Souveraineté industrielle : au-delà des mots, le véritable bilan d’Emmanuel Macron

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Emmanuel Macron, lors d’une réunion internationale © Service de presse du Président de la Fédération de Russie

Emmanuel Macron s’est présenté comme le candidat de la souveraineté industrielle retrouvée, évitant pourtant soigneusement de tirer un bilan de son mandat précédent. Les débâcles qui l’ont scandé établissent la fragilité des capacités nationales en matière d’intelligence économique. L’État et ses services ne parviennent plus à détecter les signaux faibles des offensive provenant de puissances étrangères. Le rachat d’Alsid et Sqreen, spécialistes en cybersécurité, par des entreprises américaines – avec la bénédiction de Bercy – a questionné la capacité à garder sous pavillon français des entreprises stratégiques. Si l’interventionnisme semble désormais acceptable pour stimuler un secteur ciblé, il apparaît bien incomplet au regard des enjeux que présentent tant la désindustrialisation continue du système productif national, que la concurrence internationale et parfois déloyale de nos « alliés ». Aux prises avec des logiques néolibérales de l’action publique, l’Etat est incapable d’orienter le développement économique et industriel conformément aux objectifs qu’il se donne.

Elu en 2017 sur un axe libéral fondé sur la baisse des impôts de production et du capital, et la stimulation des investissements étrangers, Emmanuel Macron ambitionne de « rebâtir le tissu industriel » [1] perdu. Au prix de milliards d’euros d’investissements publics mobilisés dans le plan France Relance et France 2030, l’enjeu serait de faire émerger de prometteuses start-ups tout en améliorant la compétitivité des industries nationales plus traditionnelles. Forte de 19 « licornes » (start-up valorisée plus d’un milliard de dollars), les plus prometteuses de ces start-ups sont pourtant facilement acquises par des entreprises ou fonds étrangers. C’est avant tout une politique fiscale fondée sur la baisse des impôts de production avec la compression des taxes locales comme la Cotisation sur la Valeur Ajoutée des Entreprises (CVAE) et de la Contribution Economique Territoriale (CET) mais aussi la transformation du CICE en baisse de charges durables à partir de 2019.

Une stratégie industrielle résolument néolibérale

Afin de stimuler les investissements privés, les impôts et taxes sur le capital sont également allégés par la suppression de l’Impôt de solidarité sur la Fortune (ISF) au profit d’un Impôt sur la Fortune Immobilière – IFI-) et l’amplification du Crédit Impôt Recherche (CIR), aujourd’hui 2ème niche fiscale de l’État pour quelque 7 milliards d’euros en 2021. Si l’industrie française se caractérisait par une fiscalité importante nuisible à sa compétitivité [2], ce type de politique n’enraye pourtant pas la marche de la désindustrialisation. Une étude menée par Thierry Mayer et Clément Malgouyres (2018) tend à démontrer que le CICE a eu un impact nul sur la capacité des entreprises bénéficiaires à exporter. François Geerolf et Thomas Grjebine (2020) établissent ainsi une faible sensibilité du coût du travail sur les exportations. On peut questionner la pertinence des financements publics massifs soutenant l’offre au regard de leur potentiel de création d’emplois (dont industriels) au long terme et de la capacité des entreprises bénéficiaires à exporter. On peut aussi questionner l’impact de cette politique fiscale sur la compétitivité des entreprises, particulièrement des TPE/PME. En revanche, le CIR permet aux entreprises d’atteindre des performances notables en matière de R&D.

La France accuse ainsi le recul industriel relatif le plus fort comparé à ses voisins italiens et espagnols, et à contre-courant de la performance allemande qui a vu la part de sa valeur ajoutée manufacturière totale dans la zone euro progresser [3]. Dans ce contexte, il apparaît que la politique monétaire européenne est défavorable aux économies des pays du Sud de l’Europe, particulièrement importateurs, et favorable inversement à ceux du Nord dont l’économie est davantage orientée vers l’exportation. Une baisse de 10% de la valeur de la monnaie permet ainsi un gain d’exportation de l’ordre de 7,5% [4]. Ainsi, la valeur de l’euro est par structurellement défavorable à l’économie française.

En parallèle, la recherche publique française ne cesse de décrocher comme le rappelle le prix Nobel de physique Spiro, mais aussi les nombreuses études et articles sur le sujet [5]. Pourtant, depuis 2005, un grand nombre de réformes néolibérales de l’enseignement supérieur et de la recherche ont été mises en place (contrôle et fléchage des financements sur les secteurs de recherche, mise en concurrence des projets et des chercheurs, précarisation des postes de chercheurs). Ce type de politique a nui à l’efficacité de la recherche fondamentale dans un premier temps, et censure la diversité des sujets de recherches pouvant être éligibles aux financements. « Une telle situation a non seulement un impact sur les conditions de travail et les carrières des enseignants-chercheurs mais aussi, et de manière plus globale, sur le positionnement et le rayonnement des universités françaises au niveau mondial », note ainsi Valérie Mignon dans The conversation [6].

Cette frilosité à financer les projets du futur ne présentant pas de garantie immédiate de retour sur investissement explique en partie l’absence d’innovations technologiques de ruptures. A l’inverse, les différents gouvernements des États-Unis se sont montrés particulièrement interventionniste en matière de soutien au financement de la recherche fondamentale, qui était une condition pour un environnement technologique favorable au développement des GAFAM. « L’un des aspects du modèle de recherche financé par des deniers publics, en vigueur dans notre pays, c’est qu’il permet vraiment de poursuivre des questions ésotériques et fondamentales », relève Michael Weisberg [7], professeur à l’Université de Pennsylvanie et dont les travaux portent sur la philosophie des sciences. « Si c’était une entreprise privée, nous ne pourrions jamais faire le type de recherches sur lesquelles nous travaillons ».

L’intelligence économique française à demi-mot

Dans cette vision de l’intervention publique, la politique nationale en matière d’intelligence économique est réduite à sa seule dimension de protection. Le Service de l’information stratégique et de la sécurité économique (SISSE) rattaché au Ministère de l’Économie et des Finances, a pour mission (entre autre) de surveiller les activités de prédation d’entités étrangère sur des sociétés françaises stratégiques ainsi que les participations étrangères aux partenariats de recherche stratégique. Si le rapport Martre, publié en février 1994, a posé les bases d’une vision nationale de l’intelligence économique en phase avec les nouveaux enjeux des guerres économiques, l’ambition de l’État à concrétiser cette vision n’a pas été réalisée, le SISSE étant fondé exclusivement sur une vision défensive de l’intelligence économique.

NDLR : lire sur cette thématique l’article de François Gaüzère-Mazauric : « L’intelligence économique, un impensé français »

Ce paradigme de l’intervention publique segmente l’intelligence économique, interprétée comme un outil défensif, et la politique industrielle, qui serait son pendant proactif mais pourtant bien peu valorisée. Héritée des dogmes libéraux, l’intervention publique minimale dans la sphère économique tend à être remise en cause par la succession des crises économiques et sociales induites par une mondialisation non contrôlée. Laure Després [8], évoque ainsi la mondialisation comme un phénomène ayant conduit, entre autre, à la désindustrialisation des systèmes productifs occidentaux. Par conséquent, orienter le développement économique et industriel du pays, s’il s’avère antagonique aux logiques néolibérales, devient nécessaire tant les indicateurs macro et microéconomiques s’enfoncent dans le temps. Le gouvernement a conscience de cette trajectoire [9] et tente d’y remédier par un certain nombre d’outils peu innovants sans réellement sembler y croire, comme l’a confessé le Président de la République lui-même : « il se peut qu’on soit dans le monde d’après, mais il ressemble furieusement au monde d’avant » [10].

La stabilité du système économique s’est vue menacée par la crise des subprimes en 2009, par la crise des dettes souveraines en 2012, puis par la crise sanitaire depuis 2019. Cette succession de crises met le système économique et industriel à rude épreuve et a nécessité l’intervention publique par divers leviers. Tout d’abord, la Banque Centrale Européenne a actionné la planche à billets pour inonder les entreprises et les États de liquidités afin de les laisser respirer, un temps. S’il n’y a pas d’argent magique, la crise sanitaire a prouvé le contraire. Fort de 260 milliards d’euros, les plans de relance et d’investissements publics ont été présenté comme le fer de lance d’une ambition nationale visant à développer un tissu industriel et technologique répondant aux enjeux auxquels la France fait face.

Transition écologique, compétitivité et innovation, cohésion sociale et territoriale… autant de vastes sujets abordés mais dont on a cependant du mal à identifier leur complémentarité avec les très nombreux dispositifs existants. Les solutions proposées passent par des crédits d’impôts recherche et modernisation du bâti, la baisse des impôts de production, la mise en place d’un fonds de soutien aux entreprises souffrant de problèmes de trésorerie, le chômage partiel et la formation, en soi, de vieilles formules dont on connaît déjà les effets et conséquences. Le Comité d’évaluation mandaté par le gouvernement affirme ainsi que si les objectifs macroéconomiques associés au Plan France Relance (retrouver le niveau d’activité économique d’avant crise) devraient être effectivement atteint en 2022, il est toutefois « difficile d’établir un lien direct entre ce rétablissement rapide de la situation macroéconomique et la mise en œuvre de France Relance, même si le plan y a certainement contribué» [11].

Ces plans conjoncturels, non pas pensés comme proactifs ou offensifs, s’inscrivent dans une dimension défensive de résistance face au choc de l’arrêt de l’économie et au risque de décrochage. Si ces mesures se sont avérées nécessaires, l’ambition de l’État reste limitée à résister au choc plus qu’à poser les bases d’une planification ambitieuse. De la même manière, le Plan France 2030 annoncé par E. Macron le 12 octobre 2021 ne déroge pas à la règle des grandes ambitions sans réels moyens. 34 Mds€ d’euros échelonnés à partir de 2022 (dont un premier engagement de 3.5 Mds€ pour le budget 2022) alloués à de vastes thématiques comme la volonté de développer des réacteurs nucléaires de petite taille (SMR), le développement d’un avion bas-carbone, la production de biomédicaments, le spatial, les fonds marins, la culture, le développement d’une filière hydrogène vert, la décarbonation de l’industrie… En 2022 chaque thématique s’est donc vue allouée des liquidités de quelques dizaines à quelques centaines de millions d’euros. L’absence de transparence concernant l’élaboration de cette feuille de route mais surtout la communication de son contenu est un véritable frein à sa portée effective d’autant qu’elle ne s’inscrit que difficilement dans un plan d’ensemble coordonné entre institutions de l’État, collectivités et société civile.

Des formes de planification désordonnée

Dans une note de France Stratégie, les auteurs relèvent la multiplication des plans et « stratégies nationales » sectorielles (haut-débit, mobilité, revitalisation des centre villes, Territoires d’industrie, France Services) existants aux côtés des documents de contractualisation entre l’Etat et les collectivités comme les Contrats de Plan Etat-Région (CPER) et Contrats de Relance et de transition écologique (CRTE).

Daniel Agacinski note : « Paradoxalement, il n’y a jamais eu autant de plans que depuis qu’il n’y a plus de Plan. Se pose alors nécessairement la question de l’articulation entre les objectifs poursuivis par ces différents plans, comme celle de la coordination des différents acteurs chargés de les animer. […] On voit ainsi que l’idée même de planification, si elle demeure, est littéralement diffractée entre différents secteurs d’une part et entre différentes échelles d’autre part » [12]. Il relève ainsi la problématique forte d’enjeu de cohérence entre l’existence de ces nombreux dispositifs de programmation et des plans de relance conjoncturels. C’est dans cette perspective que le Gouvernement a créé le CRTE, celui-ci intégrant l’ensemble des documents de contractualisation et outils d’action développés par les collectivités signataires. Si, théoriquement, cette forme de contrat-cadre unique semble résoudre le problème de cohérence sur un territoire, l’Etat se contente d’une forme de développement économique co-construit avec les Régions à travers les CPER, laissant alors peu de marge de manœuvre aux intercommunalités pour décliner localement cette politique.

La création du Haut-Commissariat au Plan en septembre 2020 marque le retour d’une institution autrefois en charge d’élaborer la feuille de route du développement économique de la Nation, d’un point de vue particulièrement colbertiste avec la politique dite « des champions nationaux ». Si l’attente d’une institution capable d’élaborer une stratégie de développement et de croissance avec la participation des « forces vives de la nation » [13] était forte, la crainte d’une coquille vide était également palpable au regard de la gouvernance de l’institution et de son manque d’activité depuis sa création. Pensé comme « chargé d’animer et de coordonner les travaux de planification et de réflexion prospective conduits pour le compte de l’État et d’éclairer les choix des pouvoirs publics au regard des enjeux démographiques, économiques, sociaux, environnementaux, sanitaires, technologiques et culturels », l’institution publie quelque notes relatives au COVID-19 ou à la natalité par exemple, sans réellement se saisir des moyens qui lui sont mis à disposition (France Stratégie) ni être force d’initiative, de prospection, de concertation avec les parties, ou de proposition.

La Fondation Jean Jaurès ébauche des éléments de réponse [14] : contrat de législature, co-construction d’une planification nationale avec les régions, et la rationalisation des nombreuses institutions concernées par le sujet (France Stratégie, Haut-Commissariat au Plan, BPI, Caisse des dépôts et des consignations, Agence française de développement…).

La politique industrielle nationale reste l’apanage d’un exécutif politique dénué de stratégie de long terme et de doctrine d’intelligence économique. Les logiques néolibérales de l’action publique amènent ainsi la mise en place de politiques économiques et industrielles insuffisamment ambitieuses au regard des enjeux que pose l’intelligence économique aujourd’hui. La structure actuelle de l’intelligence économique française, selon un point de vue défensif, et l’orientation de la politique industrielle nationale ambivalente et sujette à la conjoncture créent de fortes contraintes pour les Régions dotées de compétences en matière de développement économique et industriel. La mise en place de politique d’intelligence économique ambitieuses nécessite de revoir les logiques d’action de l’État. Un interventionnisme réfléchi, structuré et planifié au-delà des annonces électorales s’impose afin de donner une réelle consistance aux politiques économiques et industrielles enrichies des informations produites par les outils et dispositifs d’intelligence économique. C’est par cette matière que les collectivités et la société civile peuvent projeter leurs projets et activité au long terme.

Notes :

[1] Interview donnée par Emmanuel Macron à la presse régionale à l’Élysée, le 28 avril 2021

[2] Les politiques industrielles : évolutions et comparaisons internationales, France Stratégie, 2020

[3] Note d’Emmanuel Jessua, directeur de Rexecode, du 27/09/2021

[4] Jérôme Héricourt et al, « Euro fort : la réalité des conséquences pour les entreprises françaises », CEPII, 2014

[5] David Larousserie « Les raisons du déclin de la recherche en France », Le Monde, 2021

[6] Valérie Mignon, « Pourquoi la recherche française perd du terrain sur la scène internationale », The Conversation, 2021

[7] Linda Wang, « Les piliers de la science aux Etats-Unis », ShareAmerica, juin 2019

[8] Laure Després, « La transition écologique, un objectif pour une planification renouvelée », Laboratoire d’Economie et de Gestion de Nantes, 2017

[9] Allocution d’Emmanuel Macron le 16 Mars 2020

[10] Intervention d’Emmanuel Macron le 8 novembre 2021 à l’Élysée

[11] Benoît Coeuré, Premier Rapport du Comité d’évaluation du Plan France Relance, Octobre 2021

[12] Agacinski et al, « La planification : idée d’hier ou piste pour demain ? », France Stratégie, Juin 2020

[13] Expression utilisée par Jean Monnet en 1946 lorsqu’il propose au Général de Gaulle un Plan de modernisation et d’équipement de la France

[14] Bassem Asseh, Frédéric Potier, « Balance ton #Plan ! Relance économique, planification et démocratie », Fondation Jean Jaurès, Juin 2021

Le poison de la novlangue managériale dans l’hôpital public

Depuis plusieurs années, et avec une rapidité tendant à s’accentuer, la gestion de l’hôpital public s’apparente de plus en plus à celle d’une entreprise privée. Elle s’appuie sur une logique managériale inspirée de l’industrie connue sous le nom de Nouveau management public – NMP. Sa diffusion à l’hôpital repose en grande partie sur la prolifération d’une novlangue managériale qui exerce une puissante pression sur la mobilisation mentale des agents : le langagement ou agir sur les comportements par le langage.

Prendre le pouvoir de manière quasi hypnotique sur les esprits et ainsi manipuler plus aisément médecins, soignants et personnels administratifs par la seule force du langage. Dans toutes les entreprises, des séances sont consacrées à l’enrôlement psychologique des salariés. Mais n’y a-t-il pas des limites à ne pas franchir ? On peut s’interroger en rapprochant deux citations, la seconde analysant la première sous le prisme de l’étude faite par le philologue Victor Klemperer1 de la langue employée par les nazis. En premier, à travers un courriel envoyé à tous les médecins d’une Commission médicale d’établissement, un exemple de la novlangue en cours. Aucun mot ne relève du domaine de la santé comme si le critère n’était pas à prendre en compte par le personnel médical : « Un nouveau pacte de gestion porteur d’une ambition à long terme qui repose sur des orientations stratégiques claires favorisées par un desserrement de la contrainte financière exogène (« tendanciel » ) ». Le choix des mots, les nazis l’avaient compris, est primordial comme le note Victor Klemperer dans LTI, Lingua Tertii Imperii, la langue du IIIe Reich, écrit en 1947 : « [La langue] ne se contente pas de poétiser et de penser à ma place, elle dirige aussi mes sentiments, elle régit tout mon être moral surtout si je m’en remets inconsciemment à elle. » Santé, cachez ce mot que je ne saurais entendre, pourrait-on aussi écrire en faisant référence au domaine littéraire en paraphrasant Molière.

Choisir pour un courriel ce langage, c’est choisir les valeurs de tout un courant de pensée économique. Depuis les années 1970, on assiste à une néolibéralisation dans la gestion des États fondée sur la croyance économique et politique d’une nécessité de concurrence dérégulée entre tous les acteurs. Les services publics n’ont pas tardé à suivre cette loi d’airain avec l’apparition de nouvelles méthodes managériales issues du monde de l’industrie : le Nouveau management public (NMP). Des réformes successives ont abouti à gérer, grâce au NMP, l’hôpital public comme une entreprise privée soumise à des logiques gestionnaires de « rationalisation des coûts » et de mise en concurrence des structures entre elles en visant « l’efficience économique » 12 pour faire de l’hôpital une « nouvelle industrie » 3. La logique a même été poussée jusqu’à mettre en concurrence les services médicaux entre eux.

Leurs sentiments face à ces méthodes de management est globalement d’être sous pression et d’avoir des difficultés à exercer convenablement leur métier.

Progressivement, le modèle de gestion s’est rapproché de celui de l’entreprise privée4. Alors que le service public hospitalier a longtemps représenté un secteur préservé du NMP, il est désormais un acteur agissant et innovant dans cette nouvelle voie managériale. Cette dernière est à l’origine d’une tension chez les soignants entre une certaine conception de leur métier et un nombre toujours plus important de contraintes5. Leurs sentiments face à ces méthodes de management est globalement d’être sous pression et d’avoir des difficultés à exercer convenablement leur métier. Selon leur attitude face au NMP, ils se partagent, selon leurs propres dires, en soignants « résistants », en « convertis », en « faux croyants » ou encore en « intermédiaires ambivalents » 6. L’évolution vers le « tout comptable » –ou « économisation » pour parler en novlangue – des soins qui découle de ces méthodes s’appuie sur un double discours économique de mobilisation et de justification qui vise à légitimer ces dispositions managériales dans le but de discipliner les comportements et la subjectivité du soignant7. C’est donc d’abord par le langage, par les mots et le discours que la novlangue managériale « exerce une emprise sur les soignants8 et que celle-ci constitue un dispositif visant une gouvernementalité efficace ».

Ce discours managérial a tendance à complexifier les mots, à utiliser des mots à la mode, à se composer d’anglicismes, de sigles abscons et à manier des substantifs percutants renforcés par des adjectifs et des adverbes contraignants, le tout à l’origine d’un niveau de généralité et d’abstraction élevé et visant à établir une communauté de langage de manière aconflictuelle9.

Ce langage managérial, cette novlangue, exerce une fonction puissante de dispositif au sens de Foucault et d’Agamben10 et influence par conséquent la conduite des soignants, et au premier chef des médecins, notamment par enrôlement comme nous le développerons plus loin. Nous pouvons parler ici d’un engagement par incorporation de ce langage (phénomène passif par « imbibition ») ou par appropriation (phénomène actif et volontaire). Un processus que nous qualifions de « langagement » est à l’œuvre. Inspiré du terme management, lui-même issu du latin « manus agere » (agir par la main), ce néologisme, par symétrie, signifie « agir par le langage ». Il renvoie à l’utilisation de mots et d’expressions qui contribuent à artificialiser la langue comme on artificialise les sols pour enrôler les gens. Il s’appuie sur une réalité fictionnelle élaborée à des fins de manipulation : ce langage ment.

Ce langage managérial, cette novlangue, exerce une fonction puissante de dispositif au sens de Foucault et d’Agamben et influence par conséquent la conduite des soignants.

Les dispositifs managériaux

Désormais, à l’hôpital comme dans d’autres services publics, le déploiement et l’importance des dispositifs managériaux encadrent quasi totalement l’activité des soignants. Ces pratiques managériales, changeantes et difficiles à appréhender pour le profane, visent à planifier l’activité et à modeler les comportements du soignant de manière impersonnelle et insidieuse. Elle procède de ce que Michel Foucault nomme « dispositif ». Marie-Anne Dujarier, qui s’inscrit dans la tradition du concept de dispositif de Foucault11, relève trois types de dispositifs managériaux en interaction pour encadrer le travail et donc les comportements : dispositifs de finalités, de procédés et d’enrôlement12.

Le premier type renvoie au management par les nombres avec comme conséquence pour le travailleur autant d’objectifs quantifiés à atteindre et s’appuie sur toute une tradition de management communément appelée « management par les objectifs ». Il s’agit d’une fonction de contrôle du travail qui est évalué par des critères sélectifs avec des auto évaluations dans une logique de comparaison et de compétition avec d’autres services, celle-ci étant présentée comme un jeu dans lequel le travailleur est contraint de prendre part. Les dispositifs de procédés, de formes variées (méthodes, protocoles, procédures, démarches, etc.) ont pour but d’ordonner les tâches et de standardiser leurs exécutions en fixant la manière de procéder, de dire, voire de penser. Enfin, les dispositifs d’enrôlement permettent de faire accepter pour qui les utilise, les dispositifs de finalités et de procédés par le travailleur. Ils sont essentiellement discursifs et portés par la communication à l’aide « d’une sorte de script langagier managérial ». Celui-ci met l’accent sur la nécessité d’être performant, de s’adapter, d’anticiper, de réduire les déficits, d’innover… Le travail en serait rendu plus intéressant, plus épanouissant. Relever ces défis serait une promesse de développement personnel. Parfois, de manière moins positive, il informe des sanctions possibles encourues par les réfractaires.

Les conséquences des dispositifs managériaux pour le travailleur peuvent être bénéfiques puisqu’ils peuvent le soulager grâce à l’automatisation des tâches productives répétitives et pénibles. Certaines situations non productives peuvent aussi tirer bénéfice de cette automatisation avec une efficience importante et conférant une légitimité à ces dispositifs : protocoles médicaux, procédures de maintenance… Cependant, cette rationalisation de l’activité permet de réguler une organisation par le haut, à distance, loin du terrain avec des objectifs fixés par une hiérarchie ; ils deviennent peu discutables puisque censément rationnels. Ces dispositifs sont aussi porteurs de normes qui organisent le monde du travail. De part leur caractère impersonnel, « ils concrétisent un rapport social désincarné » empêchant une domination rapprochée mais muée d’une certaine façon en une « violence symbolique » théorisée par Bourdieu13.

Finalement, selon Dujarier, « ces trois types de dispositifs tentent donc d’orienter l’activité humaine vers l’atteinte de scores quantifiés, en empruntant des chemins productifs préétablis, au nom d’un sens précis ».

À titre d’illustration, l’activité de soins à l’hôpital public tend à s’exercer dans un cadre de plus en plus fréquemment défini par des experts le plus souvent non soignants. Elle est évaluée par des indicateurs jugés pertinents par ces derniers14 mais contestés par les soignants. L’exemple paradigmatique est celui de la démarche qualité dont l’ambition, via un processus de certification, vise à évaluer la qualité et la sécurité des soins dans les établissements de santé non par des soignants mais par ces seuls experts à l’aide de critères élaborés par la Haute autorité de santé (HAS)15.

L’activité de soins à l’hôpital public tend à s’exercer dans un cadre de plus en plus fréquemment défini par des experts le plus souvent non soignants.

