à la représentation symbolique des minorités.

John Jr peut sembler inférieur à ce qu’était son père. Dans les faits, il l’est. Ce n’est qu’en tant que bloc sociologique que sa puissance s’est accrue. John Sr était pris dans la masse nationale. Le groupe des patriciens de la côte Est, très fermé, n’a jamais prétendu à l’autarcie. John Jr quant à lui peut vivre dans son milieu. Avec les enfants du reste de l’aristocratie américaine, il a été rejoint par les transfuges des classes populaires, aspirés par le système scolaire. Ils se sont regroupés dans des villes pour eux, des quartiers pour eux. Par effet de polarisation géographique, sur des États tous entiers. Ils ont leurs propres élus, au local et au fédéral. Ils n’ont plus de compromis à faire, ou alors à la marge.

Lasch plus que personne avait compris la puissance politique de ce mépris social des nouveaux éduqués. A la suite de Michael Young11, ce livre en est la longue démonstration. Ce qui était à l’état d’intuition à son époque prend sa pleine force aujourd’hui.

Il montre le renfermement sur lui-même de ce groupe. Renfermement géographique, politique, mais aussi professionnel. Les ascensions sociales spontanées, fondées par l’expérience empirique du travail et de la vie quotidienne sont en déclin. À la place il faut un diplôme pour tout, et les éduqués supérieurs se recrutent entre eux, en silo. Le civisme, moteur populiste de la démocratie américaine, s’est enrayé. Lasch en tire deux conséquences principales, fruits de l’évolution intellectuelle des John Jr d’Amérique.

Lutte culturelle contre lutte sociale

Il croit observer un décalage complet quant aux débats idéologiques qui ont cours au sein des élites. Incapables de s’opposer sincèrement les uns aux autres sur des questions d’ordre matériel, les éduqués supérieurs ont ravivé la politique comme lutte culturelle (dévoiement de la question des LGBT sur des luttes symboliques et marginales, questions migratoires, etc). C’est une grande lutte symbolique entre le Bien et le Mal, où le Progrès doit triompher. Elle s’oppose aux aspirations fondamentales des Américains, qui font converger d’un côté le modèle familial traditionnel, le travail et la probité, avec la défense d’un État social minimal fondé sur l’aide ponctuelle à ceux qui traversent une phase difficile. Par le jeu des partis, ils ont aujourd’hui tout perdu.

En conséquence, le communautarisme est érigé en modèle national. Il faut comprendre sa cohérence avant de le critiquer : dans une société où le débat public fondé sur des questions matérielles (salaires, infrastructures) a disparu il est tout à fait rationnel de déposséder l’État de ses leviers d’action au profit d’institutions subsidiaires dédiées au clientélisme local et à la représentation symbolique des minorités.

Mais la défense acharnée de la diversité est aussi une conséquence de la lutte culturelle. Elle pose comme enjeu moral central l’exaltation de différences ethniques marginales entre des groupes aux intérêts convergents. Si John Jr a plus de sympathie pour les Noirs et les Latinos que pour les rednecks, ils n’en sont pas moins plus économiquement proches les uns des autres qu’ils ne le seront jamais de lui.

En découle aussi une gestion quartier par quartier. John Jr et les siens sont paternalistes. Ils cultivent une clientèle afro-américaine, mais ne lui feraient jamais confiance pour élever ses propres enfants. La vie familiale de quartiers tout entier est donc absorbée par ceux que Lasch appelle les “professionnels de la pauvreté” et la bureaucratie de l’assistance sociale.

Cette désagrégation accompagne le déclin des rôles traditionnels. Lasch étudie le déclin des solidarités de quartier et de la segmentation des activités des adultes. Loin de faciliter la cohabitation, la disparition progressive des sociabilités spécifiquement masculines ou spécifiquement féminines a un impact sur la psychologie des adultes, et supprime un bon nombre de soupapes de décompression. La disparition de la vie de quartier quant à elle, prive les enfants d’une éducation qui s’était toujours partiellement faite en dehors du foyer.

Non contents d’avoir détruit les réseaux traditionnels de confiance, John Jr et les siens ont prétendu en créer de nouveaux. Ils ont exalté le statut de victime. Ils ont encouragé les mouvements communautaires. Plutôt que de respecter le caractère civique de la lutte pour l’égalité – sans parler de sa dimension économique -, ils n’ont voulu voir que dans les Noirs des victimes immémoriales. De là un mépris pour leur éducation, où sous prétexte de ne pas les aliéner à la culture blanche fut toléré qu’on enseigne aux enfants noirs des programmes aux rabais.

