Remettre en cause la propriété intellectuelle : une arme pour riposter à Trump

Apple Store de Shanghaï. © Declan Sun

Les lois intégrées aux accords commerciaux protègent les mécanismes d’extraction de rente des entreprises américaines et limitent notre capacité à réparer ou à améliorer nos propres appareils, qu’il s’agisse de téléphones, de tracteurs ou de pompes à insuline. L’abrogation de ces mesures pourrait générer des économies substantielles, s’élevant à plusieurs milliards de dollars, et constituerait un revers significatif pour les riches donateurs de l’administration Trump [1].

Les tarifications douanières imposées par Donald Trump exigent une réponse forte. Partout dans le monde, celle-ci a pris la forme de représailles tarifaires, une stratégie qui présente des inconvénients graves et évidents. Au terme de plusieurs années marquées par des chocs pandémiques et une « greedflation » (inflation alimentée par la cupidité, ndlr), les populations du monde entier sont éprouvées par l’inflation et rares sont les gouvernements prêts à prendre le risque de nouvelles hausses de prix. Bien que la communauté internationale ait raisonnablement exprimé son indignation face aux propos annexionnistes et aux actes belliqueux de Trump, cette colère ne devrait pas se traduire par un soutien populaire en faveur d’une hausse des prix des produits de consommation courante. Les responsables politiques du monde entier ont intégré une leçon majeure ces vingt-quatre derniers mois : lorsqu’un gouvernement préside à une hausse inflationniste des prix, il s’expose à un risque de perte du pouvoir lors des prochaines élections.

Il existe une autre réponse politique aux droits de douane, qui permettra de réduire considérablement les prix pour les partenaires commerciaux américains frappés de plein fouet par ces mesures, tout en favorisant l’émergence d’entreprises technologiques nationales rentables et orientées vers l’exportation.

Heureusement, il existe une autre réponse politique aux droits de douane, qui permettra de réduire considérablement les prix pour les partenaires commerciaux américains frappés de plein fouet par ces mesures, tout en favorisant l’émergence d’entreprises technologiques nationales rentables et orientées vers l’exportation. Ces entreprises pourraient vendre des outils et des services aux entreprises locales, profitant ainsi aux industries mondiales de l’information et de la culture, aux éditeurs de logiciels et aux consommateurs.

Quelle réponse ? Abroger les « lois anti-contournement » qui interdisent aux entreprises nationales de procéder à la rétro-ingénierie des « verrous numériques ». Ces lois anti-contournement empêchent les agriculteurs du monde entier de réparer leurs tracteurs John Deere, les mécaniciens de diagnostiquer votre voiture et les développeurs de créer leurs propres boutiques d’applications pour téléphones et consoles de jeux.

Ces lois anti-contournement et leurs dispositions radicales ont été justifiées par la nécessité de garantir un accès exempt de droits de douane aux marchés américains. Résultat : cela fait maintenant plus de dix ans que les entreprises américaines des secteurs de la technologie, de l’automobile, des technologies médicales et des technologies agricoles profitent de cette extraction de rente.

Des cartouches d’imprimantes aux Tesla

L’abrogation des lois anti-contournement permettrait aux petites entreprises technologiques du monde entier de fabriquer et d’exporter des outils permettant de « débrider » les tracteurs, les imprimantes, les pompes à insuline, les voitures, les consoles et les téléphones. Nous pourrions mettre fin à ce système inefficace dans lequel un euro, un dollar ou un peso dépensé pour une application locale fait un aller-retour à Cupertino, en Californie, et revient avec 30 % de valeur en moins.

Les entreprises nationales pourraient par exemple exporter des outils de débridage pour imprimantes afin d’aider les vendeurs de cartouches d’encre tiers, brisant ainsi l’emprise du cartel de l’encre pour imprimantes, lequel a fait grimper les prix à plus de 2.600 dollars le litre, faisant de l’encre le liquide le plus cher qu’un civil puisse acheter sans permis.

Partout dans le monde, les mécaniciens pourraient proposer un service de déverrouillage Tesla à prix fixe, offrant aux propriétaires un accès permanent à toutes les mises à jour logicielles et fonctionnalités incluses dans l’abonnement. Ces mises à jour seraient conservées lors de la revente du véhicule, ce qui augmenterait sa valeur.

Le débridage des Tesla saperait la valeur des actions que Musk utilise comme garantie pour obtenir des prêts afin d’acquérir des actifs comme Twitter ou financer des campagnes électorales.

Ce serait une manière bien plus efficace de riposter contre Elon Musk que de simplement dénoncer son salut nazi (Musk apprécie probablement l’attention que cela lui apporte). Le débridage des Tesla s’attaquerait aux sources de revenus réguliers qui expliquent le ratio cours/bénéfice plus que farfelu de Tesla, sapant ainsi la valeur des actions que Musk utilise comme garantie pour obtenir des prêts afin d’acquérir des actifs comme X/Twitter ou financer des campagnes électorales. Oubliez les manifestations devant les concessions Tesla : frappez Musk là où ça fait mal. En effet, l’abrogation des mesures anti-contournement constituerait une attaque frontale envers les entreprises dont les PDG ont entouré Trump lors de son investiture.

La politique du contrôle numérique

L’historique législatif de ces lois anti-contournement est une succession ininterrompue de scandales. Les lois anti-contournement du Mexique ont été adoptées au milieu des confinements liés à la pandémie, à l’été 2020, dans le cadre de son adhésion au traité États-Unis-Mexique-Canada (USMCA) de Trump (qui succède à l’ALENA). Ces lois étaient tellement abusives qu’elles ont immédiatement fait l’objet d’un examen par la Cour suprême.

On peut aussi citer le cas du Canada, où le projet de loi C-11, adopté en 2012, est l’équivalent canadien de la loi anti-contournement. Avant son adoption, Tony Clement, alors ministre de l’Industrie du Premier ministre conservateur Stephen Harper (aujourd’hui disgracié pour harcèlement sexuel), et James Moore, ministre du Patrimoine, ont participé aux consultations sur la proposition.

6.193 Canadiens ont exprimé leur opposition à cette proposition. Seuls 53 répondants l’ont soutenue. Moore a rejeté les 6.193 commentaires négatifs, expliquant lors d’une réunion de la Chambre de commerce internationale à Toronto qu’il s’agissait d’opinions « puériles » émises par des « extrémistes radicaux ».

Les répercussions du projet de loi C-11 se font encore sentir aujourd’hui. L’automne dernier, le Parlement canadien a adopté un projet de loi sur le droit à la réparation (C-244) et un projet de loi sur l’interopérabilité (C-294). Ces deux lois permettent aux Canadiens de modifier les produits technologiques américains, des tracteurs aux grille-pain intelligents, à condition de ne pas avoir à briser un verrou numérique pour le faire. Positives sur le papiers, ces lois ont peu d’effets en pratique : tous les produits que les États-Unis exportent vers le marché canadien sont protégés par des verrous numériques, réduisant ainsi les règles nationales en matière de réparation et d’interopérabilité à de simples ornements sans utilité.

Le projet de loi C-11 pourrait être aisément adapté pour se conformer aux obligations internationales, telles que définies par des traités commerciaux (par exemple, l’Organisation mondiale du commerce), sans pour autant ouvrir la voie à des pratiques de captation de rente. La loi pourrait être modifiée pour ne s’appliquer que dans les cas où le contournement d’un verrou numérique entraîne une violation du droit d’auteur. Cette modification mineure a pour effet de préserver les protections accordées aux œuvres créatives, tout en mettant fin à la pratique abusive qui limite votre liberté de choix en matière de réparation de vos appareils, d’acquisition de vos applications et d’encre d’imprimante.

Presque tous les pays ont adopté des lois anti-contournement, comme l’accord de libre-échange entre l’Australie et les États-Unis ou la directive européenne de 2001 sur le droit d’auteur et la société de l’information. En échange, les États-Unis ont donné accès à leur marché sans droits de douane.

