Face à Erdoğan, une opposition néolibérale et incohérente

Recep Tayyip Erdoğan, président de la Turquie. © Geralt

La victoire d’Erdoğan à la présidentielle turque a été analysée en Europe comme une simple conséquence de l’autoritarisme du régime, qui aurait emprisonné ses opposants, bâillonné les médias et bourré les urnes. Or, si Erdoğan est incontestablement un autocrate, une telle lecture omet de pointer l’incohérence du programme de l’opposition. Celle-ci ne proposait en effet aucune solution à la question kurde et se contentait de promettre un retour au néolibéralisme le plus traditionnel. Article du journaliste turc Cihan Tuğal, publié par la New Left Review et traduit par Piera Simon-Chaix.

La Turquie n’en a pas fini avec les difficultés. Le 28 mai dernier, Recep Tayyip Erdoğan a été réélu pour un troisième mandat avec 52 % des voix au second tour des élections, tandis que le candidat de l’opposition, Kemal Kılıçdaroğlu, obtient 48 % des votes. Alors que la plupart des sondages avaient anticipé un retournement de la majorité parlementaire, la coalition gouvernementale nationale-islamiste a conservé sa majorité avec 320 sièges sur 600 (contre 344 lors de la précédente législature). Et même si Kılıçdaroğlu a obtenu davantage de suffrages que les précédents concurrents d’Erdoğan lors de l’élection présidentielle, son parti n’a pas été à la hauteur des attentes puisqu’il n’a obtenu que 25 % des voix aux législatives, contre 30 % des suffrages lors des municipales de 2019. L’opposition était convaincue que la hausse brutale de l’inflation et le fiasco des opérations de secours après le tremblement de terre lui offrait une occasion inédite de battre Erdoğan. Pourquoi ces espoirs se sont-ils révélés infondés ?

L’endurance du régime ne tient pas uniquement à son autoritarisme.

Il existe tout d’abord des raisons institutionnelles évidentes qui expliquent la résilience de l’erdoğanisme. Le gouvernement monopolise les médias de grande écoute et le pouvoir judiciaire depuis des années. Les prisons débordent de militants d’opposition, de journalistes et de politiciens. L’opposition kurde, la seule force organisée du pays à ne pas pencher à droite, a vu ses maires démocratiquement élus remplacés par des agents nommés par l’État, qui ont consolidé l’emprise du gouvernement sur les provinces de l’Est et du Sud-Est. Il ne s’agit cependant que de la partie visible de l’iceberg : l’endurance du régime ne tient pas uniquement à son autoritarisme. Sa popularité est bien plus profonde. Pour le comprendre, il faut tenir compte de trois facteurs majeurs que la plupart des commentateurs et des politiques refusent d’envisager.

Le premier facteur est économique. En plus de recourir aux programmes d’aide sociale pour s’arroger la confiance des fractions les plus pauvres de la population, l’administration d’Erdoğan a intégré des outils de capitalisme d’État dans son programme néolibéral. Cette combinaison a permis de maintenir la Turquie sur un chemin certes peu conventionnel, mais toujours praticable malgré les aléas rencontrés. Le régime a ainsi mobilisé des fonds souverains, mis en place des substitutions aux importations et opté pour des incitations ciblées dans certains secteurs, tels que la sécurité et la défense. Il a également abaissé les taux d’intérêt et soutenu la production des industries low tech comme la construction. Si ces mesures ont rebuté les économistes orthodoxes et la classe managériale, elles ont renforcé l’emprise de l’AKP sur les petites et moyennes entreprises et les capitalistes dépendants de l’État, ainsi que sur leurs travailleurs.

Le deuxième facteur est géopolitique. La politique étrangère du gouvernement, qui vise à établir la Turquie comme une grande puissance et un médiateur indépendant entre l’Orient et l’Occident, vient compléter son nationalisme économique. Bien sûr, la Turquie est en réalité dépourvue de la base matérielle nécessaire pour changer l’équilibre mondial des forces. Malgré tout, les partisans d’Erdoğan le présentent comme un puissant faiseur de rois, tandis que les adeptes les plus fous le voient comme le prophète d’un empire islamique en gestation. Une telle illusion participe du maintien de l’aura du président, et permet d’étayer sa légitimité, en particulier parmi les franges les plus à droite de l’AKP.

Le troisième pilier de la puissance du régime est sociopolitique : il repose sur sa capacité à l’organisation de masse. L’AKP dispose d’une forte implantation locale et chapeaute une grande variété d’associations civiles : organismes de bienfaisance, associations professionnelles, clubs de jeunesse, syndicats… Le parti tire également profit de son alliance avec le parti d’extrême droite MHP (Parti d’action nationaliste), dont l’aile paramilitaire, les Loups gris, peut compter sur ses ancrages dans l’armée, l’éducation supérieure et les quartiers sunnites de classe moyenne. Pour les classes populaires, ces groupes sont synonymes d’un sentiment de puissance, de stabilité, de force et souvent d’avantages matériels, même en périodes de difficultés économiques. La seule mobilisation capable de les égaler est celle des organisations de masse kurdes (soutenues par leurs alliés socialistes dans les régions non-kurdes). Cependant, la prévalence du sentiment anti-kurde a pour l’instant entravé la formation d’un bloc contre-hégémonique rassemblant à la fois Turcs et Kurdes.

Pendant plus d’un an, la campagne électorale turque a occulté, voire exacerbé, les problèmes les plus urgents auxquels est confronté le pays. L’opposition traditionnelle, communément surnommée la Table des six, est composée de partis laïcs et de centre-droite. Elle est dirigée par le Parti républicain du peuple (CHP) de Kılıçdaroğlu, le parti fondateur de la République turque. Si le CHP penchait plutôt à gauche dans les années soixante, il a viré à droite à partir du milieu des années 1990, à la fois en matière de politique économique et sur la question kurde. Le deuxième parti le plus important de la coalition est İyip, une ramification laïque du MHP, qui s’enorgueillit d’être tout aussi nationaliste sans néanmoins recourir de la même façon à la violence politique. Deux des partis moins importants de la coalition sont des dissidents de l’AKP, menés par l’ancien vice-Premier ministre Ali Babacan et l’ancien Premier ministre Amet Davutoğlu. Malgré leur base électorale minuscule, ces partis ont pesé d’un poids significatif dans le programme de l’opposition.

Le programme peu enthousiasmant de l’opposition

Durant la campagne, la Table des six a refusé de débattre des conséquences sociales et écologiques des réformes libérales de la Turquie des quarante dernières années ; elle a mis sous le tapis le coût de la dépendance à l’égard des puissances occidentales (qui n’a guère changé malgré la proximité croissante d’Erdoğan avec la Russie) et ne s’est pas prononcée sur la question kurde. Escamotant tous les enjeux les plus saillants du jeu politique, l’opposition a promis de conduire une grande « réhabilitation » supposée guérir tous les maux de la Turquie. Les parties les plus explicites de son programme consistait à rétablir l’État de droit et à réhabiliter les institutions étatiques en engageant des administrateurs compétents pour remplacer les fidèles d’Erdoğan.

Même si Kılıçdaroğlu a saupoudré ses discours de vagues promesses de redistribution, cette approche néolibérale constituait le cœur de son programme de politique intérieure.

L’objectif implicite de l’opposition, cependant, consistait à revenir aux stratégies de développement national antérieures à 2010 et à rétablir des relations positives avec l’Occident. Le modèle économique des années 2000, élaboré par Babacan alors qu’il était une figure majeure de l’AKP, reposait sur une privatisation rapide, des afflux de capitaux étrangers et d’énormes déficits de la dette publique. Même si Kılıçdaroğlu a saupoudré ses discours de vagues promesses de redistribution, cette approche néolibérale constituait le cœur de son programme de politique intérieure.

La politique étrangère proposée par l’opposition était tout aussi faible. La Table des six a en effet adopté une ligne largement pro-occidentale et anti-russe qui revenait en pratique à approuver l’hégémonie états-unienne au Moyen-Orient. Dans un même mouvement, l’opposition laissait de côté les problèmes régionaux les plus urgents, tels que les incursions de la Turquie en Irak et en Syrie. Questionné sur ces enjeux, Kılıçdaroğlu a affirmé que les institutions étatiques, telles que l’armée, étaient entièrement indépendantes, et qu’il était donc impossible de faire des promesses en leur nom. La coalition nationale-islamiste d’Erdoğan a, en revanche, laissé le champ libre aux sentiments anti-occidentaux et s’est engagée à affermir l’influence turque sur la scène mondiale, avec une campagne reposant sur l’entretien d’un fantasme national de renaissance ottomane.

L’opposition espérait que la flambée de l’inflation et la mauvaise gestion publique, notamment du tremblement de terre, allaient mettre à mal la crédibilité du gouvernement. Mais le mécontentement soulevé par ces problèmes n’a finalement pas suffi à renverser le pouvoir en place. Il fallait une autre vision, substantielle, populaire, concrète. La Table des six n’en avait aucune. Son programme bancal et médiocre a scellé son destin.

La question kurde

L’opposition était également confrontée à une autre difficulté : le mouvement kurde. Les Kurdes étaient exclus de la Table des six depuis les débuts de l’alliance, même s’il était évident que Kılıçdaroğlu ne pouvait pas l’emporter sans leur soutien. En dépit du soutien du CHP et de ses alliés aux incursions militaires d’Erdoğan en Syrie et en Irak, la majorité des Kurdes considérait qu’il s’agissait d’un moindre mal et le parti kurde YSP et ses alliés socialistes ont apporté leur soutien à Kılıçdaroğlu quelques semaines avant les élections. Mais les négociations avec les Kurdes ont entraîné une fracture au sein de l’opposition. Le dirigeant du İyip, Meral Akşener, a ainsi quitté la Table des six juste avant l’annonce du YSP et n’est rentré dans le jeu que quelques jours plus tard. Lorsque les résultats du premier tour sont tombés — Erdoğan en tête avec une marge de 5 % —, de nombreux commentateurs ont fait remarquer que la tentative de Kılıçdaroğlu de conquérir les Kurdes lui avait coûté la base électorale nationaliste. De fait, les données suggéraient qu’un grand nombre de votants d’İyip avaient soutenu leur parti pour les élections législatives, mais sans donner leur voix à Kılıçdaroğlu pour les présidentielles.

L’opposition a entamé un virage vers l’extrême droite durant l’entre deux tours, dans l’espoir d’attirer les votes anti-syriens et anti-kurdes tout en espérant pouvoir garder les votes kurdes motivés par l’opposition à Erdoğan.

En réaction, l’opposition a entamé un virage vers l’extrême droite durant l’entre deux tours, dans l’espoir d’attirer les votes anti-syriens et anti-kurdes tout en espérant pouvoir garder les votes kurdes motivés par l’opposition à Erdoğan. Cette stratégie ambitionnait de récupérer les 5 % de voix du candidat radical anti-immigration Sinan Oğan, un ancien membre du MHP et seul autre candidat à la présidence au premier tour. Ayant échoué à obtenir le soutien d’Oğan lui-même, Kılıçdaroğlu a signé un pacte avec son partisan le plus en vue, Ümit Özdağ, en promettant d’expulser tous les migrants indésirables — Kılıçdaroğlu a avancé le chiffre de 10 millions — et de reprendre les politiques anti-kurdes d’Erdoğan. Les libéraux ont affirmé qu’il s’agissait d’une tactique électorale, et non d’un véritable engagement. Quoi qu’il en soit, la tentative a échoué. Seule la moitié des électeurs d’extrême-droite ont reporté leurs votes sur Kılıçdaroğlu au deuxième tour, tandis que ses appels du pied vers l’extrême-droite ont démobilisé les Kurdes, avec une participation en baisse dans les provinces de l’Est et du Sud-Est.

À présent, suite à sa défaite, l’opposition traditionnelle est prise entre un libéralisme impossible à perpétuer et un nationalisme hors de contrôle. Le premier repose sur un certain nombre de perspectives illusoires : adhésion de la Turquie à l’UE, Pax Americana au Moyen-Orient et modèle économique domestique dépendant de la faiblesse du crédit. La décennie la plus prospère de la Turquie, les années 2000, reposait sur l’argent frais de l’Occident et sur des niveaux élevés de dette publique et privée. Ce modèle est devenu impossible à cause du considérable essoufflement des flux monétaires mondiaux suite aux augmentations des taux d’intérêt en Occident. Le tournant nationaliste de l’AKP des années 2010 a eu lieu en réaction à cette évolution. Son industrie militaire et ses politiques de substitution des importations ont fourni la base matérielle de ses invectives contre l’Occident d’une part et les Kurdes d’autre part. À défaut d’un soubassement matériel équivalent, les franges nationalistes les plus à droite de l’opposition classique sont creuses. Avant le deuxième tour, il est devenu clair que l’opposition ne pouvait pas égaler la rhétorique anti-kurde du gouvernement et elle a alors tenté de faire son beurre des sentiments anti-syriens. Sans les soubassements nationalistes dont jouit le régime, ce pari était cependant voué à l’échec. Il a simplement eu pour effet de rendre l’extrême-droite encore plus légitime et de renforcer les fondations idéologiques de l’erdoğanisme.

La question qui se pose désormais à la Turquie est de savoir s’il existe la moindre chance de prendre un autre chemin non-libéral, non-nationaliste, tourné vers l’avenir plutôt que vers le passé. Au cours de son troisième mandat d’Erdoğan, le nationalisme économique orienté vers l’exportation dépendra de l’exploitation accrue du travail bon marché. En théorie, cela ouvre des possibilités d’organisation des classes subalternes, grandes oubliées de tous les partis traditionnels. Plutôt que d’imiter les politiques d’exclusion du gouvernement, les forces anti-Erdoğan pourraient consacrer leur lutte à l’inclusion des travailleurs et des Kurdes dans leur coalition. L’opposition, après avoir constaté son incapacité à égaler le président en exercice en matière de nationalisme, pourrait plutôt tenter d’introduire le mouvement kurde dans le champ de la politique « acceptable ». Elle s’est pour l’instant trop reposée sur les classes moyennes, les bureaucrates et les « experts » dans sa lutte contre le populisme autoritaire d’Erdoğan. La défaite historique de 2023 est le signe qu’une opposition viable doit avant tout élargir sa base de soutien.

Inquiet pour sa réélection, Erdoğan met l’économie turque sens dessus dessous

Le Président turc Recep Tayyip Erdoğan. © OTAN

Taux d’intérêts en forme de montagnes russes, croissance élevée, appauvrissement des Turcs par une inflation autour de 80%, échec de la stratégie d’industrialisation… La politique monétaire et économique poursuivie par Erdoğan ces dernières années est particulièrement erratique. En cherchant à tout prix à maintenir une croissance forte, tout en multipliant les mesures d’urgence pour éviter une crise financière et sociale, le pouvoir turc joue avec le feu. Une situation qui s’explique par la crainte du Président de voir l’opposition remporter les élections de juin prochain. Mais les opposants d’Erdoğan promettent surtout le retour à un régime néolibéral classique et une surenchère identitaire. Article originellement publié par la New Left Review, traduit par Piera Simon Chaix et édité par William Bouchardon.

Depuis 2019, la politique économique de la Turquie se caractérise par les revirements répétés de son président, Recep Tayyip Erdoğan. Au départ, son régime avait adopté un programme fondé sur des taux d’intérêt faibles et sur l’expansion du crédit, à rebours de l’orthodoxie libérale, avec pour objectif la consolidation du soutien politique fourni par les petites et moyennes entreprises (PME). Résultats : dévaluation de la livre turque (c’est-à-dire une perte de valeur de la monnaie turque, ndlr), taux élevés d’inflation et hausse du déficit du compte courant et de la dette extérieure, due à la forte dépendance turque aux importations. Pour essayer de compenser ces effets, le gouvernement a alors basculé vers un programme néolibéral classique : des taux d’intérêt élevés destinés à attirer les capitaux étrangers et à stabiliser la valeur de la livre turque, et un resserrement du crédit afin de lutter contre l’inflation et l’endettement. Cependant, comme de telles politiques déstabilisent la base électorale de l’AKP, le parti au pouvoir n’a eu de cesse de revenir à une approche plus hétérodoxe. Une oscillation incessante qui dure depuis bientôt quatre ans.

Une politique monétaire erratique

Tant que l’économie turque était intégrée à l’ordre néolibéral transatlantique, il semblait n’exister aucune autre option face aux atermoiements d’Erdoğan. L’impératif stratégique consistant à maintenir les PME à flot à l’aide de politiques monétaires expansionnistes était irréconciliable avec la position du pays sur le marché mondial. Cependant, plus récemment, ce mouvement d’oscillation semble avoir été abandonné au profit d’un ferme engagement à l’hétérodoxie économique. Depuis le printemps 2021, les taux d’intérêt de la banque centrale turque (TCMB) ont été revus à la baisse et vont jusqu’à s’aventurer dangereusement du côté du négatif. Au plus bas, en raison d’une inflation très forte, les taux réels ont même atteint -80 %. Les placements traditionnels des épargnants en livre turque, détenus par une vaste majorité de la population, subissent donc des pertes massives. Dans un même temps, le crédit commercial et le crédit à la consommation ont été largement soutenus.

Comme on pouvait s’y attendre, ces mesures ont permis à la Turquie d’obtenir une croissance élevée en 2021 (plus de 11%), mais au prix d’une importante dévaluation de la livre turque et d’une inflation démesurée (jusqu’à 85% en octobre 2022). La croissance élevée a masqué un effondrement généralisé du niveau de vie de la majeure partie de la population, dont les revenus n’ont pas crû au même rythme que l’inflation. Les mesures compensatoires qui ont été prises, telles que les revalorisations du salaire minimum, le contrôle des prix ou les réductions d’impôts, n’ont pas suffi à endiguer ce déclin. La fin de l’année 2021 s’est ainsi soldée par une stagnation économique, lorsque les entreprises se sont trouvées incapables de calculer les prix avec justesse et ont été désavantagées sur les contrats commerciaux libellés en devises étrangères. Une catastrophe économique de grande ampleur a été évitée de justesse lorsqu’Erdoğan a annoncé, le 20 décembre 2021, un mécanisme étatique de garantie des dépôts en devises étrangères.

La croissance élevée a masqué un effondrement généralisé du niveau de vie de la majeure partie de la population, dont les revenus n’ont pas crû au même rythme que l’inflation.

Peu de temps après, la TCMB a mis en place une « stratégie de liraisation » (c’est-à-dire de conversion des avoirs et dettes en devises étrangères en monnaie nationale, ndlr) impliquant de fait des mécanismes de contrôle des devises étrangères : restriction de l’accès aux prêts de la TCMB pour les entreprises détenant beaucoup de devises étrangères, interdiction du recours aux devises étrangères pour les transactions domestiques et incitations pour amener les banques à opter pour des dépôts en livres turques. L’objectif était de soutenir la demande en livres turques du secteur privé et de contenir la dévaluation. Cependant, à défaut de changements structurels approfondis de l’économie turque, tous les défauts de cette approche hétérodoxe — dévaluation, inflation élevée, important déficit du compte courant — ont refait surface et ont perduré. Et depuis un an, ces défauts sont accompagnés d’une hausse des taux d’intérêt et du niveau de la dette.