On ne comprendrait pas la puissance de la chute sans la préciser un peu. Lasch fait une histoire du déclin de la presse. Il montre que les têtes qui sortent vides du système scolaire perdent toute chance de se remplir. Ou alors plus par le biais des chaînes traditionnelles. Le conformisme et la culture des relations publiques ont vidé la grande presse de toute forme d’intérêt. De là découle le déclin des mots dont le stade final est un monde inversé.

« Somme de passages percutants et de chapitres inutiles, le livre est étrange », notait Serge Halimi. Nous ajouterions : pour comprendre la pertinence comme les limites du sentiment de “sécession des élites” qui caractérise l’esprit du temps, il faut lire Lasch.

Et la dégradation du langage ne trouve aucun secours dans l’Université. Lasch reproche aux universitaires de s’être réfugiés derrière un jargon incompréhensible qu’ils parviennent à faire passer à leurs yeux hallucinés pour de la scientificité. Loin de défendre le canon, ils s’y attaquent par un pseudo-radicalisme qui ne parvient à faire illusion qu’auprès de leurs critiques droitiers, ravis d’avoir enfin trouvé une hydre. Lutter contre cette hydre devient alors le sport national de la droite américaine, à défaut de proposer un véritable projet de société.

Lasch moraliste

Qualifier Lasch de moraliste, c’est commettre un doux euphémisme. Lasch est un auteur intensément moral. Il oscille tour à tour entre le dévoilement ironique propre aux moralistes classiques (La Bruyère, La Rochefoucauld), la violence des pamphlétaires marxistes et le lyrisme vigoureux du prêcheur évangélique. C’est, en fonction du goût, ce qui fait son charme ou les pires de ses défauts.

Lasch ne cache pas sa préférence pour les anciennes élites. “Elles au moins avaient le sens des responsabilités.” L’adhésion à des valeurs collectives comme le patriotisme et la foi chrétienne avait l’effet d’un contrôle anthropologique sur leurs esprits. Elles atténuaient par là la brutalité du capitalisme de marché. Elles pouvaient mépriser le peuple, mais “c’était le leur“. Et le refus des élites de se préoccuper du peuple, c’est la fin de la démocratie. Les derniers chapitres de La Révolte des élites sont si moraux qu’ils en sont presque métaphysiques. Le début de l’essai déjà, annonçait la couleur. Au chapitre 4, Lasch ne se demande pas si la démocratie peut survivre. Il se demande si elle le “mérite”. C’est incontestablement l’une des limites de Lasch, qui tend comme le notait Serge Halimi à sous-estimer la brutalité des élites du passé.

Ces réserves, profondes, n’enlèvent rien au caractère contemporain de sa critique des élites. On peut y trouver une filiation dans l’œuvre de Christophe Guilluy. Sa France périphérique12, c’est Lasch spatialisé, et actualisé au contexte français. En effet, la métropolisation conclut le processus lent de séparation des élites du reste de la population. Elles ont achevé par la distance physique leur séparation de classes populaires avec qui elles ne sentent plus rien de commun et qu’elles ont abandonnées dans la mondialisation.

Sa pensée gagnerait-elle à être étudiée en France ? Dans le conflit des gauches, Lasch a incontestablement un rôle à jouer. Sa critique au vitriol du progressisme libéral, qui n’est liée en rien aux intérêts réels de la majorité de la population, trouve un écho tout particulier dans le contexte de la primaire EELV.

« Somme de passages percutants et de chapitres inutiles, le livre est étrange », notait Serge Halimi : « juste et sommaire, stimulant et irrecevable, subversif et réactionnaire ». Nous ajouterions : pour comprendre la pertinence comme les limites du sentiment de “sécession des élites” qui caractérise l’esprit du temps, il faut lire Lasch.

