Le vaste mouvement de libéralisation des services publics initié dans les années 1990 n’a pas épargné l’Éducation nationale, premier budget de l’État. De la maternelle à l’université, l’institution scolaire est gangrenée de façon croissante par les logiques néolibérales reléguant le savoir au rang de marchandise. Ce premier volet du dossier du Vent se Lève consacré au « crépuscule des services publics » analyse les tenants et les aboutissants de ce démantèlement progressif du service public éducatif. Par Sarah De Fgd.
L’éducation, une marchandise comme les autres ?
Jusqu’alors relativement protégé, le secteur de l’enseignement est depuis plusieurs décennies gangréné par la logique néolibérale, imposant une vision utilitariste du savoir qui s’inspire de la théorie du capital humain. Développée par les économistes néoclassiques Gary Becker, Jacob Mincer et Theodor W. Schultz, elle considère les activités humaines, et notamment l’éducation, comme un investissement permettant à chacun de maximiser ses profits dans l’avenir. L’élève devient donc, tout au long de son parcours scolaire, autoentrepreneur de ses études, devant acquérir des compétences professionnelles s’inscrivant dans le cadre d’un projet professionnel. Le savoir devient donc une marchandise, permettant de former des ressources humaines au service du néolibéralisme[1].
Cette logique, encouragée par des institutions internationales telles que l’OCDE et la Banque Mondiale, s’est notamment traduite à l’échelle européenne par la promotion d’une « économie de la connaissance », initiée avec le Processus de Bologne[2], visant à aligner l’éducation sur l’emploi[3]. En 2012, la Commission européenne adopte une stratégie intitulée « Repenser l’éducation » qu’elle décrit comme valorisant les «acquis de l’apprentissage», c’est-à-dire les “connaissances, les aptitudes et les compétences acquises par l’apprenant” afin de « garantir une meilleure concordance entre l’éducation et les besoins des apprenants et du marché du travail (…). La stratégie appelle les États membres à renforcer les liens entre les systèmes éducatifs et les employeurs, à introduire l’entreprise dans la salle de classe, et à permettre aux jeunes de découvrir le monde du travail par un recours accru à l’apprentissage en milieu professionnel”. Cette inflexion des systèmes éducatifs européens est présentée comme une réponse au contexte de crise économique, d’austérité et de chômage de masse – notamment des jeunes – dans les pays européens. Elle révèle surtout l’orientation résolument néolibérale de la Commission qui s’inscrit dans une dynamique globale.
Les réformes Blanquer – qui s’enchaînent à un rythme effréné depuis 2017 – s’inscrivent très nettement dans cette logique néolibérale qui affaiblit le système éducatif dans son ensemble et accroît des inégalités déjà criantes : individualisation des parcours, multiplication de choix scolaires de plus en plus précoces, mise en concurrence des élèves et des établissements, application des logiques du privé dans la gestion RH de l’Éducation nationale avec notamment le recours accru aux enseignants contractuels, désengagement financier de l’État… la liste est longue. Comme le dénonce l’ancien professeur de lettres Samuel Piquet dans une tribune publiée dans Marianne, « la réforme du lycée et la loi Blanquer ne sont rien d’autre que l’adaptation totale et définitive de l’Éducation nationale aux lois du marché, le remplacement de l’intégration au monde par l’insertion dans la mondialisation, le remplacement de la transmission des savoirs par l’utilitarisme et la réduction de la culture au rang de projet ». Même l’enseignement français à l’étranger n’échappe pas à cette logique : dans une tribune publiée dans Le Monde, l’ancien ambassadeur et ancien directeur de la Mission laïque française Yves Aubin de la Messuzière s’inquiète du risque de « marchandisation de l’enseignement français à l’étranger », et s’interroge sur la pertinence d’une « politique du chiffre » risquant de soumettre l’enseignement français à l’étranger aux opportunités privées plutôt qu’aux priorités géopolitiques. Emmanuel Macron a en effet annoncé vouloir doubler d’ici à 2025 le nombre d’élèves accueillis dans les établissements scolaires français à l’étranger, alors que, selon l’ancien ambassadeur, « l’urgence qui s’impose consiste à consolider la qualité des établissements existants, tant en ce qui concerne l’offre pédagogique que s’agissant des infrastructures souvent vieillissantes ».
L’application dans le système scolaire français des orientations libérales européennes, dans un contexte de chômage de masse, se fait non sans une certaine hypocrisie, car le service public éducatif est – à tout le moins dans les discours – toujours considéré comme la « première priorité nationale » dans le Code de l’éducation. Ce dernier, dans son premier article, liste les missions de l’école, et ne fait qu’une seule fois référence à l’insertion professionnelle des apprenants, mot d’ordre qui oriente pourtant la stratégie du gouvernement en matière éducative :
« Outre la transmission des connaissances, la Nation fixe comme mission première à l’école de faire partager aux élèves les valeurs de la République. Le service public de l’éducation fait acquérir à tous les élèves le respect de l’égale dignité des êtres humains, de la liberté de conscience et de la laïcité. Par son organisation et ses méthodes, comme par la formation des maîtres qui y enseignent, il favorise la coopération entre les élèves. Le droit à l’éducation est garanti à chacun afin de lui permettre de développer sa personnalité, d’élever son niveau de formation initiale et continue, de s’insérer dans la vie sociale et professionnelle, d’exercer sa citoyenneté » (Article L111-1 du Code de l’éducation, en vigueur au 2 septembre 2019.
Le bilan social du désengagement de l’État
Les conséquences sociales du désengagement de l’État – de la maternelle à l’université – sont nombreuses et souvent dramatiques : le geste désespéré d’Anas, 22 ans, qui s’est immolé par le feu devant le CROUS de Lyon afin de dénoncer la précarité étudiante, en est une triste illustration.
La multiplication des réformes Blanquer (Loi sur l’école de la confiance, réforme du lycée et mise en place de Parcoursup) ainsi que le manque chronique de moyens engendrent en outre un profond mal-être parmi les enseignants, en proie à une profonde perte de sens, comme l’a récemment montré le suicide de Christine Renon, directrice d’école à Pantin. Malaise qui s’ajoute à un manque de reconnaissance de la profession subissant une très forte crise d’attractivité, notamment du fait de la rémunération, plus faible que la moyenne des pays de l’OCDE[4]. Et ce n’est pas la promesse de revalorisation annuelle du salaire des enseignants de 300 euros en 2020 – couvrant à peine l’inflation – qui résoudra le problème.
