La nécessaire transition écologique va-t-elle faire baisser le niveau de vie ?

Vue de Senlis, Oise (Hauts-de-France) @ Wikimédia Commons

Depuis la fin du XVIIIe siècle, le progrès technique a rendu possible une amélioration exceptionnelle du niveau de vie dans les pays occidentaux, mais il fait croître dans le même temps l’empreinte carbone au point de n’être plus soutenable pour l’environnement. Faut-il en déduire hâtivement que la transition écologique suppose de faire baisser drastiquement le niveau de vie ? L’histoire montre qu’il n’y a pas de corrélation stricte entre développement humain et augmentation exponentielle des émissions des gaz à effet de serre. Tirons-en un enseignement pour mettre en œuvre un triple modèle d’organisation collective à travers la transition écologique : redistribution des richesses, réindustrialisation nationale et aménagement du territoire.

Notion largement admise, quoiqu’encore débattue sur le plan chronologique par les géologues, l’anthropocène désigne une période de l’histoire terrestre marquée par la manière dont les activités humaines affectent la lithosphère (la surface de la terre), commençant avec la révolution industrielle en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle. Lié à l’exploitation des ressources naturelles, le progrès technique et matériel s’est depuis lors accompagné d’une croissance exponentielle de l’empreinte carbone, provoquant le réchauffement climatique auquel nous faisons face. Ce même progrès a permis l’amélioration prodigieuse du niveau de vie des individus et des ménages, surtout dans les pays marqués par un capitalisme keynésien de redistribution (Welfare capitalism). Faut-il déduire de la crise climatique actuelle l’idée que tout modèle de développement humain conduit forcément au désastre écologique ? Le concept de « développement » désigne à la fois le niveau de richesse matérielle d’une société (l’équipement domestique, les infrastructures publiques, le patrimoine des ménages…) et le modèle social et humain qui l’accompagne. La possibilité du développement repose ainsi sur des critères matériels sans pour autant s’y réduire entièrement puisqu’il vise le bien-être des individus, une notion complexe qui recoupe des réalités à la fois économiques, sociales et psychologiques. Il faut ainsi questionner l’hypothèse selon laquelle la transition écologique supposerait la baisse du niveau de vie.

Une révolution industrielle avant l’anthropocène

L’histoire montre que le développement humain n’a pas toujours été producteur d’émissions carbones en quantités démesurées, car après tout, la machine à vapeur n’est pas l’acte de naissance de l’humanité. Historien de l’art médiéviste, spécialiste des techniques et prospectiviste, Jean Gimpel a consacré sa vie à réhabiliter le Moyen-Âge. Il l’interprète comme une période de confiance dans le progrès, en considérant même que l’homme médiéval y croyait profondément à l’inverse de celui de l’Antiquité qui en ignorait le principe de linéarité. Gimpel voit dans le dynamisme technologique et culturel de la France des XIIe et XIIIe siècles une révolution industrielle à l’époque médiévale. Dans Les bâtisseurs de cathédrales[1], il écrit qu’« en l’espace de trois siècles […] la France a extrait plusieurs millions de tonnes de pierres pour édifier 80 cathédrales, 500 grandes églises et quelques dizaines de milliers d’églises paroissiales. ». Les terroirs sont remembrés, les paysans défrichent les forêts. En évoquant les activités textiles et l’abattage des bœufs qui polluent les eaux urbaines comme la Tamise à Londres et la Seine à Paris, Gimpel montre ainsi que l’environnement a été affecté et détérioré au Moyen-Âge, soit bien avant le XIXe siècle. Sur un territoire plus restreint qu’aujourd’hui, la France atteint les 20 millions d’habitants vers 1320, soit autant que la Scandinavie contemporaine. C’est le grand pas en avant des XIe – XIIIe siècles dont nos paysages contemporains portent encore la marque, décris par Marc Bloch dans Les caractères originaux de l’histoire rurale française[2]. Aujourd’hui, les clochers romans et gothiques dominent encore les paysages agraires et leurs vastes openfields à la sortie de l’agglomération parisienne. Les flèches des cathédrales sont toujours les monuments les plus hauts dans de nombreux départements français et la quasi-totalité des paroisses du bassin parisien connaissent des reconstructions d’églises durant le Moyen-Âge tardif. C’est en observant l’appareillage des plus grandes églises que certains historiens ont découvert que les bâtisseurs gothiques ont inventé la construction préfabriquée des pierres en carrière et sur le chantier. C’est une méthode à laquelle la France n’aura de nouveau recours en masse qu’après la Seconde Guerre mondiale avec la préfabrication lourde en panneaux prédéfinis, comme le système Camus pour la reconstruction des années 1950. De ce formidable progrès technique, Gimpel va même jusqu’à penser que l’agriculture du XIIIe siècle pourrait être un modèle d’aménagement pour perfectionner les techniques agricoles de ce que l’on appelait le « tiers-monde » durant les années 1970. Il en a déduit une vision non linéaire et cyclique de l’histoire, déterminée par les lois de l’innovation technologique où aux grandes périodes d’expansions succèdent des phases de « plateau technologique » (ralentissement de l’innovation) puis de déclin. Dès la fin du XIIIe siècle, le développement social et technologique entre en stagnation et correspond à ce que l’historien Emmanuel Le Roy-Ladurie appelle « l’histoire immobile » entre le XIVe et le XVIIIe siècles.

Le Moyen-Âge tardif fut une véritable époque de révolution industrielle portant les germes du productivisme et du rationalisme.

Méconnu dans l’Hexagone, l’historien et philosophe américain Lewis Mumford anticipe avec 70 ans d’avance certaines thèses de Bernard Stiegler sur la technique et le temps. Mumford écrit dans Technique et civilisation[3] que l’impact véritable de la technique sur la civilisation humaine et sur son environnement remonte à l’avènement au XIe siècle de l’« âge éotechnique » en Europe occidentale. Située à l’aube de la technologie moderne, cette ère, qui s’achève vers 1750, se caractérise par le développement de techniques nouvelles grâce à l’usage du fer et à la généralisation de l’énergie hydraulique et éolienne. Rigoureusement intransportable, celle-ci se manifeste par une grande dispersion géographique des sources de production grâce à la densité d’implantation des moulins, à la fois dans les zones urbaines et rurales. Les énergies renouvelables contemporaines en reprennent le principe de déconcentration spatiale mais avec une capacité de rendement et de transport plus élevée (voire peut-être de stockage contre leur intermittence). L’invention de l’horloge dans les monastères bénédictins et cisterciens marque l’avènement progressif de la mécanisation et du règne de la technologie sur la civilisation humaine, car c’est en mesurant le temps qu’on peut ensuite maîtriser l’invention du chemin de fer et, comme aujourd’hui, les technologies de communication. Quoique l’origine bénédictine des horloges ait été depuis remise en question, la thèse générale de Mumford dans Technique et civilisation rejoint l’idée de Gimpel selon laquelle le Moyen-Âge tardif fut une véritable époque de révolution industrielle portant les germes du productivisme et du rationalisme[4], au point qu’il devient difficile de donner une date précise à l’avènement de l’anthropocène. On pourrait d’ailleurs multiplier les exemples d’une incidence anthropique sur l’environnement et les paysages qui remonte même bien avant le Moyen-Âge, si l’on songe à la maîtrise de l’irrigation et à la naissance de l’agriculture en Mésopotamie.

Vers la fin du progrès technique ?

Ferons-nous toujours preuve d’un rationalisme conquérant comme nos ancêtres essarteurs de la Beauce ? Notre époque peut-elle encore s’engager sur la pente ascendante du progrès matériel, comme ce fut le cas dans la France du XIIIe siècle et le monde anglo-américain du XXe siècle ? Dans La fin de l’avenir, la technologie et le déclin de l’Occident, Jean Gimpel s’exerce à la prospective[5]. On y lit ces lignes surprenantes : « Depuis la contre-culture et Mai 68, la psychologie du Français, comme celle de l’Américain, s’est modifiée dans le sens d’une rupture avec l’avenir matérialiste ». Il imagine la fin du progrès technologique pour les décennies à venir, notamment sous les coups du combat écologiste, avec comme conséquence la stagnation du développement humain. Cet ouvrage nous renvoie à l’idée, difficile à admettre, du déclin économique et social de la France contemporaine. Cette hypothèse a été récemment interrogée par l’historien et anthropologue Emmanuel Todd dans Les luttes de classe au XXIe siècle[6]. A la suite de la crise économique de 2008, il entrevoit l’amorce d’une baisse du niveau de vie orchestrée par l’État en impliquant une remontée des conflits de classe pour les décennies à venir. Plutôt qu’un enrichissement de la classe moyenne supérieure (à l’exception des 1% les plus riches dont le revenu augmente), Emmanuel Todd conçoit une stabilisation des inégalités pour 99% de la population dont la baisse de niveau de vie se manifeste par un ensemble de variables démographiques comme la chute du taux de fécondité. L’ouvrage est paru un an après le début des gilets jaunes, un mouvement populaire dont la mobilisation originelle s’explique par le refus d’une augmentation de la taxation des prix du carburant. Lors des tout premiers évènements, les gilets jaunes ont été particulièrement nombreux à manifester dans les zones dont le niveau d’équipement a récemment décliné : un article du Monde en date du 15 janvier 2021 relevait que « 30% des communes ayant perdu leur supérette dans les dernières années ont connu un évènement gilets jaunes, contre 8% pour les autres ». En obligeant les habitants à effectuer des distances plus longues en voiture pour se rendre dans les commerces alimentaires, la taxation du carburant fournit l’exemple d’une mesure écologique qui affecte particulièrement les marges en sous-équipement où se concentrent les faibles revenus. L’écologie libérale fait ainsi baisser le niveau de vie.

La transition écologique va-t-elle porter un coup fatal en altérant définitivement la qualité de vie ? Il faut à tout prix l’éviter car la préservation de l’environnement suppose de limiter la quantité des biens matériels produits et mis à notre disposition. Nous sommes également bien plus nombreux sur Terre : de 500 millions à la fin du Moyen-Âge, nous sommes passés aujourd’hui à 7 milliards, ce qui nécessite toujours plus d’épuisement et de partage des ressources naturelles. En ce sens, la lutte des gilets jaunes pour le maintien du niveau de vie constitue, au sein du monde développé, l’avant-garde politique des conflits de demain, dans la droite lignée de la modernité politique initiée par la Révolution française.

Rebâtir notre modèle social et technologique pour lutter contre la baisse du niveau de vie

Il existe des solutions. En premier lieu, il faut conduire une politique keynésienne d’État social pour répartir les richesses inégalement détenues. Ensuite, une stratégie de souveraineté politico-économique et de réindustrialisation verte doit réconcilier la protection de l’environnement avec le redéploiement d’une production nationale. Enfin, le retour à l’aménagement volontaire du territoire permettrait d’articuler la gestion collective des ressources d’énergie en voie de raréfaction avec la garantie d’un accès universel et égalitaire à l’équipement sanitaire, commercial et culturel. Selon la définition qu’en donne Eugène Claudius-Petit au conseil des ministres en 1950, l’aménagement du territoire désigne l’action d’organiser harmonieusement l’implantation humaine dans l’espace afin de la disposer en fonction des « ressources naturelles » et des « activités économiques ». Il constitue la méthode la plus volontariste pour mener à bien les grandes réorientations industrielles et écologiques. Assez analogues à l’approche anglo-saxonne du welfare planning, ces trois programmes doivent permettre de lutter contre le déclin français en maintenant le meilleur niveau de vie possible à travers la transition écologique.

Il s’agit d’éviter ce que le géographe Jean Labasse dénomme « l’illusion technicienne » : ni emballement technophile d’un côté […], ni décroissance générale de l’autre […]. Une attitude raisonnable et sobre doit esquisser une troisième voie qui mêle high-tech et low-tech.

C’est ce que l’urbaniste écossais Patrick Geddes, repris par Lewis Mumford, appelait en quelque sorte de ses vœux par l’avènement d’un « âge néotechnique » fondé sur des circuits agricoles de proximité, une offre d’électricité sans charbon ni fer, et une technologie au service du bien-être de tous, qui n’aliène pas l’individu. Selon un modèle analogue, Jean Gimpel défendait l’initiative de la Technologie intermédiaire (Appropriate technology) visant à adapter les innovations techniques à la réalité historique et anthropologique des sociétés contemporaines, selon leur niveau de développement. Elle demeure aujourd’hui largement ignorée par l’écologie politique, si bien que l’UNESCO s’en est ému récemment en dénonçant l’absence de remise en perspective culturelle et anthropologique des scénarios de transition. Il s’agit d’éviter ce que le géographe Jean Labasse dénomme « l’illusion technicienne » : ni emballement technophile d’un côté, naïvement nourri par le solutionnisme de la géo-ingénierie ou de la smart city, ni décroissance générale de l’autre pour revenir à un supposé état de nature révélateur de la méconnaissance des lois de l’histoire humaine. Une attitude raisonnable et sobre doit esquisser une troisième voie qui mêle high-tech et low-tech selon les spécificités géographiques et historiques. D’un côté, contre les grands projets inutiles d’aménagement métropolitain et l’artificialisation des sols, il faut renouer avec les restaurations du patrimoine culturel et la préservation des terroirs (schéma d’affectation des sols, réimplantations des haies bocagères, remembrement écologique des openfields, spécialités culinaires et « produits » régionaux). L’économie planifiée doit servir la fabrication d’objets non obsolescents et durables, dans une quantité qui répond aux besoins réels, en réemployant parfois certaines méthodes anciennes au lieu de recourir constamment à l’innovation. De l’autre côté, il s’agit de développer des technologies de pointe utiles en passant à une diversité de sources d’énergie décarbonées qui garantissent l’emprise au sol la plus limitée possible pour préserver l’environnement, et de développer la recherche scientifique comme le projet de fusion nucléaire au centre d’études de Cadarache (Bouches-du-Rhône). Il faudra également maîtriser la décarbonation de l’industrie relocalisée. La possibilité d’un tel compromis raisonné entre low-tech et high-tech devra prouver que l’homme est suffisamment ingénieux pour différencier son œuvre de celle de la nature et subvenir à ses besoins sans (trop) épuiser les ressources terrestres. Car, après tout, il s’agira d’être rationaliste sans excès productiviste.

Notes :
1 – Jean Gimpel, Les Bâtisseurs de cathédrales, Paris: Seuil, 1958.
2 – Marc Bloch, Les Caractères originaux de l’histoire rurale française, Paris: Armand Colin, 1931.
3 – Lewis Mumford, Technique et civilisation, 1934, traduction et réédition française Paris: Parenthèses, 2016.
4 – Voir Lynn Townsend White, jr, The Historical Roots of Our Ecologic Crisis, chap. 5 in Machina ex Deo : Essays in the Dynamism of Western Culture, Cambridge, Mass., and London, England, The MIT Press, 1968, p. 75-94
5 – Jean Gimpel, La fin de l’avenir : la technologie et le déclin de l’occident, Paris: Seuil, 1992.
6 – Emmanuel Todd, Les luttes de classe au XXIe siècle, Paris: Seuil, 2020.

Emmanuel Todd : « Macron n’est plus républicain »

Emmanuel Todd. © Guillaume Caignaert pour LVSL.

À l’occasion de la sortie de son nouveau livre, Les luttes de classes en France au XXIe siècle, Emmanuel Todd nous a consacré le 8 février dernier un entretien fleuve dans lequel il revient sur les principaux concepts développés dans son livre, le macronisme, la violence d’État et la situation géopolitique internationale. Depuis cette entrevue, la pandémie a bouleversé nos observations sur le monde et il a tenu à nous livrer quelques réflexions lors de nos derniers échanges le 3 avril. Entretien réalisé par Lorenzo A. et Dorian Bianco, retranscrit par Guillaume Caignaert et Augustin Bouvet.


LVSL : L’opposition entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen serait un trompe-l’œil. Elle demeure pourtant très visible dans de nombreuses cartes, comme celles développées dès 2017 par le démographe Hervé Le Bras. Cette opposition a finalement dépassé la polarité traditionnelle droite-gauche, qui se traduisait par le couple Fillon-Mélenchon en 2017. Que pensez-vous du dépassement d’une opposition par une autre ?

Emmanuel Todd : Sur les cartes de 2017, les 30 départements où l’on a voté le plus Le Pen ou le plus Macron apparaissent totalement disjoints, donnant un coefficient de corrélation extraordinaire de -0,93. Le maximum aurait été -1 ; or en sciences sociales un coefficient supérieur à + ou – 0,85 évoque une tautologie plutôt qu’une association entre deux variables distinctes, une redondance. La prétendue polarisation est comme un arc électrique entre deux choses contraires, qui passe au-dessus des 55% du corps électoral qui n’ont voté ni pour l’un, ni pour l’autre. Seulement 45% du corps électoral ne définissent pas une polarité.

Le rapport réel entre le frontisme et le macronisme n’est pas celui qu’on pense. Je montre dans le livre que ces deux forces ont beaucoup plus en commun qu’on ne l’imagine communément et que leur opposition est superficielle. Le frontisme est apparu le premier dans la deuxième moitié des années 1980, le macronisme beaucoup plus tard comme son double négatif, comme une conséquence du lepénisme. Cependant, le macronisme n’est pas une réaction à une menace qui pèserait sur la démocratie : la corrélation apparaît dès le premier tour, à un moment où la démocratie, en système majoritaire à deux tours, n’est nullement menacée. Or, pour le logicien, pour le dialecticien marxiste, pour Racine quand il parle de l’amour et de la haine, pour Sacha Guitry avec la vérité et le mensonge conjugal, une chose et son contraire sont forcément très proches. C’est pour moi un principe constant, quelque chose que j’apprenais à mes enfants pour leur apprendre à « lire » la conversation des adultes.

Quand je suis tombé sur ce coefficient de corrélation de -0,93… Je me suis dit “bingo” : cela ne peut qu’avoir un sens très profond, et ce coefficient hors norme m’a mené effectivement, bien au-delà du cas français, vers une théorie de l’élitisme 2.0, le plus récent, désormais vide de projet positif puisque le libre-échange est une nuisance et que l’Europe a échoué, ne se définissant plus que par son opposition au populisme : Macron par rapport à Le Pen, tout comme les démocrates américains contre Trump. Tout ce qu’avaient trouvé les démocrates, avant les primaires, c’était de se lancer dans une procédure d’impeachment qui ne pouvait pas aboutir. On peut dénoncer le style des tweets de Trump, mais ce genre de critique littéraire ne constitue pas un programme. Ce mécanisme suggère que l’idéologie la plus générale des classes supérieures, que j’appelle dans le livre – en ciblant ici la conception de l’individu plutôt que les choix politiques et économiques – l’idéologie EFTIBE [Émancipation, Féminisme, Tolérance sexuelle, Immigration, Bio, Écologie], est en train de mourir et ne peut plus exister par elle-même.