Il en a découlé un paradoxe politique encore plus grave. Durant l’année 2022, pour contenir la crise, la Turquie a commencé à expérimenter une série de « mesures macroprudentielles », qui ont pris par exemple la forme d’un contrôle effectif des capitaux — via des pénalités économiques infligées aux banques octroyant des prêts à des taux d’intérêt supérieurs à 30 % — destiné à soutenir les prêts en livres turques à des coûts avantageux pour le secteur privé. Cependant, avec le ralentissement de la dévaluation due à la stratégie de « liraisation » et à cause du retard des effets de la dévaluation sur l’inflation (la monnaie turque perdant en valeur, les produits importés coûtent beaucoup plus chers, ndlr) et de la pression inflationniste mondiale, le taux d’inflation turc est demeuré supérieur au taux de dévaluation. Tout cela, par contrecoup, à entraîné une appréciation effective de la livre turque.

Le calcul politique d’Erdoğan

En d’autres termes, les politiques d’Erdoğan ont atteint exactement l’inverse de ce qu’elles visaient. Au lieu d’entraîner une baisse des prix des produits exportés, ces prix ont augmenté. De même, les taux d’intérêt plus faibles se sont accompagnés d’un ralentissement majeur de l’octroi de prêts par les banques privées, celles-ci ayant vu leurs marges de profit diminuer et se démenant pour compenser les effets de la politique gouvernementale. Cette compensation n’a été permise que par une autre augmentation des taux directeurs à l’automne 2022.

L’économie turque est donc coincée entre Charybde et Scylla. L’AKP est réticent à imposer des remèdes néolibéraux, sans toutefois se montrer capable de proposer une autre option viable. Avec les élections présidentielles et législatives prévues pour l’été 2023 au plus tard, la crise au sommet du gouvernement se fait de plus en plus apparente. Dans cette conjoncture, trois chemins différents s’ouvrent devant la Turquie : un mélange de politiques économiques improvisées et de consolidation autoritaire (l’option favorite du gouvernement) ; un retour à une doctrine néolibérale (soutenu par certains détenteurs du capital et une partie de l’opposition) ; et un programme de réforme populaire démocratique (position défendue par la gauche).

L’AKP est réticent à imposer des remèdes néolibéraux, sans toutefois se montrer capable de proposer une autre option viable.

Implicitement, la nouvelle approche politique d’Erdoğan contenait une stratégie « d’industrialisation de substitution aux importations » : grâce aux coûts élevés des importations, aux faibles coûts du financement des investissements et aux avantages financiers induits par la dévaluation et les faibles taux d’intérêt, l’investissement industriel se serait trouvé renforcé et aurait permis à la Turquie de s’affranchir de sa dépendance exorbitante au marché mondial. Néanmoins, une telle ambition n’a jamais eu aucune chance de se concrétiser, car son succès dépendait d’une stratégie de planification et d’investissement étatique qui a toujours cruellement fait défaut. Il serait donc plus approprié de caractériser le récent virage hétérodoxe de la Turquie comme une tentative supplémentaire de gérer la crise, plutôt que comme une transition vers un nouveau régime d’accumulation. L’objectif était de protéger de vastes portions de la population, en particulier les personnes travaillant dans des PME, des dégâts générés par une économie en chute libre. Il s’agissait aussi, pour l’AKP, de gagner du temps avant les prochaines élections générales.

Un retour à une politique économique néolibérale orthodoxe entraînerait des coûts politiques bien plus élevés qu’une approche attentiste visant à atténuer les effets de la crise sur les PME et la consommation domestique. La stratégie politique actuelle de l’AKP consiste donc à se positionner comme la dernière planche de salut pour les petites entreprises en difficulté, tout en intensifiant la répression contre d’éventuelles menaces à son hégémonie, Mais une telle méthode n’est pas infaillible. Par exemple, les PME très performantes qui se considèrent capables de supporter la pression compétitive d’une politique monétaire orthodoxe peuvent choisir de s’allier aux capitalistes qui appellent à l’expansion du rôle de la Turquie dans l’économie mondiale. En effet, les factions du capital les plus proches de l’AKP, pour la plupart tournées vers l’exportation et peu dépendantes des importations, ont déjà commencé à critiquer le gouvernement pour sa dévaluation monétaire bâclée.

Jusqu’à présent, aucune fracture décisive n’a eu lieu entre les factions dirigeantes du capital et le régime d’Erdoğan : la plupart des secteurs récupèrent encore des profits élevés (les bénéfices du secteur bancaire ont été multipliés par cinq), notamment grâce à la compression des salaires induite par l’inflation. Mais l’association d’entreprises la plus importante de Turquie, l’Association de l’industrie et des entreprises turque (TÜSIAD), réclame avec de plus en plus de véhémence que soient de nouveau imposées des politiques néolibérales, en vue de rapprocher la Turquie du centre des chaînes de production internationales. La TÜSIAD demande également un assouplissement de l’autoritarisme de l’AKP et davantage de libertés civiles et d’équilibres constitutionnels, afin de remédier aux effets déstabilisateurs que le régime actuel aurait sur la société.

Une opposition au programme très néolibéral

Cette divergence naissante entre les intérêts de l’AKP et ceux des capitalistes turques s’inscrit dans un contexte de lutte acharnée entre le régime et ses rivaux politiques. Les sondages montrent que l’opinion publique s’est retournée contre le parti gouvernemental, dont la victoire est loin d’être garantie lors des prochaines élections. Une telle situation a fait monter au créneau le bloc d’opposition, mené par le Parti républicain du peuple (CHP), dont la stratégie est d’essayer de surpasser Erdoğan et ses alliés sur les questions de nationalisme et de chauvinisme. L’opposition s’est engagée, si elle parvient au pouvoir, à persécuter et à rapatrier les réfugiés syriens, ainsi qu’à mener une guerre totale contre le PKK (parti kurde interdit en Turquie, ndlr). Le ministre de l’économie présumé, Ali Babacan, a pour sa part promis d’interdire les grèves. Le bloc demeure d’ailleurs fermement opposé à toute forme de mobilisation populaire. Comme l’a affirmé le dirigeant du CHP, Kemal Kılıçdaroğlu, « Une opposition active est une chose, descendre dans la rue en est une autre… Nous n’avons qu’un seul vœu, celui que notre peuple demeure aussi calme que possible, au moins jusqu’à la tenue des élections. »

L’opposition s’est engagée, si elle parvient au pouvoir, à persécuter et à rapatrier les réfugiés syriens, à mener une guerre totale contre le PKK et à interdire les grèves.

L’objectif de l’opposition est donc la réinstauration d’un régime néolibéral classique, en le purgeant de sa structure hyper-présidentielle actuelle, tout en y incorporant des éléments idéologiques autoritaires et nationalistes associés à l’AKP et à ses prédécesseurs, et en continuant de démobiliser et de dépolitiser la population. Ainsi, si l’opposition pourrait certes revenir sur l’hyper-concentration des pouvoirs entre les mains du Président, son programme est résolument néolibéral et autoritaire.

Une telle vision, aussi peu inspirée soit-elle, est-elle susceptible de galvaniser l’électorat au point de détrôner le président actuel ? Les sondages montrent que la cote de popularité du gouvernement est faible, mais que les électeurs sont également sceptiques vis-à-vis de l’opposition. Erdoğan, malgré plusieurs faux pas, a réussi à maintenir un lien identitaire entre son parti et sa base. Un tel soutien, agrémenté de son programme court-termiste et populiste de redistribution (notamment des aides pour payer les factures des ménages, de nouvelles augmentations de salaire, des programmes de logements sociaux et de crédits assurés par l’État à destination des PME), peut suffire à le maintenir en place. Les derniers sondages font état d’une remontée de l’AKP suite à l’annonce de ces mesures.

Entre la restauration néolibérale promise par l’opposition et la consolidation autoritaire du pouvoir d’Erdoğan, il reste une dernière option pour la Turquie : celle ouverte par l’Alliance pour le travail et la liberté (Emek ve Özgürlük İttifakı), une coalition de partis pro-kurdes et de gauche, dont l’objectif est de réunir les forces dissidentes. Pour cette opposition, la seule manière de sortir de la crise nationale consiste à déployer une stratégie économique cohérente et démocratiquement responsable, qui modifie en profondeur le modèle turc en faveur des classes populaires et soutienne des réformes politiques d’envergure. L’organisation de la campagne s’annonce éprouvante, alors que le contexte politique se fait de plus en plus répressif. Mais en l’absence d’un tel combat, la perspective de démocratiser la Turquie s’effacera entièrement.

Face au pouvoir d’Erdogan, la lutte des universités pour l’indépendance

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Recep Tayyip Erdoğan © Gerd Altmann, Pixabay

En Turquie, les libertés universitaires sont de nouveau menacées en ce début d’année 2021. À la célèbre université du Bosphore (Boğaziçi en turc), les manifestations estudiantines contre la nomination d’un recteur proche du gouvernement durent depuis un mois. La mobilisation contre ce « putsch universitaire » prend néanmoins de l’ampleur et déborde la sphère académique. Le combat pour l’autonomie de Boğazici est en train de se transformer en bataille pour les libertés universitaires en général, sur fond de polarisation de l’espace politique et social.

Une nomination polémique sur fond de répression politique 

Le 2 janvier 2021, Melih Bulu est nommé président de l’université de la Boğaziçi par le président de la République turque, Recep Tayyip Erdoğan. L’université est réputée pour la qualité de son enseignement et pour son rôle dans la formation des élites libérales du pays. Dès les premiers jours de janvier, étudiants et professeurs se sont soulevés contre cette nomination tout aussi illégale sur le plan interne que symbolique sur le plan externe. Un mois après le début des manifestations, la répression policière s’est considérablement durcie et l’enjeu a pris une ampleur nationale. 

Les étudiants avaient déjà dénoncé la nomination forcée de l’ancien président en 2016.  La contestation de cette pratique n’a cependant pu aboutir à une réelle mobilisation qu’en ce début d’année grâce au soutien des professeurs qui se sont, pour la première fois, soulevés sur le campus et à l’extérieur. À partir du 4 janvier, étudiants et enseignants de la Boğaziçi se sont donc retrouvés pour dénoncer la nomination de Melih Bulu dans des slogans et chants communs qui ont réunis près de 2500 personnes au plus fort des mobilisations. Soutenus par d’autres universités d’Istanbul et du reste du pays, ils ont très rapidement été confrontés à un lourd dispositif policier et militaire aux abords du campus. Ce contrôle étant renforcé par des dizaines de policiers en civil à l’intérieur même des locaux et des équipes de nuit chargées d’effectuer des descentes au petit matin dans différents quartiers d’Istanbul pour aller chercher chez eux des étudiants. Aux manifestations de rues de la première semaine se sont progressivement substitués des seatings devant le bureau du président ainsi que des boycotts de cours en concertation avec les différents responsables de département. Malgré la pression des examens de fin de semestre et de la répression policière (une cinquantaine de gardes à vue pour la première semaine), la ferveur de la mobilisation constitue un phénomène inédit depuis le coup d’État, voire même depuis les protestations de Gezi en 2013.

Malgré la dureté de la répression policière, la ferveur de la mobilisation constitue un phénomène inédit.

Le mouvement s’est considérablement durci au cours de la première semaine de février, entraînant l’arrestation de militants LGBTQ+ sur fond de polémique nationale. Alors que des étudiants organisaient une exposition sur leur lieu de manifestation à l’intérieur du campus, quatre d’entre eux ont été arrêtés, dont deux inculpés, pour avoir placé au sol une représentation de la Kaaba entourée d’un drapeau multicolore. Du pain béni pour les médias proches du pouvoir qui se sont empressés de dénoncer, dans les pas d’Erdoğan, la « petite frange d’extrémistes pervers et en dehors de l’humanité » qui se mobilise à la Boğaziçi. Süleyman Soylu, le ministre de l’Intérieur, a même qualifié, dans un tweet, les militants LGBTQ+ de « déviants ». Ces attaques homophobes et haineuses ont déclenché un mouvement d’indignation dans la société civile. L’arrestation sur le campus de 159 étudiants le 1er février, de 104 manifestants dans les rues d’Istanbul et 59 dans celles d’Ankara a contribué à fédérer le mouvement d’opposition. Le maire d’Istanbul, Ekrem Imamoğlu, a ainsi appelé à la libération des étudiants et à la réalisation de leurs revendications. Pervin Buldan, co-présidente du HDP (Parti démocratique des peuples) a elle aussi affirmé son soutien aux mobilisations. Les casseroles qui résonnent le soir dans les quartiers séculaires d’Istanbul et les messages venus du pays entier témoignent également de la vague de solidarité nationale à l’égard des manifestations.

Le vendredi 5 février au soir, le gouvernement a néanmoins publié sa riposte dans un décret national, en ordonnant la création de deux nouvelles facultés à l’université du Bosphore. Ces nouveaux départements de droit et de communication constituent pour les manifestants de véritables « chevaux de Troie ». Par ce biais, le gouvernement pourra faire entrer dans l’université de nouveaux académiciens acquis à sa cause, afin de créer une base légale pour le nouveau recteur. Toute la structure interne de l’université pourrait ainsi être remodelée par le pouvoir, afin d’empêcher de futures mobilisations massives.

Les universitaires de l’université du Bosphore protestent devant le bureau du recteur © Deniz Çağtay Yılmaz

Si le caractère illégal et illégitime de la nomination ne fait aucun doute, c’est aussi la personnalité de Bulu, ancien candidat de l’AKP et proche du pouvoir, qui explique l’ampleur de la mobilisation. Cet ancien élève de la Boğaziçi est en effet accusé de ne pas faire partie de la maison, à savoir du corps académique de l’université et de ne pas y avoir fait ses preuves vis-à-vis de ses pairs. Cette non-adéquation à la culture de la Boğaziçi ne s’arrête pas à la seule question du parcours académique. L’ancien candidat de l’AKP est loin de correspondre aux valeurs de la Boğaziçi. Première et seule université disposant de toilettes non genrées de Turquie, terrain associatif ouvert aux minorités et vivier militant pour les luttes féministes et LGBTQ+, la Boğaziçi représente un espace unique de militantisme et de recherche influencé par une certaine forme de libéralisme et une opposition courante au pouvoir en place. Autant de valeurs que la nomination d’un homme de l’AKP menace grandement. Habituée aux attaques récurrentes d’Erdoğan qui aime à la présenter comme un repère d’élite acquis à l’occident, la Boğaziçi développe une culture d’opposition en réaction à la mainmise progressive du pouvoir sur l’enseignement supérieur initié sous la junte militaire. Par ailleurs, Melih Bulu jouit d’une réputation académique très négative. Il est notamment accusé de plagiat sur nombre de ses travaux et jusqu’à 50% de la troisième partie de sa thèse serait un copié-collé. Cette nomination autoritaire a donc permis à la culture militante de la Boğaziçi de reprendre du service. 

La mise sous tutelle des universités poursuit son chemin

Il y a comme un sentiment d’urgence dans les voix et les messages qui se soulèvent partout dans le pays. Les cohortes de police qui ont envahi le quartier de l’université côtoient quotidiennement les étudiants dans une animosité partagée. Tous savent l’importance de la lutte pour défendre cette institution, qui fait partie des rares universités encore indépendantes en 2021. Dans Libération, le philosophe Étienne Balibar et la politologue Zeynep Gambetti soulignent la tradition d’autonomie, de liberté scientifique et de respect des valeurs démocratiques propres à l’université. Ils rappellent par exemple la tenue en son sein d’un colloque international sur la situation des arméniens dans l’Empire ottoman d’avant 1915, qui lui avait valu les foudres des nationalistes et des conservateurs (1). 

Au regard des cinq années écoulées depuis le coup d’État manqué, il semble que se joue ici un tournant supplémentaire dans les libertés de l’enseignement à l’échelle nationale. En 2016, Erdoğan a mis en place un grand plan de « réforme totale de l’enseignement » dans le but de chasser des universités les « traîtres à la nation » et autres « terroristes ». Il s’agissait, en d’autres termes, d’une purge dans le corps académique. Dans la foulée immédiate du coup, 1500 doyens sont démis, alors que les universitaires sont assignés au pays dès le 20 juillet. C’est ensuite plus de 6 000 enseignants qui sont limogés par décret pour liens supposés avec le terrorisme, sans compter les démissions « volontaires » et les fuites à l’étranger. Si la vague de limogeage est impressionnante au tournant du putsch, elle fait partie intégrante de l’exercice autoritaire du pouvoir d’Erdoğan sur le temps plus long. Le putsch manqué est l’occasion pour Erdoğan d’intensifier une mise sous tutelle déjà bien entamée début 2016 par la répression massive des signataires de la pétition « Nous ne serons pas complices de vos crimes » qui revendiquaient la levée des couvre-feux et la mise en place de pourparlers dans les zones kurdes aux alentours du 11 janvier 2016. Aux 1128 signataires s’ajoutent d’autres universitaires qui se retrouvent sur le banc des accusés aux fil des années.

Derrière les chiffres des arrestations, c’est tout un monde académique qui s’essouffle progressivement entre restriction des domaines possibles de la recherche et infiltration des universités par les hommes d’Erdoğan.

Le Collectif des universitaires pour la paix, qui naît au lendemain de la pétition, recense au 26 janvier 2021 un total de 549 signataires exclus par décret, licenciés ou en retraite anticipée forcée, et 505 procédures disciplinaires en cours pour un total de 808 universitaires mis en accusation pour « propagande terroriste » et « insulte à la Turquie ». En 2017, c’est 171 mandats d’arrêts qui sont émis à l’encontre des enseignants et du personnel de l’ancienne université Fatih d’Istanbul, déjà interdite d’activité par décret présidentiel. Actuellement, ce sont trois universitaires, dont un doctorant en séjour en Turquie dans le cadre d’enquêtes pour sa thèse, qui sont détenus arbitrairement en attente de jugement dans une prison d’Istanbul. Derrière les chiffres des arrestations, c’est tout un monde académique qui s’essouffle progressivement entre réduction de l’accès aux bourses pour certaines populations, restriction des domaines possibles de la recherche et infiltration des universités par les hommes d’Erdoğan.

Manifestation du 4 janvier 2021 devant l’université du Bosphore © Laure Sabatier

C’est dans cette perspective que doit être analysée la nomination de Bulu : un coup de filet dans une chasse aux universitaires entamée depuis de nombreuses années, une attaque de plus contre les libertés de la recherche et de l’enseignement déjà fortement fragilisées. Pour nombre d’étudiants et d’enseignants présents lors des manifestations, Bulu n’est qu’une marionnette à laquelle il faut s’opposer, mais qui cache en réalité tout un système de criminalisation de l’activité universitaire dont il est urgent d’interrompre le déploiement. 

À la recherche d’un espace politique 

Les libertés universitaires sont donc plus que jamais aux abois en Turquie. Néanmoins, pour estimer les conséquences et l’importance des mobilisations en cours à l’université du Bosphore, il convient aussi de mesurer l’espace politique dont elles disposent au sein de l’agenda public turc. L’un des premiers indices de la visibilité de ces manifestations est de constater la place qui leur est offerte dans les médias traditionnels. Si les mobilisations étaient peu évoquées au mois de janvier ou seulement mentionnées de façon épisodique, la récente polémique au sujet de la représentation de la Kaaba a changé la donne. Que ce soit à la télévision, dans les journaux ou à la radio, les événements sont lus et présentés à travers le prisme conservateur du gouvernement. C’est donc principalement sur les réseaux sociaux que la résistance s’organise. De nombreux comptes ont vu le jour sur Twitter et Instagram afin de coordonner les mobilisations. Il s’agit aussi de pouvoir diffuser une actualité alternative à coup d’articles, de vidéos ou de live des actions menées sur le campus. Cette stratégie d’information reste néanmoins parcellaire et accessible à un public restreint. Comme nous l’explique ainsi Deniz, étudiant en Master de sociologie à l’université du Bosphore : « Quand vous êtes privé de votre liberté d’expression, cela restreint radicalement l’espace politique à votre disposition. Il est important de disposer d’un espace politique où vous pouvez être libre, où vous pouvez produire des informations sans aucune forme de restriction. ».