Notes

1. Christopher Lasch. Culture of Narcissism : American Life in An Age of Diminishing Expectations. WW Norton & Co, 1979.

2. Christopher Lasch. The Revolt of the Elites And the Betrayal of Democracy. WW Norton & Co, 1994

3. Christopher Lasch. Women and the Common Life : Love, Marriage, and Feminism. 1997.

4. On laissera au lecteur le soin de juger dans quelle mesure, cf supra.

5. Philosophe d’obédience marxiste.

6. Christopher Lasch. La Révolte Des Elites – Et La Trahison de La Démocratie. Champs Essais. Flammarion, 2020.

7. Renaud Beauchard. Christopher Lasch : Un Populisme Vertueux. Le Bien Commun. Paris : Michalon éditeur, 2018. isbn : 978-2-84186-898-8.

8. Christopher Lasch. Le complexe de Narcisse : la nouvelle sensibilité américaine. French. Paris : Éditions Robert Laffont, 1981. isbn : 978-2-221-00621-4.

9. Emmanuel Todd et Baptiste Touverey. Les Luttes de Classes En France Au XXIe Siècle. Paris XIXe : Éditions du Seuil, 2020. isbn : 978-2-02-142682-3.

10. Courant historiographique qui s’est développé dans les années 1950 à 1970. Il a proposé une lecture de l’histoire appuyée sur les sources chiffrées et leur analyse à long terme.

11. Auteur de The Rise of the Meritocracy, en 1958, où il invente le terme. En 2034, sa dysto- pie offre le tableau de ce que donnerait selon lui une société qui se prétend gouvernée par l’équation QI+Effort=Mérite.

12. Christophe Guilluy. La France Périphérique : Comment on a Sacrifié Les Classes Populaires. Paris : Flammarion, 2014. isbn : 978-2-08-131257-9.

Le grand procès économique et politique de l’après-Covid19

Allégorie de la Justice.

Après plus d’un mois de confinement, un nombre croissant de voix se font entendre qui exigent un retour le plus rapide possible au vieux monde, celui du monde mondialisé, de la croissance comme horizon de vie et de l’effacement des frontières. Les arguments sont toujours les mêmes : on affecte, d’abord, une empathie envers ceux que la dépression de l’économie frappe durement, sans oublier les familles du peuple en souffrance dans leur enfermement, pour ensuite faire remarquer qu’il serait « irrationnel » de céder à une « psychose » qui s’est développée à partir de 100 000 à 200 000 morts seulement, pourcentage infime de la population mondiale. La conclusion s’impose : assumons de faire jouer à plein l’immunité de groupe, et que les affaires reprennent au plus vite pour le plus grand bonheur du plus grand nombre possible. Par Jérôme Maucourant, maître de conférences en économie à l’Université Jean-Monnet de Saint-Étienne.


La psychiatrisation des adversaires rappelle certes de bien mauvais souvenirs : l’esprit du totalitarisme à l’ancienne reprend du service, paré des beaux atours de l’utile, du rationnel et du nécessaire. Il s’agira donc de remettre à sa place ce point de vue instillé de plus en plus efficacement par les intérêts établis et leurs serviteurs. Mais, démonter ces raisonnements fallacieux n’est pas suffisant. Il convient aussi de réfléchir aux conditions politiques d’un monde réellement nouveau qui est attendu par beaucoup : seule une bonne politique pourra réparer les mauvaises qui nous accablent depuis des décennies. Enfin, la meilleur des politiques ne pourra rien si elle néglige l’économie, c’est-à-dire les contraintes matérielles permettant la perpétuation de la société. Là encore, contre les idées dominantes qui préparent le retour au statu quo ante, il apparaîtra que la mondialisation n’exprime aucune nécessité propre à quelconque loi économique et cette crise sanitaire oblige à repenser le sens même du mot économie.

On aura reconnu derrière le masque compatissant décrit plus haut, l’argumentaire utilitariste des milieux économiques et d’un certain nombre de politiques, serviteurs zélés de ce milieu. On comprend leur dépit. Que sert maintenant d’avoir financé l’idéologie de la mondialisation et tous ces économistes à gage ? D’avoir tant œuvré à briser les organisations du monde du travail en lui substituant les luttes racialistes et en promouvant des demi-intellectuels vecteurs de haine ? D’avoir organisé ce dérèglement du monde, certes profitable, mais menacés à ce jour du retour du refoulé ? Voici de retour ces archaïsmes peu favorables au business as usual : protectionnisme économique et social et mise en valeur de ces gens dont l’actuel président (de l’ancienne république de France) nous assurait, pourtant, qu’ils n’étaient rien. Horresco referens. Et Quatremer, Le Boucher, ainsi que toute la petite armée des intérêts établis, de crier : immunité collective !