Nous pouvons également citer dans un autre registre, comme exemple d’un chemin productif préétabli, celui de la tarification à l’activité (T2A). La T2A consiste en une « rémunération des hôpitaux sur la base de leur production en groupe homogène de malades, production renseignée dans le système d’information »16. Les recettes de l’hôpital dépendent des actes codés, souvent par les médecins eux-mêmes, dans une recherche d’accumulation d’actes dits rentables et en évitant ceux qui le sont moins. Cette logique gestionnaire conduit à la « promotion et la routinisation d’un langage médico-économique » chez les soignants. Le risque étant que la pratique de soins soit gouvernée par la logique gestionnaire de la T2A qui prône « l’efficience médico-économique » et met au cœur de la pratique les coûts et les tarifs hospitaliers.

L’ensemble des pratiques managériales exercent donc la fonction de dispositif au sens foucaldien qui permet une certaine gouvernementalité managériale et donc de diriger la conduite des hommes. Dans cet ensemble de dispositifs, le discours managérial par le processus complexe de langagement assujettit efficacement les individus par enrôlement.

Contenu et diffusion du discours managérial à l’hôpital

Le discours managérial hospitalier moderne constitue un outil privilégié pour diffuser les nouvelles pratiques managériales venues de l’entreprise privée dans le domaine du soin. Son contenu, proche de ce que l’on entend communément par « langue de bois », se caractérise par une complexification des mots17 : « initialiser » pour commencer, « finaliser » pour finir, « gouvernance » pour direction, « problématique » pour problème, « positionnement » pour position, « questionnement » pour question. Parfois, la périphrase se fait encore plus nébuleuse : vouloir devient « s’engager dans une démarche volontariste globale » ; poursuivre se transforme en « adapter une logique de consolidation » 18. Ce discours s’appuie très volontiers sur des mots à la mode et sur des substantifs aux terminaisons excessivement techniques en « ence » ou « ance » (efficience, excellence, performance, gouvernance) ou en « ion » (motivation, responsabilisation, innovation, restructuration)19. Il fait profusion d’anglicismes (reporting, benchmarking, team building, consulting), de sigles abscons confinant au sabir pour initiés. Il recourt à des oxymores (« changement permanent », « évolution continue ») véhiculant la « doublepensée » de Georges Orwell20, recycle des notions existantes, utilise des « mots-valises » et des « mots-écrans ».

Dans un contexte d’économicisation des discours, et plus particulièrement dans le contexte de la contrainte budgétaire à l’hôpital public où l’impératif de limiter les dépenses prédomine, le dialecte se teinte de termes tels que « parts de marché », « taux de croissance », « déficit », « état prévisionnel des recettes et des dépenses », « crédits d’intéressement » . Le style global se fait volontiers engageant avec des verbes et des adjectifs d’action et d’obligation. (« il faut que », « nous devons ») incitant à adapter une logique de consolidation »18.

À situation inédite doit correspondre un lexique inédit. La période pandémique actuelle n’échappe pas à cette règle de réajustement des mots en rendant caduques, désuets et pour tout dire ringards ceux utilisés jusque-là. Nous voyons donc fleurir désormais les termes de « capacitaire » à la place de nombre de lits, « distanciel » pour remplacer à distance et son pendant « présentiel », « retex » pour réunion de retour d’expérience. On dira désormais d’un service qu’il est « covidé » quand il prend en charge des patients atteints d’une infection Covid-19. Des cas groupés d’infection deviennent des « clusters », le dépistage des patients se transforme en « testing » et la recherche de cas contacts en « tracing ». Ce langage très technique, parfois aride, est qualifié par certains auteurs de « novlangue managériale » en référence à la « newspeak » de l’auteur de 1984 puisqu’elle exerce un rapport de domination non violente par dépossession des mots et délégitimation du récepteur, les soignants dans le cas de l’hôpital public, qui se sentent disqualifiés par une insuffisante maîtrise de ce discours d’autorité qui s’impose à eux.

La novlangue managériale exerce un rapport de domination non violente par dépossession des mots et délégitimation des soignants qui se sentent disqualifiés par une insuffisante maîtrise de ce discours d’autorité qui s’impose à eux.

Ce discours « dispensateur de vérité » décrédibilise toute velléité de contradiction, car on ne s’oppose pas à la vérité. Cette déconstruction de la réalité par le discours managérial peut être qualifié de sophistique au sens de Platon21 dans le sens où son apparente vérité repose sur un mensonge et une manipulation du réel et dont la finalité est de constituer une nouvelle réalité22. En ayant recours aux injonctions contradictoires, il amène à « rendre impossible la possibilité de répondre de manière adéquate aux demandes formulées puisqu’elles procèdent d’une impossibilité logique ». À titre d’exemple, il paraît illusoire de faire preuve d’autonomie quand l’activité professionnelle est contrainte par des objectifs multiples à atteindre et de nombreuses normes. Par conséquent, les concepts mêmes censés structurer l’organisation et promus par le discours managérial sont vidés de leur sens par un mécanisme de « sensure »23 (créativité, liberté, autonomie, innovation, réactivité). Ce discours se donne alors « les allures d’un discours logique et rationnel qui décrit une réalité extérieure au langage alors que, précisément, le propre de la fiction est de ne renvoyer à aucune réalité et de n’avoir d’existence que dans et par le langage »24.

Sandra Lucbert analyse cette façon de penser et d’édicter hors sol, à des fins de manipulation du réél dans le service public25 ou en entreprise26. Elle montre qu’à travers ce langage s’exerce une « euphémisation du pouvoir » mais également une musique d’ambiance tournant en boucle et réduisant, selon l’expression d’Orwell, « l’esprit à l’état de gramophone » 27, amené à répéter sans cesse, et sans réflexion, les concepts creux entendus en permanence.

Langagement et effets de dispositif du discours managérial

Ce discours vise à conduire les comportements sans conflit et en véhiculant une image idéale de l’organisation qui est son objet (entreprise, administration, hôpital, etc.). Les conséquences de ce discours en termes de gouvernementalité sont nombreux et insidieux, ce qui en fait un dispositif efficace. La fiction créée et véhiculée par ce discours tend à modifier les comportements et à limiter les risques « en façonnant – voire en empêchant – la prise de décision par la suspension du processus délibératif »28. Son caractère performatif repose ainsi sur la construction d’individus fictifs – le leader, l’employé modèle – simplifiant la vision du monde au sein de l’organisation : une figure d’autorité héroïque capable de simplifier la complexité et de faire face aux défis dont l’employé ou le subordonné doit suivre au plus près les objectifs, les règles, les injonctions qu’il élabore. Ce type de discours enlève donc toute initiative, tout libre arbitre, toute réflexivité, toute remise en question d’un fonctionnement érigé et édicté en idéal et conçu seulement par ceux qui sont censés avoir les ressources nécessaires pour le faire. En outre, sur cet employé ou subordonné fictif, considéré comme un individu standard, va s’appliquer tout un processus d’évaluation et de formation visant à l’améliorer de manière standardisée sans tenir compte de ses valeurs, de ses choix, de ses réflexions. Ce management s’exerce sur un travailleur dépourvu de son altérité par des méthodes qui visent à le modeler pour améliorer sa performance et le faisant ainsi qualifié de « management désincarné » par Anne-Marie Dujarier. C’est un effet extrêmement normatif que produit ce discours.

Le discours managérial exerce également un pouvoir et une violence symboliques. L’accaparement des mots place le destinataire dans une situation d’ « insécurité linguistique », c’est à dire dans une position où celui-ci perçoit son propre discours comme illégitime en regard du modèle normatif du discours managérial29. Ceci génère une auto-délégitimation du locuteur qui, ne parlant finalement pas le même langage, inhibe sa parole qu’il considère comme moins juste, plus simple et se sent donc moins compétent. De plus, ce discours entraîne un effet de sidération pouvant mettre une partie des auditeurs en situation d’incompréhension et les excluant de fait du mécanisme de décision. Cette novlangue managériale peut être à l’origine d’une emprise et d’un importante souffrance au travail en perdant « la confiance dans la capacité à dire et à faire sens » . Celle-ci en vient à être intériorisée par le travailleur et il devient difficile de s’en défaire soit pour se défendre soit pour analyser la situation sous un autre angle. Cette appropriation forcée exerce alors une « violence secondaire » car le sujet devient dépendant à cette novlangue pour en critiquer son emprise. De cette façon, elle met au silence celui qui en souffre : « Elle lisse, normalise le vécu par un langage qui laisse peu voire pas de place à l’interprétation, et permet d’euphémiser voire d’occulter la violence en limitant le partage émotionnel sur le vécu existentiel ». Finalement, le discours managérial constitue un dispositif puissant, grâce à « une triple fonction : idéologique en véhiculant les valeurs des dirigeants ; symbolique comme signe du pouvoir ; pragmatique en tant qu’outil d’influence du comportement »29.

Le discours managérial exerce également un pouvoir et une violence symboliques plaçant le destinataire dans une situation d’ « insécurité linguistique ».

Langagement tel que le pratique l’hôpital public

Au niveau institutionnel, les réunions de service, de pôle ou encore de commission médicale d’établissement s’enchaînent alors dans un flux ininterrompu de verbiage inintelligible qui s’écoule en permanence et dont il finit par ne rien ressortir de concret si ce n’est d’avoir perdu son temps, parfois le sens de son métier et donc pour un médecin, l’essence de ce qui est son travail : soigner les gens. Le point de départ de cette réflexion est le souvenir douloureux de l’auteur de ces lignes au cours d’un séminaire organisé en grande pompe dans un CHU pour programmer, à l’échéance de dix ans, des travaux d’envergure sur un site hospitalier. Les équipes administratives et soignantes étant jugées insuffisamment compétentes en la matière, le CHU s’était offert un grand cabinet de consultants pour l’occasion. L’objectif affiché était celui de réduire, grâce à ce cabinet, les centaines d’heures nécessaire de réunions pour un tel projet en deux jours de séminaire. Ce fut un spectacle grandiose de vidéos engageantes sur la mission de ce cabinet dans ce projet, de diaporamas où l’esthétique de l’iconographie le disputait à celle de la novlangue et d’ateliers de mises en situations que l’on ne rencontre jamais mais pour lesquelles ils nous a été dispensés gracieusement des outils pour désormais mieux s’en sortir. Quant à l’objectif des travaux dans tous ce galimatias et cette profusion d’inventions ludiques, il a semble-t-il été rapidement perdu de vue. Toutefois, ce séminaire a été l’occasion d’apprendre grâce à une vidéo touchante ce qu’est l’empathie (nombre de spectateurs étaient soignants et n’ont pas bronché) ou une autre volontairement maladroite sur comment optimiser sa pause café (alors que ce qui fait l’intérêt d’une pause est justement de ne rien optimiser mais de lâcher un peu prise).

De ce flux ininterrompu de verbiage inintelligible, il finit par ne rien ressortir de concret si ce n’est d’avoir perdu son temps, parfois le sens de son métier et donc pour un médecin, l’essence de ce qui est son travail : soigner les gens.

Ce grand raout, certainement coûteux30, pour arriver aux conclusions finalement que tout est décidé avant ou après et de nous donner que la seule illusion d’avoir participé aux décisions. Avec des moments d’émouvante naïveté lorsque les médecins tentaient d’expliquer leurs souhaits et besoins et que l’interlocuteur, consultant, nous ramenait sans cesse sur son terrain sans fournir de réponses concrètes mais en ayant recours à ce type de réponse systématique : « Nous ne sommes pas là pour discuter du nombre de lits nécessaires », autre formulation du célèbre sketch de Coluche : « Écrivez-nous ce dont vous avez besoin, nous vous expliquerons comment vous en passer ». Ce séminaire renfermait la quintessence de ce qui vient d’être développé : euphémisation du pouvoir, censure, délégitimation de l’interlocuteur, insécurité linguistique et profusion de termes artificiels.

Hélas, dans la pratique du soin, l’influence du discours managérial semble particulièrement efficace pour assurer la gouvernementalité des soignants et particulièrement des médecins. Il ne faut pas s’y méprendre. Si, lors de réunions, il nous est présenté avec forces émoticônes infantilisants, positifs ou négatifs selon les résultats obtenus face aux objectifs imposés, des comparaisons entre services en termes de durée moyenne de séjour, de taux de rotation et d’occupation des lits, de « produits vendus » (sic), c’est bien pour maintenir les différents services en compétition permanente pour le classement de celui qui est le plus rentable. En somme, la vielle antienne customisée 2.0 du « diviser pour mieux régner » qui nous conduit à nous opposer les uns les autres plutôt que de constituer un collectif solidaire face aux injonctions administratives.

Dès lors qu’un nouveau projet médical souhaite être créé, il faut le développer telle une étude de marché avec son lot de concepts issus du commerce et de la finance : rentabilité, parts de marché, retour sur investissement, public ciblé… Alors, si l’équipe souhaite approfondir son projet pensé comme offre médicale nécessaire pour les patients, à elle d’endosser la fonction de commercial pour vendre son produit à la direction. De médecin, on passe à négociant en soins. Dans le cœur même de l’activité quotidienne du soin, cette gestion managériale et son langage nous rattrapent. Quel médecin n’a jamais prononcé ce genre de phrase, au moins in petto : « Ce patient dépasse depuis longtemps la durée moyenne de séjour, il faut qu’il sorte du service » ? Un exercice de traduction nous permet de retrouver le sens de la phrase qui était en réalité : « Ce patient n’a plus besoin de soins médicaux, il peut sortir du service ». Mais par le martelage incessant et l’imbibition permanente de cette novlangue, « l’esprit de gramophone » se réduit à répéter sans y prendre garde ce type de propos et oublie à quel moment un patient peut quitter un service : quand il est guéri ou sur la voie de la guérison.

De manière similaire, force est de constater à quel point, par appropriation dans le cas de la démarche qualité, l’activité de soins peut se résumer à ne prendre en compte chez le patient que les indicateurs jugés pertinents dans la pratique de soins. Seront valorisés alors l’évaluation de la douleur mais non son traitement ni le temps d’écoute passé avec le patient, la désignation d’une personne de confiance mais sans expliquer clairement son rôle et les raisons de ce choix, l’envoi du compte-rendu de l’hospitalisation au médecin traitant dans les sept jours et un certain nombres d’indicateurs à l’intérieur obligatoires mais sans vérifier la pertinence des informations cliniques données. Le risque est grand de réduire cette fois le soignant à un « cocheur de case » pour reprendre la typologie des « jobs à la con » de David Graeber31.

En définitive, le langagement comme dispositif d’enrôlement par le discours, à travers la fabrication des normes de soins, l’importance donnée à des objectifs chiffrés à atteindre ou « ratiocratie », la diffusion d’une logique gestionnaire prééminente et le développement de la démarche qualité conduit de plus en plus les comportements des soignants. De plus, l’accumulation des tâches ingrates et ennuyeuses qui découlent de cette gestion managériale procède de ce que Graeber appelle la « bullshitisation » du travail et tend à vider de son sens notre métier de soignant et à justifier l’emploi de ceux qui développent et nous assignent à user de ces dispositifs. L’hôpital entreprise en marche !

Notes :

1 Marie-Odile Safon, Les réformes hospitalières en France., Aspects historiques et réglementaires, IRDES 2019.
2 Pierre-André Juven, Fréderic Pierru Fanny Vincent, La casse du Siècle, Paris, Raisons d’agir, 2019
3 Stéphane Velut, L’Hôpital, une nouvelle industrie, Paris, Tracts Gallimard, 2020
4 Grégoire Chamayou, La société ingouvernable, La Fabrique, Paris 2018
5 Emmanuel Triby, « Processus d’économisation et discours économique dans des écrits de cadres de santé », in La langue du management et de l’économie à l’ère néolibérale. Formes sociales et littéraires, (sous la direction de C. Grenouillet, C. Vuillermot-Febvet), Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2015
6 Nicolas Belorgey, L’hôpital sous pression, Paris, La Découverte, 2010
7 Emmanuel Triby, op. cit.
8 Agnès Vandevelde-Rougale, La novlangue managériale. Emprise et résistance, Paris, Eres, 2017
9 Michel Feynie, « Le discours managérial instrument «d’idéalisation» de l’entreprise », in La langue du management et de l’économie à l’ère néolibérale. Formes sociales et littéraires, op. cit.
10 Cf. la définition conceptuelle de dispostif de Foucault dans Michel Foucault, « Le jeu de Michel Foucault », Dits et écrits, volume III
11 Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Payot et Rivages, 2014
12 Anne-Marie Dujarier, Le management désincarné, Paris, La Découverte, 2015
13 Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Le Seuil, 2001
14 Hugot Bertillot, Expertise, indicateurs de qualité et rationalisation de l’hôpital : le pouvoir discret de la « nébuleuse intégratrice », Revue française d’administration publique, 2020
15 https://www.has-sante.fr/jcms/c_411173/fr/comprendre-la-certification-pour-la-qualite-des-soins#toc_1_2
16 Pierre-André Juven, Une santé qui compte ? Les coûts et les tarifs controversés de l’hôpital public, Paris, Presses Universitaires de France, 2016
17 Michel Feynie, « Le discours managérial instrument «d’idéalisation» de l’entreprise », in La langue du management et de l’économie à l’ère néolibérale. Formes sociales et littéraires, op. cit.
18 Certains des exemples sont issus d’échanges avec Stéphane Velut que je remercie à nouveau pour son éclairage.
19 Michel Feynie, op. cit.
20 George Orwell, 1984, 1949
21 Platon, Le Sophiste.
22 Malik Bozzo-Rey, Influencer les comportements en organisation : fictions et discours managérial, Le Portique, 2015
23 Socialter, Sensure, quand les mots nous privent de sens, n°45 avril/mai 2021
24 Malik Bozzo-Rey, op. cit
25 Sandra Lucbert, Le ministère des contes publics, Paris, Editions Verdier, 2021
26 Sandra Lucbert, Personne ne sort les fusils, Paris, Seuil, 2020
27 George Orwell, Essais, articles, lettres, tome 3 (1943-1945), Ivrea, 1998
28 Agnès Vandevelde-Rougale, op. cit.
29 Agnès Vandevelde-Rougale, op. cit.
30 https://www.ccomptes.fr/fr/publications/le-recours-aux-marches-publics-de-consultants-par-les-etablissements-publics-de-sante
31 David Graeber, Bullshit Jobs, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2018

Suez prise au piège par l’impérialisme économique américain ?

© LHB pour LVSL

Malgré l’humiliation subie de la part de ses « alliés » dans la vente des sous-marins à l’Australie, malgré les assauts menés par les Américains dans le cadre de leur guerre économique et commerciale, malgré les sanctions financières colossales imposées par les Américains à des institutions financières pour avoir utilisé le dollar, le gouvernement demeure incapable de préserver la souveraineté économique de la France. Le dernier exemple en date, celui de la possible prise de participation à 40 % du fonds d’investissement américain GIP au sein du nouveau Suez, illustre la cécité d’Emmanuel Macron et de Bercy, alors même que l’eau est plus que jamais une ressource stratégique.

Retour un an plus tôt, en août 2020. À la veille de la rentrée et, alors que rien ne laissait présager une telle opération, Veolia, le numéro un mondial des services de l’environnement, fait une offre à Engie pour racheter 29,9 % des parts de son plus gros concurrent, Suez. Engie, à peine remise du départ fracassant de sa PDG Isabelle Kocher, a complètement changé de stratégie avec l’arrivée à sa tête, en qualité de président, de Jean-Pierre Clamadieu, qui a de nombreuses affinités avec Emmanuel Macron. Ce dernier souhaite recentrer les activités de l’ex-GDF pour se concentrer sur le renouvelable. Aussi, Suez, membre du groupe depuis 2008, dont les principales activités sont relatives à la distribution de l’eau et à la gestion de l’assainissement dans de nombreuses villes en France et à l’étranger, n’est plus une priorité pour Engie, qui souhaite vendre sa part dans l’actionnariat de l’entreprise, qui s’élève à 32 %.

Le 29 août, Veolia, rassurée après une visite de son PDG Antoine Frérot à l’Élysée en juin, d’après une enquête de Marc Endeweld pour La Tribune, transmet officiellement à Engie sa volonté de racheter la quasi-totalité des actions de Suez, soit 2,9 milliards d’euros et 15,5 euros par action. La multinationale ne souhaite pas dépasser les 30 % de rachat, qui équivaudrait à une Offre publique d’achat (OPA) sur sa concurrente. L’opération Sonate, nom de code donné chez Veolia, est lancée. C’était sans compter sur la vive opposition des dirigeants de Suez et notamment de son directeur général, Bertrand Camus. L’État, par la voix du ministre de l’Économie et des Finances Bruno Le Maire, d’abord favorable à la prise de participation de Veolia pour créer un « champion » (sic) mondial de l’eau et de l’environnement, s’est progressivement opposé à ce rachat, voyant que toute la place de Paris entrait en guerre, avec de chaque côté les partisans de Veolia et de Suez.

Cela n’a pas arrêté pour autant Jean-Pierre Clamadieu et Engie qui, le 5 octobre, lors du conseil d’administration, ont approuvé le rachat de Suez par Veolia à 18 euros par action, soit plus de 3,4 milliards d’euros, rachat notamment permis par l’abstention des représentants CFDT du conseil d’administration, après un appel du Secrétaire général de l’Elysée Alexis Kohler, et ce malgré l’opposition de l’État, qui détient encore 23,6 % d’Engie. Pourtant, il est permis de douter de la sincérité de l’opposition de l’État, qui semble avoir motivé son choix par tactique. Désormais premier actionnaire de Suez, Veolia a immédiatement entrepris les démarches nécessaires au rachat de l’ensemble de son rival, soit 70,1 % de la société, à l’exception de Suez Eau France et de quelques autres actifs à l’étranger, pour ne pas entraver la concurrence. Les administrateurs de Suez, ulcérés par la manœuvre, vont engager une bataille judiciaire acharnée, en saisissant le tribunal judiciaire de Paris. La médiation proposée par Bruno Le Maire et Emmanuel Moulin, son ancien directeur de cabinet et actuel Directeur général du Trésor (DGT) n’a pas abouti.

C’est une victoire pour Antoine Frérot, le PDG de Veolia, qui n’a pas caché sa présence à plusieurs meetings du candidat Emmanuel Macron en 2017.

Plusieurs mois après, le 12 avril, à coups de saisines au tribunal de commerce de Nanterre, d’autres actifs placés à l’étranger et création de fondation de droit aux Pays-Bas, Veolia et Suez ont réussi à s’entendre sur le rachat de la seconde par la première début avril, après un rendez-vous à l’hôtel Bristol à Paris entre Antoine Frérot, l’ancien PDG de Renault Louis Schweitzer, le président du conseil de Suez Philippe Varin, Delphine Ernotte, l’une des administratrices de Suez et Gérard Mestrallet, l’ancien PDG de GDF-Suez, devenue Engie. Sorti victorieux de son bras de fer, c’est une revanche pour le PDG de Veolia, qui n’a pas caché sa présence à plusieurs meetings du candidat Emmanuel Macron lors de l’élection présidentielle en 2017. Le futur numéro un mondial, aux 37 milliards d’euros de chiffre d’affaires, qui ne pèsera toutefois qu’à peine plus de 5 % du marché mondial, s’est engagé à racheter les parts de Suez à 20,50 euros par action, soit plus de 25,7 milliards d’euros. Le nouveau Suez, représentant pratiquement 7 milliards d’euros de chiffre d’affaires, sera constitué de 40 % de l’ancien Suez, le reste allant à Veolia, et avec comme principaux actionnaires le fonds d’investissements Meridiam, très présent en Afrique et spécialisé dans sa participation à des partenariats public-privé. Meridiam est détenu par Thierry Déau, qui, d’après Le Monde, a appuyé la campagne d’Emmanuel Macron et participé à une levée de fonds après avoir soutenu François Hollande en 2012. Les deux autres actionnaires sont le fonds d’investissements américain Global Infrastructure Partners (GIP) ainsi que la Caisse des dépôts et consignations (CDC) avec CNP Assurances, qui détiendra la majorité du capital de la nouvelle entité afin que l’actionnariat soit majoritairement français. Les salariés pourront de leur côté détenir jusqu’à 10 % de la nouvelle société. L’entreprise, sans direction générale, sera gérée par Ana Giros, actuelle directrice adjointe de Suez et Maximilien Pellegrini, directeur général Eau France de Suez.

Alors que, jusqu’à présent, la prise de participation de GIP, aux côtés de Meridiam, à hauteur de 40 % dans le nouveau Suez, ne semblait pas être discutée, l’attitude des États-Unis et de Joe Biden pour faire couler l’achat de sous-marins par l’Australie à la France a réveillé les inquiétudes. C’est ce qu’a révélé La Lettre A, après la demande d’autorisation préalable déposée par le fonds américain pour être actionnaire de Suez. De fait, les actifs liés à l’approvisionnement en eau sont considérés comme stratégiques depuis le décret Montebourg du 14 mars 2014 et sont soumises au contrôle des investissements étrangers. Rédigé en pleine affaire du rachat d’Alstom par General Electric, qui a vu l’extraterritorialité du droit américain ainsi que sa prédation économique s’exercer férocement contre la France, le décret a été renforcé par les dispositions prévues dans la loi Pacte, qui prévoit notamment que tout investisseur disposant de plus de 25 % des droits de vote d’une entreprise sera soumis au contrôle de Bercy. En pleine crise du Covid-19, le décret du 22 juillet 2020 est venu abaisser ce seuil à 10%.