De surcroît, les politiques menées par M. Blanquer renforcent les inégalités scolaires, déjà criantes en France, comme l’a montré le Conseil national d’évaluation du système scolaire (Cnesco) dans son rapport qui avait fait grand bruit en 2016. Preuve en est, le budget 2020 de l’éducation nationale prévoit une réduction de moitié des fonds sociaux[5]destinés à faire face aux situations difficiles que peuvent connaître certains élèves ou leurs familles pour assurer les dépenses de scolarité ou de vie scolaire (cantine, transports scolaires, achat de fournitures, etc.). De même, les fermetures d’écoles rurales (près de 400 à la rentrée 2019) aggravent les inégalités territoriales et renforcent le sentiment d’injustice lié à la disparition progressive des services publics de proximité.
Business scolaire
On l’a vu, l’école n’échappe pas à la marchandisation. C’est ce qu’illustre Arnaud Parienty dans essai School businesss. Comment l’argent dynamite le système éducatif, dans lequel il dénonce le « consumérisme scolaire » : déménagements pour intégrer les meilleurs établissements – notamment privés – formations coûteuses, soutien scolaire, coaching, stages à l’étranger, préparation aux concours, détournement de la carte scolaire, etc… tous les moyens sont bons – à condition de les avoir – pour accéder aux meilleures formations. Le facteur financier s’introduit donc de façon croissante dans le système scolaire français afin de contourner une offre publique considérée comme déficiente. Cette logique sert évidemment les mieux armés dans la « compétition scolaire », soit les mieux dotés en capital économique et culturel : l’éducation a un coût, il faut donc être en capacité de faire des choix stratégiques pour en tirer avantage : choisir les bonnes écoles, les bonnes filières, les bonnes universités. Cette logique engendre une mise en concurrence accrue des établissements, constamment classés par des palmarès en tout genre visant à éclairer le choix du consommateur – usager[6].
[1] Voir à ce propos « En marche vers la destruction de l’université », Note d’Eric Berr et Léonard Moulin, mai 2018.
[2] Le processus de Bologne est un processus de rapprochement des systèmes d’études supérieures européens amorcé en 1998 et qui a conduit à la création en 2010 de l’espace européen de l’enseignement supérieur, constitué de 48 États. Il vise à faire de l’Europe un espace compétitif à l’échelle mondialisée de l’économie de la connaissance.
[6] Voir à ce propos Dubet François, « Le service public de l’éducation face à la logique marchande », Regards croisés sur l’économie, 2007/2 (n° 2), p. 157-165. DOI : 10.3917/rce.002.0157. URL : https://www.cairn.info/revue-regards-croises-sur-l-economie-2007-2-page-157.htm
Si le Premier ministre Édouard Philippe a assuré lors des questions au gouvernement « qu’il n’est ni dans les projets de la ministre de l’Enseignement supérieur ni dans les projets du gouvernement de procéder à cette augmentation pour les étudiants français ou les étudiants européens », le rapport de la Cour des Comptes dévoilé dans la presse la semaine passée mérite qu’on s’y arrête pour comprendre et analyser ses enjeux.
Ces fuites ont eu lieu quelques jours après l’annonce de la hausse des frais d’inscription pour les étudiants qui ne sont pas ressortissants de l’Union Européenne. En plein mouvement social des Gilets Jaunes, cette annonce n’a pas laissé les organisations et partis indifférents, mais aucun appel à la mobilisation ou aux blocages des établissements n’a été émis.
L’exécutif se doit d’être particulièrement vigilant. Un mouvement étudiant qui se grefferait aux Gilets Jaunes pourrait donner naissance à un mouvement d’ampleur ouvert sur plusieurs front particulièrement redoutables et tenaces. Les annonces effectuées de manière séquencées divisent les étudiants qui ne se sentent pas immédiatement concernés par les mêmes enjeux.
Seulement, la hausse tant pour les étudiants ressortissants de la communauté européenne que pour les étudiants extra-communautaires figurent dans le même rapport. Cette hausse concernerait 133 150 étudiants.
Ce rapport long d’une centaine de page de préconisations et de presque cent pages d’annexes tient en deux chapitres. Le titre du premier est sans appel : « la quasi-gratuité : un modèle historique battu en brèche ».
« La Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture. L’organisation de l’enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l’État ». Le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, intégré au bloc de constitutionnalité affirme le principe de gratuité. Évoqué à plusieurs reprises dans le rapport, c’est de ce modèle dont on risque aujourd’hui de s’éloigner. Les rédacteurs du rapport indiquent que les droits d’inscription ont longtemps été fixés à un niveau modique et ont longtemps été pensés comme un instrument de régulation d’accès à l’enseignement supérieur plus qu’un levier de financement. Ils comptent en effet pour moins de 2% des ressources des universités.
Paradoxalement, les auteurs du rapport indiquent que cette quasi-gratuité est héritée d’une période où l’université ne concernait qu’une fraction marginale de la population et qu’à l’heure de la démocratisation de l’accès, l’absence de remise en question de ce fonctionnement est lié au « caractère socialement sensible de la contribution des étudiants », avec oujours en ligne de mire, les établissements de Sciences Po Paris, Paris-Dauphine et bien sûr les autres modèles nationaux de financement. Les deux derniers établissements évoqués voient leurs droits d’inscription augmenter chaque année, cette « augmentation des droits participe à une évolution dynamique des ressources propres ». Cette augmentation qui est débattue et votée chaque année implique que l’établissement soit en mesure de cerner et d’envisager ses besoins exacts, et surtout que les étudiants soient en mesure de payer des frais conséquents.
Si des dispositifs d’aide existent, que tous les étudiants ne payent pas la même somme selon les revenus de leurs parents, le recrutement de ces deux établissements (sur dossier après le bac ou après une classe préparatoire pour Paris-Dauphine et sur concours pour Sciences Po) recrutent parmi des couches principalement supérieures de la société. Cette modulation des droits suivant le revenu n’est cependant pas conservée comme méthode.
“L’augmentation des frais ouvre in fine la porte à d’autres réformes aux implications énormes dans ce qu’elles disent du système universitaire français.”
