« Tomates rouges sang » : en Italie, la réduction en « esclavage » des immigrés dans les exploitations agricoles

© Tito Puglielli (@titojpeg), © Diletta Bellotti (@dilettabellotti),

Les conditions de travail des immigrés présents en Italie semblent empirer de jour en jour, dans un contexte de crise économique et sociale. Plusieurs associations dénoncent notamment la mise en place d’une forme « d’esclavage » dans la région des Pouilles, au Sud-Est de l’Italie ; utilisés comme une main-d’oeuvre peu chère et docile, les immigrés y sont corvéables à merci dans les exploitations agricoles. Nous avons rencontré Diletta Bellotti, fondatrice du mouvement Pomodori rosso sangue (« Tomates rouges sang »).


LVSL – Pomodori rosso sangue dénonce les conditions de travail et de vie des immigrés dans les exploitations agricoles italiennes. Quelles informations avons-nous sur l’état de la situation ? Quels combats ont déjà été menés ?

Diletta Bellotti – En 2018, Global Slavery Index, une organisation calculant le nombre d’individus réduits à l’esclavage par pays, a estimé le taux de travailleurs agricoles exploités en Italie au nombre de 50 000 (145 000 au total, si l’on inclut les travailleurs du sexe et les domestiques). Un rapport de l’UE sur l’esclavagisme ajoutait l’automne dernier que 400 000 travailleurs agricoles en Italie risquent d’être réduits à l’esclavage et près de 100 000 sont contraints à vivre dans des conditions inhumaines.

Évidemment, au delà de ces chiffres, d’autres personnes ont enquêté ou agi avant moi. Je pense notamment à Yvan Sagnet2 qui est l’un des leaders de la première grève des travailleurs étrangers en Italie ce qui a débouché sur l’introduction de la loi sur le Caporalato en septembre 2011.

On appelle Caporalato le système où le travailleur étranger est sous l’emprise de Caporaux qui prennent une commission sur le travail effectué et qui maltraitent les travailleurs, n’hésitant pas à les tuer dès que ces derniers ne respectent pas leur volonté.

En 2011 donc, l’article 603bis est introduit dans le code pénale afin de condamner ces caporaux qui recrutent des migrants et les exploitent en ayant recours à la violence, à la menace ou l’intimidation et qui profitent de l’état de besoin ou de nécessité des travailleurs.

Cependant, si l’article 603bis est une grande victoire il ne faut pas non plus perdre de vue l’écart entre la ratification de la loi et son application. Il serait peut-être temps, dans cet empire de légalité et de sécurité, d’appliquer les lois contre l’illégalité et l’insécurité (au travail, par exemple) auxquelles les travailleurs sont sujets, contre leur gré. Tous ces migrants et Italiens sont plongés dans une situation d’esclavagisme, ils ne demandent pas la charité mais ont seulement besoin d’être payés pour les heures où ils travaillent, et ce comme n’importe quel être humain.

Par ailleurs, les syndicats et les organisations ont fait un énorme travail ces dernières années. Gérer de telles situations est extrêmement périlleux et nécessite un travail constant sur le long terme. C’est grâce à eux notamment, qu’en 2011 par exemple, un mouvement est né à Boncuri. Cela a permis de créer un ensemble de conditions favorables à la naissance d’une conscience de groupe, de développer des structures et un support aussi bien sanitaire qu’administratif.

Plus récemment, l’opération « Law and Humanity » lancée en février 2019 et la mort de Samara Saho le 26 avril dernier ont fait beaucoup de bruit. Ce jeune Gambien de 26 ans est mort lors d’un incendie de cause inconnue à Borgo Mezzanone ce qui témoigne, là encore, des conditions de vie déplorables au sein du camp.

LVSL – Comment expliquer que tant d’hommes soient réduits à l’esclavage en toute impunité ?

DB – Si ces travailleurs n’ont aucune idée de leur droits (qu’ils viennent d’Afrique ou d’Europe de l’est) c’est aussi et surtout car tous leurs papiers leurs sont volés à peine arrivés sur le territoire ce qui les prive de toute citoyenneté. Ils sont alors réduits à l’esclavage voire assassinés sans aucune échappatoire possible alors qu’il leur suffit bien-sur d’un simple laisser passer pour retourner dans leur pays.

En plus de ne pas être informés sur leurs droits (aussi bien en terme de Droits de l’Homme que de droits des travailleurs), les travailleurs n’ont pas non plus la possibilité de bénéficier d’aides sanitaires, d’eau potable, de présence médicale et de portions alimentaires suffisantes. Tout cela contribue à réduire à néant leur capacité de se révolter.