À ce stade, rien ne semble encourager Bruno Le Maire et Emmanuel Macron à bloquer la prise de participation ou, à tout le moins, de l’autoriser assortie à des conditions strictes. Pourtant, comme le souligne La Lettre A, de nombreux élus locaux sont inquiets quant à l’avenir de Suez et « entendent ainsi éviter de voir le numéro deux du secteur suivre le chemin de Saur, affaibli par les rachats successifs opérés par les fonds d’investissements ». Fonds d’investissements comme Meridiam qui s’est intéressé au rachat de la Saur, numéro trois français du secteur, avant qu’elle ne soit rachetée par… un autre fonds d’investissements suédois en 2019.

Le seul fait que GIP soit actionnaire permettrait à n’importe quel procureur américain d’engager des poursuites contre Suez.

Les psalmodies de nombreux responsables de la majorité et membres du gouvernement n’y changent rien : l’État est présent pour faciliter au mieux le marché et les investissements, quand bien même cela représenterait une nouvelle perte pour la France. L’eau, comme le souligne Franck Galland dans son dernier ouvrage Guerre et eau, publié cette année chez Robert Laffont, quoique depuis toujours faisant l’objet de convoitises, devient un élément stratégique de premier plan, au carrefour d’opérations terroristes, militaires et diplomatiques. La privatisation croissante de l’eau, dans de nombreuses régions en Australie ou en Californie, participent d’une captation de cette ressource par des fonds d’investissements qui n’y voient qu’un intérêt financier. Ces derniers n’hésitent pas à la qualifier parfois « d’or bleu ».

C’est également pourquoi, sous l’impulsion de la députée France insoumise Mathilde Panot, a été instituée une commission d’enquête parlementaire à l’Assemblée nationale relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés et à ses conséquences. Le rapport, en liminaire, indique que « en France hexagonale, 1,4 million de personnes n’ont pas accès à des services d’alimentation domestique en eau potable gérés en toute sécurité. Plus de 16 000 Guyanais et plus de 7 000 Réunionnais recueillent leur eau de boisson directement à partir des sources d’eau de surface (rivière, lacs…). Plus de 300 000 personnes en France n’ont pas accès à l’eau courante. En Guadeloupe, la population vit au rythme des tours d’eau. Certains n’ont pas d’eau depuis 6 années. »

« En France hexagonale, 1,4 million de personnes n’ont pas accès à des services d’alimentation domestique en eau potable gérés en toute sécurité. »

Mathilde Panot, députée (FI), en présentation liminaire du rapport de la Commission d’enquête parlementaire sur la ressource en eau.

La mauvaise gestion par de nombreux concessionnaires de la distribution de l’eau et des opérations d’assainissement devrait davantage alerter les pouvoirs publics. De surcroît, le fait est que, même si Suez était détenue en majorité par des Français, soit la Caisse des dépôts et sa filiale de la CNP, le seul fait que GIP soit actionnaire permettrait à n’importe quel procureur américain d’engager des poursuites, au nom de la lutte contre la corruption ou pour punir Suez d’éventuelles transactions financières en dollar avec un État sujet à l’embargo américain, à savoir Cuba, le Venezuela ou l’Iran. La situation est telle que le gouvernement a semblé davantage tergiverser sur le possible rachat de Photonis par Teledyne que sur l’achat de Carrefour par le canadien Couche-Tard alors que Carrefour ne présente aucun actif stratégique particulier pour la France ! Nicolas Moinet, professeur des universités et ancien responsable du Master d’intelligence économique de l’IAE de Poitiers, indiquait que le SISSE, en charge, auprès de la Direction générale des entreprises (DGE), de veiller aux intérêts français, n’était pas suffisamment adapté et armé pour faire face à de telles prédations. François Gaüzère-Mazauric, doctorant en histoire le confirme : « L’intelligence économique est un impensé français ». Les Américains l’ont bien compris et l’histoire économique récente montre bien que le chemin pour la création de champions mondiaux du CAC 40, si chère aux derniers gouvernements, est entouré de cadavres, victimes de l’insouciance française face à la guerre économique menée dans le monde aujourd’hui, par les États-Unis, mais également l’Allemagne ou la Chine.

La réforme de l’ENA, en marche vers les prochaines élections

Emmanuel Macron sonne le glas de la prestigieuse école qui l’a formé. Le projet de suppression de l’ENA (École nationale de l’administration), évoqué pour la première fois par le Président au lendemain du Grand débat national sera finalement mis en œuvre le 1er janvier 2022. Au départ, l’ENA se présentait comme une école républicaine, mais elle est progressivement devenue le symbole d’une élite déconnectée de la société. Au plus fort d’une crise sanitaire, économique et alors que la confiance des Français dans le gouvernement est au plus bas, les annonces d’il y a deux ans semblent se concrétiser. De fait, la suppression de l’ENA ne vise pas uniquement à repenser un système en faillite mais s’inscrit habilement dans une logique de consensus, au sein d’un agenda électoral bien ficelé.

Bien que très ancienne, la détestation des Français pour l’École nationale d’administration semble avoir atteint un nouveau stade ces dernières années, comme en témoigne le récent documentaire réalisé par Public Sénat intitulé “L’ENA pourquoi tant de haine ?”. Pour cause, la déconnexion entre les futurs hauts fonctionnaires et ceux qu’ils ont vocation à servir, continue de se creuser. Selon Médiapart, 70% des énarques sont actuellement issus de familles de cadres tandis que cette catégorie ne représente que 15 % de la société. Le site de Sciences Po le confirme : 83% des admissions du concours externe à l’ENA proviennent de son école.

Cette explication semble évidente, mais ce n’est pas la seule. En effet, l’ENA fait depuis de nombreuses années office de sas de transmission d’une certaine idée de la société et de sa bonne gouvernance, par-delà les couleurs politiques. Selon le témoignage de nombreux étudiants qui se disent eux-mêmes déçus de leur formation, l’école ne fait qu’entretenir une uniformité de pensées et ressasser des notions déjà maîtrisées dans une dimension généraliste. Leur cursus ne permet pas de véritable spécialisation puisque les affectations ministérielles sont décidées selon le classement de sortie et non pas selon les choix ou les appétences particulières des élèves.

Dans son dernier ouvrage La lutte des classes en France, l’anthropologue et historien Emmanuel Todd attribue à l’ENA une grande part de responsabilité dans la cristallisation des clivages de la société. Selon lui, la grande majorité de ses ressortissants, qu’il surnomme les « crétins diplômés », incarne le haut de la pyramide sociale face aux couches inférieures qui, elles, aspirent au « réarmement politique », comme l’a montré le mouvement des gilets jaunes. Le système de reproduction des élites, entretenu par l’école, rend impossible l’exploitation de l’intelligence des classes basses, en dépit de l’idéal méritocratique qui faisait autrefois la raison d’être de l’institution. Todd prend l’exemple de l’euro, qui constitue selon lui une aberration et une menace à la souveraineté de nos États-nations, pour montrer la faiblesse des débats, le déni démocratique et l’homogénéité de la pensée parmi nos dirigeants politiques. L’école recrute des candidats déjà convertis à la pensée pro-européenne par leur socialisation et leur parcours académique antérieur et ne fait que les conforter dans ces positionnements, selon lui, vides de sens et dépourvus d’une vision critique sur nos sociétés contemporaines. Au fond, Todd décrit l’ENA comme l’école de reproduction d’une « fausse élite ».

Une doctrine du « en même temps »

Lors d’un entretien dans Marianne, l’essayiste et magistrate Adeline Baldacchino, critique acerbe des « valeurs d’excellence » prônées par l’ENA, érige la « doctrine du en même temps », souvent associée à la mentalité de l’école, en symbole du formatage de ses étudiants. C’est autour de cette idéologie commune, prétendument consensuelle, que les élèves se reconnaissent et apprennent à travailler ensemble.

Ainsi, l’ENA n’est pas le lieu des plus vifs débats politiques. Pas étonnant pour une école dont l’ambition première était de former des hauts fonctionnaires et non pas des hommes et femmes politiques. Ce n’est que plus tard, notamment sous le mandat présidentiel de Valéry Giscard d’Estaing, que d’anciens énarques se sont emparés des ministères, prenant place dans les hauts lieux de la décision politique. Dès lors, l’exercice politique s’est professionnalisé. Rapidement, se former à l’ENA ne permet plus uniquement d’intégrer les grands corps. L’école devient le passage privilégié pour prétendre aux plus prestigieux parcours politiques. L’excellence académique s’impose comme un pré-requis presque indispensable pour briller dans l’arène politique. Plus tard, c’est dans le secteur public que l’on retrouve un grand nombre d’anciens étudiants de l’école. Entre posture et imposture, l’ENA se voit associée aux pratiques de pantouflage, au moment même où l’administration elle-même délègue de plus en plus de ses prérogatives au privé. Emmanuel Macron en est, une fois de plus, un des symboles les plus criants. En effet, selon le journal Marianne, 18 mois après la nomination du gouvernement Philippe, 40 conseillers ministériels avaient déjà pantouflé.

Cependant, la complicité de la haute fonction publique avec les acteurs privés trouve son origine quelques décennies plus tôt, chez nos voisins anglo-saxons. La gouvernance libérale, portée par Ronald Reagan aux États-Unis et Margaret Thatcher au Royaume-Uni, a donné naissance à la désormais décriée « société du fric ». Ainsi, nombre d’énarques, même s’ils semblent encore minoritaires, voient dans les allers-retours entre public et privé une formidable évolution de carrière. Si l’école en tant que telle n’enseigne ou ne promeut pas de telles pratiques, force est de constater que le diplôme sert désormais de passe-droit aux énarques qui souhaitent briller à l’Élysée aussi bien qu’à la tête des plus grandes entreprises. Face à l’évolution de l’école et de ses fonctions, d’anciens élèves, à l’instar de l’ancien ministre et candidat à l’élection présidentielle de 2002 Jean-Pierre Chevènement, ont assez tôt tiré la sonnette d’alarme. Depuis, toutes les tentatives de réforme de l’institution, à gauche comme à droite, ont été avortées. Bruno Le Maire lui même, lors des primaires de la droite en 2017, en avait fait une des mesures phares de sa campagne. S’il ne fait aucun doute que l’annonce de la suppression de l’ENA par Emmanuel Macron a surtout servi de palliatif face à la colère de la rue, nul ne peut garantir que celle-ci protégera les citoyens d’un énième instrument, tout aussi efficace, de reproduction des élites en place.

De l’ENA à l’ISP, la promesse d’un changement

L’Institut du Service Public, qui remplacera l’ENA, aura pour mission de maintenir une formation dite d’excellence, tout en l’ouvrant à des profils plus divers. Il réunira 13 écoles, afin de rassembler un plus grand nombre de compétences, une élite à plusieurs visages, en somme. À l’issue de la formation, les étudiants ne seront plus soumis au concours de sortie qui servait jusqu’alors à attribuer les affectations, mais rejoindront le corps d’administration de l’État, pour une durée encore imprécise. Ce tronc commun servira de « creuset » pour la formation d’un « esprit commun », selon les mots d’Emmanuel Macron. Ce château de cartes, fortifié par les talents rhétoriques du président, n’en reste pas moins fragile. De nombreuses personnalités politiques se sont en effet exprimées contre la suppression de l’ENA, à l’instar de Rachida Dati, qui préfèrerait une simple réforme de l’école. À gauche aussi, la méfiance règne. Balayer d’un revers de main le fonctionnement de l’ENA, oui, mais pour construire quel modèle derrière ? Quelles sont les garanties que cette mesure ne sera pas qu’un symbole, une stratégie de communication politique parmi d’autres, en vue des prochaines élections présidentielles ? Pour l’heure, le flou qui règne autour de ce projet laisse penser que son auteur ne souhaite surtout pas trancher, et prendre le moindre risque de décevoir un potentiel électorat.

Au fond, la réforme vise à rétablir du lien et de la confiance entre les citoyens français et leurs dirigeants. Mais lesquels ? Ceux qui siègent dans les mairies, les conseils régionaux, les assemblées ? Les locataires de l’Élysée, Matignon, Beauvau, Bercy ? Ou bien les cadres des grandes entreprises, des banques, des hôpitaux ou des universités ? Dans tous ces hauts lieux de la décision se trouvent aujourd’hui les énarques d’hier, ceux qui se sont formés ensemble à intégrer les grands corps de la République pour servir et incarner l’État. Bien plus qu’une école, l’ENA a contribué à huiler les rouages du système politique français, celui-ci même qui a mis les gens dans la rue, contre la réforme des retraites, la loi sécurité globale, les conditions de travail des soignants, des avocats, des professeurs. En supprimant l’ENA, le président promet de corriger les failles de ce système. Encore faut-il dissocier ce qu’elle incarne d’une part, et les logiques qui la traversent d’autre part. Aussi, spéculer sur la pertinence ou non de supprimer l’ENA suppose de s’accorder, a priori, sur les raisons de ses dysfonctionnements et les alternatives que l’on souhaite y apporter. Pour lors, l’absence de vision politique claire et assumée montre bien que la doctrine du « en même temps » ne s’oublie pas si facilement.

L’autonomie géopolitique de l’Union européenne : une fable à l’épreuve de l’accord avec la Chine

© LVSL

L’appartenance à l’Union européenne permet-elle, comme le veut la formule consacrée, « de faire le poids face à la Chine et aux États-Unis » ? Sa dépendance à l’égard des États-Unis tout comme sa perméabilité aux ambitions chinoises permettent d’en douter. L’accord commercial conclu avec la Chine fin décembre illustre une nouvelle fois l’incohérence géopolitique de l’Union. Signé sous la pression de l’Allemagne, désireuse d’écouler ses exportations, il accroîtra sans nul doute la pénétration des capitaux chinois en Europe. Dans le même temps, sous la pression des États-Unis, des sanctions étaient prises contre des responsables chinois du Xinjiang…

Après sept ans de négociations et plus d’une trentaine de sessions bilatérales, la Chine et l’Union européenne sont parvenues à s’entendre sur un accord global sur les investissements. Le CAI, pour Comprehensive Agreement on Investment, n’est pas à proprement parler un accord de libre-échange – Free Trade Agreement dans le jargon bruxellois – et ne saurait être analysé sous le même prisme que le CETA ou le JEFTA, les deux principaux traités négociés par l’Union européenne avec le Canada et le Japon. Si les conséquences sur le plan économique devraient être limitées, l’aboutissement de cet accord est une nouvelle illustration de l’incapacité de l’Union européenne à affirmer une quelconque autonomie stratégique.

En 2013, l’Union européenne, alors empêtrée dans la crise des dettes souveraines et incapable de s’extraire de ses apories en matière de politiques d’austérité, est sur le point de conclure dans la douleur le CETA ou AECG pour Accord économique commercial et global, l’accord régional de libre-échange avec le Canada. Pour les hiérarques bruxellois, c’est l’aboutissement de Maastricht et de la mission dévolue à l’Union européenne : la libéralisation des échanges partout et la primauté du droit sur les jeux de puissance. C’est dans cette logique que le commissaire européen au Commerce, le néolibéral Belge Karel de Gucht, a lancé sans aménité des consultations en vue d’un accord d’investissement avec la Chine. Cet accord, contrairement à ceux susmentionnés, ne vise pas à abaisser les barrières tarifaires ou l’entrée de nouveaux produits en Chine et au sein de l’Union européenne. Sa principale ambition est d’obtenir un rééquilibrage dans la pénétration au marché chinois, de limiter les subventions aux entreprises chinoises sur leur sol et de sécuriser les investissements des Européens tout en protégeant leurs technologies, brevets et leurs savoir-faire. La deuxième puissance économique mondiale est alors le deuxième partenaire commercial de l’Union européenne derrière les États-Unis, l’Union étant elle-même le premier partenaire commercial de la Chine.

Pour une mise en perspective des accords commerciaux signés par l’Union européenne, lire sur LVSL nos articles consacrés au CETA, au JEFTA, au traité de libre-échange UE-Vietnam, UE-Mercosur et UE-Tunisie.

C’est également en 2013 que Xi Jinping est devenu le nouveau président de la République populaire de Chine. Le dirigeant chinois, sous couvert de multilatéralisme à travers les Nouvelles routes de la soie (BRI), appelées également « One Belt, One Road », avec l’appui de la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (AIIB) ou l’accroissement de l’influence chinoise dans les organisations internationales dont l’ONU ou l’OMS, cherche à accroître la domination de l’empire du Milieu non seulement dans sa sphère d’influence constituée de l’Asie et de l’Afrique mais également dans le reste du monde face aux Occidentaux et tout particulièrement aux États-Unis. Pour la Chine, un accord d’investissement avec les Européens est une brèche ouverte dans la relation transatlantique et un moyen pour les Chinois de conquérir de nouveaux marchés, en particulier en Europe centrale. Les investissements directs chinois représentent ainsi en 2016 au sein de l’Union européenne 35,9 milliards d’euros, le déficit commercial de l’Union européenne à l’égard de la Chine étant de 185 milliards d’euros en 2018, sachant que le montant total du commerce entre les deux partenaires atteint un peu plus de 604 milliards d’euros en 2018.1 Quant aux Européens, leurs entreprises ont investi depuis vingt ans 148 milliards d’euros en Chine. Cet accord ne saurait donc être formellement autre chose, l’Europe étant davantage vue à Pékin comme le marché prospère du XXIe siècle plutôt que comme un acteur à part entière dans le jeu des puissances. C’est du reste l’un des points de la feuille de route du Made in China 2025 – 中国制造2025 qui prévoit que la Chine soit suréminente dans les hautes technologies de pointe, les énergies renouvelables ou encore l’agriculture. 

Angela Merkel, pressée par de nombreux industriels dont Volkswagen de signer l’accord d’investissement avec la Chine, s’est soudainement employée à ce qu’il aboutisse coûte que coûte

Régulièrement chapitrée, en particulier depuis l’élection de Donald Trump en 2016 à la présidence des États-Unis, pour sa naïveté criante à l’égard de la Chine mais également sur sa dépendance aux choix impérialistes des Américains dans les domaines technologiques, commerciaux, militaires et juridiques, la Commission européenne, par la voix du Service européen pour l’action extérieure (SEAE), a publié en mars 2019 un document sur la relation stratégique avec la Chine. Pêle-mêle, l’institution représentée par Jean-Claude Juncker témoigne du fait que « la Chine ne peut plus être considérée comme un pays en voie de développement » mais surtout que « la Chine est, dans différents domaines stratégiques, un partenaire de coopération avec lequel l’Union européenne partage des objectifs étroitement intégrés, un partenaire de négociation avec lequel l’Union européenne doit trouver un juste équilibre sur le plan des intérêts, un concurrent économique dans la course à la domination technologique et un rival systémique dans la promotion d’autres modèles de gouvernance ». Les négociations autour de l’accord global d’investissement entre l’Union européenne et la Chine sont l’un des principaux éléments mentionnés dans le document stratégique. 

Est-ce à dire que l’Union européenne vit une « révolution copernicienne2 », pour reprendre les termes de l’expert et sinologue François Godement de l’Institut Montaigne ? Du moins, lors de son discours introductif au Parlement européen à la rentrée 2019 comme nouvelle présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen s’est appliquée à parler du « langage de la puissance », rejointe peu après par le nouveau président du Conseil européen, Charles Michel. L’ancien Premier ministre belge a déclaré à l’Institut Bruegel en septembre 2019 que « l’autonomie stratégique européenne est l’objectif de notre génération ». Il ajoute, au sujet de la Chine : « Enfin avec la Chine : nous sommes engagés. C’est un acteur essentiel pour relever les défis globaux comme le changement climatique ou le Covid-19.  Mais sur le plan économique et commercial, nous sommes en train de rééquilibrer la relation : nous voulons plus de level playing field, plus de réciprocité. Et sur la question des droits de l’Homme, nous ne baissons pas les yeux, et assumons la promotion de nos valeurs. » La crise pandémique du coronavirus aidant, l’Union européenne a montré les muscles tout au long de l’année 2020 face à la Chine tant sur les origines de la Covid-19, que sur la situation à Hong-Kong ou au Xinjiang. En juin 2020, le sommet Chine-UE s’est traduit par des clabaudements de la partie européenne face au Premier ministre Li Keqiang et au président Xi Jinping. 

La réalité économique et surtout l’institutionnalisation d’une concurrence sans pitié par les traités entre les États-membres sont venues se fracasser sur les nouvelles ambitions géopolitiques de l’Union européenne. L’Allemagne, pourtant soucieuse des matoiseries chinoises depuis le rachat de l’industriel des hautes technologies Kuka par Midea en 2016 pour 4,8 milliards d’euros, a pris la tête de la présidence tournante du Conseil européen. Directement menacée par la possibilité d’une taxe sur les automobiles allemandes par l’administration Trump, lequel se plaignait régulièrement de voir « trop de Mercedes dans les rues de Manhattan à New York », Angela Merkel, pressée par de nombreux industriels dont Volkswagen de signer l’accord d’investissement avec la Chine, s’est soudainement employée à ce qu’il aboutisse coûte que coûte. Il est vrai que 28% des investissements européens en Chine concernent le secteur automobile – soit 41,7 milliards d’euros depuis 2000 – et 22% les matériaux de base, pour l’essentiel chimiques, ce qui représente depuis 2000 29,2 milliards d’euros. Deux secteurs où les multinationales allemandes sont à la pointe – Daimler, BMW, Volkswagen, BASF, Bayer pour ne citer qu’elles. Les réalités sanitaires sont venues stopper un temps la conclusion de l’accord, prévue en septembre 2020 à Leipzig, en dépit des pressions de Berlin. L’influence allemande à Bruxelles n’est pas étrangère à l’accélération des négociations. La directrice du département du Commerce à la Commission européenne, Sabine Weyand, l’ambassadeur à Bruxelles, Michael Cross, et ancien ambassadeur d’Allemagne à Pékin, Michael Hager, chef de cabinet du vice-président exécutif et commissaire au Commerce Valdis Dombrovskis ainsi que Björn Seibert, chef de cabinet d’Ursula von der Leyen, ont tous en commun d’être Allemands.

Ainsi, Angela Merkel, responsable jusqu’au 31 décembre 2020 de la présidence tournante, et la Commission européenne ont mis la pression sur les États-membres pour qu’aboutisse l’accord, en particulier avant l’intronisation de Joe Biden à la présidence des États-Unis. De nombreuses chancelleries, en Italie, en Espagne ou encore en Pologne, ont critiqué l’empressement de l’Allemagne à parvenir à un accord, officialisé le 30 décembre en présence d’Ursula von der Leyen, de Charles Michel, d’Angela Merkel et d’Emmanuel Macron. D’un côté, certains se sont réfugiés derrière la question des droits de l’Homme. Le sous-secrétaire d’État italien aux Affaires étrangères Ivan Scalfarotto a déclaré au Corriere della Serra : « Nous donnons un signal positif à la Chine à un moment où les droits de l’Homme sont importants ». D’autres, comme le ministre des Affaires étrangères polonais Zigbeniew Rau se sont alignés sur les positions américaines sans sourciller : « Nous avons besoin de plus de consultations et de transparence pour faire participer nos alliés transatlantiques. Un bon accord équilibré vaut mieux qu’un accord prématuré ». Les avantages pour les autres États demeurent de fait très limités en matière d’investissements de leurs entreprises en Chine. C’est davantage la question d’une amélioration des standards d’entrée dans le marché chinois et un rééquilibrage entre les deux parties qui est à souligner que d’avantages spécifiques pour l’essentiel propres aux intérêts des constructeurs automobiles allemands et à quelques rares domaines de pointe.

Il n’est pas peu dire que l’Union européenne est de nouveau sortie souffreteuse de cette annonce d’un accord tandis que Xi Jinping a pu savourer sa victoire. La Chine a bousculé la tradition d’alignement sur les Américains de l’Union européenne, tout en s’assurant d’une plus grande pénétration du marché européen sans pour autant réellement l’ouvrir aux investisseurs du Vieux continent. Asymétrique, cet accord l’est et reflète davantage une piètre tentative de la part de l’Union européenne de jouer un rôle de puissance d’équilibre entre les États-Unis et la Chine. Les annonces de la Chine sur sa possible ratification de deux conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur le travail forcé (conventions C29 et C105) ne sont en effet pas conditionnées par des sanctions de la part de l’Union européenne, tandis que l’accord souligne que c’est « à la propre initiative de chaque partie – donc de la Chine ici » que toute ratification se fera. D’autre part, l’accès au marché chinois ne demeurera dans de nombreuses filières possible, comme dans le secteur manufacturier, que sur un engagement des Chinois de l’ouvrir aux Européens sans contreparties – comme la cession d’une partie du capital des entreprises européennes – alors que le marché européen est déjà largement ouvert aux investisseurs chinois.

