La liberté sans la Révolution ? Le Directoire face à l’abolition de l’esclavage

Révolution esclavage Directoire - Le Vent Se Lève
© Joseph Édouard pour LVSL

« Tout homme peut engager son temps et ses services ; mais il ne peut se vendre ou être vendu ; sa personne n’est pas une propriété aliénable ». Sur le sujet de l’esclavage, la Constitution de l’an III qui instaure le Directoire en août 1795 est on ne peut plus claire. Non seulement « l’infâme trafic » est abandonné – suite de l’abolition proclamée le 4 février 1794 –, mais cette interdiction a désormais valeur de loi fondamentale. Pourtant, une telle profession de foi abolitionniste n’a nullement permis d’éviter le rétablissement de l’esclavage par Napoléon Bonaparte le 20 mai 1802. La République directoriale, pourtant abolitionniste, a-t-elle ouvert la voie à la restauration du règne des colons esclavagistes ?

Ce phénomène résulte des paradoxes des thermidoriens1 qui sont animés par deux principes inconciliables : la volonté abolitionniste d’une part, l’idéologie libérale de défense des propriétaires d’autre part. De ce fait, la réhabilitation des colons – en délicatesse avec les révolutionnaires jacobins de l’an II – a été permise par la réhabilitation plus générale des élites économiques et la volonté directoriale de « ranimer le commerce » après l’élimination des robespierristes. Le retour sur l’histoire méconnue du Directoire ainsi que sur sa politique coloniale permet de pointer les limites de l’abolitionnisme libéral et réformiste, pourtant dominant dans l’historiographie. Cela permet aussi, par comparaison, de mettre en lumière le caractère inédit et proprement révolutionnaire de l’abolition de 1794.

L’abolitionnisme après Thermidor

En juin 1795, le député François-Antoine Boissy d’Anglas, l’un des théoriciens du Directoire, prononce un discours pour la « régénération des colonies » au Conseil des Cinq-cents2. Dans celui-ci, l’auteur pourtant très hostile aux montagnards reconnaît l’abolition de l’esclavage comme « le seul acte de justice » accompli par ses ennemis. Ses collègues sont du même avis et alors qu’ils tirent un trait sur la plupart des conquêtes de la Révolution (le suffrage universel est remplacé par le suffrage censitaire, les lois sociales sont abrogées, la libéralisation économique est généralisée), ils choisissent de confirmer l’abolitionnisme hérité de la Convention montagnarde. Après avoir ainsi constitutionnalisé la liberté générale, les thermidoriens votent également l’isonomie, c’est-à-dire l’assimilation des colonies à la législation métropolitaine (contre l’autonomie juridique défendue par les colons afin d’échapper à la loi abolitionniste) et la départementalisation progressive des outremers français entre 1795 et 1798.

Les thermidoriens reprennent l’abolitionnisme réformiste défendu par les girondins au cours des premières années de la Révolution. Celui-ci s’appuie sur des arguments philosophiques mais aussi économiques : notamment sur la conviction que le travail salarié est plus efficace que le travail servile car il permet d’intéresser les producteurs au fruit de leurs efforts. Parmi les thermidoriens du « côté gauche » comme Léger-Félicité Sonthonax – ancien commissaire envoyé à Saint-Domingue et qui y a proclamé l’abolition de l’esclavage à la fin 1793 – ou encore les députés des Antilles, on retrouve ainsi des partisans d’une régénération des colonies. Cette dernière passerait par l’accession des anciens esclaves à la citoyenneté ainsi qu’à la petite propriété foncière, à côté de la grande économie de plantation. D’autres abolitionnistes tendent plutôt à se désintéresser des colonies existantes – qu’ils perçoivent comme un héritage irréformable de l’Ancien Régime – et à échafauder des projets de « colonisation nouvelle » tournés vers le continent africain.

Là encore, c’est une reprise de l’abolitionnisme graduel des girondins qui entendaient émanciper les Noirs de manière progressive afin d’éviter une trop grande remise en cause des fondements de l’ordre colonial.

Ces défenseurs de la nouvelle colonisation se regroupent autour de la revue La Décade philosophique – conçue comme un laboratoire d’idées au service du régime directorial – puis de la nouvelle Société des Amis des Noirs et des Colonies refondée par l’abbé Grégoire à l’automne 1798. Ce groupe, où l’on retrouve notamment le théologien protestant Benjamin Frossard, l’écrivain suédois Carl-Bernhard Wadström et l’économiste libéral Jean-Baptiste Say promeut l’idée d’une colonisation reposant sur le travail libre et le « transfert de technologie avec les populations indigènes3». Ils bénéficient d’appuis à l’international notamment en Angleterre et suivent de près l’expérimentation de la colonisation menée au Sierra Leone par le mouvement abolitionniste britannique depuis 1787. L’historien Bernard Gainot qui a analysé le groupe de La Décade fait remarquer que d’autres « républicains conservateurs » défendent « dans un registre différent mais voisin » la colonisation de l’Égypte, engagée par le général Napoléon Bonaparte en 17984.

Premières brèches idéologiques

Malgré la sincérité de l’abolitionnisme des républicains modérés, les premières tensions se font jour dès l’été 1794. Après avoir fait exécuter les robespierristes, accusés d’avoir mis en place un dirigisme économique ainsi qu’une répression politique hostile à la bourgeoisie marchande, les députés continuent de traquer les résurgences jacobines. Dès leur prise de pouvoir, ils n’ont de cesse de dénoncer « les maximes de Robespierre », coupables à leurs yeux d’avoir légitimé les aspirations démocratiques ainsi que la violence politique contre les élites dirigeantes.

Or, le « système de Terreur » que les thermidoriens revendiquent avoir renversé présente de nombreux points communs avec la Révolution haïtienne. En effet, les jacobins français d’un côté, les esclaves et les libres de couleur de Saint-Domingue de l’autre ont tous les deux renversé les hiérarchies sociales, légitimé la violence à l’encontre des propriétaires et promu le modèle du citoyen-soldat comme défenseur de la souveraineté populaire, si chère à Rousseau. Aussi, les hommes forts du Directoire sont contraints de réaliser un exercice d’équilibriste : défendre la République et la liberté générale tout en condamnant les deux révolutions radicales qui les ont fait naître.

