A-t-on abandonné les services publics et les classes populaires ?

De gauche à droite : Adrien Quatennens, Emmanuel Maurel, Maëlle Gélin, Gérald Andrieu et Marie-Pierre Vieu.

Vous n’avez pas pu assister à notre Université d’été ? Revisionnez le débat sur les rapports entre les forces progressistes et les classes populaires. Nous recevions Adrien Quatennens (LFI), Emmanuel Maurel (PS), Gérald Andrieu (journaliste et essayiste) et Marie-Pierre Vieu (PCF).

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Qui sont les candidats à la présidence du Parti Socialiste ?

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©Vincent Plagniol pour Le Vent Se Lève ©Ulysse Guttmann-Faure ©Wikimédia Commons

Près d’un an après la présidentielle, l’heure est aux choix au Parti Socialiste. Choix d’une nouvelle orientation d’abord, à la fin du mois de mars, puis choix d’un nouveau premier secrétaire en avril, au cours du prochain congrès du parti. La liste des prétendants potentiels étant fournie, on connaît depuis la clôture des candidatures le 27 janvier le nom des quatre seuls candidats qui participeront à l’élection pour tenter de fixer un nouveau cap pour le Parti Socialiste. Leurs textes d’orientation seront soumis au vote des adhérents socialistes les 15 et 29 mars, avant que soit désigné le nouveau premier secrétaire les 7 et 8 avril, lors d’un congrès qui se tiendra à Aubervilliers. La campagne des quatre prétendants est restée assez discrète et le débat qui les a opposé sur LCI a été assez peu suivi, alors : qui sont les candidats à la présidence du Parti Socialiste ?


Luc Carvounas – « Un progrès partagé pour faire gagner la Gauche »

Luc Carvounas, député Nouvelle Gauche du Val-de-Marne, a été le premier à annoncer sa candidature à la tête du Parti Socialiste en novembre. Ancien proche de Manuel Valls, qu’il a conseillé lorsque celui-ci était à Matignon par exemple, il essaie cependant de gommer cette image, en déclarant notamment ne rien lui devoir. Comme pour éviter de connaître le même sort que lui aux primaires du Parti Socialiste de janvier 2017, alors qu’il faisait partie de son équipe de campagne.

Luc Carnouvas. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL
Luc Carnouvas. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

De la même façon, il a aussi demandé à François Hollande de ne pas le soutenir, après avoir déclaré mi-décembre que « le bilan du quinquennat socialiste est globalement négatif ». Marche arrière toute à l’approche de la décision des urnes pour celui qui a été un des soutiens indéfectibles de la politique du dernier quinquennat, allant jusqu’à signer une tribune défendant la déchéance de nationalité, prise de position pour laquelle il s’est excusé depuis auprès des adhérents socialistes dont il convoite les voix. Une certaine idée de la constance en politique.

Son texte d’orientation, intitulé « Un progrès partagé pour faire gagner la Gauche » et présenté le 27 janvier dernier, veut casser l’image vieillissante dès les premiers mots en proclamant : « Nous ne sommes pas les gardiens du vieux Parti d’un vieux pays » et affirmant vouloir ouvrir une « décennie française ». Un regard a priori tourné vers l’avenir.

Pourtant il s’inscrit dans une histoire, d’« un siècle » et ne tarit pas d’éloges pour les gouvernements socialistes successifs. Il rappelle que « depuis 1981, les Français [leur] ont confié à quatre reprises le Gouvernement [du] pays » et affirme qu’à chaque fois qu’ils ont été au pouvoir, ils se sont « confront[és] au libéralisme économique ». Une prétention qui ravira peut-être l’ego du militant socialiste. Mais il est difficile de voir un combat ferme contre le libéralisme dans le tournant libéral de François Mitterrand et sa relation avec Yvon Gattaz, alors président du CNPF (Conseil National du Patronat Français), ou dans les reniements de François Hollande face à Pierre Gattaz, fils du premier et lui-même président du MEDEF (Mouvement des Entreprises de France).

De façon plus concrète, Luc Carvounas propose surtout dans le champ politique l’union d’une « gauche arc-en-ciel » dont le but est de regrouper tous les progressistes. Il estime qu’« il faut discuter avec les communistes, avec les écologistes, avec les amis de Benoît Hamon » et avec la France Insoumise pour fonder un nouveau projet commun, un pacte en vue des élections européennes de 2019 et municipales de 2020. Il n’est pas certain que la proposition convainque tout le monde.

Enfin, ce texte d’orientation définit trois urgences sur lesquelles il souhaite concentrer les propositions du Parti Socialiste s’il est élu :

  • L’urgence éducative, afin de réduire les inégalités sociales et leur reproduction à l’école et dans l’enseignement supérieur.
  • L’urgence écologique, pour poursuivre la transition énergétique et sortir du nucléaire.
  • L’urgence démocratique, avec la volonté affichée de rendre la démocratie plus directe via le référendum d’initiative citoyenne.

Olivier Faure – « Socialistes, le chemin de la renaissance »

Président du groupe Nouvelle Gauche des députés socialistes à l’Assemblée Nationale, Olivier Faure a lui aussi décidé de se présenter. Celui qui a été conseiller de François Hollande pendant la primaire de 2011 puis la campagne présidentielle de 2012 est assez discret. Il a tout de même apporté en 2016 son soutien au mouvement Hé oh la gauche ! et appelé à en finir avec le Hollande-bashing, affirmant que le dernier quinquennat a apporté de nombreuses avancées. Il jugeait alors, un an avant les élections présidentielles, que François Hollande était un candidat crédible à sa propre réélection.

Contrairement aux autres candidats issus de la majorité, et bien que n’ayant pas été lui-même aux responsabilités, il ne fait pas machine arrière quant à sa position sur le dernier quinquennat. Soutenu par Martine Aubry, il fait pour certains figure de favori pour le scrutin à venir, de part sa position centrale entre les différents courants internes du Parti Socialiste, et sa capacité à engranger de nombreux soutiens dans l’appareil.

Sa volonté d’être consensuel transparaît dans son texte d’orientation sobrement nommé « Socialistes, le chemin de la renaissance ». Son texte est clairement centré sur l’idée de « renaissance » et de renouvellement, sans pour autant prendre des positions tranchées sur les sujets essentiels. Par exemple, sur le bilan du dernier quinquennat, il affirme qu’une « analyse approfondie » aura lieu, tout en soutenant que c’est leur « manière de gouverner [qui] n’a pas été comprise », avec des réformes comme la loi travail ou le projet de déchéance de nationalité dans lequel les militants socialistes et les Français ne se retrouvaient pas. Il tient cependant à garder la « fierté » de la façon dont « François Hollande a su incarner et rassembler la nation contre le terrorisme ». Un bilan du hollandisme en demi-teinte donc, sans sévérité pour ses reniements répétés.

De la même façon, il se satisfait de l’activité des députés socialistes à l’Assemblée, rassemblés au sein du groupe Nouvelle Gauche, affirmant qu’ils ont « montré la voie de ce que doit être une opposition de gauche et responsable ». Affirmer que les députés socialistes sont à l’avant-garde de l’opposition de gauche est osé : au mois de juillet dernier, 3 députés socialistes ont voté la confiance au gouvernement d’Édouard Philippe et 23 se sont abstenus, à peine 5 ont voté contre. Le comportement des députés socialistes au début du quinquennat s’apparentait surtout à de l’attentisme.

C’est pourtant sur cette base d’opposition fragile qu’Olivier Faure entend, avec le Parti Socialiste, « réinventer la gauche ». Ou plutôt revenir à la situation qui était celle d’avant l’éclatement de la présidentielle : il entend en effet parler aux « déçus » du PS, ceux qui ont préféré rejoindre la France Insoumise ou En Marche. Il se pose en nouveau champion du « rassemblement de la gauche » tout en dénonçant la position européenne de Jean-Luc Mélenchon, et rejoue le match de l’argument de la « gauche de gouvernement » en martelant que le Parti Socialiste est « la gauche qui veut gouverner et, à ce stade, nous n’avons pas le sentiment qu’il ait [Jean-Luc Mélenchon] la volonté réelle de se confronter au pouvoir ». Il flotte encore dans ce texte un air de la campagne de l’année passée.

Enfin, ce texte d’orientation propose une multitude de propositions programmatiques autour desquelles Olivier Faure souhaite axer le travail des militants socialistes. Mais, pour un texte qui promeut le renouvellement, on retrouve là aussi les classiques du Parti Socialiste : la volonté d’une Europe « puissante et protectrice dans la mondialisation » (sans expliquer comment),  la transition écologique ou encore la lutte contre les inégalités (par l’intermédiaire du revenu universel par exemple).

Emmanuel Maurel – « L’ambition de gagner »

Emmanuel Maurel, député européen, est le seul des quatre candidats à ne pas être issu de la majorité sortante. Celui qui veut « que le PS redevienne de gauche » a clairement annoncé sa candidature et ses objectifs début janvier. L’ancien frondeur et membre de l’équipe de campagne de Benoît Hamon au cours des dernières présidentielles veut tourner la page du quinquennat Hollande et est le seul des quatre candidats à en demander un « bilan critique », lui qui était opposé à la loi travail et au pacte de responsabilité. C’est donc un représentant de cette « aile gauche » du Parti Socialiste, opposée à la politique du dernier quinquennat et qui compte bien renverser la vapeur.