L’Union européenne devait-elle automatiquement suivre la voie de l’axe Washington-Londres-Ottawa ? Manifestement, la présence du secrétaire d’État américain au sommet européen montre que la timide tentative d’autonomisation de l’Union européenne a fait long feu.

De plus, la plupart des concessions arrachées à la Chine ne sont que des concrétisations d’engagements formels déjà pris par ce pays auprès de l’OMC. L’Union européenne refuse toujours d’accorder le statut d’économie de marché à la Chine au sein de l’OMC pour se protéger du dumping. Quant aux marchés publics chinois, qui représentent des centaines de milliards de dollars, ils resteront pour l’essentiel fermés aux investisseurs européens. La Chine a par ailleurs déployé une nouvelle loi sur les investissements étrangers en 2019 qui est plus favorable qu’auparavant pour les acteurs économiques. Mais son impact demeure très limité au vu du nombre conséquent de secteurs fermés à l’extérieur. La principale concession qu’ont offert les Européens à la Chine reste néanmoins l’accès à la distribution d’énergie en détail et en vrac sur l’ensemble du continent européen.

Il n’a pas fallu longtemps pour que de nombreux députés du Parlement européen, seul habilité à ratifier l’accord puisqu’il ne s’agit pas d’un Free Trade Agreement (FTA), se mobilisent contre lui. Les oppositions diverses, et par nationalités, montrent davantage la cacophonie européenne que l’image d’une Union disposant d’une quelconque « autonomie stratégique ». Le 21 janvier 2021, 597 eurodéputés ont adopté la résolution sur « la répression de l’opposition démocratique à Hong Kong ».

L’Union européenne ne s’est pas arrêtée à cette résolution. Face au choix coordonné du Royaume-Uni, du Canada et des États-Unis de sanctionner mi-mars la Chine pour le traitement qui serait réservé à la minorité Ouïghour dans le Xinjiang, les chefs d’États européens se sont entendus pour placer sous sanctions quatre responsables chinois de la région. Attitude de malappris pour la diplomatie chinoise, qui a immédiatement répondu en sanctionnant à son tour plusieurs organisations spécialisées sur la Chine et plusieurs eurodéputés comme le social-démocrate Raphaël Glucksmann, dont les propos primesautiers ont provoqué à de nombreuses reprises le courroux de l’ambassade de Chine à Paris. Aussitôt, les sociaux-démocrates européens ont appelé à « la levée des sanctions chinoises contre les eurodéputés, [une] condition pour que le Parlement entame des pourparlers sur l’accord d’investissement UE-Chine ». L’Union européenne devait-elle automatiquement suivre la voie de l’axe Londres-Ottawa-Washington alors même qu’elle vient justement de signer l’accord d’investissement et qu’elle ne cesse de chercher à se détacher de l’emprise américaine dans ses affaires ? Manifestement, la présence du secrétaire d’État américain Blinken fin mars au sommet européen montre que la parenthèse de tentative de prise de distance de l’Union européenne à l’égard des États-Unis depuis 2016 semble bel et bien terminée. 

Reste qu’il n’existe pratiquement aucune dénonciation de l’existence même de ce type d’accord qui devrait pourtant se suffire à lui-même pour être pointé du doigt comme l’un des derniers legs d’une vision du monde néolibérale où multilatéralisme et libéralisation des échanges, des marchés financiers et des biens et des services semblent signifier la même chose. Il n’est pas évident de concevoir que les échanges économiques entre les nations puissent être permis autrement que par un accroissement de la compétition. De fait, les nombreux accords régionaux de libre-échange que l’Union européenne a conclu, à l’image de celui avec la Corée du Sud ou le Vietnam, par exemple, ne font que renforcer l’abaissement des standards sociaux des travailleurs nationaux et participent de la dégradation de l’environnement3 par l’accroissement de la compétition à travers le dumping commercial4, entre autres. On pensera par exemple au soja brésilien, au porc canadien ou à l’agriculture ovine néo-zélandaise. De plus, ce type d’accord commercial est un chantage exercé auprès de pays qui ne peuvent s’y soustraire, à l’image de la quasi-totalité des pays africains ou d’Amérique latine où la libéralisation de l’économie est particulièrement dévastatrice comme au Chili5 6

L’Union européenne se révèle encore une fois incapable d’être autonome sur le plan stratégique. Sur l’autel de ses dogmes libre-échangistes, elle a cru bon de conclure un accord avec un partenaire dont les visées prédatrices n’ont rien à envier aux États-Unis tout en le sanctionnant finalement trois mois après sur pression… des États-Unis. L’impérialisme grandissant de la Chine est une menace qui ne semble pas suffisamment prise au sérieux et qui a deux objectifs principaux. Le premier est bien d’asseoir sa domination dans le courant du siècle en mettant fin à celle de l’Occident : « Au milieu de ce siècle, la Chine se hissera au premier rang du monde en termes de puissance globale et de rayonnement international », (déclaration lors du congrès du PCC en 2017)7. Le second est de diviser les États-membres de l’Union européenne à travers des pressions sur le plan économique et commercial comme le partenariat 16+1. Pour autant, l’absence complète de prise en main d’une réelle politique autonome sur le plan stratégique par l’Union européenne montre combien elle dessert davantage les intérêts nationaux plutôt que le contraire.

Dans Le pousse-pousse, Lao She révèle un Pékin de la fin des années 1930 ravagé par l’argent avec une obsession mercantile chez de nombreux commerçants locaux. Il serait temps pour l’Union européenne de non seulement s’affranchir de sa naïveté et de sa position défensive qui la caractérisent au sujet de la Chine de Xi Jinping mais également de se passer définitivement du libre-échange comme unique outil de politique étrangère. Instrument inhérent à l’Union européenne dont il est fort possible de croire que son existence même ne puisse survive au changement d’une telle doctrine.

Notes :

1 – Gwendolène Chambon. La relation entre l’Union Européenne et la République Populaire de Chine: la stratégie chinoise en Europe : une illustration des divisions européennes ?. Science politique. 2019.

2 – François Godement, L’Europe face à la Chine, une révolution copernicienne. Institut Montaigne. 22 mars 2019

3 – Mathilde Dupré – Le CETA un an après, un bilan inquiétant. Institut Veblen. 20 septembre 2018

4 – Emmanuel Maurel – UE-Vietnam: notre maison brûle et nous signons des accords de libre-échange. Tribune dans l’Opinion. 27 janvier 2020

5 – « Chapitre 1. Réduire la pauvreté au Chili grâce aux transferts monétaires et à de meilleures possibilités d’emploi », Études économiques de l’OCDE, 2012/1 (n° 1), p. 49-93. URL : https://www.cairn.info/revue-etudes-economiques-de-l-ocde-2012-1-page-49.htm

6 – Romo Hector Guillén, « De Chicago à Santiago : le modèle économique chilien », Revue internationale et stratégique, 2013/3 (n° 91), p. 107-115. DOI : 10.3917/ris.091.0107. URL : https://www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2013-3-page-107.htm

7 – Gwendolène Chambon – Ibid

Ali Laïdi : « Le but de la réflexion sur la guerre économique, c’est un objectif d’écologie humaine »

Ali Laïdi © Maël Le Briand

Journaliste pour France 24 où il anime l’émission le Journal de l’Intelligence économique, chercheur associé à l’IRIS, docteur en sciences politiques et membre fondateur de l’École de pensée sur la guerre économique, Ali Laïdi a publié plusieurs ouvrages consacrés aux guerres économiques dont l’Histoire mondiale de la guerre économique. En 2019, il a publié Le Droit, nouvelle arme de guerre économique : comment les États-Unis déstabilisent les entreprises européennes chez Actes Sud, dans lequel le journaliste et chercheur revient sur le développement de l’extraterritorialité du droit américain au moyen de luttes contre la corruption et visant à empêcher de commercer avec des régimes hostiles aux États-Unis comme Cuba ou l’Iran. Dans cet entretien best-of, réalisé en novembre 2019, nous avons souhaité revenir avec Ali Laïdi sur la situation géopolitique en matière de guerre économique ainsi que sur la stratégie de la France en la matière. Nous revenons également sur les nouvelles armes fournies par les États-Unis en matière d’extraterritorialité du droit ainsi que sur l’insuffisante réponse de l’Union européenne.

LVSL – Quel est votre opinion, votre interprétation de l’entretien d’Emmanuel Macron à The Economist en 2019 concernant l’état de mort cérébral de l’OTAN mis en perspective de son rapprochement, son dégel avec Vladimir Poutine au G7 ?

Ali Laïdi – Nous vivons une phase assez intéressante dans la problématique de l’affrontement économique. Cela fait vingt-deux ans que je travaille sur le terrain en tant que journaliste et que chercheur. Ce que j’entends depuis un ou deux ans, ce sont des choses que je ne pensais pas entendre avant des années. Il y a vraiment des choses qui sont en train de bouger dans la perception des élites politiques, économiques et administratives. Est-ce que cela va déboucher sur quelque chose de très concret ? Je ne sais pas, mais il y a néanmoins une évolution.

La sortie d’Emmanuel Macron sur la mort cérébrale de l’OTAN s’intègre dans une compréhension du monde qu’il a eu, je pense, à partir du moment où il arrive au pouvoir. Ce n’est pas quelqu’un qui est franchement anti-américain : on s’attend plutôt à ce que ses relations avec les États-Unis soient apaisées. Mais je pense qu’il a tout de suite vu qu’il y avait un gros problème avec nos relations transatlantiques, avec le personnage de Trump, qui, en soi, ne révèle rien d’autre de ce que font les États-Unis depuis soixante ans, mais qui le fait avec ses mots, avec ses tweets, avec son côté un petit peu radical et non conventionnel. Le président français s’aperçoit qu’on ne peut plus compter sur la relation unique Paris-Washington, et surtout sur la relation Bruxelles-Washington.

Je pense qu’au début de son mandat, il a très vite perçu le problème. Il a essayé de le résoudre dans un axe Paris-Berlin, puisque Paris-Londres à cause du Brexit. Il s’est aperçu qu’il ne pourrait pas amener la question au niveau à Bruxelles dans cet axe Paris-Berlin. La stratégie a donc été de bouger d’abord en France, et de faire en sorte d’avoir une voix qui porte à Bruxelles. Parmi la manière de bouger du président Emmanuel Macron, il y a un pivot qui s’exerce : puisqu’on ne peut pas compter sur la relation Paris-Washington ni Bruxelles-Washington on va l’orienter, on va la rééquilibrer. En effet, elle était complètement penchée sur l’axe transatlantique donc il fallait la rééquilibrer en remettant dans la balance le poids de nos relations avec la Russie. Et c’est assez fort parce qu’il y a eu ce qu’il a dit à propos de l’OTAN, mais avant il y a aussi eu l’envoi du ministre des Affaires étrangères à Moscou, et encore avant, son discours assez incroyable à la conférence des Ambassadeurs où il les prévient qu’ils n’ont pas intérêt à le paralyser, le parasiter dans la relation qu’il est en train de reconstruire avec Moscou.

LVSL – Sur ce point, certains observateurs, comme Éric Denécé, interprètent ce revirement comme étant aussi l’effet de Trump lui-même qui, s’opposant aux néoconservateurs en interne aux États-Unis, aurait besoin d’un intermédiaire en Europe pour renouer une relation que la technostructure lui empêche de faire avec la Russie. Que pensez-vous de cela ?

A.L. – Si j’ai bien compris, Eric Denécé pense qu’il s’agit d’un jeu à la fois pour Macron et pour Trump pour avoir un interlocuteur en Europe, pour rétablir les liens avec la Russie. Ce qui est clair c’est que Trump est un ennemi de Poutine. Trump n’aime pas la Russie. Ce qu’il aime c’est l’image de Poutine : homme fort, qui a rétabli une situation qui était catastrophique à la fin des années 1990, qui tient les verrous de son pays, etc. C’est ça qu’il aime, ce n’est pas la Russie en tant que telle.

Lire sur LVSL : « Eric Dénécé : Emmanuel Macron s’est totalement aligné sur l’insoutenable position américaine concernant l’Iran ».

Est-ce que Trump joue un jeu parfaitement conscient avec Macron, pourquoi pas. Mais dans ces cas-là, ils arrivent à contre-temps. C’est-à-dire que quand Trump arrive et qu’il tape sur l’OTAN, en disant que c’est « obsolète », alors Macron aurait dû suivre le président. Or il ne l’a pas suivi à l’époque. Maintenant, qu’il dit que « l’OTAN est en mort cérébrale », les États-Unis viennent dire que ça fonctionne. Si stratégie il y a, elle n’est pas très coordonnée.

Trump aime bien la Russie de Poutine, mais il a une Amérique profonde, démocrate et républicaine, qui ne le suit pas là-dessus. Quant à Macron, il n’y a pas vraiment de France profonde qui l’empêcherait de renouer avec la Russie parce qu’il a une fenêtre d’ouverture qui est très belle en ce moment. C’est l’exaspération des élites dirigeantes économiques, politiques et administratives envers les États-Unis.

Il le sent bien, les remontées sont très claires : il y a vraiment une exaspération vis-à-vis des États-Unis. Ce n’est pas un revirement mais plutôt un rééquilibrage des relations qui consiste à dire qu’on ne peut pas mettre tous nos œufs dans le même panier, c’est-à-dire tout invertir dans la relation transatlantique. Je ne suis pas macronien mais il a raison de dire que la stratégie de la France, la stratégie de l’Europe, c’est ni Washington, ni Moscou, ni Pékin. Ce doit être la relation Paris-Bruxelles, Madrid-Bruxelles, Berlin-Bruxelles, etc. Je ne sais pas si c’est ce qu’il pense, mais en tout cas, dire non aux États-Unis, non à la Russie et non à la Chine, ça devrait être la position de n’importe quel président français, allemand, espagnol, italien, etc. Si ce rééquilibrage tend vers cet objectif, tout le monde va applaudir. Il va y avoir une résistance, même en France. Vous allez avoir la résistance de gens qui restent dans les canons néolibéraux et qui vont vouloir mettre des bâtons dans les roues. Mais je suis sûr que le président Macron et l’ensemble de son cercle de gens ont été impressionnés par le mouvement des gilets jaunes. Je pense qu’ils ont compris aujourd’hui ce qu’on dit depuis vingt-deux ans : il y a un continuum entre des événements comme les gilets jaunes et la préservation des intérêts économiques souverains de Paris, de Bruxelles, de l’Europe, etc. Je pense qu’ils sont en train de comprendre cela. Par conséquent, la pression vient du bas, et elle est puissante. Les résistances resteront dans les infrastructures. Mais je crois qu’en vingt-deux ans, je n’ai jamais entendu ce que j’entends actuellement dans les hauts niveaux de l’administration.

Il n’y a pas encore de changement de paradigme car cela va demander beaucoup de travail. Mais ils sont en train de se rendre compte qu’ils ont eu tort de ne pas se poser ces questions-là clairement. Ils sont en train de se dire qu’il faut s’intéresser à ces questions d’affrontement économique parce que ce sont des questions éminemment politiques. Ce ne sont pas des questions économiques. Ce sont bien des questions politiques, puisque la finalité est bien la souveraineté politique.

Quand vous voyez qu’au MEDEF ils ont créé un Comité de souveraineté économique, vous constatez l’avancée du MEDEF. À la rigueur, c’est à l’État de parler de souveraineté économique. Non, le MEDEF en parle aussi désormais. J’observe un certain nombre de signaux, depuis deux ans, qui montrent vraiment que sur le discours, ils sont en train de comprendre quelque chose.

Toute la question va être d’accompagner, de nourrir ce discours, de manière à ce qu’il aboutisse à des actions concrètes liées à la sécurité économique.

LVSL – L’organe de centralisation de l’intelligence économique est revenu à Bercy, le SISSE. Vous parliez du MEDEF qui se positionne sur ces questions de souveraineté : est-ce que cela signifie qu’il y aura une coordination au niveau des politiques publiques plus importantes entre le secteur privé, le secteur public, les grands patrons ?

A.L. – C’est le souhait le plus fort du SISSE. L’Intelligence économique (IE) a toujours été à Bercy. Mais simplement, c’était l’IE. Aujourd’hui, le SISSE parle de sécurité économique. J’entends de la part de ces élites le mot « guerre économique », « pillage de nos données technologiques », etc. pour la première fois en vingt-deux ans. Ce sont des mots qui commencent à apparaître dans des cercles où ils étaient jusque-là tabous, interdits. Le SISSE se veut le pivot de cette organisation, de cette circulation de la réflexion, de la prise opérationnelle des problématiques liées à la sécurité économique. C’est son vœu le plus cher. Et on ne peut que le lui souhaiter, même si dans toute la courte histoire de l’intelligence économique en France, et quand vous regardez les modèles étrangers, quand ça a été pris à l’étranger et bien pris, ça a été pris au plus haut niveau de l’exécutif, c’est-à-dire en Grande-Bretagne le Premier ministre, aux États-Unis le président, en Russie le président, au Japon, le Premier ministre. Ça a progressé dans l’histoire de l’IE en France, c’est-à-dire qu’on va connecter le SISSE à l’Elysée. C’est évidemment l’appui de l’Elysée fort, clair et franc qui lui donnera toute sa dynamique.

LVSL – Vous disiez qu’en vingt-deux ans c’était la première fois que vous entendiez des mots réels d’une prise de conscience de ce qu’il se passe. N’y en a-t-il pas eu, en particulier en France, dans les années 1990, à la suite des lois Helms-Burton de protestation – la France avait menacé d’aller voir l’OMC. Est-ce qu’en France il n’y tout de même pas un discours similaire depuis longtemps ? Ou a-t-il vraiment fallu attendre ce qu’il s’est passé avec Alstom, puis avec Siemens, pour que cette prise de conscience arrive ?

A.L. – Ce n’est pas seulement Alstom, Siemens, qui l’a fait émerger. Le véritable tournant a eu lieu avec les gilets jaunes. Ce lien est primordial. Parce qu’à la rigueur, ils peuvent abandonner Alstom. Ces élites dirigeantes économiques étaient vraiment dans une perspective néolibérale. Ils perdent Alstom, et donc ?

Mais non : les ouvriers d’Alstom se battent. C’est cette résistance qui fait qu’ils sont obligés de prendre en compte le problème. Là où je suis optimiste aujourd’hui, c’est parce que, en effet, j’entends des choses que je n’ai jamais entendu. Là où j’étais pessimiste avant : Helms-Burton c’est 1996, Alstom c’est 2014, BNP c’est 2015, etc. ; ils ne comprennent pas ce que sont les signaux faibles. Or le signal faible, disons en matière d’extra-territorialité américaine c’est 1982. Quand Reagan veut interdire aux filiales des sociétés américaines de participer à la construction du gazoduc qui amène le gaz soviétique en Europe, vous avez Margaret Thatcher qui tape du poing sur la table et qui dit qu’il est hors de question qu’ils nous imposent leur droit de cette manière. Ça c’est un signal faible ! 1982 ! Il faut attendre 1996 pour la loi Helms-Burton, la problématique avec Cuba parce que ça empêche un certain nombre d’entreprises européennes etc. Là encore, c’est l’Europe qui dépose plainte, qui retire sa plainte à l’OMC, et puis il faut attendre les premiers mouvements de l’extraterritorialité américaine avec des sévères amendes au début des années 2000 pour qu’entre 2002 et 2015 il y ait la BNP. Ça n’a pas bougé. Depuis 1982, ils n’ont rien mis en place ! À partir de 1996, ils n’ont rien mis en place ! Alors il y a le règlement de 1996 de la Commission européenne, mais ils n’ont rien, quasiment rien.

LVSL – Est-ce que ce ne serait pas lié justement à une question générationnelle c’est-à-dire Margaret Thatcher ou d’autres, même si c’est le point de départ du néolibéralisme, c’est quand même des gens qui viennent d’un autre monde, encore plus ancien que ce que l’on appelle aujourd’hui l’ancien monde et tous nos dirigeants qui n’ont pas réagi dans les trente dernières années sont des gens qui vivent, ou vivaient, peut-être, du fantasme de la fin de l’Histoire, de l’ère Fukuyamienne aussi. N’est-ce pas une question psychologique, de formation des mentalités ?

A.L. – Depuis vingt-deux ans je travaille sur ces questions et je me demande « comment c’est possible ». Il y a plusieurs explications, qui mériteraient un bouquin entier.

Si je les prends d’un point de vue historique, on est, en Europe, bloqué sur la conception smithienne du marché. Je vais même plus loin : la conception de Montesquieu du commerce, « le commerce adoucit les mœurs ». De plus, nous avons mal lu Montesquieu parce que dans un autre passage de son livre il dit que les commerçants se font la guerre entre eux, donc attention, il faut les encadrer. Nous avons été bloqués à Montesquieu, le doux commerce, puis après Adam Smith : le marché c’est le lieu où un acheteur et un vendeur se rencontrent, passent un deal et les deux possèdent le même niveau d’information. Les anglo-saxons, eux, ont avancé sur ces définitions, et à partir de cette définition, ils ont repris celle des néolibéraux, donc l’école néoclassique : le marché, c’est tout le contraire, c’est le lieu de la concurrence, et c’est celui qui possède le meilleur niveau d’information qui remporte la mise. On est à l’inverse de la conception européenne du marché. Tout mon travail de chercheur, c’est de dire, en reprenant Montesquieu, qu’on l’a mal lu, d’abord, et qu’on en a tiré la conclusion que la politique avait le monopole de la violence, que c’était le champ de l’affrontement de la violence. Moi je dis non. Le champ économique est aussi un champ de la violence. Dans les économistes, personne ne travaille le champ de la violence dans les relations économiques. On en est donc aujourd’hui à ce qu’il n’y est aucune pensée stratégique, en France comme en Europe, sur ces problématiques de violence dans le champ économique. Lorsque j’ai commencé en 1996, aucune entreprise de taille importante ne voulait me parler, aucune. Il a fallu, à l’époque, que je passe par les sociétés d’intelligence économique qui étaient les prestataires de service de ces grosses boîtes. Au bout d’un certain nombre d’années, par la confiance, elles ont accepté de me parler de ces opérations qu’elles menaient, essentiellement défensives, et quelques-unes offensives. Même aujourd’hui, quand je vois et j’entends des entrepreneurs de très haut niveau, du CAC 40, dire qu’ils n’en peuvent plus de cette pression américaine je leur dis que c’est aussi un peu de leur faute car ils n’ont pas porté de discours pendant des années.

LVSL – Est-ce que la cécité des élites politiques est aussi une cécité des élites économiques envers et contre tout ? Par exemple lorsqu’à la BNP Paribas, il commence à y avoir des signaux faibles dangereux, mais tant qu’on a rien du département de la Justice, a priori tout va bien, alors que la plupart des responsables économiques pensent qu’ils restent immunisés contre ça.

A.L. – C’est terminé. Ce que l’on voit dans les yeux c’est la peur, parce qu’à partir du moment où ils arrêtent des gens, ils les envoient en prison, Pierucci, … C’est la peur qui se lit sur la plupart des visages des grands patrons. On touche à votre intégrité physique. Ce n’est plus le lambda qui va compter, ils tapent sur des directeurs etc. Il y a une vraie peur que j’ai vu dans ces trois années d’enquête.

Pour revenir à ce que vous disiez, pour moi, la première des responsabilités, c’est l’absence de pensées. Qui est censé apporter de la pensée ? Le monde académique et universitaire, au sens très large : école de commerce, d’ingénieur, universités, etc.

Moi, quand je reprends mes études en 2006, pour faire une thèse, je me tourne vers Sciences Po, parce qu’à l’époque j’enseigne là-bas, et je leur demande s’ils veulent prendre ma thèse. La personne, que je ne citerai pas, par charité, me dit : « C’est quoi la guerre économique ? Cela n’existe pas ! ». La première responsabilité elle est donc là. C’est pour ça que tout mon travail, à travers l’école de pensée sur la guerre économique qu’on a lancée récemment, est d’aller porter ce discours-là dans les universités et les grandes écoles, pour qu’ils en fassent un objet d’étude. Il ne s’agit pas de se transformer en guerrier économique mais de dire que c’est un objet d’étude, c’est un objet conflictuel, c’est un objet polémologique, c’est un objet où, en effet, il y a moins de transparence que si on étudie Victor Hugo, mais il faut y aller. Il faut essayer de comprendre ce qu’il se passe. S’il y avait eu ce travail, je pense que des générations d’entrepreneurs, de dirigeants, de cadres-dirigeants, auraient peut-être étaient un peu plus alerte, et le politique aussi parce qu’il aurait touché ces questions-là.

LVSL – C’est donc une bataille culturelle à mener ?