“Macron a percé en acceptant l’axiome de base du FN : l’UMPS.”

Sur le plan des concepts, Macron a percé en acceptant l’axiome de base du FN : l’UMPS. Ce deuxième point commun, pour qui connaît l’histoire de la démocratie représentative, nous place sur un terrain fascistoïde puisque le fascisme est le premier à avoir prétendu dépasser le clivage gauche-droite et l’alternance qu’il permet… Enfin, disons plutôt proto-fasciste. La violence verbale contre des Français est aussi commune aux deux forces. Macronisme et lepénisme ont en commun un idéal d’inégalité des hommes : winners supérieurs contre losers, vrais français contre immigrés.

Il y a ainsi entre macronisme et lepénisme une complicité, peut-être même une tendresse, qui atteint des niveaux ridicules puisque ce qui existe de polarisation minoritaire est objectivement en train de faiblir dans ses tréfonds sociaux : le bloc social qui soutient le FN, la classe ouvrière, est en rétraction (il est très affaibli chez les petits commerçants aussi) et le bloc qui a soutenu le macronisme, la petite bourgeoisie CPIS, s’effrite aussi dans sa partie jeune. Ce bloc se détache tendanciellement de Macron, parce que celui-ci s’est retourné contre ses soutiens par sa réforme des retraites. L’histoire s’est vraiment accélérée, nous avons déjà bien avancé depuis l’opposition électorale visible en 2017. Le phénomène d’affrontement résulte d’une remontée des luttes des classes par le bas de la société. Nous observons une utilisation féroce et nouvelle de la police par l’aristocratie stato-financière, avec un électorat macroniste qui se droitise. On constate aux élections européennes que le vote Macron mute vers la droite, alors que l’électorat de Le Pen est à peine stable.

Après avoir sauvagement attaqué les Français les plus pauvres, le macronisme s’attaque, avec la réforme des retraites, à tous les Français en créant un climat d’instabilité et d’inquiétude. Le macronisme constitue l’arrivée au pouvoir d’une haute fonction publique libérée des partis politiques. L’État profond (supérieur, central et autonomisé) se libère des partis politiques, qui ont explosé. Au niveau de l’État concret, défini comme instrument social détenteur du monopole de la violence légitime (selon Weber, mais je ne suis plus trop sûr de la validité actuelle du concept), on voit des forces de l’ordre en liberté, chouchoutées par Macron et qui votent FN à 50%. Enfin il aurait suffi de trois discours de Marine Le Pen pour que la police se calme. Là où BFM-TV et L’Express nous reparlent d’un affrontement horizontal titanesque entre une Marine Le Pen, dont tout le monde sait qu’elle est incapable de gouverner depuis le débat télévisé de l’entre-deux tours, et un Emmanuel Macron libéral et républicain, on a en fait un axe vertical étatique (énarques-police) avec le macro-lepénisme plutôt qu’une opposition horizontale.

L’axe vertical correspond à une haute bureaucratie en liberté qui s’attaque à toute la société, mais qui est devenue entièrement dépendante d’une police qui vote Front National. D’où ces concepts de macro-lepénisme et d’État autonomisé. Les représentations cartographiques d’Hervé Le Bras que vous avez évoquées, montrant une polarité Macron-Le Pen succédant à la polarité gauche-droite, me paraissent dépassées.

LVSL : Cette convergence n’est-elle pas de nature politique plutôt que sociologique, puisqu’au niveau de l’électorat, ces corps sont disjoints ? 

E.T. : Cette convergence politique est déjà réalisée. La haute administration est hors de contrôle et supprime les retraites sans vraiment mettre en place de système alternatif, ce qui va au-delà du concept de mise au pas national-socialiste. La notion de Gleichschaltung fut la première étape de ma réflexion sur la retraite universelle à point. Le vide futuriste engendré par le vote de l’Assemblée nationale va aussi au-delà de la notion de minimum vieillesse pour tous, qui fut la deuxième étape de ma réflexion à chaud. Nous avons désormais atteint, par la grâce d’un indicateur d’indexation qui n’existe pas et ne pourra pas être calculé par l’INSEE, le stade de l’indéfinition et d’une possible disparition du système de retraite. La loi sur les retraites aurait aussi pour effet lointain une hausse de la mortalité, parce que la sécurité des retraites était l’une des causes fondamentales de l’augmentation de la longévité. Le discours automatique du « j’ai été élu et donc tout ce que je fais voter par le Parlement est légal » est dénué de sens. La constitution est au-dessus de la loi. Je comprends mal, ou trop bien, le ravissement des journalistes de télévision à le ressasser. Grâce à ce qu’a pointé le Conseil d’Etat, nous sentons que le gouvernement est effectivement en marche, mais vers l’anti-constitutionnalité. Nommez cette conséquence illégalité ou illégitimité, comme vous voulez. Le gouvernement de la France se promène hors la loi, régnant par la police et il s’approche du coup d’État.

Pour me donner du courage, idéologique, je me récite parfois à moi-même ce poème de William Blake, Jerusalem, qui est en fait l’hymne officieux de l’Angleterre, évoquant un saint qui se balade sur ses collines, largement plus apprécié chez les sectes protestantes du nord de l’Angleterre, que le « God save the Queen ».

And did those feet in ancient time,

Walk upon Englands mountains green:

And was the holy Lamb of God,

On Englands pleasant pastures seen!

And did the Countenance Divine,

Shine forth upon our clouded hills?

And was Jerusalem builded here,

Among these dark Satanic Mills?

Bring me my Bow of burning gold:

Bring me my Arrows of desire:

Bring me my Spear: O clouds unfold:

Bring me my Chariot of fire!

I will not cease from Mental Fight,

Nor shall my Sword sleep in my hand:

Till we have built Jerusalem,

In Englands green & pleasant Land.

Voici ce que je lis avant d’écrire un pamphlet. La poésie de Blake est religieuse et nationale, très humaine avec un Dieu en chacun de nous (je ne suis pas croyant). Je rêve d’une chute qui serait sur la France, genre In France’s many coloured land.

LVSL : Quel rapport Macron entretien-il avec la République ?

E.T. : Macron n’est plus républicain. Il veut abolir le système de retraite sans prendre le temps d’une étude sérieuse de l’INSEE sur l’impact démographique et économique du système futur pour avoir un système complet et pensé. Le saut dans l’inconnu d’un système de retraite indéfini, de non-retraite (universelle à point) produit un régime post-républicain. Dans une démocratie normale les choses ne pourraient pas se passer comme ça. Des constitutionnalistes réfléchiront peut-être en exil en Angleterre sur ce qu’il s’est passé dans la République française.

Quand les enquêtes de Fourquet nous montrent les gendarmes comme un groupe largement pénétré par les idées du Front National, nous devons envisager une aggravation de la situation. La situation au sein de la police doit être pire car dans la gendarmerie, il y a quand même une certaine forme d’éthique propre à l’armée. À titre d’exemple, les gendarmes ne sont responsables que de 10% des tirs de LBD.

Je reviens à votre question précédente : vous admettiez qu’au niveau politique, une collaboration pouvait être envisagée. Si cela existe déjà par l’État autonomisé que décrit Marx, au niveau électoral, on ne voit en effet pas très bien comment tout ça peut fonctionner.

Logiquement, les bases électorales restent incompatibles. Le vote Front National est encastré dans un monde ouvrier qui refuse la caste supérieure, aliénée, en opposition frontale avec l’aristocratie stato-financière. Une alliance électorale est-elle possible avec le macronisme recentré à droite ? En ce moment le macronisme est rejeté par sa base venue de la gauche, pour des raisons économiques (les retraites), mais aussi morales : les yeux éborgnés et les mains arrachées créent un clivage moral aussi important que le clivage économique. Les gens qui ont voté pour les Verts aux européennes n’ont pu accepter cette violence. On ne voit pas vraiment comment l’électorat macroniste actuel, toujours au-dessus de 20 %, mais plutôt centré sur des gens très riches, assez vieux, de droite classique, ferait jonction avec le monde ouvrier en décomposition du nord-est. Une fois que l’on a dit ça, on a la réponse : il faut abolir les élections, entretenir le désordre dans la partie centrale de la société, empêcher l’émergence d’une force centrale organisée, ce léninisme libéral que j’appelle de mes vœux. Enfin créer une situation de confusion suffisante pour que les élections soient abolies.

Emmanuel Todd. © Guillaume Caignaert pour LVSL.

Mon livre est un livre assez noir, certes remplis de blagues, mais dans la catégorie « humour : politesse du désespoir ». J’avais fait allusion à Fantomas en présentant mon livre chez mon éditeur, Le Seuil. Une phrase de Fantomas m’a guidé : « Bien sûr, je tue pas mal, mais toujours avec le sourire » : pour moi c’est l’esprit du livre. Pourquoi pleurer pendant un désastre, si on a quelques belles formules en français. Et puis le rire est une arme. C’est un bouclier, une arme défensive pour soi-même, mais aussi offensive. Le macronisme est en marche, mais il est fragile, mené par des bureaucrates conformistes qui n’ont jamais pris de risques physiques, aventurés sur un terrain qui leur fait peur à eux-mêmes. Je pense que l’humour est une arme s’ils ont, comme je le crois, peur.

LVSL : Nous voulions évoquer avec vous l’Illusion du bloc bourgeois de Bruno Amable et Stefano Palombarini. Qu’est ce qui a pu retarder la convergence de la bourgeoisie de gauche et de celle de droite ? Qu’est-ce qui explique qu’une certaine proportion d’entre eux se reconnaissaient encore dans le clivage plus traditionnel Mélenchon/Fillon ? 

E.T. : Je voudrais m’excuser auprès de tous les chercheurs français qui ont fait du boulot utile en politologie et que je n’ai eu pas le temps de lire. Quand je m’y suis mis, j’étais sur des recherches de fond : une comparaison entre le néolithique européen et l’Amérique pré-colombienne. Ce n’est pas un livre universitaire. Votre question est une rétrogradation de deux crans dans l’histoire. Vous me demandez pourquoi le macronisme n’est pas apparu plus tôt et pourquoi il est apparu de façon imparfaite. Quand j’écrivais L’Illusion économique (1997), on pouvait mettre en correspondance niveau de diplôme et situation économique privilégiée. Je pense que les théories actuelles en sont restées à cette étape, et on peut effectivement se demander pourquoi il n’y a pas eu fusion de ces 20% d’en haut plus tôt. Mais tout simplement par retard des mentalités sur l’évolution économique objective, phénomène banal. Il est normal qu’il y ait un retard entre l’émergence d’une catégorie, définie par l’éducation et des privilèges économiques, et son accession à la conscience en termes de représentation politique. Le mouvement de l’histoire continue et au moment même où la petite bourgeoisie CPIS s’unifie et vote Macron, son statut économique se dégrade et ses études supérieures ne lui assurent plus un véritable privilège économique. Les mentalités restent en retard. Nous passons donc directement de la non-conscience à la fausse conscience.

Je ne comprends pas pourquoi on s’en étonne. Penser que tout puisse se passer au même moment, si vous voulez, c’est comme un physicien qui dirait : le principe d’inertie c’est du flan, et si vous sautez du train, vous devez être à une vitesse 0 par rapport au quai tout de suite. L’une des maladies interprétatives de l’époque, d’ailleurs, c’est que politiques et idéologues fonctionnent comme si il n’y avait plus de principe d’inertie historique. Ça donne des propositions du genre : Non maintenant ce ne sont plus les États-Unis qui incarnent l’idée de démocratie libérale, parce que Trump est trop vilain, mais c’est l’Allemagne d’Angela Merkel. L’Allemagne qui a inventé le nazisme passe directement au statut de pays central de la démocratie libérale. Inertie zéro. Vous allez voir, dans les années qui viennent, si la démocratie américaine craque et si l’autoritarisme allemand s’est évaporé !

LVSL : La fausse conscience semble être la notion centrale du livre. Comment y avez-vous eu recours, et comment affecte-t-elle les classes sociales ? Finalement, pourquoi a-t-on l’impression de passer sur le divan à chaque fois qu’on lit un livre d’Emmanuel Todd ?

E.T. : D’abord, excusez-moi de le rappeler, mais c’est nécessaire parce qu’on me qualifie toujours de provocateur, d’agité en somme, mais j’ai quand même fait 46 ans de recherche. Cela fait presque un demi-siècle que je vis dans le domaine de la réflexion historique et des sciences sociales. J’ai beaucoup travaillé, et lu peut-être 75% des textes importants. J’ai commencé à penser à l’histoire avant de faire de la recherche, puisqu’à 16 et 17 ans j’étais membre des jeunesses puis du Parti communiste. J’ai donc démarré avec une formation marxiste de base. Or la fausse conscience est au cœur du marxisme originel, de L’Idéologie allemande, de certains morceaux de la Critique de l’Économie politique, qui parlent du fait que les gens ont des difficultés à comprendre ce qu’ils sont dans la structure sociale…

Mon modèle d’analyse des structures familiales a été construit contre le marxisme et en partant d’une interrogation, d’une question que Marx ne pouvait pas se poser : pourquoi les révolutions communistes ont-elles eu lieu dans des pays sans véritable prolétariat ? Ce que j’ai appris en anthropologie à Cambridge m’a mené à la réponse suivante : le communisme n’a percé de manière endogène que dans des pays de structure familiale communautaire (les fils restent associés au père en milieu paysan). Ailleurs d’autres types familiaux ont mené à d’autres idéologies. Cette hypothèse était une généralisation de celle d’Alan Macfarlane qui dérivait l’individualisme anglais de la structure familiale nucléaire anglaise. Elle permet d’expliquer pourquoi la crise économique de 1929 a donné Roosevelt en Amérique, des conservateurs asthéniques en Angleterre (mais qui ont accepté une dévaluation de la livre quand même), Léon Blum en France, le premier président du Conseil d’origine juive, et Hitler en Allemagne : les différences de structures familiales et de valeurs expliquent la divergence des nations en période de crise économique. Elles permettront vraisemblablement aussi d’expliquer la diversité des réactions nationales à la crise sanitaire du coronavirus.

J’ai pu développer cette idée car je vivais alors durant une période de prospérité économique. J’ai eu le temps de la poser, parce que nous n’étions pas, entre 1970 et 1990, harcelés par l’urgence économique et sociale. La prospérité nous a donné l’espace de respiration nécessaire pour prendre le temps de regarder des variables historiques plus profondes que l’économie. Mon modèle fonctionne, même si la recherche académique ne m’a pas, pour l’essentiel, suivi, par refus de regarder les données. Phénomène extraordinaire : les sociétés libérales ne veulent pas savoir la vérité sur elles-mêmes, mon royaume n’est pas de ce monde. Je suis injuste avec moi-même : au Japon, pays de famille souche, autoritaire et inégalitaire, je n’ai pas de problème. Les Japonais trouvent l’idée d’une détermination par les structures familiales naturelle. Il m’arrive parfois de me demander si je n’y représente pas une sorte de néo-confucianisme universalisé.

“Il y a une remontée des conflits de classe.”

Nous passons maintenant à une période différente avec la baisse du niveau de vie. Terminé la pause paisible. Il y a une remontée des conflits de classe. L’économie et le marxisme redeviennent importants. J’aimerais donner une petite précision sur le marxisme que j’utilise, qui est fortement ethnologisé, et qui n’implique aucun renoncement à l’explication par les valeurs familiales. Marx a étudié les luttes de classe en France en reprenant le concept d’historiens français, pour l’appliquer ensuite à toutes les sociétés et à tous les temps. C’est ça qui n’a pas marché : il y a certes des classes en Angleterre, par exemple, mais sur un mode stratifié. La notion de luttes de classes n’y a guère de sens. Preuve récente : un produit typique d’Eton, Boris Johnson, a pu séduire des prolétaires du nord de l’Angleterre. Aux États-Unis, le concept de lutte des classes est inopérant pour les mêmes raisons, mais avec en plus la prédominance des oppositions raciales. En Allemagne, avec une structure verticale de déférence et d’autorité, le concept de lutte des classes a été essayé mais cela a mené à Hitler. Cela ne marche pas non plus au Japon. Je le réintroduis donc uniquement pour la France, car la lutte des classes est notre identité. Être un bon Français et penser en termes de lutte des classes, c’est tout un. Tout un programme surtout !

Je retourne à l’inconscient. Il y a eu la fausse conscience de Marx, et puis j’ai fait de la sociologie. J’ai été initié à la sociologie par Henri Mendras, qui a été par la suite l’un des plus tolérants vis-à-vis de mes théories. Mais la sociologie n’est pas unifiée. Bourdieu, par exemple ne m’a jamais intéressé. Sa vision est trop inerte, trop fixiste : c’est dire que les ouvriers ont des problèmes que les cadres n’ont pas, formidable, mais c’est une sociologie qui décalque l’économie. C’est ne pas comprendre ce qu’est la sociologie originelle, celle qu’avaient fondé Tarde et Durkheim, sans oublier Le Play. Le Suicide de Durkheim est l’un de mes livres cultes. Il me fascine parce que je suis depuis toujours attiré par une perception statistique de la société et de l’histoire, même si je ne suis pas conceptuellement très fort en statistique. Corrélations, résidus de régression, je ne vais pas plus loin… C’est extraordinaire, émouvant de voir Durkheim étudier la régularité du suicide et son association à d’autres phénomènes – économiques, religieux, familiaux, évaluer ce que l’on appellerait maintenant des corrélations ou des non-corrélations, avant l’invention du coefficient de corrélation. C’est admirable et touchant, surtout venant de quelqu’un qui partait d’une formation de philosophe. L’idée fondamentale du Suicide, c’est que la sociologie doit s’occuper de phénomènes d’ordre collectif qui transcendent les individus et dont ils ne sont pas conscients. L’idée d’inconscient est au cœur de la définition originelle de la sociologie. Je peux évoquer aussi Gabriel Tarde, qui décrivait la société comme un long rêve ou cauchemar collectif, et finalement Max Weber qui dit, dans Le Savant et le Politique, que l’objectif de la sociologie est de révéler aux gens la signification logique originelle de leurs actes, le sens de leur propre action en termes de valeurs. La non-conscience durkheimienne et la fausse conscience du marxisme se complètent pour moi, même si je n’ai jamais eu l’énergie de tenter une articulation des deux concepts.