Le démantèlement soudain et imprévu du système commercial mondial par Trump est un véritable chaos, mais lorsque la vie vous présente un défi, il est préférable de s’adapter. La modification de la loi anti-contournement ne mettra pas fin à l’impérialisme économique américain, mais elle constitue une attaque ciblée et dévastatrice contre les activités les plus rémunératrices des entreprises les plus rentables des États-Unis. Aucune autre mesure ne permettrait d’obtenir un tel rendement en termes de dollars, d’euros, de yens, de reals ou de roupies.

[1] Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez.

Guerre commerciale : la nostalgie du libre-échange n’est pas la solution

Le port à conteneurs de Vancouver (Canada). © Kyle Ryan

La guerre commerciale de Trump a semé le chaos économique à travers le monde. Mais la tentation des libéraux de revenir simplement aux « beaux jours » du libre-échange n’est pas une solution. [1]

La guerre commerciale déclenchée par Donald Trump a provoqué une panique sur les marchés mondiaux, envoyant des ondes de choc dans les chaînes d’approvisionnement internationales. Les marchés boursiers sont en chute libre, les prévisions de croissance ont été fortement revues à la baisse, et une récession économique avec une montée du chômage se profile. Cela a poussé beaucoup à regretter les temps plus ordonnés d’avant Trump — une nostalgie pour la mondialisation libérale des années 2000, avec un libre-échange mondial sans entrave et une économie mondiale régie par des règles prévisibles. Le géopolitiste Ian Bremmer affirme ainsi avec confiance que « la mondialisation a contribué à faire des États-Unis le pays le plus prospère de l’histoire », et dans le New York Times, l’éditorialiste Thomas Friedman écrit que notre époque a été « l’une des plus relativement paisibles et prospères de l’histoire… grâce à un réseau toujours plus serré de mondialisation et de commerce ».

À première vue, cette réaction est compréhensible. Il y a en effet de nombreuses raisons pour lesquelles la guerre tarifaire de Trump est contre-productive. Les droits de douane sont une forme de taxe principalement payée par les consommateurs. Ce sont des taxes non progressives, qui frappent les plus pauvres de manière disproportionnée, car ils consacrent une plus grande part de leur revenu à des biens de consommation courante désormais soumis à ces nouveaux droits. Si Trump met à exécution sa promesse d’utiliser ces recettes pour financer des baisses d’impôts pour les riches, cela pourrait devenir l’une des réformes fiscales les plus régressives de l’histoire des États-Unis.

Si Trump met à exécution sa promesse d’utiliser ces recettes pour financer des baisses d’impôts pour les riches, il s’agirait d’une des réformes fiscales les plus régressives de l’histoire des États-Unis.

Mais la nostalgie de l’ère du libre-échange n’offre pas d’avenir, peu importe ce que l’on pense de Trump et de son programme. La vague de mécontentement qui a conduit à la victoire de Trump est intimement liée aux tensions provoquées par la mondialisation. L’ordre mondial néolibéral, dominant depuis la chute de l’Union soviétique, a combiné libre-échange et déréglementation financière, entraînant une augmentation des inégalités, une désindustrialisation et des pertes d’emplois. Il n’est donc pas surprenant que ce soient les électeurs de la classe ouvrière des régions les plus touchées du Midwest américain qui aient fait basculer l’élection de 2016 en faveur de Trump, car il promettait de s’attaquer à la mondialisation et aux accords de libre-échange qui leur avaient coûté leurs emplois et ravagé leurs communautés.

La sortie de cette guerre commerciale ne devrait donc pas consister simplement à revenir au statu quo ante, puisque c’est précisément ce qui nous a menés ici.

Les problèmes du libre-échange

Lorsque l’on parle de libre-échange mondial, il est important de comprendre que celui-ci n’est pas le résultat naturel des forces du marché. Au contraire, le régime commercial mondial est le fruit de politiques étatiques actives, façonnées par les acteurs les plus puissants de la planète. Au XIXe siècle, la Grande-Bretagne a ouvert des marchés dans le monde entier à coups de canons. En Chine, les empires européens ont mené deux guerres sanglantes — connues sous le nom de guerres de l’opium — pour empêcher les Chinois d’interdire le commerce de l’opium sur leur territoire.

Le régime commercial actuel a été façonné lors des « Uruguay rounds » dans les années 1980, culminant avec la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1995. Il s’agit d’un produit de la domination unipolaire américaine après la chute du mur de Berlin. Ce régime s’est concentré sur la réduction des droits de douane, mais aussi sur l’interdiction faite aux pays de mettre en place d’autres formes de réglementation — appelées « barrières techniques au commerce », comme les normes environnementales ou les conditions de travail. Les syndicats occidentaux mettent en garde depuis les années 1990 contre les menaces que ce système fait peser sur les emplois locaux, tandis que les pays en développement ont dénoncé le fait qu’ils se voyaient refuser les mesures de protection que les pays riches avaient utilisées pour se développer.

Ce régime a largement profité, depuis quarante ans, aux grandes entreprises des États-Unis et de l’Occident, qui pouvaient réduire leurs coûts salariaux et éviter les réglementations en délocalisant leur production vers les pays du Sud. Certains pays asiatiques ont utilisé cette mondialisation des chaînes de production pour renforcer leur secteur industriel et réaliser leur développement économique. Dans les années 2000, la Chine en particulier a combiné une forte planification étatique avec les règles du libre-échange pour gravir les échelons de la chaîne de valeur mondiale, vers une production technologique plus avancée.

Le mythe des avantages comparatifs

La théorie qui sous-tend les avantages du libre-échange remonte à l’économiste du XIXe siècle David Ricardo, dont la théorie des avantages comparatifs fait toujours référence aujourd’hui dans la pensée économique dominante. L’idée est que les pays — peu importe leur niveau de développement — peuvent bénéficier du commerce en se spécialisant dans les secteurs où ils sont relativement les plus efficaces. Cela signifie qu’un pays A, plus pauvre, qui n’excelle que dans quelques domaines, peut tout de même tirer profit d’échanges avec un pays B, beaucoup plus compétitif dans tous les secteurs.

L’idée de commerce gagnant-gagnant n’a en réalité existé que sur le papier. En pratique, la spécialisation selon les avantages comparatifs immédiats a enfermé les pays périphériques dans une dépendance à la production de matières premières volatiles.

Mais cette idée de commerce gagnant-gagnant n’a en réalité existé que sur le papier. En pratique, la spécialisation selon les avantages comparatifs immédiats a enfermé les pays périphériques dans une dépendance à la production de matières premières volatiles. L’économiste Ha-Joon Chang a démontré que les pays qui ont réussi à utiliser le commerce comme moteur de développement économique — comme la Corée du Sud, son pays natal — ont activement utilisé l’intervention de l’État pour modifier leurs avantages comparatifs. Si la Corée du Sud avait suivi aveuglément la théorie de Ricardo, elle ne compterait pas aujourd’hui de géants industriels comme Samsung et Hyundai. Son économie serait encore dominée par le riz et le poisson.

Mais avec la mondialisation financière, toute politique allant à l’encontre des intérêts du capital était immédiatement sanctionnée par les marchés. Cela a conduit à une compétition salariale entre travailleurs, les entreprises pouvant facilement délocaliser vers des régions à faibles coûts. Cela a aussi engendré une concurrence fiscale, les pays abaissant leurs impôts pour attirer les investissements. Les résultats sont clairs : des inégalités croissantes à l’échelle mondiale, les salaires étant perdants face au capital. Dans les pays riches, la délocalisation a touché de plein fouet la classe ouvrière, tandis que dans des pays comme la Chine ou l’Inde, les fruits de la croissance ont principalement profité aux chefs d’entreprise. Cette course vers le bas fiscale a également mis à mal les systèmes de protection sociale.