Dans cet espace politique limité, il faut également faire face à un contre-discours politique qui tente de discréditer les mobilisations. Le terme de « terrorisme » est ainsi régulièrement employé de façon impropre par le gouvernement pour évoquer ces mouvements étudiants. Le président turc, dans un communiqué du 8 janvier 2021, a ainsi déclaré : « Öğrenciler Değil, Teröristler Var », que l’on peut traduire par : « Ce ne sont pas des étudiants, ce sont des terroristes ». Cette volonté de criminalisation des mouvements de contestation universitaires s’inscrit dans la continuité de toute la rhétorique déployée par l’AKP afin de qualifier ses opposants politiques de tous bords. Universitaires, intellectuels, artistes, journalistes, membres des partis d’opposition, personnalités kurdes, sont qualifiés indifféremment par le gouvernement de terroristes. Cette manipulation sémantique permet à l’AKP de se positionner dans l’opinion publique comme le garant de l’ordre en place, qui protège la population contre les ennemis de la nation. Cette rhétorique est d’autant plus employée depuis la tentative de coup d’État de 2016, qui est désormais au cœur de la propagande gouvernementale. En témoigne actuellement dans l’espace public turc le nombre de lieux rebaptisés « 15 Temmuz » (15 juillet), de monuments érigés à la gloire de ce jour où la démocratie aurait été sauvée, selon la narration officielle de l’AKP.

Les libertés universitaires ne sont pas non plus sorties indemnes de cette tentative de putsch. Le gouvernement a profité du contexte d’état d’urgence et de panique générale pour licencier des milliers d’universitaires, pour engager contre certains établissements des poursuites judiciaires, mais surtout pour rétablir la nomination par décret des recteurs d’université. Cette procédure autoritaire avait été mise en place en 1980, suite au coup d’État militaire. Les universités avaient alors perdu leur autonomie scientifique et administrative, mettant brutalement fin au cycle de mobilisation, de contestation et de politisation des années 1960-70 (2). Le but des généraux est ainsi de repolitiser l’enseignement supérieur à droite et de promouvoir leurs idées patriotiques. Les forces de gauche (syndicalistes, groupes étudiants, universitaires, enseignants, militants de base) sont donc violemment réprimées. Durant les trois ans d’état d’urgence qui suivent le coup d’État, des milliers de personnes sont arrêtées, torturées, parfois condamnées à l’exil ou portées disparues. La tutelle militaire s’abat sur les universités par le biais du Conseil de l’enseignement supérieur (YÖK), une institution étatique anti-démocratique, dont tous les membres sont choisis par le gouvernement. Le YÖK doit à son tour nommer les recteurs, doyens et professeurs. Les élections disparaissent, au profit d’une logique de nomination et de cooptation politique. Néanmoins, c’est encore une fois l’université Boğaziçi qui était parvenue à briser cette tutelle en 1992 en imposant au YÖK un candidat légitime à la suite d’élections internes. Pris de court, le Conseil de l’enseignement supérieur avait alors dû réformer le mode de sélection des recteurs, en remplaçant leur nomination par des élections. Cette reconquête de l’indépendance des universités a néanmoins été de courte durée. Le combat pour l’indépendance à Boğaziçi est ainsi emblématique et représentatif de celui de toutes les autres universités du pays.

En 1980, la tutelle militaire s’abat sur les universités par le biais du Conseil de l’enseignement supérieur (YÖK), une institution étatique anti-démocratique, dont tous les membres sont choisis par le gouvernement.

Les mobilisations de l’université du Bosphore s’inscrivent donc dans un contexte historique éminemment significatif. Au-delà de la seule sphère universitaire, il s’agit de replacer ces événements dans le cadre plus large des mobilisations sociales qui ont vu le jour depuis que l’AKP d’Erdoğan a pris le pouvoir. De nombreuses voix s’accordent en effet pour dire qu’un mouvement social d’une telle ampleur n’avait pas vu le jour depuis les manifestations Gezi du printemps 2013. Les manifestations Gezi avaient débuté à Istanbul suite à l’opposition d’un petit nombre de militants écologistes au déracinement d’arbres dans le parc de Gezi (3). Le gouvernement projetait de construire un centre commercial à la place du parc et de rénover des casernes ottomanes. Le mouvement s’est ensuite élargi à une contestation politique de plus large ampleur, qui est parvenue à rassembler diverses strates sociales, mais surtout un large spectre politique, de la droite à la gauche pro-kurde, sans oublier des personnes non-politisées. Les revendications sont alors devenues politiques et démocratiques : critique de l’attitude autoritaire de Recep Tayyip Erdoğan, de la violation des droits démocratiques et des violences policières. À ces revendications démocratiques s’ajoutait une volonté de changement sociétal. Les manifestants réclamant notamment la reconnaissance de la communauté LGBTQ+, des droits des femmes, ou encore des minorités kurdes et alévies. Néanmoins, la vague d’espoir suscitée par le mouvement a vite été balayée par la force. Le parc est ainsi violemment évacué après 11 jours d’occupation, 8 personnes perdent la vie et les blessés se comptent par milliers. Cette répression a confirmé le « tournant autoritaire (4) » amorcé par l’AKP depuis les années 2010. 

Gezi a donc été un point de bascule déterminant pour la démocratie turque et il semble que le spectre de cette mobilisation surplombe toujours les manifestations de la Boğaziçi. L’arsenal policier et militaire déployé à l’entrée du campus en témoigne : le pouvoir se protège. Le mouvement est d’ailleurs dans les esprits de nombreux militants nés à la fin des années 1990 que ces manifestations avaient contribué à politiser. Toutefois, le contexte dans lequel s’inscrit les manifestations de l’université du Bosphore est bien différent : une nouvelle génération, qui n’a pas connu Gezi, est arrivée à l’université, la crise sanitaire complique fortement les rassemblements, l’autoritarisme du gouvernement n’a cessé de s’accroître. Ces mobilisations s’inscrivent à la fois en continuité et en rupture avec Gezi avec pour fil conducteur la critique de l’hégémonie de l’AKP. Alors que le parti d’Erdoğan est en perte de vitesse, notamment à cause des crises économiques et sanitaires qui frappent durement la Turquie, ces mobilisations pourraient bien reconfigurer le paysage politique du pays pour la prochaine décennie.

La nomination de Bulu a dépassé le cadre de l’université pour devenir un énième point de fracture au sein de la population turque et une nouvelle occasion pour Erdoğan de démontrer sa force. Les voix s’élèvent et la répression se durcit. Est-ce le signe d’un pouvoir qui craint un nouveau Gezi ? 

Sources :

(1) BALIBAR, E., GAMBETTI, Z., « Sur le Bosphore, enseignants et étudiants en lutte pour la liberté », Libération, 19 janvier 2021.

(2) YILMAZ, M., « Le YÖK et la démobilisation collective du milieu universitaire en Turquie (1982-1987) : les mécanismes de la répression », Open Edition Journals, 2013.

(3) FAUTRAS, A., « Résister en situation autoritaire : le cas des collectifs militants d’après-Gezi à Istanbul (2013-2018) », Open Edition Journals, 2019.

(4) ESEN, B., GÜMÜSCÜ, S., « Rising competitive authoritarianism in Turkey », Taylor & Francis online, 2016.

Méditerranée orientale : la valse des puissances

Vendredi 24 juillet Recep Tayyip Erdogan assistait à la première prière musulmane au sein de la basilique Sainte-Sophie depuis sa reconversion en mosquée, date qui ne doit rien au hasard puisque, le même jour, 97 ans plus tôt, avait lieu la signature du traité de Lausanne qui fixait alors les frontières modernes de la Turquie, aujourd’hui contestées. La semaine dernière, c’était au tour de l’église Saint-Sauveur-in Chora de « s’ouvrir au culte musulman ». Ces reconversions n’ont rien d’anodin et constituent le sismographe de la dégradation des relations de la Turquie avec l’Union européenne, et plus particulièrement avec la Grèce.


Tension greco-turque en mer Égée

Voila plusieurs années que la Turquie d’Erdogan développe une stratégie de puissance à l’échelle régionale, dans la plus stricte application de la doctrine de la « patrie bleue », elle compte se libérer de ce qu’elle considère être un « emprisonnement à l’intérieur de ses rivages ». Ce désenclavement est devenu d’autant plus crucial cette dernière décennie que la zone de la Méditerranée orientale, qui s’étend de Chypre, à l’ouest, jusqu’aux côtes asiatiques à l’est, recèlerait plus de 5500 milliards mètres cubes de gaz[1]. La petite île grecque de Castellorizo, que quelques kilomètres seulement séparent de la cité turque de Kas, cristallise les enjeux de pouvoir autour de ces ressources naturelles ; elle est un actif stratégique de premier plan. En effet, la définition des zones économiques exclusives pose un problème insoluble entre les différents pays riverains en mer Méditerranée, compte tenu de la possibilité de leur extension à 200 milles nautiques (370 km) et de leurs superpositions.

© La Croix

L’application du droit international[2], permet à la Grèce de revendiquer une zone économique exclusive qui réduirait considérablement celle de la Turquie. Mais la revendication par la Grèce de cette ZEE constitue pour la Turquie une ligne rouge à ne pas franchir, car la Grèce disposerait d’une mer potentiellement gorgée de ressources gazières et, au surplus, d’une fraction de mer contiguë à la zone économique exclusive de Chypre. Il lui serait dès lors possible de se passer de l’agrément de la Turquie pour faire transiter des ressources naturelles (par gazoducs, par câbles) depuis les eaux chypriotes et israéliennes. Les tensions autour du projet de gazoduc EastMed, conclu par la Grèce, Chypre et Israël en janvier 2020, et qui doit permettre d’acheminer environ 10 milliards mètres cubes de gaz naturels par an vers l’Union européenne, illustrent parfaitement cette problématique.

© Le Monde 03/01/2020

Après une décennie de relatif statu quo, les choses se sont accélérées ces dix derniers mois, lorsqu’en novembre 2019 la Turquie a conclu un accord avec le gouvernement d’Union Nationale Lybien par lequel elle revendique des droits sur la ZEE grecque. La réponse n’aura que peu tardé puisque le 9 juin 2020 la Grèce signait un accord avec l’Italie et, le 7 août, un autre, avec l’Égypte, réaffirmant alors une souveraineté sur ses zones économiques exclusives. Assurément, comme le déclarait le 5 août le premier ministre grec, ces accords « resteront dans l’histoire du pays »…

Presque immédiatement le ministre turc des affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu, dénonçait « le soi-disant accord maritime » signé entre la Grèce et l’Egypte comme « nul et non avenu » et, le 10 août, Ankara déployait un bâtiment de recherche sismique, L’Oruç Reis, escorté par des navires de guerres au sud de l’île de Castellorizo.

Samedi 27 août six F-16 grecs qui quittaient Crète pour se diriger vers le sud de Chypre se sont trouvés interceptés par des avions de chasse turcs, donnant lieu à un spectaculaire combat simulé entre les deux flottes aériennes, chacune d’elle cherchant à dissuader l’autre de rester sur zone. En réponse, le 28 août, la Grèce débarquait des soldats sur Castellorizo, située à 8 kilomètres des côtes turques[3].

Cette escalade des tensions, si elle est bel et bien alarmante, n’en est pas encore parvenue à l’étape de la guerre ouverte, les relations gréco-turques ont en effet déjà connu des phases difficiles ; le 8 octobre 1996 un Mirage grec avait par exemple abattu un F16 Turc au-dessus des îlots inhabités d’Imia, la guerre ne s’était pour autant pas déclenchée entre les deux puissances. Il semblerait donc que ces incidents s’inscrivent plutôt dans un cadre contrôlé par Ankara, afin d’arriver en position de force à la table des négociations.

Un contexte géopolitique plus large

Ces tensions entre la Grèce et la Turquie autour des gisements gaziers en Méditerranée orientale prennent place dans une contexte géopolitique plus large, qui comprend en particulier la rivalité franco-turque en Libye. Cette rivalité s’est matérialisée le 10 juin par un acte d’une extrême gravité de la part de la marine turque ; l’illumination, à trois reprises, du Courbet, frégate furtive française, alors qu’elle essayait de contrôler le contenu d’un bâtiment tanzanien[4] dans le cadre de l’embargo sur les armes décrété par l’ONU à l’égard de la Libye et alors qu’elle était missionnée par l’OTAN pour le faire respecter.

« Dans les armées françaises, l’illumination radar est considérée comme un acte de guerre, car c’est la dernière action avant l’ouverture du feu. En théorie, cela provoque le déclenchement immédiat du feu de celui qui est illuminé » analyse le site Zone Militaire.

On notera, non sans ironie, les propos tenus par l’ambassadeur Turc, Ismaïl Hakki Musa, qui, auditionné par la commission des affaires étrangères du Sénat, se livre à un exercice bien solitaire lorsqu’il essaie de réduire cette triple illumination à un geste simplement irrité de la part de la marine turque face à la frégate française qui aurait fait « une queue de poisson » au navire turc…

La frégate française “Courbet”

L’OTAN au bord de l’implosion ?

Dès le 17 juin, à l’issue d’une réunion des ministres de la Défense des forces de l’OTAN, Jens Stoltenberg, le très consensuel secrétaire général de l’organisation, annonçait l’ouverture d’une enquête afin de « clarifier la situation et faire toute la lumière » sur l’incident, l’enquête n’a cependant été soutenue que par huit membres de l’OTAN…

Bien loin, donc, de satisfaire la France qui annonçait déjà la suspension de ses patrouilles pour l’OTAN, puis le 13 août le renforcement de sa présence militaire en mer Méditerranée orientale, en soutien à la Grèce, envoyant temporairement deux avions de chasses Rafale, deux navires de guerre, et mettant en place des manœuvres conjointes avec l’Italie, la Grèce et Chypre entre le 26 et le 28 août. Ces manœuvres apparaissent concurrentes à celles de la Turquie et des Etats-Unis, et révèlent au grand jour une OTAN profondément divisée.

Ce 14 juillet, à l’occasion de son discours aux armées prononcé à l’Hôtel de Brienne, Emmanuel Macron évoquait un « enjeu crucial pour l’Europe » en mer Méditerranée, où « l’Europe fait face au retour des puissances, à la désinhibition des comportements, au recours à la force et à l’intimidation ». De même, appelait-il les Européens à plus de coordination : « nous ne pouvons accepter que notre avenir soit construit par d’autres puissances ».

Si l’on doit bien porter au crédit du président français la volonté de se saisir de l’affaiblissement de l’OTAN pour fédérer l’Europe autour du cas grec, il semblerait que ce soit pour l’instant un échec. En effet, hormis l’Italie et la France qui participent aux manœuvres communes avec la Grèce et Chypre, aucun pays européen ne s’est encore impliqué militairement dans cette affaire.

Le feu vert donné à l’intégration de la Macédoine du Nord dans l’Union européenne avait déjà constitué un camouflet pour la Grèce. Le faible appui dont elle bénéficie à présent face aux manoeuvres militaires de la Turquie sonne comme un nouvel affront, pour un pays qui a tant sacrifié pour demeurer dans l’Union.

[Pour une remise en contexte des liens entre la Grèce et la Macédoine du Nord, lire sur LVSL l’article d’Olivier Delorme rédigé en février 2018 : « La question macédonienne peut-elle faire tomber Tsipras ? »]

En effet, le soutien accordé à la Grèce par l’Union européenne n’est pour l’instant que diplomatique : la porte-parole de la diplomatie européenne annonçait le 28 août que des sanctions à l’encontre de la Turquie seraient prises en septembre : « nous pourrions aller vers des mesures ciblant des activités sectorielles […] dans lesquelles l’économie turque est connectée à l’économie européenne »[5]. Quant à l’Allemagne, assurant actuellement la présidence tournante de l’UE, elle semble, en l’espèce, ne pouvoir assurer son rôle moteur au sein de l’Union, car la voici politiquement paralysée par la présence d’environ 4 millions d’habitants d’origine turque sur son territoire. En outre, de par sa situation géographique, elle se trouve particulièrement sensible au chantage d’Ankara à la pression migratoire.

La volonté de bénéficier de l’Union européenne et de l’OTAN face aux menées expansionnistes de la Turquie est assurément l’une des raisons qui ont expliqué pourquoi le gouvernement d’Alexis Tsipras n’est pas sorti de l’euro et a accepté les nouvelles mesures d’austérité imposées depuis 2015. Et pourtant, la Turquie n’est aujourd’hui entravée dans ses prétentions que par une résistance bien relative de la part de l’Union européenne…

Notes :

[1] Selon une estimation de la Commission géologique américaine réalisée en 2010

[2] Convention de Montego Bay signée le 16 novembre 1973, texte fondateur du droit international de la mer

[3] Lors même que l’article 14 du traité de paix signé par la Grèce avec l’Italie en 1947 par lequel la Grèce avait acquis l’île, stipule que « ces îles seront et resteront démilitarisées » https://www.cvce.eu/obj/traite_de_paix_avec_l_italie_10_fevrier_1947-fr-0eaf4219-d6d9-4c35-935a-6f55327448e7.html

[4] le Cirkin, un cargo suspecté d’acheminer des armes vers la Libye, battant pavillon tanzanien, transportant officiellement du fret humanitaire, sous protection de deux frégates turques…

[5] Josep Borell, Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité lors d’une conférence de presse

Moyen-Orient : comment la crise du Covid renforce les « États-gladiateurs »

Bombardements de la coalition saoudienne au Yémen © Khaled Abdullah

Au Moyen-Orient, la crise du Covid-19 a fourni une fenêtre d’opportunité à certaines puissances émergentes pour s’affirmer, alors qu’elle risque d’être fatale pour d’autres. La Turquie et l’Arabie saoudite apparaissent comme les grandes gagnantes de la pandémie, qui leur a permis de renforcer leur leadership régional. Interventions militaires, ingérences larvées, guerre économique, instrumentalisation de la crise sanitaire à des fins d’exercice du soft power : la crise a été l’occasion d’une accentuation des logiques conflictuelles pré-existantes. Alors que de nombreux théoriciens des relations internationales prédisaient l’érosion de la figure de « l’État-gladiateur » et l’obsolescence de la géopolitique « stato-centrée », consécutives à l’effacement de l’hyper-puissance américaine, celle-ci semble au contraire être le prétexte au renforcement des puissances étatiques régionales et de leur logique belliciste. Par Livia Perosino et Max-Valentin Robert.


Les concepts de hard power, soft power et smart power ont été élaborées par Joseph Nye entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, a contrario de certaines thèses d’alors qui annonçaient une relativisation de la puissance américaine dans un contexte post-guerre froide. L’auteur définit le soft power comme étant « la capacité de changer ce que les autres font en fonction de sa force d’attraction », à travers le recours aux « ressources de pouvoir intangibles comme la culture, l’idéologie et les institutions », alors qu’« un hard power est un acteur capable de recourir non pas seulement à la force mais à la coercition. […] Le hard power suscite la crainte, tandis que le soft power séduit sans faire peur ».