Ce qu’il faut comprendre aussi c’est que tout l’argent qui va dans ce système est autant d’argent empêchant la croissance saine de l’Italie. C’est un problème qui ne date pas d’hier et auquel il est urgent d’apporter de nouvelles solutions et une visibilité.

LVSL – Vous avez visité le camp de Borgo Mezzanone, où sont logés des immigrés, au Sud-Est de l’Italie. Qu’en retenez-vous ?

DB – Borgo Mezzanone est un campement informel situé à la frontière d’un centre d’accueil pour demandeurs d’asile. Le centre a une capacité d’accueil d’environ 3000 personnes et on estime que 2500 personnes vivent sur le camp. Borgo Mezzanone se situe dans l’une des zones avec le taux de criminalité et de présence mafieuse le plus élevé d’Italie. Les conditions de logement y sont gravissimes. On ne compte plus les victimes des incendies récurrents sans parler des violences au sein du camp et des homicides des travailleurs qui ne sont pas vengés. La population est majoritairement masculine d’Afrique subsaharienne. Les habitants-travailleurs sont payés en moyenne 2€ de l’heure, ils n’ont quasiment jamais de contrat de travail ou alors des faux ce qui les empêchent d’obtenir un titre de séjour.

J’ai donc passé deux semaines à Borgo. Je dormais dans la chambre du tenancier d’une épicerie du camp où je travaillais tous les jours. Je n’ai pas eu peur ni eu l’impression d’être plongée dans un climat hostile. D’ailleurs un habitant du camp me l’a dit « Ici, c’est un merdier. Mais dans ce merdier, il y a une communauté. ». L’homme qui m’a hébergé était une personne d’une générosité incroyable, toujours à prêter de l’argent et à faire à manger en grandes quantités. Beaucoup m’ont avoué préférer la vie au camp plutôt qu’en ville. Certes ils gagnent moins mais ils ont une communauté et des personnes à qui faire confiance.

LVSL – Comment l’association Pomodori rosso sangue est-elle née à partir de cela ?

DB – L’expérience à Borgo a été vitale pour moi. La plus grande découverte que j’ai pu faire là-bas a été de découvrir la force agrégative de la communauté africaine. Entamer la lutte en ayant cela en tête change tout.

Par ailleurs, j‘y suis allée avec deux objectifs : le premier était de connaître la communauté à laquelle je me réfère pour pouvoir leur rendre un minimum de la force que leurs luttes m’ont inspirées. Je leur dois beaucoup.

Le second était de construire une action politique à partir de cette situation. J’ai donc passé mes journées à Borgo à chercher quelle protestation serait la plus efficace. J’en ai déduis une stratégie basée sur trois symboles que sont le sang, la nationalité italienne et la nourriture. Cela parle à tout italien et je veux que ce problème ne soit pas rattaché seulement à la question de l’exploitation des migrants mais bien à une destruction de notre précieux patrimoine qu’est la culture et la tradition de la nourriture en Italie.

LVSL – Que faudrait-il introduire selon vous pour éviter la création d’un environnement hostile dans lequel le travailleur se retrouve dans une position de net désavantage par rapport à l’employeur ?

DB – Il ne s’agit pas de désigner des méchants et des gentils mais bien de trouver des solutions. Si un agriculteur se retrouve caporal c’est souvent parce qu’il n’a pas le choix. Le secteur de la tomate est trop compétitif et il y a forcément un perdant à savoir le travailleur, les petites entreprises. Considérez qu’un travailleur agricole qui récolte une tonne de tomates gagne en moyenne 3€ alors que cette même tonne de tomates est revendue environ 3000€ sur le marché. L’anomalie crève des yeux et c’est bien-sur la grande distribution qu’il faut pointer du doigt.

LVSL – Quelle est la suite de ce combat ?

DB – Ce combat n’est pas le mien, c’est le leur. Je ne me suis pas rendue dans un des camps les plus dangereux d’Europe avec la présomption que cette brève expérience puisse profiter à ses habitants. Personne ne doit croire qu’il suffit de venir ici deux semaines l’été pour soulever ne serait-ce qu’une pierre de cette montagne. Je voudrais seulement éviter que ces êtres humains soient exploités, assassinés, exterminés. Je voudrais que ces personnes, migrants et Italiens, qui contribuent à une industrie qui génère des milliards chaque année soient payés pour ce travail. Je suis allée à Borgo Mezzanone parce que je voudrais que ces personnes, qui sont l’épine dorsale de la nourriture italienne, soient aussi au coeur de nos luttes politiques. Nous devons les écouter et non parler à leur place.

1Cf. The White-Savior Industrial Complex

2Cf. Aime ton rêve, Yvan Sagnet