Les véritables enjeux du commerce mondial

Pour la gauche, la véritable question dans la politique commerciale n’est pas tant la circulation des biens que la mobilité sans restriction du capital. Depuis les années 1980, la libéralisation des flux financiers et des réseaux de production a permis aux entreprises de se relocaliser avec une grande facilité, utilisant la menace des délocalisations pour discipliner le travail et restreindre la prise de décision démocratique. Cette mobilité est devenue une caractéristique structurelle de l’économie mondiale, déséquilibrant profondément le rapport de force en faveur du capital.

Le commerce a joué un rôle disciplinaire. Il n’a pas seulement facilité les échanges ; il a redéfini le terrain de la politique intérieure en limitant les marges de manœuvre des États.

Dans ce contexte, le commerce a joué un rôle disciplinaire. Il n’a pas seulement facilité les échanges ; il a redéfini le terrain de la politique intérieure en limitant les marges de manœuvre des États. La peur de la fuite des capitaux a sapé la négociation collective, érodé les bases fiscales, et forcé les États à participer à une course vers le bas en matière de salaires, de réglementations et de prestations sociales. La rhétorique de la compétitivité a remplacé les questions de justice, et la politique économique a été réduite à ce que les marchés considèrent comme acceptable.

Ce que l’on oublie souvent lorsqu’on appelle à « relocaliser » l’industrie, c’est que les acquis sociaux des économies industrielles de l’après-guerre étaient le fruit d’institutions syndicales fortes, et non de la seule activité manufacturière. Sans un haut niveau de syndicalisation et d’organisation politique, le retour de la production industrielle n’améliorera probablement pas les conditions de la classe ouvrière.

Le véritable défi n’est ni de restaurer une ère révolue de la mondialisation, ni de se replier derrière des frontières nationales. Un débat sérieux sur le commerce mondial à gauche doit commencer par l’ambition de transformer les règles du jeu globales, afin que le commerce ne soit plus un outil de coercition au service du capital.

[1] Article issu de notre partenaire Jacobin.

« Les BRICS ne sont pas un “contre-Occident” mais un club non-aligné sur l’Occident » – entretien avec Jean-Claude Trichet

Siège de la Banque Centrale Européenne à Francfort (Allemagne). © Maryna Yazbeck

Depuis sa création, LVSL assume une ligne éditoriale critique de la construction européenne. Nous avons dédié de nombreux articles aux politiques de la BCE, à l’austérité encouragée par le cadre européen, à la polarisation intra-européenne induite par le marché unique, à l’erreur qu’a constitué le passage à l’euro, ou encore à l’inanité géopolitique de l’Union européenne à l’heure du renforcement des empires. Dans cet article nous donnons la parole à Jean-Claude Trichet. Ancien président de la Banque centrale européenne (2003-2011), il a également été gouverneur de la Banque de France (1993-2003). Dans cet entretien, outre les enjeux européens, il revient notamment sur le développement des BRICS et leur rôle dans une remise en question progressive de l’hégémonie du dollar. Il aborde également les responsabilités des institutions occidentales dans la marginalisation des pays émergents. Entretien réalisé et édité par Julien Chevalier.

LVSL – Dans quelle mesure les initiatives des BRICS, comme la création de la Nouvelle Banque de Développement ou l’établissement d’une monnaie commune, reflètent-elles leur volonté de s’affirmer face aux institutions dominées par l’Occident ? Quelles en pourraient être les implications pour l’équilibre géopolitique mondial ?

Jean-Claude Trichet – Premièrement, je dois dire que nous assistons en ce moment à une rupture importante entre les différents participants à l’économie internationale. Les BRICS apparaissent comme étant symboliquement tous ceux qui ne veulent pas s’aligner sur l’Occident. Mais de là à considérer qu’ils constituent un ensemble homogène, je crois que ce serait exagéré, puisque nous avons clairement, au sein même des BRICS, des pays très importants – je pense singulièrement à la Chine et à l’Inde – qui ne sont pas sur la même ligne stratégique. Cela introduit – au sein même des BRICS, un climat de tension, un enjeu de réflexion contradictoire, qui n’en fait pas, me semble-t-il, exactement un contre-pouvoir mondial. Donc, je considère que les BRICS, pour le moment, forment un club : un club très important, qui entend ne pas s’aligner sur ce qu’on appelle communément l’Occident. Ce n’est donc pas un “contre-Occident”, mais un club non-aligné sur l’Occident. À partir de là, le leadership des BRICS, en ce qui concerne un certain niveau d’opérationnalité et d’incarnation – vous avez cité la Banque de développement –, repose sur deux institutions majeures créées dans le cadre des BRICS. L’une a son siège à Shanghai et l’autre à Pékin, ce qui montre bien l’importance de l’influence de la Chine au sein de ce “club”. Et j’insiste sur cette notion de club, car entre les Émirats arabes unis, l’Arabie Saoudite, la Chine, l’Inde et la Russie, il y a évidemment des différences considérables. 

« Les Européens […] n’acceptent pas volontiers de céder leur influence de détenteurs de quotas et d’actionnaires, comme ils le devraient »

L’Occident, dans la mesure où il a été dominant au sein de toutes les institutions internationales depuis la Seconde Guerre mondiale, a de très grandes responsabilités dans la création des BRICS et de leurs banques. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il a eu énormément de mal à reconnaître la montée en puissance des pays émergents et des pays du tiers-monde en général, et à leur faire la place appropriée – une place qu’ils méritent – compte tenu de leurs niveaux de PIB et de leur développement économique spectaculaire. Cette place ne leur a pas été accordée comme elle aurait dû l’être, que ce soit au FMI ou à la Banque mondiale, ou, d’une manière générale, dans la plupart des institutions internationales, pas seulement financières. Il n’est donc pas étonnant que les membres des BRICS, tout en participant bien entendu au FMI et à l’ensemble des institutions internationales, cherchent, en parallèle, à marquer leur volonté de démontrer qu’on ne leur a pas fait la place qu’ils méritaient. En particulier, je dois dire que les États-Unis portent une responsabilité importante dans ce domaine, notamment parce que le Congrès est régulièrement bien plus conservateur que ne l’est l’exécutif américain. Les Européens, eux aussi, ont d’importantes responsabilités, car ils n’acceptent pas volontiers de céder leur influence de détenteurs de quotas et d’actionnaires, comme ils le devraient. La responsabilité est donc partagée, me semble-t-il, en Occident.

LVSL – L’accélération des tensions géopolitiques, comme le conflit en Ukraine et le retour de la grande rivalité sino-américaine avec l’arrivée de Trump, renforce la fragmentation économique. Ces tensions annoncent-elles la fin de la globalisation financière telle que nous la connaissons ?

Jean-Claude Trichet – Ces tensions géostratégiques jouent un rôle évidemment très important d’une manière générale dans l’ensemble des relations, qu’elles soient financières, économiques, commerciales, et bien entendu politiques. Nous sommes en présence d’une rupture, disons, depuis les événements de Crimée et du Donbass, donc depuis l’année 2014. Cela marque la concrétisation d’un monde différent, un monde dans lequel les tensions géopolitiques prennent une importance considérable. La question est : est-ce qu’elles vont, à elles seules, provoquer la fin de la globalisation ? Je dirais que nous sommes à la croisée des chemins. Mais, fort heureusement, je ne suis pas sûr que ces tensions géostratégiques, par elles-mêmes – à condition, bien sûr, qu’elles ne dégénèrent pas en une guerre mondiale – puissent marquer la fin de la mondialisation au sens large.