Cette tension idéologique est notamment illustrée par le maire de Nantes, Gilbert Beaufranchet (1795-1797). Dans un discours prononcé le 29 mai 1796, celui-ci qualifie les anciens esclaves de « héros » armés par la « liberté sainte » mais dénonce aussi la violence de l’insurrection dans laquelle il ne voit que des « horribles forfaits » commis par des « Africains dévastateurs5». Les contradictions du Directoire culminent avec le vote de la loi du 1er septembre 1796 qui prévoit le dédommagement des planteurs « réfugiés » en France suite aux pertes économiques dues à la révolution de Saint-Domingue.

Bien qu’annulée l’année suivante afin de sanctionner les colons ayant rejoint les milieux royalistes, ce procédé d’indemnisation des propriétaires d’esclaves sera utilisé au cours de la plupart des abolitions ultérieures, notamment lors de la seconde abolition française de 1848. Ce choix politique constitue un net recul par rapport à l’abolition de 1794 qui avait dénié le droit des planteurs à la propriété au nom du droit des esclaves à la liberté.

Il ne faudrait pas pour autant conclure à la duplicité des thermidoriens ou relativiser l’importance de leur engagement abolitionniste. Incontestablement, l’opposition résolue à l’esclavage est une ligne directrice des républicains du Directoire. En outre, dans le contexte de l’émergence des discours racialistes promus par les planteurs esclavagistes, l’imperméabilité des républicains de La Décade à toute idée ségrégationniste ainsi que leur promotion du métissage doivent être soulignées6. Simplement, les thermidoriens sont prisonniers de leur idéologie réformiste et de leur attachement viscéral au respect de la propriété. Ainsi, plusieurs représentants du Directoire dans les colonies considèrent les « nouveaux libres » comme une population mineure qu’il convient d’éduquer à la liberté.

Là encore, c’est une reprise de l’abolitionnisme graduel des girondins qui entendaient émanciper les Noirs de manière progressive afin d’éviter une trop grande remise en cause des fondements de l’ordre colonial. D’une manière générale, les thermidoriens ne font pas confiance aux nouveaux libres, ce que les esclavagistes ne se privent pas de faire remarquer7. Là encore, le décalage est net avec les montagnards qui, pour la plupart, s’étaient ralliés à la révolution des esclaves en comparant leur rébellion contre les planteurs à la prise de la Bastille par les Parisiens insurgés.

Le Directoire et « l’assimilation » des colonies

Malgré l’isonomie proclamée par la Constitution, le Directoire se révèle incapable de faire respecter son autorité et ses lois dans les différentes colonies. En effet, si l’abolition de l’esclavage s’applique effectivement en Guadeloupe, en Guyane et dans l’ouest de Saint-Domingue (la Martinique étant passée sous domination anglaise, l’esclavage y est maintenu par le nouvel occupant), elle reste lettre-morte dans les établissements français du Sénégal ainsi que dans les colonies de l’Océan indien (La Réunion et l’île de France8) où les colons s’y opposent farouchement. L’abolition ne s’applique pas davantage dans la partie orientale de Saint-Domingue, devenue française de jure en 1795 mais qui reste administrée de fait par les colons espagnols.

La traite reste aussi d’actualité. Le décret de 1794 ne l’a pas mentionnée car il était sous-entendu que celle-ci disparaîtrait avec l’esclavage. Pour autant, elle perdure dans l’ensemble des colonies citées et elle est même pratiquée dans les Antilles par certains corsaires français s’emparant de vaisseaux négriers britanniques avant de revendre les captifs à des négociants américains9. En 1796, le Directoire tente d’affirmer son autorité en envoyant deux délégations. L’une d’entre elles est chargée de faire appliquer l’abolition de l’esclavage dans les Mascareignes. Elle est composée d’un colon de l’île de France Étienne Burnel et de l’ancien maire de Nantes René Baco de la Chapelle. Ce double choix, à la fois d’un ancien administrateur colonial et d’un notable du premier port négrier de France pour conduire le démantèlement de l’esclavage paraît assez curieux. Peut-être s’explique-t-elle par la volonté des directeurs de ne pas effrayer les colons locaux afin de parvenir à un accord. L’opération échoue néanmoins face à la virulence des planteurs et les deux commissaires sont contraints de se rembarquer à l’été 1796.

Quant à la « colonisation nouvelle », fondée sur le « doux commerce » et non la domination militaire, le transfert de technologie et l’enrichissement moral réciproque entre Européens et « indigènes », elle ne connaît pas de développement concret

En parallèle, une autre commission est diligentée pour raffermir l’autorité de la République sur Saint-Domingue. Elle est composée de Sonthonax et de Julien Raimond, un libre de couleur originaire du sud de l’île et engagé pour l’abolition de l’esclavage depuis 1789. Sur place, les commissaires doivent composer avec l’autorité du général noir Toussaint Louverture et du général métis André Rigaud, tous deux auréolés de leur lutte contre l’occupation britannique (le dernier soldat anglais ne quittera l’île qu’en octobre 1798). Sans prétendre à l’indépendance de la colonie, Toussaint mène une politique intérieure et une diplomatie autonomes, notamment avec les États-Unis dont le rôle crucial pour l’approvisionnement de l’île ne peut être rempli par la France trop lointaine. Paris est donc contraint d’accepter ces autonomies et ces exceptions contradictoires qui se multiplient.