Pourtant, ces biologistes d’un jour, ces Lyssenko du capital global, ne savent rien. Les véritables savants, en effet, sont partagés quant à la nature et la portée de l’immunité que suscite ce virus. Même les taux que l’on avance pour assurer telle ou telle thèse sont sujet à caution car les bases fiables d’une évaluation manquent encore. On se dispute même, à la mi-avril, quant aux modalités de la transmission … sans compter l’ampleur de la variabilité de ce virus. Nous éprouvons la dureté d’une incertitude radicale. Dans ces conditions, seule l’aptitude de notre organisation sociale à traiter l’épidémie doit être prise en considération. L’exemple des Britanniques est intéressant : d’abord englués dans leurs a priori utilitaristes conduisant au glorieux sacrifice d’un petite minorité (vieillie, « improductive »), ils reculèrent devant le bilan du demi-million de victimes qui se dessinait et l’effondrement du système sanitaire.

À l’épreuve du réel, la mondialisation a révélé Qu’elle n’était que la globalisation de l’immonde.

Il est d’ailleurs curieux que les avocats de la reprise la plus rapide possible des activités économiques fassent comme si le confinement décrié n’était justement pas ce qui a empêché une tragédie. Que les paralogismes de ces mauvais journalistes et vrais idéologues aient pu circuler à l’envie en dit long sur notre dérive collective. Le grotesque de cette mauvaise foi et le scandaleux de ces mercenaires du productivisme peuvent toutefois contribuer à faire sortir notre raison du sommeil et nous conduire à mettre leur vieux monde en procès, ce vieux monde qui ne peut plus raisonnablement faire face à la réalité. Car le réel est ce qui fait retour, ce qui ne peut plus être ajourné en fonction de nos fantaisies. À l’épreuve du réel, la mondialisation a révélé qu’elle n’était que la globalisation de l’immonde.

Voilà les faits : quarante ans de politiques visant à soumettre la France à la logique de la mondialisation l’ont désarmé au niveau industriel et sanitaire. La Corée du Sud, exemple de « nouveau pays industriel », il y a quarante ans, fait en terme de production de masques, de respirateurs, tests, etc. des choses que nous sommes incapables de faire maintenant. Livrés aux sirènes du mondialisme économique, nous avons abandonné ou négligé les productions et services indispensables à la simple reproduction matérielle de notre société. Il n’y a pas manqué de rapports ou d’alertes sur notre vulnérabilité, mais prendre au sérieux cet état de chose aurait été trop coûteux du point de l’élite dirigeante.

C’est la raison d’être du premier procès de ce vieux monde : l’échec de quatre décennies d’une politique adoptée au moment de la célèbre « pause » de Jacques Delors durant l’été 1982, dont la finalité fut la fuite en avant dans la désintégration européenne, véritable laboratoire de la mondialisation. Ce procès intellectuel doit s’accompagner d’un procès politique : on pense à Pasolini1 mettant la démocratie chrétienne en procès pour une série de fautes et de crimes qui, à bien les considérer, n’ont pas la même ampleur que le désastre actuel. On évitera donc soigneusement de crier à la guillotine, invoquer « les heures les plus sombres de notre histoire », etc., dès lors qu’est évoquée la responsabilité politique, voire pénale, des membres des équipes dirigeantes successives. Ils sont au gouvernement, certes, mais ils ne sont pas l’État et doivent se soumettre à l’État. Tous les dires et les actes ayant contribué à exposer, par négligence ou calcul, la vie des gouvernés, implique un règlement de la question, en terme moral et de politique bien sûr, mais aussi judiciaire.

Faute de quoi, le contrat social se délitera et l’aventure est possible. Qui osera nier que la justice est le ciment de la société ? Sauf pour préserver des intérêts acquis au sein du système de pouvoir et d’influence. Que cette crise soit le moment de comprendre qu’on n’aspire pas impunément au pouvoir, que seul le souci du bien public et non les arrangements avec l’argent-roi doivent guider les dirigeants. Orwell, l’antitotalitaire par excellence, insistait sur le fait qu’une bonne société doit renvoyer à ses affaires privées, le travail accompli, tout leader. Chose d’autant plus évidente dès lors que le travail ne fut pas très bien accompli. Ajoutons qu’on ne peut invoquer le fait que les pratiques dangereuses de certains membres de l’élite régnante ne font que refléter le « système », dit-on souvent de façon à diluer les responsabilités. Le délinquant ordinaire ou le gilet jaune éborgné n’a évidemment pas droit à une telle mansuétude. Enfin, personne n’a contraint ces gouvernants, si soucieux pour les autres de l’éthique de la responsabilité individuelle, à vouloir gouverner et jouir des privilèges que notre quasi-défunte république octroie si généreusement. De qui se moque-t-on ?