Emmanuel Maurel. ©Vincent Plagniol pour LVSL
Emmanuel Maurel. ©Vincent Plagniol pour LVSL

Il a récemment accordé un entretien à Le Vent se Lève dans lequel il est revenu sur la défaite de Benoît Hamon et les raisons de sa candidature à la tête du PS. Pour lui, la responsabilité de la défaite de Benoît Hamon à la dernière élection présidentielle revient largement au bilan du quinquennat de François Hollande, qui a été paradoxalement la raison de sa victoire aux primaires.

Le texte d’orientation qu’il a présenté en même temps que sa candidature, intitulé « L’ambition de gagner », fait avant toute chose le bilan d’un quinquennat raté et présente dès le départ un constat amer : « En 2012 nous avions tous les leviers pour transformer la société. Cinq ans plus tard, nous n’en avons pratiquement plus aucun. Jamais, sous la Ve République, un parti n’est passé si vite de l’omniprésence politique à la marginalité électorale ».

 Il estime que le Parti Socialiste va devoir s’atteler à une véritable « reconquête » pour espérer un jour revenir aux responsabilités. Cela commence en avril par un congrès qui ne devra pas être celui des « règlements de comptes » comme cela a pu être le cas en 2008, après une autre défaite à la présidentielle, ni un congrès « hors-sol » déconnecté des enjeux de la société actuelle.

En effet, il veut reconstruire le Parti Socialiste comme un parti de réelle opposition à la politique d’Emmanuel Macron, un PS porteur d’un « socialisme républicain, antilibéral, écologiste ». Lui aussi souhaite donc un dialogue avec toutes les formations de gauche.

Enfin, il propose lui aussi trois grandes priorités qui doivent permettre au Parti Socialiste de « renouer avec la société » :

  • Le partage des richesses, en mettant en avant le pouvoir d’achat (par l’augmentation du SMIC), la protection de l’emploi, la démocratie dans l’entreprise, mais aussi le combat contre les ordonnances Macron et la loi travail.
  • L’écosocialisme, en pointant le lien entre la concentration des richesses par une infime minorité et l’exploitation déraisonnée des ressources naturelles.
  • La relance des services publics, vecteur d’égalité sociale et territoriale, qui passe d’abord par l’arrêt de la privatisation progressive des grandes entreprises publiques comme La Poste, la SNCF, etc.

Stéphane Le Foll – « Cher.e.s camarades »

Le dernier candidat est Stéphane Le Foll, ancien ministre de l’Agriculture et porte-parole du gouvernement mais aussi actuel député de la Sarthe ; il est lui aussi prétendant au poste de premier secrétaire du Parti Socialiste. Il dit désormais avoir été opposé à certaines réformes du dernier quinquennat, comme la loi travail, et assure que tout n’a pas été positif. Pourtant, en avril 2016, il avait été le premier à marteler, avec quatre autres ministres socialistes, sa « fierté du bilan du quinquennat » en lançant le mouvement Hé oh la gauche !, initiative qui n’avait pas manqué de s’attirer les railleries sur les réseaux sociaux.

S’il est choisi par les adhérents pour être le prochain premier secrétaire, il entend incarner la « personnalité forte » dont le Parti Socialiste a selon lui besoin pour exister « face à Laurent Wauquiez, Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon » et veut un « un parti dirigé et incarné ». C’est un de ses arguments forts qu’il n’a cessé de répéter, peut-être à raison dans un système politique où la personnalité des têtes de file est parfois plus importante et plus analysée que leur programme.

Bien sûr, Stéphane Le Foll veut aussi et surtout se poser en opposant à la politique d’Emmanuel Macron. Pourtant, interviewé par le JDD, c’est une opposition tiède que propose le candidat : concernant la réforme de la SNCF, sa principale critique porte sur l’utilisation des ordonnances par le gouvernement pour couper court à toute discussion. De la même façon, celui qui rappelle qu’il n’a pas voté le budget et qu’il se trouve donc dans l’opposition oublie de dire qu’il préconisait l’abstention lors du vote de la confiance au gouvernement Édouard Philippe.

Mais surtout, Stéphane Le Foll est le seul à assumer complètement le bilan du quinquennat de François Hollande, dont il a été l’un des ministres et est un des plus proches. Il a même fait de sa loyauté envers l’ancien président de la République un argument et affirme que « si les militants sont restés au Parti Socialiste, c’est parce qu’ils sont aussi fidèles, et donc loyaux à ses valeurs et son action passée. Je me retrouve avec eux là-dessus ». En plus de réaffirmer que son bilan n’est pas si mauvais car « si aujourd’hui, il y a de la croissance, une baisse du chômage et une hausse des investissements, c’est en partie grâce à nous ». Une loyauté et un bilan que Stéphane le Foll a aussi tenu à inscrire au cœur de son texte d’orientation.

En effet, ce texte d’orientation, « Cher.e.s camarades », appelle à la « lucidité » sur les cinq années de présidence de François Hollande, qu’il faut selon lui assumer car c’est maintenant que les résultats de cette politique arrivent, depuis la défaite du PS à la présidentielle. Mais finalement, il propose aussi aux militants socialistes de regarder vers l’avenir avec cinq grands axes de réflexion :

  • L’environnement, avec le combat contre le réchauffement climatique, grâce à l’organisation d’un forum pour développer « les bases d’un modèle de développement durable ».
  • L’Europe, avec un vrai budget européen destiné à la solidarité intra-européenne et au développement du pourtour méditerranéen et de l’Afrique.
  • La lutte contre les inégalités, de revenus comme de genre, et la redistribution des richesses.
  • La laïcité, avec la mise en place d’une école de formation des militants socialistes.
  • La démocratie, en renforçant le rôle du Parlement et en mettant en place la proportionnelle intégrale aux élections législatives.

 

Le vote des militants déterminera l’avenir d’un Parti Socialiste qui traverse une crise sans précédent dans son histoire. Parmi les prétendants, presque tous entendent incarner le changement et le visage d’un nouveau Parti Socialiste. Cependant, chacun d’entre eux a une position différente sur le quinquennat de François Hollande et une vision bien à lui des combats que les socialistes auront à mener pour revenir sur le devant de la scène politique. Les militants socialistes vont donc devoir faire un choix entre changement et faux-semblants qui sera lourd de conséquences sur l’avenir de leur parti.

 

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“Les socialistes en sont venus à s’accommoder du libéralisme par petites touches” – Entretien avec Frédéric Sawicki

Frederic Sawicki

Le 15 mars prochain, les militants sont invités à se prononcer sur les textes d’orientation du Parti socialiste, avant de déterminer le 29 mars qui de Stéphane Le Foll, Luc Carvounas, Emmanuel Maurel et Olivier Faure en deviendra le premier secrétaire. Un peu moins d’un an après l’échec de Benoît Hamon à l’élection présidentielle, où en est le PS ? Pour en savoir plus, nous avons interrogé Frédéric Sawicki, professeur de science politique à l’Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne, auteur de plusieurs ouvrages de référence sur les socialistes français. 


 

LVSL : Après une première sanction lors des élections intermédiaires de 2014 et de 2015, le Parti socialiste a essuyé une débâcle historique aux élections présidentielle et législatives de 2017. Où sont passés les 10 millions d’électeurs que François Hollande était parvenu à rassembler au premier tour en 2012 ?

Si l’on se fie à l’enquête post-électorale réalisée par Ipsos pour le compte du Cevipof, 15% seulement des électeurs de François Hollande de 2012 ont voté pour Benoît Hamon, 26% ont opté pour Jean-Luc Mélenchon, 46% pour Emmanuel Macron, les 12% restant choisissant l’un des autres candidats en lice. La fraction de cet électorat sympathisant avec la politique économique mise en œuvre par François Hollande et Manuel Valls s’est reportée massivement sur Emmanuel Macron, qui a également bénéficié d’un vote utile de la part de toutes celles et de tous ceux qui craignaient un second tour Fillon/Le Pen.

LVSL : Depuis la victoire d’Emmanuel Macron, les socialistes semblent inaudibles et désorientés. Ils peinent manifestement à trancher quant à leur positionnement à l’égard de la nouvelle majorité, et oscillent entre coopération bienveillante et opposition. Comment expliquez-vous cette indécision ?

Entre l’élection présidentielle et les élections législatives, une partie des cadres socialistes, groggy de la défaite, ont pu être tentés par la stratégie de la main tendue à Emmanuel Macron, d’autant que celui-ci avait donné un coup de pouce à quelques députés sortants. L’orientation droitière de la politique gouvernementale a vite refroidi leurs ardeurs. Les sénateurs socialistes, soucieux de leur réélection, ont adopté une position plus conciliante, pensant pouvoir jouer un rôle clé dans la formation d’une majorité présidentielle au Sénat. Le mauvais score des candidats d’En Marche aux sénatoriales de septembre et le relativement bon score du PS ont permis de rapprocher députés et sénateurs.

“Les responsables socialistes ont dû parer au plus pressé ! Négocier un plan social, recaser leurs permanents mais aussi des centaines de collaborateurs parlementaires, mettre en vente leur siège et préparer un congrès.”