Que cette mondialisation devienne plus précautionneuse, plus prudente de la part de tous les partenaires, qu’elle intègre des éléments d’assurance, de hedging, contre les risques inhérents aux chaînes de valeur internationale très longues et, par conséquent, très vulnérables aux événements imprévus, je crois que c’est certainement le cas. Nous vivons une période où, par rapport à l’expansion presque indéfinie des chaînes de valeur internationale que nous connaissions auparavant, il y a aujourd’hui davantage de prudence. En revanche, je ne crois pas, pour le moment, que nous soyons à la veille d’un changement monumental du commerce mondial et du système monétaire et financier international. Ce système repose non seulement sur le dollar, mais aussi sur l’euro et, disons, sur les grandes devises convertibles. Actuellement, le dollar reste numéro un avec environ 60 % de l’utilisation de ces devises (réserves de changes, etc.) suivi de l’euro (numéro deux) avec environ 20 %. Pour mémoire, au début de l’euro, la répartition était de l’ordre de 70 % pour le dollar et 20 % pour l’euro. Cette proportion est maintenant de 60-20, ce qui montre une certaine diminution relative de la place du dollar au cours des 25 dernières années dans la structure du système monétaire international.

Cela dit, un vrai changement dans ce système dépendrait, selon moi, de deux événements majeurs qui, à eux seuls, pourraient modifier fondamentalement les choses. Premièrement, concernant les Européens, ce serait la création d’une véritable fédération politique, qui donnerait à l’euro le statut d’une monnaie émise au sein d’une entité politique unique – la Fédération Européenne. Étant signé par cette nouvelle fédération, les instruments financiers en euro auraient la même profondeur et la même liquidité de marché que ceux libellés en dollar. Ce scénario pourrait émerger dans une perspective de long terme et transformerait profondément la structure du système monétaire international. Deuxièmement, un événement peut-être plus précoce bien qu’encore lointain serait la convertibilité totale du yuan (Renminbi). Si le yuan devenait librement convertible, sa position sur la scène monétaire internationale changerait profondément.

LVSL – Face à la diminution relative de l’importance du dollar, pensez-vous qu’il serait opportun d’organiser une nouvelle conférence internationale, à l’image de celle de Bretton Woods en 1944 ? Une telle initiative pourrait-elle aboutir à un nouveau système financier international, intégrant d’autres monnaies ou même une monnaie unique mondiale ?

Jean-Claude Trichet – Je crois que la question que vous posez est importante et qu’il faut peut-être distinguer le court, le moyen terme et le très long terme. À court et moyen terme, je dirais que nous avons un élément qui me paraît très important. Nous n’avons plus, comme avant la Deuxième Guerre mondiale, un étalon-or, l’étalon monétaire universel, accepté comme tel. Pas davantage, comme après la deuxième guerre mondiale, un étalon de change-or, où le dollar était pris comme ancre du système monétaire international, mais avec sa convertibilité en or, ce qui faisait que l’on conservait un lien avec l’or. On était passé de l’or lui-même comme ancre du système mondial au dollar comme ancre, sous réserve qu’il soit convertible. C’était le système de Bretton Woods qui a explosé en 1971 ! Nous sommes entrés dans un système de changes flottants, dans lequel il n’y avait plus aucun ancrage. Les Européens ont essayé, avec beaucoup de détermination, de maintenir entre eux un certain ordre via le Système Monétaire Européen, qui a finalement donné naissance à l’euro, c’est-à-dire à une nouvelle monnaie de pleine existence. Mais jusqu’à une période récente – je dirais pratiquement jusqu’à la création de l’euro, nous étions dans un système qui n’était pas ancré au niveau mondial. L’euro a décidé de fixer sa définition de la stabilité des prix : moins de 2% mais proche de 2%. La livre sterling a retenu également 2% lorsqu’elle envisageait de rejoindre l’UE… Après la très grande crise financière, la Fédéral Reserve en 2012 et la Banque du Japon en 2013 ont également précisé leur objectif de stabilité des prix et/ou leur définition de cette stabilité en retenant également 2%. 

Désormais, nous sommes dans un système qui est ancré mondialement, c’est-à-dire que chacune des grandes banques centrales des pays avancés dit publiquement quelle est sa définition, son objectif, en matière de stabilisation des prix dans une perspective de moyen terme : c’est la même référence qui est retenue par les quatre grandes banques centrales.

Il s’agit ici du moyen terme et pas du long terme. C’est un ancrage défini par chaque pays ou banque centrale. Mais l’élément absolument remarquable, sur lequel j’insiste, est que les principales banques centrales du monde ont déclaré qu’elles ancrent leur politique monétaire à une définition précise de la stabilité des prix. Et c’est le cas maintenant de toutes les banques centrales qui émettent les monnaies présentes dans le panier des droits de tirage spéciaux (DTS). Le dollar, le yen, l’euro et la livre sterling sont les quatre monnaies qui, avec le renminbi, forment les cinq monnaies du panier des droits de tirage spéciaux du FMI. Ces quatre monnaies partagent la même définition de la stabilité des prix et ont – j’insiste beaucoup – réitéré leur volonté de maintenir cet objectif de stabilité des prix à 2 % à moyen terme. Elles avaient peut-être l’occasion, avec la montée de l’inflation vers le milieu de l’année 2021, de revoir cette position, mais cela n’a pas été le cas. Elles ont toutes réitéré leur engagement, y compris le Japon et les États-Unis, qui avaient pris cette décision relativement récemment, au début des années 2010. Donc, je considère qu’à moyen terme, nous sommes dans un système mondial qui a un véritable ancrage, un ancrage nominal sur une stabilité des prix autour de 2 %. C’est, disons, un nouvel épisode du fonctionnement du système monétaire international : après l’étalon-or, l’étalon de change-or, et le flottement généralisé, nous avons maintenant au niveau des principales monnaies convertibles du monde, un étalon (2%) unique de stabilité des prix à moyen et long-terme ! J’insiste beaucoup là-dessus, car je considère que c’est de facto la plus importante réforme structurelle du système monétaire international que l’on ait connue depuis l’explosion du système de Bretton Woods.

« L’embranchement “idéal” serait celui d’une monnaie mondiale unique »

Maintenant, je me place dans une hypothèse de long terme ou de très long terme. Il y a plusieurs embranchements possibles. L’embranchement “idéal” serait celui d’une monnaie mondiale unique. Mais cela apparaît chimérique pour des raisons géostratégiques et géopolitiques. Une telle hypothèse supposerait un développement ordonné des différentes économies mondiales, une convergence, une montée en puissance des pays émergents jusqu’à un niveau leur permettant d’atteindre celui des pays avancés en termes de prospérité et de PIB par habitant. 

Il existe d’autres hypothèses, notamment celle d’un ancrage du système international sans qu’il y ait une monnaie mondiale unique, mais autour d’une évolution des droits de tirage spéciaux. Les droits de tirage spéciaux peuvent évoluer. L’entrée du renminbi dans le panier des DTS a été une avancée majeure. Toutefois, comme le renminbi n’est pas encore convertible, il n’occupe pas la place qu’il devrait avoir, compte tenu de la taille de l’économie chinoise. Cela dépendra de la décision de la Chine de rendre le renminbi convertible ou non. On peut imaginer une évolution des DTS, leur conférant un rôle d’ancrage réel pour le système mondial. C’était, d’ailleurs, l’idée initiale du FMI lors de leur création. Cela ne s’est pas concrétisé, mais cela supposerait une forte volonté politique et stratégique. Dans cette hypothèse, les droits de tirage spéciaux pourraient devenir, en quelque sorte, le nouveau dollar des accords de Bretton Woods. Cela supposerait une incorporation de nouvelles monnaies issues des pays émergents, comme la roupie indienne. Mais il n’y a pas trente-six évolutions possibles : soit nous restons dans le système actuel, soit nous évoluons vers une monnaie mondiale unique (peu probable), soit nous renforçons le rôle des DTS (plus réaliste). Le système actuel peut lui-même évoluer vers un système multipolaire, dominé par trois monnaies centrales également influentes : le dollar, l’euro et le renminbi. Même avec un objectif commun de stabilité des prix, ces monnaies continueraient de flotter les unes par rapport aux autres, comme c’est déjà le cas entre elles, dont le flottement est visible par tous.