Le smart power implique un mélange avisé de ces deux types de pouvoir, qui permettrait à une puissance de consolider ou maintenir son hégémonie. La crise du Covid-19 nous oblige à explorer non seulement les différentes facettes du pouvoir d’État, mais aussi les diverses traductions possibles de l’idée même de puissance. La pandémie (et la réponse à cette dernière) semble avoir contribué au redéploiement des hard et soft powers, notamment dans une région où l’assise des structures étatiques est souvent l’objet de profondes contestations : le Moyen-Orient.

La situation géopolitique régionale évolue aussi par rapport au changement de stratégie américain, qui semble avoir oublié l’importance du smart power. Sa capacité à influencer la diplomatie internationale semble diminuer au fur et à mesure qu’elle réduit les fonds alloués aux organisations internationales.

Pour la Turquie, L’expression du soft power ne saurait suffire si elle n’était secondée par des démonstrations de force. Au cours de la crise du Covid-19, la Libye est devenue la scène d’expression du hard power turc, qui, comme dans le cas syrien, doit néanmoins tenir compte de la présence russe au Moyen-Orient.

Au niveau militaire, la présence de Washington dans la région demeure importante, mais le retrait est spectaculaire depuis les années Bush. Les sanctions économiques apparaissent désormais comme l’outil privilégié, malgré l’efficacité encore limitée dont elles ont fait preuve dans les cas russe et iranien. De nouvelles puissances cherchent désormais à occuper le vide – relatif – laissé par les États-Unis. La crise du Covid-19 est susceptible d’avoir fourni une occasion en or pour les ambitions hégémoniques des puissances régionales émergentes.

[À lire sur LVSL, notre entretien avec Thierry Coville : « Les sanctions américaines contre l’Iran sont d’une grande brutalité et les Européens laissent faire »]

Turquie : une quête de soft power médical via la « diplomatie du masque »

La crise du coronavirus semble avoir nourri les inquiétudes des autorités turques quant aux conséquences éventuelles de cette pandémie sur les plans économique et financier. En effet, entre janvier et le début du mois de mai, la lire turque a vu sa valeur fondre de plus de 17 %, et les estimations de Goldman Sachs prévoient qu’un dollar pourrait valoir plus de huit lires en 2021. Au premier trimestre 2020, le tourisme a d’ailleurs vu ses revenus décliner de 11,4 % (alors que ce secteur représente entre 11 et 13 % du PIB depuis quelques années) et ses exportations chuter de 18 % en mars par rapport à l’année dernière. Le pays pourrait d’ailleurs connaître sa première récession depuis 2008, en enregistrant -1,4 % de croissance en 2020. Selon le Fonds Monétaire International, qui prévoit une rétractation de l’économie turque de 5 % cette année, l’inflation pourrait atteindre 12 % et le chômage s’élever à 17,2 %.

Malgré ces difficultés économiques objectives, Ankara semble avoir voulu déployer un surcroît de soft power en se présentant comme une puissance humanitaire et solidaire. Le 2 mai 2020, le ministère turc du Commerce suspendit les restrictions concernant l’exportation d’incubateurs, de produits désinfectants et de respirateurs. Le même jour, le ministère de la Défense affirma avoir envoyé du matériel médical en Somalie. Ces envois de matériel se sont également dirigés vers certains pays membres de l’Union européenne, comme l’Espagne qui reçut vingt-cinq tonnes de lunettes, masques et gel antibactérien de la part de la Turquie.

Une telle démarche a d’ailleurs été présentée explicitement par les autorités d’Ankara comme un argument en faveur de l’adhésion turque à l’UE. En témoignent les déclarations du porte-parole du gouvernement, İbrahim Kalın : « La candidature de la Turquie à l’Union européenne est bonne pour la Turquie, mais la présence de la Turquie est aussi bonne pour l’Europe. À vrai dire, cette épidémie nous a donné raison. » Si, comme le rappelle la politiste Jana Jabbour, « Le président Erdoğan a toujours voulu positionner la Turquie comme une puissance humanitaire », ces exportations ont pour objectif de « démontrer que la Turquie est une puissance forte qui a les moyens d’offrir l’aide aux Etats européens ».

Si cette « diplomatie du masque » a été déployée en direction de son environnement proche (à l’instar de certains pays balkaniques, Ankara considérant cette région comme une zone d’influence « naturelle » en raison de son passé ottoman), une aide médicale a également été fournie à certains États entretenant des relations plus houleuses avec la Turquie (tels qu’Israël ou l’Arménie), ainsi qu’en Libye, où le gouvernement de Fayez el-Sarraj bénéficie du soutien de Recep Tayyip Erdoğan. Le référentiel religieux s’est aussi avéré central dans l’activation de cette diplomatie humanitaire. Par exemple, les colis destinés à l’Italie et à l’Espagne étaient accompagnés d’une citation traduite du poète mystique soufi Djalâl ad-Dîn Rûmî (une figure centrale de l’Islam turc, dont le corps repose dans la ville anatolienne de Konya) : « Derrière le désespoir se cachent de nombreux espoirs. Derrière l’obscurité se cachent de nombreux soleils. »

Cette solidarité sanitaire a été abondamment relayée par les sites d’information turcs francophones, tels que TRT ou Red’Action. Une tonalité propagandiste s’est aussi manifestée du côté des médias pro-gouvernementaux, plusieurs d’entre eux (comme Star, Yeni Şafak ou A Haber) affirmant que nombre d’Européens chercheraient à émigrer en Turquie et à obtenir la nationalité turque pour bénéficier du système de santé local, du fait de l’effondrement supposé de la situation sanitaire dans leurs pays d’origine. Ce discours était d’ailleurs particulièrement dirigé contre les autorités françaises, comme en témoignent les déclarations suivantes d’Anadolu Ajansı : « Alors que l’exemple de la solidarité turque aujourd’hui envers ses alliés ne passe pas inaperçu, ainsi que la solidarité, restant néanmoins partielle et limitée, des voisins européens de l’Hexagone, le manque de solidarité de la France envers ses alliés de l’OTAN et l’UE se remarque également. Mais la France peut-elle s’aider elle-même ? » Le tabloïd conservateur Takvim souligna également le soutien demandé par la France aux hélicoptères de l’armée allemande pour le transport de patients.

[Pour une analyse de l’ambivalence du rôle de la Turquie dans l’Alliance atlantique-nord, lire sur LVSL : « La Turquie, membre indocile de l’OTAN »]

L’hyperactivité militaire de la Turquie inquiète ses alliés de l’OTAN, et froisse particulièrement la France. Le soutien turc à al-Serraj en Libye avait déjà placé ces deux alliés supposés sur des positions antagonistes.

L’ostentation des capacités médicales turques est une des stratégies mises en place par Ankara pour s’affirmer au niveau régional et mondial comme une puissance complète. L’expression du soft power ne saurait toutefois suffire si elle n’était secondée par des démonstrations de force militaire. Au cours de la crise du Covid-19 la Libye est devenue la scène d’expression du hard power turc, qui, comme dans le cas syrien, doit néanmoins tenir compte de la présence russe au Moyen-Orient.

De Sanaa à Tripoli : ingérences étrangères et démonstrations de force

Le 23 mars, lorsque l’Europe et le Moyen-Orient commençaient à prendre au sérieux les conséquences possibles du virus, Antonio Guterres faisait appel à la communauté internationale pour instaurer une trêve globale. En effet, nul n’aurait su imaginer la catastrophe qu’une propagation massive aurait pu provoquer dans des pays aux systèmes de santé détruits – tant au niveau logistique que structurel – par plusieurs années d’affrontements, et dans les zones où les combats constituent la réalité quotidienne. Les affrontements n’ont cependant pas cessé pendant cette période, bien au contraire.

Depuis l’intervention militaire de l’OTAN de 2011, la Libye n’a plus pu retrouver la paix. Les affrontements pour le contrôle du pays sont aujourd’hui alimentés par un nombre consistant de mercenaires et forces étrangères, expression de la volonté des puissances mondiales à avoir leur mot à dire. La capitale est tenue par le gouvernement de Fayez al-Serraj, gouvernement d’union nationale reconnu par la communauté internationale et soutenu par les forces turques. De l’autre côté, le général Khalifa Haftar, soutenu par les Emirats arabes unis, l’Arabie saoudite et l’Egypte, et de manière moins assumée par la France, les États-Unis et la Russie, menait une attaque sur Tripoli depuis plus d’un an. Alors que les médias européens ne traitaient que du Covid-19, la Turquie se montrait décidée à maintenir al-Serraj au pouvoir. Haftar a renoncé à sa campagne de quatorze mois qui avait pour but la prise de Tripoli, et a été forcé à se retirer à Syrte. Il s’agit d’un tournant majeur, mais la guerre est loin d’être gagnée.

Les revers subis par le général Haftar risquent d’encourager ses nombreux alliés à déployer plus de moyens sur le territoire libyen pour assurer leur emprise sur la Libye orientale, région la plus riche en pétrole du pays. L’Egypte a adopté une posture guerrière au cours des derniers jours, qui laisse entendre que ses troupes pourraient prêter main forte aux mercenaires russes de Wagner, déjà présents dans les rangs de l’Armée nationale libyenne (ANL). En ce qui concerne la Turquie, le soutien à al-Serraj constitue certainement une démonstration de ses capacités militaires. Le pays est actif sur tous les fronts : depuis seulement quelques jours, une nouvelle opération a été lancée au Nord de l’Irak, dans le Kurdistan irakien. Dans cette région, ainsi qu’au Nord de la Syrie, Recep Tayyip Erdoğan continue sa guerre contre la mouvance autonomiste kurde. La Turquie accroît donc sa présence militaire de manière conséquente et, par conséquent, son poids diplomatique sur la scène régionale. Il semble désormais évident qu’elle ne compte pas laisser la Russie être le seul arbitre des conflits régionaux.

L’hyperactivité militaire de la Turquie inquiète ses alliés de l’OTAN, et froisse particulièrement la France. Le soutien turc à al-Serraj en Libye avait déjà placé ces deux alliés supposés sur des positions antagonistes. En effet, malgré un soutien officiel au GNA, la France a mal caché son alliance de facto avec le général dissident Haftar. Un accident advenu il y a quelques jours en Méditerranée entre un cargo turc et la frégate française Courbet a été l’occasion pour Paris d’exprimer clairement son agacement par rapport à la nouvelle attitude d’Ankara.

[À lire sur LVSL, notre entretien avec Jean Marcou : « les ambitions expansionnistes d’Erdogan »]

Une remise en cause des alliances traditionnelles s’est également manifestée sur le terrain yéménite, où le gouvernement actuel, soutenu jusqu’à présent par l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis pour combattre les insurgés Houtis (une organisation armée soutenue par l’Iran et se revendiquant du chiisme zaïdite), a subi une dissension profonde en son sein. Une dissension qui n’est pas sans implications sur la guerre par procuration que se livrent indirectement Riyad, Abou Dabi et Téhéran.

L’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, avait contribué à assombrir l’image du royaume saoudien. La crise du coronavirus a permis un retour en vogue de l’Arabie saoudite dans les sphères financières et commerciales mondiales. une tendance consolidée par l’attitude favorable du géant de la gestion de placements financiers BlackRock à l’égard du Royaume.

Une relativisation de la prégnance du hard power militaire ne s’est donc pas manifestée dans le pays (plongé dans la guerre civile depuis 2014), en dépit des effets locaux de la pandémie. On estime actuellement que plusieurs centaines d’individus seraient morts du Covid-19 à Aden. Au 1er juin, le gouvernement officiel recensait 354 malades et 84 morts dans les zones qu’il administre, tandis que les insurgés Houthis ne reconnaissaient l’existence que de quatre infectés et un décès. Certes, une baisse de l’intensité générale du conflit peut être constatée depuis le début de la pandémie, en raison de la diminution des frappes aériennes. Les combats continuent toutefois entre les forces gouvernementales et l’insurrection Houthi : depuis mai, ces affrontements se sont déplacés du gouvernorat de Marib à celui d’Al Bayda.

Au-delà de ce seul gouvernorat, l’Ouest du pays a été dans son ensemble le théâtre de combats particulièrement rudes. A Sahn al-Jinn (gouvernorat de Marib), le 26 mai, un tir de missile Houthi contre des locaux de l’armée yéménite provoqua la mort de sept soldats loyalistes. Par ailleurs, l’opposition s’est intensifiée entre les armées gouvernementales (soutenues par l’Arabie saoudite) et les séparatistes du Conseil de Transition du Sud, bénéficiant de l’appui des Emirats arabes unis. Entre le 4 mai et le 11 juin, plus de cent soldats ont été blessés ou tués durant ces combats entre troupes loyalistes et sudistes. Le 21 mai, une délégation menée par le dirigeant du CTS (Aïdarous al-Zoubaïdi) a été reçue à Riyad à l’invitation du prince Salmane, et des pourparlers ont été engagés avec le président yéménite Abdrabbo Mansour Hadi : un accord de cessez-le-feu a été conclu à l’occasion de la célébration de l’Aïd al-Fitr (24 mai), mais les affrontements ont repris dès le lendemain. Entre le 26 et le 2 juin, 45 morts étaient recensés dans le cadre des affrontements entre l’armée loyaliste et les forces sud-yéménites.

L’expansionnisme saoudien au Yémen ne se manifeste pas seulement sur les plans militaire et diplomatique : similairement à Ankara, Riyad a aussi tenté de se présenter comme une puissance humanitaire. Le 2 juin dernier, l’Arabie saoudite mis sur pied une conférence visant à recueillir des financements à destination des missions humanitaires onusiennes stationnées au Yémen. À cette occasion, le pouvoir saoudien a promis 500 millions de dollars d’aide financière, suscitant les louanges de Melissa Fleming (secrétaire générale adjointe à la communication globale de l’ONU) qui définissait Riyad comme étant  « le principal financeur de la réponse humanitaire au Yémen ces dernières années ».

D’après Maysaa Shuja al-Deen, journaliste et chercheuse yéménite affiliée au Sana’a Center for Strategic Studies, le pouvoir saoudien « a toujours essayé de changer le récit de la guerre et de se présenter comme un bailleur de fonds pour le gouvernement légitime, et non comme faisant partie du conflit ». Le soutien à l’ONU fait partie intégrante de la stratégie saoudienne visant à améliorer l’image du royaume au sein des organisations internationales, dans le but de faire oublier ses violations récurrentes des droits de l’Homme. Le pays a d’ailleurs été rayé de la liste des Nations unies à propos des États violant les droits des enfants, décision critiquée par de nombreuses organisations humanitaires.

Les capacités financières de l’Arabie saoudite constituent indéniablement un atout essentiel, particulièrement suite à la baisse importante du soutien économique en provenance des États-Unis. L’ébranlement subi par l’industrie des hydrocarbures au cours de la crise du Covid-19 était cependant susceptible de mettre à mal le seul avantage économique considérable dont dispose le royaume.

La stratégie économique de Ben Salmane : quand le prince contourne l’échec et mat

Comme toute économie profondément intégrée dans les échanges mondiaux, le royaume saoudien a été lourdement affecté par la crise provoquée par la pandémie, notamment en raison de la contraction de la demande mondiale d’hydrocarbures. Les mesures d’austérité adoptées en réponse à la crise sont abruptes, et incluent le triplement de la TVA et la suspension des indemnités de subsistance des fonctionnaires. Ce seront donc les couches basses et moyennes de la population qui paieront le prix fort du Covid-19.

Cette situation n’a toutefois pas empêché l’Arabie saoudite de continuer à placer ses pions sur l’échiquier économique mondial. Depuis le début de la crise, la monarchie a largement mobilisé son fonds d’État pour investir dans des domaines variés, souvent en pariant sur des secteurs lourdement affectés par le ralentissement de l’économie globale. Les fonds d’État sont des fonds d’investissement détenus par les gouvernements, et souvent liés aux surplus dégagés à travers l’exportation de matières premières (et notamment d’hydrocarbures). Parfois regardés avec suspicion en raison des liens entre intérêts économiques et stratégie politique, ces fonds pourraient également constituer un danger pour la stabilité du système financier global en raison de leur manque de transparence et de régulation.

Entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, nombreux sont les théoriciens des relations internationales qui avaient prédit une relativisation de l’idée de puissance. Le regain du recours à la force militaire stricto sensu au Moyen-Orient semble cependant aller à contre-courant de ces prédictions.

Les investissements saoudiens des derniers mois se sont concentrés en grande partie sur l’industrie des loisirs, parmi les secteurs les plus touchés par la crise. Le fonds a notamment investi dans la compagnie de croisières Carnival, dont on avait beaucoup entendu parler en janvier en raison du nombre de ses passagers positifs au Covid-19. Dans le contexte actuel, nombreuses sont les entreprises prêtes à accepter les investissements saoudiens pour survivre, ce qui n’était pas le cas il y a seulement quelques mois.

Le manque de considération pour les droits de l’Homme et les libertés individuelles, récemment mis en lumière par le scandale qui a suivi l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, avait longtemps contribué à assombrir l’image du royaume et dissuadé certaines entreprises de se rapprocher du pouvoir saoudien. La crise du coronavirus a permis un retour en vogue de l’Arabie saoudite dans les sphères financières et commerciales mondiales, tendance consolidée par l’attitude favorable du géant de la gestion de placements financiers BlackRock. À la fin du mois de mai, son directeur général Terrence Keeley a présenté le royaume comme un investissement attractif, « autant en termes relatifs qu’absolus ».

Le fonds d’investissement saoudien a également parié sur des géants du secteur énergétique (notamment ENI et Shell). Ces derniers avaient été lourdement affectés par la chute du cours du pétrole au mois de mars, provoquée par la guerre des prix menée précisément par l’Arabie saoudite. Suite à l’impossibilité de trouver un accord avec la Russie sur la production de pétrole au cours de la pandémie, le royaume avait augmenté sa production et inondé le marché, causant une chute historique du prix du brut au mois d’avril. Alors que les économies d’un grand nombre de pays se remettent doucement en marche, notamment en Asie, le royaume a décidé d’augmenter le prix de ses variétés plus légères de brut. Il s’agit d’une manoeuvre risquée, qui parie sur la plus grande désirabilité des variétés saoudiennes par rapport aux américaines.

L’attitude de la monarchie au cours de la pandémie s’est donc avérée bien téméraire. La guerre des prix avec la Russie montre une confiance considérable dans sa capacité à influencer et orienter le marché à sa guise. Les investissements forcenés au cours de la période de crise sont une preuve supplémentaire de l’assurance saoudienne par rapport à ses capacités d’anticipation. Désormais pleinement acceptée comme une puissance économique mondiale, l’Arabie saoudite agit comme telle et adopte des tactiques ambitieuses. S’il est encore trop tôt pour évaluer les futures retombées de la stratégie économique saoudienne au cours de la pandémie, il est cependant possible que la crise du Covid-19 ait fourni au royaume une occasion précieuse pour accélérer l’avancement de ses pions sur l’échiquier.

