Comment les sanctions économiques ont mis fin au « doux commerce »

Allégorie des sanctions contre la Russie. © FlyD

« Doux commerce » : l’expression date du XVIIIè siècle. Sous la plume de Montesquieu, elle renvoie au pouvoir pacificateur des échanges marchands ; plus récemment, elle a été mobilisée pour défendre les vertus de la mondialisation, pensée comme antidote aux conflits. Cette illusion a vécu. Les États-Unis, principaux promoteurs de la globalisation, en sont aujourd’hui les fossoyeurs. Et le dollar, présenté comme un moyen d’échange universel, est aujourd’hui transformé en arme de guerre. C’est ce que défendent les chercheurs Henry Farrell et Abraham Newman dans Underground Empire, un ouvrage dédié à ce phénomène majeur des relations internationales contemporaines. Par Ben Wray, traduction Alexandra Knez [1].

La suprématie mondiale des États-Unis ne repose pas sur des bombes ou une armée surpuissante. Elle réside dans des instruments moins directement visibles : câbles à fibres optiques, microprocesseurs et… le système de compensation en dollars. Dans Underground Empire Henry Farrell et Abraham Newman analysent la manière dont les États-Unis ont transformé des infrastructures numériques apparemment anodines en armes destinées à discipliner leurs alliés et punir leurs ennemis.

En ciblant les « points d’étranglement » de l’économie mondiale, les États-Unis peuvent empêcher leurs rivaux – surtout la Chine – d’accéder aux technologies et aux ressources dont ils dépendent. Si cette arme a été largement couronnée de succès jusqu’à présent, elle incite à présent de nombreux pays à prendre des initiatives de dé-dollarisation.

Aux origines du système

Cet empire souterrain n’a pas été créé à dessein. Il s’est développé de manière spontanée, avant tout en réponse à la nécessité d’établir les connexions les plus rapides possibles entre les États-Unis et le reste du monde dans les domaines de l’internet, de la finance et de la chaîne d’approvisionnement. L’infrastructure de la mondialisation contemporaine a été construite à l’ère néolibérale et, en tant que telle, elle appartient au secteur privé. Mais ce sont en grande majorité des entreprises américaines qui en sont propriétaires, et une grande partie d’entre elles se trouve sur le sol américain.

Les câbles à fibres optiques qui parcourent les fonds marins sont essentiels pour assurer des télécommunications quasi instantanées à l’échelle mondiale. En 2002, plus de 99 % des câbles reliant deux continents passaient par les États-Unis. Le système de paiement supposément international SWIFT permet aux banques du monde entier d’effectuer des transactions en dollars, la monnaie de réserve mondiale. Mais bien qu’il soit basé en Belgique, ses data-centers résident en Virginie du Nord, et son conseil d’administration compte de nombreuses banques américaines…

Si la chaîne d’approvisionnement en semi-conducteurs a été délocalisée il y a plusieurs décennies, les principaux maillons de la chaîne sont toujours aux mains des Américains et le reste est principalement contrôlée par des alliés des États-Unis. Même si la Chine est désormais au cœur de la production capitaliste mondiale, le sang qui coule dans les veines de la mondialisation est encore rouge, blanc et bleu.

Jusqu’en 2001, les États-Unis n’avaient aucune raison d’activer cette arme. Les États-Unis étaient les principaux bénéficiaires de cet ordre mondial dont ils étaient le centre, et à qui la périphérie payait un tribut chaque fois qu’elle commerçait en dollars ou achetait de la technologie issue de la Silicon Valley. Il convenait à Washington de ne pas politiser son hégémonie économique, afin qu’elle relève de l’évidence.

Les choses ont changé avec le 11 septembre. Cet électrochoc a poussé Washington à s’interroger sur l’état des « tuyaux et la plomberie » de la puissance américaine, pour reprendre les termes de Farrell et Newman.

Al-Qaïda avait été en mesure d’utiliser télécommunications américaines et billets verts pour financer et organiser ses attaques. Le gouvernement américain voulait désormais avoir accès à cette infrastructure afin que la National Security Agency (NSA) puisse écouter les appels téléphoniques et que le Trésor américain puisse exclure n’importe quelle entité des circuits financiers globaux. Ces opérations se sont révélées non seulement faisables, mais très aisées.

Comme l’écrivent Farrell et Newman, « L’économie mondiale repose sur un système de tunnels et de conduits que les États-Unis peuvent pénétrer et adapter presque aussi facilement que s’ils avaient été conçus à cette fin et sur mesure par un ingénieur militaire. »

Ce qui n’était au départ que des mesures ad hoc justifiées par la nécessité de faire face à des menaces sécuritaires est rapidement devenu un « outil politique comme un autre ». Et la NSA devait « maintenir et étendre » son réseau mondial d’espionnage, malgré les révélations d’Edward Snowden en 2013, tandis que « la collecte de renseignements et la coercition économique devaient désormais faire partie des missions principales du Trésor américain ».

Dans un premier temps, les sanctions ont ciblé des entités marginales – d’Al-Qaïda à la Corée du Nord. Mais à mesure que la position hégémonique des États-Unis était contestée, Washington a tourné ces armes de guerre vers les centres névralgiques de l’économie mondiale.

L’unilatéralisme du billet vert

C’est l’Iran qui a fait office de test. Les États-Unis le sanctionnaient depuis des décennies, mais ce pays d’Asie occidentale continue d’échanger divers produits de base en dollars – surtout son pétrole – par le truchement de banques européennes.

Les choses ont changé en 2006, lorsque les États-Unis ont exclu une banque iranienne du système de compensation du dollar, qui n’est accessible que par l’intermédiaire des banques américaines. Auparavant, les États-Unis estimaient qu’il était trop risqué de politiser la compensation en dollars au cas où les banques étrangères décideraient alors de trouver des alternatives au dollar.

Washington s’est réjoui de constater que les banques européennes ont réagi aux nouvelles sanctions contre l’Iran en s’y conformant. Ces entreprises craignaient que le Trésor ne les exclue du système de compensation en dollars si elles se rebiffaient ; l’accès au billet vert était une nécessité vitale, tandis que le commerce avec l’Iran ne l’était pas. En 2015, l’Iran a fini par ne plus pouvoir commercer en dollars.

Ces mutations ont eu un impact profond sur le système financier international, mais aussi les pratiques diplomatiques des États-Unis. Lors de leurs déplacements à l’étranger, les fonctionnaires du Trésor cessaient de rencontrer les ministres pour se tourner directement vers les banques : ils n’avaient plus besoin de l’aval des autorités locales pour exclure – ou menacer d’exclure – leurs entreprises des marchés financiers. L’ère de « l’unilatéralisme du dollar » était née.

L’unilatéralisme du dollar s’est d’abord heurté à des résistances. L’Union européenne (UE) et les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies avaient négocié l’accord sur le nucléaire iranien en 2013 et étaient légalement tenus de le respecter. Lorsque Donald Trump a retiré les États-Unis de l’accord en 2018 et a relancé l’ensemble des sanctions contre l’Iran, y compris les « sanctions secondaires », l’UE et les autres États qui avaient signé l’accord ont déclaré qu’ils s’y engageaient toujours.

L’Allemagne, la France et le Royaume-Uni – qui sont loin d’être des ennemis de Washington – ont même mis au point une infrastructure de contournement de SWIFT, appelée INSTEX, pour faciliter les échanges avec l’Iran. Cette solution s’est toutefois soldée par un échec retentissant.

Les signataires de l’accord sur l’Iran n’ont pas pu l’appliquer parce que les entreprises européennes étaient terrifiées par la menace que représentaient les sanctions secondaires américaines. L’effondrement de l’accord avec l’Iran a prouvé à quel point la souveraineté européenne était limitée dans une économie mondiale dominée par le dollar.