Un gouvernement d’union nationale s’impose comme la solution : il le faut composé de femmes ou d’hommes de tempérament démocratique, de toutes tendances, exempts de conflits d’intérêts, et ayant montré une distance critique vis-à-vis de la mondialisation et de la destruction de l’État social. On objectera que cela affaiblirait la République. Or, nos maîtres en l’affaire, les Romains, avait précisément compris que les situations inédites imposent des pratiques exceptionnelles, faute de quoi l’État se disloque et la société se défait. L’article 16 de notre constitution est l’écho de cette vieille nécessité remise au jour par les jacobins2. Cette forme extrême de la légalité n’est pas évidemment souhaitable à ce jour, sauf si une forte légitimité n’investit le pouvoir souverain.

Que ceux qui s’accrochent à leurs privilèges, ne s’imaginent donc pas que leurs faux fuyants feront oublier les enseignements élémentaires de la logique et de l’histoire. Ils se souviendront alors que les « administrés » de la vie courante sont, avant tout, en démocratie, des cosouverains3 qui ont, pour un temps seulement et sous certaines conditions, délégué leur puissance. Le président Macron, élu prétendument pour sauver la République, n’a jamais cessé en réalité de mettre en œuvre des mesures partisanes : il s’honorera à constituer enfin ce gouvernement.

Nos mondialisateurs en tous genres ne sont pas gênés par les affreux égoïsmes nationaux, à condition qu’ils soient les dominants du système européen.

Mais, si un procès politique est la condition du sursaut, il reste à préciser les conditions économiques de son action. Les partisans de la mondialisation ont fréquemment allégués que celle-ci accroissait le bien-être des consommateurs des pays autrefois développés, comme la France, et que les seules difficultés étaient d’ordre interne : de par notre culture et nos institutions, nous n’aurions pas su nous adapter à la nécessité historique du monde global. Et de citer toujours le même exemple, l’Allemagne.

Il n’est pas possible, néanmoins, de citer comme preuve appuyant une telle démonstration un pays pratiquant une politique mercantiliste affichée, loin des dogmes libéraux, et qui a démontré, durant la présente crise, sa propension au « repli nationaliste »4… Nos mondialisateurs en toute genre ne sont pas gênés par les affreux égoïsmes nationaux, à condition qu’ils soient les dominants du système européen. C’est d’ailleurs à cela que l’on peut reconnaître leur statut de serviteur ou de conformiste. Mais, il y a plus grave. Les gains apparents produits par le libre-échange reposent sur l’occultation de coûts sociaux et écologiques dus au fonctionnement du système industriel mondialisé. La chose était un argument connue des partisans de la démondialisation5 : elle prend à ce jour une dimension essentielle. Ce fait est d’autant plus à remarquer que les gains du libre-échange, qui ont certes contribué à un rattrapage de certains États, ont été captés à l’Ouest par un frange très mince de la population.

La crise de 2008 fut une crise de l’endettement qui s’est généralisée à des couches insolvables, rappelons-le. Mais, cet endettement fut le seul moyen inventé par l’élite pour ne pas remettre en cause la répartition inégalitaire que leur offrait la nouvelle économie des années 1990. La croissance s’est heurtée au mur de la dette. Ainsi, au dérèglement des rapports des hommes entre eux, traduction de cette crise financière, on a rajouté un dérèglement du rapport entre l’homme et la nature, ce qui ne fait qu’exprimer une fuite en avant de l’hybris du capital. Les néolibéraux mettent en cause le régime chinois, mais, auparavant, ils étaient d’un silence assourdissant dans l’écrasement des règles écologiques impliqué par le libre-échange. Ils étaient même d’un mépris étonnant envers le seul système d’échange international viable, le juste-échange, qui inclut la nécessité d’un protectionnisme raisonné pour éviter toute compétition sur les règles.