A.L. – Énorme ! Ni HEC, ni Sciences Po, ni l’ENA, n’a de formation sur ces problématiques de guerre économique. Or ce sont les futurs dirigeants. Il y a deux ans, des étudiants de l’ENA sont venus me voir dans le cadre d’un travail sur la relance de la politique publique de l’intelligence économique. On a parlé deux heures. Au bout de ces deux heures, ils étaient effarés de voir à quel point on avait du retard. Au bout des deux heures, je leur ai dit que la réponse était très claire : est-ce que, eux, étudiants de l’ENA, reçoivent ces cours ? Non…

Les seuls qui ont reçu des cours à l’ENA sur l’intelligence économique, ce sont des étudiants étrangers. Nous partons de très loin. Des gens comme moi ont été mis de côté par le monde universitaire, parce que la question de la guerre économique c’était une non-question, ça n’existait pas, ou c’était un tabou dont il ne fallait surtout pas parler.

Lire sur LVSL : « Nicolas Moinet : Nous sommes en guerre économique. On ne peut pas répondre aux dynamiques de réseaux par une simple logique de bureau ».

Puisque vous êtes, vous, dans le combat politique, le problème du concept de guerre économique c’est qu’il est entre deux visions extrêmes : la vision néolibérale, qui dit que la guerre économique n’existe pas, parce que, si moi, néolibéral, je dis qu’elle existe, alors, de fait, je suis obligé d’accepter l’intervention de l’État, seul acteur légitime à porter la violence, donc je l’efface, tout en sachant parfaitement qu’elle est là. À l’autre bout, plutôt extrême gauche, il y a le discours qui nous a cassé aussi pendant des années qui dit que les porteurs du concept de guerre économique portent un faux concept qui ne sert que le patronat, qui l’utilise pour demander aux salariés d’abandonner les acquis sociaux depuis des décennies, au nom de la compétition économique mondiale. Mais c’est tout le contraire ! Les gens qui parlent de la guerre économique sont au contraire des gens qui défendent les modèles sociaux-culturels français, tout comme le modèle social-culturel algérien, turc, malgache, etc. Le but de la réflexion sur la guerre économique c’est un but d’écologie humaine. Si vous ne préservez pas la différence des modèles culturels, quand bien même on est d’accord sur le cadre géo-économique du marché, le jour où il y a de nouveau une crise comme celle de 2008, et que vous avez un acteur comme les États-Unis, l’Europe – parce que nous on l’a fait -, la Chine ou la Russie qui a uniformisé le monde, il n’y a aucune possibilité de résilience. La résilience, en cas de crise très grave, viendra de la diversité des modèles. C’est cela qui nous sauvera si on refait des bêtises. Et à mon avis on va en refaire. Vous voyez donc que la démarche est tout le contraire de ce que pense l’extrême gauche.

LVSL – Dans votre réflexion, vous mobilisez beaucoup l’importance des gilets jaunes dans la prise de conscience économique de la technostructure. Les gilets jaunes demandent le RIC, mais ils soutiennent aussi, dans l’opinion majoritaire, le référendum sur ADP. Est-ce que la question de l’intervention par référendum de la population ce ne serait pas aussi une arme de défense économique, plutôt que de compter exclusivement sur une structure gouvernementale ?

A.L. – C’est sûr. Ces interventions via le RIC ce sont des interventions qui illustreront la défense de la souveraineté économique.

Quand je parle des gilets jaunes, j’englobe tous les mouvements. Les gilets jaunes ça a une répercussion en France mais j’englobe aussi Podemos, Occupy Wall Street, etc. Ce sont les peuples qui se soulèvent contre, pas seulement le néolibéralisme, mais contre l’ADN du néolibéralisme, qui est la compétition à tout prix. Ce sont eux qui disent à un moment, stop, parce que ça ne va plus avec le projet démocratique. Je rappelle que la base Rousseauiste du projet démocratique c’est de dire : moi individu j’abandonne mon droit à la violence pour construire un ensemble, à partir du moment où cet ensemble me protège. Si l’ensemble ne me protège plus, alors je reprends mon droit à la violence. Ce que les peuples réclament dans le monde avec tous ces soulèvements, c’est ça. C’est de dire : attention vous oubliez le contrat de base qu’on a tous signé, qu’on soit français, américain, algérien, etc. On a tous signé ce contrat qui consiste à renoncer à notre violence, à partir du moment où, ensemble, la solidarité, nous protège. Si vous ne faites plus ce boulot-là, alors il est normal que chaque individu réagisse. Je ne légitime pas la violence, mais voilà comment cela s’inscrit et voilà comment les peuples contestent directement la compétition à tout va qui est inscrite dans l’ADN du néolibéralisme.

LVSL – D’ailleurs nous voyons bien que le monopole de la violence légitime, la violence régalienne d’État est utilisée aux fins de protéger la structure économique dans toutes les révolutions qu’on voit un peu en ce moment à travers la planète.

A.L. – C’est là où les élites perdent la main. Je pense qu’en France, ils sont en train de le comprendre. 

LVSL – Parce que c’est le plus représentatif, on met énormément la focale sur l’extraterritorialité des lois américaines et en particulier de l’action, vous l’avez bien distingué, de l’administration américaine et peut-être moins de la justice américaine, qui se sent parfois mise de côté par l’OFAC, la Justice du Trésor américain. Est-ce qu’il n’y a que les États-Unis qui ont, dans leur arsenal juridique, développé un tel modèle ? Y a-t-il d’autres pays, comme la Chine par exemple, ou même des pays de l’UE, qui ont aussi pris les devants ?

A.L. – À ce niveau-là, il n’y en n’a pas. Vous avez raison de préciser que l’administration de la justice américaine est en roue libre sur ces questions ; elle ne souhaite surtout pas qu’un des acteurs aille au bout et interpelle la justice américaine pour que ça aille à la Cour suprême. La tradition de la Cour suprême c’est de dire non à des actions de la justice américaine qui rentreraient en contradiction avec d’autres justices dans le monde. Les européens disent qu’eux aussi extra-territorialisent, avec le RGPD. On sourit… Le RGPD il ne vaut plus rien face au Cloud Act que Trump a signé. On ne joue pas dans la même catégorie. Ce ne sont pas des différences de degrés mais de nature. En revanche, côté chinois, ils apprennent très vite. Leur objectif, évidemment, c’est la réciprocité.  Ils vont réussir à monter en gamme très rapidement et à imposer aussi leur droit. C’est ce qu’ils font sur l’ensemble de la route de la soie grâce à leurs subventions, à leurs aides, à leurs investissements. Ils font signer des contrats de droit chinois sur toute la route de la soie et ils ont créé trois tribunaux arbitraux dont deux à Pékin, pour pouvoir régler les éventuels contentieux qu’il y aurait sur la route de la soie à partir de contrat de droit chinois. Ils ont donc parfaitement compris. Ce n’est pas un hasard si les deux livres, Pierucci et le mien ont été traduits très rapidement. Il y a une soif de connaissance en Chine. Et cette soif-là, quand on est un milliard trois cents millions, elle peut très vite aboutir à un rééquilibrage des relations. Les Chinois sont tranquilles, ils ont le temps, ils ont la masse pour eux, et ils ne se laisseront pas faire. S’ils acceptent d’être bousculés, parce que même moi j’ai été surpris de la manière dont ils ont accepté d’être bousculés sur le dossier ZTE et sur le dossier Huawei, c’est parce qu’ils ont, et à juste titre, le sentiment qu’un accord commercial plus large permettrait de régler très rapidement ces deux affaires. Contrairement à ce qu’Obama a dit lors de l’affaire BNP au président Hollande – en disant qu’il ne peut pas intervenir du fait de la séparation des pouvoirs – le président Trump a assumé. Il a dit qu’il était intervenu sur ZTE et qu’il interviendrait pour Huawei s’il y avait un accord commercial.

LVSL – La directrice financière de Huawei qui est arrêtée au Canada et qui est, par ailleurs, la fille du fondateur de Huawei… Nous avons du mal à croire que ce soit uniquement l’administration américaine qui demande au gouvernement canadien d’intervenir.

A.L. – Trump l’assume. Il dit qu’il intervient dans ces affaires et qu’elles seront réglées s’il y a un accord. Il s’en sert comme du chantage, tout simplement.

LVSL – Quel est le rôle des agences de renseignement américaines dans le processus judiciaire ? Quels sont leurs rapports avec le DOJ par exemple ? C’est une simple remontée d’informations ou ça peut même être une prospective pour le DOJ ?

A.L. – C’est une remontée d’informations. Les agences de renseignement ont obligation de faire remonter au FBI toute information susceptible de prouver qu’une personne est en train de violer la loi américaine. Par exemple, si la NSA met sur écoute deux apprentis terroristes et que dans la conversation, il y en a un qui mentionne un contrat obtenu de manière illégale, cette information remonte.

LVSL – Est-ce qu’il y a une coordination ? Est-ce qu’il y a une forme de prospective ou c’est un opportunisme systématique ?

A.L. – C’est très clair que ce qui intéresse les États-Unis dans cette extraterritorialité ce ne sont pas les amendes. Nous ça nous a fait mal. 12 milliards, ça fait mal. Mais ce qu’ils recherchent c’est de l’information. Il faut nourrir leur base de données. C’est de l’info-dominance. Plus que les sanctions et les amendes, ils vont tout faire en coordination, FBI, NSA, CIA, pour récupérer de l’information.

Dans toutes les enquêtes internes qu’ils ont déclenché contre les entreprises européennes, chinoises, etc., c’est l’information qui était recherchée.

Encore une fois, on a voulu ne pas entendre. En 1993, Warren Christopher, qui est secrétaire d’État de Bill Clinton, va devant le Congrès américain et dit : « Nous voulons les mêmes moyens que nous avons eu pour lutter contre l’Union soviétique pour affronter le nouveau paradigme qui est la guerre économique, l’affrontement économique ». Ce qui est formidable chez les Américains c’est qu’ils écrivent. Pendant des années, on nous a traité d’anti-Américains, parce qu’on disait qu’ils espionnent. On leur disait de regarder ce qu’écrit un ancien directeur de la CIA, James Woolsey, de 1993 à 1995. Il écrit un papier titré « Why do we spy our allies » en 2000. Aucune réaction. Il faut attendre 13 ans, pour que surgisse l’affaire Snowden. Là on ne peut vraiment plus nier. Et encore ! Quelles sont les réactions ?

LVSL – On le sait, mais vu que cela ne collait pas au mode de pensée qui est le nôtre, c’est du déni. Est-ce que vous ne pensez pas qu’il y a quelque chose de concordant dans le rapport entre intelligence économique, surveillance de masse, GAFAM et marketing ? Car l’affaire Snowden c’est de la surveillance de masse, qui est économique, et quand bien même elle serait en partie anonyme, elle peut permettre de faire de la publicité ciblée. Mais tout cela revient en définitive aux administrations américaines. Donc cela peut devenir de la surveillance idéologique. Est-ce que, d’une certaine manière, le marketing, la publicité et les GAFAM qui ont aussi des annonceurs ne sont pas partie prenante d’une intégration à la structure de stratégie économique américaine ?

A.L. – Complètement. Là encore nous n’avons pas voulu l’entendre quand Bill Clinton, en 1994, offre internet en disant que c’est une création de l’Arpanet, du Pentagone, mais on offre cela au monde. Ce n’est clairement pas gratuit. Ils maîtrisent complètement. D’ailleurs, aux États-Unis, ils sont en train de réfléchir à un internet qui soit plus équitable, où l’on donnerait plus de bandes passantes à tel acteur et moins à tel autre. Ils ont la main. Évidemment, ils peuvent enfumer les élites européennes.

LVSL – Frédéric Pierucci recommande de racheter le secteur énergie d’Alstom. On sait la perte que cela représente. Est-ce que c’est pareil avec le câble sous-marin d’Alcatel ?

A.L. – Lorsque l’on est dans le modèle capitaliste néolibéral, tout ce qui est côté, est racheté. Même une petite boutique non côtée est rachetable. Il n’y a donc pas de raison de penser qu’on ne peut pas le faire, si on a l’argent. C’est autorisé. C’est parfaitement honnête et sincère, parfaitement annoncé puisque monter à un certain niveau d’acctionnariat nécessite une déclaration préalable. C’est ouvert, transparent, etc.

La problématique des lois extraterritoriales ne se résoudra jamais dans le champ économique ni dans le champ juridique, quand bien même M. Gauvain fait un très bon rapport. La problématique se résoudra dans le rapport de force politique. Tant que les élites dirigeantes ne se mettront pas dans cette attitude, n’assumeront pas qu’il faut un rapport de force politique, ils n’y arriveront pas.

C’est important parce que les Américains n’arrêteront leurs intrusions que le jour où ils verront qu’en face ils ont des gens qui leur disent stop. J’en suis à 100% persuadé : ils continuent parce qu’ils n’ont personne pour leur dire stop. Depuis que mon livre a été publié, ils se soucient quand même de ce qu’il se passe en France. Ils voient que la France est en train de bouger. Si elle bouge et qu’elle fait bouger Bruxelles, cela va devenir de plus en plus ennuyant pour eux. Mais ils ont besoin de ce rapport de force pour se donner eux-mêmes des propres limites.

LVSL – C’est un peu ce sur quoi se basait le DOJ finalement. La loi de blocage, 1968, révisée en 1980, qui expliquait que de toute façon vu les sanctions que peuvent encourir les responsables économiques, cette loi n’a finalement aucun effet, elle sert strictement à rien.

A.L. – Ce n’est pas le DOJ mais la Cour suprême. Elle juge de la légitimité des lois françaises. Éventuellement une entreprise française refuserait de donner une pièce, alors le DOJ poursuit l’entreprise devant un juge américain. La Cour suprême dit donc au juge américain que c’est à eux de juger ; s’ils pensent qu’en violant la loi française, ils risquent plus gros qu’en violant la loi américaine, alors il ne faut pas leur demander de pièce. En revanche, s’ils pensent qu’en violant la loi française, ils ne risquent pas grand-chose, alors il faut les obliger à violer la loi française.

LVSL – L’action, par exemple, de Margrethe Vestager, en tant que Commissaire européenne, et qui a d’ailleurs été remise en fonction pour les cinq prochaines années, comment jugez-vous son action ? Trouvez-vous que ça peut être un exemple de capacité de l’UE à dire, sur les sujets des GAFAM, stop ?

A.L. – C’est le seul exemple existant. Elle a du courage. Elle travaille et elle applique les textes européens. Elle ne dit pas qu’elle ne peut pas appliquer ce texte parce que ce sont nos amis américains. Elle dit que le texte dit ça, donc les GAFAM ont tant comme amende. Eux, français et allemands qui veulent marier Siemens et Alstom, non. Quand il y a eu cet épisode elle dit d’ailleurs qu’il faut changer les textes. Elle comprend les problématiques, mais elle applique le droit de la concurrence comme il est actuellement. Ces textes datent de 1990. La Chine n’était pas rentrée dans l’OMC à cette époque. Peut-être faut-il changer ces textes et rééquilibrer la relation consommateur-entreprise. Les deux sont liés en réalité… Vestager c’est l’exemple de la personne qui a résisté aux Américains. Quand vous parlez à la DG Trade et que vous leur dites que la personne qui a le sentiment de protéger les Européens n’est pas de la DG Trade mais de la DG concurrence, ils sont très vexés. Ils ne comprennent pas la montée des populismes, le Brexit, Trump, ce qu’il s’est passé en Italie, ce qu’il se passe en Pologne ou en Hongrie, la montée de l’extrême-droite en Espagne… Signer en permanence des traités de commerce n’est pas une bonne technique. Quelle est la finalité ? Est-ce que c’est de protéger l’Européen ou la finalité est d’aller toujours vers cette valeur d’actionnariat de l’entreprise ? Est-ce que c’est encore de notre époque ? Je crois que c’est le président Macron qui a dit cela également. Réfléchissez. Posez-vous. Quelles sont les conséquences de ce que vous faites ? etc.

LVSL – Aujourd’hui l’Union européenne est un peu en retard mais pensez-vous qu’elle a les moyens ou qu’elle peut avoir les capacités de se réarmer, de savoir bien se positionner face aux US ou face à la Chine ? Là il y a la dédollarisation chinoise et russe. Ils veulent sortir du système SWIFT avec les Chinois. Est-ce que cela peut être une option pour l’Europe de s’allier à un système pareil ?

A.L. – Par exemple, sur l’Iran, ils sont en train de créer INSTEX, qui sort de SWIFT.

Lire sur LVSL : « Le système SWIFT : une arme géopolitique impérialiste ».

Je rappelle que depuis 2017, et ça a été annoncé en juillet cette année par Bruno Le Maire, l’un des dossiers prioritaires de Bruno Le Maire et de la Commission européenne, c’est de retrouver une indépendance à travers l’euro et donc de se démarquer du dollar. Juncker s’étonne du fait que les européens achètent leurs propres avions en dollar. Il y a un énorme travail à faire. Mais nous n’avons pas le choix. Il faut le faire, sinon ce sont les nationalistes les plus extrêmes qui vont prendre le pouvoir. Le discours de la protection il est porté par eux. Je suis extrêmement sollicité par cette mouvance d’extrême droite ; je refuse parce qu’on fait parfois des constats identiques, mais on n’a absolument pas les mêmes solutions, elles sont même radicalement opposées. Ils font croire qu’ils sont solidaires, mais le jour où ils seront au pouvoir, ils ne le seront absolument pas. Ils vont se bouffer les uns les autres. Le nationalisme est extrêmement dangereux. L’Europe n’a donc pas le choix. Pour cela, il ne faut pas qu’elle soit dans l’organisation opérationnelle. Cela ne marchera pas. Il faut qu’elle relance la pensée stratégique et qu’à partir de celle-ci il y ait des opérations. Quand vous demandez à l’Europe le texte sur la stratégie de sécurité, ils vous sortiront des textes et doctrines sur la sécurité concernant le terrorisme, la prolifération nucléaire, le changement climatique à cause des migrations, etc. Lorsque vous leur demandez les textes sécuritaires sur la défense économique… Rien. Il faut repartir de là, refonder une doctrine de sécurité économique. Même si les britanniques s’en vont, ça concerne 480 millions de personnes. On arrête pas de dire qu’on est le premier marché, on devrait être un marché mature et capable d’être ouvert mais aussi capable de se protéger.

LVSL – General Motors a déposé une plainte contre Fiat Chrysler en les accusant de corruption. Ce serait lié aux négociations salariales aux États-Unis : Fiat Chrysler aurait corrompu des dirigeants de syndicat. Fiat Chrysler a répondu du tac au tac que si General Motors portait plainte contre eux sur ce motif précis ce serait pour une seule raison : escamoter leur relation avec PSA. Savez-vous si aux États-Unis, en dehors peut-être de la justice, il y a des responsables, peut-être dans le parti démocrate, qui sont contre les pratiques des administrations américaines ?

A.L. – Je pense qu’aux États-Unis il y a aussi un déni. On laisse l’administration et la justice en roue libre. Il ne faut pas oublier que ça part en 2000 à cause du terrorisme. La réflexion américaine c’est pour lutter contre le terrorisme et contre son financement. La violation des embargos et la corruption permettent à l’argent sale de fournir les terroristes. Il y a un événement qui est terrible et à partir de ce moment, ils mettent tout en place, peu importe ce qu’il se passe, quitte à violer la loi américaine avec le Patriot Act, parce qu’ils sont vraiment traumatisés par cela. Ils ne veulent pas en entendre parler. Ils ne veulent pas monter à la Cour suprême. Pour l’instant ils sont dans le déni à cause de ce traumatisme. Ils prétendent aussi que chez eux la vérité c’est important. Je l’ai entendu à plusieurs reprises ; la vérité c’est quelque chose de très fort. Ils ont l’impression que nous les européens on est un peu rigolo là-dessus. Je leur rétorque qu’ils sont à l’origine du plus grand mensonge de ces trente dernières années, qui a entraîné des guerres terribles, fait des centaines de milliers de morts. C’est un mensonge terrible sur les armes de destruction massive en Irak. C’est faux. C’est un complot. Et ils viennent nous dire qu’on est des menteurs. Le crime est quand même bien plus important qu’Alstom, BNP etc. et il est établi par deux rapports, l’un américain, l’autre anglais. Et on ne voit pas Bush ou Tony Blair être trainés en justice.

Sur l’automobile, il faut regarder sur les quarante dernières années. Quand, dans les années 80-90, Toyota apparaît comme un concurrent qui peut mettre en cause le leadership américain, il est cassé. Dans les années 2000, arrive Volkswagen. Cassé par le dieselgate. Renault. Et là, Carlos Ghosn se fait casser. Etc. Je constate simplement qu’à chaque fois qu’émerge un acteur non américain sur l’automobile, il a des soucis. Je ne sais pas d’où ça vient. Par exemple, ça, c’est un dossier sur lequel devrait travailler des universitaires pour comprendre ces mécanismes et sa chronologie.

Ali Laidi : Le Droit, nouvelle arme de guerre économique – Actes Sud 22€

« Discours imaginaire » du président de la République

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Le président de la République française, Emmanuel Macron © Rémi Jouan, Wikimedia Commons

Discours imaginaire du président de la République par Claude Nicolet, secrétaire national du Mouvement des Citoyens et secrétaire général adjoint de République moderne.


 

Françaises, Français,

Citoyennes, Citoyens,

Si j’ai fait le choix, aujourd’hui, de m’exprimer devant vous c’est que j’en ressens l’ardente obligation. Je veux, sans détour, avec le sentiment aigu que m’imposent les devoirs de la charge que j’ai sollicité de vos suffrages et de la confiance que vous m’avez fait l’honneur de m’accorder, vous dire en cet instant quelle est la réalité de la situation à laquelle nous sommes confrontés, car ce n’est que de vous que me viendra la légitimité et donc la force de faire face.

Notre pays, vous le savez traverse une crise d’une ampleur et d’une violence inédites. Je ne veux pas vous mentir. Le faire nous condamnerait à augmenter nos malheurs et à nous enfoncer davantage dans la tragédie qui accompagne toujours l’histoire et le destin de l’Humanité. Nous avons commis l’erreur de l’oublier en nous laissant griser par les fausses promesses, les faux élixirs de jouvence qui n’étaient que des potions frelatées, autant de substances qui peuvent s’avérer mortelles. Ce lien indispensable qui existe entre nous, entre le président de la République et la Nation, doit être reconstruit afin de continuer ensemble à faire France.

À ce jour, en réalité, plus de 30 000 des nôtres sont tombés. Ces morts, nos morts nous parlent. Nous devons les entendre, souvent morts dans le silence d’une profonde solitude. Nous devons entendre cette plainte terrible et lugubre qui vient du fond de l’abîme ou ils furent engloutis. Morts seuls dans un service de réanimation, seuls dans un EHPAD ou seuls chez eux. Nous devons, je dois les entendre. La nation toute entière en est meurtrie et en sera durablement marquée.

Le pays a été tenu tout entier par nos soignants, par ces hommes et ces femmes du peuple et qui en font sa noblesse et qui répondent toujours présents quand l’essentiel est en jeu. Qui, au péril de leur vie, allant parfois jusqu’au sacrifice, ont permis que le front sanitaire ne s’effondrât pas. Nous leur sommes redevables et jamais nous ne pourrons suffisamment les remercier, alors que ce combat se poursuit. Nuit et jour. Inlassablement. Impitoyablement. Ils sont notre fierté et notre honneur. Clemenceau, parlant des Poilus avait dit “ils ont des droits sur nous” ; comme il avait raison. Moi aujourd’hui, j’ai des devoirs envers eux. Devoirs que j’ai désormais la ferme intention de remplir.

Parce que ce n’est pas sans examiner et interroger sa conscience que l’on traverse une pareille épreuve. Être président de la République française est un immense privilège et un immense honneur qui ne peut s’exercer sans dignité. Et je dois à cette dignité, celle que je dois à cette fonction et que je vous dois, de vous faire part de cet examen. Il me faut parler clairement et dire les choses telles qu’elles sont. J’irai donc à ce qui me semble essentiel.

Oui l’État a été désarmé et n’a pu donner à ses agents les moyens de faire face au développement de cette épidémie. Oui cette crise doit nous conduire à une profonde remise en cause du modèle que nous suivons depuis près de 40 ans et des politiques mises en oeuvre. Nous devons aujourd’hui mettre un terme à l’aventure néolibérale pour retrouver le sens de l’intérêt général et du bien commun.

Les masques, les gants, les surblouses, les respirateurs, le manque de lits sont autant de terribles témoignages, de conséquences insoutenables pour notre pays des abandons auxquels nous avons consentis depuis tout ce temps, perdant de vue l’essentiel de ce qui constitue la Nation dans son essence même, c’est à dire l’exercice plein et entier de sa souveraineté.

Nous avons abandonné le long terme pour la courte vue.

Nous avons abandonner l’idée qu’en cas de dernier recours, c’est d’abord sur nous-même que nous devons compter. Nous avons voulu croire que le libre-échange et la concurrence pouvaient remplacer la coopération entre les nations et que l’enrichissement de quelques-uns ferait le confort, voire le bonheur de tous. Erreur.