LVSL – Face à une dette publique mondiale dépassant les 100 000 milliards de dollars, pensez-vous qu’une annulation partielle ou totale de ces dettes pourrait être une solution envisageable pour offrir aux États de nouvelles marges budgétaires ? Serait-il temps d’envisager un « Grand Jubilé » et quels en seraient les principaux risques et bénéfices ?

Jean-Claude Trichet – On a déjà abordé ces grands problèmes de dettes accumulées, principalement par les pays en développement et les pays les plus pauvres. Il y a, à mon avis, deux problèmes différents que je caractériserais de la manière suivante. 

D’abord, la question est de savoir si le système financier mondial tout entier, principalement en raison de l’endettement des pays avancés eux-mêmes – et non de l’endettement des pays les plus pauvres –, n’est pas encore plus vulnérable que celui que nous avions au moment de la crise des subprimes et de la banqueroute de Lehman Brothers. C’est ma thèse : je pense que nous avons, au niveau mondial, laissé l’endettement public et privé augmenter tellement que, au moment où nous parlons, l’encours d’endettement, en proportion du produit intérieur brut, est significativement plus important que ce qu’il était au moment de la banqueroute de Lehman Brothers. Cela concerne les pays avancés, mais aussi, et de façon encore plus marquée, les pays émergents. Nous observons un formidable accroissement de l’endettement par rapport au niveau qu’était considéré comme l’une des causes majeures de la crise financière de 2008. Par ailleurs, l’endettement privé a également augmenté considérablement. Donc, je dirais qu’au total, nous sommes en présence d’une anomalie des encours de dettes en proportion du PIB flagrante : le leverage (l’endettement total en proportion de la richesse de l’économie internationale) nous rend significativement plus vulnérables aujourd’hui qu’au moment de la dernière grande crise financière. C’est une première constatation sur laquelle j’insiste énormément.

Deuxièmement, nous avons un problème plus spécifique, qui n’est pas mondial mais plutôt local, même s’il est très important au niveau mondial. Ce problème concerne un ensemble de pays, en particulier les pays les plus pauvres et les pays émergents les moins développés. Nombre d’entre eux ne sont pas dramatiquement endettés, mais je pense évidemment aux pays les plus vulnérables. Là, nous avons effectivement un certain nombre de pays considérablement entravés par leur endettement total. Dans le passé, nous avons, à plusieurs reprises, permis à ces pays de restructurer leurs dettes dans le cadre de systèmes organisés comme le Club de Paris – que j’ai présidé pendant dix ans – ou encore par des décisions collectives d’annulation de dettes. Tout cela a été fait, et doit continuer d’être fait, à mon avis. La seule transformation structurelle monumentale que nous observons en ce moment est qu’un pays émergent très puissant, avec un excédent important de sa balance des transactions courantes, s’est engagé dans des prêts massifs aux pays en développement. Ce pays, c’est la Chine, qui est devenue le principal prêteur aux pays en développement, notamment en Afrique, au cours des dernières années. Cependant, pour des raisons complexes, la Chine a beaucoup de mal à rejoindre le Club des pays créanciers et à accepter de faire la même chose que ces derniers, qu’il s’agisse de rééchelonnements ou d’annulations de dettes. Pour la Chine, toutes ces opérations étaient nouvelles. Elle n’avait pas envisagé que les pays en question pourraient un jour être incapables de rembourser et avoir des difficultés à honorer leurs dettes.

Or, comme vous le soulignez, un certain nombre de ces pays sont aujourd’hui étouffés par la dette, ne peuvent plus rembourser, et demandent légitimement un allègement – voire, dans certains cas, une annulation – du service de leur dette. Le problème que vous soulevez est donc très important, car il pose également la question des relations entre pays créanciers. Jusqu’à présent, l’idée était que tous les pays créanciers devaient faire les mêmes efforts. Cela paraît légitime, surtout dans un cadre d’aide au développement pour des pays en situation très difficile. Actuellement, des efforts sont déployés pour convaincre tous les pays concernés qu’il faut adopter cette approche collective. On imagine mal que certains pays créanciers acceptent d’alléger ou d’annuler des dettes, simplement pour que les pays en développement puissent rembourser d’autres créanciers qui, eux, ne feraient aucun effort.

C’est un vrai grand sujet. Je ne doute pas qu’il finisse par être réglé, mais, pour le moment, le principal blocage vient des difficultés de la Chine. La Chine, bien qu’étant un pays très respectable et ayant investi de manière considérable dans les pays en développement, peine à comprendre que, dans certaines situations, tous les créanciers doivent collectivement faire des efforts, de manière équilibrée entre eux.

LVSL – En particulier, la dette publique américaine atteint aujourd’hui 36 000 milliards de dollars et continue de croître quotidiennement de plusieurs milliards. Comment analysez-vous cette trajectoire ? Pensez-vous qu’elle est tenable à terme ? Enfin, avec la réélection de Donald Trump, qui a déjà exprimé des critiques sur l’indépendance de la Réserve fédérale, quelles évolutions pourrait-on attendre concernant la gestion de cette dette ?

Jean-Claude Trichet – Premièrement, l’indépendance de la Banque centrale américaine, comme Jay Powell l’a rappelé lui-même, ne dépend pas de l’exécutif américain. Les décisions du Federal Open Market Committee ne dépendent pas de l’exécutif, et de manière plus générale, les objectifs assignés à la Banque centrale américaine ainsi que la structure de la Réserve fédérale sont définis par le Congrès. C’est donc le pouvoir législatif qui fixe les objectifs et la structure de la Banque centrale, et non l’exécutif. L’exécutif, lui, nomme un certain nombre de responsables, mais ces responsables, notamment les membres du directoire de la Banque centrale américaine – les gouverneurs –, doivent être approuvés par le Sénat. On voit donc qu’il existe une coopération entre l’exécutif et le législatif en ce qui concerne la nomination des hommes et des femmes responsables. Cependant, les objectifs eux-mêmes restent fixés par le pouvoir législatif. C’est un premier point très important, car je ne crois pas qu’il soit dans l’intention du Congrès, particulièrement du Sénat républicain, de renoncer à sa responsabilité concernant les objectifs assignés à la Réserve fédérale.

« Les États-Unis doivent au reste du monde presque l’équivalent d’une année entière de production »

En ce qui concerne l’endettement des États-Unis, il est clair, comme vous l’avez souligné, que cet endettement croît année après année. Le résultat est que la position extérieure nette négative des États-Unis représente environ 90 % du PIB annuel ! Autrement dit, les États-Unis doivent au reste du monde presque l’équivalent d’une année entière de production. Cela ne peut pas, me semble-t-il, durer éternellement, même si les Américains n’ont pour le moment aucune difficulté à se financer. Comme je le rappelais, il existe approximativement un rapport de 3 pour 1 entre le dollar et l’euro en termes de réserves de changes, et d’autres indicateurs pertinents : 60 % pour le dollar et 20 % pour l’euro. Cela montre que la liquidité et la profondeur des marchés financiers américains sont sans équivalent pour le moment dans le reste du monde. Par conséquent, jusqu’à présent, ils n’ont aucune difficulté à se financer, malgré leurs déficits jumelés, à la fois budgétaire et de la balance des paiements courants. C’est donc, en dernière analyse, le reste du monde qui finance ces deux déficits. 

Je disais que cela ne pouvait pas durer éternellement, mais cela peut tout de même durer très longtemps. Je crois qu’il serait sage, pour le reste du monde, pour l’ensemble de l’économie internationale, et pour la stabilité et la prospérité mondiales, que les États-Unis reviennent progressivement à une situation plus équilibrée, où ils ne demanderaient plus éternellement au reste du monde de financer leurs déficits. Il semble peu probable que les États-Unis parviennent rapidement à cette conclusion, sauf en cas de nouvelle crise financière internationale majeure, disons une crise équivalente à la très grande crise financière de Lehmann Brothers, qui pousserait les investisseurs et les épargnants mondiaux à se demander s’ils peuvent continuer à financer indéfiniment l’économie américaine.

