Nouvelle défaite judiciaire pour Julian Assange

© Hugo Baisez pour LVSL

En janvier 2021, la juge Vanessa Baraitser avait refusé la demande d’extradition de Julian Assange aux États-Unis. Ceux-ci ont demandé à contester la décision. Le 11 août, la Haute cour du Royaume-Uni leur a donné une première satisfaction, en étendant le périmètre des questions sur lesquelles ils pouvaient faire appel. Les défenseurs de Julian Assange dénoncent cette reculade de la justice britannique face aux pressions américaines.

Les États-Unis cherchent à extrader le journaliste australien pour dix-sept chefs d’accusation – notamment violation de l’Espionage Act et « conspiration en vue d’intrusion dans un ordinateur. » L’accusation concernant l’Espionage Act repose sur la publication, au travers de Wikileaks, de câbles du Département d’État, de documents secrets sur l’intervention militaire en Irak ou de rapports concernant les détenus de Guantanamo. Elle constitue la première mise en examen d’un éditeur d’informations depuis la mise en place de l’Espionage Act.

L’affaire est d’autant plus trouble que Julian Assange est un Australien, qui travaille en dehors des États-Unis. Ceux-ci démontrent ainsi qu’ils peuvent non seulement poursuivre un journaliste qui dénonce leurs crimes de guerre, mais encore qu’ils peuvent poursuivre n’importe quel journaliste, où qu’il se situe dans le monde, pour l’avoir fait.

Le 11 août, le juge Timothy Holyrode a noté qu’il était extrêmement rare qu’une juridiction supérieure remette en question les décisions d’un juge sur des questions relatives à une demande d’extradition. Il a pourtant présidé à l’une de ces rares exceptions.

En janvier 2021, la juge Vanessa Baraitser avait bloqué la demande d’extradition des États-Unis. Elle avait cependant rejeté les arguments qui faisaient de l’extradition d’Assange une menace pour la liberté de la presse. Sa décision se fondait uniquement sur les mauvaises conditions carcérales aux États-Unis et sur les risques encourus par Assange quant à sa santé mentale. Elle estimait que l’extradition serait trop brutale pour Assange, et qu’elle pourrait mener à son suicide.

Les choses auraient pu en rester là. Les États-Unis avaient obtenu une victoire technique : leur démarche consistant à accuser d’espionnage un journaliste non Américain, tout en n’ayant pas à répondre sur la légalité de cette persécution politique, était validée.

Au lieu de cela, les États-Unis ont fait appel de la décision de la juge Baraitser sur cinq points distincts. Il était avéré qu’ils feraient appel sur trois d’entre eux, mais pas sur les cinq. Les États-Unis auraient pu faire appel du fait que la juge aurait dû leur notifier ses décisions préliminaires sur les effets des conditions de détention aux États-Unis sur la santé mentale d’Assange : ainsi, ils auraient pu donner des assurances quant à ses conditions de détention.

Les États-Unis n’avaient, cependant, pas la possibilité de faire appel de la décision du juge en ce qui concerne les conclusions basées sur les preuves médicales présentées lors du procès. Plus précisément, les États-Unis voulaient faire valoir que le témoignage d’un témoin de la défense aurait dû être jugé irrecevable, et que la juge a commis une erreur en évaluant le risque de suicide d’Assange. Après l’arbitrage du 11 août, les procureurs pourront également soulever ces problèmes. Une audition d’appel est prévue pour le 27 octobre et devrait durer 2 jours.

« Je n’arrive pas à comprendre »

La partie plaignante a démarré en déclarant que la juge avait rendu son verdict en ne se fondant pas sur l’état mental actuel d’Assange, mais sur son potentiel état futur. Alors que la défense a présenté des rapports d’experts sur ce point, un témoin à charge a affirmé que personne ne pouvait prédire la probabilité qu’une personne se suicide plus de six mois à l’avance. La partie plaignante a de plus déclaré que les témoins de la défense se basaient sur des propos d’Assange lui-même. Elle a ajouté que puisque Assange avait cherché et obtenu l’asile politique de l’Équateur et était resté dans son ambassade, il s’était donné beaucoup de mal pour éviter l’extradition vers les États-Unis. Enfin, elle a saisi cette occasion pour rappeler que lorsqu’il logeait dans l’ambassade équatorienne, Assange a « animé un débat sur Russia Today », supervisé les affaires de Wikileaks, et tenté d’aider Edward Snowden à échapper aux poursuites de la part des États-Unis.

NDLR : Pour une mise en contexte géopolitique de l’affaire Julian Assange, à écouter sur LVSL cet entretien avec Guillaume Long, ex-ministre des Affaires étrangères équatorien : « L’administration Trump sera impitoyable avec Julien Assange »

La plus grande partie de l’audition a été consacrée aux conclusions de Michael Kopelman, professeur émérite en neuropsychiatrie au King’s College de Londres. Kopelman était l’un des quatre psychiatres qui avaient témoigné au sujet de l’état mental d’Assange durant le procès de janvier 2021 – lequel avait temporairement bloqué son extradition. La juge Baraitser avait alors estimé que Kopelman et les autres experts de la défense étaient plus convaincants que ceux de l’accusation. Kopelman s’était notamment entretenu avec Assange, mais aussi avec ses amis et les membres de sa famille, avait préparé deux rapports séparés, et même présenté les notes de ses entretiens à l’accusation.

Lorsque Kopelman avait préparé son rapport préliminaire en décembre 2019, ni le fait qu’Assange ait entretenu une relation avec Stella Morris, ni le fait qu’ils aient eu deux enfants n’étaient connus du public. Stella Morris craignait que sa sécurité, ainsi que celle de ses enfants, puisse être mise en danger si cette relation était dévoilée.

Ces peurs n’étaient pas sans fondement : un ancien employé de l’entreprise de sécurité privée UC Global avait témoigné d’une discussion avec les services de renseignement américains dont l’objet était l’empoisonnement ou le kidnapping de Julian Assange. La même entreprise avait également pensé voler une couche retrouvée dans l’ambassade, appartenant à l’un des enfants d’Assange, afin de recueillir son ADN et d’établir sa filiation.

Ces éléments avaient été discutés en janvier 2021, lors du procès qui avait abouti au blocage de la demande d’extradition de Julian Assange par la juge Vanessa Baraitser. Selon la défense, bien que Kopelman avait choisi de ne pas divulguer cette information dans son rapport préliminaire, il avait prévu de demander des conseils juridiques sur la façon de gérer les craintes de Morris quant à sa vie privée, ainsi que ses obligations auprès du tribunal. Avant qu’il n’ait pu le faire, Assange et Morris avaient dévoilé leur relation aux magistrats. Morris avait ensuite fait circuler cette information dans les médias. Un nouveau rapport de Kopelman, en préparation, contenait toutes ces informations.

L’accusation avait alors déclaré que puisque le premier rapport de Kopelman ne faisait pas mention de ces faits, toutes les preuves qu’il présentait devaient être considérées sinon comme inadmissibles, du moins comme suspectes.

La juge Baraitser avait finalement tranché : le rapport initial était erroné. Elle avait néanmoins ajouté que la décision de Kopelman était « humainement compréhensible face à la situation embarrassante de Mme Morris. » La nature de la relation entre Assange et Morris était du reste connue au moment où le tribunal a entendu le témoignage médical, a tenu à rappeler la juge Baraitser. Si le rapport de décembre pouvait donc être erroné, la juge a estimé que le tribunal n’avait à aucun moment été induit en erreur. Après la prise en compte de l’ensemble des éléments, y compris un deuxième rapport et le partage de notes, la juge Baraitser avait estimé que l’éminent neuropsychiatre était crédible et impartial – et frappait de nullité, sur ces bases, la demande d’extradition des États-Unis.

Sept mois plus tard, la Haute cour du Royaume-Uni permettait pourtant aux États-Unis de faire appel.

Au cours de l’annonce de la décision du 11 août, le juge Timothy Holyrode a noté qu’il était extrêmement rare qu’une juridiction supérieure remette en question les décisions d’un juge sur des questions de cette nature. Il a pourtant présidé à l’une de ces rares exceptions. Il a de la même manière reconnu que dans la plupart des circonstances, la décision d’un juge concernant un risque de suicide n’était pas susceptible d’appel… avant d’ajouter que si l’accusation avait la possibilité de faire appel de l’admissibilité du témoignage d’un des experts, elle devrait également être autorisée à faire appel du fait qu’Assange encourt un risque de suicide en cas de transfert vers les États-Unis…

Jeremy Corbyn, l’ancien leader du parti travailliste, s’est adressé aux manifestants rassemblés devant le tribunal. Il a rendu hommage à Assange, déclarant qu’il s’inscrivait dans une « grande tradition de journalistes courageux »

À l’issue de l’audition et avant que la retransmission en direct ne soit interrompue, on a pu entendre Assange (qui assistait en visioconférence depuis la prison de Belmarsh) dire à ses avocats : « Je n’arrive pas à comprendre. Un expert a l’obligation légale d’empêcher les préjudices, surtout à mes deux enfants. »

Prisonnier politique de l’empire américain

L’audition du 11 août peut paraître cruelle. Mais elle a montré jusqu’où les États-Unis et le Royaume Uni sont prêts à aller pour piéger Assange.

Julian Assange est dans la mire du gouvernement américain depuis qu’il a publié pour la première fois la vidéo « Collateral Murder » dans laquelle des hélicoptères de combat américains ont fait feu et ont tué plus de dix-huit personnes, dont deux journalistes de Reuters, et blessé deux enfants.

Il a passé sept années dans l’ambassade d’Équateur à Londres, soumis à ce qu’un groupe de travail de l’ONU a établi comme une détention arbitraire. Le rapporteur spécial sur la torture de l’ONU a déclaré qu’Assange était victime de torture mentale. Et comme l’ont montré des documents américains déclassifiés, le gouvernement britannique était si déterminé à faire sortir Assange de l’ambassade équatorienne qu’il a créé une campagne gouvernementale nommée « Opération Pélican » pour atteindre son but.

Les questions soulevées lors de l’audition préliminaire peuvent être analysées d’un point de vue juridique, mais elles constituent plus simplement la dernière des tentatives des États-Unis de réduire au silence l’un de ses opposants. L’affaire Assange a suscité un tollé mondial considérable. L’accusation d’Assange a de larges implications en ce qui concerne le premier amendement aux États-Unis, et la liberté de la presse plus généralement. C’est la raison pour laquelle de si nombreux groupes de défense de la liberté de la presse, organisations internationales de défense des droits humains et médias de tous les continents se sont opposés à l’extradition d’Assange vers les États-Unis.

Comme les crimes d’Assange concernent des révélations sur les crimes de guerre et les affaires du département d’État américain, de nombreux militants pacifistes et leaders politiques des pays du Sud ont eux aussi rallié les soutiens à Assange.

Avant l’audition du 11 août, Jeremy Corbyn, l’ancien leader du parti travailliste, s’est adressé aux manifestants rassemblés devant le tribunal. Il a déclaré que de nombreux journalistes risquaient leur propre sécurité pour mettre à jour la corruption publique et les crimes de guerre. Il a rendu hommage à Assange, déclarant qu’il s’inscrivait dans une « grande tradition de journalistes courageux ».

Le combat pour Assange n’est pas terminé. La Haute Cour britannique doit encore rendre sa décision sur l’appel en cours. Mais en donnant la possibilité aux États-Unis de faire appel d’une décision fondée sur un témoignage médical, la justice britannique a ouvert une brèche peut-être décisive, dont il est possible qu’elle conduise en fin de course le Royaume-Uni à livrer le journaliste aux griffes de l’empire américain.

Qui a peur de Rafael Correa ?

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© Bernardo Londoy

La Cour de cassation d’Équateur vient de confirmer la condamnation de Rafael Correa à huit ans de prison, invalidant de fait sa candidature à la vice-présidence d’Équateur (en binôme avec Andrés Arauz). Cette décision a été précédée par celle du Conseil électoral national (CNE) d’invalider la participation de la coalition Fuerza Comprimiso Social (Force du compromis social) aux élections générales de 2021, soutenue par Rafael Correa. Ces derniers rebondissements s’inscrivent dans un processus de judiciarisation de la politique équatorienne, qui a pour effet d’écarter l’ancien président, dont tout indique qu’il possède de solides bases populaires pour la reconquête du pouvoir. Par Denis Rogatyuk, traduction Mathieu Taybi.


[Lire sur LVSL notre entretien avec Rafael Correa : « La presse est l’arme létale des élites néolibérales »]

La base sociale de Rafael Correa semble cependant être demeurée intacte. Le 8 juillet, on vit apparaître une nouvelle coalition qui incorpora tant les leaders de la Révolution citoyenne que leurs soutiens avec d’autres forces politiques opposées au gouvernement de Moreno – La Union por la Esperanza. Depuis son lancement, la coalition a attiré de nombreux mouvements sociaux, petits partis de gauche, groupes indigènes, étudiants et associations féministes.

Au même moment, le gouvernement se trouve de nouveau dans la tourmente avec la démission du vice-président Otto Sonnenholzner et son remplacement par Maria Alejandra Muñoz. Pendant qu’un certain nombre de ministres posent aussi leur démission auprès de Moreno, celle de Sonnenholzner sonne pour la première fois dans l’histoire de l’Équateur la succession de trois vices-présidents au cours d’un même mandat présidentiel. Sa démission a été accompagnée par un nombre croissant de rumeurs autour d’une possible participation à la campagne présidentielle lors des élections générales de 2021.

Judiciarisation de la politique

La campagne menée contre contre Rafael Correa surpasse en intensité celles initiées contre Lula da Silva au Brésil, Cristina Kircher en Argentine ou Jorge Glas en Équateur. Elle est analogue en bien des aspects à celle qui empêche Evo Morales de concourir, en Bolivie, à une fonction politique depuis son renversement à la suite d’un coup d’État. Elle est le produit d’une stratégie régionale des élites latino-américaines visant à empêcher le retour au pouvoir de présidents qui ne seraient pas entièrement alignés sur leurs intérêts.

[Lire sur LVSL notre dossier consacré au coup d’État bolivien de novembre 2019]

La Cour national de justice a ratifié le 21 juillet la peine d’emprisonnement de huit ans requise contre Rafael Correa à la suite de l’appel émis par l’équipe juridique de Correa. Le procès, dirigé par la procureure Diana Salazar, a sans relâche soutenu que l’ancien président opérait un « réseau de corruption » pendant son dernier mandat entre 2013 et 2017 aux côtés de son parti politique de l’époque, Alliance Pays (Allianza Pais), servant de principal bénéficiaire de pots-de-vins allant jusqu’à 7,8 millions de dollars provenant d’entreprises privées comme le célèbre géant du BTP Brésilien, Odebrecht.

La partie civile n’a pas cessé de mettre en avant une soi-disant preuve, sous la forme des 6000 dollars qu’il a empruntés au fonds présidentiel commun. Avant ce chef d’inculpation, Correa était déjà mis en cause pour 25 autres chefs d’inculpation, allant de la corruption au kidnapping. Comme c’est le cas avec « l’Affaire des pots-de-vins », l’équipe juridique de Correa et de ses alliés ont constamment remis en cause ces chefs d’inculpations pour manque de preuves, de vices de procédures, de violations du code pénal équatorien ou de refus de prise en compte de preuves essentielles qui contredisent les témoignages contre Correa. Jorge Glas, le vice-président de Correa pendant son dernier mandat, a été condamné de la même manière lors d’un procès qui n’a que vaguement respecté les procédures légales établies et qui ne se reposait que sur des preuves fortement discutables.

Au même moment, d’autres leaders historiques de la révolution citoyenne ont été constamment persécutés et menacés par le gouvernement. Tandis que l’ancien ministre des Affaires étrangères Ricardo Patino, l’ancienne présidente de l’assemblée nationale Gabriela Rivadeneira et l’ancienne membre de l’assemblée constituante Sofia Espin ont tous été forcés de demander l’asile au Mexique, d’autres, comme Virgilio Hernandez et le préfet actuel du Pichincha Paola Pabon, ont été arrêtés et emprisonnés pendant plusieurs mois après les révoltes massives menées par les indigènes contre le plan d’austérité de Moreno en octobre 2019.