Sur le plan économique, l’assimilation des colonies implique que le libéralisme économique que les thermidoriens mettent en place dans l’Hexagone soit également appliqué outre-mer. Cela signifie la fin du régime commercial de l’Exclusif qui jusque là, interdisait aux colons de vendre leurs denrées coloniales à des pays étrangers. À cette libéralisation économique s’ajoute la question de la réorganisation du travail dans les colonies avec le passage du travail servile au travail libre. Du côté de Paris, les thermidoriens sont très soucieux que les Antilles continuent d’exporter des denrées coloniales. C’est pourquoi le député Joseph Eschassériaux, rapporteur des questions relatives à Saint-Domingue, exhorte les Noirs à reprendre le travail de culture. Tout en insistant pour que ce retour sur les plantations se fasse « librement » – c’est-à-dire sans esclavage, les directoriaux appuient une reprise rapide de l’exploitation car ils estiment que les capacités de production coloniales des Antilles françaises constituent le principal atout de la France face aux puissances concurrentes10.

Le redémarrage de l’économie de plantation se produit effectivement et très rapidement à Saint-Domingue. En effet, sur l’île, Toussaint Louverture est confronté à une « nécessité historique » comme le rappelle l’historien Yves Bénot11. Face aux Britanniques qui continuent de menacer le pouvoir louverturien, Saint-Domingue a besoin de vivres et de munitions. Les États-Unis sont disposés à lui en procurer mais seulement en échange de produits coloniaux. La décision de Toussaint de faire reprendre le travail de culture à marche forcée est donc seulement motivée par les intérêts immédiats de l’île. Elle ne résulte pas des consignes de Paris ou des doléances des négociants français, auxquels ce redémarrage économique ne bénéficie que très peu du fait de la fin du commerce exclusif.

La résurgence des milieux esclavagistes

En plus de sa difficulté à affirmer son autorité dans les colonies, le Directoire est confronté à la réorganisation du lobby esclavagiste en France mais aussi outre-Atlantique. En effet, une forme d’internationale esclavagiste se met progressivement en place après l’abolition : planteurs, négociants et anciens administrateurs coloniaux fourbissent leurs arguments et plaident, à mots plus ou moins couverts, pour le retour à l’esclavage. Les États-Unis jouent un rôle essentiel dans ce processus en offrant à la fois un refuge pour les planteurs exilés après la révolution de Saint-Domingue et une base permettant au négoce colonial de se redéployer12.

Dans l’Hexagone, la résurgence de l’esclavagisme n’a rien d’une évidence. En effet, l’opinion républicaine s’honore de l’abolition et exclut sa remise en cause. C’est donc par l’intermédiaire des milieux royalistes que les défenseurs de l’esclavage font leur retour dans le débat public. Au printemps 1797, les premières élections du Directoire consacrent une victoire éclatante des contre-républicains proches du Club de Clichy. Bien que le sujet des colonies n’ait pas occupé la campagne électorale, le sujet est d’emblée mis à l’ordre du jour par les nouveaux députés royalistes. Des anciens planteurs, des négociants ou des hommes liés aux milieux coloniaux (Viénot-Vaublanc, Tarbé, Villaret-Joyeuse, Malouet) se retrouvent pour incriminer la politique du Directoire13. Tous réclament la reprise en main militaire des colonies, le rappel en France des commissaires abolitionnistes et même le rétablissement de la ségrégation entre les Blancs et les libres de couleur14. L’ombre du rétablissement de l’esclavage plane sur les débats bien qu’aucun des députés ne se sente assez fort pour l’exiger.

L’offensive est tout de même suffisamment réactionnaire pour entraîner une levée de boucliers chez les républicains. Le Directoire maintient sa politique abolitionniste et se débarrasse de l’opposition du côté droit par le coup d’État de fructidor an V (septembre 1797). A cette occasion, les chefs royalistes sont arrêtés et les élections de nombreux députés sont cassées. Cette éviction des partisans de l’Ancien Régime colonial permet le vote de la loi de départementalisation des colonies et d’égalité civique des Noirs le 1er janvier 1798. D’une manière générale, sous le Directoire, le clivage entre les partisans de la colonisation nouvelle et ceux de la restauration esclavagiste semblent épouser celui qui sépare les républicains modérés des royalistes15.

Si cette loi confirme une fois de plus l’idéologie abolitionniste du Directoire, elle ne permet toujours pas à celui-ci de réaffirmer son autorité outre-mer. Dans les îles Mascareignes, les colons sont toujours ouvertement en rébellion contre la loi abolitionniste. À Saint-Domingue, Toussaint Louverture se révolte contre le nouveau commissaire Gabriel de Hédouville qui est contraint de se rembarquer en octobre 1798 tandis que la rivalité entre les deux vainqueurs des Britanniques, Toussaint et Rigaud, dégénère en guerre civile l’année suivante. En Guadeloupe, l’autoritarisme du gouverneur Étienne Desfourneaux fait l’unanimité contre lui, y compris parmi les agents français qui le renversent et le forcent à s’exiler en octobre 1799. En Guyane enfin, l’agent du Directoire Burnel est lui aussi renversé par un coup d’État mais cette fois dominé par les colons esclavagistes et qui intervient le lendemain de la prise de pouvoir par Napoléon dans l’Hexagone (le 10 novembre 1799). Beaucoup de royalistes exilés par le Directoire y participent et prennent ainsi leur revanche sur fructidor16.

Une partie de l’historiographie a longtemps considéré, à la suite d’Aimé Césaire, que l’abolitionnisme de la première République n’aurait été qu’une parenthèse dans l’histoire de l’impérialisme français. Cette lecture a été facilitée par l’ampleur de la contre-révolution enclenchée par Bonaparte qui a abouti au rétablissement de l’esclavage en 1802. La restauration esclavagiste, restée unique dans l’histoire, n’avait rien de prévisible en 1794 et pas davantage dans les derniers mois du Directoire. Elle résulte de la volonté de Napoléon et d’un groupe d’anciens colons de sacrifier les principes issus de la Révolution sur l’autel d’un expansionnisme tous azimuts.

Pour autant, si le Directoire n’est pas responsable de la réaction bonapartiste qui précipita la faillite de l’empire colonial, il a échoué à préserver les acquis des révolutions française et haïtienne. Les thermidoriens n’ont voulu ni assumer la radicalité de la révolution des esclaves, ni renoncer à l’exploitation des denrées coloniales sous la tutelle métropolitaine. Ce faisant, ils n’ont pas réussi à établir des relations nouvelles avec les colonies « régénérées », en particulier avec le Saint-Domingue louverturien. Ils n’ont pas davantage su soumettre les colons esclavagistes de la Réunion et de l’île de France à la loi abolitionniste.