Les références mobilisées à l’international sont audacieuses : l’Australie est évoquée. Les droits d’inscription sont fixés à des niveaux inférieurs pour des secteurs qui constituent des « besoins » dans l’économie nationale. La mobilisation de cette référence conduit à un rapport éminemment instrumental à la formation dans le supérieur, et postule la possibilité d’objectiver ces besoins : s’il y a en effet actuellement besoin de former des personnes à propos des nouveaux métiers liés à la transition écologique par exemple (chose qu’aurait pu faire le gouvernement avec la réforme des baccalauréats professionnels, et qui n’a pas été le cas), comment définir le degré de besoin d’un historien ou d’un philosophe dans une société ? S’ils sont essentiels, sont-ils des « besoins dans l’économie nationale » ? Soumettre le formation à ce type de critère économique n’est pas toujours pertinent.
L’un des éléments essentiels qu’il faut avoir en vue après lecture de ce rapport est que l’augmentation des frais d’inscription n’est pas une fin en soi. Elle ouvre in fine la porte à d’autres réformes aux implications énormes dans ce qu’elles disent du système universitaire français. La question qui est également posée est celle de l’approfondissement de l’autonomie des établissements. Les droits seraient fixés par l’État ou le Parlement lors du vote des Lois de finances. Chaque année, un seuil de plafond de droits à percevoir serait adopté. Grâce à la loi de 2007 qui a rendu les universités « autonomes » et « responsables », elles pourraient dès lors convenir et décider de leurs besoins, de la stratégie de formation et de recrutement.
La comparaison avec l’étranger montre qu’il n’y a pas de modèle dominant en matière de financement. Il est néanmoins analysé que les choix d’instruments d’aide aux étudiants sont en partie liés aux politiques de droit d’inscription.
« Au total, si la progression du nombre d’étudiants dans les prochaines années est incontestable, ses impacts financiers, notamment en termes de besoins de recrutement, devront être mesurés en tenant compte des marges d’efficience attendues dans la gestion des établissements et des personnels, notamment en matière d’offre d’enseignement » écrivent les auteurs du rapport. Ce condensé de novlangue pose une autre question : celle de l’offre d’enseignement.
Dans un instant de lucidité, les auteurs du rapport expliquent que même si les travaux en économie de l’éducation « ne permettent pas de tirer des conclusions nettes sur la sensibilité de la demande d’éducation au prix », « une augmentation des droits constituerait à tout le moins un prélèvement financier supplémentaire sur les étudiants ou leur famille, susceptible de modifier leur comportement en matière de choix d’orientation, d’activité rémunérée, de réussite aux examens ou d’orientation professionnelle ».
“Aucun volontarisme politique si ce n’est des réformes ponctuelles du système boursier ne parvient à endiguer cette situation qui ne viendrait qu’à empirer avec une hausse des frais d’inscription.”
S’en suit une explication qui ne semble les arrêter dans leurs sombres desseins réformateurs : « en 2015, les étudiants en licence et en master qui exerçaient une activité très concurrente des études consacraient par semaine 7 heures de moins aux cours et 4 heures de moins au travail personnel que les étudiants qui n’exerçaient aucune activité ». Et la conclusion : « s’ils ne travaillaient pas, les étudiants salariés auraient « une probabilité plus élevée de 43 points » de réussir leur année ». Le travail étudiant concerne actuellement de plus en plus d’étudiants qui sont contraints soit de subvenir totalement à leurs besoins, soit de compléter les sommes versées par leurs parents.
Aucun volontarisme politique si ce n’est des réformes ponctuelles du système boursier ne parvient à endiguer cette situation qui ne viendrait qu’à empirer avec une hausse des frais d’inscription. Il faudrait donc faire confiance à des acteurs qui ne font rien pour corriger la situation actuelle pourtant déjà dramatique pour les étudiants ?
L’alternative est alors celle de l’endettement. Perspective réjouissante à l’heure où des pays comme le Royaume-Uni ou les États-Unis connaissent des difficultés économiques et politiques à cause de cette dette. En 2014, The Economist avait constaté que la dette étudiante américaine dépassait les 1 200 milliards de dollars et que 7 millions de débiteurs se trouvaient en situation de défaut de paiement. C’est au début du second semestre 2018 que la barre symbolique des 1 500 milliards de dollars a été dépassée. Selon Stiglitz, cette dette tend à devenir une bulle à la source d’une crise économique à venir. Est-ce vers cela que nous voulons aller ?
Nous ne sommes pas encore arrivés à la fin des annonces et perspectives réjouissantes qui nous attendent… L’autre conséquence est évoquée en quelques lignes à la centième page du rapport. Thématique chère au Président, l’autonomie des établissements entrerait dans une nouvelle dimension. Le fait que les établissements puissent eux-mêmes définir leurs besoins et donc les frais d’inscription demandés aux étudiants viendrait différencier les droits au niveau territorial. Cela impliquerait de redéfinir les modalités de soutien financier aux étudiants et par voie de fait, cela remettrait en cause le cadre national des formations en accentuant la polarisation de l’enseignement supérieur.
Comme la mobilité géographique est très liée à l’origine socioculturelle des étudiants, les conséquences de cette réforme seraient catastrophiques. De plus, les infrastructures d’enseignement sont en mauvais état et les besoins de financement sont très nombreux. Comment faire porter cela par des étudiants aux ressources parfois très modestes ?
Elle place également les établissements dans une aporie : les étudiants les plus fragiles sur le plan économique sont ceux qui se trouvent dans des établissements parfois eux-mêmes fortement dégradés et qui auraient besoin de beaucoup de moyens. Ces étudiants verront-ils leurs frais augmenter drastiquement pour répondre à un besoin au risque de ne pas pouvoir payer ? Ou au contraire, les établissements tels la Sorbonne qui participent au rayonnement de la France à l’international pourront-ils faire augmenter artificiellement leurs frais du fait même de ce prestige et de l’intérêt qu’auraient certains étudiants à payer ?
Le gouvernement a indiqué qu’il ne suivrait pas les recommandations de ce rapport qu’il avait pourtant lui-même commandé. Mais il ne faut pas oublier que les mêmes promesses demeurées lettres mortes avaient été faites concernant la sélection à l’entrée de l’Université. Comprendre ce qui se joue est donc un impératif pour ne pas essuyer un nouveau recul, de nouvelles violences faites au modèle universitaire français qui, aussi imparfait soit-il, demeure un modèle d’égalité.
Plutôt que de poser la question du financement avec pour seul paradigme celui de faire supporter aux étudiants les dépenses, c’est à un modèle universitaire émancipateur et égalitaire qu’il faudrait songer. Si cet idéal à un “coût”, c’est à l’État de le prendre en charge pour permettre aux étudiants de se former et s’épanouir dans des conditions décentes. L’ampleur de la tâche est grande : des bâtiments à construire, d’autres à rénover, des aides à allouer, des formations à repenser…
Mais tant que le seul idéal des décideurs sera celui de l’efficience gestionnaire, ce projet exaltant demeurera lettre morte en fragilisant la réussite et l’accès au supérieur de celles et ceux qui n’ont que l’école pour seul bien.