La subordination européenne est devenue encore plus évidente lorsque l’UE a décidé d’imposer des sanctions majeures à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022. L’UE a rapidement réalisé qu’elle n’avait pas les armes pour « prendre en charge sa propre histoire ». Comme l’observent Farrell et Newman : « Plus l’UE cherchait à construire ses propres sources de pouvoir et d’autorité, plus elle se rendait compte qu’elle avait besoin de ce que les États-Unis possédaient : informations, institutions, expertise technique et pouvoir sur les marchés mondiaux. »

Microsoft a pris conscience du pouvoir de l’État américain de la même manière. L’entreprise a toujours été une fervente adepte de l’idéologie du « libre marché », se présentant comme une « Suisse numérique » à l’abri des ingérences géopolitiques de Washington ou de tout autre État. Avec la guerre en Ukraine, l’entreprise devait faire volte-face. Elle se vante désormais de son influence dans le combat contre les cyberattaques russes et de son soutien aux ukrainiennes – un engagement qui rappelle celui de Ford Motors dans la construction des chars d’assaut durant la Seconde guerre mondiale. Qu’il s’agisse de la Commission européenne ou de Microsoft, les préceptes du libre marché ont fait place à la Realpolitik brutale de l’empire souterrain…

Le cas Huawei

Les sanctions prises à l’encontre de la Russie sont allées au-delà de tout ce qui avait pu être envisagé auparavant. Plus spectaculaire encore : la saisie de 260 milliards de dollars des réserves de devises étrangères de la Russie, une mesure sans précédent qui a sonné l’alarme dans les capitales étrangères du monde entier quant à leur vulnérabilité par rapport au dollar – et surtout à Pékin. Comme l’a fait remarquer un ancien conseiller de la Banque centrale de Chine : « Si les États-Unis cessent de respecter les règles, que peut faire la Chine pour garantir la sécurité de ses actifs étrangers ? Nous n’avons pas encore de réponse a ce sujet. »

Les interrogations de la Chine ne se limitent pas aux réserves de devises étrangères. La guerre menée par les États-Unis contre l’une de ses principales entreprises, le géant des télécommunications Huawei, a largement porté ses fruits. Washington avait décidé de mettre un terme à l’objectif réaliste de Huawei visant à dominer l’infrastructure 5G mondiale, une ambition qui menaçait directement le contrôle des États-Unis sur les télécommunications mondiales et mettait donc en péril l’empire souterrain.

Les sanctions ont coupé Huawei d’un grand nombre de ses principaux fournisseurs, en particulier du fabricant taïwanais de semi-conducteurs TSMC. En 2021, la part du marché mondial des smartphones détenue par Huawei s’est effondrée de 20 % à 4 %. Des alliés clés des États-Unis, tels que le Royaume-Uni et l’Australie, ont renoncé à lui confier la construction de leurs réseaux 5G. Les États-Unis ont démontré à la Chine qu’ils avaient le pouvoir de limiter son expansion technologique.

Les États-Unis ne se sont pas arrêtés en si bon chemin. Le conseiller à la sécurité nationale de Joe Biden, Jake Sullivan, a prononcé un discours en septembre 2022 dans lequel il déclarait que l’objectif de maintenir un « avantage relatif » sur la Chine sur le plan technologique ne suffisait plus. Les États-Unis veulent désormais « une longueur d’avance aussi grande que possible ».

Peu de temps après, Biden a annoncé la plus grande série de sanctions concernant les semi-conducteurs, interdisant à toute entreprise américaine de fournir des composants à un fabricant de puces chinois et faisant pression sur ses alliés pour qu’ils fassent de même. Les puces étant désormais nécessaires pour produire à peu près n’importe quoi, ces sanctions constituent un levier majeur dans la guerre économique en cours.

Les États-Unis semblent convaincus de l’efficacité de ces sanctions. Le 17 janvier, la chaîne CNBC a rapporté que les importations chinoises de puces électroniques avaient chuté de 15,4 % en 2023, les États-Unis prévoyant de nouvelles mesures pour combler les « lacunes » du régime de sanctions.

Cependant, Huawei a annoncé en septembre que son nouveau smartphone contenait une puce à deux nanomètres, soit presque la taille des semi-conducteurs les plus avancés au monde… À Washington, ce fut un tremblement de terre.

On ne sait toujours pas exactement comment Huawei a réussi à se procurer la puce à deux nanomètres et si la Chine est capable de la produire à grande échelle. Mais cette faille dans l’empire souterrain soulève des questions plus larges sur les contraintes et les pièges potentiels que pose cette transformation de la puissance économique américaine en arme internationale.

La machine à sanctions

Comme l’a montré le livre récent de Nicholas Mulder sur l’histoire des sanctions, The Economic Weapon, celles-ci ont curieusement tendance à échouer dans leurs objectifs. Le risque le plus évident réside dans le fait qu’en plaçant une si grande partie de l’économie mondiale sous sanctions – environ un tiers du monde – les États-Unis risquent de fournir aux pays concernés la motivation dont ils ont besoin pour mettre en place des infrastructures financières et technologiques alternatives. Cela peut s’avérer difficile, coûteux et inefficace par rapport au système dominé par les États-Unis, mais offre un horizon d’indépendance.

Selon Farrell et Newman, l’Iran a réagi aux sanctions américaines en recourant à des « intermédiaires, à des détournements et à des paiements en espèces » sur le marché noir, ce qui a généré 80 milliards de dollars d’échanges commerciaux par an. La Chine adopte une approche plus sophistiquée, en développant une monnaie numérique de banque centrale (CBDC) qui a potentiellement pour objectif de faciliter les échanges bilatéraux instantanés, en se passant totalement du dollar.

D’autres risques incluent un « découplage brutal » entre les économies des États-Unis et de la Chine si les sanctions « à la chaîne » venaient à s’envenimer. Une telle rupture pourrait déclencher une récession mondiale qui éclipserait les précédentes en intensité.

Comme le soutiennent Farrell et Newman : « Les États-Unis comprennent beaucoup mieux l’économie mondiale et peuvent la manipuler plus facilement que leurs alliés et adversaires. Pourtant, à mesure que les contradictions s’accumulent, le risque d’un échec catastrophique s’accroît ».

Une fois que l’on s’engage sur la voie des sanctions, où s’arrête-t-on ? Matt Duss, conseiller en politique étrangère de Bernie Sanders, a déclaré aux auteurs qu’il existait désormais un « complexe industriel des sanctions » aux États-Unis, avec des agences chargées de trouver de nouvelles raisons d’en imposer davantage – en particulier lorsque ces dernières n’ont pas été aussi efficaces qu’on l’espérait.

Et lorsqu’une sanction est mise en place, il devient politiquement difficile de la retirer. Une fois que l’économie mondiale a été transformée en arme, il est difficile de faire marche arrière – même si les conséquences de long terme pour l’hégémonie américaine peuvent être létales.

Un empire bienveillant ?

Face à cet empire souterrain, que faire ? Pour Farrell et Newman, l’alternative réside dans « un autre type d’imperium, qui servirait l’intérêt mondial ». Pour un livre imprégné de Realpolitik, cette conclusion est sinon fantaisiste, du moins décevante. La simple idée que l’on pourrait confier à un seul État la mission de mettre en place des outils au service de l’humanité est d’une confondante naïveté. Alors même que les auteurs sont d’une grande lucidité sur «l’interdépendance militarisée » entre les États-Unis et la Chine, et qu’ils soulignent que les responsables américains ont instrumentalisé la peur d’un conflit avec la Chine… précisément pour le faire advenir.

Il n’y aura pas d’empire souterrain bienveillant. Il suffit pour s’en convaincre d’observer les décisions prises par Joe Biden en matière de sanctions, qui ont surtout renforcé celles qui avaient été mises en place par l’administration Trump. L’alternative réside plutôt dans des coalitions diplomatiques altermondialistes, qui défendent la souveraineté des États, favorise les échanges hors dollar et refusent de se conformer aux diktats de toutes les grandes puissances.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « It’s Time to Dismantle the US Sanctions-Industrial Complex ».

« À Cuba, nous considérons la culture comme un besoin fondamental » – Entretien avec Abel Prieto

Raúl Martínez, Nosotros, salle Che Guevara de la Maison des Amériques © Léo Rosell

Cuba est une nation où règne la culture. Ses écrivains et poètes sont parmi les plus rayonnants de la littérature hispanique, les musiques et les danses afro-cubaines sont connues dans le monde entier et illustrent un mode de vie festif, dont le mojito et le cigare sont des symboles emblématiques. Mais au-delà de ces idées reçues qui affleurent sur les – rares – cartes postales que l’on trouve dans les boutiques pour touristes de La Havane, le développement culturel de l’île et son niveau d’éducation font la fierté du régime hérité de la Révolution. Pour ses opposants, le développement des institutions culturelles est également un moyen de renforcer le pouvoir du gouvernement. L’écrivain Abel Prieto, chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres de la République française, a été pendant plus de quinze ans, de 1997 à 2012, le ministre de la Culture de Cuba, avant de devenir conseiller spécial de Raúl Castro à la présidence. Ancien président du syndicat des artistes et écrivains de Cuba, député à l’Assemblée nationale, il préside désormais la Maison des Amériques, une institution diplomatique et culturelle prestigieuse. Dans cet entretien, il revient sur la place centrale qu’occupe la culture à Cuba, sur les origines et les objectifs de la Maison des Amériques où il nous reçoit, ou encore sur l’importance de la culture française dans son parcours personnel.

LVSL : Vous êtes écrivain et avez été durant longtemps ministre de la Culture au sein du gouvernement cubain. Quelle place la culture occupe-t-elle dans la société cubaine et dans la vie quotidienne des Cubains, et quelles formes les politiques culturelles prennent-elles ici ?

A. P. – Récemment, on m’a commandé un texte sur le thème de la politique culturelle cubaine en lien avec le processus de décolonisation culturelle. Nous en avons tiré un petit numéro édité par la Maison des Amériques, faisant intervenir de nombreux artistes aussi jeunes que talentueux.