Ceci a eu pour conséquence de prêter le flanc aux nostalgiques de l’Ancien Régime colonial (planteurs, négociants, administrateurs et manufacturiers), empressés de corriger les « excès » de la Révolution. Quant à la « colonisation nouvelle », fondée sur le « doux commerce » et non la domination militaire, le transfert de technologie et l’enrichissement moral réciproque entre Européens et « indigènes », elle ne connaît pas de développement concret. Par ailleurs, elle ne survit pas au Directoire. En lieu et place, c’est l’expansionnisme brutal, mené au nom d’une « mission civilisatrice » qui lui succédera au siècle suivant.

Notes :

1 On désigne comme « thermidoriens » l’ensemble des membres de la Convention ayant organisé la mise hors-la-loi puis l’exécution de Robespierre et de ses partisans les 9 et 10 thermidor an II, soit à la fin du mois de juillet 1794.

2 Sous le Directoire, le Parlement est bicaméral et se divise entre le Conseil des Cinq-cents et le Conseil des Anciens.

3 Bernard GAINOT, « La Décade et la « colonisation nouvelle » », Annales historiques de la Révolution

française [en ligne], 339 | janvier-mars 2005, mis en ligne le 27 avril 2006, p. 7.

URL : http://journals.openedition.org/ahrf/2137

4 Bernard GAINOT, « La Décade… », art. cit. , p. 9.

5 Jean MORISOT, La perception du processus révolutionnaire dominguois/haïtien en France : aspects politiques, sociaux et culturels (1750-1826), Clément THIBAUD (dir.), mémoire de master 1 en histoire soutenu à l’Université de Nantes, p. 61.

6 En septembre 1798, la Décade soutient la fondation de l’Institution Nationale des Colonies dont l’ambition est de former les cadres coloniaux « sans aucune distinction de couleur ». Bernard GAINOT, « La Décade… », art. cit. , pp. 5-6.

7 Dans son essai, Réflexions sur Saint-Domingue publié à la fin de l’année 1796, un ancien planteur de l’île François Laplace pointe ainsi les contradictions des directoriaux qui, tout en proclamant la liberté générale, dénient aux anciens esclaves le droit de quitter les plantations sur lesquelles ils ont été exploités. Jeremy POPKIN, « L’offensive coloniale sous le premier Directoire » dans Loris CHAVANETTE (dir.), Le Directoire. Forger la République (1795-1799), Paris, CNRS Éditions, 2020, p. 319.

8 Actuelle île Maurice.

9 Yves BÉNOT, La démence coloniale sous Napoléon, Paris, La Découverte, 1992, p. 17.

10 Kôbô SEIGAN, « Le colonialisme des républicains sous le Directoire – Le cas d’Eschassériaux », La

Révolution française [en ligne], 19 | 2021, mis en ligne le 01 février 2021, p. 4.

URL : http://journals.openedition.org/lrf/4572

11 Yves BÉNOT, La démence coloniale… , op. cit. , p. 30.

12 Cf « Le modèle américain des esclavagistes français : retour sur la contre-révolution atlantique » : https://lvsl.fr/le-modele-americain-des-esclavagistes-francais-retour-sur-la-contre-revolution-atlantique/https://lvsl.fr/le-modele-americain-des-esclavagistes-francais-retour-sur-la-contre-revolution-atlantique/

13 Jeremy POPKIN, « L’offensive coloniale… », op. cit. , pp. 324-326.

14 Kôbô SEIGAN, « Le colonialisme… », art. cit. , p. 5.

15 Kôbô SEIGAN, « Le colonialisme… », art. cit. , p. 7.

16 Cf Yves BÉNOT, La Guyane sous la Révolution française ou l’impasse de la révolution pacifique, Kourou, Ibis Rouge, 1997.

Le modèle américain des esclavagistes français : retour sur la contre-révolution atlantique

© LHB pour LVSL

« Le 14 juillet 1789, le peuple a montré quels idéaux il voulait suivre. Et toujours durant notre histoire nous avons trouvé (…) des alliés sûrs et des amis. Les États-Unis d’Amérique sont de ceux-ci ». C’est avec ces mots qu’Emmanuel Macron accueillait le président Donald Trump le 14 Juillet 2017, suggérant une amitié pluriséculaire entre les deux pays. Et une filiation entre la Guerre d’indépendance américaine et la Révolution française, la Constitution des États-Unis et la Déclaration de 1789. Une continuité transatlantique qu’incarne le marquis de La Fayette, « héros des deux mondes », dans l’imaginaire collectif. Cette vision des choses néglige les fractures survenues entre les deux républiques sur la question de l’esclavage et des colonies. Dès le départ, les colons esclavagistes français considèrent avec scepticisme l’agitation révolutionnaire en Métropole – et avec intérêt l’expérience sécessionniste américaine. Lorsqu’une insurrection de travailleurs asservis éclate dans les colonies françaises et que la République jacobine finit par abolir l’esclavage, les États-Unis opèrent un rapprochement stratégique avec les colons français. Au point d’en arriver au stade d’une « quasi-guerre » avec la France…

« J’ai toujours été pour une république libre, pas pour une démocratie, qui est un gouvernement arbitraire, sanglant, tyrannique, cruel et intolérable ». À l’origine de ces propos, l’un des « pères fondateurs » des États-Unis d’Amérique, le président John Adams, frère d’armes de Georges Washington – second chef d’État américain et premier locataire de la Maison Blanche. Dans ce le même texte, Adams évoque avec horreur Maximilien Robespierre, incarnation de la révolution jacobine française, comme « l’exemple parfait du premier personnage d’une démocratie ».