« Il serait sage […] que les États-Unis reviennent progressivement à une situation plus équilibrée, où ils ne demanderaient plus éternellement au reste du monde de financer leurs déficits »

Un tel scénario serait une catastrophe, que je ne souhaite évidemment pas. Ce que je souhaite, c’est une transition progressive, sans crise grave, sans drame, une évolution du système international. Nous avons déjà évoqué ce système : il pourrait évoluer vers un modèle multipolaire, qui ne donnerait plus au dollar le privilège extraordinaire dont il bénéficie actuellement. Comme je l’ai mentionné, deux événements majeurs pourraient conduire à un tel système : a) des changements politiques en Europe – la création d’une véritable fédération politique achevée – permettant à l’euro de jouer pleinement son rôle ; ou b) une réforme technique majeure en Chine, à savoir la convertibilité du renminbi.

Dans un tel système tripolaire, avec le dollar, l’euro et le renminbi, les États-Unis ne pourraient plus compter sur un financement sans limite venant du reste du monde. Ils seraient soumis à une pression externe, ce qui modifierait leur comportement économique. Pour le moment, il n’y a aucune contrainte externe ressentie par les États-Unis. Contrairement à toutes les autres entités économiques du monde, ils échappent encore à ces contraintes.

LVSL – Passons au niveau européen. Le discours dominant en zone euro prône un désendettement rigoureux des États, mais le « rapport Draghi » estime qu’il faudrait investir 800 milliards d’euros par an pour relever notamment les défis climatiques et technologiques. Est-il envisageable de concilier ces deux injonctions contradictoires ? 

Jean-Claude Trichet – Ce n’est peut-être pas entièrement contradictoire, car le rapport Draghi, qui intègre une contribution importante de grands spécialistes de la Commission, est un rapport qui fait flèche de tout bois : il s’appuie à la fois sur des capitaux publics, des investissements publics et sur des investissements privés. N’oubliez pas que l’Europe est excédentaire en matière d’épargne. Sa balance des paiements courants est d’environ +3 % du PIB, bon an mal an. Dans le même temps, les États-Unis, auxquels on se compare en permanence – et à juste titre – présentent une situation diamétralement opposée. Les Américains sont en déficit d’épargne : ils empruntent régulièrement au reste du monde, en moyenne environ 3 % de leur PIB, et ce depuis quarante ans. On observe donc un paradoxe : deux grandes entités continentales avancées – les États-Unis et l’Union européenne – avec, d’un côté, un excédent d’épargne flagrant, et de l’autre, un déficit d’épargne tout aussi flagrant. Pourtant, ce sont les États-Unis, en déficit, qui investissent davantage dans les technologies nouvelles, notamment dans la défense, la digitalisation et, plus généralement, les innovations stratégiques !

Concernant les 800 milliards d’euros mentionnés, il est clair qu’ils incluent à la fois des investissements publics et des investissements privés. L’idée est de faire en sorte que le secteur privé, grâce à l’achèvement du marché unique des capitaux et à la mobilisation des forces européennes, puisse effectivement nous permettre d’investir davantage. Je ne crois pas que le rapport Draghi demande, ni que ce serait souhaitable, une augmentation globale des financements publics. Il recommande plutôt, à mon avis, d’inciter le secteur privé à investir en Europe au lieu d’investir aux États-Unis et de redéployer les dépenses publiques en Europe pour investir davantage dans la recherche et le développement, les technologies nouvelles, et l’accompagnement des entreprises innovantes, notamment dans la digitalisation. Le fait que l’Europe ne possède aucune grande plateforme digitale est une anomalie. Cela est partiellement lié au fait que les États-Unis investissent massivement dans la recherche et le développement, y compris via des fonds publics, souvent par l’intermédiaire du Département de la Défense (DoD) et de la DARPA, qui jouent un rôle crucial dans le financement des technologies émergentes aux États-Unis.

Il y a donc certainement matière à redéployer les ressources publiques au sein de l’Europe. Je ne pense pas qu’il soit stratégiquement pertinent que les Européens augmentent encore leurs dépenses publiques totales, d’autant qu’ils dépensent déjà bien plus que les Américains et que la plupart des autres pays avancés. Cela est particulièrement vrai pour la France, mais également pour l’Europe dans son ensemble. Ce qui est nécessaire, c’est un redéploiement efficace de ces dépenses, notamment pour favoriser, grâce à l’achèvement de l’Union des marchés de capitaux, un secteur privé européen beaucoup plus actif dans la recherche et le développement et dans l’essor des nouvelles technologies, comme c’est le cas aux États-Unis. C’est, me semble-t-il, l’essentiel des messages que véhicule le rapport Draghi comme le rapport Letta, du nom d’un autre ancien Premier ministre italien.

LVSL – Certains économistes estiment qu’au cours de votre mandat à la BCE, le maintien de taux d’intérêt élevés en Europe entre 2008 et 2010, contrairement aux États-Unis qui les avaient rapidement abaissés, a freiné la reprise économique européenne et aggravé les récessions dans plusieurs pays. À l’heure où l’écart entre le PIB américain et européen est plus marqué que jamais, qu’en pensez-vous ? 

Jean-Claude Trichet – Cette excellente question, qui porte à la fois sur la période de la très grande crise financière et sur aujourd’hui, mériterait de très larges développements. Je vais tâcher d’être bref. Je réponds d’abord à la première partie de la question. 

Trop souvent, les comparaisons entre les taux d’intérêt des deux côtés de l’Atlantique n’évoquent que les taux d’intérêt les plus courts fixés par les Banques centrales. Ce n’est pas approprié car les taux à six mois et à un an sont très importants en Europe : ils sont utilisés très généralement par les Banques pour prêter aux ménages et aux entreprises. La comparaison avec les taux équivalents aux États-Unis, mesurée sur la période mai-juin 2009, à titre d’exemple, montre des taux de marché interbancaire inférieurs dans la Zone euro à ce que l’on observe aux États-Unis. Les taux interbancaires à 12 mois étaient à hauteur de 1,64 % en Europe contre 1,73 % aux États-Unis, alors que les taux pratiqués par les Banques centrales étaient respectivement de 1 % en Europe et entre 0 % et 0,25 % aux États-Unis. Ce phénomène s’explique par le fait que les écarts entre les taux du marché monétaire garantis et non garantis étaient inférieurs en Europe à ce qu’ils sont aux États-Unis. La raison essentielle de cette différence réside dans la décision de la Banque centrale européenne (BCE) de pratiquer l’allocation de quantités illimitées de liquidités à taux fixes après le dépôt de bilan de Lehman Brothers. 

D’autres considérations permettent de comprendre les différences entre les discours des deux Banques centrales : la FED mettant l’accent exclusivement sur sa politique monétaire accommodante et la BCE mettant en regard sa politique également très accommodante et son souci de stabilité des prix. Dans le contexte de la monnaie unique, monnaie entièrement nouvelle dont la crédibilité aux yeux non seulement de l’ensemble des participants du marché mais aussi des citoyens européens eux-mêmes n’était pas encore totalement établie, seulement 10 ans après sa création, il était important d’insister sur le fait que l’objectif de stabilité de la monnaie et de conservation de sa valeur restait essentiel. C’est la raison pour laquelle mes discours et les discours de la BCE étaient toujours équilibrés en mettant au regard de nos décisions extrêmement audacieuses de politique monétaire, souvent sans équivalent aux États-Unis, la réaffirmation de notre mandat de stabilité des prix. J’avais et nous avions le souci permanent de ne pas donner prise à la critique, toujours possible et parfois bruyante en Europe du Nord, selon laquelle la BCE était prête à abandonner la stabilité des prix au profit de la lutte contre la crise. L’accrédition d’une telle thèse erronée aurait à elle seule contribué à augmenter les anticipations d’inflation future, donc les taux d’intérêt de marché. 