Le premier élément caractéristique de notre politique culturelle est donc pour moi l’élément décolonisateur. C’est une politique qui vise à freiner la colonisation culturelle et à émanciper la population. Nous n’avons jamais renoncé à cet objectif de démocratiser la culture. Il y a à Cuba une très grande tradition de création artistique, littéraire et poétique. La culture populaire est inscrite dans le quotidien des gens et dans leur rapport au monde, mais l’accès à la culture dite « légitime » a été durant trop longtemps limité. C’est pourquoi nous avons proclamé, comme le disait Fidel Castro, un droit du peuple à la culture, car sans culture, il n’y a pas de liberté possible. Cette relation était même au cœur de la réflexion de Fidel sur le « pauvre de droite », à travers l’idée que l’ignorance permet la manipulation.

S’est aussi développée l’idée qu’il ne devait surtout pas y avoir de promotion d’un style officiel. L’un des discours marquants de cette orientation a été prononcé par Fidel en 1961, et est passé à la postérité sous le titre de « Paroles aux intellectuels ». Dans ce discours, Fidel invite les artistes à produire un art qui serve la Révolution, tout en se démarquant du réalisme socialiste. Il se refuse à définir une doctrine esthétique ou un style officiel, contrairement au réalisme soviétique qui fut un désastre du point de vue de la création. Cette liberté créatrice, du point de vue esthétique, était l’une des préoccupations des artistes et des intellectuels, et leur a été garantie au terme de longues discussions de Fidel avec des artistes et des écrivains dans le théâtre de la Bibliothèque nationale de La Havane.

La politique culturelle doit préparer le peuple intellectuellement. En 1959, quand fut créée l’Imprimerie nationale, Fidel déclara : « Nous ne disons pas au peuple : “crois !” Nous lui disons : “lis !” »

L’un des autres éléments caractéristiques de la politique culturelle cubaine est son ouverture. Cela fait écho à une autre thèse de Fidel, selon laquelle on ne peut former le Cubain d’aujourd’hui et celui de demain dans un bocal en verre. Il faut le former aux intempéries, en lui apprenant à penser par lui-même, en créant des antidotes. Cette intuition est d’autant plus pertinente depuis l’apparition d’internet et des réseaux sociaux. Fidel était par exemple très préoccupé par la propagande commerciale et la façon dont elle avilit les hommes. Il disait que la propagande commerciale produisait des réflexes conditionnés chez les individus, et leur ôtait la capacité de penser par eux-mêmes. La politique culturelle doit préparer le peuple intellectuellement. En 1959, quand fut créée l’Imprimerie nationale, Fidel déclara : « Nous ne disons pas au peuple : “crois !” Nous lui disons : “lis !” » Nous ne voulons pas former des fanatiques mais des gens qui réfléchissent et sont dès lors en mesure de comprendre le monde, ses pièges et ses manipulations potentielles.

Il n’est d’ailleurs pas anodin que le premier livre édité par l’Imprimerie nationale ne soit pas un manuel de guérilla révolutionnaire ou de philosophie marxiste, mais le Don Quichotte, un monument de la littérature universelle, qui plus est le premier roman moderne. Dans un pays sous-développé en grande partie à cause de sa subordination aux intérêts états-uniens, et à l’issue d’une révolution menée par des paysans, des ouvriers, des gens humbles voire sans emploi, le signal est donné que l’émancipation passe par le Don Quichotte. C’est une chose extraordinaire, qui révèle la grandeur de cette politique, avant qu’elle ne se développe encore davantage avec la grande campagne d’alphabétisation de 1961.

Rappelons qu’il s’agit également d’un héritage de José Martí, le fondateur de notre nation. Martí disait que la seule façon d’être libre était d’être cultivé. Ce n’est pas un hasard non plus si son portrait et des citations issues de son œuvre sont omniprésents dans les écoles cubaines. Fidel disait même qu’il était l’auteur spirituel de la Révolution. Nous avons repris le fil de Martí et toute notre politique culturelle provient de cet héritage.

Abel Prieto
Abel Prieto dans la salle de réunion de la Maison des Amériques, La Havane © Léo Rosell

Plus concrètement, cette politique culturelle s’appuie sur une alliance entre les institutions culturelles et l’avant-garde intellectuelle et artistique. La veille de cet entretien, par exemple, était organisée à la Maison des Amériques le Conseil national de l’Union des artistes et écrivains de Cuba, syndicat que j’ai eu la chance de diriger par le passé. C’était une réunion absolument passionnante, très profonde quant aux enjeux auxquels nous sommes confrontés. En particulier, celui de la terrible crise économique que nous traversons, à la suite de la pandémie et surtout du renforcement du blocus américain contre nous. L’une des critiques adressées lors de cette réunion a été le sentiment que l’importance de la culture est sous-estimée par les responsables politiques, qui doivent en même temps faire preuve de pragmatisme dans cette situation. Le dialogue très étroit entre avant-garde politique et avant-garde intellectuelle et artistique est donc toujours vif.

LVSL : Désormais, vous êtes le président de la Maison des Amériques. Pouvez-vous revenir sur les origines, l’histoire et les objectifs de cette institution ?

A. P. – Cette institution a été créée de façon très précoce, dès avril 1959, soit quelques mois seulement après le triomphe de la Révolution le 1er janvier 1959, dans la foulée de l’Institut cubain des arts et de l’industrie cinématographiques (ICAIC) et de l’Imprimerie nationale. C’est Haydée Santamaría, grande héroïne de la Révolution, déjà présente lors de l’assaut de Moncada en 1953, qui en a eu l’idée et qui en a été la première directrice. Alors que les États-Unis organisaient déjà l’isolement de Cuba par rapport au reste de l’Amérique latine, et que seul le Mexique continuait à entretenir des relations diplomatiques avec notre pays, l’objectif était de permettre le maintien de liens avec des artistes, intellectuels et écrivains du reste du continent.

Nous nous inscrivons dans l’héritage de Simón Bolívar et de José Martí et faisons nôtre leur utopie d’une Amérique latine unie, juste, digne et non-subordonnée aux États-Unis.

Fidel a été très impliqué dans la création de cette Maison des Amériques, de même que Raúl qui y a prononcé un discours très important le 8 septembre 1959. Cette institution manifeste en quelque sorte le fait que nous nous inscrivons dans l’héritage de Simón Bolívar et de José Martí, que nous faisons nôtre leur utopie d’une Amérique latine unie, juste, digne et non-subordonnée aux États-Unis. Malgré le fait que ces derniers nous ont exclus de l’Organisation des États américains, qu’ils ont tenté de nous isoler de notre famille spirituelle, de notre environnement naturel, cette idée est absolument transcendantale et décisive dans la survie de la Révolution. Notre institution a tenu un rôle crucial en réalisant un travail acharné pour déjouer, ou du moins atténuer, le funeste projet des États-Unis.

Ses missions sont donc l’accueil d’artistes et la promotion de la culture latino-américaine. Dans ce cadre, nous refusons la distinction entre haute culture et cultures populaires. Parmi nos collections, nous sommes très fiers de celle consacrée à l’artisanat populaire d’Amérique latine, d’autant plus que l’ensemble des pièces dont nous disposons n’ont pas été achetées mais sont issues de donations, ce qui révèle bien l’esprit de notre institution, fondée non pas dans un but mercantile mais dans celui de favoriser l’amitié entre les peuples et la coopération culturelle au sein de notre continent.

Cette fonction est encore plus importante lorsqu’il s’agit de la conservation d’œuvres menacées par les régimes fascistes sud-américains. Lorsque la maison-musée de la très grande chanteuse populaire et poétesse chilienne Violeta Parra a été pillée par les partisans de Pinochet, sa famille nous a fait don d’une broderie sur toile de jute qu’elle avait confectionnée, de même que la Fondation du nouveau cinéma latino-américain a conservé sous Pinochet les œuvres cinématographiques chiliennes qui auraient pu être détruites par le régime.

Violeta Parra, broderie sur toile de jute, Musée des Amériques © Léo Rosell

Notre promotion de la culture latino-américaine passe également par l’organisation d’un prix littéraire doté de 3 000 dollars. La plupart des grands prix littéraires internationaux en langue espagnole, comme le prix Alfaguara ou le prix Planeta, sont dotés de 150 000, parfois 200 000 dollars, car ce sont des opérations marketing à l’usage des maisons d’édition. Au contraire, notre politique culturelle a toujours été très claire quant au fait que nous ne souhaitons pas dégrader la culture au rang de marchandise. À Cuba, la culture est considérée comme un besoin fondamental et donc un droit.

LVSL – Comment les artistes sont-ils financés ?

A. P. – C’est l’un des grands problèmes auxquels nous sommes confrontés actuellement, et qui ont été soulevés lors de la réunion. Certains artistes sont directement subventionnés par l’État. C’est notamment le cas des professionnels du théâtre ou de la musique de concert. En règle générale, c’est le cas des arts pour lesquels la demande est relativement faible et dont la vente des places ne permet pas de rémunérer les artistes. D’autres artistes ont des contrats directement avec des entreprises, et gagnent donc selon le succès et la demande de leur travail.