[Lire sur LVSL notre reportage sur les soulèvements d’octobre 2019 en Équateur, co-rédigé par Vincent Arpoulet : « Amérique latine : le bloc néolibéral vacille sous le coup des révoltes »]

Les persécutions contre Correa et ses alliés ont longtemps eu pour but d’empêcher leurs participations aux élections présidentielles de février 2021, malgré le fait que le poids électoral de Correa et de la révolution citoyenne (estimé entre 35 % et 40 % de l’électorat du pays) en fasse la plus grande force politique du pays. Ce n’est que par l’élimination de leur représentation politique légale que le gouvernement de Moreno et ses alliés à droite peuvent temporairement empêcher leur retour au pouvoir.

Une fraude électoral permanente

Depuis la première rupture de l’Alliance Pays en octobre 2017 et la création du Mouvement de révolution citoyenne, le gouvernement de Moreno et ses alliés au sein des institutions judiciaires ont constamment tenté d’enterrer l’héritage de Correa.

Les premières tentatives eurent lieu en janvier 2018, alors que Correa et les 29 membres de l’Assemblée Nationale Équatorienne qui le soutenait ont essayé de former une liste électorale « Révolution Citoyenne », liste qui fut rejetée par le conseil électoral au motif que ce nom était déjà utilisé par « un autre mouvement » (très certainement le reste de l’Alliance Pays aligné avec Moreno). Après cela, ils ont essayé de s’enregistrer sous le nom de « la Révolution Alfarist » (Revolucion Alfarista), en utilisant le nom du leader de la « révolution libérale » équatorienne et ancien président à la fin du XIXe siècle et au début XXe Eloy Alfaro. Cela a été aussi refusé en raison de l’appartenance d’Alfaro à la tradition libérale et non socialiste.

[En avril dernier, LVSL publiait un article d’Andrés Arauz, candidat à l’élection présidentielle équatorienne, traduit par Baptiste Albertone : « Pharmacolonialisme et triage monétaire »]

Après cela, Correa et ses alliés se sont liés avec un petit parti : le Mouvement de l’accord national (Movimineto Acuerdo Nacional ou MANA) en mai 2018, dont Ricardo Patino a été élu en tant que nouveau secrétaire.

Enfin, en décembre 2018, un accord fut trouvé entre le Mouvement de révolution citoyenne et la Fuerza Compromiso Social, précédemment dirigé par un allié de Moreno Ivan Espinel, qui permit aux leaders de la révolution citoyenne d’intégrer le parti et de participer aux élections locales de 2019. Cela eu un certain succès : le parti mobilisa des millions de votes et a remporté d’importantes victoires dans les provinces du Pichincha et de Manabi (les 2ème et 3ème régions les plus peuplés) malgré l’hostilité des médias publics et privés. En dépit, ou plutôt du fait de ces succès, le gouvernement de Moreno a continué de rechercher de nouveau moyens d’empêcher Correa et ses alliés de participer aux élections présidentielles cruciales de 2021.

Cette tentative est passée à la vitesse supérieure au début de l’année 2020 avec la décision en mars concernant « l’Affaire des pots-de-vins » et sa ratification en juillet, empêchant Correa d’occuper une fonction publique pour les 25 prochaines années, bien qu’il y ait un débat à ce propos en ce moment même. Mais, début juillet, le secrétaire général de la Cour des comptes Pablo Celi, a demandé que le Conseil Électoral National élimine le FCS de la liste légale des partis politiques avec trois autres partis mineurs. Bien que la constitution équatorienne interdise explicitement que la Cour des comptes influence la décision du conseil électoral, cela n’a pas empêché Moreno et ses alliés de le faire par le passé. Il s’ensuivit un long ping-pong légal entre la Cour des contentieux électoraux et le Conseil national électoral, le premier rejetant l’appel des membres du CNE de proscrire le parti politique. Sous la pression des procureurs généraux Diana Salazar et de Pablo Celi, le CNE a éliminé le FCS le 19 juillet – une décision qui pourrait être annulée si Correa et son équipe présentent les preuves requises pour le maintien du statut légal du parti. Par ailleurs, le CNE a également rejeté la candidature de Rafael Correa au poste de vice-président d’Équateur en binôme avec Andrés Arauz bien qu’aucun obstacle juridique ne semble s’y opposer.

Même si le gouvernement réussit à éliminer le FCS, leurs efforts sont peut-être déjà vains en raison de la formation d’une nouvelle coalition politique progressiste.

Un nouvel espoir pour un pays en ruines ?

La coalition Union pour l’espoir a été fondée le 7 juillet pendant un meeting en ligne entre Rafael Correa, des leaders de la Révolution citoyenne et d’autres organisations politiques : mouvements sociaux et individus.

Outre le Mouvement pour la révolution citoyenne, la nouvelle coalition inclut aussi le parti Centre démocratique (Centro Democratico) du journaliste et ancien préfet Guayas, Jimmy Jailara, qui était auparavant aligné avec le gouvernement Correa entre 2013 et 2017. Parmi les autres mouvements, on compte le Forum permanent des femmes équatoriennes, la Confédération des indigènes et des organisations paysannes (FEI) représentée à l’Assemblée nationale par José Agualsaca, mais aussi le Front national patriotique dirigé par l’ancien ambassadeur au Brésil Horacio Sevilla et SurGente mené par l’ancien ministre du travail de Correa Leonardo Berrezueta. Dans une interview récente avec El Ciudadano, Ricardo Patiño mentionne le fait que plus de 20 autres partis politiques et mouvements sociaux voulaient rejoindre la coalition. Bien qu’il n’y ait pas encore de détails en ce qui concerne les possibles candidats aux postes de président et vice-président, les anciens leaders de la révolution citoyenne seront certainement au premier plan.

La formation de l’Union pour l’espoir et les circonstances socio-économique ressemblent à la première formation de l’Alliance Pays avant les élections présidentielles de 2006, avec pour objectif de former une assemblée constituante et de rédiger une nouvelle constitution. Une profonde crise institutionnelle avec des présidences instables (ou dans le cas présent des vices-présidences), une crise économique résultant de l’application d’un très dur programme du FMI et l’avènement spontané d’un mouvement anti-austérité de masse (les indigènes en octobre 2019 et les Forajidos en 2005) comptent au nombre des parallèles que l’on peut dresser.

D’un autre côté, le parti Pachakutik, qui traditionnellement se voulait les représentants de la population indigène du pays au travers de la CONAIE, a jusqu’ici écarté avec véhémence une quelconque coopération formelle avec Correa et son mouvement. Ceci est principalement du à deux facteurs : la longue histoire de conflits du mouvement avec l’administration de Correa et son alignement récent avec les forces politiques traditionalistes de droite, dont l’exemple le plus proéminent est son appui électoral au magnat de l’industrie de droite, Guillermo Lasso, pendant les élections de 2017. Leonidas Iza, le leader indigène de la province du Pichincha et l’un des principaux organisateurs du mouvement d’octobre 2019, a publiquement déclaré que « le corréisme n’est pas représentatif de la gauche [équatorienne] et qu’il favorise bien plus les groupes aux importants pouvoirs [économiques]. » Pachakutik répétera-t-il la désastreuse stratégie électorale de 2017 consistant à s’aligner avec la droite ?

La stratégie des deux alliances majeures de droite, le Parti chrétien social (PCS) et l’alliance CREO dirigé par Guillermo Lasso, reste incertaine car les deux ont, d’une manière ou d’une autre, soutenu les politiques économiques de Moreno et se sont alignées contre Rafael Correa.

Pas de futur clair pour le gouvernement en place

Tandis que son appareil légal s’est montré efficace pour maintenir ses opposants politiques en marge, la même chose ne peut être dite pour sa gestion de la pandémie de Covid-19, de l’économie ou même de ses propres institutions.

La démission abrupte d’Otto Sonneholzner a été suivie par celle du ministre des Affaires étrangères Jose Valencia et du secrétaire des communications Gustavo Isch (cinquième démission pour ce poste). Au même moment, les statistiques officielles pour le nombre de cas de Covid-19 à la fin juillet était de 83 193 cas actifs et de 5 623 morts – bien que les vrais chiffres soient potentiellement bien plus importants du fait de la dévastation provoquée par l’épidémie dans la ville de Guayaquil tout au long du mois d’avril et de mai. Enfin, les réformes recommandés par le FMI et l’austérité restent de mise et continuent à être appliquées par le gouvernement Moreno.

Cette crise politique et économique générale a créé dans le pays une vacance du pouvoir sans précédent ; les six prochains moins avant les élections générales restent très incertains…

Les Traités bilatéraux d’investissements, entraves à la souveraineté des États : l’exemple équatorien

Campagne de communication dénonçant les conséquences des activités de l’entreprise Chevron Texaco en Equateur ©Cancilleria Ecuador

Le 22 juillet 2016, à la suite d’une plainte internationale déposée par l’entreprise pétrolière Chevron-Texaco devant la Cour Permanente d’Arbitrage, l’État équatorien est condamné à payer une amende d’un montant de 112,8 millions de dollars. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres cas d’arbitrages internationaux perdus par l’État équatorien au nom de Traités Bilatéraux d’Investissement (TBI). L’on dénombre au total 26 procès intentés au nom de TBI à l’encontre de l’Équateur, qui a été contraint de débourser environ 1,3 milliards de dollars au total. Si le sujet du système d’arbitrages internationaux relatifs aux investissements n’est que peu traité d’un point de vue médiatique, il est pourtant d’une importance capitale dans la mesure où il repose sur un ensemble de normes qui limitent considérablement la capacité d’un État à modifier sa gestion des secteurs économiques stratégiques.


Tout d’abord, il est indispensable de définir précisément ce qu’est un TBI. Cet acronyme désigne un traité signé entre deux pays en vue de protéger les investissements d’entreprises ayant un siège dans l’un des deux États signataires au sein de l’autre État. En d’autres termes, l’idée sous-jacente à ces traités est de limiter les marges de manœuvre et la capacité régulatrice de l’État concerné afin de réduire au maximum les contraintes législatives pesant sur l’investissement étranger et de favoriser ainsi l’initiative privée. Pour ce faire, chaque TBI contient un ensemble de normes que les États signataires s’engagent à respecter.

Un arsenal juridique limitant les marges de manœuvre de la puissance publique

L’investisseur étranger protégé par chaque TBI est défini avant tout selon l’origine de son capital. Autrement dit, chaque entreprise qui souhaite bénéficier de la protection d’un TBI doit démontrer que son capital est originaire d’un pays ayant signé un traité de ce type avec l’État dans lequel elle exerce ses activités.

Le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIADI) est le principal tribunal convoqué dans le cadre de demandes relatives aux clauses des TBI. Il n’est pas inutile de préciser que cette entité dépend directement de la Banque Mondiale

D’autre part, les investissements protégés par les TBI concernent tous les biens tangibles et intangibles, ce qui inclut les biens matériels, les concessions territoriales, mais également tous les investissements financiers, les contrats spéculatifs, ou encore les droits de propriété intellectuelle, entre autres.

Les TBI peuvent ainsi ouvrir la voie à des interprétations assez larges du type d’investissement protégé, ce qui conduit inévitablement à une limitation importante des champs d’action de la puissance publique dans les secteurs économiques dans lesquels s’installent des entreprises protégées par les TBI.

Ce type de traité garantit notamment un traitement égal entre l’investissement étranger et national. Par ailleurs, la clause de Traitement juste et équitable établit que les législations spécifiques à chaque État signataire en termes d’investissements ne doivent pas nuire à ce qui est garanti par les standards minimums de traitement international des investissements.

L’une des clauses les plus contraignantes pour l’État est la clause de la nation la plus favorisée. Cette clause indique explicitement que le niveau du traité le plus favorable doit être reproduit pour tous les autres pays avec lesquels l’État a signé le même type de traité. Autrement dit, si l’État équatorien accorde des bénéfices plus importants à certains pays par le biais de TBI qu’à d’autres avec lesquels il a signé des traités de la même nature, il doit étendre les avantages juridiques contenus dans ces TBI aux autres traités du même type, de sorte que toutes les nations bénéficient des avantages juridiques les plus favorables à l’investissement privé.

Et ce n’est pas tout. L’effet de cette clause est accentuée par le fait qu’il suffit pour un investisseur de détenir ne serait-ce qu’une seule action dans une entreprise provenant d’un État ayant signé un TBI avec le pays dans lequel il se trouve pour pouvoir demander à être dédommagé au nom de ce TBI, sans que son capital ne soit pour autant originaire de l’État ayant conclu ce traité.

Lorsqu’une entreprise se considère comme flouée, elle peut donc porter plainte contre l’État à l’échelle internationale, au nom de l’une de ses clauses ; le TBI établit explicitement que l’investisseur peut choisir l’entité devant laquelle il souhaite faire valoir ses droits, ainsi que reproduire sa demande devant différentes entités. Il peut notamment s’agir de la Cour Permanente d’Arbitrage de La Haye, du Tribunal d’Arbitrage International de Londres ou du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIADI), qui est le principal tribunal convoqué dans le cadre de demandes relatives aux clauses des TBI. Il n’est pas inutile de préciser que cette entité dépend directement de la Banque Mondiale, celle-ci ayant le pouvoir de nommer les arbitres qui vont être amenés à trancher les différends entre entreprises multinationales et États devant ce tribunal.

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Les conséquences des TBI sur la souveraineté de l’Equateur sont mises en lumière à l’occasion d’une Réunion Ministérielle des Etats latino-américains affectés par des intérêts transnationaux, qui se tient en 2013 à Guayaquil ©Cancilleria Ecuador

Par ailleurs, certains investisseurs peuvent également demander à être dédommagés une fois passée l’échéance d’un TBI. En effet, un État peut mettre un terme à un TBI en le dénonçant. Cependant, chacun de ces traités inclut un délai durant lequel ses clauses continuent de s’appliquer après la rupture de l’accord. Cette durée peut varier de 10 à 20 ans en ce qui concerne les TBI signés par l’Équateur.

[Pour une mise en contexte des clivages politiques équatoriens depuis l’élection de Lenín Moreno, lire sur LVSL l’article de Vincent Arpoulet : « Le pouvoir judiciaire, meilleur allié du néolibéralisme : le cas équatorien »]

L’analyse du contenu des TBI permet ainsi de constater qu’ils ouvrent la voie à des interprétations assez larges des différentes clauses qui peuvent déboucher sur un arbitrage favorisant les intérêts des investisseurs étrangers face à la capacité d’un État à intervenir dans un certain nombre de secteurs économiques stratégiques.

Les arbitrages internationaux, armes de guerre des entreprises pétrolières contre l’État équatorien

L’analyse des procès opposant des entreprises pétrolières à l’État équatorien au nom des TBI nous permet de constater à quel point ces traités représentent un obstacle pour un État désireux d’opérer d’importants changements dans la gestion du secteur pétrolier, à la fois en termes d’étatisation et de mise en place d’une régulation susceptible de limiter les conséquences environnementales de l’exploitation pétrolière.

Il faut préciser qu’en Équateur, la majorité des TBI sont ratifiés au cours des années 1990, à une époque où les gouvernements qui se succèdent appliquent à la lettre les politiques néolibérales promues par le Consensus de Washington. Dans ce contexte, la dynamique régionale se caractérise par la volonté d’attirer et de protéger l’investissement privé, ce qui se traduit par la ratification de nombreux TBI dans plusieurs États latino-américains.