Mais l’absence de clarification de la ligne du PS vis-à-vis de la majorité tient aussi bien sûr à l’état de désorganisation du parti. Privé de leader (Jean-Christophe Cambadélis, démissionnaire, a été remplacé par une direction collégiale, les deux finalistes de la primaire, Benoît Hamon et Manuel Valls, ont quitté le PS, Arnaud Montebourg, l’autre challenger, s’est mis en retrait de même que Bernard Cazeneuve et plusieurs autres ministres quadragénaires…), confronté à une crise financière sans précédent (sa dotation publique est divisée par 5 à partir de 2018), les responsables socialistes ont dû parer au plus pressé ! Négocier un plan social, recaser leurs permanents mais aussi des centaines de collaborateurs parlementaires, mettre en vente leur siège et préparer un congrès de refondation qui, dans les faits, est d’abord un congrès visant à désigner une nouvelle équipe de direction à qui incombera la lourde charge de refonder ce parti.

LVSL : Encore sonné par les conséquences de la défaite, le Parti socialiste s’achemine vers un congrès placé sous le signe de la « refondation ». A l’exception peut-être d’Emmanuel Maurel, les candidats au poste de premier secrétaire présentent avant tout des profils de techniciens et semblent peu se distinguer les uns des autres sur le fond. Le PS est-il devenu un astre mort idéologique ?

Frédéric Sawicki, Les réseaux du parti socialiste, Sociologie d’un milieu partisan, 1997.

Dans un tel paysage, on ne sera pas étonné que les candidats à la direction du parti soient issus du sérail. On voit mal comment aurait pu surgir du chapeau une candidature atypique ! Y compris Emmanuel Maurel, tous les prétendants sont des professionnels de la politique depuis plus de 25 ans. Ce qui distingue ce dernier, c’est son ancrage dans l’aile gauche du parti (en l’espèce l’ancien courant poperéniste continué par Alain Vidalies, dont E. Maurel a longtemps été le collaborateur), mais il n’en a pas moins participé aux instances nationales du parti depuis très longtemps : sa première entrée au bureau national remonte à 1994. Stéphane Le Foll et Olivier Faure, de leur côté, ont co-dirigé le cabinet de François Hollande pendant tout le temps où il a été premier secrétaire du PS (de 1997 à 2008). Ils n’ont conquis un mandat de député et développé un ancrage local que dans un second temps.

Celui qui correspond le moins à la figure de l’homme d’appareil est finalement Luc Carvounas, qui n’en est pas moins typique d’une autre figure omniprésente au PS : le militant collaborateur d’élu local qui finit par lui succéder. Luc Carvounas doit en effet sa position à René Rouquet pour qui il a travaillé et à qui il a succédé en 2012 à la mairie d’Alfortville, un fief socialiste inexpugnable depuis 1947 en plein Val-de-Marne communiste. Rompus à la gestion d’appareil (Carvounas a été premier secrétaire de la fédération du Val-de-Marne), maîtres dans l’art de monter des coups politiques, s’ils ne sont pas dépourvus de réelles compétences techniques acquises à travers l’exercice de leurs mandats ou de leurs fonctions de cabinet, ce sont plutôt pour l’instant des hommes qui ont grandi dans l’ombre d’autres dirigeants dont ils ont été les bras armés. Aucun ne s’est distingué par la production d’ouvrages exprimant une vision politique globale, même curieusement Emmanuel Maurel qui affiche un vrai goût pour le débat d’idées.

“La présidentialisation a ainsi conduit à transférer le travail programmatique du parti vers les écuries présidentielles et les think tanks (…) L’un des principaux défis que le PS aura à relever, c’est de réinternaliser la production d’idées et de programmes.”

Ces candidatures sont-elles le symptôme que le PS serait devenu un « astre mort idéologique » ? Les dirigeants que produisent les institutions sont de bons reflets de l’état de ces institutions, mais il ne faut pas oublier que les acteurs sont souvent prisonniers de routines et de logiques de fonctionnement qui les dépassent. Si, depuis au moins une vingtaine d’années, la production intellectuelle, qu’elle soit doctrinale ou même programmatique, occupe une place si marginale dans les activités du parti, cela tient bien sûr aux personnes, mais aussi aux logiques que leur impose le champ politique : la présidentialisation a ainsi conduit à transférer le travail programmatique du parti vers les écuries présidentielles et les thinks tanks qui leur sont proches, comme l’a montré dans sa thèse récente Rafaël Cos. La multiplication des mandats locaux a donné aux élus locaux et à leurs préoccupations une place démesurée au sein du parti au détriment des enjeux nationaux, européens et internationaux, et ce d’autant plus qu’elle a contribué à confier à des collaborateurs d’élus la gestion locale des sections et fédérations du parti. Même quand des secrétaires nationaux ont pris au sérieux leur rôle (ils sont rares), leur travail a ainsi largement été ignoré. Je ne dirais donc pas que les socialistes n’ont pas au cours de ces dernières années produit des idées, cessé de réfléchir, mais qu’ils l’ont fait largement en dehors de leur parti et sans souci de cohérence et de continuité. L’un des principaux défis que le PS aura à relever, c’est de réinternaliser la production d’idées et de programmes.

LVSL : En décembre dernier, Benoît Hamon dévoilait les contours de son nouveau parti, Génération.s. Le lancement de cette nouvelle initiative partisane peut-elle, en exerçant une attraction sur les Jeunes socialistes et les militants de l’aile gauche, menacer la future réorganisation du PS ?

Difficile à dire, elle peut aussi au contraire l’accélérer… Génération.s fait incontestablement preuve d’une grande capacité d’innovation politique, ce qui est toujours plus facile quand on crée un mouvement politique ex nihilo, mais tous les nouveaux mouvements politiques n’adoptent pas forcément des statuts et un fonctionnement conformes à ce qu’ils proclament ! Là, on peut adhérer facilement (et gratuitement) et on peut tout aussi facilement créer des groupes locaux, mais les membres n’en sont pas moins régulièrement associés à la prise de décision. Une partie importante des dirigeants ont été tirés au sort sur la base du volontariat.

Le mouvement bénéficie en outre du capital de sympathie accumulé par Benoît Hamon durant sa campagne électorale, lié à sa capacité à avoir su mettre à l’agenda des problématiques nouvelles. La réduction du temps de travail, le revenu universel, la taxation des robots, la lutte contre les différentes formes de pollution industrielle et alimentaire sont autant de thèmes qui proposent un horizon positif manquant totalement au parti socialiste. Benoît Hamon apparaît ainsi en position de force pour marier socialisme et écologie, ce à quoi semble avoir renoncé Jean-Luc Mélenchon. Mais Génération.s reste coincé pour l’instant entre la France insoumise, qui dispose d’une tribune parlementaire, et le Parti socialiste, qui continue de pouvoir s’appuyer sur de nombreuses mairies, conseils départementaux et régionaux, et l’on voit mal comment Benoît Hamon et son mouvement pourraient couper les ponts avec le PS. Les élections locales supposeront qu’on discute alliances et programmes et l’on ne peut exclure qu’à cette occasion une convergence se dessine.

LVSL : À gauche toujours, la séquence électorale de 2017 a vu émerger la France insoumise de Jean-Luc Mélenchon, qui tente aujourd’hui d’affirmer son leadership dans l’opposition à Emmanuel Macron. LFI se montre peu encline à nouer de futures alliances avec les socialistes, en mettant en avant d’insurmontables divergences idéologiques et stratégiques. Existe-t-il aujourd’hui en France « deux gauches irréconciliables » ?

Il existe aujourd’hui plusieurs clivages qui traversent la gauche : à propos de l’Europe, à propos de la mondialisation (dont les querelles autour de la laïcité sont un aspect, mais où figure aussi la question de nos politiques vis-à-vis des migrants et de notre politique étrangère), à propos du modèle de société désiré (productiviste et consumériste ou plus sobre) d’où découlent de nombreux sous-clivages sur les modalités de la transition énergétique, la place du travail dans la société, le mode de répartition des richesses…

“Je vois surtout des hommes et des femmes de gauche qui ont du mal à penser le monde contemporain, qui ont du mal à s’organiser et à produire un discours cohérent qui ne soit pas uniquement défensif face à la montée de la pensée et des politiques néo-libérales.”

Je ne vois pas pour ma part deux gauches irréconciliables, je vois surtout des hommes et des femmes de gauche qui ont du mal à penser le monde contemporain, qui ont du mal à s’organiser et à produire un discours cohérent qui ne soit pas uniquement défensif face à la montée de la pensée et des politiques néo-libérales. Emmanuel Macron, son libéralisme décomplexé sur le plan économique et social et son autoritarisme tout aussi décomplexé en matière de défense des droits de l’homme et dans sa pratique gouvernementale peuvent d’autant plus facilement se déployer qu’aucune force de gauche ne parvient pour le moment à contrer son discours « modernisateur » et « pragmatique ».

LVSL : Début février, dans un entretien au Monde, Jean-Christophe Cambadélis déclarait : « la dégénérescence des socialistes les a amenés à abandonner les exclus ». Au-delà de la formule, peut-on considérer que le PS paie aujourd’hui le prix d’une déconnexion des classes populaires, de l’érosion de ses liens avec le monde syndical et associatif ?