Le nouveau président de l’École polytechnique (l’X) vient tout juste de prendre ses fonctions. Après une courte formation dans un corps de l’État, Éric Labaye a effectué toute sa carrière dans le cabinet de conseil McKinsey, très loin du milieu de l’enseignement supérieur et de la recherche. Révélatrice du libéralisme assumé du pouvoir macronien, cette nomination d’un manager du privé accentue la dangereuse tendance vers la privatisation de l’enseignement supérieur.
Éric Labaye, ancien senior partner chez McKinsey France, a pris ses fonctions lundi 17 septembre en tant que nouveau président du conseil d’administration de l’École polytechnique. La nomination d’un ancien dirigeant de McKinsey, l’un des plus grands cabinets de conseil au monde, à la tête de la prestigieuse école scientifique s’inscrit pleinement dans la dynamique impulsée par le gouvernement. Elle révèle une fusion de la tradition technocratique française avec le néolibéralisme anglo-saxon et ce qu’il implique en termes de privatisation, de marchandisation et de culture de l’entreprise. Ce choix d’orientation stratégique, loin d’être le seul avenir possible pour cette institution publique financée par le contribuable[1], offre une nouvelle déclinaison de la vision du rôle de l’État par l’exécutif au pouvoir.
Polytechnique, évolution d’une formation d’élite
Pour se rendre pleinement compte de l’impact de cette nomination sur le paysage de l’enseignement supérieur français, il convient de rappeler la place qu’occupe l’X (surnom de l’École polytechnique) dans la formation des élites. À l’origine créée pour doter la France révolutionnaire en scientifiques et ingénieurs, l’X a formé jusqu’à la seconde guerre mondiale des ingénieurs civils et militaires au service de la nation. À la sortie de l’école, les polytechniciens sont engagés en tant que fonctionnaires et répartis, selon leur classement de fin de formation, au sein des grands corps techniques de l’État (corps des ingénieurs des Mines, corps des ingénieurs des Ponts, des Eaux et des Forêts, corps des administrateurs de l’INSEE, corps des ingénieurs de l’Armement). Ces hauts fonctionnaires sont appelés à servir l’État en exerçant des responsabilités au sein des cabinets ministériels et des directions d’administration centrales.
Cependant, l’affaiblissement progressif des corps techniques de l’État tout au long du XXe siècle et la diminution de leur recrutement à la sortie de Polytechnique ont conduit ses élèves à se réorienter vers le privé[2]. L’école, sous commandement militaire, a longtemps renvoyé des messages contradictoires par rapport à son objectif de formation, tiraillée entre sa tradition de service de l’État et de l’intérêt général et ses nouveaux débouchés dans le privé qui ont fourni à la France quelques uns de ses “grands capitaines d’industrie”.
Jusqu’en 2012, la direction de l’X était partagée entre un général et un directeur des études et de la recherche. En 2012, l’État a décidé de réformer la gouvernance et de doter l’école d’un président civil. Le poste a été confié à Jacques Biot, ingénieur du corps des Mines et ancien consultant dans l’industrie pharmaceutique, avec une feuille de route claire : ouvrir l’école au monde de l’entreprise. Au bout de son mandat de cinq ans, il laisse derrière lui un bilan résolument tourné vers le privé, en rupture avec le monde universitaire. La ligne est toute tracée pour son successeur : augmentation de la compétitivité de l’X sur le marché international de l’éducation, formation des futurs “officiers de la guerre économique” aux dernières techniques de management et développement de l’activité entrepreneuriale.
Un processus de nomination opaque et vertical, dans la tradition de la technocratie française
La question de la nomination d’un nouveau président est longtemps restée discrète, même à l’échelle du microcosme polytechnicien. Un appel à candidature a bien été publié au journal officiel mais le véritable processus de sélection a fait intervenir un cabinet de recrutement privé, HRM[3], et un comité de sélection gardé confidentiel, composé d’anciens polytechniciens représentant les tutelles de l’école, les corps, ainsi que de quelques représentants du monde de l’enseignement supérieur et de la recherche[4].
La liste des candidats ainsi que leur projet et leur vision stratégique pour l’établissement n’a jamais été révélée, ni publiquement ni aux personnels de l’X, malgré les protestations de l’intersyndicale. Seul un candidat spontané a choisi de rendre publique sa candidature et de publier son programme, mais il n’a pas été retenu par HRM. Le processus de sélection s’est donc poursuivi dans la plus grande opacité. Quatre candidats ont été retenus pour proposition au comité de sélection, tous issus du corps des Mines (soit directement, soit par fusion du corps des Télécoms) et aucun n’ayant de réelle expérience dans l’enseignement supérieur.
Le corps des Mines a pour l’X un rôle comparable à l’inspection générale des finances dans le cas de l’ENA : recrutement des élèves les mieux classés, suprématie sur quelques filières industrielles […] et sur quelques administrations, fournisseur de grands noms de l’oligarchie française […] et surtout réseau dans le réseau plus large des polytechniciens, véritable grande aristocratie au sein de la technocratie française.
Le corps des Mines a pour l’X un rôle comparable à l’inspection générale des finances dans le cas de l’ENA : recrutement des élèves les mieux classés, suprématie sur quelques filières industrielles (nucléaire civil, hydrocarbures) et sur quelques administrations, fournisseur de grands noms de l’oligarchie française (Jacques Attali, Anne Lauvergeon, Jean-Bernard Lévy, etc.) et surtout réseau dans le réseau plus large des polytechniciens, véritable grande aristocratie au sein de la technocratie française. Des postes lui sont réservés et sa direction interne des ressources humaines est chargée de les répartir. Dès qu’un nouveau poste stratégique est créé au sein de l’Etat (direction d’agence, de commissariat, etc.), le corps engage la bataille avec les réseaux concurrents pour la préemption de celui-ci.
L’École polytechnique constitue une des clefs de voûte de ce corporatisme. Elle fournit la quasi totalité des membres du corps des Mines et justifie sa domination sur l’administration française. En effet, l’X maintient encore aujourd’hui un classement de sortie, les dix élèves les mieux classés intégrant le corps des Mines. Ce classement est régulièrement remis en cause, mais le corps des Mines s’oppose systématiquement à toute réforme de ce type. Le recrutement sur classement participe du récit de compétence du corps et sert d’argument principal pour justifier son hégémonie. Il va donc de soi que ce poste revêt un caractère stratégique pour le corps des Mines, qui doit y placer l’un des siens.