Nous avons cru que les chemins de la mondialisation et de la globalisation financière, nécessairement heureuses, nous porteraient vers les rivages de la fin de l’histoire où règnent l’insouciance, le bonheur de consommer et la paix perpétuelle. Mirage.

Nous avons voulu croire que le transfert de parts entières de notre souveraineté nous donnerait plus de liberté et de puissance. Que cela nous permettrait de construire “la France en grand”. Illusion.

Cette crise nous oblige à réexaminer sans excès mais sans faiblesse les causes qui nous ont conduit à cette situation. 40 ans d’amoindrissement de l’État dans sa capacité première à protéger les Français ne peut s’accompagner que d’interrogations profondes, voire d’angoisse devant ce sentiment d’effondrement du pays qui soudain apparaît dans toute sa cruelle vérité. Un effet de sidération devant les conséquences qui mettent en lumière l’importance de notre dénuement. La France, notre grand et beau pays en serait donc réduit à gérer la pénurie, à compter sur le système “D”, à solliciter les bonnes volontés des uns et des autres et à constater, impuissante, l’appel aux dons pour des sacs poubelle pour que nos infirmières puissent s’en revêtir et se protéger du virus. Nous en étions donc là…

Ce chemin que nous avons emprunté depuis près de 40 ans ne peut plus baliser notre avenir. Il nous faut aujourd’hui retrouver le courage et avoir l’audace qui a su marquer notre histoire quand il fallait bâtir à nouveau le pays. Le moment est venu de faire un véritable bilan et une véritable analyse des causes qui, au-delà de l’épidémie, ont amené la Nation à s’interroger à ce point sur son avenir, et pour certains je le sais, sur le sens de son existence même. Ce temps est venu. Il nous faudra procéder à des changement de taille.

Au premier rang de ceux-ci, il faut définir précisément ce que nous considérons comme faisant partie de nos intérêts nationaux vitaux.

Cela veut clairement dire qu’il nous faut retrouver des marges de manœuvre souveraines. Nous devons redevenir une grande puissance industrielle, énergétique, sanitaire, agricole, numérique, politique. Cette ambition est à notre portée.

C’est à un effort gigantesque que je vous invite. Il nous faudra du temps et de la détermination car nous sommes à la veille de bouleversements colossaux.

Rien ne nous assure que l’euro soit encore notre monnaie dans dix ans et peut-être moins. Nous devons envisager tous les scénarii. Devant les chocs qui sont devant nous, notamment économiques et financiers, il nous faudra serrer les coudes. La crise qui vient sera bien plus violente que celle de 2008 dont les conséquences se font encore sentir.

Là encore, je me dois de vous dire que nous n’avons pas pour l’instant les armes à notre disposition pour faire face. Notamment en ce qui concerne les questions financières et budgétaires. Pour cela, je vous propose un bouleversement complet de notre fonctionnement politique afin de nous mettre en capacité de redresser notre pays.

Il me faut, il nous faut désormais avoir un véritable dialogue avec l’Allemagne quant à l’avenir de l’euro qui conditionne l’avenir de l’Union européenne, sa poursuite ou son éclatement. La situation d’aujourd’hui n’est en effet plus tenable, trop de tensions, trop de lignes de fractures au sein d’une Union qui poursuit son élargissement alors que les défis internes ne cessent de s’accroître sur la question de la solidarité budgétaire et de la mutualisation des dettes. Tout ou presque dépend de cela.

Nous vivons aujourd’hui dans un système ou l’Homme a été sacrifié sur l’autel du profit et de la transformation de notre outil de production en machine destinée à reverser des dividendes aux actionnaires qui le détiennent. La Nation ne peut, sans rompre avec le long terme se satisfaire de ce fonctionnement qui brise les liens étroits qui nous unissent, nous viennent de l’histoire, qui sont notre héritage et que nous devons transmettre.

Pour cela je vous propose que nous retrouvions le sens de l’audace qui accompagne toujours les grands projets. En ce qui me concerne, je suis déterminé à tout mettre en œuvre pour que la France soit à nouveau au rendez-vous que ne cesse de lui fixer l’histoire dans son dialogue avec l’Humanité tout entière. Pour cela :

1) Je vais entamer, dès cette été, une série de rencontres avec l’ensemble des forces politiques présentes au Parlement afin d’examiner avec elles les conditions de la constitution d’un gouvernement d’union nationale.

2) Dans la foulée, je soumettrai à vos suffrages, sous la forme d’un référendum, l’idée d’un gouvernement d’union nationale. Non seulement sur son principe mais également avec de grands objectifs programmatiques qui se concentreront sur les questions de souveraineté nationale, de pertinence des traités européens, de fonctionnement de la banque centrale européenne et de fonctionnement de l’euro, conditions que je considère désormais comme indispensables pour nous extraire de l’ornière dans lesquelles nous sommes embourbés depuis si longtemps.

Je connais les craintes de l’Allemagne mais il est aujourd’hui vital pour nous, qu’avec notre grand voisin d’outre-Rhin, nous parlions franc. L’Allemagne doit aujourd’hui comprendre que l’Union européenne ne survivra qu’à la condition que la France redevienne elle-même.

Car c’est de notre avenir commun dont il est question et de notre capacité à faire de l’Union européenne un véritable pôle de stabilité dans le monde, d’en faire un véritable acteur stratégique ayant sa propre autonomie de décision et de destin. Je refuse que nous devenions un simple appendice des États-unis d’Amérique ou de l’OTAN. Le grand affrontement Indo-Pacifique entre l’Amérique et la Chine se met en place, nous n’avons pas à y être entraînés par faiblesse. La France, membre du Conseil permanent de sécurité de l’ONU, puissance nucléaire ne peut et ne partagera pas ses éléments de souveraineté nationale et d’indépendance plus que jamais précieux.

3) Si cette proposition reçoit votre soutien, un gouvernement d’union nationale sera nommé avec comme feuille de route, le programme de redressement national qui devra penser et proposer une nouvelle organisation sociale et démocratique du pays. Nos glorieux aînés surent bâtir le programme du Conseil national de la Résistance qui a régénéré le pays. Sachons nous inspirer de leur message toujours vibrant. Sachons prendre exemple sur leur capacité de dépassement, eux qui étaient si différents mais qui surent projeter la France dans la modernité économique et sociale.

4) En cas d’échec au référendum, je vous remettrai ma démission dès le lendemain. Il reviendra alors, comme le prévoit la Constitution, au président du Sénat d’assurer l’intérim et de procéder à l’organisation de l’élection présidentielle. Les politiciens mettront tout en œuvre pour que j’échoue. Ce sera d’abord l’échec du pays. Ceux qui ont le sens de l’État, de l’intérêt supérieur de la Nation, de l’intérêt général me soutiendront et ce sera le succès de la République et de la France.

Voilà, Françaises, Français, ce que je souhaitais vous dire alors que notre cher vieux pays est une fois de plus si cruellement frappé. J’ai conscience de l’immensité de la tâche qui nous attend, mais je sais aussi votre courage. Ce chemin est celui de la reconquête et du renouveau. Il est aussi celui du courage nécessaire.

Mes chers compatriotes, citoyennes, citoyens, aujourd’hui, je vous le dis, je vous le demande, j’ai besoin de votre aide, de votre soutien, de votre confiance.

Vive la République, vive la France.

Coronavirus : Une « guerre » ne se mène pas seul

Infanterie Française, 1914 © Wiki Commons, Bibliothèque nationale de France

La situation dans laquelle la pandémie du Covid-19 nous a plongés depuis quinze jours est, selon le président de la République, une situation de « guerre ». L’emploi du registre martial pour qualifier la situation est lourd de conséquences. Emmanuel Macron ne semble pourtant pas en avoir pris la mesure : la guerre est traditionnellement organisée et menée par l’État, pas par les hommes. Or, pour le gouvernement, la lutte contre l’épidémie du coronavirus semble reposer principalement sur les responsabilités individuelles.


La soudaineté avec laquelle nous sommes passés d’un temps de paix à un temps de « guerre » nous désempare, alors même que notre voisin transalpin fournissait déjà un tableau d’anticipation assez fidèle. De fait, en plus d’avoir installé des mesures radicales d’isolement, bouleversé nos habitudes physiques, économiques et sociales, cette soudaineté s’est accompagnée d’une peur : la peur que la situation ne soit amenée à se dégrader, et la nécessité de s’y habituer. Et s’y habituer seul, avec pour seule catharsis collective le court mais nécessaire rituel d’ovation à nos soignants depuis nos fenêtres le soir.

C’est sans doute là le plus déconcertant : une « guerre » ne se mène pas seul. Nombreux sont ceux qui critiquent l’emploi même du registre martial pour qualifier la situation, notamment la médecin urgentiste Sophie Mainguy, qui pointe l’absence d’ennemi ou d’armes et la nécessité seule d’une intelligence du vivant pour enrayer la vague.

Alors, pourquoi le terme de « guerre » ?

Certes, il y a des éléments d’une guerre dans le Covid-19, dans l’ébranlement de nos structures publiques et les ruptures systémiques d’approvisionnement notamment. Il y a la mobilisation de l’armée pour sécuriser le confinement. Il y a aussi la mise en concurrence des individus pour les ressources vitales, ainsi que l’usure psychologique de chacun. Mais il manque dans cette nouvelle guerre un aspect fondamental : l’action militaire de la puissance publique. Une action planifiée, industrielle, coercitive, ordonnée… bref, totale. Le rôle de l’État belligérant dans les précédentes guerres mondiales a en ce sens consisté à mobiliser les citoyens, l’industrie, les entreprises, la finance, les institutions, pour mener la lutte. Une autorité étatique administrée à tous les corps sociaux et économiques d’un territoire donné. À l’échelle locale, les villes sous contrôle ennemi ou zone militaire organisent le ravitaillement de leurs populations sous le contrôle des administrations centrales. En temps de guerre, l’État répartit la main d’œuvre, réquisitionne les entreprises, organise l’immigration. D’ailleurs, l’« effort de guerre » déployé pendant la Première Guerre mondiale est précisément à l’origine de l’interventionnisme croissant des États dans les structures économiques et sociales des nations au XXe siècle, à travers le New Deal de Roosevelt, le Gosplan soviétique, le Plan Monnet, le Welfare State britannique, etc.

Ici, rien de semblable. L’État fait reposer la victoire contre l’épidémie sur les individus, en espérant que la somme des responsabilités individuelles constituera miraculeusement une réponse collective à la hauteur. Et ce, quand il n’est pas occupé à détricoter soigneusement le droit du travail ou encourager à la continuité des activités non essentielles, comme le BTP. Ce alors même qu’il s’évertue à installer l’inégalité, la confusion et l’illisibilité, dans les mesures publiques. En ce sens, l’exemple le plus frappant reste sans doute dans l’éducation nationale : le 12 mars, Emmanuel Macron annonce la fermeture des crèches, écoles et universités, désavouant son ministre Jean-Michel Blanquer qui déclarait l’inverse le matin même. Consigne, comme beaucoup d’autres depuis, qui s’appliquera de manière inégale dans chaque département.

« Les petits gestes »

On retrouve-là un trait caractéristique de la Macronie, qui déjà délaissait une action ambitieuse de l’État contre le réchauffement climatique en y préférant « les petits gestes » quotidiens de chacun. Édouard Philippe raisonne de la même manière, lundi 23 mars, lorsqu’il demande à « chacun [d’être] capable de participer à cet effort de solidarité nationale », et sous-entend qu’on ne peut pas tout demander à l’État. Même logique, lorsqu’Emmanuel Macron regrette, le 16 mars 2020, « le monde [rassemblé] dans les parcs, des marchés bondés, des restaurants, des bars qui n’ont pas respecté la consigne de fermeture. Comme si, au fond, la vie n’avait pas changé » : avant même les mesures et obligations officielles de confinement (17 mars 2020), l’accent est mis avant tout sur la responsabilisation et la moralisation de chacun. Dans le même discours, il martèle six fois le terme « guerre » sans évoquer une seule fois celui de « confinement ». Dans cette répartition se joue distillation de la responsabilité de chaque individu, sans avancer une prise d’action forte de l’État. D’ailleurs, c’est seulement le lendemain qu’est donnée clairement la ligne du Gouvernement, principalement axée sur les mesures de confinement.

Ainsi, en ne comptant que sur les mesures de confinement et de mobilisation des soignants, le Gouvernement ne compte finalement que sur les individus pour organiser et fournir l’effort de guerre. Et de poursuivre ce registre assumé : au front, les soignants, largement sous-protégés, réorganisent les structures de soin, largement sous-équipées, pour traiter un flux toujours plus important de patients, largement sous-évalué. À l’arrière, ce sont les employés des supermarchés, les caissiers, les livreurs, les « sacrifiables ».

Mais l’effort repose aussi sur les ménages, tantôt parce qu’ils se voient imposer un confinement drastique (malades ou non, en compagnie d’un malade ou non) tantôt parce qu’ils ont pris le relais de l’éducation nationale pour leurs enfants, soutenus par des vacataires à bout de souffle, en même temps de devoir poursuivre leur activité. Bientôt, eux aussi seront mobilisés au front. À travers la « réserve civique » qui déploiera des jeunes, potentiellement porteurs du virus, pour aider les plus vulnérables, potentiellement contaminés. Ou encore en gonflant les rangs de la « grande armée de l’agriculture française »  (pour reprendre les mots de Didier Guillaume ou Sibeth Ndiaye) de femmes et d’hommes n’ayant pas la moindre expérience dans le domaine, non équipés, non testés, risquant une fois de plus de propager le virus dans les territoires.

Tout reposerait donc sur la discipline ou le courage sacrificiel de l’individu, avec tous les dangers que cela comporte : puisque l’effort de guerre repose sur la société, il en épouse les imperfections. Le Covid-19 révèle ainsi au grand jour l’écart immense entre deux catégories sociales : d’une part, soignants, travailleurs urbains et fonctionnaires ou vacataires qui assurent péniblement traitement, continuité des services publics et approvisionnement de nos estomacs, les précaires et classes moyennes, entassés dans des surfaces inadaptées, au risque de renouveler le triptyque moyenâgeux pauvreté-urbanité-insalubrité ; d’autre part, les privilégiés partis se mettre au vert dans leurs résidences secondaires, doublant la pression sociale d’une concurrence sanitaire avec les locaux. Violence inouïe qu’on perçoit à l’île de Ré par exemple, où les classes supérieures des grandes villes, qu’elles soient saines, porteuses ou malades, embouteillent l’accès au seul hôpital de La Rochelle.

Dans cette équation, aucun leadership de l’État. Certes, il soutiendra, il protégera, il « paiera ». Mais une guerre n’est pas comme un marché que l’État doit réguler ou dont il doit corriger les imperfections. Dans une guerre, l’État n’agit pas en bout de chaîne quand le mal est fait. Dans une guerre, l’État ne vient pas compenser les pertes. Il les anticipe, les évite, les combat.

En temps de guerre, un État fournit l’effort de guerre

Cela aurait dû passer par la production industrielle massive, indépendante, nationale ou européenne, des armes : médicaments, gels, masques, respirateurs, blouses, etc.

Cela aurait du passer par une organisation rigoureuse de la prévention et du dépistage, en profitant d’un maillage administratif particulièrement développé : prophylaxie, tests de dépistage, police sanitaire, massification des scanners pulmonaires dans chaque commune, chaque préfecture. C’est seulement à travers un dispositif massif de dépistage du virus que l’on viendra à bout de ce dernier : à la fois parce qu’il offrira une information rigoureuse, exhaustive, anticipatoire, mais aussi parce qu’il permettra de mobiliser intelligemment les forces vives et saines, identifiées, du pays. Il n’y a qu’à regarder l’efficacité avec laquelle la Corée du Sud et Taïwan ont anticipé et répondu à l’épidémie. Or, pour reprendre l’analyse de Jean-François Delfraissy, président du Comité scientifique sur le coronavirus et ancien président du Comité consultatif national d’éthique dans La Croix du 20 mars 2020, « Le confinement n’est pas la bonne stratégie, c’est la moins mauvaise des stratégies qui étaient possibles en France, à la mi-mars 2020 ». Une fois la vague épidémique passée, le confinement ne pourra plus être la mesure privilégiée.

Cela aurait dû passer une économie de guerre : à travers une hiérarchisation des priorités industrielles et économiques en réquisitionnant officiellement les grandes entreprises à la production des éléments strictement vitaux.

Rien de cela n’a été fait : mais si l’État s’est exhibé dans sa grande absence, s’il s’est illustré par son irresponsabilité, s’il a fait peser l’effort de guerre sur ses administrés, ça n’est pas principalement par manque de volonté politique. C’est principalement parce que, structurellement, il n’en a plus la capacité. Et ce parce qu’il a travaillé, pendant des décennies, à sa propre impuissance. C’est parce que, sur fond de doctrine ultra libérale, il a progressivement déserté, partant délaissé, les services essentiels à la santé et la sécurité des individus au profit d’acrobaties budgétaires et de fléchages financiers douteux vers des pans de l’économie totalement inutiles au bien-être ni des hommes ni de la planète sur laquelle ceux-ci étaient censés prospérer.

La catastrophe du Covid-19 n’est pas une incise, c’est une alerte

Il n’y a pas de « leçon à tirer » de cette catastrophe : cette catastrophe est une leçon, violente, sur l’impuissance de l’État. Le Covid-19 a su démarquer en un éclair les anciennes priorités incompressibles de la puissance publique, que cette dernière s’est pourtant évertuée à mépriser et sacrifier pendant des décennies : l’agriculture, les territoires, l’éducation, le social, la santé, la sécurité, l’écologie.

Plus que jamais, l’État doit réinvestir sa pleine fonction. Il doit rebâtir la société sur de nouvelles normes de frugalité, rebâtir son système productif à travers un protectionnisme strict sur des industries stratégiques, parce que vitales. Pour reprendre l’exemple historique, les temps de guerre mondiale avaient amorcé puis accouché en Europe et aux États-Unis d’une planification et d’un interventionnisme socio-économique fort pour organiser la reconstruction, sur le modèle du New Deal américain. L’État doit, de la même manière, rebâtir son intervention. En tant de « guerre », mais surtout une fois qu’elle sera passée.
Coïncidence : l’Europe a adopté, au moment même où l’épidémie du Covid-19 apparaissait à Wuhan, un « Green Deal ». Ce programme européen pourrait justement être l’occasion de refonder l’intérêt des acteurs publics dans l’organisation et la marche de la société, à l’heure où le règlement des périls, qu’ils soient sanitaires, géopolitiques, écologiques, ne saurait reposer sur les « petits gestes du quotidien ».

Car c’est bien à la puissance publique d’organiser l’action de chacun, pas l’inverse. Or, si l’on admet précisément comme « guerre » les situations de pression systémique mettant en danger la survie de l’homme, les guerres du XXIe siècle pourraient bien durer longtemps.

 

 

Le doux rêve d’une « défense européenne » indépendante de l’OTAN

ABC News (Crédits)

Par sa déclaration faite à The Economist selon laquelle l’OTAN serait en état de « mort cérébrale », Macron espérait-il provoquer chez les nations européennes un sursaut destiné à les libérer du protectorat américain ? La solution proposée par le président – la constitution d’une défense européenne – permet d’en douter. Il continue d’entretenir l’illusion d’une défense qui pourrait être instituée dans le cadre de l’Union européenne, elle-même supposément autonome de l’OTAN ; il fait fi de l’état de dépendance économique et géostratégique dans lequel se trouve la construction européenne à l’égard du grand frère américain. Les récentes sanctions des États-Unis contre l’embryonnaire gazoduc Nord-Stream 2, reliant l’Allemagne à la Russie, ont pourtant rappelé la permanence de la tutelle américaine…


En déclarant que l’OTAN est « en état de mort cérébrale » – un postulat déjà discutable –, Emmanuel Macron a au moins le mérite de poser la question de la fonction et de la légitimité de l’organisation. En filigrane, c’est bien le constat que l’OTAN sert avant tout les intérêts américains qui transparaît. Ce dont le président n’a cependant pas encore pris conscience, c’est la domination latente de « l’Europe, qui demeure mentalement sous tutelle américaine », comme l’expliquait Caroline Galactéros dans une interview accordée à Marianne (2).

L’illusion de l’autonomie de la défense européenne

En réalité, au-delà de la simple constatation, le président Emmanuel Macron tente de réactiver le projet de la « Défense européenne » qu’il appelle de ses vœux depuis le début de son quinquennat. En ce sens, il avait ainsi déclaré, le 6 novembre 2018 sur Europe 1 : « On ne protégera pas les Européens si on ne décide pas d’avoir une vraie armée européenne ». Cela impliquerait de sortir de la dépendance à l’égard du bouclier de protection des États-Unis dans laquelle la majorité des États membres de l’Union européenne est plongée. Celle-ci n’en a pas réellement la volonté. Les mots employés par le président français concernant « l’état de mort cérébrale » de l’OTAN ont été commentés de manière peu amène par d’autres dirigeants européens. En Allemagne, Angela Merkel a qualifié ladite déclaration d’Emmanuel Macron « d’intempestive », quand le premier ministre polonais Mateusz Morawiecki a estimé qu’elle était « dangereuse » et qu’en se comportant ainsi, le chef d’État français était « irresponsable ». Il a ajouté, dans une interview accordée au quotidien britannique Financial Times, que l’OTAN était « l’alliance la plus importante du monde en matière de protection de la liberté et de la paix ».

Les États de l’Union européenne se trouvent en effet, depuis sa fondation, dans l’incapacité de définir une menace prioritaire partagée par l’ensemble de ses membres, et d’établir une stratégie commune. Le terrorisme islamique, considéré par certains comme un ennemi commun à toute l’Europe et à même d’en unir ses membres, ne saurait à lui seule définir une géopolitique – l’antiterrorisme relevant du constabulaire plutôt que du militaire.

Philippe Leymarie qualifie l’Europe de la défense « d’armée de papier », qui se limite à une « une coordination des forces nationales et non à une stratégie de défense et de protection du continent européen », ne disposant pas « d’une force d’intervention tous azimuts, ni d’un commandement militaire opérationnel » (6). L’idée qu’il existerait une solidarité entre les membres de l’Union européenne est totalement fictive. Aucune préférence européenne n’est mise en place quant à l’achat de matériels militaires. La Belgique a ainsi décidé d’acheter des F35 américains plutôt que des Rafales français, l’Eurofighter ou le Gripen et la Pologne entend bien faire de même. Plus récemment, la Pologne a officialisé l’achat de 32 avions de combat américains.

La Cour des comptes souligne que l’Union européenne manque cruellement de « capacités réelles, clairement aptes à décourager toute menace éventuelle ». La France est le seul pays de l’UE possédant une armée opérationnelle capable de mener des opérations extérieures. La mise en place d’une défense européenne impliquerait un investissement de fonds que l’Allemagne, première puissance économique de l’Union, n’est pas prête à assumer. L’état déplorable de son armée a été révélé par un rapport parlementaire publié le 20 février 2019, dans lequel le rapporteur Hans-Peter Bartels souligne les « déficiences opérationnelles » de la Bundeswehr (4). Il a notamment révélé que ses quatorze avions de transport militaire, durant une certaine période, n’ont pas été en état de voler.

L’Union a certes pris des mesures visant à augmenter le budget de la défense européenne, le Parlement européen ayant en ce sens validé la création du Fonds européen de la défense doté de 13 milliards d’euros ; il existe aussi un fonds pour améliorer la mobilité militaire qui représente 6,5 milliards d’euros et d’autres projets. Néanmoins, comme le souligne Philippe Leymarie dans son article publié dans le Monde diplomatique, « la plupart de ces projets n’existent encore que sur le papier ». La Cour des comptes de l’Union européenne estime qu’une armée européenne nécessiterait la réunion de plusieurs éléments décisifs (des forces permanentes financées par un budget commun, une chaîne de commandement…), ce qui impliquerait « transférer des droits souverains du niveau national à celui, supranational, de l’UE, ce à quoi s’opposent plusieurs États membres ».

S’il est facile de déclarer que l’OTAN est en état de « mort cérébral », il est moins aisé d’expliquer comment remplacer le soutien logistique qu’apporte l’organisation à l’armée française dans ses opérations extérieures. Emmanuel Macron affiche volontiers une posture gaullienne, mais le général De Gaulle, à la différence du marcheur, n’a eu de cesse de tout mettre en oeuvre pour que la France ne soit pas en situation de dépendance vis-à-vis des États-Unis – dotant l’armée française des moyens nécessaires pour mener des opérations sans le soutien des États-Unis. Aujourd’hui, le budget de la défense de la France est insuffisant et nécessiterait une augmentation importante à hauteur de 3 % ou 4 % du PIB pour être indépendant du complexe militaro-industriel américain.

Les Européens n’étant pas prêts à revenir sur le protectorat américain, l’Europe de la défense ne pourrait qu’être un supplétif de l’OTAN.