Frédéric Sawicki

Le terme « exclus » est assez vague et masque le fait que le divorce du PS est particulièrement marqué avec les classes populaires (ouvriers et employés) de tout type de statut, y compris récemment les fonctionnaires. Ce divorce ne concerne d’ailleurs pas que le PS. Si une partie de ces électeurs ont pu voter pour Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle, ils ne constituent pas le noyau le plus fidèle de son électorat. L’abstention et le vote Front national sont aujourd’hui les attitudes les plus fréquentes. Les organisations syndicales elles-mêmes peinent de plus en plus à syndiquer les employés et les ouvriers en dehors du secteur public ou des grandes entreprises nationales. La convergence des politiques économiques et sociales menées par la droite et la gauche, par-delà des différences de détail difficilement perceptibles pour les personnes qui ne suivent pas l’actualité politique régulièrement, ont contribué à renforcer une attitude de rejet de la classe politique qui emporte tout sur son passage, à l’exception du FN qui peut jouer sur sa position hors jeu !

LVSL : Vous pointez le rôle de la construction européenne dans la reconfiguration idéologique du Parti Socialiste post-1983 et l’abandon du socialisme dans un seul pays. Est-ce cette question qui a joué le rôle déterminant dans l’incorporation du néolibéralisme par les élites du PS ?

Plutôt que d’incorporation, je parlerai d’accommodation dans un double sens. Après la réorientation des politiques économiques qui commence en fait dès 1982, les élites socialistes en sont vite venues à penser que la seule façon d’accommoder à leur goût le néo-libéralisme était de le réguler en développant les institutions et les règles européennes et internationales. D’où le soutien accordé à François Mitterrand et Jacques Delors pour leur politique de relance de la construction européenne. La chute du mur de Berlin va être vue par les mêmes comme l’opportunité d’affaiblir la puissance économique et monétaire allemande en se lançant dans le projet de monnaie unique, dont le traité de Maastricht est le prélude. Au niveau international, beaucoup d’espoirs ont également été placés dans l’action de l’OMC, dont un socialiste français proche de Delors devient secrétaire général en 2005, Pascal Lamy, après avoir occupé le poste de commissaire européen au Commerce sous la présidence de Romano Prodi.

Au socialisme dans un seul pays s’est substitué l’espoir non pas d’un socialisme à l’échelle de l’Europe, mais d’une Europe disposant de suffisamment de moyens de régulation, y compris dans sa capacité à négocier avec les autres grandes puissances des accords qui préservent des pans entiers de son économie. Chaque avancée dans la construction européenne a alors été présentée comme une étape de plus vers l’Europe sociale. Le problème est que ces avancées ont été très coûteuses (souvenons-nous de la politique de « déflation compétitive » menée sous l’égide de Pierre Bérégovoy ou des privatisations engagées sous le gouvernement de Lionel Jospin pour se conformer aux nouvelles règles européennes) et que l’Europe sociale n’a livré aucune de ses promesses.

“Faute d’être parvenus à construire l’Europe qu’ils espéraient, les socialistes français en sont venus à faire la politique que les institutions européennes espéraient.”

Face à cette impossibilité de peser réellement sur la manière dont s’est construit l’Europe, les socialistes en sont venus à s’accommoder du libéralisme, par petites touches. Cela a commencé très tôt dans le domaine financier où, dès 1985, Pierre Bérégovoy a été en pointe dans la libéralisation des marchés financiers pour permettre à l’État de s’endetter à moindre coût et aux entreprises de se financer plus facilement. Cela s’est poursuivi sur le plan des politiques industrielles, domaine dans lequel les socialistes ont abandonné tout volontarisme dans les années 1990. En matière de politique sociale, ils se sont montrés beaucoup plus prudents que leurs homologues allemands et britanniques. Ils se contenteront, si je puis dire, de ne pas remettre en question les réformes mises en œuvre par la droite (privatisations, réforme des retraites…).

Il faudra attendre le quinquennat de François Hollande pour que les socialistes français s’attaquent au droit du travail. À chaque fois l’argument a été le même, rendre l’économie française plus compétitive et respecter nos engagements européens. Faute d’être parvenus à construire l’Europe qu’ils espéraient, les socialistes français en sont venus à faire la politique que les institutions européennes espéraient. Ici l’échec est celui non seulement des socialistes français mais de tous les sociaux-démocrates européens, qui se sont révélés incapables de porter un projet commun. Faire le bilan de toute cette histoire me semble aujourd’hui un impératif catégorique si les socialistes veulent avoir une chance de continuer à incarner un idéal politique positif pour un nombre significatif de Français et d’européens.

Propos recueillis par Lenny Benbara et Vincent Dain 

Emmanuel Maurel : “Macron est la queue de comète du cycle néolibéral finissant”

©Vincent Plagniol

Député européen, animateur de la gauche du Parti Socialiste, et désormais candidat à la tête du PS, Emmanuel Maurel nous livre ses déceptions, ses espoirs et ses ambitions pour la social-démocratie. Avant de prendre d’assaut la rue de Solférino – avant qu’elle ne déménage -, Emmanuel Maurel revient sur les causes de l’échec de Benoît Hamon, sur l’état de la social-démocratie en Europe ainsi que sur les raisons qui l’ont poussé à présenter sa candidature à la tête du PS. Analysant la succès de Macron, il défend une large unité de ce qu’il appelle la gauche pour croiser le fer avec le Président de la République.

LVSL – Dans l’entretien que vous nous aviez accordé l’an dernier, vous disiez qu’il n’était pas impossible que l’électorat de gauche considère que le vrai débat est entre Jean-Luc Mélenchon et Emmanuel Macron. C’est précisément ce qui s’est produit durant l’année 2017. Comment analysez-vous cet écartèlement de la social-démocratie française entre la France Insoumise et En Marche ?

Emmanuel Maurel – Si on prend la dernière année du quinquennat de François Hollande, on a clairement un Parti Socialiste que les gens ne reconnaissent plus, parce qu’il s’est largement éloigné de ses fondamentaux. L’horizon d’attente de l’électorat socialiste a été perturbé par des mesures inexplicables et inexpliquées : la déchéance de nationalité et  la Loi Travail qui se termine par un 49-3 calamiteux. Elles scellent le sort des socialistes, d’autant plus qu’elles concluent une séquence politique qui avait été commencée par Manuel Valls, lequel avait théorisé les gauches irréconciliables. Arrive la primaire, marquée par une forme de dégagisme. François Hollande n’est pas en mesure de se représenter, Manuel Valls le supplée : il est battu, assez largement ; arrive la candidature de Benoît Hamon, qui était en rupture avec le socialisme gouvernemental des deux dernières années qui venaient de s’écouler. On aurait pu croire que c’était une nouvelle chance donnée au socialisme français pour cette présidentielle, mais Benoît Hamon a joué de malchance : il a été desservi par une longue suite d’abandons et de trahisons de la part de ceux qui étaient censés le soutenir, qui culmine avec le ralliement de Manuel Valls à Emmanuel Macron.

“On trouve d’un côté Jean-Luc Mélenchon, qui se veut le héraut d’un retour aux fondamentaux de la gauche française, même s’il refuse ce terme – il a bien récupéré l’aspiration égalitaire d’une partie des Français –, de l’autre Emmanuel Macron, qui a surjoué la nouveauté et est apparu pour l’aile modérée de la social-démocratie comme le meilleur instrument pour empêcher la droite et l’extrême-droite d’accéder au pouvoir.”

Le paradoxe, c’est que Benoît Hamon, qui gagne la primaire en s’émancipant clairement du parti socialiste, est sanctionné par les électeurs parce qu’il appartient au Parti Socialiste. Il endosse un bilan gouvernemental qu’il a quand même en partie contesté, et il est victime de ce que je redoutais lorsque nous nous sommes rencontrés : un double vote utile. On trouve d’un côté Jean-Luc Mélenchon, qui se veut le héraut d’un retour aux fondamentaux de la gauche française, même s’il refuse ce terme – il a bien récupéré l’aspiration égalitaire d’une partie des Français –, de l’autre Emmanuel Macron, qui a surjoué la nouveauté et est apparu pour l’aile modérée de la social-démocratie comme le meilleur instrument pour empêcher la droite et l’extrême-droite d’accéder au pouvoir. Si on rajoute à cela une campagne présidentielle où Benoît Hamon a mis en avant un certain nombre de thèmes certes intéressants, mais qui ont pu désorienter l’électorat traditionnel, on se retrouve avec un score historiquement bas et une situation complètement inédite, puisqu’en 2012, le Parti Socialiste avait à peu près tout, alors qu’il flirte aujourd’hui avec une forme de marginalité électorale. Ce qui est inédit, c’est la vitesse avec laquelle se produit ce décrochage. Évidemment, toute la question qui se pose maintenant, c’est comment relever ce parti dans ce contexte très difficile.

LVSL – Au niveau européen, la crise de la social-démocratie s’est confirmée avec le score assez modeste du SPD allemand, la chute du Parti Démocrate italien, la défaite des sociaux-démocrates tchèques… Pensez-vous qu’il soit possible de reconstruire la social-démocratie au niveau européen ? Que pensez-vous de la thèse d’une tripartition des forces politiques, sous la forme d’une déclinaison entre trois formes de populismes : des forces populistes réactionnaires, des forces populistes néolibérales (Macron, Albert Rivera…) et des forces populistes de gauche ?