L’élection de Rafael Correa à la présidence de la République d’Équateur en 2007 vient mettre un terme à la succession de mesures néolibérales mises en place par les différents gouvernements équatoriens depuis les années 1990. En effet, dans la foulée d’importantes manifestations dénonçant les privatisations en série de nombreux secteurs de l’économie équatorienne, celui-ci est élu sur un agenda de rupture avec le néolibéralisme. Il se montre alors très critique envers les TBI et commence à dénoncer certains de ces traités.

[Lire sur LVSL notre entretien avec Rafael Correa : « La presse est l’arme létale des élites néolibérales]

Cela aboutit à la convocation, en 2013, d’une Commission pour l’Audition Citoyenne Intégrale des Traités de Protection Réciproque des Investissements et du Système d’Arbitrages en Matière d’Investissements (CAITISA). Cette Commission composée de délégués de 4 institutions gouvernementales, ainsi que de 8 experts nationaux et internationaux issus de la société civile et des milieux universitaires et juridiques, est chargée d’analyser les répercussions de ces traités sur l’économie et la souveraineté de l’État équatorien. Les constats du rapport remis au Président équatorien en 2017 sont sans appel.

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Des citoyens équatoriens expriment leur opposition aux TBI à l’occasion de la remise du rapport de la CAITISA. ©Cancilleria Ecuador

En effet, ce rapport nous apprend qu’en 2017, l’on dénombre pas moins de 26 plaintes
déposées à l’encontre de l’Etat équatorien au nom des TBI. 50% de ces plaintes proviennent d’entreprises pétrolières et la majorité le sont au nom du TBI signé entre l’Équateur et les États-Unis le 27 août 1993.

Le cas opposant l’État équatorien à l’entreprise étasunienne Occidental Exploration and
Production Company (OXY) est significatif. Cette entreprise pétrolière est présente en Equateur depuis 1985, lorsqu’elle signe un Contrat de Services pour l’Exploration et l’Exploitation de pétrole dans le bloc 15 de l’Amazonie équatorienne. En 1999, l’entreprise étatique Petroecuador et OXY signent conjointement un contrat octroyant à cette dernière la dévolution d’une partie de l’Impôt sur la Valeur Ajoutée (IVA) payée par l’entreprise depuis le début de ses activités en Équateur. Cependant, celle-ci s’estime flouée dans la mesure où le contrat initial lui promettait de bénéficier à terme de la dévolution de la totalité de l’IVA.

En 2002, elle porte alors plainte contre l’État équatorien devant le Tribunal d’Arbitrage International de Londres au nom du TBI signé avec les États-Unis en 1993. Elle accuse notamment le gouvernement équatorien de porter atteinte au principe du traitement égal et équitable contenu dans le TBI. Bien que l’État équatorien ait avancé le fait que ce contrat avait été conclu dans le contexte d’une réforme tributaire qui impactait toutes les entreprises de la même manière, le tribunal juge que l’entreprise a droit à la dévolution totale de l’IVA et condamne l’Équateur à payer un dédommagement s’élevant à 100 millions de dollars.

Ce qui est notable dans ce procès, c’est le fait qu’au-delà de la sanction, des intérêts diplomatiques sont en jeu. En effet, la CAITISA affirme que les États-Unis auraient exercé des pressions en sous-main visant à contraindre l’Équateur à accepter l’arbitrage en contrepartie de préférences commerciales, comme le démontre un communiqué adressé au Procureur Général de l’Etat par le Chancelier Heinz Moeller, le 22 novembre 2002. Ce dernier y reconnaît publiquement avoir négocié avec les États-Unis l’acceptation de l’arbitrage rendu afin que l’Équateur puisse être déclaré, en contrepartie, bénéficiaire des préférences commerciales octroyées par l’État nord-américain.

71% des arbitres intervenant dans les cas impliquant l’Equateur sont membres de directoires d’entreprises et reconnaissent d’ailleurs ouvertement « qu’ils ne se considèrent pas comme des gardiens de l’intérêt public »

Les TBI sont parfois utilisés comme des instruments de dénonciation du modèle politique de certains pays à l’échelle internationale, comme le démontre le procès international opposant l’entreprise Chevron-Texaco à l’Équateur. Ce différend trouve son origine dans une plainte civile déposée par l’Union des Affectés par Texaco (UDAPT), un collectif de citoyens qui se sont constitués partie civile en vue de dénoncer les dommages environnementaux considérables causés par cette entreprise pétrolière en Amazonie. Pablo Fajardo, avocat des victimes de Texaco, explique notamment que : « l’entreprise a directement jeté dans les rivières de l’Amazonie équatorienne plus de 60.000 millions de litre d’eau toxique » [1]. En 2011, la Cour Provinciale de Sucumbios condamne Chevron à payer une amende d’environ 9,5 milliards de dollars pour l’ensemble des préjudices occasionnés.

[Pour une mise en contexte de l’affaire Chevron-Texaco, lire sur LVSL l’article de Vincent Ortiz : « Chevron contre l’Équateur : comment la multinationale a fini par vaincre les indigènes »]

Cependant, Chevron-Texaco décide de transformer ce différend en procès contre l’Etat équatorien, estimant que ce dernier a convenu au préalable avec l’UDAPT de poursuivre Chevron en justice. Dénonçant ainsi une instrumentalisation politique de la sphère judiciaire, ils déposent une plainte à l’encontre de l’État équatorien devant la Cour Permanente d’Arbitrage, au nom du TBI signé avec les États-Unis. Cela démontre que ce type de traités constitue également un moyen d’exercer des pressions politiques sur un État. Dans ce cadre, l’entreprise désigne d’ailleurs Charles Brower comme arbitre censé défendre ses intérêts, celui-là même qui a été révoqué d’un autre procès opposant l’État équatorien à l’entreprise Perenco en 2009 pour avoir publiquement critiqué les politiques mises en place par le gouvernement de Rafael Correa, dans une interview accordée à la revue The Metropolitan Corporate Counsel [2].

Guillaume Long, ex Ministre des Affaires étrangères équatorien, met l’accent sur les sanctions imposées aux pays du Sud dans le cadre de procès internationaux engagés au nom de certains TBI. ©Guillaume Long

Ces deux cas permettent ainsi de constater à quel point les procès internationaux déclenchés au nom de TBI ont permis de brider les marges de manœuvre du pouvoir équatorien, par le biais d’importantes pressions politiques et diplomatiques, mais également en raison de leurs conséquences notables sur l’économie équatorienne. Suite à la perte d’un second arbitrage international intenté par l’entreprise OXY en 2016, l’État équatorien est notamment contraint de payer un dédommagement s’élevant à environ 1 milliard de dollars, ce qui représente 1% du PIB national et 3,3% du budget de l’Etat.

« Arbitres d’élite » et conflits d’intérêts

L’étude du profil des arbitres permet de comprendre l’origine de ce manque flagrant d’impartialité et la raison pour laquelle la majorité des arbitrages favorisent les multinationales face aux intérêts des États.

Selon les commissionnaires de la CAITISA [3], 58% des arbitres chargé de traiter les cas
impliquant l’Etat équatorien sont des « Arbitres d’élite », pour reprendre la catégorisation établie par l’avocate Daphna Kapeliuk [4]. Selon elle, un arbitre fait partie de cette catégorie à partir du moment où il appartient à un Cabinet d’avocats internationaux ou à une Chambre internationale spécialisée dans les arbitrages relatifs aux investissements, et où il a été nommé à de nombreuses reprises pour des procès devant le CIADI.

Il se trouve que la plupart des arbitres ont construit leur carrière autour de l’arbitrage
international et maintiennent des liens étroits avec ce type de cabinets internationaux. Plus
généralement, la majorité d’entre eux proviennent du secteur privé. D’après la CAITISA, 71% des arbitres intervenant dans les cas impliquant l’Equateur sont membres de directoires d’entreprises et reconnaissent d’ailleurs ouvertement « qu’ils ne se considèrent pas comme des gardiens de l’intérêt public » [5].

Cela débouche sur de nombreux conflits d’intérêt entre des juges chargés d’arbitrer des
conflits au nom des TBI et les entreprises impliquées. Le cas le plus significatif est celui d’Horacio Grigera Naon. Ce dernier, chargé d’arbitrer 4 procès opposant l’Équateur à des
entreprises privées est par ailleurs membre du Cabinet d’avocats King & Spalding. Or, il se
trouve que dans trois de ces cas, à savoir les cas opposant l’Équateur aux entreprises City
Oriente, Murphy et Chevron, l’investisseur est justement défendu par le cabinet King &
Spalding, ce qui induit un partialité évidente chez l’arbitre.

C’est pour toutes ces raisons que le gouvernement de Rafael Correa décide de dénoncer
la plupart des TBI à partir de 2008. En ce sens, l’article 422 de la Constitution adoptée cette année-là affirme qu’il « ne sera pas possible de célébrer des traités ou instruments
internationaux par lesquels l’Etat équatorien cède sa juridiction souveraine à des instances
d’arbitrage international, dans des controverses contractuelles ou de nature commerciale, entre l’Etat et des personnes naturelles ou juridiques privées ». Suite au rendu du rapport élaboré par la CAITISA, l’État équatorien décide de dénoncer les TBI restants.

Article 422 de la Constitution équatorienne

Cependant, l’actuel gouvernement de Lenín Moreno souhaite aujourd’hui revenir sur
cette décision et pousser la Cour Constitutionnelle à réinterpréter cet article afin de permettre à l’Etat équatorien de pouvoir signer de nouveaux TBI – négligeant le fait que ce type de traités constituent une réelle entrave à l’exercice de la souveraineté de l’Etat équatorien.

Notes :

[1] Voir le film-documentaire Minga, voces de resistencia, réalisé par Pauline Dutron et Damien Charles en 2019.

[2] Brower Charles N., « A World-Class Arbitrator Speaks ! », The Metropolitan Corporate Counsel, 2009.

[3] CAITISA, Auditoría Integral Ciudadana de Tratados de Protección Recíproca de Inversiones, 2015.

[4] Kapeliuk, Daphna (2010) The Repeat Appointment Factor – Exploring Decision Patterns of Elite Investment Arbitrators, Cornell Law Review 96:47, p. 77,
http://www.lawschool.cornell.edu/research/cornell-law-review/upload/Kapeliuk-final.pdf

[5] Park, W. & Alvarez, G.2003, ‘The New Face of Investment Arbitration: NAFTA Chapter 11’, The Yale Journal of International Law, vol. 28, p. 394.

Affaire Chevron : la vengeance de la multinationale contre l’avocat qui avait plaidé la cause des indigènes

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©Cancilleria del Ecuador

En août dernier, pendant la deuxième année la plus chaude enregistrée, alors que l’incendie de la forêt amazonienne faisait rage, que la calotte glaciaire du Groenland fondait, et que Greta Thunberg était accueillie par des foules enthousiastes à travers tous les États-Unis, un autre événement d’importance pour le mouvement climat se déroulait : l’arrestation d’un avocat qui, pendant plus d’une décennie, a bataillé contre Chevron et la dévastation environnementale causée par le groupe en Amérique du Sud. Par Sharon Lerner, traduction Sarah Thuillier.


Peu d’articles de presse ont couvert l’arrestation de Steven Donziger, qui avait obtenu une condamnation de Chevron, en Équateur, à payer plusieurs milliards de dollars pour la contamination massive de la région de Lago Agrio, et s’était battu pour défendre les indigènes et les fermiers présents dans la région depuis plus de 25 ans.

Ainsi, le 6 août, Donziger quittait le tribunal du Lower Manhattan dans l’indifférence générale et prenait le train jusqu’à son domicile, équipé d’un bracelet électronique fraîchement attaché à sa cheville. A l’exception des rencontres occasionnelles avec son avocat, ou de tout autre rendez-vous judiciaire, il n’a pas quitté son domicile depuis.

« Je suis comme un prisonnier politique d’entreprise, » m’a récemment dit Donziger alors que nous étions assis dans son salon. L’avocat, 1,92 mètres, grisonnant, qui était souvent pris pour le maire de New York, Bill de Blasio, lorsqu’il pouvait encore arpenter les rues de la ville, était étonnamment stoïque et résigné vis-à-vis de la situation difficile dans laquelle il se trouve, lors de mes deux visites à l’appartement qu’il partage avec sa femme et leur fils de 13 ans.

Mais ce mercredi-là, alors que la lumière d’hiver faiblissait dans son salon et que le chargeur de son bracelet électronique de rechange clignotait sur une étagère près de nous, son optimisme concernant la bataille épique qu’il menait contre l’une des plus importantes compagnies pétrolières mondiales parut chanceler. « Ils essaient de m’anéantir. »

Donziger n’exagère pas. Pendant le procès équatorien contre Chevron, en 2009, la compagnie a clairement énoncé comme stratégie à long terme de le diaboliser. Depuis Chevron a multiplié les attaques envers Donziger, dans ce qui est devenu l’une des plus amères et des plus interminables affaires de l’histoire des lois environnementales. Chevron a engagé des détectives privés afin de suivre Donziger, a publié un article pour le diffamer, et a réuni une équipe juridique composée de centaines d’avocats appartenant à 60 cabinets qui ont mené une efficace campagne à son encontre.

De fait, Donziger a été radié du barreau et ses comptes bancaires ont été gelés. Désormais, il a un privilège sur son appartement, doit payer des amendes d’un montant exorbitant, et il lui a de plus été interdit de gagner de l’argent. Depuis le mois d’août, son passeport lui a été confisqué par le tribunal qui l’a également assigné à résidence. Chevron, dont la valeur boursière s’élève à 228 milliards, possède les fonds nécessaires pour poursuivre son acharnement envers Donziger aussi longtemps qu’il lui plaira.

Dans un communiqué envoyé par e-mail, Chevron a affirmé que « toute juridiction respectant les règles de la loi considérerait la décision frauduleuse du tribunal équatorien comme illégitime et inapplicable». Le communiqué affirmait également que « Chevron continuera à mettre tout en œuvre afin de mettre les acteurs de cette mascarade face à leurs responsabilités, y compris Steven Donziger, qui a usé de corruption et d’une série d’autres actes illégaux dans son entreprise équatorienne de mascarade judiciaire contre Chevron. »

Le processus qui a mené à la réclusion de Donziger était, tout comme que l’épique bataille légale dans laquelle il s’est engagé pendant plusieurs décennies, remarquablement inhabituel. Le confinement à domicile est son châtiment pour avoir refusé de produire son téléphone portable et son ordinateur, ce qui avait été requis par quelques avocats de Chevron. Pour Donziger, qui venait d’endurer 19 jours de dépositions et avait déjà fourni à Chevron une grande partie de son dossier, il était inacceptable d’accéder à cette demande. Il fit donc appel selon l’argument que cela nécessiterait qu’il viole l’engagement qu’il avait pris auprès de ses clients. Néanmoins, Donziger avait mentionné qu’il céderait ses appareils s’il perdait en appel. Mais, en dépit du caractère civil de cette affaire, le juge du tribunal fédéral qui présidait au litige entre Chevron et Donziger depuis 2011, Lewis A. Kaplan, l’a poursuivi pour outrage criminel.

Autre étrangeté légale, en juillet, Kaplan a désigné un cabinet privé pour poursuivre Donziger après que la cour de district des États-Unis pour le district sud de New York ait refusé de s’en charger, un fait presque sans précédent. De plus, et comme l’avocat de Donziger l’a souligné, il est probable que le cabinet choisi par Kaplan, Seward & Kissel, ait des liens avec Chevron.

Pour rendre l’affaire encore plus extraordinaire, Kaplan a contourné l’usuel système d’affectation aléatoire et a choisi lui-même une de ses proches connaissances, le juge de district Loretta Preska, pour superviser l’affaire défendue par le cabinet qu’il avait également choisi. C’est Preska qui a condamné Donziger à l’assignation à résidence et requis la saisie de son passeport, bien que Donziger se soit présenté au tribunal plusieurs centaines de fois, sans jamais menacer de s’y soustraire.