L’OTAN comme instrument du protectorat américain

L’OTAN sert principalement à maintenir le continent européen dans un état de dépendance vis-à-vis des États-Unis. L’Allemagne et d’autres États membres de l’Union européenne excluent expressément l’idée d’abandonner l’OTAN qui est une pierre angulaire dans la politique de sécurité et de défense de l’Union. L’article 42 du traité sur l’Union européenne subordonne la politique étrangère et de sécurité européenne à l’organisation atlantique, et la majorité des États membres ne sont pas prêts à renoncer à la protection américaine et craignent un désengagement américain du contient européen, en particulier les pays baltes qui voient la Russie comme une menace imminente.

Ainsi, l’Europe de la défense ne saurait être autre chose qu’une filiale européenne intégrée dans l’OTAN. Pour Caroline Galactéros, l’Europe « a peur de devoir penser et plus encore se penser par elle-même », Pascal Boniface poussant l’analyse jusqu’au maintien d’une « dépendance heureuse » de l’Union européenne vis-à-vis des États-Unis. En effet, comme le souligne le rapport des sénateurs Ronan Le Gleut et Hélène Conway-Mouret, « le rôle de l’UE dans le domaine de la défense a donc été conçu dès le départ comme complémentaire et, pourrait-on même dire, subsidiaire de celui de l’OTAN, afin d’éviter les duplications inutiles ».

Déjà, dans les années 1950, la CED avait révélé « l’incapacité des États d’Europe occidentale à concevoir un système de défense indépendant des États-Unis », confiait Robert Marjolin dans ses mémoires. Le lien transatlantique constitue un pilier de l’élaboration de la défense européenne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ; les États-Unis, via l’OTAN, ont été les principaux acteurs de la sécurité et de la paix sur le continent. Les États européens se retrouvent aujourd’hui enfermés dans une double dépendance, une première économique et une autre géostratégique. Du fait de la prédominance des États-Unis sur la scène économique mondiale permise par la suprématie du dollar et l’extraterritorialité de leur droit, les Européens sont contraints de s’aligner sur les décisions géopolitiques américaines ; ce fut le cas avec l’embargo iranien et l’échec de la mise en place de l’Instex par les Européens afin de le contourner.

Cet état de subordination a été gravé dans le marbre d’accords commerciaux, qui ont modelé la géoéconomie européenne en fonction de l’agenda géostratégique américain. L’oléoduc BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan), ouvert en 2005 et visant à acheminer le pétrole de la mer Caspienne à la mer Méditerranée, en passant par l’Azerbaïdjan, la Géorgie et la Turquie, en est un exemple paradigmatique. Derrière ce projet d’oléoduc, au-delà de garantir la sécurité énergétique du continent, se cache la volonté américaine d’isoler encore davantage la Russie. Il vise à contourner le territoire russe et, par la même occasion, le territoire iranien, tout deux étant les mieux situés pour faire transiter le pétrole de la mer Caspienne. Le tracé de l’oléoduc BTC aurait pu passer par l’Arménie, mais cet État est relativement proche de la Russie. De ce fait, la solution a été de le faire passer par la Géorgie, hostile à Moscou et allié des américains. Les pipelines représentent des projets stratégiques qui sont essentiels aux intérêts de sécurité nationale des États-Unis. Cette perspective est liée à la situation géostratégique du Caucase du Sud. Le contrôle de cette région relève d’une importance stratégique : elle est un passage entre l’Union européenne, la Russie, l’Asie centrale et le Moyen-Orient.

Il s’agit également d’un couloir unique reliant le bassin de la Caspienne à la mer Noire, et sert de voie de transport clé pour l’approvisionnement énergétique de la Caspienne vers les marchés occidentaux. La région offre la possibilité d’un accès direct pour le déploiement des forces occidentales au Moyen-Orient et en Asie centrale. À cet égard, les projets de pipelines ont ouvert de nouvelles perspectives pour une implication accrue des États-Unis dans la région, tandis que l’OTAN est devenue le principal garant de la sécurité des pipelines. L’oléduc BTC, matérialisation de l’obsession antirusse, est symptomatique du modelage de l’architecture économique et énergétique européenne en fonction des réquisits américains. Les États-Unis veillent à ce que jamais les impératifs énergétiques européens ne contrecarrent cet alignement. Le projet de gazoduc Nord-Stream 2, gigantesque pipeline qui aurait alimenté l’Allemagne en gaz à partir de la Russie, constituait un défi à cet ordre des choses ; le gouvernement américain a tôt fait de répliquer, déployant un arsenal de sanctions menaçant de tuer le projet dans l’oeuf.

Pour le président Donald Trump et les États-Unis, l’OTAN représente un marché économique formidable, l’organisation servant alors d’intermédiaire pour la vente de matériel américain aux membres de l’Alliance. Quand Donald Trump demande aux membres de l’Alliance atlantique le partage du fardeau par l’augmentation de leur contribution au budget de l’OTAN, il leur enjoint en réalité d’acheter de l’équipement et des armes américains. Les calibres 7.62 (7.62 x 51) et 5.56 (5.56 x 45), qui correspondent aux normes balistiques des pays membres de l’Alliance atlantique (résolution STANAG 2310 et STANAG 4172), sont à l’origine américains et ont été imposés par les États-Unis afin qu’ils puissent s’imposer comme le leader mondial du marché de l’armement léger et de permettre à leur complexe militaro-industriel d’écouler la production de ses usines sur le marché européen. Comme le résume Pierre Conesa, « les Européens ne pèsent plus rien » au sein de l’OTAN (8), leur marge de manoeuvre étant réduite à néant et leur poids dans les décisions américaines proche de l’inexistant. Les capacités de l’OTAN sont principalement américaines ; les Européens ne diffusant aucun savoir-faire opérationnel au sein de l’Alliance, ils servent principalement de vache à lait.

En quête d’un nouvel ennemi, l’Alliance atlantique, dans sa déclaration finale du sommet qui s’est tenu le 3 et 4 décembre derniers, se dit prêt à « relever le défi chinois » et la « menace » que représenteraient « les actions agressives » de la Russie. L’Alliance sert alors à maintenir un glacis aux bases américaines en cas de conflit avec la Russie, scénario militairement désastreux, où la France et les autres États européens seront entraînés bon gré mal gré par ce tropisme antirusse. De surcroît, suite à l’escalade irano-américaine qui a entraîné la mort du général iranien Qassem Soleimani, Donald Trump appelle l’OTAN à « contribuer davantage » à la stabilité du Moyen-Orient. Au lieu de dénoncer cet assassinat extraterritorial et la violation du droit international, Emmanuel Macron a appellé l’Iran à éviter toute « escalade militaire susceptible d’aggraver » l’instabilité régionale, réaffirmant « son entière solidarité avec les alliés » et, ce faisant, continuant comme ses prédécesseurs à s’aligner sur la diplomatie américaine.

Emmanuel Macron, en déclarant l’OTAN en état de mort cérébrale, ouvre un débat crucial ; il le referme aussitôt en posant la constitution d’une défense européenne comme seule alternative. Refusant de mettre sur la table la question d’une sortie de l’OTAN ou de son commandement intégré, il démontre que son opposition à l’ordre géopolitique dominé par les États-Unis ne s’étend pas au-delà de ses déclarations publiques.

 

 

1 : Pascal Boniface, Requiem pour le monde occidental, Editions EYROLLES, 2019

2 : Macron et l’OTAN : “L’Europe demeure mentalement sous tutelle américaine”, par Caroline Galactéros : https://www.marianne.net/debattons/entretiens/macron-et-l-otan-l-europe-demeure-mentalement-sous-tutelle-americaine 

3 : Réflexions sur l’Europe puissance, Lionel Larqué et Julien Lusson :   https://www.cairn.info/revue-mouvements-2006-5-page-209.htm

3 :  L’armée allemande est dans un état déplorable, selon un rapport, François d’Alançon : https://www.la-croix.com/Monde/Europe/Larmee-allemande-etat-deplorable-selon-rapport-2018-02-21-1200915493:

4 : Rapport de la Cour des comptes de l’Union européenne sur la défense européenne : https://www.eca.europa.eu/Lists/ECADocuments/REW19_09/REW_EU-defence_FR.pdf

5: Europe de la défense, une armée de papier par Philippe Leymarie : https://www.monde-diplomatique.fr/2019/07/LEYMARIE/60026 :

6 : Défense européenne : le défi de l’autonomie stratégique, par les sénateurs Le Gleut et Conway-Mouret   : http://www.senat.fr/rap/r18-626/r18-626_mono.html

7: “Mort cérébrale” de l’OTAN selon Macron : “Les Européens n’y pèsent plus rien”, confirme Pierre Conesa : https://www.marianne.net/monde/mort-cerebrale-de-l-otan-selon-macron-les-europeens-n-y-pesent-plus-rien-confirme-pierre

Crédits de l’image d’en-tête : ABC News

 

 

“C’est par le cynisme qu’Emmanuel Macron a acquis le pouvoir en 2017” – Entretien avec Marc Endeweld

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Emmanuel Macron en campagne, le 21 février 2017. ©FNMF/N. MERGUI

Journaliste d’investigation, Marc Endeweld s’est spécialisé dans la révélation des coulisses des mondes économiques et politiques. Avec Le Grand Manipulateur, son deuxième ouvrage sur Emmanuel Macron, il met en lumière les multiples réseaux activés par Emmanuel Macron dans sa quête de l’Élysée. Entretien réalisé par Lenny Benbara, retranscrit par Vincent Ortiz.


LVSL – À la fin de votre second livre sur Emmanuel Macron, vous évoquez le « château de cartes » fragile sur lequel il reposerait. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce « château de cartes » et sur sa fébrilité ?

Marc Endeweld – C’est une manière de mettre en évidence qu’Emmanuel Macron ne s’est pas construit tout seul, contrairement à ce qu’il avance, mais avec l’aide de différentes cartes. Quand Emmanuel Macron se lance à l’assaut de l’Élysée, il n’a ni expérience politique, ni expérience élective. Ne disposant pas d’un parti politique traditionnel, il a investi les réseaux au cœur même de l’État français, et pas uniquement à Bercy ou même ceux du monde économique dont il est issu, mais également à la Défense, dans la diplomatie, dans le renseignement, la sécurité, etc. L’homme qui s’est présenté comme celui du nouveau monde s’est en réalité fortement appuyé sur l’ancien monde.

« Cette absence de parti traditionnel est aujourd’hui sa plus grande faiblesse : désormais à l’Élysée, Emmanuel Macron est un homme seul, avec et face à ces réseaux. »

Pourquoi j’utilise cette image du « château de cartes » ? Parce que si ce réseautage intense lui a permis de mener à bien son ambition personnelle, il ne lui a pas permis de construire réellement une ambition collective : il n’a pas eu le temps, de par son jeune âge politique, de constituer ses propres réseaux, et a donc utilisé les réseaux des autres, de ses concurrents. Certes, de cette manière, il est notamment parvenu à assécher la concurrence autour de lui, en affaiblissant de l’intérieur François Hollande, puis Manuel Valls. Mais cette absence de parti traditionnel est aujourd’hui sa plus grande faiblesse : désormais à l’Élysée, Emmanuel Macron est un homme seul, avec et face à ces réseaux. Notamment, parce qu’en l’absence d’un vrai parti, et de ministres avec un vrai poids, il n’existe pas de tampon entre l’Élysée et certaines personnes qui ont pu lui rendre service au cours de son ascension, comme on a pu s’en apercevoir lors du surgissement de l’affaire Benalla au cours de l’été 2018.

Cette fragilité, on la retrouve au cœur même de sa campagne présidentielle. À partir de février 2017, Macron est devenu le favori, et ce n’est qu’à ce moment là que tous sont venus à lui. Tous les réseaux institutionnels qui parcourent l’État – lobbyistes, réseaux d’influence –, mais aussi les réseaux de l’ombre de la Vème République – la sécurité, le renseignement, la Françafrique – sont tous venus lui proposer leurs services. Finalement, même quand ils s’étaient opposés à lui les mois précédents, ils sont tous allés à Canossa pour éviter Marine le Pen ou… éliminer François Fillon.

Macron apparaissait alors comme la meilleure personne pour représenter les intérêts de tous ces réseaux. Dans ce schéma, quand une difficulté politique survient par la suite, de tels réseaux et intérêts peuvent rapidement retirer ou amenuiser leur soutien, ou, ce qui revient au même, renforcer leurs pressions à l’égard d’Emmanuel Macron. Je finis ainsi mon livre sur les coulisses des derniers mois du pouvoir face aux Gilets jaunes. Lors de l’acmé de ce mouvement inédit – en décembre 2018, où la fonction présidentielle a été touchée, au sens propre comme au sens figuré – Macron n’a en réalité pas uniquement peur de la violence des Gilets jaunes ; il a peur car il se rend compte qu’une partie de ses soutiens, dans le monde économique, ou au sein de l’État, pourrait le lâcher.

« Si Macron, un jour, est éjecté du pouvoir, il perdra une bonne partie des réseaux qu’il a pourtant utilisés sans vergogne pour arriver jusque-là. »

Certes, une partie de ses soutiens continue de souhaiter la mise en place de contre-réformes néolibérales extrêmement dures à l’égard de la population, mais encore faut-il les faire passer avec le sourire, et dans la bonne humeur ! Et au cœur même de l’oligarchie, certains s’aperçoivent que le pays n’est tout simplement pas prêt à ces projets « d’économies », et surtout que le président de la République n’est pas apte à les faire passer. Entre le « monsieur économie » du président Hollande, et le patronat, le charme est en tout cas rompu. Au cours de l’hiver, on observe ainsi en coulisses, toute une frange du monde économique, y compris des grands patrons, prendre leurs distances avec Macron. C’est encore imperceptible dans l’espace public, car ces acteurs économiques ne trouvent aucune alternative institutionnelle au Président. Mais il ne faut pas croire que Macron est ultra-puissant face à ces réseaux économiques ; il l’est du fait des institutions de la Vème République, mais il ne faut pas sous-estimer les luttes internes à l’État, dans la haute administration, et au sein du capitalisme français, y compris dans les différents champs du pouvoir autour d’Emmanuel Macron : pouvoir économique, pouvoir médiatique, et même pouvoir culturel.

Il ne faut jamais oublier que le premier « président des riches », Nicolas Sarkozy, avait perdu une bonne partie de ses soutiens économiques en 2012. Même un grand patron proche de lui, Martin Bouygues, propriétaire de TF1, avait alors décidé de ne pas le soutenir dans sa tentative de réélection. C’est aussi la raison pour laquelle je termine sur cette métaphore du château de cartes : si Macron, un jour, est éjecté du pouvoir, il perdra une bonne partie des réseaux qu’il a pourtant utilisés sans vergogne pour arriver jusque-là.

LVSL – Au cours de cette enquête sur le personnage Macron et ses réseaux, vous mettez en avant la logique de séduction. On a du mal à réaliser par quelle manière elle se fait, et comment des acteurs aussi variés n’ont pas pu se rendre compte que Macron disait à chacun ce qu’il voulait entendre. Comment cette ambiguïté a-t-elle pu être aussi efficace ?

Marc Endeweld – Il y a plusieurs dimensions à prendre en compte. Une dimension psychologisante d’abord. L’ambition d’Emmanuel Macron repose en effet sur une bonne dose de narcissisme personnel, mais cela n’est pas suffisant pour expliquer sa trajectoire fulgurante. En fait, dès son plus jeune âge, il a réussi à se hisser très vite en sachant activer le narcissisme de ses interlocuteurs. Tout au long de son parcours, il n’a eu de cesse de tendre un beau miroir à ses interlocuteurs, notamment vis-à-vis des plus âgés. Une méthode qu’il a utilisée dans plusieurs lieux de pouvoir qu’il a traversés : inspection générale des Finances, commission Attali, banque Rothschild. Macron n’agit pas dans une séduction qui serait naturelle mais plutôt dans un calcul froid et sans affect. C’est un très bon acteur, comme s’en sont aperçus un peu tard à leurs dépens ses congénères.

Dans son ascension vers le pouvoir, sa stratégie la plus redoutable aura ainsi été de contourner les apparatchiks, qui ont entre 40 et 50 ans dans les différentes structures, et notamment dans les partis politiques traditionnels, pour récupérer le plus vite possible les manettes. Quand j’enquêtais sur lui pour mon premier livre (L’Ambigu Monsieur Macron, 2015, 2018), il m’avait confié : « je ne me vois pas à 60 ans faire de la politique ». Manière pour lui de dire qu’il était très pressé, et qu’il visait déjà la plus haute marche. C’était la période où il expliquait que l’élection à la députation était « un cursus d’un ancien temps ». Concrètement, pour arriver à ses fins, il a en fait séduit les plus vieux représentants des différents systèmes de pouvoir qu’il a côtoyés. Parmi ces « vieux », une partie était justement en train de sortir de leur position dominante dans leurs différents secteurs sans avoir trouvé véritablement d’héritiers. Macron a joué et a profité à plein de cette bascule générationnelle entre les générations d’après-guerre et les enfants de mai 1968. Alain Minc ironise souvent en expliquant que Macron est un « séducteur de vieux ». Mais son intérêt pour les plus anciens n’est pas gratuit. Il les a en effet séduits pour récupérer leurs réseaux, leur carnet d’adresse, leur influence, leur expérience. Par cette proximité avec ces « anciens », il a ainsi emmagasiné énormément de capital, de pouvoir. Mais dans le même temps, il a dû utiliser des plus jeunes que lui, des petites mains, corvéables à merci, qui ne lui contestaient rien, pour pouvoir assurer une grande charge de travail. Le génie de Macron réside principalement dans cette gestion de la ressource humaine dans son entourage.

C’est l’un des aspects du management du pouvoir macronien : en économie, comme en politique, il a toujours utilisé les plus anciens – on retrouve ainsi de nombreuses figures de la Vème République dans la macronie de l’ombre, comme Michel Charasse, ancien ministre de François Mitterrand, qui est l’un des visiteurs du soir d’Emmanuel Macron, ou Hubert Védrine qui le rencontrait dès 2012 à l’Élysée. Dans le même temps, il nomme et promeut, au sein du gouvernement et dans les cabinets, des très jeunes sans expérience. On pense à Gabriel Attal par exemple, passé de simple collaborateur de cabinet à secrétaire d’État, sans avoir connu une quelconque expérience professionnelle. Car Macron ne supporte pas qu’une tête puisse le dépasser, et au final, il préfère favoriser la médiocrité. Son seul objectif est le contrôle.

Sa stratégie du « beau miroir » a fonctionné à fond sur le terrain politique. C’est ce qui explique principalement le quiproquo général derrière l’ambigu Monsieur Macron, tant sur la composante de sa matrice idéologique que sur sa pratique du pouvoir. Tous ses soutiens – de François Bayrou à la « deuxième gauche », en passant par Jean-Pierre Chevènement – ont en effet projeté sur lui leur identité politique, leurs présupposés idéologiques. En 2017, bien peu se souciait alors de la cohérence de l’ensemble, bien que le rassemblement de toutes ces traditions politiques pouvait déjà sembler hasardeux, du moins au niveau de l’organisation de l’État. Mais, à l’époque, le discours contre les « extrêmes » a joué à plein, réduisant le débat politique et le combat pour le pouvoir à la préservation des intérêts sociologiques du bloc bourgeois. Tous ont cru à une grande alliance des « centres ».

Car, au fond, quel est le point commun entre la deuxième gauche rocardienne et le chevènementisme ? On me rétorquera que durant longtemps le Parti Socialiste ou les partis de droite ont rassemblé des traditions politiques très différentes, sauf qu’elles étaient insérées dans des projets globaux et plus ou moins collectifs. L’illusion de tous ces vieux acteurs de la politique est d’avoir cru qu’un homme providentiel pouvait les dispenser d’une reconfiguration idéologique et d’une actualisation programmatique, au regard des mutations de la société française, et avec la prise en compte les clivages sociaux qui la traversent. C’est l’autre intuition de Macron, ou son cynisme : en économie, il n’y a, pense-t-il, qu’une voie possible, celle du néolibéralisme. C’est le TINA de Thatcher, bien que les macroniens s’en défendent. De ce point de vue là, Macron est aussi la créature d’un PS totalement dévitalisé et acquis aux règles de la globalisation. À sa décharge, ce sentiment diffus se retrouvait depuis une vingtaine d’années à travers l’ensemble de l’arc institutionnel de la droite à la gauche. Et de cet affaiblissement idéologique, notamment parmi les héritiers de la social-démocratie, Macron a su en tirer tous les bénéfices pour sa propre ambition.

« Emmanuel Macron, c’est un peu le « qui m’aime me suive ». C’est d’ailleurs son péché originel lors de sa victoire de 2017 : celui de ne pas avoir cherché à former une véritable coalition politique entre différentes sensibilités et différents partis politiques, à la manière de ce qui se pratique dans des régimes parlementaires comme en Allemagne ou en Italie par exemple. »

Dans un premier temps, et notamment au cours de la campagne électorale, ces représentants de « l’extrême centre », comme le journaliste Jean-François Kahn, soutien de Bayrou, et promoteur d’un « centrisme révolutionnaire » bien flou, ont littéralement été séduits par le télé-évangéliste Macron avec ses discours fourre-tout, œcuméniques. Mais pour beaucoup aujourd’hui, c’est la douche froide : car ils n’avaient pas compris que Macron était, au fond, un césariste, un bonapartiste, dans la plus pure tradition autoritaire à la française.

Emmanuel Macron, c’est un peu le « qui m’aime me suive ». C’est d’ailleurs son péché originel lors de sa victoire de 2017 : celui de ne pas avoir cherché à former une véritable coalition politique entre différentes sensibilités et différents partis politiques, à la manière de ce qui se pratique dans des régimes parlementaires comme en Allemagne ou en Italie par exemple. Au contraire, il a misé sur la destruction, sur l’affaiblissement structurel de l’arc politique institutionnel, l’amenant à croire faussement qu’il était majoritaire dans le pays, et lui permettant de bénéficier de l’absence d’une opposition en bonne et due forme. Au cœur même de la crise des gilets jaunes, un ancien ministre de Jacques Chirac m’avait partagé le constat suivant que je trouve très pertinent : « le drame de Macron, c’est qu’il dispose de la légitimité constitutionnelle, mais qu’il ne dispose plus de la légitimité politique ».

Mais Macron n’est pas seulement apparu séduisant parce qu’il portait un « beau miroir ». Il ne faut pas croire que derrière la tactique politique, son machiavélisme, sa grande capacité à manipuler, et sa soif de reconnaissance et de séduction, ne se loge pas une dimension proprement idéologique. Selon moi, si Macron a autant pris parmi les dominants, c’est qu’il a réussi, par son discours, son image, à ré-instaurer auprès des élites politico-financières une croyance vaine dans le système.

Après la crise financière de 2008, après le référendum européen de 2005, Macron se plaisait à parler de nouveau d’Europe fédérale, voire d’Europe « puissance », sans dévoiler réellement ses cartes pour y arriver, en dehors de sa volonté de répondre aux injonctions européennes pour finir de bouleverser les dernières régulations sociales issues du Conseil National de Résistance, notamment contre les protections sociales, les services publics, l’assurance chômage. Dès juillet 2015, le ministre Macron avait d’ailleurs confié lors d’une rencontre organisée à Bercy qu’il « n’aimait pas le terme de modèle social » ! Son projet est bien de liquider le compromis de l’après guerre, soit disant pour reconstruire quelque chose, mais en réalité, il n’en est rien. Il s’agit de « s’adapter » toujours plus au moins disant social. Au nom de l’Europe ! Et au nom de « l’efficacité » !

« Ces élites n’attendaient finalement qu’un homme fort – un homme qui tape du poing sur la table et se présente comme le roi que les Français attendent selon eux, comme Macron l’a lui même affirmé lors d’une interview. Il n’est pas surprenant que les mêmes, aujourd’hui, regardent de manière complaisante ce qui se produit au Brésil, avec Bolsonaro. »

Peu importe les dégâts pour Macron finalement, lui a le « courage » pense-t-il d’aller au bout du rêve de tous ces néolibéraux des années 1990, qui après le référendum de 2005 et la crise de 2008, continuaient à porter leur néolibéralisme d’une manière relativement honteuse en France. Macron est apparu comme la personne qui allait retrouver le sens de la mondialisation heureuse, pour reprendre le mantra d’Alain Minc. Il a énormément utilisé cette plus-value idéologique auprès de toutes ces élites. Elles ont été formées comme lui, dans la doxa de Bercy, et étaient depuis bien longtemps dans une sécession par rapport au cadre démocratique, et dans une pulsion d’autorité. Ces élites n’attendaient finalement qu’un homme fort – un homme qui tape du poing sur la table et se présente comme le roi que les Français attendent selon eux, comme Macron l’a lui même affirmé lors d’une interview. Il n’est pas surprenant que les mêmes, aujourd’hui, regardent de manière complaisante ce qui se produit au Brésil, avec Bolsonaro. Mais il ne faut pas sous-estimer non plus la capacité de conviction que Macron a su développer plus globalement vis-à-vis des fameuses classes « éduquées » que raille à juste titre Emmanuel Todd, repliées comme il s’en désespère dans une forme de crétinisation, et se réfugiant, à tout prix, dans leur cocon de la « construction européenne », et sans aucun recul critique.