Emmanuel Maurel – Je ne crois pas qu’on puisse, dès aujourd’hui, prédire un tel scénario. Il est vrai que dans la plupart des pays européens, à quelques heureuses exceptions près – britannique, portugaise –, la social-démocratie a subi des échecs électoraux soit mineurs, soit majeurs. Le SPD, autour de 20%, est confronté à une situation tragique : soit il s’allie avec Merkel, ce qui était le choix fait lors des deux mandats précédents, s’aliénant une partie de l’électorat populaire qui ne se reconnaît pas dans ce programme dont la clef de voûte reste l’orthodoxie budgétaire ; soit ils ne font pas d’alliance, déclenchent de nouvelles élections, dont tout porte à croire qu’ils vont les perdre et que l’extrême-droite va encore progresser. Je ne fais pas partie de ceux qui considèrent les dirigeants du SPD comme des traîtres parce qu’ils s’apprêtent à gouverner avec Merkel : ils sont dans une situation extrêmement compliquée. Cette situation n’est pas nouvelle : elle vient du refus d’une alliance rouge-rose-vert par Gerhard Schröder en 2005 (aux élections législatives), alors même qu’une majorité de gauche aurait été possible au Bundestag entre le SPD, Die Linke et les Verts allemands. Le SPD choisit la grande coalition avec Merkel parce qu’il refuse de gouverner avec Die Linke. À ce moment-là, il rentre dans une spirale infernale, où le SPD devient le partenaire privilégié de la CDU, imposant certes un certain nombre de réformes – c’est grâce au SPD qu’il y a eu le Smic en Allemagne, ce qui n’est pas rien –, mais en échange de l’acceptation du cap économique austéritaire fixé par la chancelière.

Emmanuel Maurel ©Vincent Plagniol pour LVSL

“Ce qui est intéressant pour moi, c’est que le choix stratégique du rassemblement de la gauche est payant. Il est payant pour les Portugais : ils bénéficient d’une augmentation du salaire minimum, des retraites, des minima sociaux.”

Dans d’autres pays, la social-démocratie s’effondre. Aux Pays-Bas, le Parti Travailliste stagne autour de 8% ; dans l’Europe de l’Est, les sociaux-démocrates vont très mal, et on vient de parler de la France. Il faudrait avoir une analyse plus nuancée de l’Espagne, où le PSOE ne s’effondre pas face à la concurrence de Podemos, bien qu’il soit à un niveau plus bas que dans les années 80.

Il existe plusieurs exceptions à cette situation. En Angleterre, Jeremy Corbyn a réussi à régénérer le Labour Party en s’appuyant sur la jeunesse et les syndicats. L’accession du Labour au pouvoir, qui paraissait impensable il y a cinq ans, est aujourd’hui possible. L’exception portugaise est intéressante : après des années d’austérité, le Parti Socialiste – qui n’effectue pas de révolution doctrinale majeure – assume un accord avec deux partis de gauche très différents : le Bloco de Esquerda (dans la lignée de Podemos) et le Parti Communiste portugais, sur une ligne orthodoxe. On doit cela au talent d’Antonio Costa : le Bloco et le Parti Communiste se détestent. C’est pourquoi il passe un accord avec l’un et avec l’autre, sur la base d’un contrat de gouvernement. Il n’y avait aucun programme commun avant les élections, mais Costa a fait preuve de pragmatisme, préférant gouverner avec des partis de gauche plutôt que d’entrer dans une hypothétique grande coalition. Ce qui est intéressant pour moi, c’est que le choix stratégique du rassemblement de la gauche est payant. Il est payant pour les Portugais : ils bénéficient d’une augmentation du salaire minimum, des retraites, des minima sociaux.

La situation italienne est encore différente. Le Parti Démocrate n’est pas en mauvaise posture dans les sondages (il oscille entre 23 et 25% dans les sondages), mais son problème est structurel : il opte clairement pour le social-libéralisme. Le reste de la gauche n’est pas résiduel mais est très émietté : il faut donc craindre que le Parti Démocrate confirme cette orientation.

La vérité, c’est que la social-démocratie est traversée par des contradictions majeures. Je le constate tous les jours au groupe socialiste au Parlement Européen, au point qu’à mon avis, très vite vont se poser des questions essentielles : les socialistes pourront-ils continuer à travailler ensemble malgré ce clair-obscur qui fait que dans un même groupe cohabitent le PSOE, des gens qui sont capables de s’allier avec la droite, et d’autres qui sont favorables à l’union de la gauche ? Le moment de vérité va arriver assez vite ; les élections européennes de 2019 peuvent être un moment clef de la recomposition de la gauche européenne.

LVSL – Dans ce contexte, dans quelle démarche s’inscrit votre candidature au poste de premier secrétaire du Parti Socialiste ?

Emmanuel Maurel – Je présente ma candidature avec une conviction : le Parti Socialiste français a encore un avenir. Pas pour des raisons de marketing qui me feraient dire qu’il y a « un espace entre Macron et Mélenchon», je ne considère pas l’électorat en termes de parts de marché, mais je pense qu’il y a une utilité historique du socialisme français. Pour moi, la seule façon de survivre et de rebondir, c’est de sortir des sables mouvants de l’ambiguïté. Aujourd’hui, c’est de cela dont il s’agit : ma candidature s’inscrit sous le sceau de la clarté et de l’authenticité à gauche. Clarté par rapport au nouveau pouvoir : nous devons être dans une opposition résolue à Macron, avec lequel nous avons une différence de nature : le macronisme est l’un des avatars du modèle néolibéral, et il faut le dénoncer. Ça n’a pas toujours été le cas, parce les premiers mois du quinquennat Macron ont été marqués par une très grande confusion chez les socialistes français, qui ont voté de trois manières différentes au Parlement.

“Clarté enfin sur les orientations stratégiques : à partir du moment où on assume d’être dans une opposition ferme et résolue à Macron, on doit en tirer les conséquences et s’inscrire dans une démarche nécessairement unitaire vis-à-vis des autres forces de gauche.”

©Vincent Plagniol

Clarté aussi par rapport au bilan : le Parti Socialiste vient de passer cinq ans au pouvoir, et il est impossible d’y revenir si on est incapable d’avoir un retour critique sur cette période, qui a été marquée par une perte de repères et par une pratique du pouvoir qui s’émancipait peu du modèle présidentialiste dans lequel tout est soumis à l’exécutif, dans lequel le parti, comme le groupe parlementaire, ne jouissent d’aucune autonomie. On a couru à cette catastrophe : à force de se taire, on laisse le Président et le Premier Ministre faire des erreurs, parfois majeures. Clarté enfin sur les orientations stratégiques : à partir du moment où on assume d’être dans une opposition ferme et résolue à Macron, on doit en tirer les conséquences et s’inscrire dans une démarche nécessairement unitaire vis-à-vis des autres forces de gauche. Je parle de toute la gauche ; il ne faut ostraciser personne. Quand bien même on serait critiqué, même de façon très dure, par la France Insoumise ou le Parti Communiste, il faut savoir être unitaire pour deux, pour trois, pour dix. Ça a toujours été une conviction chez moi : on ne pourra revenir au pouvoir et réincarner la transformation sociale que si on est capable de faire intervenir dans ce combat toutes les forces politiques qui sont aujourd’hui dans le camp qu’on appelle « la gauche », même si certains refusent de s’en revendiquer, bien qu’ils en soient largement issus.

Ce que je propose, c’est aussi d’en revenir à un certain nombre de fondamentaux. La gauche n’a pas seulement perdu des électeurs : elle a aussi perdu des repères. Il lui faut une boussole.

LVSL – De quels fondamentaux parlez-vous ?

Emmanuel Maurel – Je trouve par exemple ahurissant que le Parti Socialiste ne parle plus des salaires, qui restent quand même au cœur de la question de la répartition entre le capital et le travail. Les gens n’arrivent pas à comprendre que, sous un gouvernement socialiste, non seulement on n’augmente pas les salaires, mais qu’en plus un ministre de l’économie (Michel Sapin) encourage les entreprises à ne pas le faire. C’est pour ces raisons que je disais que les gens ne se reconnaissent pas dans le Parti Socialiste. Jusqu’à présent, la gauche était associée, dans l’esprit des gens, à des conquêtes sociales, notamment en matière de droit du travail. Or, la loi Travail, la loi Macron, l’ont détricoté.

“Quand je me dis « écosocialiste », ce n’est pas une concession à l’air du temps : jusqu’à maintenant, on se battait contre les logiques d’exploitation qui touchaient l’être humain, mais l’exploitation touche aussi la nature, avec le risque sérieux d’extinction progressive de la race humaine. Il faut changer de modèle de production et de consommation.”

Il faut renouer avec ce qu’on n’aurait jamais du cesser d’être : des partageux. C’est quand même notre filiation historique. Ce n’est pas parce que le monde a changé, que de nouveaux problèmes sont apparus, que l’on doit renoncer à ce qui fait notre modèle génétique, c’est-à-dire le partage : partage des richesses, partage des pouvoirs, partage des savoirs, et bien évidemment l’émancipation, qui passe bien sûr par l’approfondissement de la démocratie, mais aussi par la mise en place de la démocratie sociale et de la démocratie dans l’entreprise. Voilà les fondamentaux. Je le répète souvent, ce qui me vaut d’être qualifié d’archaïque.

Autre point fondamental : il y a désormais un lien évident entre la question sociale et la question écologique. Quand je me dis « écosocialiste », ce n’est pas une concession à l’air du temps : jusqu’à maintenant, on se battait contre les logiques d’exploitation qui touchaient l’être humain, mais l’exploitation touche aussi la nature, avec le risque sérieux d’extinction progressive de la race humaine. Il faut changer de modèle de production et de consommation.