L’Equatorien Manuel Silva fournit les preuves d’un déversement d’hydrocarbures à Lago Agrio le 14 décembre 1998. Les indigènes équatoriens ont poursuivi Texaco, accusant la compagnie d’avoir transformé la forêt tropicale locale en une décharge de déchets toxiques par leur activité de forage pétrolier.

Un témoin mis en cause

Malgré les démêlés actuels de Donziger, le procès contre Chevron en Equateur fut une victoire spectaculaire. Ce feuilleton à rebondissements commence en 1993, lorsque Donziger et d’autres avocats portent un recours collectif à New York contre Texaco, en tant que représentants de plus de 30 000 fermiers et indigènes de la région amazonienne, concernant la contamination massive causée par les forages opérés dans la région. Chevron, qui a acquis Texaco en 2001, insiste sur le fait que Texaco a nettoyé la zone concernée et que le reliquat de pollution était le fait de son ancien partenaire, la compagnie pétrolière nationale d’Equateur.

A la demande de Chevron, les actions judiciaires concernant le « Chernobyl amazonien » furent transférées en Equateur, où les tribunaux étaient « impartiaux et justes », selon les mots des avocats de la compagnie dans une note ajoutée au dossier au moment de l’affaire. Le transfert en Equateur, où le système légal n’a pas recours aux jurés, a peut-être été également motivé par la possibilité de ne pas être confronté à un jury. Dans tous les cas, un tribunal équatorien s’est prononcé contre Chevron en 2011 et a condamné la compagnie à verser 18 milliards de compensation, un montant ultérieurement réduit à 9,5 milliards . Après des années à se débattre avec les conséquences sanitaires et environnementales de l’extraction pétrolière, les plaignants amazoniens appauvris avaient remporté un jugement historique sur l’une des plus importantes sociétés dans le monde.

Mais Donziger et ses clients n’ont pas eu le temps de savourer leur victoire sur Goliath. Bien que le jugement ait par la suite été défendu par la Cour Suprême Équatorienne, Chevron a immédiatement fait savoir qu’elle ne paierait pas. A la place, Chevron a déplacé ses actifs hors du pays, rendant ainsi la collecte de la somme impossible par les pouvoirs équatoriens.

Cette année, Chevron a rempli un formulaire de plainte du Racketeer Influenced and Corrupt Organizations act (RICO), la loi sur les organisations influencées et corrompues par le racket, à l’encontre de Donziger à New York City. Bien que la plainte demande à l’origine presque 60 milliards de dommages, ainsi qu’un procès civil comportant des pénalités financières de plus de 20 dollars permettant à l’accusé de se présenter à un jury, Chevron a abandonné ses revendications monétaires deux semaines avant le début du procès.

Dans son communiqué, Chevron déclare que la compagnie souhaite « centrer la plainte RICO sur l’obtention d’une injonction entravant la poursuite des méthodes d’extorsion de Donziger à l’encontre de la compagnie. »

En fait, le jugement fut rendu uniquement selon la volonté de Kaplan, qui décida en 2014 que le jugement équatorien était caduc, puisque obtenu par « fraude flagrante » et que Donziger était coupable de racket, extorsion, fraude électronique, blanchiment d’argent, obstruction à la justice et altération de témoignage. Cette décision s’articulait sur le témoignage d’un juge équatorien, Alberto Guerra, qui affirme que Donziger l’a payé pendant le premier procès et que le jugement à l’encontre de Chevron a été rédigé par une autre personne.

Guerra était un témoin controversé. Chevron avait eu l’occasion de le briefer à plus de cinquante reprises avant son témoignage, l’avait payé plusieurs centaines de milliers de dollars et avait arrangé l’installation du juge, accompagné de sa famille, aux États-Unis, assortie de l’allocation d’une généreuse somme mensuelle représentant 20 fois le salaire qu’il recevait en Équateur. En 2015, lorsque Guerra témoigna lors d’une procédure d’arbitrage internationale, il reconnut avoir menti et modifié son récit à plusieurs reprises. Selon Chevron, les inexactitudes présentes dans le témoignage de Guerra n’affectent en rien la foi qui doit être portée à ce témoignage. Pour sa part, le juge Kaplan affirme que « sa cour aurait rendu exactement le même jugement, avec ou sans le témoignage d’Alberto Guerra ». Dans sa déclaration, Chevron affirme que le départ de Guerra aux Etats-Unis s’est fait pour la protection de celui-ci et que la cour, après enquête, a conclu que les contacts entre la compagnie et le juge équatorien n’étaient rien d’autre que « appropriés et transparents ».

Les avocats de Donziger affirmèrent que les changements dans le témoignage de Guerra invalident ses accusations premières de corruption, lesquelles ont été continuellement niées par Donziger. En dépit de l’émergence de nouvelles preuves après l’issue du procès et de l’appel, le tribunal a refusé de considérer ces nouveaux éléments et a rendu un verdict défavorable à Donziger en 2016.

Si Donziger avait effectivement été accusé de corruption, un jury aurait affirmé la crédibilité de Guerra. A contrario, dans l’affaire RICO, une affaire civile, la décision concernant un témoin clé est revenue à une seule personne, Kaplan, qui a décidé de le croire. Cette décision a entraîné toutes les défaites judiciaires essuyées depuis par Donziger, selon certains observateurs de l’affaire Chevron.

« Dès que Kaplan a dit : « Je crois ce témoin ; je considère Donziger comme coupable d’avoir corrompu un juge », dès que ces mots ont été prononcés, c’en était fini de Donziger. C’était la pierre angulaire de toutes les autres accusations à son encontre. Et si l’on supprimait cette accusation, toutes les autres n’existaient plus. », affirme l’avocat et professeur de droit à Harvard, Charles Nesson. « Il a été condamné de façon effective pour corruption, sur la base des conclusions d’un seul juge, dans une affaire où la corruption n’était même pas au nombre des accusations », déclare Nesson à propos de Donziger. « J’enseigne les preuves, que vous devez prouver ce que vous affirmez. Mais la preuve dans cette affaire est des plus faibles. »

Nesson, qui a représenté Daniel Ellsberg dans l’affaire des Pentagon Papers et les plaignants dans l’affaire W.R. Grace, décrite dans le livre et le film « Préjudice », utilise l’affaire Donziger dans son cours « Procès équitable » comme exemple de procès résolument inéquitable. « Donziger incarne un individu engagé dans un procès civil aux rapports de force asymétriques qui peut désormais se voir refuser un procès équitable. », explique-t-il à ses étudiants.

Nesson est l’un des juristes qui pensent que Kaplan aurait un parti pris pour Chevron, une compagnie que le juge a présentée comme « une compagnie d’une importance considérable pour notre économie, qui emploie des milliers de personnes à travers le monde et fournit un ensemble de services tels que l’accès à du pétrole, de l’huile de chauffage et d’autres fuels et lubrifiants indispensables à notre vie quotidienne. »

A contrario, le juge a également fait montre d’une antipathie marquée pour Donziger, selon l’ancien avocat de ce dernier, John Keker, pour qui l’affaire n’est qu’une « farce dickensienne » dans laquelle « Chevron utilise ses ressources illimitées pour écraser le parti adverse et remporter le procès par la force plutôt que par le mérite. » Keker s’est retiré de l’affaire en 2013 après s’être rendu compte que « Chevron remplirait n’importe quel formulaire de plainte existant, sans se soucier que celle-ci soit sans fondement, dans l’espoir que le tribunal utilise ces plaintes contre Donziger.

L’interdiction de travailler, de voyager, de gagner de l’argent et de quitter son domicile, qui pèse actuellement sur Donziger, montre le succès éclatant de la stratégie de Chevron. Mais au moment même où sa vie est suspendue à l’issue de ce procès, l’affaire Donziger dépasse de loin l’importance de la vie de ce simple avocat.

« Cela ne devrait être rien de moins que terrifiant pour n’importe quel activiste défiant le pouvoir des grandes compagnies et de l’industrie pétrolière aux États-Unis. », déclarait Paul Paz y Miño, le directeur associé d’Amazone Watch, une organisation ayant pour objectif la protection de la forêt tropicale et du peuple indigène du bassin amazonien. « Ils ont bien montré qu’ils dépenseraient sans compter pour gagner cette affaire », dit-il à propos de Chevron. « Rien ne les arrêtera ».

C’est vraisemblablement pour les plaignants amazoniens que l’affaire Chevron peut être la plus dévastatrice, eux qui n’ont jamais reçu de verdict malgré les centaines de fosses à ciel ouvert remplies de déchets et les eaux contaminées et les sols sur lesquels ont été déversés des millions de litres de pétrole brut et des milliards de litres de déchets toxiques. Tout ce qui est arrivé à Chevron depuis est « bien peu de chose comparé au fait que Kaplan ait rendu les dommages effectivement causés par la compagnie complètement hors de propos », selon Nesson.

Mais les derniers rebondissement dans l’affaire Chevron pourraient également être particulièrement inquiétants pour les activistes du climat. A peine 20 sociétés sont responsables d’un tiers des gaz à effet de serre émis dans l’ère moderne ; Chevron se classe en deuxième position, derrière Saudi Aramco (Saudi Arabian Oil Company). Il est de plus en plus clair qu’agir contre la crise climatique nécessitera de se confronter à ces méga-émetteurs, dont les ressources allouées aux litiges éclipsent celles de n’importe quel individu.

Obliger Chevron et les autres compagnies à réparer les dégâts causés par leur production pétrolière accélérerait la transition écologique en vue de se passer des énergies fossiles, selon Rex Weyler, un défenseur de l’environnement qui a cofondé Greenpeace International et dirigé la première Greenpeace Foundation. « Si les compagnies pétrolières sont obligées de payer le véritable prix de leur production, ce qui inclut ces coûts environnementaux, cela rendra les systèmes d’énergie renouvelables plus compétitifs », affirme Weyler.

De même, Weyler a le sentiment que le mouvement pour le climat devrait se concentrer sur l’affaire Chevron, et la bataille judiciaire dans laquelle est engagé Donziger. « L’une des actions les plus efficaces que les activistes pour le climat pourraient réaliser actuellement pour changer le système serait de ne pas laisser Chevron s’en tirer avec la pollution de ces pays, que ce soit l’Equateur, le Nigeria ou n’importe quel autre endroit ». Alors que certains défenseurs des droits de l’homme et de l’environnement ont essayé d’attirer l’attention sur l’affaire Donziger et sur son harcèlement par Chevron, Weyler pense que les cris d’indignation devraient se faire entendre plus largement.

Après avoir vu ce qui était arrivé à Donziger et à certains de ses anciens alliés, poursuivis par Chevron en tant que « complices extérieurs », les gens pourraient avoir peur de s’élever contre les compagnies. Donziger lui-même vit dans la peur. Aucune peine n’est établie pour le cas où un juge vous déclare coupable d’outrage criminel envers le tribunal, ainsi Donziger passe ses journées à s’inquiéter de ce qui va lui arriver ensuite. « C’est effrayant », m’a-t-il dit. « Je n’ai aucune idée de ce qu’ils prévoient. »

Mais Weyler signale que Chevron, qui pourrait encore être forcée de s’acquitter du jugement à plusieurs milliards de dollars, prononcé à l’étranger, a également peur. « Ils ont peur d’un précédent. Chevron n’est pas le seul à être inquiet, l’industrie de l’extraction toute entière craint un précédent. » affirme Weyler. « Ils ne veulent pas être tenus responsables de la pollution causée par leur activité. »

Article initialement paru sur le site de The Intercept et traduit par Sarah Thuillier pour Le Vent Se Lève.

Équateur : néolibéralisme et Covid-19, un cocktail dévastateur

Le président équatorien Lenín Moreno © Présidence de la République d’Équateur.

Le 8 avril, la Cour équatorienne a condamné l’ancien président Rafael Correa ainsi que son vice-président Jorge Glas à 8 ans de prison, tout en leur interdisant l’exercice de fonctions publiques pendant les 25 prochaines années. Cette nouvelle offensive survient à un moment de crise dans le gouvernement de Lenín Moreno. Sa mauvaise gestion de la pandémie du Covid-19 et la révélation de centaines de décès non documentés menacent de provoquer la plus grande crise socio-économique depuis l’effondrement financier et la dollarisation de 2000-2001. Par Denis Rogatyuk, traduction Marie Lassalle.


Pouvoirs autoritaires

Au cours des deux dernières années, le gouvernement de Moreno est devenu de plus en plus enclin à user de tactiques autoritaires et à usurper le pouvoir du système judiciaire pour réduire ses opposants au silence. D’autres dirigeants pro-Correa du Mouvement de la révolution citoyenne, tels que la gouverneure de la province de Pichincha, Paola Pabon, et l’ancien député Virgilio Hernandez, ont été emprisonnés puis libérés faute de preuves. Ricardo Patiño, Gabriela Rivadeneira [ex-présidente de l’Assemblée nationale, ndlr] et Sofia Espin ont eux été contraints de s’exiler au Mexique.

En outre, en août 2019, plusieurs membres du Conseil pour la participation des citoyens et le contrôle social ont été démis de leurs fonctions et remplacés – alors qu’ils avaient été élus en mars de cette même année – après s’être opposés de manière constante aux mesures du gouvernement de Moreno. La répression généralisée contre les manifestants, notamment indigènes, en octobre 2019 – lorsque des mouvements massifs protestaient contre la promulgation des réformes parrainées par le FMI – a placé le gouvernement de Moreno sur la longue liste des régimes répressifs d’Amérique latine. Pendant près d’un mois d’affrontements, des dizaines de militants et de manifestants indigènes ont été tués.

Cette soudaine escalade de la répression, en particulier contre Correa et ses alliés, peut s’expliquer par plusieurs facteurs. Le gouvernement Moreno est confronté à une crise politique aiguë. Le régime a du mal à se défaire des conséquences des manifestations d’octobre 2019 contre la suppression des subventions aux carburants et les autres réformes mandatées par le FMI.

Ces événements ont en particulier aggravé les tensions avec les organisations politiques indigènes qui sont venues s’ajouter à l’opposition des forces politiques conservatrices traditionnelles basées à Guayaquil. Cette instabilité est aggravée par la crainte qui entoure les prochaines élections générales, prévues pour février 2021, et le possible retour de Rafael Correa à la présidence. Bien que la carte électorale actuelle soit entourée d’incertitude et qu’aucune alliance politique concrète n’ait été conclue, il est largement reconnu dans tous les secteurs politiques que Correa bénéficie du soutien d’au moins un tiers de l’électorat. Compte tenu des divisions actuelles entre les factions politiques proches du gouvernement Moreno et celles qui s’y opposent, cela rend sa victoire d’autant plus probable si sa candidature est acceptée par le Conseil national électoral.

Enfin, la crise du Covid-19 s’est présentée comme une arme à double tranchant pour le gouvernement de Moreno. D’une part, elle lui a permis d’accélérer la procédure judiciaire contre Correa et sa candidature potentielle à la présidence. D’autre part, elle a introduit une répression sévère contre les revendications ouvrières, sous couvert de faire respecter la quarantaine.

Un régime néolibéral dans la tourmente

Dans la mégapole côtière de Guayaquil, les effets de la pandémie pourraient évoquer les ravages d’une zone de guerre ou les scènes d’un film catastrophe. Des centaines de cadavres enveloppés dans des sacs mortuaires – lorsque ce ne sont pas simplement des sacs poubelles – remplissent des camions entiers qui traversent la ville pour livrer leur funeste cargaison à des morgues qui débordent déjà de victimes.

Face à l’impossibilité de cacher la catastrophe, les sources officielles ont commencé à donner des estimations plus précises : le total de personnes infectées et de morts atteignait respectivement 7 161 et 297 le 10 avril – une augmentation de 30% en 24 heures. D’autres sources privées ont indiqué des chiffres bien plus élevés, avec plus de 1 900 cadavres collectés dans la seule province de Guayaquil au cours des deux dernières semaines.