LVSL – La stratégie de Macron était donc fondée sur une capacité à croiser des réseaux en apparence concurrents. Vous décrivez comment il s’est appuyé sur certains réseaux de la Sarkozie dans un certain nombre de secteurs de l’État – en particulier la place Beauvau à laquelle il avait difficilement accès, venant de Bercy –. Pouvez-vous revenir sur cette manière qu’il possédait de se mouvoir au sein de l’État et d’en prendre le contrôle de pans entiers ?

Marc Endeweld – Venant de la finance, il a continué à se comporter comme un banquier d’affaires dans la sphère politique. En l’absence de parti politique historique, dont il ne disposait pas, il a méthodiquement récupéré les réseaux de ses concurrents, parfois avec l’accord tacite de ces derniers qui préféraient abandonner, parfois en procédant à des OPA hostiles dans leur dos. Il a récupéré les hommes, mais aussi la logistique, et parfois les moyens financiers. Bien sûr, Emmanuel Macron a eu une chance extraordinaire en 2017. Mais il a également suscité sa chance par rapport à tous ces réseaux, notamment en asséchant en amont la concurrence.

Dans cette stratégie méthodique, il a été sans scrupules. Emmanuel Macron n’a pas hésité à utiliser tous les réseaux de la droite, et notamment une bonne partie des réseaux de la Sarkozie. Le rapprochement entre l’actuel président et l’ancien président, que l’on constate depuis quelques mois, trouve en réalité son explication dans les proximités qu’Emmanuel Macron a cultivé depuis son passage à la banque Rothschild, et par le réseautage qu’il a exercé avec sa femme, Brigitte Macron, dès son arrivée à l’Élysée comme collaborateur de François Hollande. Sans complexe, dans son ascension, Macron a utilisé une partie des réseaux de Nicolas Sarkozy, et de la droite. Aujourd’hui, comme durant la dernière ligne droite de la campagne, ces deux grands fauves de la politique sont en réalité alliés objectifs. Ils s’instrumentalisent mutuellement, mais s’entraident également, alors même que Nicolas Sarkozy fait l’objet de plusieurs mises en examen par la justice.

« Dans sa pratique du pouvoir, Macron est en fait un anachronisme, c’est un jeune vieux. »

Résultat, après plus de dix ans d’anti-sarkozysme dans l’espace politique, porté notamment par les socialistes ou par François Bayrou, le discours sur la moralité politique, et la lutte contre la corruption, s’est trouvé, dans les faits, remis au placard par le « en même temps ». Par ambition politique, mais aussi par souci d’efficacité économique, Macron n’a que faire de nettoyer les vieux réseaux, et de transformer durablement les mauvaises habitudes de la pratique du pouvoir à la française, dans le cadre de notre monarchie présidentielle à bout de souffle. Dans les domaines purement régaliens – la diplomatie, la défense, le renseignement, la sécurité – Macron s’est d’ailleurs principalement appuyé sur la génération précédente, issue notamment de la cohabitation Mitterand-Balladur dans les années 1990. Une génération politique dont la pratique du pouvoir, fondée sur l’opacité et la realpolitik, cadre mal effectivement avec l’image du « nouveau monde ». Dans sa pratique du pouvoir, Macron est en fait un anachronisme, c’est un jeune vieux.

De ce point de vue là, sa pratique du pouvoir est en fait une rupture nette avec l’histoire récente du Parti socialiste qui avait tenté avec Lionel Jospin le fameux « droit d’inventaire » de la part d’ombre du mitterandisme, et s’était démarqué par la suite de la droite française en développant un discours sur « la République exemplaire ». Discours que Macron avait repris à son compte durant sa campagne, pensant séduire les électeurs de centre-gauche peu a l’aise avec la notion même de pouvoir. Après leur défaite de 2002, les socialistes s’étaient en effet construits dans « l’anti-sarkozysme », critique finalement un peu fourre-tout, notamment mise en avant par François Hollande, promouvant une rhétorique selon laquelle la Sarkozie représentait un danger pour la démocratie. C’est tout le discours porté notamment par le PS durant des années sur la droite « bling bling », la soirée du Fouquet’s, et le yacht de Bolloré…

Personnellement, Macron ne s’est jamais inscrit dans cette critique anti-sarkozyste. D’abord pour des raisons personnelles, que j’ai découvertes : jeune énarque, puis chez Rothschild, il baignait autant dans les réseaux de droite, sarkozystes comme anti-sarkozystes, que dans les réseaux PS. C’était alors le chouchou de Jean-Pierre Jouyet, lui-même au centre de tous ces réseaux, et ancien secrétaire d’État de Nicolas Sarkozy. C’est à cette époque que Macron rencontre le grand patron Bernard Arnault qui n’a jamais caché ses sympathies sarkozystes. Le communicant Franck Louvrier, ex conseiller de Nicolas Sarkozy, est ainsi venu l’aider à plusieurs reprises lors de réunions secrètes à l’Élysée au début du quinquennat Hollande pour travailler sur son image publique !

Macron a donc autant construit ses réseaux dans la droite que dans la gauche institutionnelle. Politiquement, on pourrait même dire qu’il est le bébé de cette couverture de Paris-Match où François Hollande et Nicolas Sarkozy posaient ensemble pour promouvoir le « oui » au référendum de 2005. Ensuite, d’un point de vue plus structurel, de contrôle de l’État, il a effectivement utilisé les réseaux sarkozystes, dans le domaine du renseignement, de la sécurité et de la défense notamment, pour contourner les réseaux de François Hollande et de Manuel Valls. Il a donc utilisé certaines figures de la Sarkozie pourtant honnies par une bonne partie des militants et électeurs socialistes, ou mis en accusation durant des années dans la presse de gauche. Macron, n’étant pas issu du Parti socialiste et n’étant pas tributaire de l’histoire de ce parti, a donc utilisé sans scrupules la droite à Beauvau, au Quai ou à Brienne, sans plus se poser de questions, notamment quant aux réseaux que l’on trouvait derrière. C’est aussi par ce cynisme qu’il a acquis le pouvoir en 2017.

LVSL – Concernant les questions financières, vous évoquez dans votre livre un certain nombre de réseaux, notamment ceux de la Françafrique. Pouvez-vous revenir sur les liens entre Emmanuel Macron et ces réseaux ?

Marc Endeweld – Le point de départ de l’enquête était le suivant : depuis l’accession au pouvoir d’Emmanuel Macron, j’avais plusieurs signaux faibles qui m’interpellaient sur les frontières de plus en plus poreuses entre la Macronie, la Sarkozie, et par ailleurs certains réseaux politiques de l’ombre, que l’on pourrait qualifier d’affairistes – les fameux intermédiaires de la République. Ce qui m’a frappé dès le début du quinquennat d’Emmanuel Macron, contrairement au discours qu’il portait sur la République exemplaire, sur l’homme aux mains propres, j’ai été très étonné de constater que tous les acteurs traditionnels de la part d’ombre de la Vème République, tous les réseaux secrets de la Vème République, se retrouvaient en nombre autour d’Emmanuel Macron. Il n’y avait pas seulement, comme ses communicants et certains journalistes l’ont mis en scène, les jeunes strauss-kahniens de la « bande de la Planche ». Il a nommé au sein de l’État de nombreuses personnalités issues de la Chiraquie, de la Sarkozie, etc. Ce n’étaient pas des signaux de renouvellement de la vie politique, bien au contraire. L’autre aspect frappant, c’était de voir que sa pratique politique était très liée au secret, notamment d’un point de vue diplomatique, et qu’il avait une pratique du pouvoir totalement à l’inverse du discours d’ouverture qui avait marqué sa campagne présidentielle – un discours largement marketing, et qui correspond à toute une nouvelle sociologie électorale : les plus jeunes ont un rapport à la politique et à l’État assez différent de leurs aînés. Désormais au pouvoir, Macron reproduit pourtant les pratiques anciennes de la Vème République où la raison d’État est reine.

« J’ai été très étonné de constater que tous les acteurs traditionnels de la part d’ombre de la Vème République, tous les réseaux secrets de la Vème République, se retrouvaient en nombre autour d’Emmanuel Macron »

Il n’a pas uniquement utilisé les réseaux politiques traditionnels – militants, responsables politiques, etc. – : il a également utilisé ce que l’on appelle les réseaux transversaux de la République, que l’on retrouve dans la Françafrique, dans le complexe militaro-industriel, dans le domaine du renseignement – réseaux que certains nomment « l’État profond » – ; ces réseaux, depuis trente ou quarante ans, ont utilisé et rendu des services au Parti socialiste comme à la droite française. Ces réseaux transversaux, pour une partie d’entre eux, ont été les acteurs du financement de la vie politique française en général.

Dans mon livre, je démontre que les réseaux de la Françafrique, notamment ceux de Sassou-Nguesso au Congo Brazzaville, ont parfois été en contact direct avec Macron, bien en amont de la présidentielle. C’est le cas de l’Algérie également : lors de son voyage à Alger de février 2017, derrière ses déclarations sur « les crimes contre l’humanité » qui ont attiré l’attention des médias, Emmanuel Macron a rencontré en coulisses les réseaux affairistes algériens, alors au pouvoir, sans prendre beaucoup de précautions.

J’ai découvert – et cela m’a surpris – que Macron, qui a été présenté comme l’homme de la « nouvelle économie », ou des grands patrons, n’avait obtenu dans un premier temps, c’est-à-dire à la fin 2016, que cinq millions d’euros pour financer sa campagne. Résultat, il s’est retrouvé face à de graves difficultés financières entre janvier et avril 2017. Sa campagne de collecte de fonds, soit via des dîners avec de riches invités, soit via son portail internet, ne lui avait pas permis de récupérer suffisamment d’argent. Entre janvier et avril 2017, cette difficulté financière a été renforcée par le fait que son équipe de financement avait parié sur l’obtention rapide de prêts bancaires. J’ai découvert qu’il n’avait obtenu ces prêts bancaires que très tardivement, en fin de campagne, quelques jours avant le premier tour. Il y a toute une zone d’ombre entre janvier et avril 2017 sur la manière dont il a pu mener sa campagne.

La justice a ouvert une enquête préliminaire en octobre 2018 sur 144.000 euros de dons suspects – une goutte d’eau sur l’ensemble. La commission de campagne a certifié les comptes, mais quand on annonce qu’aujourd’hui la campagne d’Emmanuel Macron a été rendue possible grâce au financement de 900 grands donateurs, qui ont permis de récupérer 15 millions d’euros environ – une somme importante -, on oublie de dire que la plupart des dons ont été récupérés via le parti, et non via le candidat, et donc à la fois en 2016, mais aussi en 2017 (ce qui était possible en passant par le parti, avec des reversements ensuite vers le candidat), et qu’au plein cœur de la campagne, le candidat Macron a bien dû gérer des problèmes de trésorerie.

« L’objectif de Macron depuis qu’il s’est engagé en 2015 dans la course présidentielle est donc toujours le même : assécher la concurrence, notamment d’un point de vue financier et logistique. »

Aujourd’hui, le président est bien décidé à rester le plus longtemps au pouvoir. « Il est là pour 10 ans », m’a confié dès le début de mon enquête un responsable de la droite. L’objectif de Macron depuis qu’il s’est engagé en 2015 dans la course présidentielle est donc toujours le même : assécher la concurrence, notamment d’un point de vue financier et logistique. Il existe donc actuellement une guerre sourde pour le contrôle effectif de l’État, et dont les vieux réseaux sont le théâtre.

LVSL – Vous décrivez un Macron sans scrupules, avec une pratique du pouvoir verticale et autoritaire différente de ce qu’il avait annoncé ; un Macron plus conservateur, également, que ce qui était attendu, puisqu’on le pensait plutôt clintonien ou blairiste. Sans tomber dans la psychologisation, que pense réellement Macron, et que représente-t-il ?

Marc Endeweld – Macron a pu être présenté dans un premier temps comme social-libéral, clintonien, « le Obama français », etc., qui aurait été la quintessence du libéralisme dans toutes ses facettes : politique, économique et culturel. Mais Macron est pour moi beaucoup plus néolibéral que libéral. Il ne faut jamais oublier que le « néolibéralisme » a une composante autoritaire et anti-démocratique. Dans mes premières enquêtes, je m’étais ainsi aperçu que Macron avait un rapport à l’État beaucoup moins rocardien que l’on avait pu le présenter jusqu’alors ; de lui-même, il m’avait expliqué qu’il considérait que la deuxième gauche avait un rapport « complexé » à l’État. C’est de cette manière qu’il m’avait expliqué son intérêt très précoce pour le chevènementisme : étudiant à Sciences po, il avait en effet participé à plusieurs Universités d’été du Mouvement des Citoyens de Jean-Pierre Chevènement. Quelques années plus tard à peine, il avait trouvé accueil dans la deuxième gauche, à travers la revue Esprit, mais aussi via Michel Rocard – qu’il avait rencontré via son ami et mentor, Henry Hermand –. Dans mon premier livre, je m’étais notamment intéressé à ce déplacement idéologique apparent, à ce grand écart, à cette ambiguïté.

Effectivement, depuis son élection, il n’a cessé de vouloir restaurer, notamment en termes de communication, la fonction présidentielle. Par rapport à Nicolas Sarkozy ou François Hollande, Emmanuel Macron a un rapport au pouvoir beaucoup moins complexé. On le voit aujourd’hui avec sa pratique très maximaliste de la Vème République, qui comprend des éléments autoritaires. J’avais remarqué très tôt son ambivalence par rapport à la démocratie ; elle se doublait d’ailleurs d’un autre élément : dans l’un des rares articles qu’il avait écrit dans Esprit, « les labyrinthes du politique » (2011), il avait expliqué que sur les questions budgétaires, il assumait une parenthèse démocratique, la dépossession des populations par le cadre supranational européen. Cela dénotait un rapport assez problématique à la souveraineté populaire. Il exprimait à cette occasion une pure posture technocratique sans aucun complexe.

« À gauche, Macron est apparu très vite comme l’incarnation de la haute finance internationale totalement déconnectée des classes populaires. Il a donc été critiqué d’un point de vue identitaire, alors que sa principale ambiguïté politique se situe du côté de la souveraineté, du respect du cadre démocratique. »

Très tôt, à gauche comme à droite, à l’extrême-gauche comme à l’extrême-droite, les critiques se sont multipliées à l’encontre d’Emmanuel Macron et sur ce qu’il pouvait représenter : la quintessence du « progressisme » néolibéral. Une partie de l’extrême-droite avait attaqué Emmanuel Macron sur le fait qu’il était dit « progressiste », donc problématique d’un point de vue identitaire. Lui-même s’est affirmé « progressiste » en se plaçant comme le seul rempart aux « conservatismes » et aux « nationalismes ». À gauche, Macron est apparu très vite comme l’incarnation de la haute finance internationale totalement déconnectée des classes populaires. Il a donc été critiqué d’un point de vue identitaire, alors que sa principale ambiguïté politique se situe du côté de la souveraineté, du respect du cadre démocratique.

Ensuite, quelle est la part de convictions et d’opportunisme chez Macron ? Certes, il y a chez lui beaucoup de cynisme, mais il a de toute évidence de fortes convictions sur les questions économiques : il pense réellement que l’avenir économique de la France passe par l’adaptation forcenée à la globalisation. Par ailleurs, il est séduit par le modèle de développement californien, ou même celui de Dubaï : un modèle de développement hors-sol, financiarisé – d’où sa volonté de faire venir des traders, qui dépasse le simple coup de communication. Il est convaincu que la France, n’étant plus une puissance industrielle, est vouée à devenir une économie de haute valeur ajoutée dans les services, les services financiers, les technologies numériques. C’est la raison pour laquelle il préfère rencontrer les grands patrons des GAFA plutôt que ceux des grandes filières industrielles françaises. De ce point de vue, il est à l’image d’une partie de la droite et du PS qui, depuis quarante ans, ont sciemment sacrifié la filière industrielle française.

Enfin, très tôt, je m’aperçois effectivement qu’Emmanuel Macron est beaucoup plus conservateur que l’image qu’en donnent les médias un peu rapidement. Brigitte Macron, issue de la bourgeoisie traditionnelle d’Amiens, n’y est pas pour rien dans cette influence conservatrice, notamment concernant les questions d’éducation, les questions de société en général. Quand Macron était secrétaire général adjoint de l’Élysée, sous François Hollande, il était ainsi l’un des rares du cabinet à ne pas vouloir faire de la question du mariage pour tous une priorité. Macron pensait que l’objectif premier du quinquennat de François Hollande ne devait pas reposer sur les questions de société, mais sur les questions économiques – sous un angle libéral.

Par rapport à une stratégie néolibérale d’un Tony Blair, qui avait fait monter au Royaume-Uni les minorités et les questions de société pour faire passer la pilule des contre-réformes de casse du droit du travail (avec la multiplication de dispositions punitives contre les chômeurs, mais aussi via la criminalisation des classes populaires comme aux États-Unis), Emmanuel Macron n’a jamais véritablement utilisé cette arme-là. Il est beaucoup plus conservateur et prudent concernant la société multiculturelle, ce qui ne l’empêche pas de jouer parfois avec quelques images, comme Sarkozy bien avant lui. Et dans le fond, même s’il a troqué le jeune de banlieue pour un gilet jaune dans le rôle de « l’ennemi de l’intérieur », ce n’est pas pour autant qu’il a mis en avant les minorités, qui se sentent dans les faits totalement délaissées.

Dès février 2017, Macron, pourtant le chantre de la « bienveillance » en politique, ne s’était pas gêné en pleine campagne pour parler de « tolérance zéro » vis-à-vis de l’insécurité. Il avait également mis l’accent sur l’islamisme et le terrorisme, et était devenu en quelques jours de plus en plus distant à l’égard des questions de migration – comme le début de son quinquennat a achevé de le démontrer. Tout cela était donc déjà en germe durant sa campagne, qu’il avait très tôt prévu de mener « à droite ». Le dernier discours que l’on pourrait qualifier de social-libéral est celui de la porte de Versailles de décembre 2016, alors qu’il doit encore séduire les sympathisants du Parti socialiste. Ce n’est qu’après l’élimination de Manuel Valls aux primaires du PS, qu’il se met à cibler l’électorat de droite le plus conservateur. Il affirme ainsi à l’Obs que les participants à la « manif pour tous » ont été « humiliés » par François Hollande, il donne une longue interview à Causeur, dont il fait la couverture.

Ces ferments-là apparaissent donc dès la campagne. Bien sûr, depuis son élection, on perçoit plus clairement ses inclinations droitières, à travers la criminalisation du mouvement social, la multiplication des lois sécuritaires, l’utilisation de l’appareil policier et de renseignement… même si ce sont des tendances lourdes qui gangrènent notre démocratie depuis une vingtaine d’années en amenuisant peu à peu les libertés individuelles, et qu’elles ont été largement accentuées sous le précédent quinquennat du fait des décisions de François Hollande, Manuel Valls, et Bernard Cazeneuve.
Toutefois, dans le dernier documentaire de Bertrand Delais, La fin de l’innocence, Macron déclare que son projet est bien « national et global », dans le sens de l’adaptation aux standards de la globalisation. Il assume pleinement le terme « national ». Il est à l’aise avec l’autorité de l’État et l’imagerie qui lui est associée. Le lancement du SNU est à replacer dans ce contexte. Macron est donc très éloigné de la conception distanciée de l’État propre à la deuxième gauche ou aux pays anglo-saxons. Il en a une conception autoritaire, qu’on peut retrouver au cœur du néolibéralisme.

Cela ne l’empêche pas de jouer des questions de société et de se servir des fractures identitaires de la société française, comme François Hollande ou Nicolas Sarkozy avant lui. Exemple avec les dernières élections européennes : dans un premier temps, Macron a envoyé de nombreux signaux aux électeurs de droite, avec succès, ils ont massivement voté pour lui. Mais quelques jours après la publication de résultats attestant du déplacement sociologique de l’électorat d’Emmanuel Macron – d’un électorat sympathisant PS à un électorat sympathisant LR –, le gouvernement a annoncé qu’il allait avancer sur le dossier de l’ouverture de la PMA aux couples de femmes. On retrouve ainsi chez Macron le même cynisme et le même esprit tacticien que chez Hollande et Sarkozy sur ces questions de société.

LVSL – Où en est-on depuis les élections européennes ? Une menace démocratique pèse-t-elle sur la France du fait de l’isolement d’Emmanuel Macron ?

Marc Endeweld – Aux européennes, Macron a bien réussi son coup tactique sans bouger sur les questions de fiscalité, alors que les Gilets jaunes le réclamaient. Il n’a pas bougé, d’une part pour faire plaisir aux grands patrons, mais d’autre part pour récupérer la bourgeoisie traditionnelle de droite. Ce pari-là, d’un point de vue purement électoraliste, a en grande partie fonctionné. Alors qu’il a déçu bien des sympathisants de centre-gauche, qui voyaient en lui un homme providentiel permettant d’échapper au conservatisme d’un François Fillon, il a pu se refaire en récupérant une frange de l’électorat de droite traditionnelle. Et cela, peu de personnes, y compris au sein de l’appareil d’État ou dans le monde économique, pensaient qu’il allait réussir cette épreuve. Comme il bénéficie par ailleurs d’un écrasement des forces politiques traditionnelles et institutionnelles, et qu’il a réussi son jeu dangereux d’apparaître comme la seule alternative possible face au Rassemblement national – qu’il promeut comme seul parti d’opposition – les forces économiques sont relativement désemparées, car elles n’ont pour l’instant aucune alternative à Emmanuel Macron

« L’obsession de beaucoup est de ne surtout pas apparaître comme un opposant au pouvoir actuel. Il existe donc une véritable paranoïa chez un grand nombre d’acteurs, au sein de l’appareil d’État ou dans le monde économique, vis-à-vis de Macron. »

Toujours en off, les initiés du pouvoir, y compris dans la macronie, expriment leur inquiétude quant à la pratique du pouvoir autoritaire d’Emmanuel Macron. Mais une majorité d’entre-eux se réfugient dans un certain fatalisme. L’obsession de beaucoup est de ne surtout pas apparaître comme un opposant au pouvoir actuel. Il existe donc une véritable paranoïa chez un grand nombre d’acteurs, au sein de l’appareil d’État ou dans le monde économique, vis-à-vis de Macron. Car ces gens du pouvoir savent pertinemment que les lignes de rouge en termes de libertés individuelles ont largement été franchies par l’administration macronienne. Tous dénoncent, officieusement bien sûr, l’instrumentalisation de la justice par le pouvoir en place.

Le public ne le perçoit pas forcément en tant que tel, car il n’y a plus de vecteur d’information, notamment parce qu’il n’existe plus réellement la balance de pouvoir des partis traditionnel. Lors de la période sarkozyste, la pratique du pouvoir du président avait été très critiquée par les partis d’opposition et par la presse, notamment en raison de son utilisation de barbouzes, des services de renseignement… De nombreux organes de presse en avaient fait leur axe principal – On se souvient des couvertures de certains hebdos ou quotidiens sur la « folie » de Nicolas Sarkozy… -. Les partis politiques d’opposition avaient repris à leur compte ces critiques espérant revenir au pouvoir sur cette base. D’où le discours de François Hollande lors de sa campagne de 2012 sur la « présidence normale ».

Aujourd’hui, la pratique du pouvoir d’Emmanuel Macron, en-dehors de quelques associations et mouvements politiques, n’est pas critiquée en tant que telle. Quelques avocats et magistrats ont enfin commencé à lancer des appels, quelques associations de droits de l’homme, notamment sur les questions migratoires, commencent à tirer la sonnette d’alarme, mais c’est extrêmement parcellaire. Les mouvements politiques et syndicaux démontrent leur faiblesse et leur incapacité à affronter frontalement le pouvoir actuel. Ils sont comme tétanisés.

C’est ce que les Gilets jaunes ont révélé en creux : la faiblesse des forces institutionnelles d’opposition, leur incapacité à coaliser la colère populaire – ce qu’ont réussi à faire les Gilets jaunes. Ils sont apparus comme le principal opposant au pouvoir, mais également comme le mouvement exprimant tout l’angle mort du macronisme, qui est en réalité l’expulsion de la question sociale du débat politique au sens où on l’entendait depuis le XIXème siècle. Emmanuel Macron évacue totalement les questions de justice sociale au nom de ladite efficacité, ce qui est très inquiétant sur les violences réelles qui pourraient s’exprimer dans les prochaines années dans le pays. On pourrait très bien se retrouver dans une situation similaire à celle de l’Italie des années 1970.