LVSL – Le socialisme français s’est longtemps appuyé sur une forme d’alliance entre les classes populaires et les classes moyennes urbaines. Il trouvait des réservoirs de voix importants dans la jeunesse. On voit aujourd’hui que cette dernière se tourne de plus en plus vers Jean-Luc Mélenchon ou Marine le Pen, tandis que les classes moyennes urbaines se partagent plutôt entre Mélenchon et Macron alors que les classes populaires plongent dans l’abstention. Quelle stratégie la social-démocratie française doit-elle avoir pour renouer avec ces secteurs ?

Emmanuel Maurel – Il faut renouer avec le corps central du socialisme : les employés et les ouvriers. Pour ça, il ne suffit pas de le dire. Il faut que nos préoccupations et nos mots d’ordre soient en résonance avec nos déclarations. Je parlais tout à l’heure des salaires, il faudrait aussi parler des services publics, qui ont été largement dégradés durant ces dix dernières années alors qu’ils contribuent à l’égalité entre les territoires. C’est une condition indispensable si on veut remettre un peu d’égalité dans les territoires, et donc s’adresser à cette France-là qui se sent assez justement délaissée. Je ne sais pas s’il faut parler de la « jeunesse » en termes spécifiques, mais il y a quand même un décrochage qu’on constate, et qui se vérifie sur des choses très concrètes. Je parlais avec un ami récemment, qui me racontait la réalité de l’expulsion locative. Chaque année, il y a des dizaines de milliers de gens minés par des dettes locatives de plusieurs centaines ou plusieurs milliers d’euros, qui se retrouvent devant le tribunal d’instance, devant lequel ils négocient des sur-loyers de 10, 15, 20€ par mois, pour ne pas être expulsés. Le Président explique que la baisse des APL de 5€ est une mesure indolore. La vérité, c’est que 5€ pour plein de gens, c’est une catastrophe humaine. Perdre 5€, c’est subir la menace d’être expulsé de son logement.

“Il y avait une très belle formule de Lula [Président du Brésil de 2003 à 2011], qui disait, lors de la création du Parti des Travailleurs, qu’il souhaitait que son parti soit « le parti de tous les jours de la vie ». Je crois que c’est exactement ce à quoi nous devons travailler dans la gauche française aujourd’hui.”

Le combat pour le logement, par exemple, est central si on veut renouer avec la jeunesse dans son ensemble, et notamment avec la jeunesse précarisée. Il y a des mots d’ordre concrets qui répondent à des situations vécues, quotidiennes, et qui doivent déboucher sur des mobilisations, des luttes : c’est pourquoi je prenais ces exemples. Un sujet qui, à mon avis, va monter dans les mois à venir, est celui de l’hôpital public. Sa situation est très préoccupante, son personnel est sur-saturé de travail, alors qu’il n’y a rien de plus emblématique du modèle social français que l’hôpital public tel qu’on l’a construit dans l’après-guerre. Il me paraît prioritaire de s’ancrer dans la quotidienneté de la vie des gens. Il y avait une très belle formule de Lula [Président du Brésil de 2003 à 2011], qui disait, lors de la création du Parti des Travailleurs, qu’il souhaitait que son parti soit « le parti de tous les jours de la vie ». Je crois que c’est exactement ce à quoi nous devons travailler dans la gauche française aujourd’hui.

LVSL – Revenons sur Macron et sa stratégie politique. Cela fait sept mois qu’il est arrivé au pouvoir, et on a l’impression qu’il a réglé la crise de régime qui couvait en France. Que pensez-vous de la pratique macronienne du pouvoir ? Pensez-vous que cette régénération de la Vème République garantira une base solide à son pouvoir ?

©Vincent Plagniol

Emmanuel Maurel – La première vertu, c’est l’honnêteté. Macron est habile, professionnel dans sa communication, et malin politiquement. D’une certaine façon, il nous lance un défi intellectuel et idéologique dont il nous faut prendre conscience. Rien ne serait pire que d’affubler Macron des mots habituels que l’on réserve d’ordinaire aux chefs d’Etat de droite, parce qu’on a affaire à quelque chose de plus complexe et sophistiqué. Il me paraît important de reconnaître cela. La stratégie politique de Macron bénéficie du fait qu’il a méticuleusement observé le début des deux quinquennats précédents, et décidé de faire exactement l’inverse. Je pense qu’il est obsédé par l’idée de ne pas répéter les erreurs du début du quinquennat Sarkozy et du quinquennat de Hollande. Il suffit d’observer sa façon de procéder – aussi bien dans la gestion de sa vie privée que de sa vie publique –, d’incarner une forme d’autorité, de volontarisme, de diplomatie française gaullo-mitterrandienne à l’étranger, pour conclure qu’il faut prendre Macron au sérieux.

“Macron nous lance un défi intellectuel et idéologique dont il nous faut prendre conscience. Rien ne serait pire que d’affubler Macron des mots habituels que l’on réserve d’ordinaire aux chefs d’Etat de droite, parce qu’on a affaire à quelque chose de plus complexe et sophistiqué. Il me paraît important de reconnaître cela.”

On dit de Macron qu’il est parvenu à unifier le « bloc bourgeois ». Je pense surtout qu’il est parvenu à opérer la fusion entre les élites néolibérales et ce qu’on appelait jadis la noblesse d’Etat, c’est-à-dire la technocratie à la française. Il faut comprendre cet état de grâce qui perdure dans une partie de la société – produit de l’idéologie dominante relayée par les médias de masse qui sont relativement enamourés du Président – pour expliquer le fait que la popularité de Macron reste relativement haute. Cette situation pourrait décourager certains à gauche.

Les plus anciens me racontent qu’un phénomène similaire s’est produit avec Giscard. Quand il est arrivé au pouvoir, il bénéficiait du même a priori favorable et du soutien des élites économiques. Il a mis en place ses réformes économiques inspirées par le libéralisme à la française qu’il a couplées avec des réformes de société, ce que ne fait pas Macron. Giscard est resté haut dans l’opinion pendant des années. Jusqu’au milieu de l’année 1980, Giscard était encore crédité de 58% des voix face à Miterrand. Il y avait l’idée de l’inéluctabilité de la réélection de Giscard, qui réapparaît aujourd’hui losqu’on dit que Macron en a encore pour dix ans à la tête de la France… Ça n’a pas été le cas pour Giscard.

Et je pense qu’à un moment, Macron ne pourra pas échapper à la réalité de sa politique, qui a été exprimée de façon très factuelle et en même temps très brutale par la dernière étude de l’OFCE, qui montre que l’essentiel de la réforme fiscale qu’il a faite profite aux très riches, alors que les ménages les plus pauvres en sont les grands perdants. Cette réalité-là lui collera à la peau d’une façon ou d’une autre. Dans le même temps, il augmente la CSG, baisse les APL, supprime quasiment l’ISF et met en place une flat tax sur les revenus financiers. De fait ce n’est pas une politique qui peut se prétendre équilibrée :  c’est une politique de classe.

LVSL – On peut aussi penser que Macron réussira à mobiliser un socle électorat assez large – bien que loin d’être majoritaire – pour se faire réélire grâce aux institutions de la Cinquième République, et que le mécontentement populaire ne sera pas suffisant…

Emmanuel Maurel – Je pense que Macron méconnaît quelque chose de très profond chez les Français : l’aspiration à l’égalité. Et c’est ce qui le rattrapera. Macron est persuadé que la France est enfin mûre pour les grandes réformes libérales que l’élite appelle de ses vœux depuis des années. Je pense que Macron représente en réalité davantage une fin qu’un commencement : c’est la fin du cycle néolibéral. Macron est la queue de comète du cycle néolibéral finissant. C’est la raison pour laquelle je pense qu’il sera rattrapé par sa politique. Même les classes moyennes, qui pouvaient lui faire confiance pendant un moment, se rendront compte que sa politique est extrêmement déséquilibrée en faveur des vrais possédants (dont ne font pas partie les classes moyennes). Il faut cependant prendre en compte que Macron bénéficie d’une opposition à gauche qui n’est pas suffisamment rassérénée et unie pour lui poser problème.

“On dit de Macron qu’il est parvenu à unifier le « bloc bourgeois ». Je pense surtout qu’il est parvenu à opérer la fusion entre les élites néolibérales et ce qu’on appelait jadis la noblesse d’Etat, c’est-à-dire la technocratie à la française.”

Venons-en maintenant à sa pratique des institutions. Macron avait joué habilement la carte de l’horizontalité durant sa campagne, il surjoue à présent la verticalité, avec une défiance par rapport aux corps intermédiaires. Cependant, à trop négliger les corps intermédiaires, ils finiront par réagir. Prenons par exemple le mépris de Macron pour les élus locaux : ces derniers restent encore un lien très fort entre les citoyens, même les plus modestes, et les institutions. Macron supprime les emplois aidés, demande des économies totalement impossibles à réaliser aux collectivités : cette confrontation qui a commencé lors du congrès des maires va s’amplifier. Macron se prive de ces corps intermédiaires qu’il connaît mal et pour qui il a peu de respect. Il faut aussi prendre en compte la confrontation inéluctable avec le monde syndical, qui est exclu de la pratique politique d’Emmanuel Macron. À un moment, je pense que le fait de passer outre ces corps intermédiaires va lui poser problème.