Cette opposition entre les révolutions américaine et française peut étonner. Depuis les années 1950, ces deux phénomènes sont tendanciellement regroupés dans une même séquence – la « révolution atlantique » – ainsi que dans une matrice idéologique commune : constitutionnelle, républicaine et libérale. Cette vision de l’histoire, initiée par Jacques Godechot et Robert Palmer, a été immédiatement critiquée par les historiens de l’école « jacobine » de la Révolution. Ces derniers considèrent qu’il s’agit là d’une lecture « atlantiste », motivée par la volonté de souder le bloc occidental face au communisme « totalitaire » dans le contexte de la Guerre froide.

Aujourd’hui, bien que la majorité des historiens reprenne une grille de lecture atlantique pour analyser « l’âge des révolutions », il s’agit plutôt de comparer celles-ci en insistant sur les éléments délaissés par les travaux de Godechot et Palmer. Désormais ce sont notamment « les enjeux coloniaux, la question de l’esclavage et de ses acteurs […], la Révolution haïtienne, les indépendances ibéro-américaines et la réfraction de ces évènements sur le continent africain1» qui font l’objet d’une attention particulière.

Des questions qui mettent en exergue l’ampleur des différences entre le « fédéralisme » américain et la radicalité révolutionnaire française et haïtienne. Et qui permettent de comprendre les convergences entre les « pères fondateurs » américains et les colons français de Saint-Domingue2, des Petites Antilles et de la Guyane. Si ces groupes coloniaux se réclament de la « révolution » – comprise comme une rupture avec les monarchies métropolitaines – ils n’en forment pas moins des aristocraties du « nouveau monde ». C’est ce dont témoigne la défense acharnée de leurs privilèges économiques, sociaux et raciaux ainsi que leurs revendications autonomistes vis-à-vis de la loi métropolitaine.

La possible diffusion de la révolution des esclaves de Saint-Domingue dans le reste des Antilles, voire sur le continent américain, est une source d’angoisse pour les États-Unis

Ainsi, c’est aux colons français de la Caraïbe que les insurgés américains peuvent être comparés, bien plus qu’aux révolutionnaires de l’Hexagone. À rebours du mouvement d’émancipation qui a conduit à l’abolition de l’esclavage par la République française en 1794, ainsi qu’à l’indépendance d’Haïti dix ans plus tard, c’est bien un phénomène de contre-révolution coloniale qui a vu le jour. Dans les colonies françaises comme aux jeunes États-Unis.

Le modèle américain, phare des colons français

Le 16 décembre 1773, une cinquantaine de colons américains s’introduit sur trois navires anglais amarrés dans le port de Boston afin d’y détruire une cargaison de 40 tonnes de thé importées depuis l’Angleterre. Désormais célébré aux États-Unis comme la Boston Tea Party, cet évènement incarne l’intensification des tensions entre les colons de la Nouvelle-Angleterre et la métropole britannique. Il marque le refus, par les « Treize colonies », d’accepter l’importation de marchandises à bas coût issues de Londres. En 1775, ces tensions dégénèrent en conflit armé, qui s’achève six ans plus tard par la bataille décisive de Yorktown.

Cette guerre marque une rupture significative puisqu’elle constitue la première sécession aboutie d’une colonie contre sa métropole. La lutte pour l’indépendance américaine, justifiée au nom des principes de liberté et de tolérance religieuse, fut avant tout motivée par des considérations économiques : l’émancipation d’un système commercial dominé par les Britanniques. Les Treize Colonies étaient alors devenues assez prospères pour se débarrasser de la tutelle de Londres, davantage perçue comme un fardeau fiscal que comme un protecteur. Devenus indépendants, les États-Unis ont atteint un double objectif : la conquête de la liberté commerciale mais aussi la consolidation du système colonial esclavagiste.

La naissance de cette nouvelle république suscite un fort intérêt dans les autres colonies esclavagistes où prospèrent des plantations administrées depuis l’espace américain ou les métropoles européennes. Les colons des Antilles françaises et en particulier de Saint-Domingue – premier producteur de sucre au monde – sont ainsi attentifs au processus américain. Malgré l’existence de l’Exclusif – un régime commercial interdisant aux colons français de faire affaire avec l’étranger –, les Treize colonies sont de longue date un partenaire économique prépondérant des Antilles françaises. Dès le milieu du XVIIIe siècle, l’Amérique du Nord commerçait douze fois plus avec les colonies françaises qu’avec les Indes occidentales britanniques. La guerre de Sept Ans (1756-1763) n’a fait qu’interrompre ce phénomène qui se poursuit au cours des décennies suivantes3. En outre, une très grande partie de la contrebande dans les Antilles est organisée par les négociants américains.

Dans un premier temps, la rébellion américaine est venue contrecarrer l’anglomanie des colons français qui idéalisaient jusqu’alors le self-government britannique et aspiraient secrètement à se placer sous tutelle londonienne4. Toutefois, les travaux de Giulio Talini ont montré que les colons français s’identifient rapidement aux revendications des insurgés américains. La lutte de ces derniers contre le système britannique fait écho aux revendications coloniales françaises contre le « despotisme ministériel ». Ainsi, la Chambre d’agriculture de la Martinique – institution représentative des grands planteurs blancs – écrit le 22 janvier 1780 que « la révolution en Amérique ne peut manquer d’en opérer une dans le commerce de toutes les nations5». La guerre d’indépendance, qui accrédite l’obsolescence d’un monde dominé par les monarchies européennes, constitue un catalyseur des revendications de liberté commerciale.

Bien que les colons dissimulent encore leurs aspirations sécessionnistes, le risque d’une séparation est bien compris dans l’Hexagone – et notamment par Turgot, l’ancien secrétaire d’État à la Marine et contrôleur général des Finances (1774-1776). La décision française de concéder des dérogations commerciales à l’Exclusif en 1784 peut être interprétée comme une tentative de répondre aux doléances des colons. Toutefois, ce régime d’Exclusif « mitigé » démontre à nouveau la prépondérance commerciale des États-Unis puisqu’entre 1786 et 1789 plus de la moitié des importations étrangères dans les ports coloniaux français sont américaines6. Ces raisons économiques déterminent les colons français à s’engouffrer dans la brèche ouverte par la Révolution pour concrétiser leurs velléités autonomistes. Avec pour phare le modèle américain.