Le mirage de l’érosion du pouvoir des États

Entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, nombreux sont les théoriciens des relations internationales qui avaient prédit une relativisation de l’idée de puissance, ou du moins, de ces modalités d’expression « traditionnelles » et stato-centrées. À titre d’exemple, le politiste Bertrand Badie annonçait l’obsolescence de la figure de l’« État-gladiateur » pour le XXIè siècle, et Zaki Laïdi prévoyait l’apparition d’une nouvelle conception de la puissance, fondée non pas sur la force mais sur la capacité à définir et instituer des normes.

Le regain du recours à la force militaire stricto sensu au Moyen-Orient semble cependant aller à contre-courant de ces prédictions. Après de longues années de violence armée, le Yémen et la Libye s’engouffrent dans le chaos, alors que les ingérences étrangères ne font que se multiplier. L’actuelle crise sanitaire souligne tristement la prépondérance des intérêts des grandes puissances (ou par les États aspirant à le devenir), indépendamment des considérations autour de la préservation de la vie humaine. L’approche humanitaire de certains États peut, par ailleurs, elle aussi être appréhendée comme l’une des déclinaisons du pouvoir d’État. La crise du Covid-19 a fourni une occasion à des puissances émergentes de s’affirmer sur le plan diplomatique, comme nous l’avons vu dans le cas de la Turquie et de l’Arabie saoudite.

Les difficultés liées à la mise en veille d’une énorme partie de l’économie globale sont présentées uniquement comme des difficultés marginales – Riad semblant même avoir profité de la situation de crise. La notion de smart power semble pertinente pour analyser les trajectoires de ces deux pays, qui cherchent à la fois à s’affirmer aux niveaux militaire, diplomatique et économique afin de se présenter comme des puissances pleines et entières. Nombreux sont néanmoins les acteurs ayant leur mot à dire sur la scène moyen-orientale : la Russie semble vouloir s’imposer comme arbitre dans la plupart des conflits régionaux ; Israël, occupé par les difficultés liées à l’annexion de la Cisjordanie, intensifie tout de même ses attaques en Syrie ; l’Iran, sans doute affaibli par les sanctions américaines et l’impact du Covid-19, est prêt à tout pour maintenir ses intérêts en Syrie, notamment le couloir stratégique qui permet à ses milices alliées de se déplacer entre le Liban et l’Irak. Au Moyen-Orient, l’effacement – relatif – du monde unipolaire lié à l’hégémonie américaine risque d’inaugurer une géopolitique nouvelle, caractérisée par des rivalités multiples, qui semble déjà marquée par les guerres par procuration.

Les ambitions expansionnistes d’Erdogan – Entretien avec Jean Marcou

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Le Président turc, Recep Tayyip Erdogan. @ TheKremlin

Depuis quelques mois déjà, Idlib est devenu l’épicentre du conflit syrien. Le 5 mars, Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan ont conclu un accord de cessez-le-feu, devant mettre aux interminables affrontements dans la province. Si le dirigeant turc a mobilisé une bonne partie de ses forces en Syrie, et s’affirme à présent en Libye, la Russie de Vladimir Poutine mais aussi certaines monarchie du Golfe semblent voir ce va t-en guerre turc d’un mauvais oeil. Pour décrypter cet expansionnisme, nous avons interrogé Jean Marcou, titulaire de la Chaire Méditerranée-Moyen-Orient de Sciences Po Grenoble. Retranscription par Dany Meyniel, entrevue par Clément Plaisant.


LVSL – En fin d’année dernière, le 9 octobre, la Turquie a lancé une opération « Source de Paix » qui visait à affaiblir le PYD (Parti d’union démocratique) dans le nord de la Syrie. Quelques mois après, elle est toujours engagée de façon importante, notamment à Idlib. La Turquie peut encore espérer quelque chose en Syrie ?

Jean Marcou  L’intervention du 9 octobre suivait les mêmes objectifs que les deux autres interventions militaires, à savoir celle d’Afrin en 2018 et celle de Jarablous sur la rive occidentale de l’Euphrate. L’objectif de toutes ces interventions, mais aussi de cette entrée militaire de la Turquie dans le conflit syrien, était pour l’essentiel d’empêcher la montée en puissance des Kurdes syriens, ainsi que la constitution d’une zone autonome kurde syrienne sur la majeure partie de la frontière entre la Turquie et la Syrie.

Un problème demeure au passage sur ces zones : ce sont des territoires syriens tenus par l’armée turque. Si Ankara s’y est installée, a souvent investi ou rétabli des services, y compris avec l’ambition d’accueillir des réfugiés qui avaient été accueillis en Turquie, ces territoires devront, dans le contexte d’un règlement définitif du conflit, être rendus au gouvernement qui dirigera la Syrie. Un tel gouvernement aura, au passage, toutes les chances d’être baasiste, le régime de Damas ayant reconquis une bonne partie de son territoire.

Le grand dossier reste toutefois Idlib. De fait, ce cas est un peu différent. Les forces turques ne sont pas des forces d’intervention – comme c’était le cas précédemment – mais d’interposition, qui ont été établies ici au terme de l’accord de Sotchi en septembre 2018, lequel visait justement à stabiliser les dernières zones de conflit qui existaient en Syrie. À l’heure actuelle, la situation a évolué parce que le régime syrien maîtrise une grande partie de ses territoires et souhaite investir cette zone avec le soutien de ses alliés russes et iraniens. Or, dans cette zone, il y a près de quatre millions de réfugiés qui ont fui les zones reconquises par le régime. Le problème pour la Turquie est que si Idlib devait être reconquis par les forces syriennes – les Russes poussent dans ce sens -, c’est une nouvelle crise humanitaire qui pourrait concerner plusieurs centaines de milliers voire plusieurs millions de personnes. Cette crise humanitaire est donc problématique, au-delà des questions matériels posés pour le régime de Recep Tayyip Erdogan. Les enjeux liés aux réfugiés sont cruciaux, lesquels ont fait perdre énormément de voix à l’AKP. Pour Recep Tayyip Erdogan, il n’est pas question de supporter une nouvelle crise migratoire à Idlib qui risquerait d’entamer son crédit au niveau national. 

Cette situation difficile dans laquelle se trouve actuellement la Turquie à Idlib reflète le bilan du processus d’Astana. Avec le lancement de ce processus, la Turquie a négocié avec des acteurs qui soutenaient le camp opposé – à savoir la Russie et la Syrie – parce qu’elle était en désaccord avec ses alliés sur le soutien aux kurdes. Si ce même processus lui a permis de contenir la poussée kurde en Syrie, il n’est pas certain que le bilan final de celui-ci soit aussi favorable à la Turquie aujourd’hui. Derrière le processus d’Astana, il y a aujourd’hui d’une certaine manière la victoire du régime syrien et de ses alliés russes et iraniens. Cet échec risque remettre en cause les positions de la Turquie en Syrie de même que les accords qui ont été passés notamment dans la zone d’Idlib. 

LVSL – En définitive, la Turquie serait « le grand perdant » du processus d’Astana ?

J.M Il est trop tôt pour le dire. Ankara en a retiré certains avantages, même si le processus d’Astana lui sera sans doute beaucoup moins bénéfique que ce qu’elle avait pensé. Elle a mangé le pain blanc de celui-ci et maintenant elle risque de devoir en subir les mauvais aspects.

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Hassan Rohani, Président de la République islamique d’Iran avec Recep Tayyip Erdogan et Vladimir Poutine le 16 septembre 2019. @ TheKremlin

LVSL – Cet expansionnisme ne se réduit pas au seul théâtre syrien. Ankara est ainsi présent, depuis peu, en Libye. Il y a eu début janvier, un vote des députés qui autorise l’envoi des troupes pour soutenir les forces du gouvernement d’entente nationale libyenne de Monsieur Fayez el-Sarraj situé à Tripoli. Peu avant déjà, un autre accord de prospection a été signé et octroie désormais à Ankara une vaste zone économique exclusive. Que veut la Turquie en Libye ? 

J.M C’est un double accord – passé le 27 novembre 2019 – qui a déclenché cette dimension libyenne de la politique régionale turque. Le premier est un accord de délimitation des zones exclusives, de délimitation maritime entre la Turquie et la Libye. Le second est essentiellement militaire, puisqu’il prévoit l’envoi de troupes pour soutenir le gouvernement de Fayez el-Sarraj à Tripoli. 

Deux éléments permettent de comprendre de telles dispositions. Premièrement, le positionnement de la Turquie en Méditerranée orientale mais aussi dans cette partie orientale de l’Afrique. Deuxièmement, enfin, la situation de la guerre civile syrienne. 

L’accord maritime reste indiscutablement lié à des développements auxquels nous avons assisté depuis plusieurs mois, voire plusieurs années. Ce sont à la fois les problèmes maritimes de la Turquie et de la Grèce en mer Égée, mais aussi la question des ressources gazières principalement à Chypre, puis en Méditerranée orientale.

La Turquie est le pays qui a la plus longue façade maritime sur la Méditerranée. Ankara semble néanmoins se retrouver enclavé, du fait des iles grecques, tout comme de cette affaire de Chypre et des ressources gazières au large de ce même pays. L’application du droit de la mer, la délimitation des zones exclusives en Méditerranée orientale, ne jouent par ailleurs guère en sa faveur. Les événements qui se sont précipités ces derniers mois – les prospections gazières au large de Chypre, l’exploitation par Israël du gisement Leviathan, les possibilités par l’Égypte d’exploiter ce gisement énorme Zohr qui est le plus gros de la zone – ont accéléré ce sentiment. La Turquie est déjà enclavée par les îles grecques en Méditerranée, qui s’étendent jusqu’aux îles du Dodécanèse en mer Égée, c’est-à-dire pratiquement jusqu’au golfe d’Antalya.

Cet accord de zone exclusive avec le gouvernement libyen – qui est le gouvernement de Tripoli, théoriquement le gouvernement reconnu par l’ONU – apparaît comme un moyen pour la Turquie de se désenclaver et de créer une sorte de couloir entre la mer Égée d’un côté et de l’autre côté, les délimitations de zones exclusives liées au gaz au large de Chypre, du Liban, de l’Égypte et d’Israël. 

L’objectif de désenclavement apparait comme sous-jacent de la stratégie turque, malgré l’existence de débats sur la légalité de cette délimitation comme d’ailleurs sur les autres partages qui ont eu lieu. 

LVSL – Qu’en est-il de l’accord militaire ? 

J.M – Ce deuxième accord vise à soutenir le gouvernement de Tripoli. Il donne la possibilité au pouvoir turc d’envoyer des troupes. Il existe pourtant une différence assez notable entre la possibilité d’envoyer des troupes et le faire. Pour l’instant, la marge n’a pas encore été franchie même si la Turquie a envoyé des supplétifs syriens qu’elle avait utilisés lors de ses interventions en Libye.

Pour Fayez el-Sarraj, la situation apparait extrêmement difficile. Il est sous la pression des troupes du général Khalifa Haftar qui sont aux portes de Tripoli. Si le gouvernement de Fayez el-Sarraj tombe, l’accord maritime sera de facto rendu caduc. Il existe donc cette volonté, chez les Turcs, de soutenir le gouvernement de Fayez el-Sarraj afin de garantir cet accord maritime et les positions de la Turquie dans la région. 

Par ailleurs, les adversaires de Fayez el-Sarraj, c’est-à-dire les Émirats, l’Égypte, voire des pays européens comme la France, sont aussi les adversaires de la Turquie. Une rivalité très forte s’est installée en Libye, entre la France et la Turquie. Le souvenir de l’intervention franco-britannique en 2011, qu’elle avait très mal acceptée, est particulièrement âpre. Or la Turquie avait des positions économiques très fortes en Libye avant les printemps arabes, qu’elle espère reconquérir après la fin de la guerre civile en négociant avec Fayez el-Sarraj. 

La Turquie a aussi cherché à exporter le processus d’Astana en Libye, c’est-à-dire en passant un accord avec la Russie ou tout au moins en négociant avec Moscou, bien que celle-ci d’ailleurs soutienne le général Haftar. Pour l’instant, la Turquie se retrouve dans une position presque similaire que ce soit en Syrie ou en Libye, ce qui illustre les limites de cette manœuvre. Néanmoins, Recep Tayyip Erdogan a annoncé il y a peu, la tenue d’un sommet le 5 mars, entre la Russie, la Turquie, l’Allemagne et France. C’est un schéma qui avait déjà été proposé par la Turquie il y a un ou deux ans et qu’elle ressort à cette occasion. 

À l’heure actuelle, la situation est donc délicate puisque la Turquie est dans une relation de plus en plus tendue avec la Russie. De plus, les Européens sont intéressés tant par le dossier libyen que par le dossier syrien, pour des raisons principalement stratégiques et migratoires. Toutefois, il n’est pas sûr qu’ils s’engagent dans ce processus, avec autant de vigueur que ne le souhaiterait la Turquie. 

En même temps, la relation turco-américaine et plus précisément la relation entre Donald Trump et Recep Tayyip Erdogan n’est pas rompue. En Syrie et en Libye, il existe un rapprochement des points de vue parce que les Américains ont soutenu la Turquie sur Idlib et qu’à l’heure actuelle, ils discutent avec le gouvernement de Tripoli. Les Américains, quoi qu’il en soit, ont des positions très complexes sur les deux dossiers, même s’ils ne sont pas complètement hors du jeu. 

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L’ancien Secrétaire à la Défense, Jim Mattis, avec Fayez al Sarraj. @ Brigitte N. Brantley

 

LVSL – Les ambitions de la Turquie vont au-delà de la Méditerranée, plus précisément au Soudan ou en Somalie. Que cela vous inspire t-il ?

J.M La Turquie s’est beaucoup investie en Somalie et au Soudan. Au Soudan, elle a été très proche de l’ancien gouvernement, c’est-à-dire du président soudanais, Omar el-Béchir, qui a été renversé l’année dernière par l’armée. Depuis ce coup d’État, elle a perdu des positions. Par ailleurs l’Égypte, les Émirats, l’Arabie Saoudite ont vu d’un mauvais œil cette forte présence turque. On constate ainsi qu’il y a une contre-offensive justement de ces trois acteurs, parce que le renversement de l’ancien président soudanais a permis de casser cette logique de coopération turco-soudanaise. 

Les difficultés du gouvernement Fayez el-Sarraj mettent les positions turques dans cette zone de l’Afrique à rude épreuve. C’est pourquoi, plus généralement, en Libye et au Soudan, la Turquie joue une partie notable de son influence dans la zone. 

LVSL – Membre de l’OTAN, la Turquie multiplie les palinodies à l’égard de la Russie. Est-ce que les intérêts économiques et géopolitiques de la Turquie vont la pousser à se rapprocher progressivement de la Russie ? 

J.M – La situation apparait actuellement tendue avec la Russie. Un rapprochement a été effectué pour expulser les occidentaux du débat syrien et des questions régionales (avec le processus d’Astana). Le paradoxe pourtant est qu’aujourd’hui, la Turquie sollicite les États-Unis sur Idlib, voire sur la Libye. 

Ces relations ne sont pas rompues parce qu’il ne faut pas l’oublier que cette relation est construite désormais sur un ensemble de liens qui n’ont eu de cesse de se développer au cours des dernières années. Ce sont des liens d’abord économiques, plus précisément énergétiques, avec l’alimentation de la Turquie en gaz russe. L’accord créant le gazodoc Turkish Stream est à ce titre important puisqu’il évacue le gaz russe vers l’Europe par le Sud passant par la Turquie, et qui donc permet d’éviter l’Ukraine. Ce type d’accord, conclu sur plusieurs dizaines d’années, est un engagement à long terme, très stratégique pour la Turquie mais aussi pour la Russie. La Turquie, quoi qu’il en soit, est un client important en termes de gaz. Pour preuve, en 2015, lorsque Ankara a battu un avion russe, jamais Moscou n’a menacé la Turquie de lui couper le gaz. Il existe dès lors une coopération inter-dépendante en matière énergétique sur le plan du gaz et de l’énergie nucléaire parce que la Russie construit la première centrale nucléaire turque. 

Il faut ajouter, ces derniers mois, l’acquisition par la Turquie de missiles russes S400, des missiles de défense aérienne. En définitive, on remarque un certain nombre de dossiers sensibles où Russes et Turcs sont liés, ce qui probablement explique que cela soutienne des relations politiques qui peuvent parfois être tendues.

LVSL – Le président turc est confronté à des difficultés économiques mais aussi électorales. Par cet expansionnisme à tout va, ce va t-en guerre, Erdogan ne cherche-t-il pas à reconquérir l’opinion publique et notamment les ultra-nationalistes du MHP (Parti d’action nationaliste) ?

J.M – En partie, oui. Pour se maintenir au pouvoir, élargir sa base électorale ou en tout cas la sécuriser, R. Tayyip Erdogan avait deux options : soit de s’allier avec les kurdes du HDP (Parti démocratique des peuples) soit de s’allier avec les nationalistes. Depuis 2015, il a fait le choix de s’allier avec les nationalistes et les ultra-nationalistes. Il est donc normal qu’il mène des politiques, sur ce plan-là et sur le plan international, qui satisfont les nationalistes. Maintenant, ces raisons domestiques jouent un rôle mais n’expliquent pas tout. 

LVSL – Vous évoquez dans un article de la revue « Moyen-Orient » cette tendance du pouvoir à restructurer un héritage ébranlé par de multiples phénomènes. Erdogan par exemple exalte un passé qui est mythifié par les Turcs devant redevenir, selon vos termes, fiers de leurs ancêtres ottomans. Il célèbre en autres aussi depuis 2015 l’anniversaire de la prise de Constantinople dans le quartier de Yenikapi. Récemment, l’historien ottomaniste Olivier Bouquet, dans une tribune au Monde, évoque la justification par Erdogan au nom du passé de l’intervention turque en Libye. Que dire de cette utilisation de l’Histoire, selon vous, par le pouvoir turc ? 

J.M – Il est aisé de retrouver dans la pratique du pouvoir de Recep Tayyip Erdogan, ce souvenir de la puissance du passé. Rappelez-vous que lorsque la Turquie est intervenue en Libye, certains ont pu affirmer “mais que fait-elle là-bas ?” Il ne faut pas oublier pourtant que la Turquie a été pendant plusieurs centaines d’années sur ses terres en Libye et qu’elle en a été expulsée que par la guerre tripolitaine en 1911. Il existe, dans la politique étrangère du président turc, cette idée qu’il a exprimé d’ailleurs en Méditerranée orientale qui est peu ou proue la suivante : nous sommes une puissance régionale et on ne peut pas nous ignorer. Cette idée précise, que, en Syrie, en Libye ou en Méditerranée orientale, les Turcs ont leur mot à dire sur tous ces dossiers. Dans le contexte actuel, on peut mobiliser l’Histoire. Erdogan sait très bien le faire : il le fait pour légitimer cette présence turque notamment sur tous ces terrains d’actions. 

LVSL – L’armée turque reste largement ébranlée par le dernier coup d’État. L’AKP aime par exemple, dans ses meetings électoraux, mettre en valeur par des clips, la modernisation de son armée. Qu’en est-il vraiment ? La Turquie a-t-elle les moyens de ses ambitions ?

J.M – La Turquie est une économie émergente. Il est vrai que les résultats économiques des dernières années ont été plus difficiles, plus poussifs mais elle reste dans les vingt grandes économies mondiales. 

L’armée turque est une armée puissante même si elle a été entamée techniquement par le coup d’État. Cependant, il ne faut pas oublier qu’une des forces de l’armée turque reste sa production d’armements nationaux – qui ne la met pas complètement à l’abri des embargos toutefois. Elle utilise ainsi très largement des armements qui sont les siens, ce qui la rend de plus en plus autonome.