Les trois dernières années du gouvernement de Lenín Moreno ont progressivement détruit le tissu de l’État-providence équatorien ainsi que les projets sociaux initiés et développés pendant la décennie précédente. Durant celle-ci, le secteur de la santé avait bénéficié de la plus haute priorité. La part des dépenses publiques pour ce domaine était passée de 1,81 % du PIB en 2007 à 4,21 en 2016. Les résultats ont été significatifs : le nombre total de médecins est passé de 16 pour 10 000 personnes en 2009 à 20,5 en 2016, le nombre total de lits aux urgences est passé de 473 en 2006 à 2535 en 2018 et le nombre total de lits d’hôpital de 19 945 à 24 359 au cours de la même période. Ce processus s’est toutefois arrêté net suite au virage du pays vers le néolibéralisme et au démantèlement progressif des acquis sociaux construits pendant cette décennie. Bien que les dépenses publiques globales en matière de santé n’aient pas été réduites de manière substantielle, les structures de l’État ont été vidées de leur substance.

Parmi les annonces de ce gouvernement figurent notamment l’élimination de 13 des 40 institutions ministérielles du pays d’ici avril 2019, 2 milliards de dollars de coupes budgétaires par l’élimination de postes ainsi que la privatisation d’un certain nombre de sociétés d’État et d’entités publiques. Avant la crise, Moreno avait pris la décision d’expulser plus de 400 médecins et personnels médicaux cubains en novembre 2019, à l’instar de ses homologues néolibéraux en Bolivie et au Brésil. Il a également été réticent à rétablir les liens diplomatiques avec Cuba afin d’acheter le médicament antiviral Interféron Alfa-2B, actuellement produit par la nation insulaire pour lutter contre la propagation du Covid-19. Affaibli par ce long processus de démantèlement de l’infrastructure gouvernementale, le secteur de la santé n’a pas pu faire face seul à la pandémie.

Cette dégradation se reflète dans le leadership de Moreno lui-même. Sa présidence a progressivement été vidée de sa substance et déléguée à d’autres hauts fonctionnaires. C’est notamment le cas d’Otto Sonnenholzner qui a gagné sa place suite à la gestion désastreuse des manifestations de 2019 par le gouvernement et à sa décision de déplacer temporairement la capitale de Quito à Guayaquil. À partir de début mars et pendant toute la période de la pandémie, Moreno a grandement limité ses apparitions publiques et ses annonces, tandis que Sonnenholzner a pris le devant de la scène.

À bien des égards, Sonnenholzner est le prodige de l’élite économique équatorienne. Remplaçant Maria Alejandra Vicuña à la vice-présidence en décembre 2018 suite à la chute de celle-ci pour corruption, Sonnenholzner a d’abord été nommé à ce poste par le Parti social-chrétien (PSC), classé à droite. Il a ensuite obtenu le soutien de l’Alliance nationale (AP) au pouvoir et des différentes forces politiques alignées sur le nouveau projet néolibéral de Moreno. Professeur à la faculté des sciences économiques de l’Université catholique de Guayaquil et précédemment consultant dans les secteurs de la construction, de l’agriculture et du commerce, ce jeune homme de 37 ans n’avait aucune affiliation préalable avec l’AP ou l’un des partis politiques traditionnels. Cette position a fait de lui l’homme idéal pour combler le fossé entre Moreno et ses nouveaux alliés à Guayaquil. L’un de ses soutiens privés les plus visibles a été l’Association équatorienne de radiodiffusion (ARE), d’autant plus qu’il a réussi à faire abroger la loi de communication de l’ère Correa qui visait à soutenir les médias communautaires et publics tout en limitant le pouvoir des médias privés. Il a depuis joué un rôle de modérateur entre le président et les élites économiques du pays. Plus récemment, certains ont fait remarquer que ses apparitions publiques et ses visites auprès du personnel de santé et des victimes ressemblent davantage à une campagne électorale qu’à une gestion de crise.

Une fois l’étendue de la propagation largement connue, Moreno et Sonnenholzner ont tous deux affirmé que les images qui montraient la quantité de victimes et la répression du gouvernement équatorien étaient le fait de « réseaux en ligne » et de centres de trolls gérés par Rafael Correa et ses alliés. L’annonce a été reprise et promue par un certain nombre de médias privés et de journalistes alignés sur le gouvernement mais largement ridiculisée et critiquée sur les réseaux sociaux. Elle a été suivie d’une autre conférence de presse de Sonnenholzner, pour le moins étrange, où il a présenté des excuses publiques pour « la détérioration de l’image internationale de l’Équateur », plutôt que pour l’absence de réponse initiale du gouvernement. Dans une autre action largement critiquée, la police a procédé à l’arrestation d’un homme pour avoir publié des vidéos critiquant Lenín Moreno et Cynthia Viteri, la maire de Guayaquil. Il répétait en outre les allégations selon lesquelles le nombre réel de personnes infectées et décédées était beaucoup plus élevé que ne le laissaient croire les sources officielles. Cette action a été menée après que le gouvernement Moreno ait annoncé qu’il allait enquêter sur la publication de « fausses nouvelles » concernant l’actuelle urgence sanitaire.

L’austérité aux temps du coronavirus

Avant même l’apparition du Covid-19, le pays était confronté à une crise économique et politique. De nouvelles mesures d’austérité menaçaient de s’installer suite à la signature d’un paquet de dettes de 4,2 milliards de dollars avec le FMI en février 2019. Auparavant, la gestion de Moreno n’avait effectivement pas été en mesure de mettre en œuvre les principales « recommandations » formulées par le fonds, telles que la levée des subventions aux carburants et à l’essence, en raison des protestations massives des mouvements indigènes et syndicaux en octobre 2019.

De plus, la pandémie n’a pas empêché le gouvernement de placer ses obligations envers la finance mondiale au-dessus de la santé de ses citoyens. Le 23 mars, le ministre de l’économie, Richard Martínez, a indiqué que le gouvernement équatorien prévoyait de rembourser 324 millions de dollars de sa dette envers les prêteurs internationaux afin de « remplir ses obligations envers les investisseurs », malgré le besoin évident d’investir d’urgence dans des mesures pour faire face au Covid-19. Ironie du sort, après quelques jours seulement, les dirigeants du FMI et de la Banque mondiale ont préconisé l’allègement de la dette des économies émergentes ainsi qu’un financement d’urgence de plus de 12 milliards de dollars pour aider les pays à lutter contre la pandémie. Au regard de l’étroite coopération du gouvernement Moreno avec les autorités du FMI depuis mars 2019, il semble impossible que celui-ci ait ignoré cette décision dans les jours qui ont précédé son annonce.

Dans le même temps, le gouvernement a lancé l’étape suivante du processus interne d’ « optimisation et de réduction » de l’État et a annoncé 1,4 milliard de dollars de coupes budgétaires – austérité qui résulte à la fois de la pandémie de coronavirus et du récent effondrement du prix mondial du pétrole. Si le secteur de la santé semble avoir été épargné par ces réformes, elles prennent toujours pour cible plusieurs ministres, secrétaires, comités et fonctions publiques de premier plan qui ont été mis en place par Correa. Le secrétariat de la jeunesse, cinq entreprises publiques, quatre secrétariats techniques et l’agence publique de régulation des médias sont autant d’entités dont la suppression ou la privatisation a été confirmée.

Ce cycle d’austérité s’est accompagné de l’annonce de nouveaux impôts, tant pour les particuliers que pour les entreprises, ainsi que d’une réduction de 10 % des salaires des travailleurs du secteur public destinée à amortir la crise. Ces mesures comprennent un impôt temporaire de 5 % sur les sociétés qui ont réalisé plus d’un million de dollars de profits. Un nouvel impôt progressif pour les travailleurs a également été créé : une augmentation de 2 dollars par mois pour ceux qui gagnent plus de 500 dollars et qui monte jusqu’à 4 400 dollars par mois pour les salaires de 50 000 dollars et plus. À ceux qui gagnent moins de 400 dollars par mois, M. Moreno a promis deux paiements de 60 dollars, effectués en avril et en mai.

Jugeant ces mesures largement insuffisantes, des syndicats comme le Front unitaire des travailleurs (FUT) et le Comité des entreprises équatoriennes (CEE) ont annoncé qu’ils s’opposeraient à ces mesures.

La gestion de la crise du coronavirus risque donc de fragiliser davantage un gouvernement à l’impopularité record. Dans ce contexte, on ne peut que s’attendre à un durcissement de la répression de l’opposition, représentée au premier chef par Rafael Correa.

Richesse des terres et pauvreté des nations : l’éternelle malédiction des ressources en Amérique latine

Les présidents Hugo Chávez, Evo Morales, Lula da Silva et Rafael Correa © Marielisa Vargas

Les leaders populistes d’Amérique latine catalysent de nombreux espoirs et frustrations. Adulés pour leurs programmes sociaux, ils se voient cruellement reprocher, en temps de crise, leur échec à transformer la matrice de leur économie. Soutiens et opposants entretiennent alors le mythe selon lequel la santé économique dépendrait exclusivement de leur gestion. Ainsi, Perón aurait industrialisé l’Argentine tandis que Nicolás Maduro aurait plongé à lui seul le Venezuela dans le chaos. Si ce genre d’analyses font mouche sur un format médiatique et militant, où invectives et infox règnent sans partage, elles s’effectuent au détriment de raisonnements scientifiques rigoureux. Pour comprendre les crises récurrentes des pays latino-américains, il faut prendre en compte les contraintes structurelles à leur développement, propres à la malédiction des ressources naturelles.


La période faste des progressismes n’est plus qu’un lointain souvenir. Les années 1970 semblent beaucoup plus proches que les années 2000. Le sous-continent de Bolivar et de San Martin, forgé par ses révolutions et ses nombreux coups d’État, semble condamné à sombrer de manière perpétuelle dans des crises économiques et des troubles politiques.

Tout se passe finalement comme si la région était maudite. Cette malédiction porte en réalité un nom, celle des ressources naturelles. Loin d’être une simple lubie d’économistes en mal de publications, ce courant met en exergue les contraintes structurelles contre lesquelles se fracassent les trajectoires de développement des pays latino-américains. Les crises actuelles et les bouleversements passés y trouvent leur explication profonde, loin de l’hystérie récurrente des débats de surface.

À l’image de l’équipe du libéral Mauricio Macri, tout gouvernement qui ignore les contraintes structurelles est condamné à précipiter son pays dans une débâcle économique accélérée. Tout gouvernement qui tente de les contourner semble destiné à en subir les effets les plus indirects et les plus sournois.

La malédiction des ressources naturelles, plafond de verre et chape de plomb.

Plus un pays est doté en ressources naturelles, moins bonnes sont ses performances économiques. Ainsi se résume l’idée générale de la malédiction des ressources. Le tableau ci-dessous illustre parfaitement cette idée. On peut y voir la corrélation négative entre les exportations de ressources naturelles sur le PIB et le niveau de richesse par habitant pour chaque pays.

Source : Sachs, J.D. et Warner A.M (2001) European Economic Review, pp. 827-838.

Une relation statistique n’implique pas nécessairement un lien de causalité. Encore faut-il en expliquer les raisons. Pour cela, deux courants de pensée se rejoignent et se complètent. D’un côté, celui du structuralisme latino-américain, qui naît en 1949 à la CEPAL (Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes) avec les premiers travaux de l’argentin Raul Prebisch. De l’autre, celui qui découle de la découverte du « syndrome hollandais ».

Le premier courant met en avant une évolution jusqu’alors insoupçonnée : la dégradation des termes de l’échange pour les pays latino-américains. En d’autres termes, les exportations des pays périphériques achètent de moins en moins de biens manufacturés qui eux, sont importés. L’explication est simple : avec l’enrichissement mondial, la demande de biens manufacturés augmente plus vite que celle des biens primaires dans lesquels se spécialisent les États sud-américains. De fait, si l’on venait par exemple à doubler le salaire d’un travailleur au SMIC, il n’achèterait pas deux fois plus de pommes ou d’oranges, mais il voudrait probablement acquérir une voiture, un ordinateur ou un nouveau téléphone.

Cela provoque un déficit commercial structurel chez les pays périphériques, qui s’accompagne d’une rareté chronique de devises et qui s’aggrave lorsque l’on dérégule le commerce extérieur. En effet, si l’Argentine exporte, à titre d’exemple, du soja, les dollars qu’elle reçoit en échange viennent demander des pesos sur le marché des changes national. À l’inverse, lorsqu’elle importe un avion, elle doit le payer en dollars, que l’importateur doit se procurer sur le marché. On voit donc bien que si les importations surpassent en valeur les exportations, la demande de dollars – qui se font rares – est supérieure à celle de monnaie nationale – le peso. Le prix de la devise nord-américaine augmente dans les mêmes proportions que diminue celui du peso contre lequel elle s’échange. On dit que ce dernier se déprécie. Par conséquent, le prix de toutes les importations mesurées en pesos augmente, ce qui cause une première vague d’inflation. Pour s’en prémunir, les épargnants se ruent vers le dollar, dont le prix augmente à nouveau. Une fois en place, ce cercle vicieux est pratiquement incassable.

Tôt ou tard, les services de la dette viennent drainer l’économie de ses devises, qui se trouve cette fois asphyxiée sous le poids de ses créanciers

L’inflation, déterminée principalement par ce mécanisme et par sa propre inertie acquiert alors un caractère chronique puis, passé un certain seuil, présente des effets récessifs pour les pays concernés. Faute d’exportations suffisantes, l’hémorragie de devises que cause la blessure des déficits courants peut être momentanément compensée par l’endettement extérieur, réalisé en dollars le plus souvent. L’afflux de devises sur le marché des changes neutralise le premier terme du cercle vicieux dépréciation-inflation. Seulement, tôt ou tard, les services de la dette viennent drainer l’économie de ses devises, qui se trouve cette fois-ci asphyxiée sous le poids de ses créanciers.

On rétorquera que le déficit courant est compensé par l’excédent du compte capital. Cette égalité comptable ne se vérifie pas vraiment dans les faits. Les capitaux ont tendance à fuir l’inflation et les pays au bord des crises de la dette. S’ils affluent, ils le font lors des périodes où le taux de change est relativement stabilisé par le processus d’endettement et que leur rentabilité à court terme est garantie par des taux d’intérêt nominaux bien supérieurs à l’inflation. Lorsque l’endettement devient insoutenable et que les services de la dette vident la baignoire de devises plus vite que ce qu’elle ne se remplit, les capitaux étrangers prennent leur « envol vers la qualité », c’est-à-dire vers des titres plus sûrs dans des pays plus stables. La saignée qui en découle provoque une forte dépréciation de la monnaie nationale et une nouvelle vague d’inflation. Trop endetté, le pays se retrouve presque sans marge de manœuvre pour la contenir. Notons que ce facteur d’instabilité s’aggrave avec la dérégulation des marchés des capitaux dans les années 1980, fruit des politiques d’ajustement structurelles mises en place dans le cadre du Consensus de Washington.

Dans ce cas, pourquoi ne pas diversifier la production et développer une industrie locale ? La question revient souvent, notamment adressée sous forme de reproche de la gauche européenne aux gouvernements progressistes latino-américains.

Aussi, il est nécessaire d’explorer cette possibilité dans le cadre des paramètres actuels de la mondialisation. Il s’agit là de produire sur place ce qui cesse d’être importé afin de réduire les déficits commerciaux. Seulement, si l’Uruguay achète moins de biens manufacturés à la Chine, cette dernière reçoit moins de dollars en provenance du pays d’Artigas et de Suarez. La Chine dispose alors de moins de devises pour acheter la production uruguayenne et réduit ses importations à son tour, ce qui vient léser le secteur agro-exportateur de l’Uruguay, principale source de devises du pays.

D’autre part, pour s’industrialiser, l’Uruguay doit importer des machines-outils et de la technologie, alors que ses exportations et l’afflux de devises qui va avec ont diminué. Par conséquent, le déficit courant se creuse à nouveau et vient alimenter l’inflation. L’autre option est de ne pas acquérir ces productions lourdes et couper court au processus d’industrialisation, ce qui ramène le pays à la situation initiale.