Durant la pandémie, tous les artistes ont été subventionnés, grâce à un effort financier du gouvernement qui a aussi favorisé la tenue de représentations théâtrales ou musicales sur internet et les réseaux sociaux. Mais l’un des symptômes de la pandémie a également été le fait que la population a perdu l’habitude de sortir, ce qui fragilise le secteur des arts vivants comme la musique, le théâtre ou les festivals.

L’enjeu fondamental, selon moi, est de se tirer de cette terrible crise en conservant notre spiritualité et notre âme intactes. Nous avons déjà traversé des moments terribles, notamment lors de la « période spéciale » des années 1990 après la chute de l’URSS et du bloc de l’Est. En 1993, Fidel déclara : « La culture est la première chose à sauver. » Il ne se référait pas seulement aux arts mais plus largement à notre identité, à notre nation. Ces mots sont donc plus que jamais d’actualité.

LVSL : Vous avez été décoré de la médaille Victor Hugo par l’Unesco et vous avez également été élevé au grade de chevalier des Arts et des Lettres par le gouvernement français. Que représentent pour vous la France et plus particulièrement la culture française ?

A. P. – J’ai en effet été décoré de la médaille des Arts et des Lettres par le gouvernement français en 2012. L’idée est venue de mon ami Eusebio Leal, grand historien de La Havane, lui-même chevalier des Arts et des Lettres et commandeur de la Légion d’honneur. Il en a parlé à l’ambassadeur qui a directement accepté. Lors de la cérémonie, on m’a demandé quel était l’auteur français qui m’avait le plus inspiré, et un peu sur le ton de la blague, j’ai répondu Allan Kardec, le fondateur du spiritisme scientifique.

Mais au-delà de la plaisanterie initiale, j’ai toujours été fasciné par le spiritisme, et je garde un souvenir ému de la visite de sa tombe au Père-Lachaise, sans doute la plus entretenue et la plus fleurie. Mon grand-père paternel, Enrique Prieto, a été en quelque sorte un disciple du spiritisme scientifique que l’on doit à Kardec. Mon père, athée convaincu, anticlérical et « bouffeur de curés », comme on dit, a tenté de m’en éloigner, mais avec le temps j’y suis revenu. Je voudrais écrire un ouvrage sur cette question avec un ami, député lui aussi, Enrique Alemán Gutiérrez, président de la Plateforme pour le dialogue interreligieux à Cuba qui a développé le projet Quisicuaba. Ce « spiritisme croisé » mêle spiritisme et santeria, religion populaire folklorique afro-cubaine.

Tombe d’Allan Kardec au cimetière du Père Lachaise, Paris © Creative commons.

Ce qui me passionne, c’est la proximité de cette pratique avec l’idée socialiste de la Révolution. L’un des disciples d’Allan Kardec, Léon Denis, a écrit un livre intitulé Socialisme et spiritisme. Dans la région de Manzanillo par exemple, une partie de Cuba où le spiritisme est très développé, il y a aussi une dévotion traditionnelle très forte pour le communisme. La preuve : avant 1959, les réunions de la cellule locale du Parti communiste de Cuba ne pouvaient s’y tenir le vendredi car des messes du spiritisme avaient lieu ce jour-là. Cette population se sent à la fois communiste et spirite. Ce phénomène se retrouve dans bien d’autres régions de Cuba, et dans d’autres endroits d’Amérique latine, notamment au Brésil qui est La Mecque du spiritisme.

Autrefois, la jeunesse était attirée par la contre-culture de gauche, alors qu’aujourd’hui, comme on dit en Espagne, ce qui est guay, ce qui est cool, c’est être d’extrême-droite.

D’ailleurs, il y avait aussi des connexions avec la théologie de la Libération, qui est un mouvement très intéressant à étudier. Lorsque les Américains se sont rendu compte qu’en Amérique latine, l’Église se mettait à appliquer véritablement les préceptes du Christ, à savoir se rapprocher des pauvres pour participer à leur émancipation, ils sont intervenus directement et l’Église catholique a réprimé les prêtres de la théologie de la libération pour les remplacer par des traditionnalistes évangélistes, qui ont joué un rôle décisif contre Lula et dans l’ascension de Bolsonaro.

Le fait qu’aujourd’hui, les pauvres des favelas suivent de façon aussi massive les évangélistes, jusque dans leur vote, ce qui rappelle la figue du « pauvre de droite » qui obsédait Fidel, est particulièrement préoccupant et nous alerte tous. En particulier chez les jeunes qui, autour des télévangélistes au Brésil, de Vox en Espagne ou des néo-fascistes italiens, notamment sur Instagram qui est devenu le paradis de la jeunesse néo-fasciste, trouvent de plus en plus d’audience. Autrefois, la jeunesse était attirée par la contre-culture de gauche, alors qu’aujourd’hui, comme on dit en Espagne, ce qui est guay, ce qui est cool, c’est être d’extrême-droite. Aujourd’hui, le néo-fascisme a l’avantage d’apparaître comme antisystème. D’autant plus que le personnel politique, y compris de gauche, en Europe, a déçu trop de gens.

Il ne faut donc jamais dissocier les objectifs politiques de la quête de spiritualité des gens. Voilà pourquoi j’ai répondu, sur le ton de la blague, que l’auteur français qui m’a le plus influencé était Allan Kardec, mais derrière l’humour il y avait donc un fond de vérité.

LVSL – Et si vous aviez répondu plus sérieusement à cette question, quels auteurs français vous ont-ils le plus inspiré ?

A. P. – J’ai toujours entretenu une relation très intense, très proche avec la littérature française et les écrivains français. Ce lien remonte à mes lectures d’adolescence, en particulier les œuvres d’Alexandre Dumas et de Balzac, qui ont été très bien traduites et diffusées par les maisons d’édition latino-américaines. Lors de mes études de Littérature et langue hispaniques à l’Université de La Havane, j’ai aussi eu la chance de suivre des cours de littérature française.

L’œuvre de Victor Hugo me fascine évidemment, en particulier Les Misérables, comme celle de poètes français tels que Baudelaire, Paul Valéry ou Rimbaud, qui pour moi est un génie absolu, un véritable illuminé. J’ai découvert Rimbaud grâce au groupe des Orígenes, et à son influence sur José Lezama Lima, l’un de nos plus grands auteurs. On peut même dire qu’il fut le grand inspirateur esthétique et idéologique de la revue littéraire Orígenes. C’est également par ce biais que j’ai découvert des merveilles de la poésie française, des poètes qui se sont révélés fondamentaux pour moi, que j’ai lus et relus, comme Mallarmé. De même, comment pourrais-je ne pas évoquer Camus ? Que ce soit L’Étranger, chef-d’œuvre de la littérature mondiale, ou son essai L’Homme révolté, ce grand texte extraordinaire dont la lecture a été décisive dans mon parcours. Son théâtre me passionne également, comme Le Malentendu, qui est une pièce bouleversante. Je pourrais encore citer André Gide et ses Faux monnayeurs, ou Jean-Paul Sartre également, mais davantage du point de vue de sa pensée que pour ses œuvres narratives.

Pour revenir à votre question plus large sur mon rapport à la France, j’ai eu la chance de venir en France à plusieurs occasions, notamment lors d’un événement à Poitiers qui fut très important pour moi. Il s’agissait d’un colloque organisé sur l’œuvre de Lezama par Alain Sicard, éminent hispaniste français. Nous étions quelques écrivains latino-américains à y avoir été invités, comme la grande poétesse cubaine Fina García-Marruz. Cet assemblage de gens extraordinaires et partageant cette passion pour Lezama est tout simplement inoubliable, d’autant plus que c’était la première fois que je venais en France et que je visitais Paris.

À cette occasion, j’ai pu converser longuement avec Julio Cortázar, qui a entretenu une relation très étroite avec la Maison des Amériques. C’était un grand écrivain et en même temps une personne remarquable, éthique et intègre – qualités qui semblent malheureusement de plus en plus démodées–, loyal envers la Révolution, y compris lors des moments où les campagnes de propagande internationales contre nous furent les plus intenses. Il a publié un poème exceptionnel dans la revue de la Maison des Amériques, qui donne précisément à voir cette grandeur morale qu’il incarnait. À l’occasion de cette rencontre, nous avons découvert que nous avions beaucoup de lectures d’enfance en commun, qui nous ont subitement rapprochés, comme Constancio C. Vigil mais aussi Jules Verne, dont il était un grand lecteur, en témoigne son roman parodique La vuelta al día en ochenta mundos [Le Tour du jour en quatre-vingts mondes, publié en 1967, NDLR].

L’un des éléments caractéristiques de Lezama, qui font de son œuvre quelque chose d’insaisissable pour le milieu universitaire, est en lien avec la cubanité, et au-delà avec le mystère poétique.