Un profil : le smart-leader public-privé
Le porte-parole du gouvernement Benjamin Griveaux se réjouissait de la nomination d’Éric Labaye après le conseil des ministres : « c’est un homme du privé, c’est une première »[5]. Contrairement à cette affirmation, le profil du nouveau président s’inscrit dans une continuité totale avec celui de son prédécesseur, Jacques Biot, ancien lobbyiste pour un cabinet de conseil pharmaceutique qui affirmait déjà vouloir « diriger l’école comme une entreprise »[6].
Éric Labaye est entré à l’École polytechnique en 1980. À sa sortie, il intègre le corps des Télécoms (qui a depuis fusionné avec le corps des Mines) dont il démissionne en pantouflant[7] immédiatement après la fin de sa formation pour intégrer le cabinet de conseil américain McKinsey[8]. Un tel poste correspond au pendant privé du modèle du fonctionnaire polyvalent, expert en tout ou en rien selon les interprétations. Il y reste plus de trente ans, gravissant rapidement les échelons, jusqu’à devenir senior partner de McKinsey France en 2002.
C’est […] au sein de l’une de ces commissions, la fameuse “Commission pour la Libération de la Croissance Française” présidée par Jacques Attali qu’il rencontre Emmanuel Macron, lui aussi passé par un détachement dans le privé typique des carrières des fonctionnaires des corps de l’État.
Il devient ensuite président du McKinsey Global Institute, l’institut macroéconomique du cabinet de conseil. À la tête de cet institut, il effectue un certain nombre de missions auprès de l’État. Les différents Présidents de la République se succèdent, mais font tous appel aux mêmes experts. C’est d’ailleurs au sein de l’une de ces commissions, la fameuse “Commission pour la Libération de la Croissance Française” présidée par Jacques Attali qu’il rencontre Emmanuel Macron, lui aussi passé par un détachement dans le privé typique des carrières des fonctionnaires des corps de l’État. Éric Labaye est donc présenté comme l’homme du privé, qui va sauver l’entreprise Polytechnique. Le côté américain de McKinsey, traditionnellement associé à l’esprit d’initiative et d’efficacité par la doxa économique, l’investit d’une aura de réformateur compétent pour ce poste. Cependant, il ne faut pas s’y tromper. Loin d’être un dirigeant d’industrie “créateur de valeur”, Éric Labaye est issu du monde du conseil. Il a passé sa vie à siéger dans des commissions au côté d’énarques, à donner son avis sur des dossiers macroéconomiques, principalement pour l’État. Leurs rôles respectifs sont interchangeables et, en ce sens, l’arrivée de cet “homme du privé” est en réalité une fausse rupture.
C’est donc muni d’un diplôme d’ingénieur équivalent à un M2, acquis il y a plus de trente ans, que celui-ci s’apprête à diriger l’un des plus grands établissements scientifiques français et des équipes d’enseignants chercheurs dont les travaux en mathématiques, physique, biologie ou informatique sont reconnus internationalement. Ce manque de compétence a justement été dénoncé par des chercheurs et anciens élèves dans une lettre ouverte.[9]
Pourtant, l’avis de vacance publié au Journal Officiel précise que : “la personnalité recherchée devra justifier de compétences scientifiques dans les domaines d’activités de l’école ou d’une expérience de l’enseignement supérieur ou de la recherche”[10]. Le communiqué[11] du Ministère de la défense publié à l’annonce de la nomination salue “un parcours international nourri de solides expériences dans [le secteur] académique” sans y trouver à redire.
Une des principales fonctions du président de l’École polytechnique est un rôle de représentation : celui-ci rencontre ses homologues français et étrangers pour faire connaître son institution et nouer des partenariats. Toutes les personnes avec qui Éric Labaye va être amené à négocier sont des chercheurs, reconnus pour leur travaux et élus par leurs pairs à la tête de leur établissement, selon la norme en vigueur dans la plupart des universités. Ainsi, le président de l’ENS Ulm est un spécialiste de physique statistique, le président de Sorbonne Université est un biologiste et les présidents de Stanford et Harvard sont respectivement neurobiologiste et avocat.
Le président de l’association des anciens élèves de l’X explique qu’Éric Labaye va permettre à l’école de progresser dans le classement international puisque celui-ci pourra “mobiliser le réseau mondial de McKinsey, qui peut entrer en contact avec à peu près n’importe quel dirigeant politique ou grand chef d’entreprise”[12]. Mais ces classements, et en particulier le premier d’entre eux, le classement de Shanghaï, évaluent la qualité de la recherche menée dans les différentes universités, et non les réseaux de leurs dirigeants comme l’assimilation École-entreprise pourrait le faire croire.
Une stratégie pour l’X : grossir pour exister
L’objectif central fixé pour l’École polytechnique est d’accroître sa visibilité dans les classements internationaux (classement de Shanghaï, Times Higher Education, etc.). Même si tout le monde assure ne pas prêter attention à ces classements, cet indicateur hante pourtant le conseil d’administration et les ministères. Le président sortant a déjà mis en place un certain nombre de mesures destinées à faire évoluer l’École polytechnique pour survivre dans l’environnement compétitif du marché international de l’éducation dans lequel elle a choisi de s’engager.
Le diagnostic a été posé en 2012 en prenant exemple sur Caltech, une petite université américaine de 2700 étudiants, qui figure dans le top 5 de tous les classements internationaux. Face à Caltech, l’X a résumé ses faiblesses en deux axes : sa petite taille (1000 élèves ingénieurs, quelques doctorants et un master partagé avec Paris-Saclay) et ses moyens financiers insuffisants (néanmoins déjà quatre fois supérieurs en budget par élève à la moyenne de l’enseignement supérieur français).
Augmenter la taille de l’école avec des formations payantes
La stratégie mise en place a consisté en une augmentation des effectifs en multipliant les formations et en internationalisant le public, une large ouverture sur le monde de l’entreprise et une diversification des sources de financement. Le cursus de master a été réintégré pleinement dans le giron de l’école, qui a créé sa propre “graduate school”, afin de ne pas se mélanger avec l’université. L’école a ouvert un cursus “bachelor” (équivalent à une licence) avec des promotions d’une centaine d’élèves. La taille des promotions d’élèves ingénieurs a augmenté de 10% en trois ans, avec notamment de nouvelles places disponibles pour les étudiants étrangers. Toutes formations confondues, l’École polytechnique qui comptait 1000 étudiants sur son campus en 2012, a doublé ce chiffre en 2017 et compte encore augmenter sa capacité d’accueil.