La vraie sociologie ne peut être que dévoilement. L’explication de l’idéologie par la structure familiale, c’est un type de dévoilement. L’hypothèse de la structure familiale fait d’ailleurs du marxisme socio-politique de masse une fausse conscience ; et la dévoile. Qu’est-ce que j’ai pris dans la gueule pour avoir dévoilé ! J’ai donné l’impression désagréable aux gens qu’ils n’étaient pas ce qu’ils croyaient être. Mais prendre des coups pour avoir dévoilé, cela devrait être accepté comme quelque chose de normal pour quelqu’un qui fait de la sociologie. Nous vivons quand même un paradoxe culturel, une incohérence plutôt : la psychanalyse a été acceptée et fait partie du bagage des gens éduqués, y compris dans les professions intermédiaires. Tout le monde parle d’inconscient individuel, mais la notion d’inconscient social s’exprimant dans des inconscients individuels n’est plus acceptée.

Ce qui choque c’est d’être dévoilé à soi-même, en tant qu’islamophobe quand on se pense tolérant (épisode Charlie) ou aujourd’hui en tant que loser quand on se pense winner : un exercice de dévoilement identitaire puis un exercice de dévoilement socio-économique. C’est plus facile pour moi aujourd’hui, car au moment du Qui est Charlie ?, je prenais de front des gens de mon milieu qui étaient dans une bonne conscience absolue. Cela a été si dur que j’en suis tombé malade. Ce n’est pas du tout ça en ce moment, un conflit économique est plus simple. Surtout, il y a une émergence rapide à la conscience quand on se rend compte qu’on va avoir une retraite deux fois moins élevée, au mieux. Aujourd’hui, je suis du côté de 80% des français, et c’est un dévoilement qui passe mieux. Macron m’aide beaucoup par sa violence.

C’est une idée absurde de considérer qu’un type qui parle comme moi soit considéré comme arrogant. Ces gens se disent : Comment ose-t-il nous dire qui nous sommes ? Pour qui se prend-il ? Les raisons pour lesquelles je peux faire ça sont certainement spécifiques, mais n’ont rien à voir avec l’intelligence. Ma personnalité introvertie m’a coupé du monde, avec une déficience dans les rapports humains. Ça s’est inversé aujourd’hui, mais j’étais un timide pathologique et je suis toujours un introverti contrarié. Je me suis réfugié dans la recherche et ,en plus, dans un autre pays en Angleterre, avec la conséquence que 95% des bouquins que je lis sont en anglais. Je suis vraiment un patriote français, mais intellectuellement, je vis dans un autre monde. Je vois mon pays, que j’aime, de l’extérieur tout en le vivant de l’intérieur, et cela n’a vraiment rien à voir avec l’intelligence.

C’est aussi une éthique de la vérité, qui me vient de ma famille. Je viens d’une famille qui peut résister à la pression culturelle parce qu’elle a une idée a priori de sa légitimité intellectuelle. Je ne suis pas, comme l’a dit je ne sais quel marxiste sur un blog, un grand bourgeois intellectuel. Je ne vous dis pas mon niveau de pension, mais je suis un français des plus normaux. Ceci dit, il y a déjà eu des intellectuels dans ma famille, mon grand-père Paul Nizan, que je n’ai jamais connu, puisqu’il est mort à Dunkerque en 1940. Un de mes ascendants directs Simon Lévy fut Grand-rabbin de Bordeaux, et avait écrit un Moïse, Jésus et Mahomet, ou les trois grandes religions sémitiques (1887) ; un autre était Isaac Strauss, musicien officiel de la Cour sous Napoléon III. C’est par lui que je suis cousin de Lévi-Strauss dont ma grand-mère Rirette me disait, qu’enfant déjà, il était très ennuyeux. Ma famille m’a transmis une idée (plus qu’une idée en fait, un tempérament) : le droit de penser tout seul. Un exemple : Genet vient déjeuner à la maison, il part et ma mère commente : quel con (rires). Je me vois à 25 ans, à Vienne, discutant avec un ami, Thierry Morax, malheureusement mort noyé au Costa-Rica en tentant de sauver une autre personne. Nous faisons connaissance, fort désœuvrés tous les deux, durant un week-end de début d’été 1975 chez des amis de mon père (grand journaliste et biographe, ami de Jean-François Revel et d’Emmanuel Le Roy-Ladurie, oui je suis un héritier culturel). Il venait de rater l’agrégation de lettres et ma femme m’avait laissé en plan. Avec Thierry nous décidons, soudainement, d’aller à Budapest. À Vienne, cela devait être à l’aller. Puisque nous ne nous connaissions pas encore très bien, je trouvais qu’il manifestait vis-à-vis de personnes comme Barthes une déférence exagérée. Je sentais chez lui une sorte de respect intellectuel a priori, alors que lui était un enfant de très grand bourgeois, se faisant déposer à l’entrée du village par ses amis de gauche lorsqu’il allait voir ses parents durant le week-end, pour cacher qu’il marchait ensuite jusqu’au château, leur maison. Moi, on m’a appris très jeune à me moquer de gens comme Barthes ou comme Bourdieu. Ce n’est pas de l’intelligence, c’est éducatif. Je dois énormément à ma famille.

LVSL : Pensez-vous que l’INSEE participe à la fausse conscience ?

E.T. : J’ai toujours pensé que les chiffres bruts n’étaient pas falsifiés, ce que je dis dans le livre, mais je dois avouer que j’en suis moins sûr maintenant. Enfin, mettons… L’utilisation des chiffres et la présentation qui en est faite, la définition des indices qu’on en tire sont hautement biaisés et produisent des résultats trompeurs. L’INSEE dépend de Bercy et relève donc de l’appareil d’État. Il n’est pas indépendant à la fois à cause de cette relation organique avec l’État et parce que les gens de l’INSEE appartiennent à la petite bourgeoisie CPIS et sont largement soumis à son idéologie du moment.

Emmanuel Todd. © Guillaume Caignaert pour LVSL.

J’ai pour l’essentiel repris les conclusions de l’ouvrage de Philippe Herlin, Pouvoir d’achat, le grand mensonge sur le niveau de vie. Mais j’y ajoute un contrôle externe par d’autres variables, démographiques, qui me semblent beaucoup plus sûres par nature que les variables économiques et particulièrement les indices de prix : l’évolution de l’âge médian en hausse rapide des acheteurs de voiture par rapport à l’évolution de l’âge médian de la population, le fait que l’on a déjà eu des petites hausses de la mortalité infantile dans les territoires socialement défavorisés, le fait que la fécondité a baissé pour tous les niveaux de revenus, le fait que la mobilité géographique des populations ralentisse. J’en conclus un déclin du niveau de vie. Sans cette constatation d’une baisse du niveau de vie, un historien raisonnable ne peut pas comprendre le phénomène gilets jaunes et la sympathie générale qu’il a suscité. J’ai été attaqué par la direction de l’INSEE. Il y a un nouveau blog, avec tellement peu de choses dedans (3 articles dont une réponse à ce que je dis) que je n’ai pas réussi à comprendre s’il était toujours en activité. Ma femme a lu ce matin la réponse de Benoît Ourliac, et m’a dit « Mais pourquoi veulent-ils justifier tout ce que tu dis ? ». Ils valident le 6% affecté au logement dans l’indice des prix, décortiquent en locataires, du parc privé, du public, propriétaires, etc. Puis ils maintiennent qu’acheter son appartement ne vaut pas, parce que c’est considéré comme un investissement. C’est très peu imaginatif dans le contexte actuel d’ouragan sur les retraites : on ne peut séparer l’achat d’un logement du problème des retraites, car on achète désormais un logement pour se mettre à l’abri. Il y a tout un complexe retraite-logement-sécurité qui va devenir l’un des enjeux du débat. Je vous répète ce que j’ai dit à la librairie La Procure. L’INSEE, en tronçonnant de façon rigide (locataire A, B, acheteur, possesseur de logement), tout cela ne peut avoir de sens socio-économique raisonnable qu’à deux conditions : que les gens ne changent jamais de catégorie comme dans une société de caste, et que cette société ignore la loi du marché… bref la grande Union soviétique au temps de Brejnev !

Sur ce point, je crois que les deux tiers des Français considèrent que le niveau de vie baisse, et que la position de l’INSEE est fragile. La réaction de l’Institut m’a enchanté, mais surpris. Alors, je me suis demandé : « mais d’où ça vient ce blog ? ». Je vois le nom d’Ourliac, je vais voir l’organigramme de l’INSEE, pour savoir si c’était un statisticien plein temps, un savant Cosinus, un type comme moi. Pas vraiment : c’est le directeur de cabinet du DG de l’INSEE ! Dans cet article de blog, il y a des trémolos pseudo-méthodologiques sur 75 institutions internationales (je dis ça au hasard, je ne me souviens plus du nombre) qui établissent des conventions sur les indices de prix à l’échelle mondiale et à l’échelle européenne, etc., et puis d’autres trémolos encore plus drôles sur l’indépendance de l’INSEE, qui n’est pas logiquement possible car l’Institut dépend de Bercy. Je vous laisse juger. Le directeur de l’INSEE Jean-Luc Tavernier fut un sarkozyste notoire. Au deuxième rang, je vois une figure rassurante comme Didier Blanchet, qui fut mon voisin de bureau à l’INED et auquel je serai éternellement reconnaissant de m’avoir clairement expliqué, il y a bien longtemps, l’articulation entre l’indicateur conjoncturel de fécondité et la descendance finale. Et puis je tombe sur le secrétariat général et c’est le jackpot idéologique : voici Karine Berger que j’avais croisée sur un plateau de Ce soir ou jamais. Berger c’est encore mieux que Tavernier : elle a certes comme lui la formation standard, X, ENSAE (polytechnique plus l’école de l’INSEE), et a grenouillé chez les socialistes comme lui chez les sarkozystes. Mais elle a de plus co-écrit et publié en 2011 un livre absurde, et qui nous rassure sur le mental de l’INSEE, Les 30 glorieuses sont devant nous. Si nous acceptons l’équation sarkozyste + socialiste = macroniste, l’INSEE apparaît politiquement à jour. Mais je vais continuer, tel un marchand de parapluie et de presse-purée. Ce n’est pas tout. Dans mon livre, j’explique pourquoi 2007 est une année tournant, d’abord à cause de la grande récession, mais aussi parce que les AGF rachetées apparaissent finalement sous le nom du groupe allemand Allianz. C’est comme si l’Allemagne se connectait alors au cœur de l’appareil d’État français. Or Karine Berger avait fait un petit tour par une filiale du groupe Allianz, pour revenir ensuite au cœur de l’appareil d’État, à la direction de l’INSEE. Et ce sont ces gens qui nous disent : nous sommes indépendants ! Et l’on s’indigne ensuite de la prolifération malsaine du complotisme ! Le détachement de Bercy ne suffira pas, il faudra aussi purger le haut de l’INSEE.

J’ai dû aller vite dans mon livre, mais je pense avoir seulement frôlé un problème statistique et économique beaucoup plus vaste, beaucoup plus général et qui va bien au-delà de l’INSEE et de son indice des prix. La déconnexion entre la mesure de la richesse et la réalité des pays. Le produit intérieur brut devient un concept creux. À titre d’exemple, lorsque j’ai écrit Après l’Empire, le PNB américain par tête était l’un des trois plus élevés, mais dans un pays classé 17e pour son taux de mortalité infantile. Depuis, le taux de mortalité a augmenté parmi les blancs de plus de 50 ans, et l’espérance de vie a baissé. La notion de PIB/PNB était adéquate dans une économie industrielle productrice de biens concrets – automobiles, frigidaires, machines-outils. Dans une économie de services, où ce que l’on produit a une valeur très social-conventionnelle, les indicateurs économiques traditionnels perdent leur sens et les sociétés deviennent aveugles. Il faut donc un renversement méthodologique à l’INSEE, et ailleurs, pour qu’on s’appuie sur des données plus concrètes, notamment démographiques. Au-delà des biens et service marchands, il faut intégrer pour mesurer le niveau de vie de manière bien plus réaliste les services hospitaliers et leur dégradation. C’est une incohérence supplémentaire de l’INSEE : il traite l’économie de marché comme si nous vivions dans un système de caste et une économie de type soviétique pour le logement, mais il ne relève pas la dégradation du niveau de vie entraînée par l’état de déliquescence des hôpitaux.

LVSL : Est-ce du cynisme dans ce cas ? Y-a-t-il à Bercy un masochisme des jeunes hauts-fonctionnaires qui, tout en participant à l’austérité budgétaire, constatent pour eux-mêmes des baisses de salaire et de progression à poste égal par rapport à leurs aînés ? Ou est-ce davantage du sadisme de leurs aînés ?

E.T. : C’est au-delà du cynisme : l’État français est en mode aztèque. Dans le livre, je spécule sur la mentalité de l’aristocratie stato-financière, qui m’apparaît beaucoup plus stato que réellement financière. Ils sont certes privilégiés, faisant carrière et fortune dans le privé, mais ils sont malheureux et frustrés car ils subissent à l’échelle européenne, voire internationale, depuis que l’euro a été créé, une formidable dégradation de statut. Ils sont maltraités par leurs homologues allemands, qu’ils doivent consulter en tout. C’est une classe humiliée qui s’intègre bien à mon modèle général d’une cascade de mépris descendant. Le mépris des prolétaires français pour les populations immigrées, ou celui qu’ils subissent eux-mêmes de la part des petits bourgeois n’est qu’un mépris très symbolique. En revanche, ce qui différencie l’aristocratie stato-financière, c’est qu’elle dispose des commandes du pays et peut librement se passer les nerfs sur la population. Le problème n’est pas le masochisme des jeunes, mais le sadisme de ceux qui gouvernent et je suis convaincu que la taxation des carburants et plus encore l’abolition du système des retraites n’est pas du tout un acte de rationalité administrative, mais un acte sadique perpétré contre la population française. C’est une déclaration de guerre de l’État profond à la société française. Les années d’après-guerre ont entretenu l’illusion que les classes dirigeantes étaient enfin sorties de leur folie millénaire. Je vous invite à regarder la biographie des premiers directeurs de l’INSEE, qui étaient des remarquables fonctionnaires, voulant construire un monde meilleur et servir l’intérêt général, même s’ils ne furent qu’une parenthèse dans l’histoire. En réalité, l’irrationalité déchaînée se situe toujours au sein des classes supérieures.

“Il faut se représenter une aristocratie stato-financière en proie à des pulsions et des tendances sadiques.”

S’il existe une tendance à humilier dans l’appareil supérieur de l’État, Macron était idéalement taillé pour le job. L’école des Annales, dont la méthode historique s’intéresse aux masses humaines, qu’elles soient populaires ou bourgeoises, refuse l’idée des personnalités dans l’histoire. J’y ai été formé. C’est un rejet de l’histoire événementielle et de quelques personnages connus, mais une prise en compte des forces collectives. Cependant, l’autonomisation de l’État avec une classe bureaucratique en lévitation au-dessus de la société, ravagée de sentiments sadiques parce qu’elle est humiliée à l’échelle européenne, me pousse à m’interroger sur la personnalité d’Emmanuel Macron qui a eu l’audace de prendre le pouvoir avec l’appui de ces hautes sphères. Je me pose tout de même la question d’une possible déviance psychique d’Emmanuel Macron qui, pour moi, est un homme qui souffre. Il avait déclenché les hostilités en parlant des intellectuels aux passions tristes et j’en étais venu à me demander pour quelle raison il en voulait aux gens de la génération de sa femme – dont je fais moi-même partie. Son agressivité extérieure est générale, envers les Anglais, les Américains, les Russes même s’il s’est quand même ici calmé depuis, ou si quelqu’un l’a calmé, suggérant qu’il existe quelque part dans les hautes sphères quelques personnes raisonnables. Il n’en demeure pas moins que son comportement et son agressivité vis-à-vis des gens ordinaires ou humbles, verbale par son langage, physique par la répression des manifestations, est très inquiétante.

Par conséquent, il faut se représenter une aristocratie stato-financière en proie à des pulsions et des tendances sadiques, mais si on pense en statisticien, on ne peut jamais inclure 100% des gens dans une même catégorie. Il existe un certain pourcentage de personnes aux pulsions sadiques dans l’aristocratie stato-financière comme il existe un certain pourcentage de personnes raisonnables et il existe sans doute un conflit interne entre les gens de ces deux tendances. Certains d’en haut peuvent se dire qu’il faudrait se débarrasser de Macron. Beaucoup de grands patrons ne souhaitent pas qu’un conflit social se prolonge, ils préféreraient une option pacificatrice, de même qu’ils penchent certainement pour un règlement pacifique des négociations sur l’accord commercial avec le Royaume-Uni, sachant pertinemment que la France est sans doute le pays qui a le plus à perdre dans un conflit économique avec l’Angleterre. Si Macron nous met en conflit avec l’Angleterre, il met en danger ce qui reste du patronat français, autant qu’il menace les intérêts français au Royaume-Uni qui sont énormes : 200 000 Français vivent outre-Manche, majoritairement à Londres. Le Royaume-Uni est l’un des derniers pays développés avec lesquels la France a toujours un excédent commercial. S’il continue comme ça, il peut faire peur à une partie de la classe dirigeante. Lors de la crise des gilets jaunes, une partie du patronat a insisté pour que le gouvernement lâche du lest alors que la direction du budget a œuvré pour que les mesures gilets jaunes coûtent le moins cher possible à l’État et soient reportées vers les caisses de sécurité sociale, afin de légitimer les futures réformes de l’assurance-chômage et des retraites. L’État est plus violent que les grands patrons.

Depuis que vous m’avez posé la question, le confinement a commencé. Je me dis, à chaud, qu’il a dû être difficile pour Macron et sa bande de passer du rôle de persécuteur des Français ordinaires à celui de protecteur, pensant à l’épisode inouï qu’a été le premier tour des municipales : l’exécutif a alors pris le risque d’un coup d’accélérateur majeur à l’épidémie. Macron ne peut ici s’abriter derrière les préférences de l’opposition (Larcher, Jacob, Baroin), puisqu’il en a pris la décision et je ne peux m’empêcher d’évoquer là une pulsion sadique inconsciente. L’inconscient serait ici individuel et freudien. Il est vrai toutefois qu’une indifférence aux hommes et à la réalité du monde suffirait à expliquer ce choix des municipales. L’hypothèse du sadisme n’est peut-être pas absolument nécessaire, car cette indifférence à l’humanité pourrait d’ailleurs elle-même renvoyer, soit à une certaine forme d’autisme soit, tout simplement, à de la bêtise. Les historiens et, j’espère, les juges, vont avoir du boulot.