Les surinterprétations de Lezama dans le champ académique m’ont toujours amusé. Lors de ce colloque, l’un des intervenants, prisonnier des grilles de lecture structuralistes, a extrapolé le sens d’un poème de Lezama, « Café Alaska », avant d’être gentiment repris à l’ordre par Fina. Cet espace poétique propre à Lezama résiste de façon extraordinaire aux tentatives de réduction interprétative et de digestion par le monde académique. L’un des éléments caractéristiques de Lezama, qui font de son œuvre quelque chose d’insaisissable pour le milieu universitaire, est en lien avec la cubanité, et au-delà avec le mystère poétique. Pour autant, j’ai été impressionné par le dynamisme des études hispanistes en France, avec tout un courant de spécialistes de José Martí comme Paul Lestrade, ou Claude Couffon, qui a traduit Lezama et beaucoup d’autres grands auteurs cubains. Jusque dans l’ascenseur de la Tour Eiffel, nous faisions des jeux de mots et créions des néologismes entre l’espagnol et le français. C’était vraiment une rencontre intellectuelle et amicale exceptionnelle.

LVSL – L’histoire de France semble également jouer un rôle important dans l’imaginaire politique cubain, sous forme de références de la part d’intellectuels ou de politique à notre histoire révolutionnaire en particulier. Y a-t-il des épisodes de l’histoire de France qui ont particulièrement marqué votre réflexion ou votre trajectoire politique ?

A. P. – Mai 68 a été une période qui a profondément marqué ma génération, d’autant plus que je l’ai vécue lors de ma première année à l’Université de La Havane. C’est un moment qui nous a frappés car c’étaient nos guerilleros à nous qui, les premiers, avaient porté les cheveux longs et la barbe en guise de manifestation de leur adhésion à la Révolution. À cette même époque, dans notre université, apparaissait un courant très conservateur, très régressif, qui voyait ces habitudes comme quelque chose venant de l’étranger. C’était pour nous une folie que ce symbole émancipateur nous soit dénié de façon aussi absurde. L’homme nouveau auquel aspirait le Che, avec la barbe et les cheveux longs, devait tout à coup se fondre dans un schéma qui remettait profondément en cause sa propre émancipation.

Morceaux choisis des portraits du Che exposés dans la salle de réunion de la Maison des Amériques © Léo Rosell

La grande révolte juvénile des années 1968 contre la morale et la famille bourgeoise a toujours des conséquences aujourd’hui, en témoigne la réforme du code de la Famille qui a eu lieu à Cuba en novembre 2022 et qui dote notre île d’une des législations les plus progressistes d’Amérique latine, en reconnaissant notamment l’adoption et le mariage homosexuel, ou le concept de « familles » au pluriel. Cette réforme a été approuvée par référendum avec près de 67% de votes pour, dans un contexte extrêmement difficile pour le pays, et avec toutes les autorités religieuses contre, à l’exception des religions afro-cubaines. Ce fut donc une bataille très dure que nous avons gagnée face à ceux qui promettaient qu’une punition divine allait s’abattre sur Cuba.

L’histoire de France passionne aussitôt quiconque commence à s’y intéresser.

Par ailleurs, je suis bien sûr un lecteur passionné de tous les ouvrages que je trouve sur la Révolution française. De toute façon, l’histoire de France passionne aussitôt quiconque commence à s’y intéresser. L’une de mes œuvres préférées est Marat-Sade de Peter Weiss, La Persécution et l’Assassinat de Jean-Paul Marat représentés par le groupe théâtral de l’hospice de Charenton sous la direction de Monsieur de Sade pour donner le titre précis. C’est une pièce de théâtre qui a été magnifiquement adaptée au cinéma par Peter Brook, et qui m’a profondément marqué, au même titre que la peinture de Marat dans son bain par Jacques-Louis David. Quatrevingt-treize de Victor Hugo est également un chef-d’œuvre, comme tous les romans de Hugo évidemment, en particulier Les Misérables, qui est un roman très populaire à Cuba.

La culture française est donc présente et très appréciée à Cuba. L’ambassade de France et l’Alliance française y participent activement, pour le plus grand bonheur de nombre de Cubains. Et puis il y a le cinéma français. La Semaine du cinéma français rencontre chaque année un énorme succès, et le cinéma français est en règle générale, de tous les cinémas étrangers, celui qui attire le plus l’attention des Cubains. Dès qu’un film français est à l’affiche, les gens l’attendent. C’est encore plus le cas des personnes de ma génération qui ont grandi avec la Nouvelle Vague. La Chinoise de Jean-Luc Godard m’a énormément influencé par exemple, et à cette époque, chez les jeunes Cubains comme moi, aller chaque semaine à la cinémathèque était presque une obligation morale.

Embargo sur le pétrole russe : l’UE se tire-t-elle une balle dans le pied ?

Une raffinerie de pétrole. © Patrick Hendry

Souhaitant encore accentuer la pression sur Moscou, l’Union européenne a adopté le 30 mai dernier un embargo sur le pétrole russe. Si cette décision aura certes un coût économique pour la Russie, Vladimir Poutine peut néanmoins espérer s’en tirer grâce au prix très élevé du baril et en trouvant de nouveaux acheteurs. Pour l’UE, qui connaît déjà une forte inflation, l’addition risque en revanche d’être salée, surtout si les profits des géants du pétrole demeurent aussi intouchables. En parallèle, la nécessité de trouver des fournisseurs de substitution devrait encore renforcer le pouvoir de Washington sur le Vieux continent, malgré le coût environnemental catastrophique des hydrocarbures de schiste.

C’est une nouvelle étape dans la guerre économique qui oppose l’Union européenne à la Russie. Âprement discuté tout au long du mois de mai, un embargo sur le pétrole russe a finalement été annoncé lors du Conseil européen du 30 mai. D’ici la fin de l’année, toute importation d’or noir par voie maritime sera interdite, ce qui représente les deux tiers des importations européennes depuis la Russie. Les importations par l’oléoduc Droujba, un pipeline hérité de l’époque soviétique desservant toute l’Europe centrale et l’Allemagne de l’Est, devraient quant à elles baisser, mais pas totalement : l’Allemagne et la Pologne ont annoncé leur souhait de ne plus importer une goutte, tandis que la Hongrie, la Slovaquie et la République tchèque bénéficient d’exemptions d’une durée indéterminée. Pour ces trois États, ne disposant d’aucune façade maritime et dont les raffineries sont calibrées uniquement pour les pétroles russes, il était en effet inenvisageable d’arrêter leurs importations. Si le pipeline venait à être fermé, ces pays seront en outre autorisés à importer du pétrole depuis l’Adriatique, qui transiterait par la Croatie. La Bulgarie, déjà victime d’un arrêt des livraisons de gaz par Moscou, a quant à elle obtenu un délai d’un an et demi pour trouver d’autres fournisseurs.

Malgré ces trous dans l’accord, celui-ci devrait mettre fin à 90% des importations actuelles de pétrole selon Bruxelles. La fin des approvisionnements en gaz russe apparaît comme la prochaine étape, alors que Moscou a déjà bloqué les exportations vers la Bulgarie, le Danemark et les Pays-Bas et vient de réduire brutalement les livraisons à l’Allemagne de 60%. Cependant, la dépendance au gaz russe est telle qu’un embargo total serait extrêmement compliqué à mettre en oeuvre, voire ruineux, raison pour laquelle, l’UE a remis le sujet à plus tard.

Poutine fragilisé mais pas vaincu

L’objectif de l’embargo est évident. Selon Charles Michel, président du Conseil européen, il « va couper une énorme source de financement de la machine de guerre de la Russie ». A première vue, la Russie se trouve en effet fortement fragilisée par cette décision : en 2021, plus de 50% du pétrole russe destiné à l’export l’était vers l’Europe. Le déploiement de l’embargo va donc fortement impacter les finances publiques russes et renchérir le coût de la guerre. En outre, le désengagement de nombreuses majors pétrolières occidentales (BP, ExxonMobil, Shell…) de grands projets en Russie va ralentir la mise en exploitation de nouveaux gisements.

Vladimir Poutine dispose cependant de deux atouts pour contrebalancer cette pression financière : le haut niveau des prix des hydrocarbures et le marché asiatique. Avec un baril aux alentours de 110 à 120 dollars, le prix du pétrole est en passe de battre le record historique de 2008. Pour les pays exportateurs, dont les recettes ont été sévèrement affectées par les confinements et par des prix plus modérés depuis 2014, le contexte actuel est une aubaine. Au début de l’année, la Fédération de Russie a fait le plein de devises, réalisant en quatre mois la moitié de son objectif de revenu issu des hydrocarbures pour l’année 2022. Une tendance qui s’est poursuivi au cours du mois de mai, la Russie ayant gagné 1,7 milliards de dollars supplémentaires par rapport à avril, selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE). Cette dernière prévoit cependant une forte chute de la production russe pour l’année prochaine.