Contrairement à celui des élèves ingénieurs français (qui sont rémunérés, en tant qu’élèves-officiers), tous les nouveaux programmes sont payant. Pour pouvoir étudier à Polytechnique, il faut compter 10 000 € par an en bachelor, 12 000 € par an pour un master et jusqu’à 27 000 € par an pour les élèves internationaux hors Union Européenne en cycle ingénieur. L’X explique s’aligner ainsi sur les normes internationales, ou plus précisément anglo-saxonnes. Ces augmentations de tarification représentent plusieurs millions d’euros de moyens supplémentaires pour une École dont le budget (enseignement et recherche compris) dépasse déjà 200 M€ par an.
Chaires privées et campagnes de dons
Mais les revenus des frais d’inscription ne suffisent pas à financer l’expansion de l’école. Il faut pour cela s’ouvrir toujours plus aux financements privés. L’objectif à long terme est de passer de 70 % à 30 % de financement public, à dotation publique constante, conformément à la politique d’externalisation des services publics suggérée par le CAP22[13]. Polytechnique multiplie les contrats avec les grandes entreprises qui ouvrent des chaires d’enseignements en échange de plusieurs millions d’euros par an, et cela au mépris de l’autonomie de l’enseignement scientifique. Par exemple, deux tiers des cours du programme “Énergies du XXIe siècle” (qui porte sur l’énergie nucléaire) sont financés par EDF. L’entreprise américaine Cisco, spécialisée dans les logiciels d’analyse de données, a financé une chaire dédiée à l’internet de demain, et la plateforme Uber a signé pour financer une nouvelle chaire sur la “mobilité urbaine intégrée”.
Pour accroître son budget, l’école compte aussi sur les dons individuels des ses anciens élèves. La campagne de dons 2017-2022 a pour objectif de lever 80 M€. L’X reçoit des millions d’euros par an de dons individuels de la part de milliardaires français. Patrick Drahi et Bernard Arnault ont ainsi donné chacun plus de 5 millions d’euros. Bien sûr ces dons coûtent tout de même à l’État, puisque ceux-ci sont déductibles à 60% des impôts des donateurs. Les donateurs ne sont pas désintéressés. Patrick Drahi a financé l’ouverture d’un incubateur de start-ups à son nom (le “Drahi – X novation center”).
Ces investissements dans les “licornes” de demain permettent aux donateurs de les garder dans le giron de la technocratie française. L’école satisfait aussi les petits égos en proposant aux donateurs de renommer un amphithéâtre, une salle de cours, un couloir, un fauteuil d’amphithéâtre ou même un arbre du parc, en fonction des budgets de chacun.
La start-up nation s’invite à l’X
Jusqu’alors totalement absent de la formation polytechnicienne, le management a fait son entrée en grande pompe en 2013, avec la création d’un bâtiment et d’un département d’enseignement dédié, sous le nom de “management de l’innovation et entrepreneuriat”. Loin de simples cours de gestion, on y enseigne les grands concepts théoriques de la disruption et de l’adhocratie, la sérendipité et le “principe de la limonade”. Les formations dispensées par ce nouveau département sont obligatoires pour tous les cursus.
Quant à la communication de l’école, elle a radicalement changé. Alors qu’auparavant, l’ensemble des visuels de communication de l’école montraient des étudiants portant le grand uniforme bicentenaire, associés à la devise “pour la patrie, les sciences et la gloire”, la nouvelle stratégie n’utilise plus que les mots de la start-up nation tels qu’audace, disruption, et innovation. Symbole de l’air du temps, alors qu’auparavant les élèves s’intégraient à des hiérarchies structurées dans l’industrie puis dans le monde de la finance, ce sont maintenant les start-ups qui sont mises en avant.
Ce choix de séparation définitive de l’université, décidé dans l’unique intérêt d’une caste qui cherche à conserver le contrôle de son bastion de recrutement et sa légitimité méritocratique, est un choix stratégique dramatique pour l’enseignement et la recherche en France à long terme.
Le programme d’Emmanuel Macron pour l’enseignement supérieur contenait le constat suivant : “nous avons trop souvent voulu dicter les réformes par le haut et n’avons pas suffisamment fait confiance aux acteurs de terrain pour innover ou s’adapter à la diversité des besoins des étudiants”[14]. Si l’on applique cela au cas de Polytechnique, il faut accroître le poids des enseignants chercheurs et personnels dans les choix stratégiques de l’école. La nomination d’Éric Labaye témoigne au contraire d’un processus technocratique caractéristique, où l’intérêt des groupes d’anciens élèves prime sur l’intérêt de l’institution.
Le poids important des lobbys des anciens élèves et particulièrement du corps des Mines sur les décisions stratégiques avait déjà pu être noté en 2015, lorsqu’Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie et Jean-Yves Le Drian, ministre de la défense, avaient entériné la rupture de l’X avec l’Université Paris-Saclay, contre l’avis de François Hollande qui avait fait de ce projet de fusion une de ses priorités nationales[15]. Ce choix de séparation définitive de l’université, décidé dans l’unique intérêt d’une caste qui cherche à conserver le contrôle de son bastion de recrutement et sa légitimité méritocratique, est un choix stratégique dramatique pour l’enseignement et la recherche en France à long terme.
Dans ce contexte, l’arrivée de Éric Labaye, combinée à une stratégie de multiplication des financements privés et d’importation des grilles de lecture de l’entreprise, correspond à une volonté de rayonnement du corps des Mines hors de France, en se démarquant dans les classements internationaux. Le corps espère aussi prendre le contrôle des futures start-ups créées et permettre à la technocratie de garder le contrôle sur les futurs fleurons de l’économie française, tout en se fondant dans l’ordre capitaliste. La comparaison avec le New Public Management, dont furent victimes les fonctions publiques du monde anglo-saxon est aisée.
Par cette nomination, le gouvernement montre qu’il partage avec le corps des Mines sa volonté d’accélérer la fusion entre esprit public et esprit privé, entre noblesse d’État et monde de l’entrepreneuriat pour l’intérêt exclusif d’une caste[16]. Cet épisode constitue un très bon exemple du macronisme et illustre comment le récit de la start-up nation sert de façade dynamique à une domination du dernier centile du corps social.