Dans les deux cas, le piège de la spécialisation se referme sur les espoirs de développement des nations périphériques et dépendantes.

L’Amérique latine contracte le virus hollandais

À cette trappe structurelle vient s’y ajouter un autre, celle du syndrome hollandais. Ce phénomène s’observe pour la première fois dans les années 1960 aux Pays-Bas. La découverte de grands gisements de gaz booste les exportations hollandaises et les devises affluent vers le pays de la tulipe. Loin d’être une bonne nouvelle, cette manne exceptionnelle de devises constitue une demande soudaine pour les florins[1] qui s’apprécient rapidement : les exportateurs, nouvellement riches en devises, doivent se procurer de la monnaie nationale pour faire face à leurs dépenses et pour acquérir des titres libellés en florins, par exemple. Lorsque la monnaie hollandaise s’apprécie, sa production devient mécaniquement moins compétitive. Cela renchérit les exportations et fait baisser le prix relatif des importations. L’industrie nationale perd des parts de marchés et se contracte, à l’inverse du chômage et de la pauvreté, qui augmentent alors.

Le secteur industriel s’affaiblit aussi du côté de l’offre. Le secteur exportateur du gaz, plus rémunérateur, prive en partie l’industrie de capitaux et de travailleurs qualifiés, qui préfèrent quitter ce dernier pour se diriger vers le premier.

Le schéma ci-dessous résume ce mécanisme.

Source : NRGI, mars 2015.

Ce cadre d’analyse ne tarde pas à se transposer aux pays latino-américains, dont les particularités, loin de l’invalider, continuent de le compléter jusqu’à nos jours.

Par exemple, lorsque le cours du pétrole augmente, on pourrait s’attendre à ce que le bolivar, la monnaie vénézuélienne s’apprécie et que l’inflation diminue dans le pays. Pourtant, c’est l’inverse qui se produit. Dans l’économie bolivarienne, l’effet-demande compense ainsi l’effet appréciation-désinflation : l’afflux de devises se traduit par une importante demande de biens et de services adressée à une offre domestique très limitée. Si le marché ne peut s’ajuster par les quantités, il le fait par les prix, qui augmentent et viennent alimenter une inflation auto-entretenue.

Le syndrome hollandais se complexifie lorsque l’on introduit d’autres variables, comme la volatilité des cours. Celle-ci pose un problème majeur lorsque, comme en Argentine, la rente d’exportation sert en partie à financer le budget public. À partir du moment où le cours du soja commence à chuter en 2014, en plus du déficit commercial, c’est le déficit public qui se creuse, lui aussi source d’inflation.

La volatilité des cours empêche d’autre part de pérenniser une politique de soutien à l’industrie, qui pourrait minimiser les premières conséquences du syndrome hollandais. En effet, si les subventions sont financées par un impôt sur les exportations en période de hausse des cours, leur effondrement prive l’État de recettes budgétaires. L’industrie, privée de subventions, se retrouve alors à la merci de l’impitoyable concurrence internationale.

Le syndrome revêt aussi un volet politique. L’instabilité économique structurelle et les luttes – nationales ou transnationales – pour le contrôle des ressources naturelles entraînent dans leur sillage de nombreuses ruptures de l’ordre constitutionnel, comme l’illustre la longue liste de coups d’État et de guerres civiles qui jonchent tristement l’histoire du continent le plus inégalitaire du monde. Cette instabilité politique empêche de construire un cadre institutionnel favorable au développement des pays à long terme.

Une voie sans issue ?

Le panorama général dépeint jusqu’ici est très pessimiste. Il n’habilite pas pour autant une lecture fataliste et qui ne prendrait pas en compte le succès inégal des différents gouvernements dans la lutte contre cette malédiction. Certains gouvernements réussissent à adoucir les effets des contraintes structurelles sur la population. On pense typiquement à la réduction rapide des taux de pauvreté et de chômage observée durant les années 2000 sous les gouvernements progressistes en Argentine, au Brésil, en Équateur et en Bolivie.
Une réduction similaire s’observe toutefois dans des pays comme la Colombie ou le Chili, ce qui brouille les pistes quant au mérite des gouvernements progressistes en la matière. Mais d’une part les méthodologies de mesure diffèrent et compliquent la comparaison internationale. D’autre part ce qui est mesuré n’est la pauvreté monétaire relative : ce qui fait réellement la différence relève du domaine des biens et services non marchands mis à disposition de la population par la puissance publique. En ce sens, l’effet positif sur le bien-être dû au développement des services publics financés par les entrées de devises n’apparaît pas dans la mesure de la pauvreté ou du revenu par tête. Ainsi, à revenu égal, il vaut mieux vivre en Argentine, où l’éducation et la santé sont gratuites et que le gaz et l’électricité l’étaient pratiquement durant l’époque kirchnériste plutôt qu’au Chili, où seuls les plus aisés peuvent accéder à l’éducation supérieure et à la santé.

D’autre part, lorsque l’on applique des politiques néolibérales conçues pour fonctionner de la même manière en tout lieu et en tout temps, à l’image de l’Argentine de l’ancien président Macri, les résultats sont généralement catastrophiques. La dérégulation du commerce extérieur, du marché des changes et de celui des capitaux provoque à la fois un creusement des déficits commerciaux, une forte dépréciation et une hausse de l’inflation. L’explosion de la pauvreté, déjà structurelle, ne se fait pas attendre. En seulement quatre ans, près de 3,5 millions d’Argentins – sur une population de 46 millions – basculent sous le seuil de pauvreté, dont le taux a dépassé les 35%.

Puis, s’il est vrai que les limites structurelles au développement des pays périphériques soumis à la malédiction des ressources naturelles ne peuvent être conjurées au niveau national, ni à court ni à moyen terme, deux autres échelles restent envisageables pour tenter de dépasser ces contraintes ou d’en adoucir les effets.

Tout d’abord, l’échelle internationale permet de faire appel à la coopération des pays structurellement excédentaires. Certes, la probabilité qu’ils acceptent de réduire les excédents, pourtant financés par les déficits des autres, est très faible. Cette échelle permet surtout de comprendre comment les bouleversements violents de l’ordre économique mondial peuvent ouvrir des fenêtres de tir pour les pays périphériques. En effet, sans la crise de 1929, l’Argentine n’aurait pas pu enclencher son processus d’industrialisation par substitution d’importations qui, malgré toutes les contradictions liées à sa position de pays agro-exportateur, ne prend fin qu’à la suite d’un coup d’État conservateur en 1955.

L’échelle locale offre d’autres solutions partielles. Si elles ne sont pas en mesure de modifier les structures de production, les initiatives populaires apportent de nombreuses réponses aux effets les plus délétères de la spécialisation productive. Par exemple, la récupération des usines en faillite par les travailleurs qui en assurent la continuité productive en autogestion ne représente pas seulement une arme formidable contre le chômage, mais sont aussi un signal fort envoyé aux patrons tentés de définancer leurs entreprises au profit de la spéculation financière.

Les monnaies alternatives, quant à elles, permettent d’assurer un niveau d’activité minimum lorsque les liquidités en monnaie nationale se font rares dans l’économie réelle. L’expérience la plus réussie, le bocade, a permis à la petite province argentine de Tucuman d’alléger son budget en pesos, de réduire sa dette et d’activer la production locale pendant plus de vingt ans, jusqu’au moment où le gouvernement national en décrète la suppression en 2003. Ces monnaies permettent aussi de combattre les effets récessifs de l’inflation, du moment que les circuits dans lesquelles elles circulent sont suffisamment intégrés et diversifiés pour en tirer le potentiel maximal.

Loin d’alimenter des visions défaitistes, la prise en compte des contraintes structurelles permet de nous doter d’une vision éclairée des crises qui secouent actuellement l’Amérique latine et nous empêche de tomber dans des lectures partielles, partiales et manichéennes d’une réalité complexe. En ce sens, il est impossible d’imaginer les solutions futures sans appréhender correctement les soubassements des mécanismes économiques qui façonnent le présent.

[1] Le florin est la monnaie hollandaise avant l’euro.

Pharmacolonialisme et triage monétaire : comment le coronavirus révèle les fractures Nord-Sud

© WHO

La crise du Covid-19 révèle le gouffre technologique et logistique béant entre pays de l’hémisphère Nord et de l’hémisphère Sud, qui confère un monopole de fait aux premiers quant à la gestion sanitaire de la pandémie. Ces fractures sont aggravées par le triage monétaire instauré par les États-Unis, permettant à l’Union européenne, l’Angleterre, le Canada, la Suisse et le Japon d’avoir accès à des dollars en quantité illimitée, tandis que le reste de l’humanité est invité à emprunter au FMI et à la Banque mondiale – contre de nouveaux plans d’austérité, en pleine crise financière. Par Andrés Arauz, ancien Ministre de la Connaissance et directeur général de la Banque centrale d’Équateur, traduction de Baptiste Albertone.


Faisons une expérience de pensée consistant à nous projeter dans trois mois, lorsque certains médicaments ayant des propriétés curatives auront été homologués, ou même dans un an, lorsqu’un vaccin aura été approuvé.

Ces médicaments vont être développés par les scientifiques des pays riches, et approuvés par les agences pharmaceutiques européennes (EMA) ou étasuniennes (FDA). En effet, les scientifiques des pays du Nord disposent de budgets d’État et d’entreprises incomparables à ceux des pays pauvres du Sud.

Même si un médicament venait à faire l’objet d’une étude, à être testé et développé en Amérique latine, puis approuvé par l’agence sanitaire d’un pays de la région, il n’aurait aucune crédibilité tant qu’une agence européenne ou étasunienne ne l’aurait pas approuvé. Entre le moment de l’approbation et de la production, des semaines ou des mois peuvent s’écouler. Lorsque les médicaments commenceront enfin à être distribués, la question qui se posera sera la suivante : à qui seront livrés les premiers lots de médicaments, les premiers vaccins ? Aux malades du Panama, de Guayaquil et de Saint-Domingue ? À ceux de New York ? À ceux de Lombardie ou de Madrid ?

Une autre réalité concernera la propriété intellectuelle de ces médicaments. Sera-t-il interdit de produire des versions génériques ou bio-similaires ? Les pays du Sud seront-ils sanctionnés s’ils désirent et sont en mesure de les reproduire sans l’autorisation des titulaires du brevet ? Même si nous parvenons à reproduire ces médicaments par le biais de licences obligatoires – une exception autorisée dans le capitalisme cognitif dominant – l’humanité – et le marché – feront-ils confiance aux copies qui n’ont pas reçu l’approbation de la FDA ou de l’EMA, même si elles ont l’approbation du CDSCO en Inde ou de l’APMN en Chine ?

Aujourd’hui, nous vivons déjà une avant-première : une seule entreprise dans toute l’Amérique latine propose les machines et les réactifs pour effectuer les tests. Elle fait don des équipements et génère une dépendance technologique dans les logiciels de ses appareils et dans l’acquisition des réactifs. Nous ne pouvons acheter qu’auprès d’elle, bien que les universités disposent de capacités sous-utilisées d’autres marques. Ceci fait déjà un scandale au Pérou et en Colombie.

De plus, les machines, les réactifs, et les futurs médicaments et vaccins, seront importés des pays riches, tout comme une grande partie de l’équipement et des fournitures médicales. En d’autres termes, ils ne seront pas produits dans les pays pauvres du Sud, ils devront donc être payés dans des devises fortes : en dollar.

Les États-Unis sont le seul pays en capacité d’émettre autant de dollars que nécessaires pour sauver sa population. À ce titre, le gouvernement étasunien a annoncé un plan de relance de 6 000 milliards de dollars pour soutenir son économie nationale.

Ce privilège exorbitant a récemment été partagé de manière exclusive avec cinq autres banques centrales dans le monde : la Banque centrale européenne, la Banque d’Angleterre, la Banque du Canada, la Banque nationale suisse et la Banque du Japon. Les États-Unis ont signé des accords qui permettent à ces pays d’avoir accès à des dollars illimités et infinis. Ces pays ne représentent que 11,8 % de la population mondiale. Il est nécessaire de le rappeler, car en période de crise biologique, nous devons mesurer notre action en termes de vies – ou bien devrions nous continuer à la mesurer en dollars ?

Pour six autres pays, l’Australie, le Brésil, la Corée du Sud, le Mexique, Singapour et la Suède, le gouvernement étasunien a ouvert l’accès aux dollars, bien que de façon limitée. Pour chacun d’entre eux, un plafond de 60 milliards de dollars est prévu. Pour trois autres pays, le Danemark, la Norvège et la Nouvelle-Zélande, le montant est encore plus faible, 30 milliards de dollars.

Si l’on ajoute les États-Unis, les cinq privilégiés, et les neuf autres bénéficiaires nous obtenons un total de 33 pays (la zone euro étant composée de 19 pays), qui ne représentent que 17,7 % de la population mondiale : c’est ce que j’appelle un triage monétaire.

Et pour le reste ? Rien. Ou plutôt, pour le reste, les élites étasuniennes invitent à aller emprunter auprès du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale – mieux que rien. Peut-on imaginer des pays en pleine crise humanitaire appliquant des politiques d’ajustements structurels et d’austérité sur le secteur public afin de recevoir quelques dollars ? C’est ce que souhaite le directeur de la Banque mondiale et c’est ce que la directrice du FMI a promis pour l’Équateur.

L’humanité est-elle réellement prête à tolérer qu’au milieu de la maladie, de la mort, de l’urgence sanitaire, de la paralysie économique, de la crise alimentaire et de la catastrophe humanitaire, les hommes politiques s’engagent dans des négociations avec le FMI et la Banque mondiale pour éviter les crises bancaires ou l’effondrement de leur monnaie nationale ?

Heureusement, des alternatives sont envisageables. En plus du dollar, il existe une autre monnaie mondiale : le droit de tirage spécial (DTS). Il est émis par le FMI et peut être créé à partir de rien. Au milieu de la crise de 2008-2009, le FMI a déjà émis 183 milliards de DTS et a permis d’alléger la situation de nombreux pays pauvres. Elle n’a pas exigé de conditions, ni de réformes structurelles ; ce n’est pas non plus une dette remboursable. En raison de la répartition des pouvoirs au sein du FMI, environ 10 % des DTS ont atteint les pays les plus pauvres.

Aujourd’hui, le FMI est en capacité de répéter l’opération. De fait, la directrice du FMI, Kristalina Georgieva, a déclaré qu’à la demande des pays pauvres et à revenu intermédiaire, cette possibilité était actuellement étudiée de manière conjointe avec les « membres » (entendons, les États-Unis).

En 2009, la crise était financière et a frappé l’économie réelle des familles. Mais aujourd’hui, la crise est biologique et la dimension monétaire se doit d’être subordonnée à l’économie réelle – et à la santé – des familles. C’est pourquoi, cette fois, l’émission doit être beaucoup plus importante. Si les États-Unis ont offert « 6 000 milliards de dollars » pour leur économie, le FMI doit émettre « 3 000 milliards de SDR » pour le monde, ce qui signifierait près de 400 milliards de dollars pour les pays pauvres. Il est impensable que 17,7 % de la population mondiale dispose de dollars de façon illimitée, et qu’au même moment 6 337 millions de personnes soient confrontées, en plus de la crise sanitaire, à des crises économiques. L’absence de droits de tirage spéciaux pour les pays les plus pauvres du monde est l’équivalent, à l’échelle planétaire, d’un triage monétaire. Il est temps de faire passer la vie avant tout.