Il est donc acquis qu’il n’est nulle loi économique ou nécessité historique impliquant un retour au monde d’avant. Toutefois, on doit bien noter ici un fait marquant : la volonté de la caste dirigeante d’en revenir à l’état précédent des choses par le biais de la liquidation des avantages sociaux. Il s’agit, pour elle, de se libérer des entraves réglementaires qui empêcheraient une surcroissance de la production permettant de compenser les pertes présentes. Cela nous conduit à faire retour sur les sens multiples du mot économie et du refus de l’interventionnisme dans les faits.

En effet, comme toujours dans ce quinquennat, les choses ne cessent de faire violence aux mots. On parle de d’indépendance, de souveraineté etc., alors que, dès que se pose la question de nationaliser une seule entreprise stratégique en temps d’épidémie – la production de masque laissée en déshérence par la financiarisation et la mondialisation –, rien ne se fait. Sauf de préparer le renflouement de fleuron du transport aérien en danger… Pour le redonner totalement au privé dès que possible ! C’est qu’il s’agit pour le pouvoir de ne pas habituer le public à l’idée que l’interventionnisme est possible voire nécessaire et efficace : il ne faut pas constituer un précédent qui permettrait de remettre en cause le dogme du marché comme fondement absolu de l’économie. À la faute morale de mettre en danger la vie d’autrui par une telle inaction, s’ajoute donc un inquiétant fanatisme du marché, pourtant incroyable depuis 2008. Or, le recours au marché n’est pas une modalité possible de satisfaction des besoins sociaux, ce n’est pas une fin en soi en dépit de ce que répètent ad nauseam les prêtres européistes de la fameuse « concurrence libre et non faussée ».

La nature et l’humain ne peuvent être traités comme s’ils étaient des marchandises. Cette opération de soustraction du marché doit se faire en même temps que la hiérarchisation démocratique des fins de la production.

C’est ici que se pose la question du sens du mot économie. Selon l’économiste-historien Karl Polanyi6, le sens « formel » de ce mot peut se référer à la question du meilleur choix possible dans des conditions données. Ceci renvoie au fait courant de la solution « économique » que pose nombre de problèmes de la vie courante. La majorité des économistes ont d’ailleurs fait ce choix de l’économie comme « science des choix », précisant, de facto, que l’institution moderne la plus à même de mettre en œuvre des choix rationnels guidant l’activité de production et d’échange n’est autre que le système de marché. Les prix de marchés indiquent en effet aux agents économiques ce qu’il en coûte de toute décision économique. Or, si Polanyi pense que ce type de théorie est utile, il manque un élément évident : il n’est pas vrai qu’on puisse toujours choisir, surtout ce qui est le plus important.

Cela nous conduit au sens matériel du mot économie : pour satisfaire les simples exigences de la survie matérielle du groupe et aussi de sa culture, il n’y a pas forcément des choix possibles mais des nécessités dues à l’urgence ou à la tradition (ou les mœurs, disons). Le sens du mot économie se réfère ici à l’organisation sociale de l’activité de production et d’échange, à l’économie humaine en fait : l’homme veut (sur)vivre et exister symboliquement. Lorsque l’on parle de l’économie nationale, l’on se réfère ainsi à des productions et des institutions empiriquement repérables dans un espace concret. Les marchés constituent une pièce de ce complexe social. Ils ne sont pas une fin en soi, ils constituent des moyens concrets d’organiser la vie bonne, rien de plus. En certains cas, les logiques de rivalité et d’exclusion qu’ils impliquent imposent même de leur substituer d’autres mécanismes.

Il n’y donc pas de « souveraineté » du consommateur que tenterait d’illustrer la « science des choix » de bien des économistes : il faut s’extraire de cette mentalité infantile de l’insatisfaction permanente et réfléchir collectivement à ce qui précisément ne relève pas de nos désirs matériels changeants. Il en résulte que la nature et l’humain ne peuvent être traités comme s’ils étaient des marchandises. Cette opération de soustraction du marché doit se faire en même temps que la hiérarchisation démocratique des fins de la production. Tout ne peut plus être produit et surtout pas à n’importe quel prix. Dès lors que les injonctions du capital et de la recherche du profit ne guident plus la société, nous entrons dans un post-capitalisme. Fasse qu’il soit socialiste, car une économie dirigée peut bien évidemment se faire au profit d’une caste : c’est une définition du fascisme. Rien n’est écrit.