LVSL : Comment s’est constitué ce capitalisme croupion en France ? D’un point de vue d’historien, comment se fait-il que le capitalisme français soit adossé à l’État ?

E.T. : Enfin me demandez-vous de répéter l’histoire de France depuis Colbert ?

LVSL: Quelque part oui ! Où en est la genèse ?

E.T. : Pour comprendre cette genèse, il faut regarder les zones de dynamisme économique. Même si le capitalisme industriel y est né, laissons de côté l’Angleterre, et intéressons-nous aux dynamiques économiques privées, sur le continent, observables bien avant la révolution industrielle anglaise.

Les pôles de ce développement économique s’étendent sur l’Italie centrale et l’Italie du nord, l’Allemagne du sud et les Flandres. Ce sont des régions caractérisées par les structures familiales complexes et/ou une paysannerie de producteurs familiaux indépendants. Les deux aspects ne se recoupent pas forcément : l’un, l’autre ou les deux. La petite entreprise appuyée sur la famille y existait déjà, avant la révolution industrielle, selon un système lignager en Italie centrale où la région était patrilinéaire, et de type famille souche en Allemagne du sud, voire une forme plus fluide dans les Flandres. La région Rhône-Alpes entre dans cette catégorie, comme Lyon. Il y a également le Sud-Ouest de la France, mais son développement a été cassé parce que le protestantisme naissant y a été éradiqué par la suite : ses élites économiques protestantes y ont été éliminées, ce qui l’a mis en état de sous-développement.

Le cœur du système français, dans le bassin parisien, est caractérisé par la famille nucléaire égalitaire, qui correspond sur le plan de la production agricole à de très grandes fermes comportant un prolétariat qu’on nommait journaliers ou manœuvriers. Les ouvriers agricoles forment le gros de la population paysanne du bassin parisien, avec un faible sentiment religieux et une faible capacité d’action économique autonome ou innovatrice. Ce sont des dominés, des prolétaires. Dans ce contexte, la France était un État fort où coexistaient des régions libérales égalitaires centrales et des régions périphériques autoritaires et souches, avec une bureaucratie bien organisée qui dominait l’ensemble, pensée par le centre et peuplée par la périphérie (postiers du Sud-Ouest et cadets de Gascogne archétypaux). Dans sa majorité centrale donc, elle n’avait pas une grosse aptitude à l’initiative individuelle au niveau familial et entrepreneurial. Cela n’a pas empêché que le Nord de la France se soit développé très tôt sur le plan éducatif grâce à son contact avec l’Europe protestante. On aboutit au paradoxe qu’il existe, en 1789, un cœur dominant de la France avec un faible potentiel d’activités, d’entreprises individuelles et familiales, mais un développement éducatif élevé, doublé d’un État fort, utilisant la discipline provenant de la périphérie.

Vous avez là les éléments majeurs du système français : un niveau éducatif suffisamment élevé pour que l’État mobilise la discipline de la périphérie et encourage un peu partout l’économie. Ça a toujours été comme ça, mais ça fluctue selon les époques et les rythmes, et selon les différentes phases du développement économique. Les cathédrales du Nord de la France s’expliquent par le dynamisme économique de l’époque, nourri par la proximité des Flandres et des Foires de Champagne, entre Italie et Flandres. C’est comme l’industrie : sa localisation en France au lendemain de la révolution industrielle, à part les bastions en Alsace, en Moselle et le sillon charbonnier du Nord, s’est étendue au Nord-Est sur des régions libérales égalitaires. Le développement lyonnais a toujours été autonome. Durant les Trente Glorieuses, ce système s’est mis à tourner à son maximum d’efficacité, à plein régime, grâce à un consensus social exceptionnel et à un sentiment d’unité nationale sur lequel l’État pouvait s’appuyer.

LVSL : Grâce à l’État, s’est opéré un rééquilibrage industriel des villes qui avaient une industrie moins développée que dans les régions du Nord et de l’Est. Le keynésianisme permettait de développer les régions en retard grâce à l’égalité territoriale. Pensez-vous que l’État joue toujours ce rôle ?

E.T. : L’État est essentiel. Cependant, le Rhône-Alpes et l’Alsace peuvent survivre sans l’État central. Actuellement, le Sud-Ouest, avec Airbus à Toulouse, est en train de remonter en puissance malgré le désengagement de l’État. Dans la mesure où l’industrialisation en France avait beaucoup dépendu de l’action de l’État, l’attitude anti-étatiste qui dénonce le colbertisme, dans un contexte européen de régionalisation, aboutit au désarmement unilatéral de la société française dans son activité économique. Macron ne peut comprendre (il n’est pas le seul) que les deux tiers de la France ne sont pas doués pour devenir des pépinières d’entrepreneurs ou la start-up nation qu’il appelle de ses vœux. Un anthropologue le comprend, l’historien le devrait. Mais un énarque ? Travaillant sur l’Invention de l’Europe, j’avais fait une carte de la population active du secteur secondaire qui constatait la fragilité du tissu industriel français. Aucune région de l’hexagone ne possède, à la veille de l’entrée dans l’euro, la densité industrielle de l’Allemagne du sud ou de l’Italie du nord. L’industrie italienne, concentrée dans la vallée du Pô, un peu dans la Toscane puis dans sa phase de rattrapage récente en Vénétie, ne dépend pas de l’État car elle a une base familiale. L’Italie a succombé car son niveau éducatif n’augmentait pas assez vite dans le supérieur scientifique. Elle s’est trouvée en grande difficulté dans l’Europe ultra compétitive et dans la zone euro parce qu’elle n’avait pas les industries de pointe que possède la France. Sur ce point nous avons un avantage : l’existence des grandes écoles scientifiques françaises, Polytechnique, les Mines, Centrale et autres, qui sont fondées sur un système de concours généralisé sélectionnant des gens bons en maths. À l’inverse, le concours de l’ENA sélectionne ceux qui pensent que l’euro fonctionne. C’est un filtre de déqualification car cela vous assure que le concours de l’ENA sélectionne ceux qui ne pensent pas par eux-mêmes. Cette école opère une sélection systématique des inadaptables à la réalité.

L’action de l’État dans la vie économique dépendait des grandes écoles scientifiques. Leurs corps ont permis à la France de développer des industries de pointe, d’avoir un système ferroviaire hyper-performant quand j’étais gamin, d’être pionnier dans l’énergie électronucléaire, d’avoir Airbus. Tout ça, c’est l’État. L’investissement fondamental n’est pas matériel, mais intellectuel. C’est là le vrai drame de la France : on perd l’investissement et l’énergie des polytechniciens, mineurs, centraliens et les autres qu’on fout en l’air en les faisant boursicoter dans des salles de marché, tout en attendant que se lève, sur le territoire national, une élite d’entrepreneurs, grâce à une monnaie censée faire monter en gamme les industries, alors que la matière humaine ne suit pas. Bientôt, il n’en restera rien, particulièrement dans le bassin parisien. Certes, l’Alsace survivra en se reconnectant inévitablement à l’Allemagne, la région Rhône-Alpes également grâce à sa structure familiale et entrepreneuriale provenant de sa paysannerie originelle. On observe déjà, je l’ai dit, une remontée en puissance de l’Occitanie. Pour le reste du territoire subsisteront des poches dans certaines régions comme Laval et les régions où dominait la famille nucléaire absolue de l’ouest et l’exploitation familiale dans le monde rural, et enfin la Vendée parce qu’elle a une structure familiale intermédiaire originale, mais pour l’essentiel tout sera dévasté.

Mais il ne faut pas être dogmatique. Certes, il faut l’État. Mais il faut aussi du marché. Celui-ci ne doit pas être paralysé par des systèmes de corporations et de privilèges. J’ai dirigé une bibliothèque dans le secteur public et j’ai découvert alors que les libéraux avaient quelques bons arguments. Je repasse ici sur un mode idéologique, parce que je commence à avoir des problèmes avec des gens, des prétendus contestataires de gauche du système, qui me reprochent mon effroyable conservatisme, de dire que seul le capitalisme est possible, du type régulé par l’État, et que ce dont nous avons besoin est seulement une libération monétaire et une dose de protectionnisme, avec un seul allié possible, les États-Unis. Je commence à avoir des problèmes avec des gens qui me disent : Non, il faut dépasser le capitalisme, non il faut s’allier avec la Russie. J’ai, depuis 1990, toujours défendu la Russie. J’ai toujours considéré que son potentiel militaire était un contrepoids nécessaire à la puissance américaine, bénéfique au fond à la démocratie américaine elle-même parce qu’il empêche une dérive militaire des États-Unis. Mon programme mondial serait sans doute une réconciliation des États-Unis et de la Russie pour mettre un peu d’ordre sur la planète et maîtriser l’égoïsme économique allemand et la mégalomanie chinoise. Mais pour sortir de l’euro et rendre à l’État sa capacité d’action dans le système, il nous faut, qu’on les aime ou non, un appui des Américains. C’est de la Fed, des autorités monétaires américaines, dont nous aurons ici besoin, pas de l’armée russe. Et c’est de nous que les Américains ont besoin pour se débarrasser d’une Europe allemande qui ne les arrange pas du tout. Je ne serai pas compris, pas suivi sur ce point. Je le sais d’avance.

LVSL : Dans Une sociologie des milieux populaires de la France de l’Est, Benoît Coquard écrit que cette classe sociale fait face à deux catégories de départ : les hommes par le bas, qui s’enfuient du territoire pour trouver du travail, et les femmes par le haut, par les études supérieures. Ces femmes qui se vivent comme des exilées puisqu’elles intègrent la masse centrale, voire les CPIS, ne ralentissent-elles pas la conscientisation de la masse centrale atomisée ?

E.T. : Je ne l’ai pas lu mais ça a l’air très intéressant. D’après la façon dont vous me l’avez résumé, cela paraît être la manière juste d’approcher les phénomènes, encore faut-il des données quantitatives, car il ne s’agit peut-être que de tendances. Ça collerait avec mon modèle des catégories intermédiaires en état de non-conscience parce qu’elles sont neuves et en croissance rapide. Les catégories intermédiaires sont-elles un monde d’exilés venus d’ailleurs ? Je reprends le mot car c’est joli. Mais une structure sociale en évolution rapide ne peut encore avoir de conscience. Regardez la difficulté de l’émergence à la conscience de la classe ouvrière anglaise. Mes souvenirs de The making of the English Working Class de E.P. Thomson – je n’ai jamais dû le lire en entier -, me rappellent qu’il s’est écoulé beaucoup de temps entre la naissance de la classe ouvrière anglaise dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle et l’émergence du parti travailliste au début du XXe siècle. Les catégories intermédiaires sont peut-être une classe nouvelle. Elles portent intensément des éléments de la modernité, comme la féminisation, ou une incidence légèrement supérieure de l’homosexualité (qui n’est plus du tout typique des classes supérieures), mais ce qui les caractérise en 2020, c’est l’atomisation et la non-conscience d’exister.

Dorian : Cette thèse permet-elle de contredire Jean-Claude Michéa qui associe libéralisme économique et libéralisme en termes de mœurs ?

E.T. : Jean-Claude Michéa est abondamment critiqué dans mon livre, mais je ne tiens pas à m’appesantir. C’est surtout sa vision du passé ouvrier, anglais ou français, qui est fautive. Les prolétaires anglais ou français étaient encore à la veille de la Seconde Guerre mondiale très libres de mœurs, homosexualité comprise. Sa vision du monde et de l’histoire est typiquement petite-bourgeoise et abstraite. La common decency, chère à Orwell, incluait de fait le libéralisme des mœurs. On le sent dans 1984, même si Orwell était personnellement homophobe.

LVSL : Les médias ont peu commenté l’idée que la classe stato-financière ne comprendrait rien au capitalisme. Elle a un rapport à l’État très différent des gilets jaunes car elle pense le servir avec le monétarisme et la valeur forte de l’euro. Cette rigidité s’oppose-t-elle aux attentes et aux revendications des gilets jaunes qui souhaitaient de la part de l’État un keynésianisme intuitif qui soutienne leur consommation ?

E.T. : Non, je n’ai pas senti ça chez les gilets jaunes. Le centre de gravité de la révolte des gilets jaunes se situe dans le secteur privé avec au départ des petits entrepreneurs et des employés et ouvriers du secteur privé. Ils ne voulaient pas d’une intervention de l’État et demandaient juste qu’on leur foute la paix sans leur ajouter de taxe. On a dit que c’était du poujadisme. C’est absurde. N’étant pas antilibéral, je pense qu’il est indispensable que l’État laisse vivre les gens économiquement autant que faire se peut. Si les gilets jaunes avaient pensé keynésien, l’absurdité de l’euro leur serait apparu. Mais conscience zéro sur ce point. Aucune réflexion sur le rôle optimal de l’État dans l’économie.

LVSL : Alors peut-on dire que les revendications des gilets jaunes étaient finalement plus compatibles avec un capitalisme paradoxalement plus souple ?

E.T. : Nous faisons là un pas en avant par rapport au livre. J’y lève le voile de ce prétendu néolibéralisme, ou néo-capitalisme de la classe dirigeante, qui est en fait, avec l’euro et la rigueur budgétaire, je vous prie de m’excuser, de la bouse étatiste. Les gilets jaunes, acteurs du capitalisme privé, et qui entreprennent en politique aussi, constituent en quelque sorte un hommage pervers à HEC. Mais du côté de l’idéologie dominante, nous atteignons ici des sommets de fausse conscience : BFMTV pense que Macron incarne le capitalisme libéral et que les gilets jaunes veulent des avantages sociaux. La réalité est inverse, l’entourage de Macron est étatiste et les gilets jaunes sont du côté de la liberté d’entreprendre.

L’idée de marché n’est pas opposée à la fraternité, mais indifférente à la fraternité. D’un point de vue historique, la liberté d’entreprendre et le capitalisme n’ont jamais bien fonctionné que sur le fond d’une moralité sociale d’origine religieuse ou familiale. Le capitalisme décolle en pays protestant. La banque italienne des Médicis était assise sur des solidarités lignagères formidables. Le capitalisme est impensable sans ce substrat moral collectif, extérieur à la sphère économique. Les Juifs ont combiné moralité familiale et religieuse. Sans moralité d’origine familiale ou religieuse le capitalisme sombre dans l’inefficacité et la corruption. Les croyances religieuses en France tendant vers zéro, la moralité économique tendant également vers zéro, les gens qui circulent entre la haute-fonction publique et la banque, et qui pensent faire du capitalisme, ne font en fait que de la corruption. Quand un type passe de Bercy à une banque pour se remplir les poches, il n’est qu’un corrompu, et rien d’autre. Rendre l’État pauvre, imposer l’austérité aux gens ordinaires ne lui donnera pas une morale.

Mais avec cette épidémie de coronavirus, une coloration criminelle s’ajoute à l’austérité budgétaire qui a fini par mener en France à la destruction des stocks de masques de protection contre la contamination, pour faire des économies. La boucle est bouclée : l’effondrement moral et religieux qu’il s’agisse du catholicisme ou de son double communiste quasi-religieux a finalement conduit à de l’homicide de masse par imprudence.

LVSL : Vous dites dans votre livre, en citant Alain Ehrenberg et Émile Durkheim, que l’anomie et la fatigue de soi caractérisent notre époque, comme si on pouvait le reconnaître dans des phénomènes aussi divers que le burn-out militant ou la volonté d’accumulation. 

E.T. : C’est la partie du livre qui m’a donné le plus de mal. J’ai, dans l’examen des tendances récentes de la société française, fait la constatation empirique d’une baisse contre-intuitive du taux de suicide dans une phase de baisse du niveau de vie. Bourdieu ne peut aider ici, puisque l’analyse sociologique trouve le contraire de ce qu’aurait prédit l’économie. D’où mon recours à Durkheim et Ehrenberg. Je passe sur l’explication un peu longue de l’alternance Durkheim-Ehrenberg dans mon texte, sur les concepts complémentaires de fatigue et d’anomie, pour revenir au vide de croyance collective, religieuse ou politique, qui amoindrit l’individu plus qu’il ne le libère. L’individu anomique et fatigué échappe à la religion ou à l’idéologie, et le vide le dérègle et le fatigue encore plus. Et ainsi de suite…

“La quasi-religion la plus facile à reconstruire c’est l’amour de la patrie.”

J’évoque donc sans trop y croire des solutions techniques pour en sortir : sortir de la désorganisation contestataire avec la lecture de Lénine, fonder un parti non violent mais raisonnablement sectaire, faire alliance avec les États-Unis, garder nos ingénieurs et aligner leurs grilles de salaire sur de meilleurs standards pour qu’ils ne partent pas à l’étranger ou dans le secteur bancaire. Je parle de la nécessité d’une section du parti qui se consacrerait au monitoring judiciaire des dirigeants et haut-fonctionnaires actuels pour calmer les gens qui décident des violences juridiques ou policières. Mais, il faut l’admettre, si le vide religieux a produit un vide de valeur et une incapacité d’organisation collective, c’est un paralogisme de penser que des mesures techniques efficaces puissent être prises dans ce contexte de vide. Nous sommes en fait confrontés au besoin d’une quasi-religion. J’aime bien parler avec des chrétiens actuellement parce qu’ils comprennent cela même si je leur dis que je ne suis pas croyant. La quasi-religion la plus facile à reconstruire c’est l’amour de la patrie, parce que le besoin d’appartenance à un groupe, linguistique et territorial, est constitutif de notre humanité, du peuple d’un millier de chasseurs-cueilleurs à la nation moderne.

Regardez tous ces Français, Anglais ou autres qui, dispersés par le tourisme aux quatre coins de la planète et qui veulent revenir le plus vite possible dans leur pays très infecté par l’épidémie. Regardez le caractère strictement national des réponses à l’épidémie, le déluge du mot Nation dans la communication gouvernementale, sauf peut-être chez Macron qui continue de mentionner l’Europe et de vouloir agir en commun avec l’Allemagne. Si l’appartenance nationale est un sentiment naturel, qui réémerge inévitablement en période de stress, peut-être pouvons-nous définir la résilience européiste, si ce n’est comme une pathologie mentale, du moins comme une aliénation idéologique forte, une capacité exceptionnelle à s’échapper de sa nature humaine.