L’enjeu pour la Russie est de trouver de nouveaux acheteurs pour écouler les volumes vendus jusqu’ici aux Européens. La Chine apparaît comme le client idéal.

L’enjeu pour la Russie est donc de trouver rapidement de nouveaux acheteurs pour écouler les volumes vendus jusqu’ici aux Européens. La Chine, qui a dû mettre à l’arrêt ses usines à l’automne dernier par manque d’électricité, apparaît évidemment comme le client idéal. En outre, Pékin souhaite diversifier ses importations pour réduire le risque d’un potentiel blocage de ses importations par voie maritime de la part des occidentaux dans le détroit de Malacca. Depuis une dizaine d’années, les gazoducs et oléoducs entre la Russie et la Chine se multiplient : ouverture de l’oléoduc ESPO en 2012, du gazoduc Force de Sibérie en 2019, projet Force de Sibérie 2… Si l’axe Moscou-Pékin se renforce, l’Empire du Milieu se sait en position de force par rapport à son allié. La Chine profite donc des difficultés de la Russie pour faire baisser les prix, obtenant un rabais d’environ 35 dollars par baril russe par rapport au brent.

L’Inde a également flairé une bonne opportunité : en quelques mois à peine, les importations de pétrole d’origine russe y sont passées de presque 0% à 17%. Selon certaines sources, New Dehli, qui bénéficie des mêmes promotions que la Chine, utiliserait même ses capacités de raffinage pour revendre du pétrole d’origine russe aux européens, moyennant une jolie marge. Outre les économies réalisées, ces achats d’hydrocarbures permettent à l’Inde de maintenir un certain équilibre géopolitique dans ses relations avec les occidentaux et la Russie, dont elle a toujours été soucieuse. La Turquie, pourtant membre de l’OTAN, semble également avoir fortement augmenté ses achats de pétrole russe. Ainsi, si l’embargo européen induit d’importantes pertes de revenus pour Moscou, tant en raison de la chute des volumes exportés que des baisses de prix, la situation est encore loin d’être désespérée.

Un pétrole toujours plus cher

Pour l’Union européenne en revanche, l’embargo risque de coûter très cher. Si l’objectif officiel est évidemment d’aider l’Ukraine et de punir la Russie, les pressions des Etats-Unis ont également joué un rôle majeur dans cette décision. Dès le début du mois de mars, les USA ont en effet mis en place un embargo sur le pétrole russe et enjoint l’UE à les suivre. Mais les conséquences d’une telle décision sont bien plus importantes pour les Etats européens, qui importaient environ un quart de leur pétrole de la Russie avant la guerre (8,7% pour la France, 42% pour l’Allemagne), alors que les Etats-Unis n’en dépendaient qu’à hauteur de 8%. Énergétiquement autosuffisant et pouvant compter sur les exportations canadiennes et mexicaines, Washington n’a pas de quoi s’inquiéter. Le Vieux Continent, qui compte peu de gisements d’hydrocarbures, ne peut pas en dire autant.

Selon le Ministère de la Transition écologique, la marge brute de raffinage a bondi de 29 euros par tonne de pétrole en février à 156 en avril !

Les conséquences en sont déjà visibles : malgré diverses mesures pour atténuer l’inflation, les prix à la pompe atteignent des records. En France, malgré la remise de 18 centimes, ils dépassent de nouveau les deux euros par litre. Dans le même temps, les compagnies pétrolières affichent des profits historiques : après 16 milliards de bénéfices en 2021, TotalEnergies en a engrangé 5 de plus juste sur le premier trimestre 2022. Ses concurrents étrangers réalisent eux aussi d’excellentes performances financières, malgré la fin de leurs activités en Russie. L’expression de « profiteurs de crise » n’a, semble-t-il, jamais été aussi vraie : selon les chiffres du Ministère de la Transition écologique, la marge brute de raffinage a bondi de 29 euros par tonne de pétrole en février à 156 en avril ! Alors que la transition énergétique n’a jamais été aussi urgente, ces grands groupes préfèrent choyer leurs actionnaires plutôt que d’investir dans le renouvelable : sur les 16 milliards récoltés l’an dernier, Total en a affecté huit aux versement de dividendes et deux aux rachats d’action pour faire monter son cours en bourse…

En faisant encore monter les cours du baril, l’embargo européen pourrait donc enrichir encore plus les grandes entreprises pétrolières, toujours au détriment des consommateurs, dont les salaires n’arrivent pas à suivre l’inflation. Pour l’heure, le gouvernement français se refuse à toute mesure supplémentaire, se contentant de la remise et d’un éventuel chèque versé aux plus modestes à la rentrée. Pourtant, plusieurs pays européens ont déjà pris des mesures plus strictes : l’Italie et le Royaume-Uni ont ainsi instauré une taxe de 25% sur les bénéfices des entreprises énergétiques, dont les revenus permettront de financer des aides contre la précarité énergétique. Une mesure qui inspire la NUPES, dont le programme prévoit de « taxer les entreprises ayant profité de la crise sanitaire et des conséquences de la crise ukrainienne et orienter les recettes vers les investissements nécessaires à la bifurcation écologique et sociale ».

Une nouvelle géopolitique de l’énergie

Si des solutions existent donc pour réduire la facture d’énergie en taxant sévèrement, voire en nationalisant, les majors pétrolières, l’UE n’aura en revanche pas vraiment le choix d’acheter du pétrole plus cher auprès d’autres fournisseurs pour compenser la production russe. Or, le marché est tendu : plusieurs gros producteurs ne parviennent déjà pas à atteindre leurs objectifs de production, tels que l’Algérie, l’Angola ou le Nigeria, tandis que la Lybie est toujours dévastée par la guerre. Dès le début du conflit en Ukraine, Washington a donc tenté de renouer le dialogue avec le Venezuela et l’Iran, deux gros producteurs à l’écart d’une grande part du marché mondial depuis plusieurs années en raison des sanctions occidentales. 

Le bilan semble mitigé. En ce qui concerne le Vénézuela, après des années passées à essayer de renverser Nicolas Maduro, un accord semble finalement avoir été trouvé avec lui pour autoriser les exportations à destination de l’UE à partir du mois de juillet, via des sociétés espagnole et italienne. La décision a cependant été peu évoquée dans les médias américains, car Joe Biden sait combien le sujet est sensible. Le retour en grâce de l’Iran paraît lui beaucoup plus compromis. En décidant de maintenir les gardes de la révolution iraniens sur la liste des organisations considérées comme terroristes par les USA, Joe Biden a envoyé un signal clair à Téhéran, qui a riposté en retirant des caméras de surveillance de ses installations nucléaires. Il faut dire qu’aucun des deux pays n’avait très envie de renouer avec l’autre : pour l’Iran, la Russie est un partenaire fiable, dont l’intervention en Syrie pour soutenir son allié Bachar El-Assad a été décisive. Pour les Etats-Unis, un accord avec l’Iran aurait fortement détérioré les relations avec Israël et les pays du Golfe.

Les Etats-Unis voient eux aussi la crise actuelle comme une opportunité de conquérir des parts de marché en Europe.

Faute d’autres choix, ce sont donc surtout vers ces derniers que les occidentaux se sont tournés pour remplacer les livraisons russes. Initialement, l’OPEP+ (alliance élargie qui représente environ la moitié de la production mondiale et dont fait partie la Russie, ndlr), ne souhaitait pas augmenter sa production, afin de maintenir des prix très élevés. Les pétromonarchies ont en effet un mauvais souvenir des dernières années, marquées par une chute importante du prix du baril à partir de 2014 suite à la croissance de la production américaine, puis par la chute brutale de la demande lors des confinements. Finalement, l’annonce d’une future visite officielle de Joe Biden en Arabie Saoudite semble avoir permis d’augmenter la production issue du Moyen-Orient. Le Président américain a en effet accepté de rencontrer le prince héritier Mohamed Ben Salman, qu’il snobait depuis le début de son mandat en raison de l’assassinat barbare du journaliste Jamal Khashoggi. Dans la foulée, l’OPEP+ a finalement accepté d’augmenter sa production de près de 700.000 barils par jour à partir du mois prochain.

Outre le Vénézuela et les Etats de la péninsule arabique, les Etats-Unis voient eux aussi la crise actuelle comme une opportunité de conquérir des parts de marché en Europe. Longtemps très gros importateurs, les États-Unis sont désormais autosuffisants grâce au fort développement de l’exploitation du gaz et du pétrole de schiste depuis une quinzaine d’années. La satisfaction des besoins intérieurs étant désormais garantie, les exportations sont en train de se développer. Les livraisons de pétrole des USA à l’UE ont ainsi fortement augmenté au cours des derniers mois, tandis que celles de gaz devraient connaître un essor très important au cours des prochaines années, à mesure que les deux rives de l’Atlantique se dotent de capacités de liquéfaction et de regazéification, nécessaires au transport du gaz naturel liquéfié (GNL). Ainsi, le sort du peuple ukrainien ne semble pas être le motif premier des pressions insistantes de Washington contre Nord Stream 2 et pour l’adoption de l’embargo européen.