Réduits que nous sommes à l’état de termites par le dérèglement du monde que nous avons suscité, par l’obéissance aveugle à une couches de dirigeants économiques et politiques dont nous avons pas eu le courage de contester les mythes, il nous reste à penser l’après-Covid. Conscients que cette crise peut permettre à cette même couche sociale de nous asservir encore plus par un usage monstrueux de la technique. Si nous ne sortons pas maintenant de ce singulier sommeil dogmatique, si nous n’organisons pas le grand procès pour établir les conditions du monde d’après, si nous ne pensons pas à mettre en place une économie humaine et durable, nous n’aurons aucune excuse pour les retour des drames humains et de l’insignifiance qui accablera périodiquement nos vies futures.

Mais rien n’est écrit…

Notes :

1 Pier Paolo Pasolini, Lettres luthériennes : petit traité pédagogique, Seuil, 2002.

2 Fabrizio Tribuzio, « Tous sauf l’Etat », Le cercle des patriotes disparus, le lundi 20 avril. Lire ici.

3 Claude Nicolet, Histoire, nation et république, Odile Jacob, 2000. 

4 Edouard Husson, « Allemagne: les nôtres avant les autres – Merkel: tellement efficace dans la lutte contre le Covid-19, mais tellement peu européenne », Causeur.fr, lire ici.

5 Jacques Sapir, La démondialisation, Seuil, 2011 et Arnaud Montebourg, Votez pour la démondialisation !, Flammarion, 2011

6 Essais de Karl Polanyi, Seuil, 2008. Lire ici.

Le clivage gauche-droite est-il dépassé ?

Crédits photos
De gauche à droite Manuel Bompard, Chantal Mouffe et Lenny Benbara.

Vous avez manqué notre Université d’été ? Retrouvez notre débat sur l’actualité du clivage gauche-droite avec Chantal Mouffe et Manuel Bompard (LFI).

 

 

Crédits photo : ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Le complotisme : symptôme de la rupture entre le peuple et les élites

Bruno Di Mascio est diplômé de Sciences Po Paris et de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales où il a travaillé sur le complotisme. Il est l’auteur de Les Souterrains de la Démocratie. Soral, les complotistes et nous (éd. Temps Présent), 2016.

L’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis est venue apporter un nouvel indice d’une rupture idéologique, symbolique et cognitive du peuple américain vis-à-vis de ses élites. Les électeurs de Trump vivent, à bien des égards, « dans un autre monde » que celui de l’establishment américain. Au sens géographique d’abord, puisque les zones rurales et désindustrialisées ont massivement voté pour Trump là où les grandes villes côtières soutenaient Clinton ; au sens idéologique ensuite (rejet du libre-échange et de l’immigration), et au sens cognitif enfin, l’imaginaire politique commun étant rejeté au profit d’une rhétorique volontiers complotiste. C’est sans doute cette rupture cognitive qui est la plus inquiétante : le complotisme témoigne de difficultés grandissantes à « faire société », c’est-à-dire à faire en sorte que tous les citoyens parlent le même langage symbolique et articulent des représentations politiques communes.

Les débats médiatiques et politiques qui ont suivi l’élection de Trump en donnent une illustration saisissante : là où les éditocrates se sont lamentés de la victoire de la « post-vérité » (quand ils n’accusaient tout simplement pas la Russie d’avoir truqué l’élection), Trump a répondu en accusant CNN de répandre des fausses informations, des « fake news », à son propos. L’Amérique semble coupée en deux, incapable de définir un véritable espace public commun, condition pourtant nécessaire à l’exercice de la démocratie.

Les souterrains de la démocratie : Soral, les complotistes, et nous. Paru en 2016 aux éditions Temps Présent.
Les souterrains de la démocratie : Soral, les complotistes, et nous. Paru en 2016 aux éditions Temps Présent.

A bien y regarder, la problématique est exactement la même de ce côté-ci de l’Atlantique. La perspective de l’arrivée au pouvoir de Marine Le Pen n’a plus rien d’improbable à l’heure où les logiques identitaires (nationalistes mais aussi islamistes) s’affirment de plus en plus dans le débat public. Sur les réseaux sociaux, ce sont les discours complotistes d’un Alain Soral qui séduisent et structurent l’imaginaire d’un nombre de plus en plus important de nos concitoyens, au détriment de l’imaginaire républicain. Loin d’être un phénomène passager, l’extrémisme politique représente au contraire une tendance lourde des sociétés occidentales. Car c’est à partir des principes démocratiques qu’il faut comprendre ce phénomène, et non pas en opposition à eux.