Il peut y avoir des ambitions qui vont au-delà des capacités de la Turquie en particulier sur cette affaire libyenne. Si l’intervention turque en Syrie a été relativement simple à faire sur le plan opérationnel, du fait du caractère transfrontalier de l’opération, une intervention en Libye serait plus compliqué, eu égard aux moyens logistiques à déployer. L’épisode d’Idlib illustre cette idée que la Turquie est une puissance dans la région, mais dont les moyens peuvent s’avérer limités à la fois matériellement mais aussi stratégiquement. En Syrie, l’intention ultime de la Turquie n’est pas d’affronter la puissance russe. Si sa position économique actuelle et les moyens militaires dont elle dispose lui permettent de peser plus sur la scène internationale qu’auparavant, elle est confrontée à certaines limites.

Les Kurdes, éternels instruments des grandes puissances

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Un défilé de soldats du YPG. @Kurdishstruggle

Comment les fers de lance de la lutte contre l’État islamique ont-ils pu être abandonnés à leur sort ? Posée de cette manière, la question ne permet pas de comprendre la manière dont la question kurde s’insère dans les agendas des grandes puissances. Les populations kurdes, à tendance séparatiste, rétives aux constructions nationales irakienne, syrienne ou turque, installées sur d’abondantes ressources naturelles et dans des zones stratégiques capitales, représentent des moyens de pression idéaux pour les grandes puissances – qui instrumentalisent avec cynisme la cause kurde pour faire prévaloir leurs intérêts dans la région.


Considérer les Kurdes comme une entité culturelle homogène, qui serait habitée par la conscience d’appartenir à un seul et même peuple, n’aide en rien à comprendre les enjeux qui traversent cette question. D’un nombre d’au moins 35 millions, descendants des tribus indo-européennes installées depuis 4000 ans au Proche-Orient, les Kurdes sont, loin de l’image que l’on s’en fait, un peuple divisé en plusieurs groupes linguistiques (on y parle sorani, kurmandji, gorani, zaza) mais aussi confessionnels (il existe au sein des Kurdes des alévis, des yézidis, des chiites). Surtout, ils sont dispersés entre quatre pays : l’Iran, l’Irak, la Syrie et la Turquie. Une série de facteurs qui apparaissent comme autant de freins au nationalisme kurde. 

Les territoires du Kurdistan syrien, irakien et turc abritent d’importantes ressources naturelles et constituent de ce fait des zones stratégiques d’une importance capitale pour ces États. Comme l’a montré le géographe Fabrice Balanche, au Rojava, la zone située à l’est de Deir el-Zor – à proximité de la frontière irakienne – contient une quantité considérable d’hydrocarbures ; 50% du pétrole de Syrie y serait produit. Cet espace a également constitué, au début de la guerre civile, le grenier à blé de la Syrie. Sur les zones kurdes de Turquie, Ankara contrôle différents amonts dont celui de l’Euphrate et du Khabour, indispensables à l’irrigation. Le territoire kurde d’Irak abrite quant à lui un tiers des ressources pétrolière du pays, exploitées par des compagnies étrangères – notamment la compagnie russe Rosneft. Cette abondance de ressources permet de comprendre pourquoi les États turc, syrien et irakien ne souhaitent aucunement l’apparition d’un Kurdistan indépendant ; elle explique également l’ingérence d’une multiplicité d’acteurs internationaux.

La genèse des États-nations qui abritent les populations kurdes permet également de comprendre pourquoi celles-ci sont loin de souhaiter unanimement leur indépendance ; elle a en effet été caractérisée par une volonté d’homogénéisation culturelle calquée sur les groupes dominants. Pour le sociologue Massoud Sharifi Dryaz, « En général, dans ces pays, la manifestation de l’identité ethnique, linguistique, culturelle et religieuse des groupes minoritaires a été interprétée comme une attaque sérieuse qui compromet l’unité nationale, l’intégrité territoriale et la sécurité nationale ». La Turquie a expérimenté cela avec vigueur, dès 1923. Les Kurdes de Turquie, plus grande minorité non turcophone du pays, ont dû se plier à la politique nationaliste d’Atatürk et abandonner la perspective d’obtenir des droits particuliers. Si en Irak, la royauté au pouvoir – de 1932 à 1958 – ignore les Kurdes, en 1958, le nouveau régime gouverné par Qasim, à tendance communiste, s’appuie sur cette population pour combattre les baassistes. En 1968, dès l’arrivée du Parti Baas, les dirigeants au pouvoir promeuvent un nationalisme arabe, qui vise à unir tous les peuple arabes dans une seule nation. On retrouve la même configuration en Syrie dès 1963 avec l’arrivée du Parti Baas au pouvoir, puis en 1970 avec Hafez el-Assad, Président de la Syrie jusqu’en 2000. Les baassistes se sont attachés à mettre en avant « l’exception arabe sur les autres minorités ethniques », avec des mesures coercitives visant à réprimer l’affirmation de l’identité kurde, précise Massoud Sharifi Dryaz. Pour le sociologue français, « dans le cadre du système international des États-nations, les acteurs non étatiques qui défient le pouvoir politique dominant sont considérés comme une menace pour la paix, la sécurité et l’intégrité territoriale et la souveraineté des États ».

Nul ne s’étonnera, dans ces circonstances, que la déstabilisation du Moyen-Orient par les États-Unis à partir des années 1990 puis 2000 ait profité, à bien des égards, au mouvement kurde.

Carte réalisée en 2006 illustrant la vision du Moyen-Orient de Ralph Peters, ancien lieutenant-colonel membre d’un think thank néoconservateur. Source: Ralph Peters, “blood boders : how a better Middle East would look”, Armed Forces Journal, carte réalisée par Chris Broz.

Au Kurdistan irakien et syrien, d’éternelles divisions.

C’est dans ce contexte – mais aussi du fait du rapprochement turco-syrien (1) – que le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), fondé en 1978 en Turquie, juge opportun de changer radicalement de doctrine. En 1995, au cinquième congrès du PKK, les dirigeants dont leur leader Abdullah Öcalan abandonnent la revendication de l’indépendance d’un Kurdistan, pour privilégier l’autonomie démocratique au sein de la Turquie. Puis, dès 2003, à la faveur de l’intervention en Irak et de la guerre civile syrienne en 2011, le PKK opte pour une régionalisation de la cause kurde (2). Avec un agenda socialiste, communaliste et libertaire – dans une région marquée tant par des régimes autoritaires que par la prédation des entités économiques multinationales -, la principale organisation kurde mise alors sur l’effondrement des États d’Irak et de Syrie en s’appuyant sur ses « organisations sœurs ». Le Parti de l’Union Démocratique (PYD) syrien a lui aussi fait de l’autonomie démocratique – par le biais d’institutions parallèles capables de concurrencer celles de l’État en place – un de ses fondements.

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À côté de soldats des Unités de résistance de Sinjar, le portrait d’Abdullah Öcalan, l’un des fondateurs du PKK. @ Kurdishstruggle

Les interventions en Irak et la guerre civile en Syrie ont aussi accéléré le processus d’autonomisation du mouvement kurde, tout en le poussant paradoxalement dans une logique de fragmentation. Après la guerre en Irak, en 2003, les États-Unis font endosser aux nationalistes kurdes irakiens le rôle de partenaires. Profitant de cette situation nouvelle, les dirigeants de ce Kurdistan irakien décident alors de ne plus se focaliser sur la lutte kurde dans les pays voisins. Selon le sociologue franco-kurde Abel Bakawan, « La « carte du Kurdistan » n’était plus commune à tous, car le Kurdistan du GRK s’arrêtait bien à la frontière de la Turquie, de l’Iran et de la Syrie. Le combat des Kurdes d’Irak ne se livrait plus pour l’intégration de Mahabad (Iran), de Diyarbakir (Turquie) et de Qamichli (Syrie) à la carte du Kurdistan du GRK.» Cette stratégie s’avère fructueuse et le Kurdistan irakien a pu acquérir une véritable autonomie – certes en partie acquise dès 1991 via le concours de la puissance américaine – en se dotant en 2005 d’une région fédérale reconnue dans la Constitution irakienne. Estimant que leurs revendications ont été suffisamment prises en compte et voyant la situation se dégrader grandement en Syrie, la majorité du mouvement kurde irakien ne souhaite guère s’étendre au delà du territoire du Gouvernement du Kurdistan Irakien (GRK). Un indicateur, s’il en est, que l’idée d’un État kurde est loin d’être unifiée et monolithique. 

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Carte issue d’un reportage de France 24 intitulé 24 HEURES À ERBIL. Au nord, en violet le Gouvernement régional du Kurdistan, avec comme capitale Erbil. En blanc, le pouvoir central irakien avec comme capitale Bagdad. Capture / @France24

En Syrie, les Kurdes sont résolument divisés. Les populations kurdes ne sont pas uniformément réparties sur le territoire ; selon la politologue syrienne Bassma Kodmani, ils seraient plus d’un millions entre Damas et Alep, et le reste dans le Nord-Est Syrien. C’est à la faveur du retrait volontaire en 2012 des troupes de Bachar el-Assad des provinces Nord et Nord-Est syriennes qu’est formé le Rojava (nommé en septembre 2018 AANES, pour “Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie”). Dans cette zone, on retrouve environ un million de Kurdes, dont de nombreux partisans du PYD – fondé en 2005 par certains militants du PKK turc. Le Rojava n’est pas pour autant un bloc homogène puisque les Kurdes y côtoient des Assyriens et des Arabes. La lutte contre l’État islamique constitue la raison d’être de la branche armée du PYD, les Unités d’élites de protection (YPG), auxquelles s’ajoute la brigade féminine des Unités de protection de la femme (YPJ).

Le 23 mars 2018, à Baghouz, les Forces Démocratiques Syriennes (FDS), dont beaucoup de combattants sont des Kurdes, mettent fin au Califat de l’ÉI, après des mois d’une âpre bataille. Les nombreuses victoires acquises par les Kurdes ne doivent cependant pas voiler une réalité essentielle : celle de l’impotence des forces armées kurdes. Si les Kurdes possèdent une longue tradition guerrière et excellent largement dans l’art de la guérilla, leurs forces armées sont cependant caractérisées par un sous-équipement chronique. Sans un soutien occidental appuyé, leur efficacité militaire aurait été bien moindre.

L’obsession turque face à la question kurde

L’intervention turque du 9 octobre dernier, approuvée un bref temps par le président américain Donald Trump, avait pour objectif de briser la stratégie transnationale des Kurdes, sur fond d’enjeux électoraux internes (3). Depuis que le PKK a déclaré la guerre à l’État turc en 1984, les gouvernements n’ont eu cesse de vouloir endiguer toute menace (4), Ankara voyant dans le PYD syrien une émanation du PKK. Le 24 août 2016, avec l’opération « Bouclier de l’Euphrate » en Syrie, la Turquie décide de chasser Daech de la rive occidentale de l’Euphrate et d’empêcher le PYD de s’y installer.

Erdoğan lance alors, avec l’aval de Moscou, l’opération « Rameaux d’Olivier » qui débouche sur la bataille d’Afrin, visant une nouvelle fois le PYD. Finalement, avec l’opération « Source de paix », lancée le 9 octobre et terminée le 22 octobre, Erdoğan a de nouveau cherché à affaiblir le PYD et à sécuriser la partie orientale de la frontière syrienne. Une réussite relative, puisque le Président turc, qui avait présenté à l’ONU son plan d’installation d’un million de réfugiés Syriens dans cette poche de de 480 kilomètres de long, ne garde finalement la main que sur une zone longue de 120 kilomètres et large de 32 kilomètres.

Si la Turquie se réjouit de l’opération « Source de Paix », elle a pourtant multiplié les échecs en Syrie. L’instauration d’un régime à tendance islamiste, qu’elle appelait de ses vœux, a échoué. Le pays, qui s’est engouffré dans les affres d’une crise économique profonde, doit absorber dans le même temps trois millions de réfugiés syriens. Sans oublier que l’attitude pour le moins permissive de l’administration turque à l’égard des djihadistes étrangers qui ont rejoints les camps d’al-Nosra et de l’État islamique a largement favorisé l’entrée en scène des milices des YPG.

https://www.arte.tv/fr/videos/086138-003-F/arte-regards-que-vont-devenir-les-detenus-combattants-de-l-ei/
Carte issue d’un documentaire d’ARTE regards, intitulé “Que vont devenir les détenus combattants de l’ÉI ?” En vert est matérialisée la zone tampon que le Président turc Recep Tayyip Erdogan veut instaurer. Capture / @Arte

La Syrie, précurseur d’un Moyen-orient « post-américain » ?

Donald Trump met quand à lui fin à une longue coopération avec les Kurdes, que les États-Unis ont pourtant abondamment aidés, notamment durant la bataille de Kobané. Un revirement qui ne surprendra guère ceux qui se sont penchés sur l’histoire tumultueuse des relations entre les Kurdes et les États-Unis. Après le déclenchement de la rébellion kurde de septembre 1961 dirigée contre l’État irakien, les États-Unis choisissent de ne pas intervenir, se rangeant de facto dans le camp de Bagdad. Tout change lorsqu’en 1968 Ahmad Hassan al-Bakr et Saddam Hussein prennent le pouvoir et se rapprochent de Moscou. Washington décide alors d’aider militairement les Kurdes, afin de conserver son hégémonie intacte dans la région. Une aide à laquelle les États-Unis mettent fin en approuvant les Accords d’Alger du 6 mars 1975, qui sonnent la fin du projet d’autonomisation des Kurdes irakiens.

De la même manière, en l’espace de quelques jours, Donald Trump est parvenu à approuver la décision turque d’intervenir au Rojava avant de sanctionner Ankara pour cette même intervention. Un tel revirement était prévisible. Le soutien américain aux entités kurdes d’Irak et de Syrie a envenimé les relations avec la Turquie.

Faut-il voir dans la décision de Donald Trump le souhait de maintenir une présence militaire, directe ou indirecte, dans la région ? Une telle motivation irait à l’encontre de la critique des endless wars, que le candidat Trump n’a cessé de marteler durant la campagne présidentielle et que la plupart des médias considèrent encore comme étant à l’origine de nombre de ses décisions politiques. En réalité, par-delà les discours et les cérémonies officielles, la politique étrangère américaine est marquée par un expansionnisme sans précédent depuis l’ère Bush et caractérisée notamment par une hausse considérable des sanctions économiques, ainsi qu’une augmentation faramineuse du budget militaire. La dimension isolationniste de l’agenda de Donald Trump au Moyen-Orient doit donc être considérablement relativisée. Le Secrétaire à la Défense Mark Esper a d’ailleurs déclaré que les Américains resteraient présents en Syrie, non loin de Deir ez-Zor, pour aider les FDS à protéger les puits de pétrole face à l’Etat islamique.

Trump maintient ainsi sa politique de palinodies et de revirements à l’égards des Kurdes syriens et du gouvernement turc, s’alliant avec les uns et les autres au gré des circonstances. Michael Klare, professeur au Hampshire College, l’a résumé de façon limpide : « « L’Amérique d’abord », et tous les autres pays appréciés en fonction d’un seul critère : représentent-ils un atout ou un obstacle dans la réalisation des objectifs américains fondamentaux ? ».

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Le Président américain Donald Trump en compagnie de son homologue russe Vladimir Poutine lors du G20 à Osaka. @ TheKremlin

Le moment Poutine

Alliée historique de Damas, la Russie a porté en Syrie son implication à des niveaux inégalés (5). Les dirigeants russes, à l’instigation de Bachar el-Assad, ont décidé d’intervenir en Syrie. Pour Vladimir Poutine, il fallait à tout prix éviter un scénario à la libyenne, marqué par une désintégration de l’appareil étatique. Le chef d’État russe avait également en tête la lutte contre le terrorisme. Un spectre hantait toujours les plus hautes sphères, celui de la vague de terreur qui a frappé la Fédération de Russie durant les deux guerres de Tchétchénie. Pour le Kremlin, la perspective d’un déferlement de combattants russophones venus rejoindre les rangs des organisations terroristes n’était pas à exclure. Elle s’est matérialisée lorsque plus de 5000 russophones, provenant principalement du Caucase du Nord et du reste de la Russie, se sont rendus en Syrie pour y combattre.

Finalement, le 30 septembre 2015, la première opération armée de Moscou en dehors des frontières de l’ex-URSS depuis 1979 est lancée. La Russie aura tout au long du conflit usé d’une fine stratégie géopolitique, prenant en compte le mauvais souvenir de l’intervention afghane de 1979 mais aussi celles des États-Unis en Irak et Afghanistan. Bien qu’elle ait terni son image sur la scène internationale en raison des bombardements meurtriers sur Alep, cette intervention lui a permis une victoire à moindre coût, sans enlisement.

Moscou a par ailleurs entretenu des relations globalement bonnes avec les Kurdes. Le conflit syrien n’a guère changé le donne, même si la Russie a pu faire pression sur l’AANES et les FDS afin qu’ils abandonnent leur alliance avec Washington. Si les relations entre la Russie et les Kurdes ont connu des refroidissements (lors de la bataille d’Afrin, les Russes ont donné le feu vert aux Turcs pour intervenir), le gouvernement russe a porté la cause kurde au forum d’Astana en janvier 2017, évoquant la perspective d’une « autonomie culturelle ». Avec l’accord du 22 octobre 2019, les dirigeants russes sont parvenus à stopper l’intervention turque, ce qui continue de démontrer leur faculté à déterminer les orientations en Syrie.

Quels arguments les représentants du Rojava peuvent-ils avancer pour accéder à une forme d’indépendance ou d’autonomie, hormis la nécessité de devoir anéantir l’État islamique ? Au confluent de divers États-nations bien décidés à garantir leur souveraineté, lieu d’abondantes ressources, il est destiné à jouer les subalternes. Une situation qui satisfait les grandes puissances, qui s’appuient sur les Kurdes au gré de leurs intérêts. La déstabilisation du Moyen Orient qui a conduit à la désintégration de la Syrie et de l’Irak aurait pu constituer la première étape vers la constitution d’un État kurde ; il n’en a rien été. Aujourd’hui, seul le Gouvernement du Kurdistan irakien semble tenir, même si le référendum d’indépendance organisé par Erbil a provoqué l’ire de Bagdad (6). Un Kurdistan irakien qui a mis de côté toute idée de solidarité avec son voisin syrien, le laissant en proie aux agendas des puissances locales et mondiales…

 


1. Le 20 octobre 1998, la Syrie déclare retirer son soutien au PKK et Abdullah Öcalan est expulsé de Syrie pour être remis aux autorités turques. La principale organisation kurde a alors largement craint pour sa survie.

2. Voir le très bon livre d’Olivier Grojean, La révolution kurde, le PKK et la fabrique d’une utopie, publié en 2017 aux Éditions La Découverte.

3. Sur l’action de la Turquie en Syrie et particulièrement sur l’instrumentalisation des enjeux de politiques internes, l’article de Jean-Paul Burdy intitulé « La Turquie d’Erdoğan dans un environnement régional recomposé » et paru dans le numéro de novembre-décembre 2018 de Questions internationales, apparaît fondamental.