Rien ne sera possible cependant si la gauche, toute la gauche, ne relève pas la tête. Il faut prendre en compte le fait que Macron, contrairement à ce que je lis ici et là, n’a absolument pas fait reculer l’extrême-droite ; l’extrême-droite reste assez forte en France, hélas, et les déboires actuels au sein du FN ne l’empêcheront pas forcément de prospérer. Pour nous, militants de gauche, le combat face à Macron et à Wauquiez – la droite pourrait retrouver un peu de vigueur avec lui – ne doit pas nous faire oublier que l’extrême-droite est encore vivace et prospère, notamment dans les classes populaires. Ce problème n’est pas derrière nous, contrairement à ce que certains amis du président essaient de faire croire.

LVSL – Vous souhaitez amorcer une dynamique unitaire à gauche. Quels peuvent être les contours de ce rassemblement, quels relations le Parti Socialiste doit-il entretenir avec le Parti Communiste, la France Insoumise et Génération.s ? Sur quelles fondements cette opposition peut-elle prendre forme ?

Emmanuel Maurel – On l’oublie trop souvent, mais l’opposition se construit parfois très concrètement au Parlement par exemple. Le groupe socialiste, le groupe communiste et le groupe France Insoumise ont déposé un recours au Conseil Constitutionnel contre les ordonnances : il y a eu une convergence concrète, au niveau parlementaire, sur un point précis. Je pense que c’est ce qui va se passer dans l’avenir : au fur et à mesure que Macron va avancer et déployer son agenda de réformes, une opposition va se cristalliser dans laquelle on retrouvera les différentes familles de la gauche. C’est vrai au Parlement, ce sera vrai également dans la société. L’unité ne se décrète pas, elle se construit. Elle se construit dans les luttes, qu’elles soient locales ou nationales. Cela pourra commencer avec l’université, mais aussi avec l’hôpital public, la réforme de l’assurance-chômage ou de l’assurance-maladie… Il est alors possible qu’on assiste à la naissance d’un front commun qui rassemblera de plus en plus largement au fil du quinquennat. Pour cela, il faut savoir être disposé au dialogue avec toutes les forces de gauche. Il est donc urgent que nous, socialistes, soyons clairs quant à notre rapport à Macron : c’est l’un des enjeux du quinquennat.

Propos recueillis par Lenny Benbara pour LVSL

La gauche à la croisée des chemins – Entretien avec Emmanuel Maurel

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Emmanuel Maurel, député européen PS.

Entretien avec Emmanuel Maurel, eurodéputé PS, animateur du courant Maintenant La Gauche au sein du PS et soutien d’Arnaud Montebourg pour les primaires du PS. Au programme : littérature, primaires du PS et crise de la social-démocratie européenne.

Vous êtes un des derniers littéraires de la classe politique. Lorsque l’on pense à François Mitterrand et à l’image qu’il s’est construite, l’homme de lettre, ayant un rapport charnel à la culture française, ressort immédiatement. Depuis trente ans, le personnel politique a subi un profond renouvellement, laissant toujours plus de place aux discours et aux logiques de gestionnaires. On pense évidemment à la fameuse « inversion de la courbe du chômage », et l’on voit parallèlement l’autorité de l’État s’affaiblir de plus en plus. Selon vous, quel rapport la culture littéraire entretient-elle avec la politique et avec l’autorité ?

Je ne suis pas du tout un des derniers littéraires du PS ou de ce que vous appelez de la classe politique ! Je lis beaucoup de livres, comme nombre de Français et nombre de collègues. Le problème réside dans le fait que la littérature et la politique sont vécues comme deux activités étanches. Puisque vous parlez de François Mitterrand, si l’on retient à ce point cet aspect de lui, qu’il aimait par ailleurs mettre en scène, c’est parce que ses lectures irriguaient en permanence son action et ses discours. En réalité, plus qu’à une disparition des littéraires, nous assistons à un phénomène de normalisation du langage politique qui s’assèche progressivement de ce qui l’irriguait autrefois, au profit, trop souvent, d’une novlangue technoïde déconnectée de la réalité vécue par les gens.

Cela est en partie lié à la formation du personnel politique, et notamment au rôle important que joue l’ENA dans la production de ce personnel. Mais c’est aussi lié à l’imprégnation de l’idéologie managériale, qui promeut des discours à coup de chiffres et de pourcentages. La fameuse phrase de François Hollande sur « l’inversion de la courbe du chômage » en est un pur produit.

Néanmoins, cette impression d’étanchéité ne vient pas uniquement des acteurs politiques. Ce qu’on appelait jadis la “littérature engagée”, qui a produit le meilleur et le pire, a pratiquement disparu en France, à quelques heures exceptions près (je pense par exemple au roman puissant de Gerard Mordillat, Les vivants et les morts). Et même lorsqu’elle est fortement ancrée dans la réalité (c’est le cas par exemple des ouvrages de Michel Houellebecq) c’est sur un mode (faussement) indifférent. Mais rien n’est définitif. Ainsi, cette année, on a pu lire un formidable roman politique, Règne animal de Jean-Baptiste Del Amo, qui aborde le thème de la condition animale et dénonce, dans une langue superbe, les dérives liées à la volonté humaine d’exploiter la nature de manière irraisonnée. C’est âpre, et ça change des bluettes germanopratines !

Le rapport entre l’autorité et la culture littéraire, c’est une question difficile que je ne suis pas sûr de comprendre et à laquelle je ne sais pas vraiment répondre.  L’autorité ne se décrète pas évidemment, elle est souvent naturelle, liée parfois simplement a une posture, à une façon de poser sa voix, à l’éloquence aussi (qui évidemment est nourrie de lectures). Après, il y a une détermination dans l’action qui renforce l’autorité, et puis aussi, sûrement, une volonté, celle d’inscrire cette action dans le temps, de laisser des traces dans l’histoire nationale. François Mitterrand, encore, avait le souci permanent de la préservation du patrimoine et en même temps de l’invention d’une architecture. C’est banal que de le rappeler, mais c’est vrai que c’est un Président bâtisseur. À La fois obsédé par le passé et soucieux de l’avenir. Hollande et Sarkozy sont fondamentalement des Présidents du pur présent.

Cette perte de culture littéraire, historique et politique est allée de pair avec une indifférenciation politique croissante. Le discours et la politique du PS semblent avoir convergé avec ceux de LR – du moins, lorsqu’il est au pouvoir. Le fameux « cercle de la raison » cher à Alain Minc est-il une réalité ? Pouvez-vous nous dire quels sont les courants idéologiques qui structurent le PS aujourd’hui ?

En réalité, l’indifférenciation dont vous parlez est moins présente en France qu’ailleurs, même si elle existe effectivement. Mais Il y a en effet cette impression désagréable que les partis dits de gouvernement, de droite comme de gauche, se disputent sur l’accessoire parce qu’ils sont d’accord sur l’essentiel, c’est à dire sur les questions économiques et sociales : “baisse des charges”, “lutte contre les déficits”, “rigidités du marché du travail”, etc. Chacun se réapproprie les mots d’ordre de la vulgate libérale, laissant à penser qu’il n’y a plus que des différences de degré, pas de nature. Avant l’alternance était vécue comme une chance, la preuve d’une démocratie vivante et d’un débat nécessaire. Aujourd’hui, elle relève plus souvent de la seule fatalité : les électeurs ont parfois l’impression que se succèdent des candidats interchangeables, enthousiasmants le temps d’une campagne mais pareillement décevants dans l’exercice du pouvoir.

Si l’alternance se résume à une oscillation molle entre deux projets qui ne sont pas antagonistes, il y a évidemment un espace politique qui se libère. Espace occupé par ceux qu’on appelle abusivement les “populistes” ou qui se revendiquent “antisystème”. Notons que ces appellations relèvent plus de la blague que du sérieux politique, quand on voit que Macron, “populiste du centre”, se targue de “révolutionner” le système. Et certains font même mine d’y croire.

En réalité, le mot “populiste” en dit finalement plus sur celui qui l’utilise que sur celui qu’il est censé décrire. Rien n’a changé depuis les années 90, quand une majorité d’éditorialistes et de “décideurs” enamourés tenaient pour acquise l’élection d’un Edouard Balladur, formant ce que Minc, toujours inspiré, avait en effet appelé “le cercle de la raison”. On sait ce qu’il advint de cette conjuration des sachants. Les mêmes, ou leurs héritiers, reprennent aujourd’hui le flambeau de la lutte ardente contre le populisme, sans mesurer qu’en qualifiant tous ceux qui pensent différemment d’eux par ce terme, ils finissent par le rendre inopérant et… populaire.

Revenons à votre question, celle relative à l”’indifférenciation”. il ne faut pas négliger les résistances qui existent encore dans le PS. Celui-ci est aujourd’hui structuré par trois grands courants. Un premier qui est acquis à l’idéologie dominante : Il faut accepter les principes du néolibéralisme tout en limitant les dégâts sur notre modèle social et en professant un certain progressisme sociétal. Un deuxième, composé des ceux qu’on a appelé « frondeurs », est à la fois attaché au rassemblement de la gauche et à l’héritage socialiste. Enfin, ceux qui se revendiquent d’une tradition centrale, qui a longtemps été majoritaire au PS, et qui, dans le sillage de Mitterrand et Jospin, prétendait précisément faire la synthèse entre les différents courants de pensée qui coexistaient, plutôt bien d’ailleurs, depuis Épinay. A l’issue du quinquennat de François Hollande (qui a vu notamment un premier ministre socialiste théoriser les deux gauches irréconciliables, laissant à penser que la ligne de fracture passait aussi au sein du PS) la question est de savoir si cette tradition là peut perdurer.