[7] processus qui consiste à rembourser, ou à faire rembourser par l’entreprise débauchant le “corpsard”, le montant qu’il devait à l’Etat pour la formation qu’il reçut.
À Montpellier, Nancy, Bordeaux, Nantes, Lille, Toulouse, Rouen, Nice ou encore Paris de nombreuses facs françaises sont aujourd’hui bloquées et occupées par les étudiants. En cause : la mise en place, dès la rentrée prochaine, du « Plan étudiant » que la ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, Frédérique Vidal, a fait adopter au Parlement en février. Cette loi (ORE pour “Orientation et réussite des étudiants” ) est présentée par le gouvernement comme un moyen de mieux accompagner les lycéens à l’entrée à l’Université. Pour les étudiants et les étudiantes qui se mobilisent contre elle, celle-ci restreindra au contraire l’accès à l’enseignement supérieur en effectuant une sélection drastique sans augmentation du nombre de places. Alors même qu’il faudrait accorder aux universités françaises davantage de moyens pour répondre à la hausse du nombre d’étudiants à venir, liée à la génération particulièrement nombreuse née aux alentours de l’an 2000. La question se pose donc : y a-t-il trop de monde à l’Université ?
La communication du gouvernement face à la réalité
Le gouvernement ne présente évidemment pas les choses sous cet angle. Ni dans la loi qui a reçu le feu vert des parlementaires, ni dans sa communication, il n’est question de restreindre l’accès à l’Université. Au contraire, il s’agirait d’une « transformation inévitable » pour mettre fin à « l’inégalité des chances » et à « l’échec » des étudiants, qui passerait par de nombreux efforts quant à l’accompagnement des élèves de Terminale. Une communication bien rodée qui fait suite au fiasco du dernier tour d’Admission Post-Bac de Juillet 2017, à la suite duquel 87 000 bacheliers étaient restés sans affectation post-bac. Le message des communicants de la Ministre est clair : si on ne veut plus connaître à nouveau une telle situation, il n’y a aucune raison d’être contre la réforme de l’accès à l’Université.
Et pourtant, la plate-forme Parcoursup, qui remplace l’ancienne (Admission Post-Bac) dès cette année, est déjà décriée, que ce soit par les enseignants-chercheurs de l’Université de Lille qui dénoncent son fonctionnement, ou même par le Sénat qui s’inquiète du manque de transparence du processus de sélection. A croire que Parcoursup et le Plan étudiant ne sont pas la solution miracle vendue par Frédérique Vidal.
A l’Université de Lille, des professeurs des départements de langues, de sociologie, d’anthropologie et culture, de science politique et d’information et communication, refusent notamment de réunir les commissions chargées de classer les dossiers des lycéens candidats à leurs formations. Thomas Alam, Maître de conférence en science politique, compare la plate-forme Parcoursup à une grande gare de triage : « Au niveau des départements, prenons l’exemple de la science politique, à l’Université de Lille. C’est plus de 2 500 voyageurs potentiels, pour 580 places. Pour l’ensemble des voyageurs, c’est l’incertitude, pourront-ils partir, quand ? et pour quelle destination et potentiellement vers une destination qu’ils n’auront même pas choisi. ». Ce tri des étudiants sera donc confié à un algorithme : « une des raisons pour lesquels les lycéens et les familles peuvent être inquiets, c’est que ce sont des logiciels, des algorithmes qui vont faire ces classements » explique Fabien Desage, lui aussi maître de conférence en science politique à l’Université de Lille.
Cet algorithme de sélection, appelé sobrement “outil d’aide à la décision” par le Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, ouvre de plus la voie à l’arbitraire. Il est en effet prévu, au niveau de chaque département de formation des universités, que les commissions chargées du classement des candidats puissent choisir elles-mêmes les critères à privilégier. De cette façon, il leur sera possible de donner plus de poids aux notes de certaines matières, de telle année de lycée, ou, pourquoi pas, de favoriser les élèves issus d’un lycée ou d’un autre. Cette réforme de l’accès à l’Université est présentée comme plus égalitaire et plus à même d’orienter les lycéens vers l’Enseignement supérieur, mais risque en fait de rendre les choses bien plus compliquées pour eux. Au point de creuser encore un peu plus les inégalités entre lycéens dans leur orientation.
Tout cela ne nous dit donc pas comment l’Enseignement supérieur va bien pouvoir absorber plusieurs dizaines de milliers d’étudiants supplémentaires dans les années qui viennent, voire jusqu’à 350 000 d’ici 2025. En effet, les universités françaises sont confrontées à un manque chronique de moyens qu’une coupe budgétaire de 331 millions d’euros décidée par le gouvernement Macron en 2017 n’a pas amélioré, même si le budget de l’Enseignement supérieur est reparti à la hausse en 2018 avec 707 millions d’euros supplémentaires, pour atteindre 24,5 milliards d’euros. Un budget pourtant encore inférieur à celui de 2008 (24.9 milliards d’euros) alors que dans le même temps le nombre d’étudiants dans l’Enseignement supérieur est passé de 2 232 000 en 2008 à 2 609 000 en 2016, soit une augmentation de presque 17 %. On comprend donc aisément pourquoi cette hausse du budget est loin d’être suffisante pour résoudre la situation critique des universités.
Le Plan étudiant annonce quant à lui « 500 millions d’euros sur l’ensemble du quinquennat afin d’ouvrir des places, de créer des postes dans les filières en tension » sans qu’on ne sache pour l’instant ni quand, ni comment. D’autant plus que la mise en place de Parcoursup et de la sélection met toutes les filières en tension à l’heure où, dans les composantes de nombreuses universités, le gel de postes est une pratique courante depuis de nombreuses années pour des raisons budgétaires. Cette promesse reste donc pour l’instant une promesse, comme celle d’Emmanuel Macron qui avait annoncé pendant la campagne la « sanctuarisation » du budget de l’Enseignement supérieur et de la Recherche avant de le raboter dès son arrivée à l’Élysée.