Cela fait rire dans certains milieux (peut-être moins maintenant avec l’épidémie). Mais une fois que les gens auront compris qu’ils n’auront pas de retraites, à mon avis l’amour de la patrie va leur revenir très vite. Si on reste dans l’euro, pas de retraite, si on n’aime pas son pays, pas de retraite : ça va parler aux gens. Au-delà d’un sentiment diffus mais profond d’amour de son pays, nous devons définir un nouveau type de morale collective. Les mots qui me viennent à l’esprit, ce sont fraternité et sobriété. Bien entendu, il s’agit de sobriété économique car je serais très heureux que les jeunes continuent de faire l’amour. Pour avancer, nous devons d’abord accepter toutes les révolutions sociétales. Le mariage pour tous, l’émancipation des femmes, sont des acquis et il faut maintenant passer à autre chose. La sobriété économique fait partie des systèmes de valeurs des pays qui s’en sortent le mieux, elle est par exemple typique des pays scandinaves. J’ai un appartement à Paris et une chaumière en Bretagne, mais je pense avoir un mode de vie assez scandinave. Je ne suis pas un gros consommateur, livres mis à part. Les Scandinaves sont efficaces parce qu’ils sont sobres, mais quand j’étais jeune, ils avaient aussi la réputation de n’être guère puritains. Nous sommes proches ici du vrai concept de flexisécurité.

LVSL : Sur l’écologie, il y a une ambivalence dans votre pensée et on voudrait savoir quel rôle l’écologie a pu jouer dans la conscientisation des CPIS et de la masse centrale atomisée. Est-ce la roue de secours du système, ou assume-t-elle au contraire un rôle de croyance collective comme le fait la nation ? Comment percevez-vous l’invention d’une écologie populaire après l’épisode des gilets jaunes ?

Emmanuel Todd. © Guillaume Caignaert pour LVSL.

E.T. : Les Verts français, hauts dans les sondages, vont sans doute ramasser deux trois trucs aux municipales, mais c’est une vieille écologie politique corrompue. Ce n’est même pas de l’écologie. C’est une sorte de roue de secours pour politiciens en déroute et pour électorats égarés. Aujourd’hui, tout n’est pas négatif : les électeurs seront des gens qui ont rejeté la violence macronienne, et des gens bien. Pour ce que j’en sais, les politiciens écologistes, en France, sont des carriéristes de peu de foi, pires sans doute que ce qui reste du PS. Il nous reste donc une vieille écologie des classes éduquées supérieures qui fera encore quelques beaux scores parce que Macron a remis en liberté cet électorat en perdition. Mais elle n’a pas d’avenir sur le fond. Quand l’écologie était un luxe de riches, combinant manger bio et imposition de taxes à ceux qui utilisent leur voiture diesel, quand elle exprimait au fond un mépris de classe, j’admets ne pas avoir eu un très haut niveau de conscience écologique. Mais nous entrons dans une phase de déclin du niveau de vie et l’écologie est appelée à muter. Mon premier réflexe ne serait pas de l’appeler écologie populaire. Je n’aime pas l’abus du mot populaire, les bourgeois sont aussi des êtres humains. Mais l’idée d’une écologie qui s’intégrerait à la nouvelle morale, explicite, de sobriété aurait quelque chose de merveilleux. Il faut définir une écologique démocratique. La sortie de l’euro va nous libérer mais il y aura après une phase dure quoi qu’il arrive. Dans un tel contexte, la notion morale de sobriété permettrait l’éclosion d’une écologie d’un genre nouveau, qui répartirait sur toutes les catégories sociales les efforts à faire. Tout va changer. Je parlais hier avec un jeune journaliste de Famille chrétienne, je lui disais que l’Église elle-même devra, pour survivre utilement, passer de préoccupations sociétales, du type manif pour tous, à un intérêt plus affirmé pour l’économie, la légitimation des pauvres étant au cœur de son message originel. La conscientisation du grand nombre peut tout à fait mener à un type d’écologie radicalement nouveau, à laquelle je pourrais participer. Si c’est juste manger bio pendant que d’autres bouffent de la nourriture pour chiens, c’est non.

LVSL : C’est l’exact inverse de ce qu’a fait Macron, qui voulait faire supporter l’effort par les revenus inférieurs…

E.T. : Une surtaxation des revenus supérieurs pour financer la transition écologique ne poserait pas de problème, je dis oui à l’égalité par la taxation écologique. Mais le programme reste à définir. C’est à votre génération de le faire.

LVSL : Sortons du contexte français. Quel est le pays qui pourrait prochainement rompre avec l’Union européenne : le Danemark, l’Irlande, l’Italie, la Catalogne ?

E.T. : Honnêtement, je ne sais pas. J’ai vu un joli mot anglais, peut-être dans le Daily Telegraph, pour décrire le destin l’Union européenne, après le départ des Anglais, prise entre la réapparition des clivages nationaux lors des négociations et un autoritarisme allemand de plus en plus visible et sans honte. C’est le concept un peu start-up de meltdown. Ça évoque la cire fondue : bloff… L’idée de quelque chose de dur qui devient liquide.

LVSL : Alors qu’Édouard Husson a fait paraître en 2019 Paris-Berlin, la survie de l’Europe où il analyse la cécité des élites françaises face à leur voisin germanique, comment voyez-vous le futur de l’Allemagne ? Y a-t-il persistance des fractures historiques entre Est et Ouest, protestantisme et catholicisme ? Quelles conséquences cela peut avoir sur l’Europe ?

E.T. : J’ai rencontré l’autre jour un journaliste belge ou suisse qui me posait des questions générales sur l’Europe. Je lui ai fourni une explication extrêmement modeste d’un point de vue français fondée sur le papier d’Husson dans Atlantico. L’Europe comporte traditionnellement trois pôles : le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne. Je suis optimiste pour le Royaume-Uni, malgré la grande conflictualité politique et la férocité des partisans du Remain. Les Anglais sont les Anglais, ils vont se remettre en train. Les Écossais, dont la moitié vivent en Angleterre, ne sortiront pas du Royaume-Uni pour obéir à Berlin. Les Britanniques sont adossés à l’anglosphère. Avec les États-Unis, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, elle pèse démographiquement plus lourd que l’UE. Cette dernière est en contraction démographique. Aucun démographe raisonnable ne peut lui prévoir aucun avenir. Certains pays de l’Union, dont la France, pourraient s’en sortir. L’Allemagne a une politique d’immigration complètement folle pour maintenir sa puissance, mais ça ne peut pas durer. En France, les esprits vont s’éclaircir. Les gens comprennent progressivement que l’euro a mené à la lutte des classes actuelle et à l’état d’implosion de la société française. Le débat sur les retraites est un accélérateur de conscience.

LVSL : Quelle est la prochaine étape en France ?

E.T. : Je ne sais pas, et de toute façon ce n’est pas le plus important. Je dirais modestement que les Français vont se confronter au dilemme suivant : gardez l’euro, mais dans ce cas-là vous n’aurez pas de retraite… Et par conséquent, si vous n’avez pas de retraite, vous n’aurez pas davantage d’euros dans votre poche ! Malgré les folies macronistes, j’ai un fond de confiance dans la capacité de la France à s’adapter. Comme ses équipes de rugby, elle est capable du meilleur comme du pire. Je pense, d’une façon que je ne vois pas moi-même, que la société française va trouver un moyen pour s’en sortir. Je ne m’en fais pas trop pour nous.

Dans mon livre, je décris la France comme en cours de re-sous-développement, avec ses escalators en panne et ses accidents de train. L’épidémie montre certes la justesse de cette description mais je dois admettre que découvrir notre incroyable incapacité à produire ce qu’il nous faut pour notre sécurité sanitaire – masques, médicaments et respirateurs – ébranle mon optimisme. J’imagine que le nombre de décès imputables à l’épidémie nous donnera une évaluation réaliste de nos ressources techniques et morales réelles.

LVSL : Et l’Allemagne ?

E.T. : L’Allemagne constitue une vraie inquiétude. Elle devrait être contente, puisqu’elle a gagné. Elle a unifié le continent. Elle domine tout. Son taux de chômage est dérisoire par rapport au nôtre, même s’il a un coût en salaires et en termes de niveau de vie réel. Reste bien sûr l’angoisse de devoir gérer tellement d’immigrés, perceptible surtout en Allemagne de l’Est où il y en a très peu. Globalement le succès allemand est quand même impressionnant. Mais il est tout aussi impressionnant de voir que l’Allemagne ne se sent pas bien politiquement en dépit de ses succès économiques. Le système politique allemand est, avec un temps de retard sur nous, au bord du meltdown. “Bloff” à nouveau. Je sens que la notion de meltdown a un avenir. Le parti social-démocrate est en pleine décomposition et la CDU, comme l’analyse très bien Husson, se fragmente, puisque la CDU de l’Est est en train d’échapper au contrôle de la CDU de l’Ouest. Son électorat se rétrécit. Les Verts sont irresponsables. L’Allemagne est un cas d’école pour comprendre que le problème fondamental est le vide, religieux ou autre, pas les difficultés économiques.

Le problème, c’est que l’Allemagne est aux commandes de l’Europe. Depuis qu’elle a pris son contrôle, elle se comporte, non pas comme une puissance impériale, mais comme une puissance égoïste et irresponsable qui a refusé les injonctions américaines de relance de la demande. J’expliquais déjà dans Le fou et le prolétaire – il y a plus de 40 ans ! – que l’excédent commercial allemand était déraisonnable du point de vue de l’économie politique. Il est déraisonnable d’être en excédent comme en déficit. L’excédent évoque un masochisme, au minimum une incapacité à jouir de la vie et des revenus de son travail. L’Allemagne est donc aux commandes, mais comme elle ne sait plus où elle va, l’Europe est un canard sans tête. On va encore me dire : Ah c’est de la germanophobie. Personnellement, je suis très fier d’être pas mal traduit en allemand, de faire des conférences en Allemagne avec en face à moi des Allemands qui me trouvent raisonnable parce que je dis tout simplement que les Français et les Allemands sont différents. Certains Français d’en haut voudraient être Allemands, mais les Allemands ne voudraient aucunement devenir Français ! Il faut l’admettre ainsi qu’on le fait pour les Japonais.

LVSL : Y a-t-il une volonté de puissance allemande ? Y a-t-il la volonté de partager l’arme nucléaire avec la France ?

E.T. : La volonté de partager l’arme nucléaire relève de la responsabilité des élites françaises. Si un tel projet existe, c’est du masochisme français. Les Français qui en seraient responsables devraient passer en jugement. Je ne peux imaginer des Allemands nucléaires : ils se sont désengagés de l’industrie nucléaire et ils ne me semblent pas intéressés par la puissance militaire. Ils sont dans la puissance économique. Le siège au conseil de sécurité, je l’avais envisagé durant une brève phase optimiste (dans Après l’empire, à l’époque Bush junior) sur la générosité allemande. Terminé pour moi. L’attitude sur ce dernier point des élites française m’inquiète moins que la question de l’arme nucléaire parce que j’ai du mal à imaginer les Américains acceptant l’Allemagne au conseil de sécurité de façon permanente. Trop insoumise, trop raide.

LVSL : C’est pourtant le vice-président de la CDU au Bundestag qui a relancé l’idée d’un partage de l’arme nucléaire, alors que Benoît Hamon voulait céder le siège permanent au conseil de sécurité à l’ONU.

E.T. : Et bien c’est très inquiétant. On ne demande pas l’arme nucléaire quand on est allemand. Et on ne donne pas l’arme nucléaire à un pays qui a fait la Shoah. Une telle folie ne peut apparaître que dans les cerveaux ignares d’individus qui ont totalement rejeté le principe d’inertie historique, phénomène évoqué plus haut. D’après ce que vous me dites, Benoît Hamon est comparable à l’un d’eux. Vous m’excuserez de ne pas suivre sa pensée au quotidien. Je n’ai parlé qu’une fois avec lui avant ou après, je ne sais plus, un débat à Montreuil. J’avais alors perçu un tout petit bureaucrate socialiste. Une grande idée pathologique dans un petit cerveau bureaucratique, mon Dieu, quelle époque…

LVSL : Et la Suède ? C’est aussi la famille souche !

E.T. : La Suède c’est autre chose. Je me suis sans doute trompé en suivant Löfgren et en classant trop simplement la Suède parmi les pays de famille souche. Il y a aussi en Suède une rigidité spécifique d’origine matriarcale. La Scandinavie devrait peut-être être le sujet de mon prochain livre !

Si nous pensons en termes d’histoire de longue durée, l’Europe apparaîtra finalement comme le continent qui avait toutes les cartes mais s’est autodétruit à deux reprises sous leadership allemand, avec la première et la deuxième guerre mondiale. Mais nous sommes maintenant carrément sous direction allemande et nous marchons à nouveau vers l’autodestruction, j’espère sur un mode plus paisible. J’en suis un peu inquiet. On va peut-être me dire que j’utilise trop le principe d’inertie… Mais non, je n’ai aucun a priori, ce sont les faits actuels qui vérifient le principe d’inertie historique. Il faut accepter la réalité. Excusez-moi d’être empirique de formation et de tempérament.

De toute façon, au rythme actuel de l’histoire, ce ne sont pas les Français qui décideront. Soyons modestes et réalistes. Je peux écrire un livre sur les luttes de classes en France, avec des projets pour mon pays, dont un retour à l’amour de la patrie, mais je reste conscient que la France n’est pas le centre du monde, ou même de l’Europe. C’est une puissance de deuxième rang qui doit s’appuyer sur les Américains pour s’en sortir et admettre que la dynamique fondamentale du continent est plus à l’Est, en Allemagne.

LVSL : Changeons de continent et partons en Asie : Hong-Kong n’est-il pas le Solidarnosc de la Chine, c’est-à-dire une enclave libérale en pays communiste ?

E.T. : Hong Kong constitue le lieu de la contradiction fondamentale du modèle de développement chinois qui se croit très malin alors qu’il est complètement idiot. Selon la vision commune des choses, les Russes se seraient mal sortis du communisme mais les Chinois s’en seraient bien sortis. En fait la Russie a survécu, certes avec un niveau modeste d’espérance de vie, mais nous voyons au Moyen-Orient qu’elle en expulse les Américains. À tel point que les Américains sont maintenant forcés de supplier Israël de ne pas les abandonner. J’ai une vision inversée, par rapport au passé, de ce qui se passe là-bas quand Trump dit que Jérusalem est la capitale d’Israël : ce n’est pas la puissance américaine qui vient à l’aide d’Israël, mais les Américains qui supplient les Israéliens de ne pas les abandonner alors que l’Arabie Saoudite va imploser. Donc les Russes s’en sont sortis et les Chinois, qui sont censés être tellement malins, ont eu un développement spectaculaire, mais sous direction capitaliste internationale américaine puis européenne. Les investissements étrangers les ont mis dans un état de vulnérabilité extrême, avec en plus une pyramide des âges déséquilibrée et un vieillissement trop rapide. Hong Kong est le lieu de cette contradiction : la Chine est en train d’inventer un nouveau modèle de totalitarisme, avec les Ouïghours dans les camps et la reconnaissance faciale. Mais elle dépend de l’Occident et ne peut mettre au pas Hong-Kong, ce qui vaudrait déclaration de guerre. Si la Chine avait un modèle de développement équilibré, Hong Kong aurait déjà été mis au pas et tous les dirigeants de l’opposition seraient déjà allés retrouver les Ouïghours dans les camps. Ils ne le peuvent pas car ce serait donner une arme formidable aux États-Unis pour les étrangler économiquement. Hong-Kong est le lieu où le système de développement de la Chine par l’exportation trouve sa limite et mène à un dilemme politique radical. Ce n’est pas la Pologne.

LVSL : Pourquoi alors Hong-Kong se soulève ?

E.T. : Les Hong-Kongais ont un système familial chinois autoritaire mais le pays a subi l’empreinte anglaise. La mode en Europe est à la présentation des Anglais comme des espèces de fantaisistes qui roulent à gauche et qui ont des problèmes avec la famille royale. L’Angleterre est le lieu de naissance de la modernité politique, de la démocratie libérale et ils ont contaminé l’Inde et Hong Kong. C’est le lieu de naissance de la science moderne. C’est le lieu de naissance de la Révolution industrielle. Certes il y eut Galilée, mais l’Angleterre c’était Newton, Harvey avec la circulation sanguine, Darwin, Watt avec la machine à vapeur. Quand on dit que les Anglais sont juste des rigolos incapables de construire des systèmes, honnêtement, Newton, Darwin et Keynes furent des bâtisseurs de systèmes. Et puis il y a l’universel concret sympa des Anglais avec le roman policier, la science-fiction, les Beatles et les Stones. Alors que la France se caractérise par son universel abstrait : nous avons produit le mythe utile que nous sommes tous semblables ce qui est certes le cas à la naissance, quand nous ne savons pas parler. Mais c’est un universalisme abstrait qui a donné le meilleur de lui-même avec le système métrique, le langage des signes et l’écriture braille. Les Anglais possèdent l’universel concret, qui parle mieux à tous les peuples du monde, parce qu’il remue chez tous le fond homo sapiens originel souple et adaptable de la famille nucléaire, même s’il est enfoui sous une culture familiale autoritaire ou communautaire : la liberté, le développement. Elle a en passant fabriqué l’Amérique, et la plus grande démocratie du monde en Inde, et ce bourbier à Hong-Kong pour les Chinois.

Je voudrais terminer, à la relecture, sur la pandémie. Mes remarques plus haut ne valent pas analyse, je suis les événements sans en conclure quoique ce soit. Cette crise inouïe est comme un passage au scanner du monde. Son analyse occupera des années des milliers de chercheurs – médecins, sociologues ou historiens. Quand nous aurons les chiffres exacts et définitifs par pays, par groupe d’âge, par sexe et par classe sociale, j’essaierai en tant que chercheur d’apporter à ce qui se dit actuellement. En ce qui concerne le livre dont nous venons de parler, je peux néanmoins formuler une question sans donner de réponse. Les luttes de classes en France au XXIe siècle traite de la montée en puissance du conflit socio-économique en France, jusqu’à 2019. Le confinement fige les luttes comme les individus. Que laissera apparaître la levée du confinement ?

1) une société française sonnée, épuisée, et encore plus soumise à l’État, malgré l’insuffisance manifeste de son groupe dirigeant ?

2) telle une cocotte-minute ouverte trop brutalement, la levée du confinement libérera-t-elle une explosion, un règlement de compte final avec cette aristocratie stato-financière dont l’incapacité stupéfiante vient d’être révélée, un peu comme la déroute de 1940 qui avait été suivie par un renouvellement des élites ?

3) un mélange des deux valant anarchie ?


https://www.seuil.com/ouvrage/les-luttes-de-classes-en-france-au-xxie-siecle-emmanuel-todd/9782021426823

Les Luttes de classes en France au XXIe siècle.

Emmanuel Todd.
Janvier 2020.

22.00 €. 384 pages.