Je vais un peu vite et les choses sont évidemment un peu compliquées. Peut être faudrait il plutôt organiser la réflexion autour de plusieurs axes : le couple libéral/antilibéral, l’axe démocrate/républicain voire même europhile/eurocritique (même si le débat sur l’Europe porte moins sur le constat et les objectifs que sur les moyens de transformer l’Union).

Après que Marie-Noëlle Lienemann a jeté l’éponge, vous avez fait le choix de soutenir Arnaud Montebourg pour les primaires qui viennent. Pourtant, vous semblez politiquement proche de Benoît Hamon. Quelles sont les raisons qui vous ont poussé à faire ce choix ?

Le choix de soutenir Arnaud Montebourg plutôt que Benoît Hamon est rationnel. A l’origine, j’étais partisan d’une candidature unique de tous ceux qui critiquaient le tournant libéral qu’a occasionné le quinquennat de François Hollande. Malheureusement, cela ne s’est pas fait.

J’ai donc comparé les deux programmes et, même si je suis souvent d’accord avec Hamon, je ne me reconnais pas dans certains de ces thèmes de campagne qui sont mis en avant, à commencer par revenu universel et les références idéologiques qui sous-tendent cette proposition. Ce que défend Montebourg me convient mieux. Son projet, qui réaffirme le rôle de l’État dans la vie économique, favorable à une relance keynésienne, attaché à une certaine tradition républicaine, mettant en avant le “made in France” et la réforme des institutions, me semble être ce dont notre pays a effectivement besoin aujourd’hui.

Peut être qu’on n’échappe pas totalement à nos choix originels : il y a quelque chose de l’opposition ancienne entre la première et la deuxième gauche (l’atténuation du rôle de l’État, la réflexion sur la fin du travail, la relativisation des impératifs de croissance) qui subsiste dans ce débat de primaire.  Je reconnais que Benoit met dans le débat des éléments prospectifs dignes d’intérêt. Cependant, j’ai l’impression qu’il y a un décalage vis à vis de l’urgence de la présidentielle. C’est une question de temporalité : l’élection est dans quelques mois, les Français attendent des réponses précises pour répondre à l’urgence, celle du chômage de masse et celle de la persistance des inégalités.

Étiez-vous favorable aux primaires ? L’absence d’Emmanuel Macron et celle de Jean-Luc Mélenchon mettent la pression sur le PS. Les primaires ne risquent-elles pas d’être un révélateur des fragilités du PS ?

Il y a quelques années, je n’étais pas favorable aux primaires. Il s’agit d’un processus très Vème République, qui contourne les partis, qui centre la compétition politique sur la personnalité et qui, par ailleurs, surreprésente les catégories sociales les plus aisées au détriment des catégories populaires.

Ceci dit, force est de constater que dans un contexte de défiance très forte vis à vis des partis et surtout d’absence de leadership, les primaires peuvent être un outil pertinent pour donner de la légitimité à un candidat. Dès 2014, dans une interview au Monde, je disais qu’il y aurait une primaire en 2016 (bon finalement c’est début 2017). En fait, je pense que le PS ne pouvait pas échapper aux primaires à partir du moment où François Hollande n’apparaissait pas comme le candidat naturel du PS, ce qui est devenu encore plus évident après la loi travail et la déchéance de nationalité.

Il est clair que les primaires sont risquées pour le PS. Si la participation est faible, si donc la primaire est un demi-échec ou un demi-succès, l’instrument de légitimation pourrait se transformer en instrument de délégitimation.

Mais le principal problème du PS, c’est surtout la configuration politique à gauche de la présidentielle. En effet, il n’est pas impossible que l’électorat considère qu’au fond, le vrai débat est entre Jean-Luc Mélenchon et Emmanuel Macron. Ce risque est moindre pour les législatives car le PS dispose d’élus identifiés et implantés alors que ni Mélenchon ni Macron n’ont un parti enraciné sur le territoire. C’est la raison pour laquelle certains prédisent la SFIOisation du PS. La SFIO, à la fin de sa vie, malgré des scores aux élections nationales très modestes, continuait à exister dans des places fortes locales.

C’est une issue possible même si, heureusement, ce n’est pas la seule.

Le PS semble dans une situation bien compliquée. Néanmoins, et à sa décharge, c’est toute la social-démocratie européenne qui vit une crise aigüe. Outre le cas paroxystique du PASOK, le PSOE est concurrencé par Podemos, le PS Belge est talonné par le PtB dans les sondages, le PVDA néerlandais touche le fond, Matteo Renzi a subi un désaveu cinglant et le SPD allemand paiechèrement la grande coalition et le souvenir des réformes Schröder. Seul le PS portugais, qui a fait le choix de s’allier avec la gauche radicale, semble en état de gouverner. Comment analysez-vous cette crise ? La crise de la social-démocratie n’est-elle pas aussi une crise de la construction européenne et de l’euro en général ?

La crise de la social-démocratie européenne est essentiellement liée à sa sidération devant la puissance (et la violence) du capitalisme financier transnational, des conséquences de cette “mondialisation libérale” dans la vie des hommes et des sociétés. Et cette sidération débouche parfois sur une forme de défaitisme interrogatif : comment faire pour contenir cette puissance, pour empêcher la progression vertigineuse des inégalités, pour remettre l’humain dans un monde où l’argent est la mesure de toute chose, pour répondre aux angoisses consécutives à cette nouvelle donne ? Le peut-on vraiment ?

Tous les partis cités ont connu des périodes d’hésitation, ont fait un choix, le plus souvent celui d’un accompagnement du système qu’il s’agissait d’améliorer à la marge  (blairisme, schroderisme, etc) et se sont rapprochés du modèle du Parti Démocrate étatsunien (tout en gardant, dans le cas allemand ou britannique, des liens organiques avec les syndicats de travailleurs).

Tous les partis sociaux-démocrates sont touchés. Comme on a pu le voir au cours des dernières primaires de LR, les partis conservateurs ont un socle électoral encore à peu près stable. Alors que l’électorat traditionnel de la social-démocratie (classes moyennes et classe ouvrière) n’a pas les mêmes réflexes. Si on ajoute à ça les fractures territoriales qu’on observe dans quasiment tous les pays occidentaux, on mesure la difficulté des sociaux démocrates. Comment conserver le vote des métropoles sans perdre celui des périphéries, commence concilier les intérêts de plus en plus divergents ? Personne ne trouve de réponse satisfaisante face à cette crise idéologique et sociologique.

A cela s’ajoutent des éléments de crispation identitaire sur l’immigration et souvent l’islam. La gauche se trouve devant une énorme difficulté : prendre en compte cette insécurité culturelle sans jamais verser, évidemment, dans des réponses nationalistes ou excluantes. Je pense qu’en France une réponse républicaine reste d’actualité si elle promeut l’égalité, et l’idée d’un citoyen autonome de tous les clergés et de toutes les autorités naturelles. Il faut donc faire attention à l’acceptation progressive des revendications identitaires, et à la progression d’une forme de différentialisme  à gauche. Jean Birnbaum, dans Le silence religieux, fait une analyse brillante de ce phénomène.

Enfin, outre ces problèmes économiques et culturels, se pose, comme vous l’avez souligné, la question de l’Union Européenne. Celle-ci, au moins depuis l’acte unique, s’est construite à partir des exigences des tenants de ce qu’on a appelé l’idéologie ordolibérale. Les sociaux démocrates, la gauche en général, a beau en appeler à “l’Europe sociale”, les résultats tardent a venir, c’est le moins qu’on puisse dire. L’élargissement a encore compliqué la tâche. Nous pouvons encore imaginer une autre Europe qui fonctionne sur des principes de solidarité et de coopération. Mais aujourd’hui, force est de reconnaître qu’on a au contraire à la fois une Europe de la compétition interne (dumping fiscal et social), et en même temps un arsenal de règles et de sanction à destination des États membres rétifs à la sacro sainte discipline budgétaire.

La crise grecque, a été pour moi un choc violent, traumatisant, qui m’a affecté intimement : la domination sans partage de l’Allemagne qui a fait de l’euro sa chasse gardée et qui poursuit de sa vindicte tous les hétérodoxes qui menacent les économies de ses vieux épargnants, la névrose obsessionnelle de la classe dominante et des marchés pour la dette qui n’a de publique que le nom puisque qu’elle croît souvent pour réparer les erreurs, les errements des institutions financières et les politiques qu’elles inspirent, le caractère résolument post démocratique du traitement de la crise grecque par une partie des dirigeants européens, traitant Tsipras au mieux comme un grand enfant foufou qu’il faut calmer, au pire comme un populiste rouge qu’il faut briser au plus vite. L’Europe a été bien plus sévère avec le premier ministre grec qu’avec Orban, le sinistre chef du gouvernement hongrois.

Toutes les mesures vexatoires exigées à l’encontre des pays à la périphérie de l’UE sont de nature à empirer la situation. Sauver l’Union implique donc de faire comprendre à certains de nos partenaires, et au premier chef les Allemands, que si l’on continue comme ça, à terme, nous assisterons à la mort de ce projet qui nous a longtemps fait rêver. Nous n’avons donc pas le choix : il faut installer un rapport de force dur.

Propos recueillis par Lenny Benbara pour LVSL

Crédit photo : Margot L’hermite