4. Sur un récit exhaustif de la guerre en Syrie et de l’implication des grandes puissances, on conseillera l’excellent dernier livre de Gilles Kepel, Sortir du chaos, les crises en Méditerranée et au Moyen Orient, paru en 2018 aux Éditions Gallimard. 

5. Un exemple tout récent le donne à voir : le lancement de l’opération « Griffe », en mai 2019, visant à affaiblir le PKK au Nord de l’Irak.

6. Bagdad a par ailleurs repris dans le même temps la province pétrolifère de Kirkouk, ce qui montre une nouvelle fois l’importance des ressources naturelles dans la question kurde.

7. En 2017, Erbil a organisé un référendum d’indépendance, approuvé à 92% par les Kurdes irakiens en 2017. Cependant, le pouvoir central a brisé toute velléité d’émancipation en refusant de reconnaître le référendum d’indépendance.

« On a souvent affirmé avec excès qu’il n’y avait pas d’alternative au parti d’Erdogan » – Entretien avec Jean-François Pérouse

Meeting organisé par Erdogan © The Independent

Les élections municipales turques révèlent la fragilité de l’hégémonie d’Erdogan. C’est seulement deux semaines après les élections que Ekrem Imamoglu, le candidat du principal parti d’opposition, a été déclaré vainqueur à Istanbul, mettant fin à quinze ans de gestion AKP, le parti au pouvoir. LVSL a rencontré Jean-François Pérouse, géographe urbain et turcologue, qui arpente la Turquie depuis les années 90. Il est l’auteur d’Erdogan. Nouveau père de la Turquie ? (Ed. Nouvelles François Bourin, 2016) et d’Istanbul Planète : La ville-monde du XXIe siècle (Ed.La Découverte, 2017). Il revient sur les élections municipales, qui furent le dernier scrutin avant 2023. L’occasion de dresser un panorama de la vie politique turque. Entretien réalisé par Clément Plaisant et retranscrit par Adeline Gros.


LVSL – Que nous révèlent ces élections de l’opposition à Erdogan et de l’état du rapport de force ?

Jean-François Pérouse – On a bien souvent affirmé avec excès, en Europe occidentale, qu’il n’y avait pas d’alternative à l’AKP. Mais il existe un potentiel dans l’opposition. Lorsqu’on analyse les résultats de ces élections dans le détail, on s’aperçoit que partout où il y a eu des luttes sociales sur les lieux de travail, des luttes écologistes contre des projets de centrales hydroélectriques, il y a eu un empowerment in situ des populations. Il existe donc un réel espoir, que l’opposition peut canaliser si elle intègre les dynamiques – féministes, environnementalistes, urbaines… – d’opposition à Erdogan.

LVSL – Erdogan est mû par une mission civilisatrice de modernisation, preuve qu’il n’est pas aussi éloigné d’Atatürk, comme certains l’affirment. Ce discours porte-t-il toujours ? 

JFP – L’économie turque est devenue dépendante de l’extérieur, pour obtenir des liquidités comme pour ses exportations. La situation économique est donc liée à la crédibilité de la Turquie à l’échelle régionale et internationale. Si cette position se dégrade, cela influe aussitôt sur les grands équilibres de l’économie. L’AKP est un parti fondamentalement libéral, constitué d’entrepreneurs qui exaltent la réussite, les initiatives privées, et qui naturalisent ainsi les différences de positions socio-économiques, glorifiant le succès personnel et le profit individuel, sans grand souci de la redistribution entre le capital et le travail.

Cette dépendance accrue de la Turquie à l’égard des marchés internationaux s’est donc faite au détriment d’un acteur qu’on a peu vu dans le débat mais qui est pourtant fondamental : ce sont les forces laborieuses de Turquie. Leur situation connaît des difficultés, du fait de la dégradation de la situation économique : inflation, renchérissement de la vie quotidienne de produits de première nécessité, etc. Ces difficultés sont aussi le produit de salaires très peu élevés, qui sont eux-mêmes la conséquence de la place de la Turquie dans la division internationale du travail : ce qui fait l’attractivité de la Turquie, ce sont ses bas salaires, la docilité de se main-d’œuvre et son faible taux de syndicalisation. Pour sortir des difficultés économiques actuelles, on peut imaginer que le parti au pouvoir imposera un durcissement de ces règles ultra-libérales. 

LVSL – On a beaucoup attaqué Erdogan sur son bilan en matière d’économie. Celui-ci est donc globalement négatif ?

JFP – C’est ambivalent. On a attaqué Erdogan sur son bilan, mais celui-ci se défend en mettant en avant l’entrée de la Turquie dans le club des dix premières puissances économiques prévu à l’horizon 2023. C’est un objectif qui apparaît compromis. La détérioration de la situation économique a certainement joué dans la dés-adhésion d’une partie de l’électorat traditionnel de l’AKP. Paradoxalement, c’est dans les zones où ils pensaient exceller que le désamour s’est produit.

L’option qui a été privilégiée par le régime, celle d’une économie rentière et exportatrice, s’exerçant au détriment du marché intérieur et de sa production agricole, a échoué. Les produits agricoles de première nécessité sont pour la plupart à présent importés, ce qui contribue à enrichir une caste intermédiaire. Ce mode de développement rentier fonctionne sur le court terme, et fragilise le pays en hypothéquant ses perspectives sur le moyen et long terme. La Turquie, en raison de la dégradation du climat politique, a été négligée par les investissements directs internationaux. La livre s’est dégradée, et dès lors la capacité pour les acteurs économiques turcs, comme pour l’État, d’emprunter sur les marchés internationaux, a été enrayée. Ce qui contribue à compliquer l’équation et à fragiliser ce qui faisait l’une des forces de l’AKP, abondamment instrumentalisée dans la communication du parti. 

Affiche de l’AKP, dans les rues de Bahçelievle, à Istanbul. © Clément Plaisant

LVSL – Les élections municipales turques, qui viennent d’avoir lieu, peuvent surprendre l’observateur français, car elles concernent plusieurs échelles. Ainsi, on ne vote pas uniquement pour le maire métropolitain ?  

JFP – Oui, il est très important de voir qu’il y avait quatre scrutins à la fois. Il y avait l’élection des maires métropolitains d’une part, l’élection des maires d’arrondissements puis d’autre part, celles des assemblées municipales des arrondissements, et l’élection des maires de quartiers. Avec ces quatre enjeux différents se rejoignent quatre logiques différentes dans les comportements des électeurs. On a noté des écarts assez sensibles entre, par exemple, le vote pour les assemblées municipales et le vote pour les maires, qui soient d’arrondissements ou métropolitains. De plus, le même système d’alliance n’était pas le même partout. Par exemple, le système d’alliance a fonctionné davantage pour les élections des maires. En revanche, il n’a pas fonctionné pour les élections des membres des assemblées municipales. 

LVSL – Il y avait donc différentes alliances ?

JFP – En effet, il y avait des alliances extrêmement complexes. Si on prend l’exemple d’Istanbul, on voit que si le parti pro-kurde (HDP) n’a pas présenté de candidat pour les élections du maire métropolitain, il en a présenté dans certains arrondissements. Là où il n’en a pas présenté, il faut remarquer un basculement en faveur du Parti républicain du peuple (CHP) qui a pu conquérir deux des arrondissements les plus peuplés d’Istanbul, à savoir Esenyurt et Küçükçekmece. 

LVSL – La plupart des élections en Turquie suscitent des critiques quant à leur régularité. Celle-ci ne semble pas échapper à cette logique, notamment au regard du déroulement de la campagne. Erdoğan avait ainsi deux casquettes : une de chef de parti et une de chef de l’État. D’autres aspects peuvent être soulignés : le temps de parole et les dépenses de campagnes. Comment voyez-vous cela ?

JFP – Cette campagne a été conduite d’une manière illégale. Tous les moyens de l’État, des collectivités locales, ont été investis pour la campagne de la coalition présidentielle. L’accès aux médias, notamment la radio et la télévision publique, ne s’est pas fait de manière très égalitaire. Par ailleurs, il faut souligner qu’un parti n’a pas vraiment pu faire campagne puisque nombre de ses députés et de ses cadres sont en prison. 

Il s’agit ainsi d’une campagne orchestrée par le parti-État mais qui, néanmoins, a pu se dérouler sans trop de dérapages. A la fin, toutefois, la dégradation du climat s’est ajoutée à une criminalisation de tous les partis d’opposition par la coalition présidentielle, à l’aide d’une rhétorique guerrière : Moi ou le chaos. En somme, on remarque une instrumentalisation de toutes les menaces possibles et imaginables pour bien influencer l’électorat. Malgré cela, une partie de l’électorat a fait preuve d’une relative maturité et n’a pas été abusée par ces arguments catastrophistes. Par ailleurs, pour finir, le dernier grand meeting du dimanche 25 mars a suscité des craintes, notamment à cause du ton employé par les chefs des deux partis de la coalition présidentielle.

LVSL – En 2014, les dernières élections municipales ont été envahies par les enjeux nationaux et internationaux. Est-ce encore le cas ? Comment les orientations géopolitiques d’Erdoğan contribue-t-il à solidifier son assise ?

JFP – Cette tendance s’est aggravée avec une campagne qui a tourné autour de la seule personne du chef du parti, qui a orchestré toutes les obsessions de ce leader politique soucieux de préserver sa position. Dans les premières déclarations, post-élections, Erdogan donnait un sens tout relatif au scrutin. D’une part, celui d’une ré-légitimisation en tant que président, d’une autre part, celle d’une  ré-légitimisation du Parti de la justice et du développement, comme le principal parti en Turquie. Surtout, en présentant des résultats globaux, qui ne tenaient pas vraiment compte des différences locales, les pourcentages qu’il a mis en avant n’avaient pas grand sens pour des élections locales.

LSVL – La coalition menée par l’AKP, le parti au pouvoir, a fait 52%. Ils sont majoritaires dans certaines villes et districts. Peut-on parler d’une d’une défaite cuisante ? 

JFP – Non, c’est exagéré. D’abord, l’alliance avec le parti d’extrême droite, MHP, s’est révélée indispensable. De ce point de vue, la stratégie de Erdoğan a payé pour sauver des positions importantes et maintenir sa situation de premier parti. Si on prend l’exemple d’Istanbul, sur 39 municipalités d’arrondissement, 23 sont aux mains de l’AKP, 1 aux mains du MHP, 14 seulement aux mains du CHP. Cela rejoint ce qu’on disait tout à l’heure sur la portée et la dynamique propre à chaque scrutin : on a pour la mairie métropolitaine, la coalition menée par le CHP qui est en tête alors que si on regarde les choses à l’échelle des arrondissements – Erdoğan a souvent tendance à regarder cette échelle – on peut comprendre que l’AKP maintient très largement ses positions puisqu’il perd des arrondissements mais il en gagne deux autres. Comme ce sont des arrondissements qui n’ont pas le même poids démographiques, cela joue. 

LVSL – Que dire du bilan de l’opposition ? Peut-on dire qu’il est positif compte tenu des circonstances de la campagne ?

JFP – Oui, même si ce n’est pas pour le CHP une percée spectaculaire. L’arme pour le CHP, ce sont finalement les alliances, celles qu’il a conclues et qui se sont révélées fructueuses. Cela lui permet de passer un certain nombre de seuils et de remporter un certain nombres de mairies importantes. Par ailleurs, il y a le facteur candidat. Pour Istanbul et pour Ankara, les choix des candidats furent bons, et les campagnes assez efficaces. Ils ont su parler à des groupes sociaux qu’auparavant le CHP lui même parvenait moins à toucher. Pour prendre l’exemple encore une fois d’Istanbul, Ekrem İmamoğlu, le candidat du CHP, qui provient d’un milieu modeste de la côte est de la Mer Noire s’est révélé être un choix très intelligent. Avec sa une personnalité pieuse, il a su toucher tout le monde. Il a eu cette capacité à sortir des milieux sociaux qui étaient les bases du CHP jusqu’alors. 

LVSL – Qu’en est-il du candidat de l’AKP pour Istanbul? 

JFP – Comme pour Ankara, je crois que les choix ont été très malheureux. Mais justement, cela révèle bien la logique de l’AKP, qui est centrale et partisane et non pas attachée aux candidats et à leurs capacités à convaincre un électorat local précis. Pour Istanbul, c’est un fidèle des fidèles qui était déjà dans l’équipe municipale de Erdoğan entre 1994 et 1998, en tant que responsable des transports maritimes, qui a ensuite été ministre des transports, puis Premier ministre et ensuite président de l’Assemblée nationale. Expérimenté certes mais dont la principale qualité était d’être un fidèle inconditionnel de Erdoğan et d’être erzincanlilar, du nom des habitants de ce département de l’est de la Turquie dont sont originaires un nombre très important de Stambouliotes. C’est une manière, par le biais de cette personnalité et de ses origines, d’actionner le levier des identités d’origines.

Le candidat de l’AKP à Istanbul, Binali Yıldırım. © Clément Plaisant

LVSL – Lors du référendum de 2017, l’AKP perd dans une partie assez précise, celle des grandes villes porteuses de richesses. N’a t-on pas finalement la même carte que lors de ce référendum ?

JFP – Cela se confirme effectivement. L’AKP perd le contrôle des principaux centres économiques de la Turquie – si Istanbul se confirme – Ankara, Antalya, Adana, Mersin. Un phénomène de ruralisation et de prolétarisation s’observe. Il perd ainsi le contrôle de ces centres de production, de décision, de gestion que sont Istanbul et Ankara. La carte des résultats les plus élevés fait apparaître une Turquie des petites villes ou des villes moyennes, qui ne sont pas très productives. Et en cela, il perd de ce qui faisait sa différence par rapport au MHP il y a encore 5 ans. Il se méhépéise d’une certaine façon.

LVSL – Pour le CHP, ce sera quelque peu compliqué à Istanbul. En termes de politiques urbaines, les deux partis se distinguent-ils vraiment? Y a-t-il finalement une différence entre l’AKP et le CHP en termes de politiques urbaines ou finalement tout est-il mis en place afin que tout change pour que rien ne change ?

JFP – Le CHP n’est pas un parti homogène, il est travaillé par des courants assez contradictoires. Il y a quand même au sein de ce parti des composantes qui sont plus sensibles aux questions environnementales, de justice spatiale et sociale en ville, et le choix du candidat à Izmir va dans ce sens-là. Le candidat du CHP était un ancien maire d’un arrondissement d’Izmir, Seferihisar, un maire qui s’est distingué justement par sa politique en matière de développement durable urbain, par une politique très novatrice. Il a, dans sa campagne pour le grand Izmir, prétendu généraliser à l’ensemble de l’agglomération ce qu’il avait expérimenté avec notamment sa sensibilité à la question de la sécurité alimentaire, des transports de nuit. Ce maire, Tunç Soyer, avait fait entrer Izmir dans le club assez fermé des Slow Cities européen. Ainsi, l’espoir est de mise pour Istanbul, surtout que le maire, qui est aussi un ancien maire d’arrondissement de Beylikdüzü, sans être aussi audacieux que l’ancien maire de Seferihisar à Izmir, paraît plus sensible à cette problématique. 

En outre, dans un certain nombre d’arrondissements qui ont été gagnés, le CHP a fait une campagne contre la transformation urbaine à tout crin, contre les politiques de grands projets pour davantage de prise en compte des attentes des citoyens pour la qualité de la vie. Il devra donc d’une manière ou d’une autre honorer ses promesses. Cela va être une tension qui va travailler le CHP, parti d’entrepreneurs, dans le style de l’ancien maire de Kadıköy qui a été un artisan de la transformation urbaine et très lié au milieu de la construction. Cette composante demeure mais elle peut être tempérée par une autre composante au sein de CHP.

LVSL – Concernant la gouvernance des villes, est-ce que cela ne va pas être compliqué pour le CHP avec l’AKP à Istanbul ? On sait que le président peut faire des décrets présidentiels pour ajuster à sa guise les budgets de la municipalité.

JFP – Il a même fait un certain nombre de déclarations plutôt inquiétantes dans ce sens, en disant qu’au-delà d’un certain montant d’investissements, la décision devra être soumise au président de la république donc on a déjà en définitif pour Istanbul cette désinstitutionnalisation des pouvoirs locaux. Elle est déjà entamée depuis les années 2010 sous des maires AKP. La logique centrale a déjà commencé à prévaloir au détriment des dynamiques locales. L’autonomie des pouvoirs locaux a été considérablement réduite déjà donc en définitif, ce ne serait que la poursuite de cette tendance déjà initiée. Avec ces deux piliers des politiques urbaines de l’AKP à l’heure actuelle qui sont d’une part les grands projets et d’autre part les transformations urbaines, et qui sont des politiques, par définition, définies au centre pour le centre et conduites par les administrations centrales. 

LVSL – Revenons un instant sur la situation du HDP. Leur situation n’est pas facile : ils ont eu des maires destitués, remplacés par des administrateurs locaux, ainsi que des membres emprisonnés. Comment s’en sortent-ils à cette élection?

JFP – Pour l’instant, 52 municipalités ont été gagnées, bien que des recomptes très musclés sont à noter, jouant souvent en défaveur pour ce parti. Néanmoins, un contre exemple est à souligner : Iğdır, à l’extrême est de la Turquie, qui s’enfonce en direction de l’Iran et de l’Azerbaïdjan. Cette enclave de l’Azerbaïdjan du nakhitchevan est un milieu de grands trafics internationaux. Il y a un enjeu qui est le contrôle de ces flux. Le HDP a ainsi récupéré, à deux ou trois voix près, ce point si stratégique.

Finalement, le HDP a deux fois moins de mairie qu’en 2014, avec des résultats extrêmement surprenants dans des villes qui ont été laminées en 2015-2016 comme Şırnak. Il y a ainsi lieu de s’inquiéter pour les pouvoirs locaux à l’est de l’Euphrate.  S’il y a une mobilisation autour d’Istanbul, on constate que c’est pour la défense des résultats, pour un recompte équitable. Mais à l’Est, c’est différent puisque c’est une région moins contrôlable par la société civile. Les citoyens ont une marge de manœuvre qui est beaucoup plus réduite par rapport aux institutions sécuritaires qui font encore le jeu politique.

LVSL – L’AKP est une machine électorale, ayant une stratégie bien définie avec notamment un contrôle de la distribution des ressources publiques avec la complicité d’un milieu. Ils s’appuient sur des acteurs sociaux parfois peu ragoutants comme Sandi Paker, qui est une figure de la pègre. Ces élections peuvent-elles ébranler ce système de l’AKP fondé sur l’encadrement de la population? 

JFP – Il y a des bastions sur lesquels peuvent se replier ces composantes troubles, en marge, qui constituent en quelque sorte l’AKP profond. Ils constituent l’articulation entre un État profond reconfiguré et l’AKP, dans une ville comme Sakarya, qui est un bastion. Ces forces occultes continuent à exister et sont dans une logique de revanche. Elles vont utiliser toutes les occasions pour tenter de conserver leur position et de faire en sorte que l’immunité, l’impunité qui pouvait prévaloir continue à prévaloir. Ce sont des acteurs qui se nourrissent de l’opacité. 