Un embargo doublement hypocrite

Plus largement, les motifs invoqués en faveur de l’embargo méritent d’être questionnés. Selon Bruxelles, il s’agit de défendre une démocratie agressée par la Russie et d’utiliser cette occasion pour accélérer la transition énergétique. Comme souvent, la « diplomatie des valeurs » invoquée pour séduire l’opinion publique est cependant bien loin de la réalité. Si l’agression russe est évidemment totalement inacceptable, qualifier l’Ukraine, pays particulièrement corrompu et kleptocratique, de « démocratie » est sans doute excessif. 

Surtout, les occidentaux semblent bien plus préoccupés par la défense des droits de l’homme et de la paix en Ukraine et en Russie que dans d’autres régions du monde. Les courbettes du vice-chancelier allemand, l’écologiste Robert Habeck, au Qatar en mars dernier pour signer un contrat d’achat de gaz naturel symbolisent à elles seules les convictions à géométrie variable de nombre de dirigeants européens. En accroissant sa dépendance aux pétromonarchies, l’UE affaiblira peut-être le régime dictatorial de Vladimir Poutine, mais elle renforcera des dirigeants qui mènent une guerre particulièrement violente au Yémen depuis sept ans, font assassiner des journalistes dissidents, pratiquent encore l’esclavage, méprisent les droits des femmes et des minorités sexuelles et promeuvent un islam rigoriste. En termes de valeurs, on a fait mieux.

L’importation de gaz et de pétrole de schiste américain aura un impact environnemental très lourd.

Enfin, la défense du climat ne semble pas non plus figurer parmi les priorités européennes. Ainsi, la récente « taxonomie verte » adoptée par l’Union, qui regroupe les activités économiques « ayant un impact favorable sur l’environnement » intègre par exemple le gaz naturel parmi les énergies vertes. L’importation de gaz et de pétrole de schiste américain aura quant à elle un impact environnemental très lourd : d’une part, le transport par méthanier ou tanker pollue bien plus qu’un acheminement par pipeline; d’autre part, la fracturation hydraulique – interdite en France et dans la plupart des pays européens – consomme énormément d’eau et de produits chimiques. Au total, selon le cabinet de conseil Carbone 4, produire de l’électricité à l’aide de gaz américain polluerait trois fois et demi plus qu’avec du gaz russe ! En attendant que les livraisons américaines arrivent, l’Italie et l’Allemagne envisagent même de rouvrir des centrales à charbon

Le sevrage progressif de notre dépendance aux énergies carbonées ne semble pas non progresser depuis l’annonce de l’embargo. Si l’UE entend certes développer plus rapidement les sources d’énergie renouvelable, aucune annonce majeure n’a pour l’instant été faite à ce sujet. Sur le plan des économies d’énergie, pourtant indispensables pour réduire nos factures et répondre à la crise climatique, les efforts restent là aussi quasi-inexistants. Lors des chocs pétroliers des années 1970, les pouvoirs publics avaient pourtant pris des mesures fortes : obligation pour les fabricants automobiles de concevoir des véhicules moins gourmands, promotion des économies d’énergie et des transports publics, soutien aux coopératives énergétiques locales… Pour l’heure, rien de comparable ne semble être mis en place. L’embargo pétrolier contre la Russie pourrait donc certes affaiblir cette dernière, mais au prix d’un coût très important pour les Européens, d’une dépendance encore plus forte aux Etats-Unis et d’une politique énergétique bien peu écologique.

La « guerre économique » contre la Russie est-elle un échec ?

Vladimir Poutine et Joe Biden. © Bastien Mazouyer

Fin février 2022, le G7 adoptait de lourdes sanctions contre la Russie. Bruno Le Maire annonçait même une « guerre économique et financière totale » contre cette dernière – avant de revenir sur ses propos. Plus de deux mois plus tard, le bilan des mesures engagées semble pour le moins mitigé. Les sanctions n’ont pas permis d’asphyxier le système financier russe comme Washington et Bruxelles l’espéraient. Elles ont en revanche exacerbé la flambée des prix de l’énergie et des matières premières qui frappe de plein fouet l’économie mondiale. La « guerre économique » contre la Russie serait-elle une impasse ?

Le contraste est saisissant. D’un côté, le cours du rouble caracole, début mai, à son niveau le plus haut depuis deux ans. Les exportations de gaz russe atteignaient un nouveau record en avril, avec 1.800 milliards de roubles de recettes, soit un doublement par rapport à 2021. Malgré les obstacles techniques liés aux sanctions et l’annonce d’un défaut de paiement imminent, la Russie est par ailleurs parvenue à ce jour à effectuer les remboursements sur sa dette extérieure.

De l’autre, les nuages s’accumulent sur les marchés US et européens : flambée des prix des matières premières, perturbations persistantes dans les chaînes logistiques mondiales, resserrement de la politique monétaire… Début mai, le CAC40 et le S&P500 (indice américain de référence) accusaient une chute de près de 15% par rapport au début de l’année. Le Nasdaq, qui regroupe les valeurs technologiques, s’est quant à lui effondré de 25% sur la même période. Le tout en l’absence de filet de sécurité : confrontées à une inflation élevée, les banques centrales disposent de marges de manœuvres limitées pour soutenir les cours et les économies au bord de la récession. Une situation qui fait non seulement resurgir le spectre d’une crise financière, mais également de graves famines et d’une crise de la dette sans précédent.

Les dirigeants du G7 ont semble-t-il péché par excès de confiance, à l’instar des généraux russes.

Les sanctions d’ampleur prises fin janvier contre la Russie – que nous avions évoquées dans un précédent article – devaient être « l’arme nucléaire financière » selon Bruno Le Maire. Mais les dirigeants du G7 ont semble-t-il péché par excès de confiance, à l’instar des généraux russes : les seconds s’attendaient à une capitulation rapide de l’Ukraine, mais ont fait face à une résistance farouche et se sont embourbés dans un conflit au long cours ; les premiers pensaient asphyxier financièrement la Russie, mais celle-ci est parvenue – à ce jour – à encaisser les contrecoups des mesures prises à son encontre.

Est-ce à dire que la vague des sanctions se serait échouée contre les murailles de la « forteresse Russie » ? Loin s’en faut. Mais force est de constater que sur le plan financier et monétaire, la Russie a tenu bon. La présidente de la banque centrale de Russie, Elvira Nabioullina, a joué un rôle majeur à cet égard. Les mesures drastiques qu’elle a mise en œuvre – relèvement du taux d’intérêt, contrôles des capitaux, obligation de change pour les exportateurs russes – ont permis à terme de stabiliser le cours du rouble.

La Russie est notamment parvenue, jusqu’à présent, à tourner à son avantage le jeu de poker menteur concernant le paiement des intérêts de la dette russe. Annoncé à plusieurs reprises par les agences de notation, le défaut sur la dette russe n’aura pas eu lieu. Pour régler sa dette extérieure libellée en dollars, la Russie a pu dans un premier temps avoir recours à des avoirs censément « gelés » par les sanctions – grâce à une dérogation accordée par les Etats-Unis pour permettre le paiement des intérêts sur la dette russe. Un trou parmi d’autres dans la raquette des sanctions…

Début avril, cette dérogation sera finalement levée par un nouveau train de sanctions, afin de contraindre la Russie à faire défaut. Cela conduira Moscou à régler une partie des intérêts sur sa dette extérieure en roubles. Mais la Russie parviendra une nouvelle fois à éviter le défaut en puisant dans ses propres réserves de dollars afin de régulariser le paiement avant le terme du délai de grâce de 30 jours. Les dirigeants russes semblent avoir fait du remboursement de la dette un point d’honneur, malgré les contraintes techniques. L’enjeu ? Renvoyer l’image d’une économie qui resterait solide malgré les sanctions. « La Russie possède toutes les ressources financières nécessaires, aucun défaut de paiement ne nous menace », avait réaffirmé le 21 avril Elvira Nabouillina, devant les députés de la Douma, à l’occasion de sa reconduction à la tête de la banque centrale de Russie.

La flambée du gaz soutient le rouble

Le second jeu de poker menteur concerne le règlement du gaz russe. Le 23 mars, Vladimir Poutine affirmait que les pays « inamicaux » souhaitant acheter du gaz à la Russie devront le faire en rouble, sous peine d’être privés d’approvisionnement. Cette annonce n’a pas manqué de faire bondir le prix du gaz, déjà élevé, sur les marchés mondiaux – prenant jusqu’à +70% entre le 23 mars et le 5 mai. Pourtant le changement annoncé serait moins « radical » que prévu : les clients européens pourront finalement régler en euros auprès de Gazprombank mais ils devront ouvrir un compte en roubles. La banque russe, une des rares exemptées de sanctions, se chargera du change auprès de la banque centrale et le paiement sera validé une fois la somme transférée en roubles.