En effet, à l’origine du complotisme et de l’extrémisme politique, il y a une ambition éminemment démocratique : celle d’améliorer la transparence, de se réapproprier son destin politique, ou encore de revendiquer la liberté d’expression contre la « pensée unique ». Comment expliquer que ces vertus démocratiques se retournent aujourd’hui contre la démocratie ? C’est que l’existence d’un espace public commun dans lequel s’exerce la démocratie est aujourd’hui menacée par deux phénomènes distincts mais convergents : la mondialisation sans limites d’une part, l’émergence des réseaux sociaux comme vecteur d’information et de communication politique d’autre part.

L’autonomie politique promise par la Modernité démocratique est devenue une illusion sous les coups de butoir de la mondialisation. En ouvrant les frontières sans limites, elle a permis l’explosion des conflits identitaires : c’est ainsi que l’antiracisme est passé d’une lutte pour la dignité humaine en une arme identitaire mobilisée aussi bien par les islamistes (contre « l’islamophobie ») que par les nationalistes (contre le « racisme anti-blanc »). En outre, en faisant du marché son principe directeur, la mondialisation a affaibli l’Etat, qui devait être l’instrument de l’autonomie : n’ayant plus guère d’impact sur le réel, les raisons de l’impuissance politique sont alors recherchées dans l’imaginaire du complot et de l’unité fantasmée du peuple contre les élites.

Notre espace public commun, dans un cadre national, est donc miné par la mondialisation. Il est également menacé par les évolutions du marché de l’information : les réseaux sociaux ont désormais une influence massive sur la communication politique. Or, la « twitterrisation de l’information » contribue fortement à niveler le discours politique vers le bas et à le pousser aux extrêmes.

Bruno Di Mascio
Bruno Di Mascio

Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à voir l’efficacité de la communication politique de Trump sur Twitter : Trump, qui souhaite continuer à utiliser son compte Twitter pendant son mandat, a parfaitement compris qu’en combinant provocation, agressivité et sens de la formule, il assurait le buzz de son discours politique, dont la principale qualité réside sans sa capacité à se synthétiser en 140 caractères. Ainsi, la « twitterrisation de l’information » favorise les discours les plus réducteurs, simplistes et controversés, susceptibles d’attirer une attention médiatique friande de « petites phrases » au détriment de démonstrations complexes.

Mais le rejet d’un imaginaire politique collectif n’est pas propre aux sympathisants des mouvements anti-élites de part et d’autre de l’Atlantique. La volonté de « faire sécession » avec le reste de la société se retrouve au moins aussi bien au sein des élites elles-mêmes : au-delà de leurs codes sociaux et culturels, c’est leur idéologie qui constitue désormais un facteur de distinction, au sens bourdieusien du terme. Acceptation d’une immigration massive sans condition d’intégration, libre-échangisme et mépris de l’Etat-Nation sont devenus autant de marqueurs de classe, d’idées qu’il faut soutenir entre gens de bonne compagnie pour se démarquer des « beaufs » français ou des « rednecks » américains.

Trump l’a parfaitement compris en se faisant le portevoix de ces perdants de la mondialisation que l’ « establishment » méprise. Et là où une partie des classes populaires et moyennes déclassées s’isole dans le mythe du complot des élites, ces dernières évoluent dans le monde pas moins imaginaire de la mondialisation heureuse et de l’identité cosmopolite. Un monde dans lequel Trump, pas plus que Marine Le Pen, n’avait bien sûr aucune chance d’être élu… Les fantasmes des élites nourrissent alors les mythes complotistes des autres et réciproquement. Les idées se polarisent et se réduisent à des postures qui n’élèvent guère le niveau du débat démocratique.

Rupture cognitive par le bas, rupture symbolique par le haut : il n’est pas certain que nos sociétés démocratiques constituent encore un corps politique, ou, pour le dire autrement, qu’elles soient capables de secréter un imaginaire commun, avec les mêmes références culturelles et politiques. C’est cette incertitude que reflète la tentation complotiste et ses traductions électorales avec une tension spectaculaire, qui n’est peut-être que le prémisse d’un éclatement politique plus grand encore.

Bruno Di Mascio