Amérique latine : le bloc néolibéral vacille sous le coup des révoltes

Manifestation chiliens à Santiago © Marion Esnault (http://marion-esnault.com/)

« Le néolibéralisme est né au Chili et il mourra au Chili », peut-on lire sur la pancarte que brandit fièrement une manifestante à Santiago. Le pays se soulève contre l’administration Piñera, le président milliardaire dont la politique économique semble en bien des aspects calquée sur celle des « Chicago boys » qui ont entouré Augusto Pinochet. Longtemps adoubé par les économistes libéraux, le « modèle » chilien rencontre aujourd’hui une opposition populaire d’une ampleur historique. Plus au Nord, c’est l’Équateur qui s’embrase lorsque le gouvernement de Lenín Moreno décide de supprimer les subventions au carburant ; si l’ordre est rétabli, le président a été contraint de fuir Quito, pour faire de Guayaquil la capitale temporaire du pays… Ces soulèvements ont pris à rebours la plupart des observateurs, qui considéraient le Chili et l’Équateur comme deux îlots de prospérité, à l’abri des antagonismes qui partout ailleurs fracturent l’Amérique latine. Par Vincent Arpoulet, Randy Nemoz, Nicolas Netto Souza et Pablo Rotelli.


Les contextes diffèrent. Un pouvoir néolibéral solidement en place depuis 1973 au Chili ; un État marqué par dix ans de « socialisme du XXIe siècle » sous la présidence de Rafael Correa dans le cas de l’Équateur, qui expérimente tout juste ses premières années de réformes dictées par le FMI depuis 2006. Un point commun cependant : la présidence de Sebastian Piñera et celle de Lenín Moreno ont toutes les deux été présentées par les médias occidentaux comme des modèles de gouvernance stable et responsable, chacun à leur manière. 

« Papa, retire ton uniforme et viens lutter avec tes enfants », peut-on lire sur la pancarte de cette manifestante chilienne © Carolina Guimaraes pour LVSL.

La présidence de Moreno allait permettre aux Équatoriens d’en finir avec la décennie « corréiste », caractérisée par une politique trop étatiste. Quant au Chili de Piñera, c’était le contre-modèle radieux au désastre vénézuélien. Croissance en hausse constante, accroissement spectaculaire des indicateurs sociaux, taux d’extrême-pauvreté officiellement proche de 0… Dans le cas de Moreno comme dans celui de Piñera, d’importants succès électoraux semblaient confirmer l’appui de la population à leurs réformes.

Ces protestations apparaissent comme la manifestation du rejet, longtemps refoulé, des systèmes en place en Équateur et au Chili, l’exutoire de populations soumises à des réformes impopulaires, auxquels les canaux institutionnels classiques n’ont pas donné de moyens ordinaires d’opposition.

De l’Équateur au Chili, les racines communes de la révolte

Au Chili, c’est la troisième augmentation du prix des transports en commun dans la capitale en deux ans qui est venue embraser tout un pays. Cette annonce, qui aurait pu demeurer sans conséquences, a résonné comme un véritable coup de tonnerre, révélant un malaise bien plus profond.

Comment, dans ce pays du « miracle économique » souvent mis en avant par les grandes institutions mondiales comme un modèle de stabilité économique et politique, une telle colère populaire a-t-elle pu éclater et donner à voir aux yeux du monde une population vent debout contre tout un système ?

Manifestations au Chili © Carolina Guimaraes pour LVSL

Ce sont les structures mêmes du système chilien qui sont remises en cause. Le pouvoir au Chili, depuis 1973, est caractérisé par l’alliance d’une oligarchie de propriétaires conservateurs, d’entrepreneurs étrangers, d’une caste militaire encore puissante et d’intellectuels néolibéraux qui ont voulu façonner le pays au gré de leur vision du monde. Cette alliance de circonstances, qui s’est imposée avec l’arrivée au pouvoir de Salvador Allende en 1970, a procuré au Chili un héritage dont il ne s’est pas défait : une Constitution autoritaire toujours en vigueur, la privatisation d’une très grande partie des secteurs d’activité et un État complice de prédations sur les ressources, l’environnement et certaines populations minoritaires.

À la fin de la dictature, c’est la « concertation » : le retour à une société de compromis fondée sur la volonté de refonder un pays profondément meurtri – le taux de pauvreté avoisinait les 40%, contre 28% en 1973. Les gouvernements de centre-gauche ou démocrates-chrétiens qui se succèdent alors ne remettent pourtant pas en cause l’héritage néolibéral et autoritaire de la période dictatoriale. Bien au contraire : un processus de privatisation de la santé, de l’éducation et du système de retraites est progressivement mis en place.

Le système de santé se divise entre une partie privée (les « Isapre », Instituts de santé prévisionnels) et son pendant public, qui croule sous l’endettement et souffre cruellement d’un manque de moyens. Un troisième système de santé privilégié, destiné aux seules forces armées, a vu le jour sous la dictature de Pinochet. 18% des Chiliens accèdent au système de santé privé, tandis que 70% dépendant de Fonasa, l’institution public de moindre qualité, et que 3% n’ont accès à aucun soin.

Le système des retraites creuse lui aussi les inégalités. Les Chiliens cotisent obligatoirement à hauteur de 10% de leur salaire dans un fonds de pension privé par capitalisation individuelle. Mais en moyenne, un retraité ne reçoit que 200 000 pesos – un peu plus de 250€, avec des prix proches de ceux qui ont cours en France – par mois, une somme largement jugée insuffisante pour vivre décemment.

Il faut ajouter à cela un système éducatif marchandisé qui vient lui aussi fractionner la société, et qui commence par une division entre collèges publics et privés ; dans l’imaginaire collectif, elle instaure l’idée selon laquelle l’enseignement supérieur n’est accessible que si l’on est passé par le privé. Tandis que le coût élevé des études supérieures oblige de nombreuses familles à s’endetter, l’État subventionne des établissements privés qui dépensent des fortunes dans la publicité censée leur faire gagner les parts de marché que sont devenus les étudiants en devenir. L’idéal de concurrence, porté par les « Chicago boys », a donc fini par pénétrer jusque dans le secteur de l’université.

Dans une société ouverte à la mondialisation, marquée par des réformes présentées comme des réussites économiques incontestables, les frustrations des catégories populaires et des classes moyennes se sont donc peu à peu cristallisées. Malgré un PIB par habitant élevé, le pays reste largement marqué par de très fortes inégalités. De nombreux indicateurs le démontrent : le coefficient de Gini est l’un des plus élevés au monde ; la redistribution par l’impôt ne vient réduire les inégalités que de moins de 5%, contre 20% dans un tiers des pays de l’OCDE ;  le 1 % des Chiliens les plus riches détient 33 % des revenus

Manifestation dans la capitale chilienne © Carolina Guimaraes pour LVSL

En Équateur, les mesures économiques annoncées par Lenín Moreno le 1er octobre 2019 ont suscité une vague d’indignation similaire, engendrant treize jours de grève nationale. 

Afin de bien comprendre la situation, il est nécessaire de se pencher en détails sur le contenu de ces annonces. La mesure la plus contestée concerne la suppression des subventions à la consommation de combustibles, qui permettaient jusqu’alors de maintenir le tarif de l’essence à un niveau relativement bas. Leur suppression entraîne une augmentation significative du prix des carburants, mais également des transports. En effet, suite à l’adoption de ce décret, le tarif d’un gallon d’essence augmente en moyenne d’un dollar, ce qui entraîne par conséquent une hausse de 10 centimes du ticket de bus, immédiatement appliquée par la majorité des transporteurs afin de compenser la hausse du prix des carburants.

Si cette mesure impacte en premier lieu les populations les moins aisées, le gouvernement la justifie en avançant deux principaux arguments. D’une part, Lenín Moreno affirme que ces subventions favorisent la contrebande de pétrole avec les pays frontaliers, le coût des combustibles étant bien moins élevé en Équateur qu’en Colombie notamment. D’autre part, il met en avant la nécessité de mettre un terme à la dépendance importante de l’État équatorien vis-à-vis de l’extraction des hydrocarbures. S’il est vrai, comme l’affirme la Loi adoptée le 27 juillet 2010 réformant la Loi des Hydrocarbures de 1971, que « les hydrocarbures constituent la principale source de revenus économiques pour l’État équatorien », il faut également noter que cette annonce suit de près la décision prise par le président équatorien de quitter l’Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP) à compter du mois de janvier 2020. Or, dans le cadre de l’OPEP, les États sont sommés de respecter des quotas d’exploitation du pétrole et s’accordent sur les modalités d’attribution des concessions aux sociétés pétrolières, ce qui permet la régulation de l’extraction pétrolière.

Des manifestants équatoriens à Quito © Vincent Arpoulet pour LVSL

Depuis le début de l’année 2017, l’OPEP a demandé à ses États membres de réduire leur production pétrolière, afin de soutenir les cours mondiaux, ce que l’État équatorien refuse. La sortie de l’Équateur de l’OPEP ouvre ainsi la voie à une augmentation significative des pratiques extractives sur les nombreux gisements d’hydrocarbures présents sur son territoire. D’autre part, cette annonce s’inscrit dans la perspective de la mise en place de plusieurs contrats de partage de production visant à favoriser l’implantation de sociétés pétrolières privées, à rebours de la politique d’étatisation du secteur des hydrocarbures mise en place par le gouvernement de Rafael Correa, son prédécesseur, qui a notamment instauré une taxe de 25% des bénéfices pour chaque baril de pétrole produit.

Si cette mesure est la plus contestée, elle s’inscrit dans le cadre de l’adoption d’un ensemble d’autres mesures d’inspiration néolibérale – notamment une réduction des salaires de 20% pour l’ensemble des nouveaux contrats de travail signés au sein des entreprises publiques, ainsi que la suppression de quinze jours de congés pour les salariés de la fonction publique.

Le troisième volet de cet ensemble de mesures économiques annoncées comprend des réductions fiscales à l’importation de tablettes, ordinateurs et téléphones portables, auxquelles s’ajoute un abaissement des taxes à la sortie des capitaux. Or, l’économie équatorienne étant dollarisée depuis 2000, l’État n’a pas les moyens d’émettre sa propre monnaie. La réduction des taxes à la sortie des dollars risque ainsi de favoriser la fuite de capitaux, au détriment de l’équilibre interne de l’économie équatorienne. 

Des manifestants arborant le drapeau de la République d’Équateur et des communautés indigènes © Ever Orozco pour LVSL

L’ensemble de ces mesures s’inscrit dans la lignée d’un prêt de 10,2 milliards de dollars de crédits octroyés par des organismes internationaux tels que le Fonds Monétaire International (FMI) ou la Banque Mondiale, entre autres, en vue d’encourager le gouvernement équatorien à créer une économie « plus dynamique » par le biais de mesures visant à assouplir la fiscalité et renforcer les structures de l’économie dollarisée, pour paraphraser Anna Ivanova, chef de mission du FMI pour l’Équateur. Cela vient appuyer la nouvelle orientation géopolitique impulsée par Lenín Moreno, qui se traduit notamment par le retrait du droit d’asile à Julian Assange le 11 avril 2019, l’autorisation de l’installation d’une nouvelle base aérienne étasunienne sur l’île Bartolome dans l’archipel des Galapagos, ou encore, la sortie de l’UNASUR (Union des Nations Sud-Américaines) au profit de la création du PROSUR (Forum pour le Progrès de l’Amérique du Sud), impulsée par plusieurs gouvernements conservateurs du continent, tels que celui de Sebastian Piñera.

La voie de l’insurrection populaire face à la rigidité des institutions

De quoi le « miracle chilien » est-il le nom ? On a bien assisté à une baisse significative du taux de pauvreté depuis la fin de la dictature. On peut cependant le relativiser étant donné qu’il correspond au niveau de revenu inférieur à la moitié du revenu médian, lequel est résolument faible dans un pays aussi inégalitaire. Le Chili a connu de nombreuses contestations toujours plus virulentes depuis les années 2000. À la pointe de cette synergie contestataire : les étudiants, qui luttent inlassablement pour une éducation gratuite. Le pouvoir en place, qu’il s’agisse de la droite de Sebastian Piñera ou des sociaux-démocrates de Michele Bachelet, n’applique que des mesures palliatives sans en remettre les fondements en cause. La question des retraites est également structurante ; le modèle par capitalisation individuelle privée, qui fait reposer toutes les cotisations sur les seules épaules des salariés (il n’y en a aucune pour les employeurs), n’a pas été modifié. De nombreuses autres contestations se sont multipliées dans le pays depuis deux décennies, dans de nombreux secteurs, allant de la protection des terres de certaines minorités à la lutte pour l’accès à l’eau, en passant par divers combats syndicaux sectoriels.

Les événements actuels apparaissent comme le point d’orgue et de convergence de ces colères populaires qui s’agrègent. En résultent des méthodes d’actions très hétérogènes. Partis de la lutte pour le prix des transports, les étudiants sont d’abord venus bloquer les stations de la capitale, quand bien même ils étaient exonérés de cette augmentation. La répression se faisant de plus en plus dure, les classes moyennes, excédées de vivre à crédit, et les classes populaires en souffrance, ont joint les cortèges étudiants.

Les casseroles, emblèmes de la protestation des Chiliens contre le président Piñera © Carolina Guimaraes pour LVSL.

Piñera riposte alors en lançant l’armée dans les rues – une première depuis la fin de la dictature. Loin de mater la contestation, cette décision a mis le feu aux poudres. Les syndicats sont aussi rentrés dans la danse, jusqu’à appeler à la grève générale. Derrière le bruit terrible des tirs à balles réelles – 19 morts sont à déplorer – , c’est le son des casseroles qui s’est fait entendre dans les cortèges. Ce soulèvement aura également vu la destruction de nombreux biens et le pillage de magasins, autant de signes d’une société à bout de souffle.

L’acmé de tous ces moyens d’action fut l’invasion par les manifestants des rues de la capitale, et les images impressionnantes de ce million de personnes venues occuper tout l’espace de la ville. À la vision d’une telle mobilisation, Piñera, après avoir annoncé un plan social incapable de calmer la colère populaire, sacrifie son gouvernement. 

Si les causes à l’origine des protestations possèdent des similarités frappantes au Chili et en Équateur, leurs modalités divergent cependant. Le système politique chilien, malgré son caractère autoritaire et répressif, autorise l’existence d’une opposition organisée, qui s’est notamment cristallisée autour du mouvement Frente amplio. Ce n’est pas le cas en Équateur, où l’ancien président Rafael Correa et ses alliés politiques subissent une persécution politique sous couvert de lutte contre la corruption. À plusieurs reprises, le Conseil national électoral équatorien a invalidé la création d’un mouvement issu de la « Révolution citoyenne » qui aurait été mené par Rafael Correa, avant de l’autoriser à se constituer, dans des conditions résolument défavorables. Face aux réformes menées par Lenín Moreno, les Équatoriens se sont donc longtemps trouvés sans aucun mouvement électoral alternatif. Quant aux mouvements indigènes, sans visées électorales pour la plupart, Lenín Moreno a d’abord parlementé avec eux, incorporant certaines de leurs revendications les plus inoffensives pour son agenda extractiviste et libéral – jusqu’à l’annonce du paquetazo. Privés des canaux classiques que sont les partis politiques et la presse (sinon critique de Moreno sur sa droite, du moins favorable à sa politique), les Équatoriens ont donc trouvé dans la rue et les protestations extra-institutionnels les moyens de faire entendre leurs revendications.

Des volontaires étudiants apportant leur soutien aux manifestants équatoriens blessés © Ever Orozco pour LVSL

Les réformes ont suscité des mobilisations massives à l’appel de syndicats de transports et de conducteurs de taxis, qui ont notamment bloqué pendant deux jours la majorité des axes de circulation dans les principales villes du pays, telles que Quito et Cuenca. Les deux autres forces les plus mobilisées sont la Confédération nationale des indigènes d’Équateur(CONAIE), derrière laquelle se regroupent différents mouvements indigènes, et le Mouvement pour la révolution citoyenne réunissant les soutiens de Rafael Correa. Le mot d’ordre de ces manifestations est clair. Dans un communiqué publié le 7 octobre 2019, la CONAIE écrit ainsi que «Nous rejetons les mesures économiques, réunies sous le nom de paquetazo, et nous demandons le retrait intégral de la lettre d’intention signée avec le FMI ». Face aux mesures de dérégulation et de privatisations adoptées dans le cadre du prêt octroyé par différents organismes internationaux, les moyens d’action utilisés témoignent ainsi d’une volonté de réappropriation des lieux de pouvoir. En effet, les manifestations se concentrent principalement devant le palais présidentiel et l’assemblée nationale. Le 9 octobre, des manifestants pénètrent même dans l’enceinte du parlement équatorien.