Turquie : le coût de l’oignon et de la souveraineté

Affiche post-électorale d’Erdogan “Merci Istanbul”. Ces grandes affiches étaient présentes dans toutes les grandes villes du pays. © Lavignon Blandine, juillet 2018

La Turquie traverse actuellement une “crise de l’oignon”. Si le mot prête à rire, il illustre la situation économique catastrophique de la Turquie actuellement. Le prix des aliments de base a flambé depuis un an, faisant de l’oignon un légume qui se vend à prix d’or. En août 2018, la livre turque a plongé à son plus bas niveau historique. Cet effondrement spectaculaire interroge sur la structuration de l’économie turque qui semble souffrir d’une crise depuis plusieurs années et ce malgré un taux de croissance relativement élevé. Au-delà de ces considérations, la situation turque questionne la souveraineté économique des pays face aux marchés.

Le 9 juillet 2018, le régime parlementaire turc est devenu présidentiel suite à la réforme constitutionnelle engagée par le président Recep Tayyip Erdogan. Ce dernier avait été réélu en juin sous les couleurs de l’AKP avec plus de 52% des voix. Le parti de la Justice et du développement (AKP), fondé en 2001, était à l’origine porteur d’un projet qui prétendait moderniser et démocratiser la Turquie. Néanmoins, le régime n’a fait que se durcir depuis son arrivée au pouvoir en 2002.

Si la situation turque est ordinairement analysée au prisme de son autoritarisme, il est pertinent d’analyser ses enjeux économiques sous-jacents. Pour moderniser la Turquie, l’AKP accélère l’entrée de la Turquie dans la mondialisation dès 2002. L’arrivée de capitaux étrangers permet dès lors une forte croissance économique (environ 8% par an entre 2002 et 2007) mais génère un déficit commercial récurrent, notamment du fait de sa dépendance énergétique. Ce choix économique implique un endettement extérieur de plus en plus important, ce qui rend le pays dépendant des entrées de devises étrangères. Une situation qui nécessite d’être attrayant pour les investisseurs avec des taux d’intérêts élevés. La hausse de taux d’intérêts entre en contradiction avec les ambitions souverainistes d’Erdogan, qui a besoin d’une croissance forte pour assouvir son rêve de grandeur.

La préoccupation de cette problématique est au centre de la réforme constitutionnelle, qui marque un changement important dans la structuration de l’administration économique. Le gendre d’Erdogan, Berat Albayrak, s’est vu nommer ministre des Finances et du Trésor. Le 10 juillet 2018, il a introduit des modifications dans le cadre législatif de la Banque Centrale, cherchant à limiter son indépendance. Désormais, le gouverneur et ses adjoints seront directement nommés par le chef de l’Etat. Ceci est interprété comme une remise en cause de l’indépendance de la Banque centrale par les investisseurs. La réaction des marchés ne s’est pas fait attendre et la livre turque a perdu 3,5% par rapport au dollar dans la journée. Alors que le résultat de l’élection était tristement considéré comme gage de stabilité économique, la restructuration du cabinet a semblé inquiéter les investisseurs puisque la chute de la livre turque s’est accélérée. L’agence de notation financière internationale Fitch Ratings a abaissé en juillet la note de la dette turque à BB. Cet abaissement de la note souveraine est symptomatique de l’inquiétude des marchés financiers concernant l’orientation des futures réformes.

Erdogan s’est en effet fait le chantre des taux d’intérêts bas, arguant du fait que les investisseurs ne devaient pas avoir la mainmise sur les orientations économiques turques. Le bras de fer avec les marchés financiers, et la chute de la lire, imputables à la crise diplomatique avec Washington cet été, ont modifié les visées présidentielles. Le président turc s’est vu finalement contraint par les marchés d’accepter une augmentation par la Banque centrale des taux directeurs afin de stabiliser provisoirement la livre turque sur les marchés des changes. Les investisseurs ont intérêt à ce que la Banque centrale ait des taux d’intérêts hauts puisque cela signifie une meilleure rémunération de leur capital. De l’autre côté, le gouvernement a besoin de la situation inverse pour encourager l’investissement turc et la consommation, et maintenir un haut niveau de croissance.

Les intérêts des investisseurs sont donc gagnants dans cette confrontation, notamment du fait de la dépendance turque aux entrées de devises en dollars, nécessaires pour financer la dette extérieure (cette dernière est passé de 118 milliards de dollars en 2002 à 430 milliards en 2018). La Turquie a pu néanmoins compter dans sa tourmente économique sur l’investissement de 15 milliards de liquidités d’aide à la stabilisation financière de la part du Qatar, son allié de longue date. La situation économique turque demeure cependant critique, et amène à s’interroger sur l’orientation de la politique macroéconomique turque. Le taux de croissance prévisionnel est de -0,7% pour le quatrième trimestre 2018. 

Aux origines de la dépendance aux marchés

À la fin des années 1970, la Turquie est influencée par le FMI et s’engage dans une libéralisation accélérée. Avant cela, les sources de financement extérieures étaient exclusivement publiques. La globalisation financière les rend alors privées. Cette orientation économique est poursuivie au gré des régimes, malgré une instabilité politique chronique. Le pays n’a jamais connu d’alternance politique sans coup d’État.

La volonté d’être une économie attractive est renforcée dès 2002 par la figure du conseiller diplomatique Ahmet Davutoglu, qui marque un tournant dans la place de la Turquie sur la scène internationale. Le pays entend alors s’imposer comme un acteur phare de son aire régionale, afin de devenir par la suite l’interlocuteur privilégié des grandes puissances. Si cette stratégie passe par une reconnexion diplomatique au Moyen-Orient et dans les Balkans, elle passe aussi par l’anticipation des attentes du FMI. Dès lors, l’orientation économique libérale turque doit lui permettre de devenir une puissance commerciale et diplomatique. Souvent citée parmi les économies émergentes, elle devient un pôle d’attractivité au Moyen-Orient où les investisseurs affluent.

Justifié par la nécessité d’intégration dans la mondialisation, la stratégie de faire reposer une part importante de son économie sur les débouchés extérieurs et sur l’apport de capitaux étrangers a conduit la Turquie à s’embourber dans une dépendance vis-à-vis des marchés extérieurs. En effet, les réformes économiques adoptées après 2001, ainsi que les réformes politiques liées au projet d’adhésion à l’Union européenne ont d’abord généré un afflux de capitaux étrangers, impactant de ce fait positivement la croissance turque, mais générant par là même une forte dépendance à leur égard. A contrario d’une adhésion classique à l’Union européenne, Nicolas Sarkozy et Angela Merkel envisageaient un « partenariat privilégié » avec la Turquie, qui aurait été profitable économiquement à l’Union européenne sans permettre à la Turquie de s’exprimer dans les instances européennes. Le commerce avec l’Union européenne est en expansion depuis 2001, et ce malgré les dérives autoritaires du régime. L’accord de libre-échange entre la Turquie et l’Union Européenne (AELE) s’est vu ainsi renforcé le 25 juin dernier avec de nouvelles dispositions qui visent à assouplir les obstacles tarifaires.  

Affiche post-électorale d’Erdogan “Merci Istanbul”. Ces grandes affiches étaient présentes dans toutes les grandes villes cet été.
© Lavignon Blandine// LVSL, juillet 2018

Les aspirations hégémoniques de la Turquie

Le tournant économique libéral de la Turquie s’est aussi vu structurer par la reconfiguration de l’espace patronal. Dès les années 80, l’action publique en Turquie a été menée en lien avec le milieu des affaires, particulièrement avec l’organisation patronale Tusiad. Cette dernière s’est imposée comme partenaire privilégié de la nouvelle logique exportatrice des réformes économiques. Le Tusiad représentait environ 50% des exportations turques. À ce titre, les entreprises du Tusiad ont bénéficiés de privatisations juteuses, par exemple dans le domaine de l’énergie pour l’entreprise Koç.

La stratégie hégémonique de l’AKP a conduit le parti à s’éloigner du Tusiad, progressivement mis au ban de la maîtrise du pouvoir économique. Le pouvoir a alors resserré ses liens avec le Mussiad, une organisation patronale islamique principalement composée de PME. Cette organisation est très présente à l’internationale. Contrairement au Tusiad qui s’était imposé comme interlocuteur au niveau européen, le Musiad tisse des liens dès ses débuts avec les pays du Moyen-Orient et d’Afrique subsaharienne. Le Musiad est aligné sur les valeurs gouvernementales et les promeut, en contrepartie de quoi l’organisation se voit octroyer un accès privilégié aux contrats publics. En témoigne la nomination de Bulent Aksu, directeur financier de Turkcell, dans le nouveau cabinet économique. L’attribution de marchés publics selon la préférence gouvernementale permet au pouvoir de s’assurer une mainmise sur des secteurs clefs, comme la presse. Ainsi, en 2017, 90% des tirages de journaux sont pro-gouvernementaux.

Le gouvernement d’Erdogan cherche aussi à moderniser la Turquie en développant une politique de grands travaux pour améliorer les infrastructures. En réalité, celle-ci consiste à multiplier les projets d’urbanisation pharaoniques. Ces projets ont pour but d’attester de la puissance de la Turquie en battant des records d’urbanisme. Le scénario est bien huilé : le gouvernement injecte des sommes impressionnantes dans le financement de vastes projets, vantés comme étant sans équivalents dans le monde. Les projets sont articulés autour de partenariats public-privé. Les groupes de BTP proches du régime sont avantagés lors des appels d’offres publics. Le Bosphore illustre cette stratégie, avec la construction de son troisième pont et d’un tunnel routier, projets respectivement d’environ 900 million et 1 milliards de dollars, et inaugurés en grande pompe en 2016.

Justifiés comme nécessaire à la croissance turque, certains projets ont des conséquences écologiques désastreuses qui suscitent des réactions d’une frange de la population. Ainsi, en mai 2013, le mouvement de Gezi naît de la lutte contre l’aménagement urbain du parc de Gezi d’Istanbul. La contestation se transforme par la suite en un vaste mouvement d’opposition au régime en place, et se voit réprimer violemment par celui-ci. La réaction répressive face à l’expression citoyenne souligne que cette politique urbaine n’est pas vouée à améliorer la vie de la population, mais bien à promouvoir la puissance du régime.

Par ailleurs, cette politique d’urbanisation à grande vitesse se fait parfois au détriment des conditions de travail des ouvriers qui paient le prix de cette course à la grandeur. Ainsi le 29 octobre, Erdogan inaugure le nouvel aéroport d’Istanbul, le plus grand du monde. Le régime vante l’impressionnant édifice construit pour 10,5 milliards d’euros, alors même que la Turquie traverse une crise du BTP. L’apparente réussite du projet masque une réalité plus sordide : au moins 30 ouvriers, selon les syndicats, sont morts du fait de l’enfer des conditions de travail sur le chantier. Ceux-ci furent contraints de travailler jusqu’à 90 heures par semaine pour respecter le rythme de construction imposé. L’agenda des grands chantiers du régime turc est ambitieux, et le respect de la cadence apparaît nécessaire à Erdogan quant à sa crédibilité à l’international.

L’ambition néo-ottomane freinée

La structure de l’économie turque explique son incapacité à équilibrer ses comptes extérieurs, ce qui rend son rythme de croissance tributaire des apports de capitaux étrangers, comme le souligne le dernier rapport de l’OCDE. Or, l’Union européenne n’apparaît plus comme le partenaire privilégié par excellence, du fait du tournant quasi anti-européen du régime. Souhaitant accomplir ses visées néo-ottomane, la Turquie développe donc ses échanges économiques avec les pays voisins. Cependant, cette volonté peut se retrouver facilement entravée, comme par exemple avec les sanctions étasuniennes envers l’Iran. L’Iran est un partenaire essentiel de la Turquie en ce qui concerne l’approvisionnement en énergie. La Turquie contourne régulièrement les sanctions internationales grâce notamment à des accords de Swap, mais le pays s’est déjà vu condamner par Washington.

La dimension idéologique des aspirations de la Turquie impacte ses orientations économiques. Autrefois puissance médiatrice au Moyen-Orient, la Turquie se mue en puissance interventionniste. Outre la catastrophe militaire et humanitaire qu’elle a généré, l’ingérence de la Turquie dans le conflit syrien, et les attentats subis en représailles ont eu d’importants coûts économiques pour le pays ; entre 2014 et 2016, les recettes touristiques sont passées de 29,5 milliards à 18,7 milliards de dollars. La Turquie, en voulant jouer sur tous les fronts, se retrouve confrontée aux limites de son interventionnisme et n’apparaît aujourd’hui plus comme un modèle pour le Moyen Orient.

L’écart entre le discours du régime sur la puissance turque et la situation économique du pays est de plus en plus flagrant. Le récit national se recompose depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP, qui promeut un modèle turc tout puissant, à même d’imposer ses intérêts économiques sur la scène internationale. La Turquie se voit cependant prise en étau entre les préoccupations des acteurs financiers et des grandes puissances, et sa volonté d’affirmer sa souveraineté dans un tournant qui peut être qualifié d’illibéral. L’analyse de la situation turque amène plus largement à s’interroger sur le conditionnement des économies nationales par le pouvoir des marchés. L’impossibilité actuelle de contrebalancer ce pouvoir par un substitut national semble isoler la Turquie dans un durcissement autoritaire du pouvoir de plus en plus inquiétant.

La montée de l’islamo-nationalisme en Turquie

Recep Tayyip Erdogan, le président turque en visite à Moscou. ©Kremlin

Lors des élections turques, la victoire d’Erdogan a retenu les attentions. Un autre élément n’a pas été assez noté : la montée de l’extrême droite turque « classique » et sa fusion progressive avec les islamistes. Par Augustin Herbet.


En effet, les élections de juin 2015 s’étaient traduites par une défaite pour les islamistes de l’AKP qui n’ont obtenu que 40 % des voix, un score bien en dessous de ceux des élections précédentes. Le HDP de gauche et pro-kurde avait franchi le seuil de représentativité des 10% nécessaires pour entrer au Parlement. Enfin, le CHP social-démocrate et kémaliste avait stagné alors que le MHP représentant l’extrême-droite nationaliste non-islamiste avait atteint 16%. Cependant, une coalition de l’opposition était impossible, le MHP étant viscéralement opposé à toute ouverture sur la question kurde (et trouvant déjà Erdogan pro-kurde). Une nouvelle élection eut donc lieu en novembre

Celle-ci intervint dans un climat de guerre entre l’Etat turc et le PKK. L’élection fut également marquée par une répression massive du HDP. L’AKP obtint la majorité des suffrages. Ahmet Davutoğlu devint premier ministre avant d’être déchu de son poste par Erdogan. En effet, celui-ci souhaite présidentialiser le régime turque. Pour cela, il lui faut une “super majorité” pour entreprendre une révision constitutionnelle. Il l’obtint en faisant alliance avec le MHP rassuré par la répression massive qui s’est abattue sur les régions kurdes depuis la reprise de la guerre avec le PKK. Les changements constitutionnels ont donc eu lieu. Le MHP s’est publiquement déchiré sur la question. Les votes « oui » lors du référendum n’ont représenté que 51,40% des votes montrant ainsi que la Turquie est totalement divisée entre une moitié pro-Erdogan et une moitié s’opposant à lui. C’est dans ce contexte que la répression massive contre l’opposition en Turquie s’est intensifiée après le coup d’État manqué imputé aux kémalistes.

Les nouvelles élections de 2018 ont donc été mises en place dans une logique plébiscitaire pour réassurer le pouvoir d’Erdogan. Ce dernier a construit une coalition électorale avec le MHP. Les dissidents du MHP ont lancé un nouveau parti appelé le Bon Parti (IYI Party). Libéral-conservateur, ce parti considère que la priorité est de lutter contre Erdogan. Aux élections de 2018, le MHP qui concoure dans l’alliance dirigée par l’AKP et, d’autre part, le IYI Party allié au CHP, obtiennent 20% en cumulant leurs scores. De plus, si Erdogan est élu dès le premier tour avec 52.59% des voix, l’AKP n’obtient que 42% des voix et n’a plus la majorité absolue. Il gouverne depuis avec le soutien du MHP.

Que peut–on en déduire ? Le MHP soutient désormais clairement Erdogan après le départ de son aile anti-islamiste. Cela est permis par la convergence politique entre AKP et MHP autour de l’islamo-nationalisme. Celui-ci a été construit par le fondateur du MHP Alparslan Türkeş avec la définition suivante : « le corps de notre politique est le nationalisme turc, et son âme est l’Islam ». Il s’appuie sur le fait que l’ethnogénèse de la nation turque opérée par les kémalistes repose sur une définition de « turcs » rassemblant tous les musulmans non arabes résidant sur le territoire turc. Elle repose aussi sur l’extermination ou l’épuration des minorités religieuses chrétiennes (arménienne, assyrienne ou grecques).

Cette vision est islamiste car elle veut « réislamiser » une Turquie perçue comme trop « laïque ». Elle considère la Turquie comme le phare de l’islam et se montre répressive envers les ethnies non-turques résidant en Turquie (essentiellement les kurdes). Enfin, elle déploie un soutien panturquiste aux autres populations turques (notamment turkmènes en Syrie) avec une volonté expansionniste affirmée dans les discours (et matérialisée par l’occupation de territoires en Syrie par les troupes turques).

Enfin, on peut considérer qu’un tel logiciel idéologique garde des fragilités. En effet, s’il a permis à Erdogan de fracturer l’opposition et de rester majoritaire, sa majorité reste étroite. De plus, l’islamo-nationalisme signifie une répression accrue des minorités religieuses internes à l’islam comme les alévis qui, à terme, pourrait fragiliser la Turquie. Le fait que l’AKP dépende du MHP le prive de toute possibilité d’une solution politique avec les indépendantistes kurdes. L’exaltation du nationalisme pourrait accroître les tensions réelles entre la population turque et les réfugiés syriens.

Enfin et surtout, ce logiciel a des conséquences géopolitiques. Non seulement, il pousse la Turquie à organiser sa diaspora sur ce modèle, attisant les tensions avec l’UE, mais surtout il ne propose pas de solutions diplomatiques alternatives pour la Turquie.

En effet, l’affaire du pasteur Bronson, arrêté sous de fausses accusations a provoqué une crise majeure entre les Etats-Unis et la Turquie. Cela a « révélé » aux Etats-Unis non seulement que la Turquie était un pays sans liberté religieuse mais aussi que, dans le cadre des multiples tensions entre les États-Unis et la Turquie, celle-ci n’hésitait pas à kidnapper de facto un citoyen américain pour s’en servir comme monnaie d’échange. Les Etats-Unis ont donc imposé des sanctions commerciales faisant plonger la lire turque. En face, cette affaire est vue comme le symbole du retour d’une Turquie forte et islamo-nationaliste face à des Etats-Unis vus comme chrétiens et colonialistes. Cependant, la Turquie risque d’avoir du mal à réorienter sa diplomatie du fait de l’islamo-nationalisme. En effet, les tentatives de nouer des liens avec la Russie ou la Chine sont peu compatibles avec le soutien exacerbé aux Ouighours voulant un Turkestan ou avec l’insistance sur une Turquie musulmane conquise contre les orthodoxes. En outre, l’islamo-nationalisme lié aux frères musulmans turcs leur laisse peu de points d’appui au Moyen-Orient en dehors du Qatar.

La Turquie voit donc se développer une hégémonie de la nouvelle ligne islamo-nationaliste qui combine exaltation identitaire de la turcité et islamisme, loups gris et références à Erbakan. Cependant, si cela a permis à Erdogan de bâtir un bloc majoritaire, on peut se demander si, à moyen terme, cette vision ne risque pas plutôt de faire imploser la Turquie et la conduire à la guerre civile.