 

 

 

Après les gilets jaunes

Les 28 et 29 juin 2019, LVSL organisait son université d’été baptisée “L’Histoire recommence”. Vous avez manqué l’événement ? Retrouvez notre second débat sur le thème “Après les gilets jaunes” présenté par Raphaëlle Martinez, avec Emmanuel Todd, François Boulo, Raquel Garrido et Antoine Cargoet.


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L’envers du « modèle » danois, porté aux nues par les médias

© Dorian Bianco pour Le Vent Se Lève

Longtemps vanté comme un exemple de la troisième voie social-libérale, le « modèle danois » de la flexisécurité salariale a servi de cache-misère à l’avènement du néolibéralisme au Danemark dans les années 1990. Récemment, Emmanuel Macron a tenté de réactiver le vieux mythe des « modèles » scandinaves, sans s’apercevoir de la régression sociale que le tournant néolibéral y a engendré depuis 25 ans. Le temps est venu de se pencher sur l’envers du mythe.


Les ‹‹ modèles scandinaves ›› constituent un thème récurrent du champ politico-médiatique occidental, entretenu depuis près d’un siècle : depuis les modèles coopératifs des années 1930, en passant par la social-démocratie suédoise des années 1960, jusqu’à la ‹‹ flexisécurité ›› danoise des années 1990. Si le discours dominant a longtemps attribué au modèle danois un récit postmoderne de transition réussie vers la société post-industrielle et le libéralisme « à visage humain », une coupure franche s’est en fait instaurée, derrière cet apparent renouvellement, entre d’une part un système social-démocrate, initié dans les années 1930 puis entré en stagnation dès les années 1970, et, d’autre part, depuis le début des années 1990, le passage à une ère social-libérale, qu’on nommera également « néolibérale ».

Le cadre social-démocrate

Pour comprendre cet infléchissement, une brève histoire préalable de la social-démocratie danoise peut ainsi être esquissée à grands traits : la rhétorique révolutionnaire et marxiste des premiers sociaux-démocrates s’est peu à peu accommodée des pratiques parlementaires, jusqu’à la constitution du premier gouvernement de gauche en 1924. A la faveur d’un accord de classe avec le parti radical (det radikale venstre), les sociaux-démocrates reprennent le pouvoir en 1929 avec Thorvald Stauning comme premier ministre, sorte de Léon Blum danois qui fait signer en 1933 les accords de Kanslergade, fixant la fondation d’un État-Providence national dans le double objectif de sortir de la crise économique et de constituer une alternative politique face aux fascismes naissants. Comme le Front populaire français de 1936, la social-démocratie danoise devient une formation populaire qui étend sa défense de la classe ouvrière aux agriculteurs, selon un modèle de compromis et de coalition de classe : établissement de droits sociaux pour les ouvriers et d’aides à l’agriculture, mais surtout dévaluation de la couronne danoise. Le gouvernement social-démocrate perdure plusieurs décennies, et c’est ce modèle d’État-Providence (Welfare society), régulièrement étendu par la suite, articulé à des syndicats puissants, qui a permis à l’échelle d’un demi-siècle de redistribuer revenus et richesses, faire disparaître la pauvreté endémique, loger décemment la population dans les zones urbaines ainsi que rendre largement gratuites l’éducation et la santé, jusqu’à la mise en place d’un système de financement des étudiants en 1970 (le Statens Uddannelsesstøtte). Le haut degré de développement social et économique actuel des sociétés scandinaves s’explique essentiellement comme la combinaison d’un keynésianisme intuitif à des luttes syndicales et politiques accomplies bien avant le tournant néolibéral entrepris vers 1992. Surtout, l’État social danois demeure historiquement indissociable d’un principe de souveraineté appliqué aux politiques commerciales, budgétaires et monétaires, comme le montre l’usage de la dévaluation.

De la transition « post-moderne » au tournant « néolibéral »

Cependant, dès les années 1970, la version danoise de la Welfare society entre en stagnation. Si les dépenses publiques et l’État-Providence continuent globalement de se renforcer dans la vingtaine 1975-1995, un double évènement fait entrer la social-démocratie danoise dans une phase de transition vers une crise de long-terme. Le premier choc pétrolier de 1973 touche durement le Danemark en provoquant une stagflation, c’est-à-dire une conjonction d’une hausse du taux de chômage et de l’inflation. En politique intérieure, les élections générales de 1973, appelées le « tremblement de terre » (Jordskredvalget) font chuter les sociaux-démocrates de 37,3% des voix à 25,6%, alors qu’une toute nouvelle formation libertarienne, le parti du Progrès (Fremskridtpartiet) obtient 15,9% des voix avec un programme anti-taxation. Une atmosphère de contestation du « compromis fordo-keynésien » [Vakaloulis, 2001], typiquement social-démocrate, s’empare du pays, également alimentée par divers mouvements de la nouvelle gauche, tandis que les courants culturels post-modernes s’introduisent progressivement au Danemark.

Dans les années qui suivent, le pays entre dans une situation de statu quo avec la progression du chômage et du déficit commercial sur fond de crise industrielle, ce qui a conduit à la fermeture progressive des activités portuaires et à des taux de chômage avoisinant au début des années 1990 les 15 à 20% dans les villes industrielles les plus frappées. Dans un premier temps, l’État-Providence danois n’ose s’aligner franchement sur les premières vagues de privatisation des secteurs publics et de libéralisation du marché du travail, essentiellement opérées dans les pays anglo-saxons, après la double élection de Thatcher (1979) et de Reagan (1980). Il connaîtra, à l’instar de la France et des autres pays nordiques, un « été indien » jusqu’au milieu des années 1990, selon le mot d’Andreas Malm, qui explique la persistance jusqu’à nos jours d’un système de santé et d’un modèle éducatif largement socialisés, ainsi que de prestations chômage toujours élevées malgré 25 années de « casse » de l’État social.

Cependant, dès la fin du XXe siècle, le compromis social-démocrate perd son statut hégémonique sur le plan socio-culturel et politique, ce dont la recherche universitaire ne tardera pas à se faire l’écho : le concept d’État-providence s’infléchit dans un sens néolibéral durant les années 1990, de manière contemporaine aux premières réformes du marché du travail. C’est l’effet induit par la redéfinition de l’État-providence dans le fameux ouvrage de Gøsta Esping-Andersen, Les trois mondes de l’État-providence. Comme l’explique l’économiste Christophe Ramaux dans L’État social, celui-ci se compose de quatre piliers : les « prestations sociales », les « services publics », le volet des « politiques économiques » et la « régulation des rapports de travail ». Or, en choisissant comme seul critère de démarchandisation les prestations sociales, qui préviennent des aléas que sont principalement le chômage, la santé et la vieillesse, Esping-Andersen abandonne les autres piliers et autorise de fait la privatisation des services publics et la perte de souveraineté commerciale et monétaire. Si sa typologie aboutit à renvoyer les pays scandinaves au modèle social-démocrate, par opposition au modèle corporatiste (Allemagne et France) et au modèle libéral (anglo-saxon), il s’avère en fait social-libéral dans le cas des pays nordiques, eu égard au rétrécissement du champ d’action de l’État-providence, amputé par exemple de sa capacité à moduler la demande globale ou à dévaluer la monnaie.

De manière plus pertinente, le sociologue Karl Ove Pedersen, peu connu en dehors du Danemark, publie en 2011 Konkurrencestaten, un ouvrage capital pour saisir l’infléchissement de la pensée de l’État et des politiques sociales au Danemark. L’auteur estime, en substance, que le pays est passé de l’État-providence (Velfærdsstat) à l’État concurrentiel (Konkurrencestaten) où le poids traditionnel de l’État et des politiques publiques sur la société danoise est désormais utilisé comme instrument coercitif de réforme du marché du travail, et même de l’ensemble des structures sociales, ce qui aboutit à une gestion managériale de la sphère publique.

Cette évolution du débat universitaire et de l’opinion publique n’est pourtant pas propre au Danemark : le tournant néolibéral s’inscrit en fait dans la marche globale des sociétés occidentales vers le néolibéralisme, suivant la rhétorique du réformisme inévitable inaugurée par le mot de Thatcher en 1981, There is no alternative, qui offre une justification théorique du rétrécissement de l’État social. Seulement, dans le cas scandinave, et tout spécialement au Danemark, une particularité doit être notée : ce n’est pas le poids de la dépense publique ni même le caractère public des institutions qui pose problème dans le processus de pseudo-transformation réformatrice (même si certains secteurs ont été en fait privatisés comme l’énergie), c’est un objectif d’efficacité dans la gestion de ces services qui doit être poursuivie (principe du New Public Management) : c’est ainsi que les concepts d’État et de bureaucratie concurrentiels deviennent pertinents pour caractériser les années 1990 comme le moment de transition d’un État de type social-démocrate vers un système authentiquement social-libéral, qui résulte de l’adaptation du royaume scandinave au contexte international de la mondialisation et de l’ultralibéralisme. C’est pourquoi l’effort de discrimination entre différents degrés de libéralisme (essentiellement entre social-libéralisme et ultralibéralisme) est un exercice qui s’avère rapidement illusoire car il s’agit bien, dans différents cas, d’aligner la gestion des secteurs publics sur la logique d’efficacité qui régit la concurrence privée. À cet égard, le présupposé social-libéral du modèle danois de flexisécurité constitue même une sociodicée à l’usage des élites néolibérales, puisqu’il les dote d’une pseudo pensée sociale qui justifie la logique de flexibilité et d’efficacité. C’est ce que démontre empiriquement une histoire récente du néolibéralisme par le haut, c’est-à-dire par l’analyse sociohistorique du rôle des classes dirigeantes dans le processus de néolibéralisation de la société danoise.

Le dépassement de l’État-nation et la « révolte » des classes dirigeantes

Dans l’histoire politique récente des pays occidentaux, il existe des dates fatidiques qui signent, pour reprendre le mot de François Ruffin, l’« arrêt du politique », où les État-nations perdent progressivement le contrôle des politiques budgétaires, monétaires et commerciales, tandis que les gouvernements mettent en place des politiques de rigueur pour « redresser » les comptes publics. En France, il y a le fameux « tournant » de 1983, le traité de Maastricht de 1992 puis, phase ultime de confiscation démocratique, le traité constitutionnel de 2005, refusé par le peuple français à 54,7%, mais signé deux ans plus tard par le président Nicolas Sarkozy à Lisbonne et ratifié par la droite libérale (UMP) et la complicité du PS.

Au Danemark, c’est incontestablement l’année 1992 qui constitue un tournant néolibéral analogue, avec le refus, par les classes dirigeantes danoises, du vote Non au traité de Maastricht. Pour mieux prendre la mesure de ce spectaculaire retournement, il importe d’adopter une définition globale du néolibéralisme, adaptée à l’échelle du royaume scandinave. Accompli au début des années 1990 dans le cadre d’une crise industrielle profonde et d’un accroissement des échanges couplé d’un abaissement des barrières douanières (mondialisation et libre-échange), le néolibéralisme se définit comme un faisceau d’initiatives politiques qui ont pour but de libéraliser les structures sociales adossées à l’État-providence (dans le cadre d’une économie de type « mixte » [Ramaux, 2012]), doublé d’un discours, en partie fictionnel, qui promeut l’avènement d’une économie cognitive, dématérialisée et post-industrielle (capitalisme financier et mythe de la « révolution numérique »). Il s’articule à un mode de gouvernance politique par lequel l’intervention étatique impose contre les prérogatives sociales de l’État-providence, une libéralisation croissante des secteurs public et mutualiste à travers le recours à des politiques de déréglementation de l’emploi, de privatisation des services publics, ou encore de partenariats public-privé (PPP) dans le cadre de la planification urbaine. A travers l’extension de la logique de « rentabilité » et de « compétition » aux secteurs traditionnellement non-marchands, il s’agit de transformer le tissu urbain en « ville entrepreneuriale » [Hackworth, 2007], de rendre les services publics « efficaces », les citoyens « responsables » individuellement, et enfin d’adapter l’éducation et la recherche au marché du travail. À l’opposé des mythes de la « main invisible », la main coercitive du New public management se fixe comme objectif le détricotage institutionnel de l’État-providence au nom de présupposés idéologiques, historiquement non vérifiés et non quantifiés. Il repose sur un discours tel que : il faut faciliter les licenciements car le « marché du travail » serait devenu instable, le Danemark devrait choisir entre mondialisation et passéisme chaotique; ou encore la flexibilité garantit la faiblesse structurelle du chômage. Ces structures politico-idéologiques établissent le cadre du fameux modèle danois, dit de la « flexisécurité ». Surtout, ce qui a définitivement assis la croyance idéologique en la réussite de ce modèle, c’est la disparition de toute analyse économique de type marxiste ou keynésien (ou postkeynésien), à l’échelle macroéconomique, au profit du seul critère qu’est le marché du travail, articulé à des croyances économiques qui mêlent présupposés monétaristes et néokeynésiens.

Nouvelle phase du capitalisme, mode de gouvernance anti-politique et antidémocratique, foi idéologique dans la théorie (néo)libérale : ce sont les trois volets du retournement que subit explicitement l’État-providence au Danemark depuis, disons-le arbitrairement, Maastricht et 1992. Et ce à quoi nous allons assister, c’est à la production d’un discours dominant sur le Danemark, dans les champs politique et médiatique, qui vise à évacuer les tensions socio-politiques qui ont accompagné l’introduction du néolibéralisme dans le pays, afin de faire triompher une vision téléologique et un discours théologico-politique néoconservateurs [Fukuyama, 2011] : l’aboutissement nécessaire des structures sociales des pays occidentaux vers un social-libéralisme individualiste post-historique, dont le pays scandinave serait devenu l’idéal-type.

Le moment Maastricht

La date fatidique au Danemark, c’est bien 1992 et le rejet du traité de Maastricht, qui propulse la phase de « stagnation post-moderne » dans une époque de crise et de régression sociale. À l’inverse des pays d’Europe du Sud, dont l’euroscepticisme est principalement né du rejet des politiques austéritaires menées à partir de 2012, l’euroscepticisme est un sentiment traditionnellement répandu dans les couches populaires de la population danoise et ce depuis les premières élections européennes de 1979 : alors que le taux de participation aux élections générales tourne entre 80 et 90% des inscrits, le scrutin européen de 1979 tombe à 47,8% (la moyenne communautaire était de 61,9%). Les sociaux-démocrates, arrivés en premier avec 21,8% des voix, sont talonnés par le Mouvement populaire contre la CEE, formation eurosceptique et anticapitaliste, qui obtient 20,85%, loin devant les autres formations anticapitalistes, le parti populaire socialiste et les socialistes de gauche (8,2%), dont la première rejoindra les communistes français au Parlement européen. La population danoise, majoritairement indifférente ou méfiante à l’égard de la construction communautaire, se passionne alors peu pour les questions européennes. Mais la clef du retournement socio-politique contemporain, c’est le détonateur du référendum sur le traité de Maastricht. Le 2 juin 1992, les Danois, qui participent cette fois-ci à hauteur de 83,1%, refusent à 50,7% de ratifier le traité constitutif de l’Union européenne qui vise à déléguer la politique économique et monétaire des États-nations aux instances communautaires (création de la monnaie unique, l’euro). 

Vote pour (“yes”) et vote contre (“No”) au traité de Maastricht, source : Wikimédia Commons

La carte du vote (voir l’image) établit clairement une coupure en deux du territoire danois. Les régions qui ont rejeté le traité étaient, au début des années 1990, fortement urbanisées et industrialisées (comtés de Copenhague et d’Aarhus, îles du Sud et Nord du Jutland principalement). Ce sont les bastions traditionnels de la social-démocratie où vivaient majoritairement ouvriers et employés, tandis que les hauts revenus et les territoires d’activité agricole, acquis au vote libéral ou conservateur, ont voté Oui en grande partie (le Nord bourgeois du Sjælland, le sud-ouest du Jutland, le long de la Vesterhavet). La défiance des ouvriers s’explique par la crise industrielle profonde entamée depuis les années 1980 avec la fermeture progressive des activités portuaires et un taux de chômage en hausse : il passe de 8,83% en 1991 à 10,81% à l’automne 1993. Mais la crise est également politique : la ligne sociale au sein du parti social-démocrate est mise en minorité et c’est la ligne social-libérale et europhile qui l’emporte, comme un coup de poignard dans le dos des classes populaires.

De manière anti-démocratique, les élites politiques et économiques danoises n’acceptent pas le Non et ratifient dans la foulée les accords d’Édimbourg, qui donnent au Danemark quatre opt-out de la politique communautaire en guise de compromis. Ce sont des options de retrait de la politique communautaire en matière de défense et de justice, ainsi qu’en matière monétaire : le Danemark conserve une politique monétaire indépendante et ne rejoindra pas la monnaie unique. Cependant, à l’inverse du Royaume-Uni et de la Suède, le Danemark intègre finalement le MCE II (l’étape qui précède l’intégration monétaire ultime qu’est l’adoption de l’euro) qui fixe un taux de change commun entre la couronne danoise et la monnaie européenne. Le Danemark perd donc partiellement sa capacité à dévaluer la couronne et restreint son indépendance monétaire et budgétaire. Un second référendum n’est voté qu’après la négociation d’Édimbourg, adopté à 56,7% des votes exprimés le 18 mai 1993. Le soir même éclatent de violentes émeutes dans le quartier de Nørrebro, lieu symbole de la classe ouvrière et du communisme danois : des activistes de gauche, se sentant mis devant le fait accompli par la renégociation accélérée de Maastricht, manifestent leur mécontentement dans la rue. La police tire 113 coups de feu, et blesse 11 activistes ; le doute se répand dans la population entière sur l’avenir de l’État-nation danois et le thème de l’opposition entre les élites et le peuple apparaît dans les débats publics.

La première gouvernance néolibérale au Danemark (1993-2001)

Après la renégociation de Maastricht, premier temps antidémocratique de la gouvernance néolibérale, c’est au tour de la réforme du marché du travail. C’est un second temps de nature anti-politique en ce qu’il aligne les agendas parlementaire et exécutif sur les impératifs économiques. À l’issue des élections générales de 1994, les sociaux-démocrates sortent vainqueurs et forment le gouvernement. Les gouvernements Rasmussen I, II et III (1993-2001) avec Mogens Lykketoft au ministère des Finances, estiment alors que la flexibilisation du marché du travail demeure la seule solution pour réduire le chômage de masse, ce qui revient à omettre le levier monétaire et commercial. Ce sera la première expérience aboutie de gouvernance néolibérale au Danemark, selon la définition donnée plus haut.