Le lobbying colonial : une contre-révolution à son propre compte

Conscients des opportunités de réforme fiscale offertes par la convocation des États-généraux, les colons français parviennent à faire admettre leurs délégués parmi les représentants de la Nation en 1789. Dans le même temps, ils poursuivent un agenda sécessionniste larvé. À Paris, ils constituent un lobby dont l’objectif est d’obtenir l’autonomie politique des colonies, afin d’éviter que les principes de la Déclaration des Droits de l’Homme puissent s’y appliquer. À ce titre, le dualisme juridique proclamé par la Constitution américaine de 1787, qui laisse chacun des États fédérés libres d’autoriser ou non l’esclavage et la traite, sert de modèle aux esclavagistes français7. Les planteurs des Antilles mettent ainsi en évidence la dichotomie qui existe entre les États américains du Nord, abolitionnistes, et ceux du Sud, esclavagistes8.

Afin d’atteindre leur but, les colons mettent en place une alliance de circonstance avec les députés des ports négociants métropolitains9. Cette stratégie permet de reléguer au second plan le conflit entre colons et négociants autour du commerce exclusif au nom de la préservation de leur intérêt commun : la pratique de l’esclavage et de la traite des Noirs. Ce sont ainsi les colons qui diffusent les « éléments de langage » repris par les négociants français, et qui justifient l’esclavage au nom de la différence de climat entre l’Europe, l’Amérique ou l’Afrique ; ou encore de l’infériorité supposée des Africains.

En parallèle de leur activisme esclavagiste dans l’Hexagone, les colons sont aussi des ségrégationnistes convaincus qui refusent d’admettre les « libres de couleur » au sein des assembles coloniales. Face à cette situation, les Noirs et Métis libres de Saint-Domingue déclenchent plusieurs révoltes, dont celle de Vincent Ogé, à la fin de l’année 1790, est demeurée la plus emblématique. La situation déjà très tendue de la colonie échappe à tout contrôle dans la nuit du 22 au 23 août 1791 lorsque les esclaves se soulèvent à leur tour dans la plaine du nord de Saint-Domingue. Afin d’éviter que l’Assemblée nationale ne mette fin au « préjugé de couleur » (la ségrégation au sein des « libres ») pour tenter d’apaiser les troubles, les colons entretiennent la désinformation sur la nature de la guerre civile.

Les États-Unis occupent une place centrale dans ce processus car, comme le rappelle l’historien Manuel Covo, ils constituent le principal canal de diffusion des informations coloniales vers l’Europe10. Dans le même temps, les colons français appellent à l’aide leurs homologues du monde hispanique et britannique. En février 1793, un groupe de colons, emmené par Pierre-Victor Malouet, négocie le traité secret de Whitehall qui propose de livrer Saint-Domingue à la Grande-Bretagne en échange d’une intervention de Londres pour mater la révolte des esclaves.

Les planteurs n’oublient pas de solliciter l’aide américaine. Bien que les États-Unis ne possèdent pas encore de marine de guerre, leur capacité à approvisionner rapidement les Antilles revêt un caractère vital dans le contexte de la révolution des esclaves. C’est pourquoi les planteurs de Saint-Domingue missionnent le « député extraordinaire » Joseph-Charles Roustan pour Philadelphie (alors capitale des États-Unis) afin d’obtenir des approvisionnements en nourriture et en munitions ainsi qu’un soutien militaire terrestre.

Cette délégation coloniale a été envoyée sans en avertir Paris. Cette volonté de court-circuiter l’Assemblée nationale indigne l’ambassadeur français aux États-Unis, Jean-Baptiste de Ternant, qui aurait rappelé à Roustan que Saint-Domingue est « une province de France et non un État indépendant11». Finalement, les États-Unis ne se portent pas au secours des colons. Cette inaction est sans doute due à la volonté de ne pas déclencher une guerre avec la France en intervenant directement dans l’une de ses colonies.

Progressivement, la situation géopolitique de l’espace américano-antillais se reconfigure autour de l’affrontement entre deux camps. D’un côté, une alliance informelle des puissances esclavagistes qui regroupe les colons français, les États-Unis et la Grande-Bretagne (avec l’appui moins déterminant de l’Espagne). De l’autre, une convergence idéologique croissante entre révolutionnaires français – qui se rallient aux thèses abolitionnistes – et mouvements insurrectionnels regroupant les « libres de couleur » et les esclaves de Saint-Domingue. Elle atteint son acmé le 4 février 1794, lorsque la République française proclame l’abolition de l’esclavage et un soutien militaire aux insurgés des colonies. Un retournement spectaculaire par rapport à la période précédente, durant laquelle les États-Unis avaient reçu l’appui de la France dans leur guerre fondatrice contre la Grande-Bretagne.

Ce basculement peut être considéré comme l’aboutissement de la rivalité coloniale franco-américaine. Cette dernière a modelé l’espace antillais au cours du XVIIIe siècle ; ainsi que le rappelait le président John Adams : « le commerce des Antilles fait partie du système américain12». On peut aussi y voir des raisons idéologiques. Aux yeux des Américains, l’ancienne métropole britannique serait devenue un allié bien plus recommandable que la France révolutionnaire, qui a proclamé l’abolition universelle de l’esclavage tout en suivant une politique économique perçue comme dirigiste et hostile au libre commerce. Surtout, la possible diffusion de la révolution des esclaves de Saint-Domingue dans le reste des Antilles, voire sur le continent américain est une source d’angoisse et un repoussoir absolu aux États-Unis.

Les États-Unis : refuge et base arrière des colons français

Pour l’heure, ni la Révolution haïtienne, ni l’abolition française de l’esclavage le 4 février 1794 n’impactent durablement le système esclavagiste américain. Certes, la crainte de la contagion révolutionnaire conduit le Congrès américain à promulguer une loi interdisant la traite (c’est-à-dire le commerce d’esclaves mais non l’esclavage) au niveau fédéral en 1794. Cette action législative reste pourtant lettre morte. En effet, la diminution des campagnes de traite, due à la révolution de Saint-Domingue a été compensée dès 1796.