Les étudiants et les étudiantes mobilisés contre le Plan étudiant ne sont pas dupes et demandent au gouvernement non seulement d’abandonner sa réforme, mais aussi d’investir massivement dans les universités pour améliorer les conditions d’études. L’enjeu consiste à permettre l’accueil convenable dans les années à venir des lycéens qui viendront sinon surcharger des amphis déjà saturés dans certaines filières. La sélection mise en place par le Plan étudiant, à nombre de places constant et tandis que le nombre de bacheliers augmente, n’est-elle pas finalement un moyen d’écarter de l’Université plusieurs dizaines de milliers d’étudiants potentiels, au nom des dogmes néolibéraux : la maîtrise et la réduction des dépenses publiques ? Une source d’inégalités supplémentaire alors que les classes populaires sont déjà sous-représentées dans l’Enseignement supérieur : si en 2012 78 % des enfants de cadres ou de professions intermédiaires entre 20 et 24 ans étudiaient ou avaient étudié dans l’Enseignement supérieur, ce n’était le cas que de 42 % des enfants d’ouvriers ou d’employés du même âge. Or, rendre l’accès à l’université plus difficile et y interdire le droit à l’erreur ne fera qu’accentuer la reproduction sociale.
Mais pourquoi aller à l’Université ?
Le Plan étudiant n’a donc pas la bienveillance que lui prête la ministre. Mais dans ce cas, pourquoi insister ? N’y a -t-il pas déjà trop de monde à l’Université ?
La mobilisation étudiante, dont la médiatisation s’accroit, sans que les raisons n’en soient pour autant toujours évoquées, a suscité de nombreuses réactions, souvent alimentées par des idées reçues. La première d’entre elles, et la plus répandue, est que les diplômes de l’Enseignement supérieur ont peu de valeur et n’offrent pas plus d’emplois que d’autres formations, voire moins.
Cette croyance est pourtant erronée. Toutes les études statistiques insistent sur ce point : plus on est diplômé, plus la probabilité d’être au chômage est faible. Même si le chômage a tendance à augmenter toutes catégories confondues, le diplôme demeure une protection. Aujourd’hui, entre un diplômé du supérieur et un non diplômé, le taux de chômage passe quasiment du simple au triple. En 2015, le taux de chômage des personnes diplômées à un niveau bac +2 était de 6.3 % contre 16.8 % pour un non-diplômé ou un titulaire d’un diplôme inférieur au bac.
Au-delà du taux de chômage, on peut aller encore plus loin : la France manque aujourd’hui de diplômés. Il n’y a sans doute pas de quoi résorber le chômage de masse, mais certains secteurs de l’économie française connaissent depuis plusieurs années une pénurie. En effet, un rapport estime que dans le domaine des technologies et du numérique 60 000 emplois étaient vacants en 2017 en France et qu’ils pourraient être 80 000 en 2020 par manque de travailleurs qualifiés. De la même façon, les écoles d’ingénieurs souhaiteraient davantage de moyens pour pouvoir former plus d’étudiants dans un domaine où les départs à la retraite vont être nombreux dans les années à venir, mais aussi où l’innovation mène à la création de nouveaux emplois qui requièrent des qualifications spécifiques.
L’Université, et l’Enseignement supérieur de façon générale, ne sont pas surpeuplés en France : il n’y a pas « trop de monde à l’Université ». Au contraire, un réel besoin de diplômés existe dans notre société tertiarisée et explique le taux de chômage plus faible de ceux-ci par rapport aux non ou aux peu diplômés. Restreindre l’accès aux formations du supérieur et refuser d’accorder les moyens nécessaires à leur bon fonctionnement dans ce contexte est non seulement contre-productif, mais il s’agit aussi d’une atteinte à l’égalité des chances et au droit de tous et toutes à la formation et à un emploi.
On connaissait Emmanuel Macron l’ancien étudiant précaire, forcé de vivre des « fins de mois difficiles » avec à peine 1 000€ par mois. Situation privilégiée si on la compare avec celle de la grande majorité des étudiants qui vit avec moins que cette somme et dont la moitié se salarie pour financer ses études.
On connaissait aussi Emmanuel Macron le bienfaiteur : le programme du candidat Macron à l’élection présidentielle comportait, à côté de mesures contestées comme la sélection à l’entrée de l’université, des promesses plus ambitieuses telles que « faire de la recherche une priorité nationale », donner « des moyens publics supplémentaires », construire de nouveaux logements étudiants ou encore « sanctuariser le budget de l’enseignement supérieur et de la recherche ».
Le double discours macronien
Aujourd’hui les promesses électorales du candidat Macron comme celles sur l’enseignement supérieur et la recherche mais aussi bien d’autres, à commencer par la suppression de la taxe d’habitation pour 80% des ménages, se heurtent à la nature néolibérale de son programme économique. En effet le programme sur lequel Emmanuel Macron a été élu président de la République reste un programme austéritaire. Son principal but, en fin de compte, est la baisse de la dépense publique à défaut de proposer une politique économique ambitieuse.
Les promesses du candidat En Marche pour l’enseignement supérieur et les étudiants n’ont donc que peu de chances d’être mises en place par le président Macron. Pire encore, les conditions de vie et d’étude des étudiants, déjà critiques, risquent encore de se dégrader.
Maintenir le budget de l’enseignement supérieur et de la recherche, comme l’avait promis Emmanuel Macron pendant la campagne présidentielle, n’était déjà pas suffisant alors que l’Université en France est déjà dans un état de quasi-faillite confirmée par les faits : amphithéâtres bondés où des étudiants sont contraints de s’asseoir à même le sol, instauration du tirage au sort à l’entrée de certaines filières, locaux qui se dégradent et ne peuvent pas être rénovés faute de moyens, mais aussi un manque de place qui devient alarmant.
Nombre d’étudiants en hausse, budget en baisse
Rien que cette année 87 000 bacheliers n’ont aucune affectation post-Bac : la faute à un algorithme d’affectation hasardeux ? Pas que. La faute aussi et surtout au manque chronique de moyens affectés à l’Enseignement Supérieur incapable de suivre la hausse du nombre d’étudiants d’année en année simplement en raison de la hausse démographique. Pour absorber ce surplus d’étudiants sur les bancs des facultés il faudrait construire au moins 10 nouvelles universités d’ici à 2025 pour accueillir 350 000 étudiants supplémentaires.
Un défi qu’il va être d’autant plus difficile à relever avec les dernières annonces du gouvernement Macron. 331 millions d’euros de coupes budgétaires seraient prévus dès l’année en cours pour le secteur de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, soit plus de 10% de son budget pour 2017. De quoi faire craindre le pire pour les conditions d’études à la rentrée prochaine. Au point d’inquiéter la Conférence des Présidents d’Université qui demandait au contraire plus de moyens : elle a ainsi déclaré que « l’augmentation attendue de 40 000 étudiants à l’Université dans quelques semaines ne pourra se faire dans des conditions acceptables si l’Etat restreint les moyens ».