Les sociaux-démocrates entreprennent la déréglementation de l’emploi en libéralisant plusieurs secteurs publics (dont la télévision) et en introduisant de 1994 à 1996 de nouvelles formes de contrats de travail (emplois temporaires principalement). Contrairement au discours dominant qui identifie ce moment à un changement structurel (à la manière de la rhétorique du passage de l’ancien au nouveau monde), ces réformes ne modifient pas l’architecture historique globale des conventions historiques danoises qui sont issues des accords de septembre (Septemberfoliget, 1899), par lesquels l’État intervient peu et laisse les syndicats, largement représentés dans les conseils d’administration des entreprises, négocier des accords sectoriels avec les organisations patronales. Au contraire, les réformes ont pu être rapidement mises en place car elles reposent sur la faiblesse traditionnelle des autorités publiques en matière de protection de l’emploi et sur le recours aux organisations syndicales (les actifs Danois étaient parmi les plus syndiqués au monde).

En 1998, les sociaux-démocrates modifient les accords de Kanslergade en introduisant la « petite réforme sociale » (den lille social reform ) qui cible le caractère soi-disant « passif » du système assurantiel historique. Son volet dédié à l’« activation » (Aktivloven) permet de soustraire au régime général d’assurance-chômage les individus en dehors du marché du travail, pour que n’en bénéficient que ceux qui recherchent « activement » un emploi tout en s’assurant que les exclus bénéficient d’une auto-suffisance minimale. Le versement des allocations par les caisses d’assurance est conditionné par des mécanismes de contrôle individualisé : les chômeurs doivent suivre des cours d’apprentissage dans les jobcenter et attester, par un rapport hebdomadaire, qu’ils envoient trois candidatures d’emploi par semaine. Il faut dire que la facilité à licencier accordée aux employeurs comporte en fait le risque d’augmenter les effectifs de chômeurs, et par là le recours à des prestations chômage élevées qui pèsent ensuite sur les transferts sociaux : c’est comme si la flexibilisation avait donné aux sociaux-démocrates un blanc-seing pour amender l’accès aux aides sociales, que leurs lointains prédécesseurs avaient eux-mêmes mis en place. L’accent y est mis sur la responsabilité individuelle du chômeur et non sur la responsabilité de l’employeur, qui peut légalement renvoyer ses employés sans motif, à l’exception d’un recours par la mobilisation syndicale.

Ce que la main invisible du marché ne sait mettre en place, l’État néolibéral s’en charge par des dispositifs de contrôle sociaux très poussés — et très coûteux. Mais sa promesse d’harmonie sociale butte sur une réalité conflictuelle : comme le montre l’étude d’Acrimed sur la perception de la grève et des mouvements syndicaux de 1998 à 2004 (au pic des réformes), le Danemark caracole en tête du classement européen du nombre de Journées individuelles non travaillées (JINT), avec 218 journées pour 1000 salariés. A l’opposé de l’harmonie présumé par le discours dominant sur le modèle scandinave des conventions collectives, la conflictualité des rapports de travail fut la plus forte d’Europe à l’heure des grandes réformes. À l’exemple de la grève de 1998, durant laquelle les syndicats ne parviennent pas à entériner un accord avec le patronat et provoquent une large mobilisation sociale sur le thème de la réduction du temps de travail. 20% des actifs y participent, débouchant sur une pénurie des biens de consommation primaires et une perte de 1% du PNB. Ce que révèle enfin l’épisode de 1998, c’est l’assentiment des élites syndicales à entériner les réformes néolibérales contre certaines revendications sectorielles des travailleurs.

La confusion et l’ambiguïté inhérentes à la promotion du modèle danois, qui triomphe dans les pays voisins au tournant des années 2000, repose en fait sur le point suivant : le gouvernement n’entreprend pas, comme dans le tournant néo-libéral anglo-saxon, de réduction drastique des prestations sociales comme l’assurance chômage. Ce que le retournement néolibéral institue dans le marché du travail danois, c’est la mise en place des premières politiques d’activation à l’emploi en 1994, renvoyant la responsabilité du chômage sur les individus et non plus sur les causes structurelles et macroéconomiques de l’économie. La nouvelle architecture du marché de l’emploi est acquise : le « triangle d’or » repose sur le mythe d’un équilibre durable à trois piliers, la facilité à licencier (donc à créer du chômage ou du sous-emploi supplémentaires), un système d’allocations chômage élevées (en fait héritées des longues luttes politiques et syndicales du XXe siècle) et l’activation à l’emploi (l’individualisation de la responsabilité). À la fois dans le discours politico-médiatique et dans les réseaux technocratiques, le mythe du tournant dit « flexisécuritaire » de l’économie danoise repose donc sur l’omission du levier de la politique économique et monétaire dans la lutte contre le chômage de masse engendré par la crise industrielle.

Les courbes du chômage vont être l’occasion de mettre en place ce tour de passe-passe idéologique décisif dans la constitution du discours sur la flexibilité danoise. De 1993 à 1999, le chômage passe de 10,8% à 5,4%, pour tomber, à la veille de la crise économique en 2006, à 3,7%. Durant les années 2000, les thuriféraires du « modèle danois » érigent notamment les faibles taux de chômage en preuves indéniables de la réussite des réformes du marché du travail : Cahuc et Cramarz le vante dans leur rapport de 2005, la Commission européenne s’en félicite. Or, si l’on regarde les courbes du chômage plus en détail, on s’aperçoit qu’une baisse spectaculaire intervient entre l’automne 1993 (10,8%) et le printemps 1994 (7,8%) avant les élections générales de septembre 1994 [Ramaux, 2012]. La baisse est entamée avant les effets escomptés par la mise en place des programmes de déréglementation et d’activation de l’emploi. Deux facteurs permettent donc de déconstruire le mythe de la réduction du chômage par les politiques de l’activation qui s’en sont suivies, car le flou a fait office d’illusion : c’est la baisse des taux d’intérêt qui l’explique, lesquels ont amorcé de 1992 à 1993 une chute spectaculaire, de 18% à 12%, pour diminuer de moitié dans les années suivantes. C’est la cause véritable de la baisse du chômage et du retour de la croissance (3%) [Ramaux, 2012]. De plus, la santé de l’économie danoise, fortement extravertie, dépend des cours du pétrole et de la conjoncture mondiale en raison de son marché intérieur de petite taille. L’ensemble de ces facteurs macroéconomiques ont soudainement disparu dans les évaluations économiques rétrospectives, orchestrées par les néoclassiques de tous bords, dont la conceptualisation du « modèle danois » apparaît désormais entièrement tributaire.

Mais il existe une autre réalité, plus violente sur le plan social : le taux de chômage a également baissé en raison d’une baisse d’activité au sein de la population totale : entre 1993 et 2005, 1,4 point a été perdu. Le calcul du chômage masque donc sa réalité statistique : alors qu’il tourne aux alentours de 5% depuis 20 ans selon les statistiques officielles de l’OCDE (hormis un pic de 9% au moment de la crise de 2008), le mode de calcul exclut les actifs qui ne recherchent pas activement d’emploi et ne permet pas non plus de connaître le nombre d’actifs mis à pied ou en situation de sous-emploi.

Il est vraisemblable qu’une part de la population active danoise, parvenue en fin de droits aux caisses d’assurance chômage à cause de leur difficulté à répondre aux exigences d’un marché du travail flexible, ont tout simplement disparu des chiffres officiels : ceux qu’on peut retrouver plus fréquemment dans le « Danemark périphérique » (Udkantsdanmark), ou parmi les descendants d’immigrés de première génération, gonfleraient les statistiques réelles du chômage jusqu’à plus de 10% de la population active selon une enquête d’Eurostat. Aujourd’hui, le chômage structurel des « fleksjobber », ces emplois modèles pour les néolibéraux, approche même les 20%. L’installation d’un chômage de masse apparaît, à l’inverse du discours dominant, corrélé aux effets conjoints d’une crise industrielle jamais résolue par une relance de la demande, ainsi que par l’évolution des taux directeurs et de la déréglementation du marché du travail. La flexibilité est devenue ainsi un facteur de la crise économique : il existe donc une corrélation entre passage d’une politique de la demande à une politique de l’offre et l’apparition progressive d’un chômage structurel dans certains secteurs. Pourtant, dans le discours dominant, le Danemark passe pour être le pays qui aurait réussi à conserver son modèle grâce aux réformes libérales, tout simplement parce que celles-ci ont su s’accommoder, du moins sur le court ou moyen terme, à un système de prestations sociales acquises durant les décennies précédentes. L’épistémologie néolibérale qui valide l’existence d’un « modèle danois » repose sur deux axes discursifs : l’inversion de la cause et de l’effet (les réformes expliqueraient un bilan économique positif alors que celui-ci repose sur un niveau de développement aux effets de long terme) et l’omission de données objectives, comme la chute des taux d’intérêt. La conceptualisation de la « flexibilité » danoise présuppose une croyance irrationnelle et orwellienne en un récit économique qui repose sur des évaluations arbitraires, voire trompeuses.

Crise politique et polarisation dite « populiste », de 1995 à 2018

Alors que le discours dominant dresse un bilan économique positif du passage des sociaux-démocrates au pouvoir de 1994 à 2001, l’analyse du retournement politique qu’il provoque s’avère au contraire largement négatif. En effet, le traité de Maastricht crée l’occasion d’un consensus idéologique néolibéral du centre-gauche au centre-droit, conduisant à un double bouleversement : politique d’une part, avec la remise en cause du clivage partisan entre gauche social-démocrate et droite « bourgeoise », libérale ou conservatrice ; et idéologique d’autre part, avec l’apparition d’un authentique populisme d’extrême-droite dont la renégociation d’Édimbourg et la réforme du marché du travail peuvent s’analyser comme des facteurs concomitants. Une situation qui n’est pas sans rappeler certains éléments du tableau que dresse Emmanuel Todd du malaise social français en 1995.

Au moment où les élites dirigeantes tentent de restreindre les prérogatives du Danemark en matière de souveraineté commerciale et monétaire, le Parti du Progrès (Fremskridtspartiet), formation d’extrême-droite secondaire sur le plan du débat politique, connaît une scission interne et se transforme le 6 octobre 1995 en Parti populaire danois (Dansk Folkeparti, DF). Le nouveau parti modifie sa ligne idéologique et économique : il sera désormais eurosceptique en réclamant la restauration de la souveraineté nationale et il s’opposera à l’immigration tout en intégrant à sa rhétorique identitaire une « stratégie sociale », anti-establishment, fondée sur une défense de l’État-providence de type social-démocrate. De plus, il accomplit un « tournant ethnodifférentialiste » en fondant sa xénophobie non plus sur un rejet ethnocentrique des immigrés et de leurs descendants, mais sur des conceptions nativistes qui implique l’assimilation culturelle des minorités et le refus de toute immigration supplémentaire, surtout en provenance des pays musulmans. Un retournement étonnant quand on sait que le précédent Parti du Progrès, apparu sur la scène politique danoise avec fracas en 1973 lors du scrutin dit du « tremblement de terre » évoqué plus haut (15,9% des suffrages), était une formation ultralibérale, aux accents libertariens, opposée à la taxation sur le revenu. Sa figure charismatique, Mogens Glistrup, y ajouta à partir des années 1980 une rhétorique fortement xénophobe, désirant expulser du Danemark les « mahométans » tout en dénonçant la « jungle législative » et la soi-disant lourde bureaucratie héritée de la social-démocratie de gouvernement.

Cependant, les résultats du parti tombent très vite et demeurent faibles pendant la décennie (aux alentours de 5%) ; ses positions xénophobes ne parviennent pas à influencer le Parlement et l’immigration n’est pas encore une question débattue. De manière analogue à Jean-Marie Le Pen qui se complaisait en « Reagan français », le Parti du Progrès peut être considéré comme le premier représentant au Danemark de la révolution néo-conservatrice américaine, et Mogens Glistrup en première personnalité « néolibérale » par son opposition à la taxation et sa manière, quasi anti-démocratique et anti-politique, de fustiger les processus législatifs et administratifs. Lorsque les sociaux-démocrates, à partir de 1994, adoptent le New Public Management, les politiques de l’offre ainsi que l’indexation du taux de change de la couronne sur l’euro, il apparaît rétrospectivement que la pensée néolibérale et néoconservatrice trouve alors une caisse de résonance parmi les classes dirigeantes danoises de gauche et de droite, tandis que l’extrême-droite adopte une stratégie populiste nouvelle, comme en réaction à ce retournement.

Cependant, le système parlementariste danois impose à un gouvernement minoritaire de se doter d’un parti-soutien pour appuyer sa politique et constituer une majorité parlementaire : c’est chose faite en 2001 avec le gouvernement de centre-droit libéral Anders Fogh Rasmussen I qui choisit comme soutien… Dansk Folkeparti, la formation populiste, xénophobe, censée défendre l’État social contre trop de réformes néolibérales. Le parti ne cessera dès lors de croître dans les suffrages suivants et sa position de parti-soutien potentiel, à la fois pour les sociaux-démocrates et les libéraux, lui permettra de peser sur le processus parlementaire, malgré ses suffrages encore modestes pendant les années 2000, et d’imposer le thème de l’immigration et de l’islam comme axe structurant dans l’opinion publique danoise, avant les questions sociales. Entre le néoconservatisme dans un centre élargi et le conservatisme dans les franges droites du spectre politique, l’équilibre droite-gauche a éclaté au moment où la « fléxisécurité » est apparue.

Il y a un double bilan à tirer de ce retournement : en premier lieu, la gouvernance néolibérale, rêvée par le Parti du Progrès mais réalisée par les sociaux-démocrates à partir de 1994 et poursuivie par la droite libérale depuis 2001, révèle un consensus néolibéral inconscient, partagé de la gauche social-démocrate à l’extrême-droite xénophobe puisque celle-ci se trouve désormais en état de négocier des restrictions en matière de politique migratoire en échange du fait de fermer les yeux sur les privatisations orchestrées par les gouvernements de droite ou de gauche ; en second lieu, il faut remarquer que ce n’est pas l’apparition de l’immigration qui explique simultanément la montée du populisme de droite, puisque sa part augmente régulièrement dans la population depuis l’arrivée des premiers gæstarbejdere (travailleurs invités) en provenance de Yougoslavie, de Turquie et du Pakistan dès 1967.

Il a existé au Danemark une communauté d’immigrés et des Danois d’origine étrangère avant l’explosion du débat sur l’immigration, ainsi qu’une communauté musulmane notable avant le retournement de 1994. Preuve en est : l’argument le mieux instrumentalisé par DF consiste à voir dans l’immigration un danger pour le Velfærstat (le « tourisme d’État-providence ») et à faire des immigrés les voleurs des emplois danois. Il faut donc faire l’hypothèse que la xénophobie s’est diffusée dans la population danoise par le haut, à la faveur de l’avènement du néolibéralisme, et non par le bas, par un pur ressentiment qu’aurait engendré l’arrivée d’étrangers parmi la population. La xénophobie danoise se constitue comme symptôme de la crise politique, sociale et morale du pays, et non comme une cause.

Car c’est au moment où s’impose la flexibilité dans la société danoise qu’apparaît l’extrême-droite populiste comme son corollaire, à la faveur d’un changement de stratégie décidé par le Parti du Progrès. Et il a été permis dès 2001 d’intégrer DF au consensus parlementaire plutôt que de l’en exclure, comme en Suède, comme si la contestation du système s’était révélée inoffensive et trompeuse, préfigurant bien l’opposition en trompe l’œil des « globalistes » contre les ‹‹ patriotes ›› proposée dans le champ médiatique des années 2010.

Individualisme et crise morale : la société « hyper-postmoderne » du Danemark des années 2000 et 2010

C’est surtout l’invasion du thème de l’islam et du multiculturalisme à partir des années 2000 qui constitue l’une des conséquences les plus profondes et paradoxales du retournement néolibéral : à partir de 2005, le scandale des caricatures du prophète Mahomet, initialement publiées par le Jyllands-Posten en date du 30 décembre, polarise les débats dans l’opinion publique danoise autour de la place de l’Islam et des minorités dites « ethniques » dans la société. Ce débat s’internationalisera dans les années suivantes, jusqu’à prendre une tournure dramatique à la fois au Danemark et en France avec les attentats de 2015, renforçant la forte ressemblance entre les deux pays en matière de débat public. À l’âge d’une société où une part grandissante de la population danoise est d’origine étrangère (entre 10% et 15%), le relai politico-médiatique des questions identitaires comme la place de l’islam dans la société ou la représentation des minorités, apparaissent comme autant de moyens de reléguer au second rang les questions sociales, attenantes à l’avenir de l’État-providence et de l’État-nation. Car maintenir la division des classes populaires entre « musulmans », « petits blancs » (white trash områder) et classe moyenne constitue le meilleur moyen pour empêcher qu’une conscience et une alliance de classe réémergent à l’heure où les luttes identitaires qui valorisent la « diversité » (mangfolighed) et la différence tendent à distinguer différents groupes : gays, musulmans, Danois d’origine asiatique, blancs, etc.

Au-delà de leurs oppositions politiques, les formations post-modernes qui défendent de manière constitutive les identités minoritaires (à l’exemple du parti Alternativet d’Uffe Elbæk, créé en 2014) et l’extrême-droite populiste marquée par le « tournant ethno-différentialiste », possèdent le point commun de ne pas penser le peuple danois comme un corps social unifié, mais dans des termes différentialistes. Qu’on valorise la pratique d’un islam modéré comme ferment d’une identité propre, ou que l’on oppose les musulmans contre les petits blancs comme le fait DF par une stratégie islamophobe et anti-populaire (c’est-à-dire dirigée contre une fraction des classes populaires danoises, d’origine arabo-musulmane), l’ensemble de ces mouvements identitaires individualisent les luttes politiques plutôt qu’elles ne les coordonnent au sein d’un mouvement d’alliance interclassiste ou interculturel (et non multiculturel de type relativiste). À la fragmentation proclamée de l’époque « post-moderne », succède une sorte d’hyper-postmodernité qui « atomise » progressivement la société danoise par un nouvel individualisme qui tend à destituer l’ancien équilibre social-démocrate entre autonomie de l’individu et intégration collective forte. La montée de la xénophobie s’articule donc avec l’avènement de la flexibilité salariale, car les enjeux identitaires permettent d’évacuer la question sociale.