L’annonce initiale de Vladimir Poutine a été interprétée par certains commentateurs comme une manière de soutenir le cours du rouble. De fait, celui-ci a bondi : alors qu’il était encore bas la veille (plus de 100 roubles pour un dollar), il retrouve dans les jours qui suivent un cours proche de celui d’avant l’invasion russe. Pourtant selon l’économiste Christophe Boucher, ce nouveau mécanisme ne devrait pourtant pas, au-delà de l’effet d’annonce, gonfler outre-mesure le cours du rouble par rapport au circuit de paiement « normal ». Dans les deux cas, le paiement en euros est converti en roubles – les exportateurs étant déjà tenu de le faire à hauteur de 80% avant l’annonce de Poutine fin mars.

Le nouveau circuit de transaction a cependant plusieurs avantages pour la Russie. Il permet de s’assurer que les paiements à Gazprom sont à 100% changés en roubles (plutôt que 80%), ce qui soutient d’autant plus la monnaie russe. En instituant Gazprombank comme intermédiaire du paiement, il permet d’éviter de prêter le flanc à de futures sanctions, comme le gel des comptes européens de Gazprom. Enfin, il ouvrirait des possibilités de contourner les sanctions en réinsérant la banque centrale de Russie dans le circuit de paiement.  « L’entreprise qui achète son gaz à Gazprom ne sait ni quand la conversion sera faite, ni à quel taux de change, ni même où va l’argent entre le moment où elle l’a versé sur le premier compte et le moment où il arrive chez Gazprom » notait un expert de la Commission européenne dans les colonnes du Monde (02/05). « Cela peut être assimilé à un prêt à la Banque centrale russeLe paiement doit être effectif lors du versement sur le premier compte » estimait-il : «l’ouverture d’un second compte constitue une violation des sanctions ».

Au sein de l’UE, des divisions se sont faites jour entre les tenants d’une ligne « dure » face aux exigences russes et des Etats membres souhaitant éviter la coupure du robinet de gaz, comme l’Italie, la Hongrie ou l’Allemagne.

Face aux exigences russes, l’Union européenne affiche un semblant d’unité. Au terme d’une réunion d’urgence des ministres de l’énergie tenue le 2 mai, la Commission européenne et la présidence française du Conseil ont annoncé que l’UE refusait de payer les achats de gaz en roubles. Barbara Pompili, ministre de la transition écologique et présidente de la réunion, a confirmé la « volonté de respecter les contrats ». Dans le détail, des divisions se sont pourtant faites jour entre les tenants d’une ligne « dure » face aux exigences russes et des Etats membres souhaitant éviter la coupure du robinet de gaz, comme l’Italie, ou la Hongrie qui a annoncé qu’elle serait prête à payer en roubles. L’Allemagne, dont l’industrie est particulièrement dépendante au gaz russe, avait annoncé fin avril ne pas pouvoir se passer de gaz russe avant mi-2024, estimant qu’il en va de la paix économique et sociale dans le pays. A l’inverse, le refus affiché de la Pologne et de la Bulgarie de céder aux exigences russes a eu pour conséquence la coupure de leurs approvisionnements acté fin avril.

Bref, l’incertitude règne sur ce que les entreprises européennes pourront ou ne pourront pas faire. L’italienne ENI, l’autrichienne OMV ou l’allemande Uniper, auraient ainsi envisagé d’ouvrir un compte en rouble. « Il est très important que la Commission donne un avis juridique clair sur la question de savoir si le paiement en roubles constitue un contournement des sanctions ou non », a ainsi déclaré le premier ministre italien Mario Draghi au terme de la réunion. Cet avis devrait être rendu public prochainement.

De nouvelles sanctions sont-elles souhaitables ?

Autre sujet d’achoppement, celui d’un embargo sur le pétrole russe. Cette mesure devait être intégrée au sixième paquet européen de sanctions économiques contre la Russie. Compte tenu de l’opposition de la Hongrie et de la Slovaquie, l’embargo initialement prévu pour être appliqué d’ici à 6 mois pour le brut et 8 mois pour le gazole pourrait être assorti d’une dérogation pour ces deux pays, renvoyant son application à 2027. Un tel embargo n’est pas seulement un sujet d’inquiétude pour Budapest et Bratislava, mais également… pour Washington. Toujours selon Le Monde, la secrétaire américaine au Trésor, Janet Yellen, se serait inquiétée des conséquences d’un tel embargo « sur l’Europe et le reste du monde ». La période de transition prévue par le paquet européen est censée répondre à ces inquiétudes.

Les contre-mesures prises par la Russie, auxquelles pourraient s’ajouter de nouvelles mesures de rétorsions commerciales, ont donc permis d’éviter la débâcle financière et ont contribué à fissurer l’unité de façade européenne. Pour autant, les sanctions ne sont pas restées sans effet, loin s’en faut. D’après les chiffres de la banque centrale de Russie, l’économie devrait connaître une récession de près de 10% cette année. Les investissements étrangers se sont taris, de nombreuses entreprises ont quitté le territoire russe, tandis que les pénuries de pièces détachées et de composants électroniques perturbent la production. L’inflation devrait elle dépasser 20% en 2022 selon les chiffres du FMI. Enfin, comme le rappelle Christophe Boucher, le cours du rouble a certes retrouvé un niveau élevé mais il ne faut pas oublier que le taux de change est faussé par les contrôles de capitaux.

Quand bien même les sanctions n’auraient pas manqué leur cible, il est clair qu’elles n’ont pas eu l’impact attendu : l’économie ne s’est pas effondrée ; les Russes ne se sont pas révoltés.

Le Pentagone affirme par ailleurs que les sanctions perturbent l’industrie de l’armement russe. Cela expliquerait, selon le département de la Défense, les problèmes d’approvisionnement et l’embourbement de la Russie dans le Donbass où elle concentre désormais ses troupes. Quand bien même les sanctions auraient en partie touché leur cible, il est clair qu’elles n’ont pas eu l’impact attendu : l’économie ne s’est pas effondrée et, pour l’heure, les Russes ne se sont pas révoltés. Si le verrouillage médiatique mis en place par le Kremlin a sans doute joué, il n’est pas la seule explication plausible. Comme l’affirme l’ancien vice-ministre des Affaires étrangères d’Hugo Chavez dans le cas du Venezuela, les sanctions économiques peuvent avoir pour conséquence de renforcer l’adhésion de la population au pouvoir en place. D’une manière générale, comme le notent Hélène Richard et Anne-Cécile Robert dans le Monde diplomatique, les sanctions économiques ont parfois des effets contraires à ceux recherchés.

Face à l’agression russe contre l’Ukraine, les sanctions étaient-elles souhaitables ? D’autres types d’action auraient-elles été possibles ? Épineuses questions auxquelles il ne sera pas répondu ici. Mais il s’agit de constater que le rapport de force qui se joue à travers les mesures adoptées de part et d’autres mérite d’être examiné dans toute sa complexité, loin des postures simplistes et des effets d’annonce. Plusieurs chimères ont fait long feu : celle d’une « guerre économique totale », à même de faire plier rapidement la Russie ; l’idée selon laquelle il serait possible d’occasionner des dégâts significatifs à l’économie russe sans que les économies européennes et américaines n’en payent le prix en retour ; et enfin, le principe d’une communauté totale d’intérêts du « camp occidental ». Des Etats-Unis – fournisseurs de gaz et de pétrole – aux pays de l’Union européenne – dépendants du gaz russe – l’impact d’un conflit économique frontal avec la Russie n’est pas le même. Il en va de même au sein de l’UE, comme l’illustrent les discussions autour du dernier paquet de sanctions.

Jusqu’où mènera l’escalade des sanctions et des contre-mesures dans laquelle semblent désormais pris les dirigeants américains, européens et russes ? L’issue d’une telle surenchère reste imprévisible. Elle provoque déjà de lourds dégâts : la puissance du choc inflationniste frappe de plein fouet les économies du monde entier, et en particulier les classes populaires. Le resserrement de la tenaille dans laquelle sont prises les banques centrales contribue à faire resurgir le spectre de la récession et de crises majeures (crise boursière, crise de la dette des pays en développement ou encore crise de la zone euro). Les sanctions contribuent par ailleurs à la fragmentation de l’économie mondiale et à la remise en cause de la domination du dollar comme monnaie internationale, au point que le FMI ne s’en émeuve. Certes, certains périls étaient déjà bien présents, des bulles financières alimentées par des années de mise sous perfusion de liquidité du système financier, aux tensions inflationnistes sur les chaînes logistiques mondiales. Certes, le déclenchement de la guerre a exacerbé les déséquilibres de l’économie mondiale. Mais la spirale des sanctions et des contre-mesures a indéniablement jeté un peu plus d’huile sur le feu.