Cette « quasi-guerre » ayant opposé les deux Républiques laisse des traces. Elle pousse ainsi les États-Unis à se doter d’une marine de guerre pour la première fois.

Pire : entre 1794 et 1800, les exportations américaines d’esclaves doublent en direction de la colonie espagnole de Cuba (1997 expéditions en 1794 contre 3906 en 1800) tandis que les importations vers la Géorgie et les Carolines explosent (400 expéditions en 1794 contre 5655 en 1796, avant un coup d’arrêt entre 1798 et 1800, du en partie au conflit avec la France)13. Afin d’expliquer l’absence d’effet de la loi anti-traite de 1794, le chercheur Andy Cabot pointe l’inexistence d’une flotte de guerre capable de contrôler l’application de la loi. Il rappelle également la force du lobby esclavagiste au Congrès, notamment parmi les représentants des Carolines, de la Géorgie et de Rhode Island.

Dans le même temps, les États-Unis deviennent un point d’appui essentiel des colons français. Des milliers d’entre eux y trouvent refuge après avoir fui Saint-Domingue au cours de la décennie 1790-1800. Dans les villes de la côte atlantique (Boston, New York, Philadelphie, Baltimore principalement), les planteurs français trouvent non seulement un refuge mais aussi des soutiens politiques. Ainsi Pierce Butler, planteur de coton et sénateur pour la Caroline du Sud, apporte son aide matérielle et logistique au retour en France de l’ancien gouverneur de Saint-Domingue, Thomas Galbaud du Fort et de plusieurs commissaires représentant les colons exilés14. Réfugié aux États-Unis en 1793, Galbaud est alors chargé d’entretenir la désinformation coloniale en plaidant la cause des planteurs et en discréditant l’action des abolitionnistes.

Les ports du nord-est des États-Unis servent aussi de base arrière pour les navires du commerce français qui peuvent s’y mettre à l’abri. L’historienne Silvia Marzagalli explique que certains négociants métropolitains s’y rendent afin de se redéployer « sur l’échiquier international en délocalisant leurs activités à l’étranger15». De son côté, Guy Saupin montre que la neutralité américaine est bien utile pour faire transiter les denrées coloniales récupérées par les négociants avant leur réexportation vers le Vieux continent par l’intermédiaire de la Grande-Bretagne et des ports d’Europe du Nord16. Aux États-Unis, ces négociants français retrouvent les colons de Saint-Domingue en exil et commencent à ébaucher les moyens de restaurer l’ordre prérévolutionnaire aux Antilles.

Plus les convergences s’approfondissent entre esclavagistes français et dirigeants américains, plus les divergences se creusent entre Philadelphie et Paris. Cette évolution est notamment illustrée par la signature du traité anglo-américain de Jay qui, en novembre 1794, autorise les Britanniques à saisir les marchandises françaises transportées sur des navires américains. Ce traité déclenche la fureur de Paris et la situation s’envenime jusqu’au déclenchement d’un affrontement naval non-déclaré entre Français et Américains. Connu sous le nom de « quasi-guerre », ce conflit éclate en 1798. Au cours de celui-ci, plus de 800 bâtiments américains sont arraisonnés par les corsaires français, ce qui détermine le Congrès américain à voter un embargo sur le commerce issu de l’Hexagone17. La situation se résout avec la signature du traité de Mortefontaine en 1800 mais cette « quasi-guerre » ayant opposé les deux Républiques laisse des traces. Elle pousse ainsi les États-Unis à se doter d’une marine de guerre pour la première fois.

Dans le même temps, en France, l’abolition de 1794 n’a pas suffi à réduire au silence les esclavagistes. Bien que le Directoire (1795-1799) demeure fermement abolitionniste, la relative tolérance du nouveau régime à l’égard des colons royalistes, son hostilité aux Jacobins qui ont achevé le processus abolitionniste ainsi que ses hésitations en matière coloniale permettent la réémergence du discours esclavagiste dans le débat français à partir de 179718. En France mais aussi aux États-Unis, le lobby colonial retrouve l’oreille des députés du « côté droit » – ainsi que des négociants français, qui n’acceptent pas l’assèchement du commerce colonial.

Ainsi, en février 1797, l’ancien ordonnateur de Saint-Domingue Henry Perroud écrit aux députés et aux négociants français depuis Philadelphie où il s’est exilé. Dans sa lettre, Perroud défend la nécessité de rétablir l’exploitation coloniale des Antilles par le rappel et le rétablissement « de tous les propriétaires, reconnus bons républicains » dans leurs titres19. Afin de justifier son point de vue, Perroud s’appuie sur la politique du Directoire qui, soucieux de sacraliser la propriété, a officiellement maintenu les titres de possession coloniaux.

La restauration coloniale est finalement entérinée par Napoléon Bonaparte qui s’appuie sur les anciens planteurs pour redéployer sa politique ultramarine. En Amérique, les anciens colons de Saint-Domingue se regroupent par milliers à La Nouvelle-Orléans, dont ils font plus que doubler la population au début du XIXe siècle20. Vendue aux États-Unis par Napoléon en 1803, la Louisiane devient le nouveau centre de la contre-révolution coloniale franco-américaine. Cette empreinte esclavagiste se manifeste particulièrement au cours des années suivantes.

Malgré le vote d’une nouvelle loi anti-traite par le Congrès en 1807, la Louisiane bénéficie en effet d’une dérogation et devient le seul État américain où l’importation d’esclaves par la traite atlantique reste légale pour les petits bâtiments21. De ce fait, elle constitue la porte d’entrée pour les planteurs des autres États qui peuvent ainsi se procurer de nouveaux esclaves grâce à une traite intérieure plus ou moins tolérée. Cette exemption louisianaise est le produit du lobbying des esclavagistes parmi lesquels on retrouve les adversaires les plus acharnés de la révolution abolitionniste : les colons français, vaincus par les esclaves insurgés de 1791.