Enfin, il faut souligner que les mesures non conventionnelles de la BCE, par exemple l’octroi de liquidités sans limite en 2008, l’achat des obligations grecques, irlandaises, portugaises, espagnoles et italiennes en 2010 et 2011, avait, en dehors de leur audace, l’intérêt de faire baisser les taux d’intérêt de marché moyen dans l’ensemble de la Zone euro, ne serait-ce qu’en diminuant considérablement les marges supplémentaires correspondant aux primes de risque des pays en difficulté. 

S’agissant de la situation d’aujourd’hui, les taux en Europe sont très inférieurs aux taux américains, le succès de la désinflation en Europe est incontestable et les différences de croissance économique ne sont pas dues, selon moi, aux différences de politique monétaire mais, en dehors des remarquables qualités de flexibilité et d’innovation propres à l’économie des États- Unis, à l’impact de la guerre en Ukraine qui frappe très durement les Européens et à la politique budgétaire exagérément expansive des États-Unis.

Trump contre la Chine : refuser les explications simplistes

Trump Xi Jinping - Le Vent Se Lève
Donald Trump en compagnie de Xi Jinping à Pékin en novembre 2017

Le retour de Donald Trump à la Maison Blanche annonce de nouvelles perturbations dans les rapports entre Pékin et Washington. Nommé secrétaire d’Etat, le sénateur Marco Rubio entend durcir le ton face à la Chine. Il se dit prêt à armer Taiwan et à renforcer les barrières douanières contre les produits chinois. Il faut cependant aller au-delà de ces déclarations menaçantes : les lubies de l’administration Trump ne peuvent pas expliquer la rivalité sino-américaine. Dans son dernier ouvrage, intitulé Chine/Etats-Unis, le capitalisme contre la mondialisation (La Découverte, 2024 – recensé sur LVSL par Baptiste Galais-Marsac), Benjamin Bürbaumer revient sur les origines économiques de cette confrontation. D’abord intégrée à la mondialisation pour satisfaire les intérêts du capital américain, la Chine a su sortir de sa position subordonnée et concurrencer directement la première puissance mondiale. Extrait.

La formation d’un marché véritablement mondial trouve ses origines dans la crise structurelle des années 1970. C’est dans la « solution spatiale » impulsée par le capital transnational américain qu’il faut comprendre la libéralisation de la Chine et son entrée dans le capitalisme mondialisé. La question maintenant est de savoir si et comment les multinationales américaines, soumises à l’impératif de redresser leurs profits, en ont réellement bénéficié, sachant qu’elles ont investi sur le territoire chinois en conférant à la Chine une place de subordonnée dans la mondialisation.

Cet état de fait pouvait convenir pendant un certain temps mais, dans la mesure où les objectifs fondamentaux associés à la participation de la Chine au marché mondial ont divergé dès le départ – relancer la profitabilité des grandes firmes d’un côté, accélérer le développement national de l’autre –, la complémentarité des régimes d’accumulation des deux côtés du Pacifique fut une source d’instabilité latente, car d’emblée porteuse de contradictions susceptibles de générer des tensions.

La vache à lait des multinationales américaines

Les premiers investisseurs étrangers en Chine étaient des Chinois de la diaspora, principalement situés à Hong Kong et Taiwan. Retardataires impressionnées par les affaires mirobolantes à réaliser dans une Chine où les usines tournent à toute vapeur, les firmes japonaises, européennes et américaines se sont empressées de suivre le mouvement dans les années 1990. Les IDE entrants ont explosé. En seulement deux ans, entre 1991 et 1993, leur valeur a été multipliée par plus de six, et ce n’était que le début d’une dynamique à la hausse spectaculaire.

Alors pourquoi investir en Chine ? La perspective pérenne d’un faible niveau salarial a exercé un pouvoir d’attraction incontestable. Le magazine The Economist célébrait ainsi « une offre quasi illimitée de main-d’œuvre bon marché. Selon certaines estimations, les zones rurales comptent près de 200 millions de travailleurs sous-employés qui pourraient se tourner vers l’industrie. Il faudra peut-être au moins deux décennies pour absorber ce surplus de main-d’œuvre, ce qui contribuera à maintenir les salaires des travailleurs peu qualifiés a un niveau faible ».

Mais paradoxalement, les effets de la révolution de 1949 ont également joué. Car ce qui distingue la Chine d’autres pays périphériques disposant également d’une force de travail bon marché et ayant lancé de vastes programmes de libéralisation, c’est l’héritage socialiste, qui donne aux gigantesques réserves de main-d’œuvre des qualités supplémentaires en termes d’éducation et de santé. A ce contraste s’ajoute le fait qu’en procédant à une libéralisation plus maitrisée, la Chine a pu éviter les effets dévastateurs de la thérapie du choc. Enfin, elle se démarque aussi par rapport à d’autres pays périphériques par des mesures assurant un approvisionnement énergétique stable (et polluant) en dépit d’une croissance vertigineuse de la production industrielle. En somme, les investissements étrangers ont conduit le pays a une intégration particulièrement poussée dans les circuits économiques mondiaux. Sans surprise, les Etats-Unis figurent parmi les premiers investisseurs étrangers en Chine.

Ainsi la Chine représentait-elle bel et bien un nouveau terrain d’accumulation significatif pour le capital transnational américain. Et cette accumulation s’est révélée hautement profitable. Les multinationales américaines pouvaient se féliciter d’un retour sur investissement en Chine de 33 %, tandis que l’ensemble des multinationales étrangères dans ce pays, tous pays d’origine confondus, devaient se contenter de 22 %. Dans une veine similaire, les IDE des multinationales américaines généraient des retours supérieurs aux investissements nationaux et surtout aux investissements étrangers réalisés sur le sol américain. Aussi édifiantes qu’elles soient, ces données ne dévoilent pourtant pas l’ampleur réelle de l’engagement du capital transnational américain en Chine.

Cette pression déflationniste sur la rémunération du travail, organisée par le biais des délocalisations en Chine, a conduit les ménages américains à financer une part croissante de leur consommation par la dette

Car ce dernier n’a pas seulement procédé à ses propres investissements, il s’est aussi greffé, grâce à la sous-traitance, sur des entreprises d’Etat et des réseaux de production mis en place par les hommes d’affaires de la diaspora. Ce phénomène de désintégration verticale, que les économistes appellent les « chaines globales de valeur », peut être mesuré le plus exhaustivement en retraçant les importations américaines depuis les pays à salaire faible.

Derrière l’apparence d’une simple réorganisation technique de la division géographique du travail se cachent des changements majeurs dans les rapports de forces entre capitaux des pays avancés et capitaux des pays périphériques, mais aussi, plus généralement, entre travail et capital, rendus possibles par le nœud financiarisation-mondialisation. En effet, les protagonistes des chaines globales de valeur sont les firmes leaders. Elles supervisent la fabrication d’un bien à partir d’une série d’usines souvent dispersées dans différents pays, chacune fournissant un bien intermédiaire indispensable à l’assemblage du bien final, qui a lieu dans des pays où le coût de la main-d’œuvre est faible. Loin d’homogénéiser le monde, la mondialisation consiste en l’exploitation de son hétérogénéité par les multinationales.

Les délocalisations ont un effet important sur les profits dans la mesure où elles réduisent les coûts de production de 20 % à 40 %, selon les estimations. Ce n’est en rien surprenant. La constitution de chaines globales de valeur étant prioritairement une question de pouvoir de coordination, elle n’exige qu’un minimum de dépense de capital – contrairement aux fournisseurs – tout en favorisant une baisse des prix des intrants. A ce titre, elle est un outil particulièrement efficace pour augmenter les profits. Grâce aux chaines globales de valeur, les multinationales réalisent des profits sans accumulation, ou plutôt des profits fondés sur une accumulation par correspondance, qui impose aux fournisseurs la charge de l’investissement.