Face à ces mobilisations, le gouvernement équatorien décrète l’état d’exception et met en place un couvre-feu autour des lieux jugés stratégiques. Cependant, sous la pression populaire, Lenín Moreno finit par accepter un dialogue avec les principaux représentants des mouvements indigènes et il s’engage, le 14 octobre, à retirer le décret ayant provoqué la hausse du prix des combustibles. 

Si cette annonce conduit à l’arrêt des manifestations, les représentants indigènes dénoncent les violences commises par les forces de l’ordre dans le cadre de l’état d’exception. Au terme de treize jours de manifestations, le Défenseur du peuple, organisme public de défense des droits, fait en effet état de huit morts et 1340 blessés. Par ailleurs, 1192 personnes ont été arrêtées, parmi lesquelles figurent 54 étrangers, dont notamment des Vénézuéliens. 

L’après-mouvement social : la possibilité étroite d’une sortie de crise institutionnelle

Les Chiliens – surtout les jeunes – votent peu. Lors des dernières élections, l’abstention atteignait 50%. Le résultat de ces élections pouvait tout de même préfigurer le haut degré de colère sociale dans le pays avec l’émergence du mouvement anti-néolibéral Frente Amplio venu flirter avec le second tour [2] (20% des suffrages). Marqueur significatif dans cette période de soulèvement : le projet de loi porté par la députée communiste et figure de la révolte étudiante de 2011, Camila Vallejo. Elle propose de passer la semaine de travail de 45 à 40 heures. Cette mesure vient d’être approuvée en pleine crise en première lecture par la chambre des députés, le 24 octobre dernier. Au-delà de cette influence idéologique, le Frente Amplio est très largement constitué de militants actifs dans les différentes luttes sociales. À l’avenir, s’il arrive à capter un électorat jeune qui a déserté les urnes, il peut espérer devenir le débouché institutionnel de ce soulèvement. Dans ses revendications, on trouve notamment la réécriture d’une nouvelle Constitution, destinée à mettre fin aux structures institutionnelles héritées de la dictature. 

Manifestation à Santiago © Marion Esnault (http://marion-esnault.com/)

Pour autant, dans un contexte de mobilisation sociale aussi intense où la population parvient à obtenir des avancées sociales et faire tomber un gouvernement sans passer par les urnes, on peut prévoir que la participation électorale n’en sortira pas grandie.

Le gouvernement équatorien sort quant à lui très affaibli de cette crise sociale. À deux reprises au cours de leur histoire, les manifestations de rue ont conduit à la destitution du président en place. Le 21 janvier 2000 le président Jamil Mahuad, artisan de la dollarisation de l’économie équatorienne, est destitué suite à une semaine de manifestations menées par les communautés indigènes. Le même processus conduit à la destitution de Lucio Gutierrez, au mois d’avril 2005. C’est dans la foulée de ces fortes mobilisations qu’émerge le mouvement Alianza Pais conduisant Rafael Correa au pouvoir. Ce parti politique a donc représenté le débouché institutionnel des divers mouvements de contestation du néolibéralisme. Cette fois-ci, la mobilisation sociale a contraint Lenín Moreno à quitter la capitale pendant plusieurs jours mais elle n’a connu aucun débouché institutionnel, malgré sa durée et son intensité.

Cela s’explique en grande partie par l’importante division entre les deux composantes majeures des manifestations, à savoir le Mouvement pour la révolution citoyenne et la CONAIE. Cette dernière ne cache pas son hostilité à l’égard de Rafael Correa, à qui elle reproche une politique extractiviste et anti-écologique. Face à ses détracteurs, Correa explique qu’il estimait nécessaire, dans un premier temps, d’impulser une étatisation du secteur des hydrocarbures afin d’orienter la majorité des revenus générés par ces activités vers l’État, dans le but d’améliorer les conditions matérielles de la majorité de la population, tout en impulsant une diversification de la structure productive, de sorte à créer les conditions de sortie de la dépendance à l’extractivisme. Aujourd’hui encore, les forces d’opposition au néolibéralisme restent fortement divisées autour de la conception d’une politique économique alternative en Équateur. 

Par ailleurs, plusieurs membres de l’opposition politique sont actuellement sous le coup d’accusations judiciaires et marginalisés de la scène politique. Paola Pabon, préfète de la province de Pichincha, officiellement accusée de rébellion à l’encontre de l’État dans le cadre des manifestations, a notamment été arrêtée le 14 octobre. De même, plusieurs proches de Rafael Correa tels que Ricardo Patino, ancien chancelier de l’État équatorien, ou Gabriela Rivadeneira, parlementaire, ont récemment reçu l’asile politique de la part du gouvernement mexicain.

Toujours est-il que les dernières mesures économiques annoncées par Lenin Moreno le 18 octobre ne suscitent pas l’unanimité. Elles incluent notamment un ensemble de réductions fiscales. À cela s’ajoute le fait que le FMI maintient sa pression sur l’État équatorien. L’organisme financier estime que le gouvernement équatorien doit renforcer les mesures d’ajustement fiscal et de réduction des dépenses publiques afin de compenser le maintien des subventions au secteur des combustibles.

D’après une enquête d’opinion réalisée par l’institut de sondage Click Report, Lenin Moreno ne récolte actuellement que 16,03% d’opinions favorables, tandis que 68,46% de la population affirme toujours soutenir les revendications des mouvements indigènes à l’heure actuelle. Par ailleurs, le Front uni des travailleurs appelle déjà à une nouvelle mobilisation face au refus du gouvernement de changer d’orientation économique.

Une file d’attente de manifestants équatoriens en attente de ravitaillement © Ever Orozco pour LVSL

Ainsi, la possibilité d’une sortie de crise par la voie institutionnelle classique paraît aujourd’hui étroite dans ces pays. Avec la victoire électorale du tandem péroniste Alberto Fernandez – Cristina Fernandez de Kirchner, elle ne peut pour autant pas être totalement écartée dans une région où les vagues de mécontentement se multiplient. Les Argentins viennent d’en faire la démonstration en renversant dès le premier tour le Président néolibéral Macri, et en venant par la même clamer dans les urnes ce que les Chiliens et les Équatoriens ont exprimé dans la rue.

Cette vague de contestation du modèle néolibéral dans ces pays proches mais structurellement différents n’est pas sans rappeler ce que Karl Polanyi annonçait dans son ouvrage phare La grande transformation (1944) : les populations cherchent à se protéger des effets délétères d’une société où la sphère marchande « désencastrée », finit par dominer toutes les autres sphères de la cité et de la vie, exacerbant les inégalités au profit d’une infime minorité.

L’Amérique du Sud, laboratoire de réformes néolibérales radicales durant plusieurs décennies, puis terrain d’expérimentation des alternatives institutionnelles et extra-institutionnelles qui y ont été apportées, semble plus que jamais requérir l’attention de qui s’intéresse à l’impact du néolibéralisme sur les sociétés contemporaines.

Équateur : malgré la répression, la « Révolution des bourdons » ébranle le pouvoir

© A. Cortes, Sopitas

Se acabo la zánganeria (« nous allons cesser de bourdonner »). C’est par ces mots que le président équatorien Lenín Moreno a décrété la fin d’une politique de subvention du pétrole et de l’essence qui bénéficiait aux classes populaires depuis quarante ans. Zánganos (qui signifie « bourdon », mais aussi « paresseux ») est un terme usité au sein des franges les plus aisées de la population pour désigner les travailleurs et les Équatoriens pauvres et suggérer leur faiblesse d’esprit ou leur manque d’éducation. L’insulte a fait mouche au point que les opposants à Lenín Moreno ont fini par en faire un étendard, et désigner leur mouvement comme étant une « révolution des bourdons ». Il encourt une répression sévère de la part de l’État équatorien. Par Denis Rogatyuk.


Une série de manifestations de masse a fait suite à cette mesure de choc, alors qu’un nouveau programme de réformes néolibérales est annoncé par le gouvernement de Lenín Moreno pour satisfaire aux exigences du Fonds monétaire international (FMI). Cette explosion de protestations a été causée par une annonce effectuée le premier octobre par le gouvernement dévoilant une série de mesures économiques destinées à réduire les dépenses publiques « dilapidatrices » et à mettre le budget à l’équilibre. L’élimination complète des subventions à la consommation d’essence, en place depuis les années 1970, a constitué la mesure la plus controversée ; elle a entraîné l’augmentation de 123% du prix du diesel et la hausse similaire des prix des autres carburants. Le programme annoncé par le président inclut une baisse des salaires de la fonction publique de 20% et un plan visant à privatiser les retraites et flexibiliser le code du travail équatorien. 

Prévoyant la probabilité et l’ampleur des protestations dirigées contre son gouvernement, Lenín Moreno a décrété un « État d’urgence national » et a procédé au déploiement de la police et de l’armée pour sécuriser la capitale Quito ainsi que points stratégiques du pays. Parmi les forces politiques les plus visibles que l’on trouve à la tête du mouvement, le Mouvement pour la Révolution citoyenne de Rafael Correa, ainsi qu’un certain nombre de mouvements sociaux et de syndicats : le Front uni des Travailleurs et la puissante organisation indigène CONAIE [Lire ici l’entretien du Vent Se Lève avec Rafael Correa]. Il faut ajouter à cela les syndicats des transports et les associations de conducteurs de taxis, qui ont annoncé leur soutien à la grève du 3 octobre, paralysant l’activité de plusieurs villes majeures, comme Quito et Cuenca. La province de Pichincha est devenue l’épicentre de la protestation populaire, avec plus de 10.000 grévistes et manifestants. Bien que les syndicats des transports aient suspendu leurs actions le 5 novembre, les actions des autres organisations – en particulier les organisations indigènes – n’ont connu aucun signe d’essoufflement. Les manifestations ont au contraire pris l’ampleur de véritables insurrections ce mardi 9 octobre lorsque des protestataires ont brièvement pénétré de force dans le Parlement équatorien.

L’état d’urgence lui-même a encouru les critiques du Mouvement de la Révolution citoyenne, qui portent sur son inconstitutionnalité, son absence de paramètres spécifiques concernant sa proportionnalité, sa légalité, son extension temporelle et territoriale, ainsi que sa rationalité (des critères inscrits dans la Constitution pour mettre en place l’état d’urgence). Il est largement considéré comme un moyen de prévenir des soulèvements massifs dans les principales villes du pays, semblables à celles qui ont renversé les gouvernements de Jamil Mahuad en 2002 et de Lucio Gutiérez en 2005. Ce sont 350 Équatoriens qui ont été arrêtés depuis le début des protestations le 2 octobre, tandis que vingt d’entre eux ont été blessés et que l’un d’entre eux a succombé. À Caymabe, ville de Pichincha, des témoignages font état de l’usage de balles réelles contre les manifestants. 

La suppression des subventions à l’essence n’a fait qu’ajouter de la braise à un mécontentement populaire incandescent qui n’a cessé de s’étendre depuis le tournant néolibéral du mandat de Lenín Moreno et sa répression autoritaire des mouvements de protestation. Lenín Moreno n’a eu de cesse de tenter de porter le discrédit sur la politique économique mise en place par Rafael Correa depuis 2007, qui consistait en un alliage de dépenses sociales accrues, d’investissements publics dans des projets énergétiques et infrastructurels visant à la diversification d’une économie dépendante du pétrole. À l’inverse, le gouvernement de Lenín Moreno a appliqué une série de réformes issues des bureaux du FMI qui incluent le licenciement de milliers de fonctionnaires, le rétrécissement et la privatisation du secteur public (en particulier le secteur public bancaire) ainsi que des coupes budgétaires dans le domaine de la santé et de l’éducation. En conséquence, le degré de pauvreté et d’inégalités a connu une hausse significative au cours du mandat de Lenín Moreno. 

Si l’on en croit les chiffres officiels, le taux de pauvreté structurelle, qui s’élevait à 23.1% en juin 2017, a atteint 25.5% en juin 2019 ; plusieurs économistes estiment qu’il dépassera 30% si l’ensemble des réformes annoncées par Lenín Moreno est mise en place. L’extrême-pauvreté a connu une hausse similaire, progressant de 8.4 à 9.5% sur la même période. Le coefficient de Gini – qui mesure l’inégalité de revenus entre les 10% les plus riches et les 10% les moins riches d’une population, une valeur de 0 équivalant à une parfaite égalité tandis qu’une valeur de 1 désignant une situation dans laquelle une seule personne possède l’ensemble des revenus d’un pays – a atteint une valeur de 0.48 en juin 2019, contre 0.46 en juin 2017.

Ces nouvelles orientations économiques se doublent d’un viol permanent de la loi constitutionnelle, qui se manifeste par une véritable chasse aux sorcières dirigée contre les principaux dirigeants de la « Révolution citoyenne » – l’ex vice-président Jorge Glas, emprisonné sur des bases douteuses, l’ex-ministre Ricardo Patiño ou l’ex-députée Sofia Espin -, la censure de plusieurs médias critiques, la dissolution du Conseil de Participation citoyenne et de Contrôle social – une assemblée de participation populaire dont l’élection est prévue par la Constitution équatorienne de 2008 -, ou encore le retrait de l’Équateur de l’UNASUR, de l’ALBA, de l’OPEC. Elle se produit dans le contexte de la révélation du scandale de corruption « INA papers » qui éclabousse le président Moreno – la découverte de comptes bancaires off-shore liés à sa famille. Le Mouvement de la Révolution citoyenne dirigé par Rafael Correa capitalise sur ce double rejet populaire de l’autoritarisme et du tournant néolibéral du gouvernement, ainsi que l’explique Esther Cuesta, députée du mouvement : « des millions d’Équatoriens (…) rejettent les mesures économiques néolibérales dictées par le FMI et imposées au peuple équatorien par le gouvernement de Lenín Moreno car elles vont appauvrir la grande majorité de la population : la classe moyenne, la classe ouvrière et les pauvres, ainsi que le petit commerce ». Elle replace le mouvement des « zánganos » dans un contexte historique plus large : « depuis que le paquet de mesures a été annoncé, ce qui a commencé comme une grève des transports s’est révélé être un mouvement social émergeant dans tout le pays et de secteurs différents de la population. Les Équatoriens ont bonne mémoire. Les politiques d’ajustement structurel appliquées dans les années 1980 et 1990 ont provoqué un chômage de masse, appauvri la population, et poussé 12% des Équatoriens à migrer ». Un rejet des politiques néolibérales dont le Mouvement de la Révolution citoyenne pourrait bénéficier aux prochaines élections présidentielles, en 2021… si tant est que des cadres légaux lui permettent de présenter un candidat.

« L’administration Trump sera impitoyable à l’égard d’Assange » – Entretien avec Guillaume Long

Guillaume Long et Julian Assange dans l’ambassade d’Équateur à Londres © Présidence de la République d’Équateur

L’expulsion de Julian Assange a été autorisée par le gouvernement équatorien, qui lui avait pourtant procuré l’asile en 2012. Son extradition vers les États-Unis est exigée par l’administration Trump, qui acclamait pourtant Assange pendant sa campagne présidentielle. Derrière ces rebondissements alambiqués, on trouve une constante : la volonté de l’État américain (et de son État profond) de punir Julian Assange pour avoir nui à la superpuissance américaine. Guillaume Long, ministre des Affaires étrangères sous le gouvernement de Rafael Correa (2007-2017), revient pour LVSL sur les principaux acteurs et déterminants de l’affaire Julian Assange.