Le problème de la société danoise ne repose donc pas, comme le montrent parfois les journaux Le Monde et Politiken, dans le racisme (ou pas seulement), mais plus fondamentalement dans un conformisme individualiste qui dépolitise la population et la rend prompte à accepter l’ordre néolibéral et néoconservateur. C’est ainsi que peut s’expliquer l’apparent paradoxe selon lequel la phase néolibérale, fondée sur le libre-échange, une soi-disant ouverture d’esprit et l’exaltation de l’hypermobilité, s’accompagne de l’apparition de l’extrême-droite et du racisme, qu’il soit inconscient (le multiculturalisme relativiste) ou explicite (l’ethnodifférentialisme de l’extrême-droite populiste qui se manifeste dans l’islamophobie). Sur le plan politique et partisan, cette convergence entre extrême-droite et centre élargi est confirmée par les nombreuses tractations engagées depuis 2015 entre les sociaux-démocrates et DF pour constituer un hypothétique gouvernement à l’issue des prochaines élections législatives, en 2019.

En outre, depuis le début des années 2000, de nombreux analystes, ayant certes remarqué que les sociaux-démocrates avaient entamé depuis longtemps leur « tournant de la rigueur » comme François Mitterrand en 1983, ont commencé à analyser le spectre politique danois en termes d’adhésion ou de rejet de la mondialisation. Plus récemment, et à la faveur de la campagne présidentielle française de 2017 qui fut très médiatisée dans le petit royaume scandinave, l’opposition entre « globalistes » (sociaux-démocrates et libéraux) et « populistes » (Dansk Folkeparti, auquel on ajoute parfois Enhedlisten, l’Alliance rouge-verte, de gauche) est devenue un prisme de lecture privilégié par les médias dominants (essentiellement le Politiken, équivalent danois du Monde en France). Cependant, au regard de la genèse réciproque du néolibéralisme et du populisme d’extrême-droite, ce clivage semble profondément illusoire et surtout commode pour les classes dirigeantes danoises, car il permet de substituer aux enjeux sociaux (réductions des aides sociales, « casse » des fonctionnaires, privatisation des services publics) des enjeux identitaires, parfois secondaires voire anecdotiques au regard de la mauvaise gestion économique (port du voile, quotas pour l’immigration, modèle multiculturel, etc). Le clivage « libéraux » contre « populistes », que proclament les éditorialistes danois, devrait plutôt être entendu comme une opposition factice entre « néoconservateurs » et « conservateurs ».

Car c’est sans doute le résultat le plus probant de 25 années de néolibéralisme danois : jamais le débat public danois n’a autant été dépolitisé, vidé de toute ampleur historique ou politique de long-terme. Le dépassement de l’État-nation explique l’absence de vision géopolitique offerte à l’opinion publique. Au tournant des années 2010, c’était comme s’il n’existait plus de paradigme socio-économique nouveau ni de stratégie monétaire ou commerciale proposés par les formations gouvernementales aux électeurs. Sociaux-démocrates et libéraux ne proposent guère davantage de développement de l’État social, car ils promettent uniquement de réformer le marché du travail, à la manière d’un exercice d’équilibre en recherchant encore plus de flexibilité et moins de subventions sociales tout en évitant de baisser les salaires pour éviter l’embrasement social. Pour les sociaux-démocrates, leur position de statu-quo consiste à adapter le modèle danois à un monde soi-disant toujours plus changeant et instable, « complexe » comme le dirait les post-modernes.

Si l’on identifie, à la manière d’Emmanuel Todd dans L’illusion économique, le néolibéralisme à la tentative de dépasser les prérogatives de l’État-nation en matière de souveraineté populaire et en oubliant la thématique de la « demande globale » pour se concentrer sur les politiques de l’offre et du marché de l’emploi, alors le « modèle flexisécuritaire danois » constitue, comme la France post-gaulliste, un exemple historique de gestion social-(néo)libérale, dont les résultats s’avèrent globalement négatifs : comme ni les leviers monétaires et commerciaux, ni la baisse des taux directeurs ne constituent plus des outils envisageables, la croissance est quasi-nulle depuis le début des années 2000. De plus, bien que les inégalités restent relativement faibles par rapport aux autres pays de l’OCDE, leur taux a augmenté de 9% de 1987 à 2012 et risque de s’accroître encore avec les récentes réformes de l’imposition sur le revenu orchestrées par le gouvernement VLAK. Enfin, il faut faire l’hypothèse d’un chômage structurel qui tourne autour des 10%, en l’absence d’indicateurs fiables, sans oublier le phénomène récent des travailleurs pauvres qui représentent, d’après le Conseil des affaires sociales (Rådet for Socialt Udsatte) 50 000 personnes, soit 21,8% des 250 000 pauvres au Danemark.

Enfin, au-delà de cette « stagnation » générale de la société danoise, le néolibéralisme fait progressivement réapparaître des classes populaires dont le niveau de vie ne progresse plus : d’une part dans les espaces en marge des centres métropolitains, où la moyenne des revenus demeure basse et l’activité économique décline (le ‹‹ Danemark périphérique ››), d’autre part les zones urbaines à forte concentration de population immigrée. Selon une enquête réalisée en 2014 dans le quartier de Gellerup à Aarhus, 80% des habitants étaient soit immigrés, soit descendants de seconde génération, pour un taux de chômage de 52,3%. Une situation de ségrégation socio-spatiale que la division de classe entre « immigrés » et « poubelles de blancs », savamment entretenue par l’ensemble de la classe politique, des écologistes aux populistes d’extrême-droite, révèle l’effet pervers des luttes identitaires ou sectorielles (foulard islamique, véganisme, etc) incapables de réunir la société danoise autour de valeurs collectives et nationales.

Le modèle de flexisécurité, articulé de la sorte à l’essor de la xénophobie et de l’extrême-droite, s’est substitué à l’idéologie social-démocrate historique et à son compromis keynésien, remplaçant l’intégration de la société danoise « par le centre », dans une classe moyenne généralisée, par une fragmentation des classes populaires, un décollage des revenus les plus élevés ainsi que la montée globale de l’individualisme. Cette atomisation hyper-postmoderne pourrait ne se justifier que par un seule chiffre : dans une société où le taux d’association est traditionnellement l’un des plus élevés au monde, la syndicalisation régresse : selon une étude de LO, le syndicat majoritaire, la syndicalisation a baissé de 8,5% de 1994 à 2008, tandis que la non-affiliation à une caisse de cotisation chômage a augmenté de 27,3% sur la même période, et la non-affiliation syndicale a progressé de 30,1%.

État social et espoirs de reconquête

Il serait trompeur d’en rester à un bilan purement négatif de la société et de la politique danoises, d’autant plus que le discours « catastrophiste », voire « apocalyptique » partage avec le récit de la complexité néolibérale l’idée d’une logique économiciste implacable et insurmontable, d’une absence d’alternative en somme toute thatchérienne. L’État-providence, le syndicalisme et l’ensemble de l’économie danoise socialisée n’ont pas disparu, ils ont été affaiblis, de même que le pays constitue toujours un État-nation en dépit de la mondialisation et de la construction communautaire, avec laquelle les danois refusent régulièrement une coopération plus poussée. Car le mythe constitue le caractère propre du discours néolibéral : or, comme l’affirme pertinemment Emmanuel Todd, « la mondialisation est à la fois une réalité et une illusion » [Todd, 1997]. Il en va de même pour le modèle danois, et l’ensemble du discours qui porte sur les transformations des sociétés contemporaines en général. La social-démocratie disparaît dans le même temps que l’État social subsiste. 

À ce propos, il faut rappeler que le secteur de la santé reste largement gratuit, les hôpitaux et les médecins référents sont rémunérés au tiers-payant, mais aussi l’éducation supérieure publique : non seulement il n’y a pas de frais d’inscription pour les étudiants, mais il existe aussi depuis 1970 un système d’allocations étudiantes d’un montant de 810 € par mois pendant cinq ans, le SU. De plus, 20% de l’ensemble des logements danois appartiennent toujours au parc public, et les assurances chômages restent globalement très élevées. Enfin, sur le plan politique, la formation de gauche anticapitaliste Enhedslisten (Alliance rouge-verte) constitue l’une des forces partisanes montantes au Danemark. Fondé en 1989 sur un programme marxiste et révolutionnaire, il prend depuis le début des années 2010 la place du parti socialiste populaire (Det socialistiske folkeparti, SF), dont la popularité s’est effritée en raison de son incapacité à maintenir une ligne antilibérale lors de sa participation au dernier gouvernement social-démocrate (2011-2015), lequel s’est soldé par une démission de ses ministres lors de la vente de Dong Energy à Goldman Sachs. Le programme d’Enhedslisten, qui articule à une lecture de la société danoise en termes marxistes un plan keynésien de relance économique, ainsi qu’un agenda de réformes écologiques très poussé, permet de réinstaller de la conflictualité politique et parlementaire. Arrivé quatrième aux élections générales de 2015 avec 7,8%, il demeure à 10% dans les sondages récents.

L’histoire du néolibéralisme danois fait apparaître le décalage entre d’une part un récit post-moderne, qui développe le discours du « modèle flexisécuritaire » et d’autre part l’analyse socio-historique du rapport entre classes dirigeantes et l’ensemble des structures sociales, politiques et économiques danoises : même à l’ère « hyper-postmoderne » et « post-historique » des années 2010, la simple existence de formations politiques à gauche de la social-démocratie de gouvernement fournit à cet égard la preuve qu’il existe toujours une conflictualité politique et sociale au Danemark dans le cadre de l’expression parlementaire. Une conflictualité qui prouve que l’Histoire n’y est pas achevée : à cet égard, la démocratie représentative en a toujours été paradoxalement une arène privilégiée, si bien qu’un renversement institutionnel ne présenterait aucune nécessité pour refonder l’Etat social danois, qui réside peut-être dans un nouvel accord de classe historique.

Méthodologie :

Cette enquête historique, consacrée au néolibéralisme danois, se propose de définir un contre-discours, c’est-à-dire, en termes bourdieusiens, un « contre-feu » au discours dominant sur le modèle danois, fortement relayé dans les champs politique et médiatique. Il s’agit d’une sociogenèse de l’idéologie et des pratiques néolibérales au Danemark, dont l’idéalisation du soi-disant modèle de « flexisécurité » renvoie à une sociodicée politique à l’usage de l’ordre néoconservateur occidental. Pour ce faire, il a fallu renouer avec une épistémologie historique positiviste, capable de périodisation, dans l’analyse des évolutions socio-politiques récentes qui divergent de la « complexité post-moderne », réputée indépassable.

Bibliographie (et pour aller plus loin) :

-Rune Møller Stahl, Economic theory, politics and the State in the neoliberal epoch, Thèse de doctorat, mai 2018, Université de Copenhague (Phd Thesis, Københavns Universitet), 214 p.

-Michel Vakaloulis, Le capitalisme post-moderne, éléments pour une critique sociologique, Presses universitaires de France, 2001

-Christophe Ramaux, L’Etat social, pour sortir du chaos néolibéral, Mille et une nuits, 2015 : L’Etat social ne se résume pas à la protection sociale & Les quatre piliers de l’Etat social in chapitre 1 Qu’est-ce que l’Etat social ? et La mode de la flexisécurité danoise in chapitre 2, L’Etat social : une véritable révolution

-Christophe Ramaux, Emploi : éloge de la stabilité. L’Etat social contre la flexiscurité, Mille et une nuits, 2006.

-Perry Anderson, The Origins of Postmodernity, Verso, 1998

 

L’illusion économique : Todd contre la Mondialisation

Emmanuel Todd
©Oestani

Il y a vingt ans, sortait L’illusion économique, d’Emmanuel Todd. L’occasion de revenir sur le parcours d’un intellectuel et son apport dans le débat public, à l’heure où certaines de ses prévisions semblent se vérifier.

On a quasiment tous un Emmanuel Todd dans notre famille. Vous voyez sûrement cet oncle ou ce grand-père qui au fil des années à élevé le pourrissage d’ambiance au rang de discipline olympique et qui pourtant est réinvité à chaque repas de famille. Le rapport entre Todd et nos médias nationaux est à peu près le même. Il y a deux ans, alors que le jesuischarlisme avait été consacré comme le nouvel esprit de notre époque torturée, Emmanuel Todd faisait le tour des rédactions pour vendre son livre Qui est Charlie ? portant sur les manifestations du 11 Janvier 2015 qu’il assimilait, avec beaucoup de finesse, à un « acte d’hystérie collective ». Inutile de préciser qu’avant même la sortie du livre, nos chers éditorialistes avaient sorti le bazooka républicain contre cet islamo-gauchiste qui avait osé souiller la belle unité de la nation. Une tribune fut même rédigée par (le stagiaire de) Manuel Valls dans Le Monde qui entendait bien rétablir la vérité sur le mouvement post-Charlie Hebdo. Et pourtant, les rédactions ne peuvent s’empêcher de réinviter Emmanuel Todd, devenu au fil du temps un incontournable de l’analyse socio-anthropo-géo-politique.

En 1976, le jeune Emmanuel a d’abord la bonne idée de publier un livre qui prédit la fin de l’Union Soviétique (La Chute finale) qui le propulse au rang de prophète des sciences sociales après que sa prédiction se soit vérifiée. Rebelote en 2007 lorsqu’il rédige avec Youssef Courbage Le rendez-vous des civilisations dont les analyses seront corroborées par les Printemps arabes à peine quelques années plus tard. Les Allemands avaient Paul le poulpe, nous avons Emmanuel le démographe. Todd dispose dès lors d’un droit d’entrée dans la presse française qui lui permet de s’entraîner régulièrement à son activité favorite : le lancer de pavé dans la mare. Car au sein d’un entre-soi médiatique habituée à chanter les louanges de la mondialisation et de l’Union Européenne, ce qu’il raconte fait tâche.

Inégalités culturelles et économiques

Il faut remonter à 1997 pour comprendre les positions de Todd sur ces deux questions. Les années 90 sont alors un El Dorado pour les partisans du monde libre : on annonce le règne de la démocratie libérale pour les siècles à venir, les Européens trépignent d’impatience à l’idée de tout payer en euros, Lionel Jospin et les Spices Girls enjaillent la jeunesse française, tout va pour le mieux donc. Alors que Alain Minc (un autre prophète, moins talentueux) vient d’écrire La mondialisation heureuse, Emmanuel Todd publie un essai d’environ 400 pages intitulé L’illusion économique. Sa thèse est très simple : l’Euro et le libre-échange, c’est de la merde. Dans des termes plus courtois, il nous explique au fil des pages que la stagnation des économies développées est un effet de la mondialisation et recommande donc de mettre fin à la monnaie unique ainsi qu’à la libre circulation des marchandises.

Selon Todd, la seconde moitié du XXème siècle se caractérise tout d’abord par une montée des inégalités, non pas socio-économiques mais culturelles. La thèse ici défendue est assez originale : c’est l’évolution de la stratification éducative au sein des différentes nations qui a permis de justifier le développement des inégalités économiques. Alors qu’en 1945, la part des individus ayant fait des études supérieures demeure infime dans les pays développés, celle-ci se met à augmenter pour atteindre 20 % dans la plupart de ces pays en 1975. L’apparition d’une nouvelle classe d’éduqués supérieurs aurait alors rendu les sociétés plus tolérantes à l’inégalité. Cette tendance peut être illustrée par le développement de deux figures sociologiques dans l’imaginaire français : le beauf et le bobo. Pour faire simple, les 33 % du milieu regardent avec dédain les 66 % du bas pendant que les 1 % du haut sortent le champagne.

Les casseroles de la mondialisation et de l’Euro

Quelles sont donc les conséquences pratiques de cette nouvelle donne ? Dans un premier temps, Todd signe l’acte de décès des grandes croyances idéologiques qui pouvaient, dans une certaine mesure, unifier le corps social (par exemple le communisme qui en France associait ouvriers et intellectuels sortis de l’ENS). On se retrouve alors avec des classes moyennes acceptant passivement des politiques dont les premières victimes sont les classes populaires, à savoir l’ouverture au libre-échange et le choix de la monnaie unique. Todd prône donc un retour au protectionnisme commercial qui seul permet des politiques de redistribution efficaces alors que la libre circulation des marchandises entraîne une compression de la demande globale. Quand on peut vendre des sandales à n’importe qui dans le monde, le salaire cesse d’être perçu comme un revenu pour devenir un coût à réduire au maximum. De la même façon, pourquoi se priver quand on peut faire produire ces mêmes sandales par des Bangladeshis sans protection sociale ? Les premiers à trinquer sont bien sûr les salariés occidentaux peu qualifiés.

La mondialisation que l’on nous présente sous ses aspects les plus sympathiques ne profite donc pas aux sociétés dans leur ensemble, au contraire elle contribue exclusivement à l’enrichissement d’une minorité. Il faut rajouter à ça l’adoption de la monnaie unique par les États européens suite au traité de Maastricht signé en 1992. Emmanuel Todd livre ici une analyse extrêmement critique des principes qui sous-tendent la création de l’Euro, en outre la conception allemande de la monnaie. Inutile de s’étendre sur les très nombreux défauts de notre belle monnaie européenne, la situation actuelle des pays du Sud de l’Europe est suffisamment éloquente.

Une seule solution : la nation ?

Ces deux politiques combinées trahissent finalement selon Todd les nouveaux clivages qui traversent la société française. Face à une classe dirigeante qui ne jure que par la mondialisation et l’Europe, une classe moyenne d’éduqués supérieurs se maintient tranquillement alors que les classes populaires voient leurs conditions de vie se dégrader à vitesse grand V. Il faut reconnaître la lucidité de Todd qui identifie très tôt le vote FN comme un symptôme de cette « fracture sociale » (expression consacrée par la campagne du camarade Chirac en 1995) et préfigure la victoire du non au référendum sur l’adoption du TCE en 2005. Mais l’auteur ne s’arrête pas là et nous propose même une solution à sa sauce : une réhabilitation du concept de nation, pas en des termes xénophobes et va-t-en-guerre mais dans le sens ou seul le cadre national permet à l’État de reprendre la main sur l’économie. 20 ans après la parution du livre, la vision de Todd semble se concrétiser peu à peu : la lutte des classes passe désormais par une rupture avec la mondialisation et l’Union Européenne. Une question demeure cependant : qui s’occupera de cette rupture ?

Crédits photos :

http://www.librairie-terranova.fr/15712-article_recherche-l-illusion-economique-essai-sur-la-stagnation-des-societes-dev.html
http://culturebox.francetvinfo.fr/livres/essais-documents/emmanuel-todd-souleve-une-vive-polemique-avec-qui-est-charlie-218385

Pour aller plus loin :

La démondialisation de Jacques Sapir
Leur grande trouille. Journal de mes pulsions protectionnistes de François Ruffin
La Malfaçon. Monnaie européenne et souveraineté démocratique de Frédéric Lordon

Crédit photo :

© Oestani