Ainsi, si l’alliance entre la France et les États-Unis des années 1770-1780 est restée dans les mémoires, elle ne fut pas durable. Du reste, Français et Américains avaient conscience du caractère opportuniste cet accord contre l’Angleterre dès la Guerre d’indépendance. Les ministres français de la Marine n’ont cessé de marquer leur défiance vis-à-vis du « peuple américain », « tout à la fois utile et dangereux », tandis que l’intendant royal de Saint-Domingue François Barbé-Marbois proposait de circonscrire au strict minimum les échanges avec les négociants américains22.

De leur côté, les États-Unis se sont détournés de la Révolution française à partir de sa radicalisation en 1793-1794. Même les Américains réputés francophiles, dont le plus éminent est Thomas Jefferson – troisième président des États-Unis entre 1801 et 1809 – ont dénoncé les restrictions commerciales des nations européennes comme autant d’obstacles au libre-échange. Ce faisant, les États-Unis se sont constamment opposés à la France dans l’espace atlantique tout en tissant des liens étroits avec les colons français sécessionnistes. Une hostilité destinée à culminer avec le déclenchement de la « quasi-guerre », conflit certes mineur mais qui révèle l’ampleur du retournement qui a fini par opposer d’anciens alliés. Pour être largement méconnue, cette évolution n’éclaire-t-elle pas une partie des clivages entre les cultures politiques française et américaine qui perdurent jusqu’à nos jours ?

Notes :

1 Clément Thibaud, « Pour une histoire polycentrique des républicanismes atlantiques (années 1770 – années 1880) », Revue d’histoire du XIXe siècle [En ligne], 56 | 2018, mis en ligne le 15 octobre 2020, consulté le 5 janvier 2021, p. 152. URL : http://journals.openedition.org/rh19/5593.

2 La colonie française de Saint-Domingue recoupe le territoire actuel d’Haïti.

3 Éric Schnakenbourg, « Ce peuple voisin, tout à la fois utile et dangereux : les Antilles françaises et les États-Unis à la fin du XVIIIe siècle », colloque du Centre de Recherche en Histoire Internationale et Atlantique, « Les colonies européennes et la naissance des États-Unis, 1776-début XIXe siècle », Nantes, 28-29 mars 2024.

4 Voir Charles Frostin, « L’intervention britannique à Saint-Domingue en 1793 » dans Outre-Mers. Revue d’histoire, n°176-177, 1962, pp. 293-365.

5 Giulio Talini, « Une révolution dans le commerce. Les Chambres d’agriculture des Antilles françaises face à la naissance des Etats-Unis », colloque du Centre de Recherche en Histoire Internationale et Atlantique, « Les colonies européennes et la naissance des États-Unis, 1776-début XIXe siècle », Nantes, 28-29 mars 2024.

6 Jean Tarrade, Le commerce colonial de la France à la fin de l’Ancien Régime, PUF, 1962, p. 660 cité par Éric Schnakenbourg, « Ce peuple voisin… », op. cit.

7 À ce titre, le député extraordinaire du commerce nantais Jean-Baptiste Mosneron fait remarquer en janvier 1790 que quatre des treize états américains (Caroline du Nord, Caroline du Sud, Géorgie et Virginie) refusent catégoriquement l’abolition de la traite et font, déjà, planer la menace d’un « schisme » s’ils y étaient contraints par l’État fédéral.

8 Manuel Covo, « Révolution française 4/4 », La Fabrique de l’histoire, France Culture, émission diffusée le 17 décembre 2015.

9 En 1789, les grands ports de commerce français réclament et obtiennent l’admission de « députés extraordinaires du commerce » aux côtés des députés. Représentants exclusifs des intérêts du négoce maritime, ils constituent l’unique lobby pareillement institué au sein de la représentation nationale.

10 Manuel Covo, « Révolution française… », op. cit.

11 « Discours prononcé à l’Assemblée nationale par M. Roustan, député extraordinaire de l’Assemblée générale du nord », non-daté, Archives départementales de Loire-Atlantique.

12 Cité par Éric Schnakenbourg, « Ce peuple voisin… », op. cit.

13 Andy Cabot, « La traite américaine et les colonies européennes », colloque du Centre de Recherche en Histoire Internationale et Atlantique, « Les colonies européennes et la naissance des États-Unis, 1776-début XIXe siècle », Nantes, 28-29 mars 2024.

14 « Les colons de Saint-Domingue réfugiés à Philadelphie aux citoyens composant la municipalité de Nantes », daté de Philadelphie le 13 février 1794, Archives municipales de Nantes.

15 Silvia Marzagalli, « Le négoce maritime et la rupture révolutionnaire : un ancien débat revisité », Annales historiques de la Révolution française [en ligne], 352, avril-juin 2008

16 Guy Saupin, « Les négociants nantais et la Révolution française » dans Yann Lignereux et Hélène Rousteau-Chambon (dir.), Nantes révolutionnaire : ruptures et continuités (1770-1830), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Art et Société », 2021

17 Jérôme Louis, « La Quasi-guerre. 1798-1800 », Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques, 2012, pp. 35-50.

18 Jeremy Popkin, « L’offensive coloniale sous le premier Directoire », dans Loris CHAVANETTE (dir.), Le Directoire, forger la République (1795-1799), Paris, CNRS Éditions, 2020, pp. 315-331.

19 Lettre d’Henry Perroud « à la place de commerce de Nantes », datée de Philadelphie le 1er ventôse an V (19 février 1797), Archives départementales de la Loire-Atlantique.

20 Nathalie Dessens, « Les réfugiés de Saint-Domingue à La Nouvelle-Orléans », consulté en ligne sur le site de la BNF, coll. « Amériques », publié en mai 2021, consulté le 13 avril 2024. URL : https://heritage.bnf.fr/france-ameriques/fr/refugies-st-domingue-article

21 Andy Cabot, « La traite américaine… », op. cit.

21 Éric Schnakenbourg, « Ce peuple voisin… », op. cit.