Des conflits transpacifiques en gestation

Sous couvert d’harmonie transpacifique, les contradictions se sont amoncelées. La crise de 2007‑2008 a exprimé la fragilité inhérente à la complémentarité entre les Etats-Unis et la Chine. Tout en mettant en évidence la volatilité spécifique de la finance américaine et la multiplicité des liens tentaculaires sur lesquels reposait l’accumulation du capital à l’échelle mondiale, cette crise a aussi résulté d’une relation transpacifique singulière, construite sur les stratégies de profitabilité des multinationales. Commençons par analyser l’imbrication financière entre les deux pays. En plaçant les revenus tirés de son excèdent commercial sur les marchés financiers américains, la Chine a contribué à faire baisser les taux d’intérêt auxquels les agents américains, et notamment l’Etat, s’endettaient. De plus, en achetant massivement des bons du Trésor américain, la Chine a encouragé les sociétés financières occidentales à se déporter vers des titres financiers plus rémunérateurs, et donc plus risqués, comme les crédits subprimes, c’est-à-dire des crédits accordés à des ménages à faibles revenus. La complémentarité entre les régimes d’accumulation chinois et américain a donc aussi gonflé la bulle immobilière.

Tout comme la crise des subprimes ne fut pas purement financière mais inséparable de la distribution de plus en plus inégalitaire des richesses aux Etats-Unis, la contribution transpacifique à la formation de cette crise a dépassé le domaine financier. Comme nous l’avons constaté, la pression à la baisse des salaires en Chine s’est transmise au reste du monde du fait de son orientation extravertie. Cette pression déflationniste sur la rémunération du travail, que les multinationales ont organisée par le biais de la délocalisation, a conduit les ménages américains à financer une part croissante de leur consommation par la dette. De plus, la faible progression des prix à la consommation, rendue possible par l’importation massive de produits bon marché, a aidé la FED à mener une politique des crédits faciles. Une autre contribution crisogène de la symbiose transpacifique a donc consisté à rendre les agents économiques américains plus enclins à retenir l’option de l’endettement sur laquelle le secteur financier avait prospéré jusqu’à l’éclatement de la bulle.

le capital chinois ne se mélange pas avec le capital transnational occidental et se trouve particulièrement en phase avec les priorités politiques de l’Etat-Parti

Toutefois, les contradictions produites par la complémentarité sino-américaine n’étaient pas seulement de nature économique, elles étaient aussi bien politiques. Face à un déficit commercial croissant, des voix se sont élevées aux Etats-Unis pour déclarer que la Chine manipulait sa devise, et qu’il convenait de lui imposer des sanctions commerciales. Dans les années 2000, des dizaines de propositions de loi en ce sens ont été débattues au Congrès. Les performances décevantes sur le marché chinois et le rattrapage technologique bien réel mais encore modéré des producteurs chinois ont donc aussi contribué à conduire des fractions diverses du capital américain à demander une révision des règles régissant le commerce bilatéral.

Là où la fraction nationale craignait plutôt la concurrence des importations chinoises, certains groupes du capital transnational semblaient inquiets du succès des exportations chinoises sur des marchés tiers. Ce dernier aspect est particulièrement important : si le capital transnational américain redoutait la perte de parts sur le marché mondial, son attitude bienveillante à l’égard de la Chine était susceptible d’évoluer et pouvait entrainer un changement de position de Washington. C’est donc de l’intérieur même de la prétendue symbiose transpacifique qu’ont surgi les forces visant un remaniement des relations économiques entre les deux plus grandes économies du monde.

Si les fissures se sont multipliées au cours des années 2000, la crise économique a touché les fondements de l’édifice transpacifique. Elle a atteint la Chine par le canal du commerce. Les consommateurs occidentaux ayant dû se serrer la ceinture, les exportateurs chinois ont perdu des clients. Le gouvernement chinois a alors mis en place un plan de relance gigantesque. Ce faisant, il a compensé dans un premier temps la perte de marchés internationaux, mais il a surtout amplifié in fine l’orientation extravertie de son économie, au point de concurrencer de plus en plus les multinationales américaines sur les marchés internationaux. La symbiose transpacifique se faisant de plus en plus conflictuelle, une question s’est mise à tarauder la pensée libérale : pourquoi l’interdépendance économique entre les Etats-Unis et la Chine ne produit-elle pas des relations durablement harmonieuses ?

L’introuvable interdépendance pacificatrice

Nous voilà enfin parvenus à l’énigme que pose l’orientation plus oppositionnelle du PCC : après tout, l’interdépendance croissante entre la Chine et les Etats-Unis n’a-t-elle pas justement été un gage de relations pacifiques et mutuellement bénéfiques, sur fond d’intérêts partagés ? C’est du moins ce que pensaient les présidents américains, imprégnés de la vision libérale du « doux commerce ». Comme l’écrit l’historien Adam Tooze, « les mondialistes des Partis démocrate et républicain ont parié que la force puissante et impersonnelle de l’intégration commerciale ferait en temps voulu de la Chine une “partie prenante” docile et sympathique de l’ordre mondial ». Or ce cadre analytique pèche par une appréhension figée des relations internationales – pourtant par essence dynamiques et politico-économiques – et un rationalisme démesuré. La guerre en Ukraine a fait voler en éclats la croyance dans les effets pacificateurs des relations commerciales. Même le Financial Times s’est interrogé : « Pourquoi le commerce n’a-t-il pas permis d’acheter la paix ? »

En réalité, c’est plutôt la persistance de cette croyance qui surprend au vu des travaux empiriques contestant depuis longtemps cette « illusion libérale ». Néanmoins, notre lecture en termes de groupes sociaux nous oblige à examiner de plus près l’idée d’un effet pacificateur associé aux flux de capitaux. En effet, dans le premier chapitre, nous avons souligné que les IDE transformaient politiquement les pays destinataires. Ils y favorisent la montée en puissance d’une fraction du capital intégrée dans les circuits transnationaux, qui conçoit la stabilité internationale, en général, et les bonnes relations avec le pays d’origine de l’investissement, en particulier, comme une priorité. C’est par ce mécanisme que les pays ouest-européens se sont alignés sur la politique internationale des Etats-Unis. On aurait donc pu supposer que l’arrivée d’IDE américains en Chine aurait produit le même résultat : une convergence des intérêts économiques et des affinités politiques entre les deux plus grandes puissances du monde. Or cette convergence n’est pas à l’œuvre. Pourquoi ?

Tout d’abord, parce que les IDE américains en Chine sont nettement inférieurs aux IDE américains en Europe. Cela tient au fait que la Chine s’est ouverte aux capitaux étrangers beaucoup plus tardivement que l’Europe. Le stock de capital américain y est incomparablement plus bas. Mais ce n’est pas la seule raison. L’autre raison, c’est que, à travers les chaines globales de valeur, le capital transnational américain a accédé à la puissance productive chinoise sans investir sur place. C’est une option particulièrement rentable, mais qui s’est faite au prix d’une influence politique amoindrie en Chine puisque la force d’un groupe social repose sur sa présence matérielle.

Certes, dans une économie fortement encadrée par des réglementations publiques et un niveau important d’allocation des ressources en dehors du marché, les entreprises ont un intérêt évident a les façonner en faveur de leur profitabilité. De ce fait, les multinationales étrangères présentes ont recruté d’anciens membres du gouvernement et se sont regroupées dans des associations sectorielles et des chambres de commerce nationales, comme l’American Chamber of Commerce. Mais généralement, et au-delà de leur relative faiblesse matérielle, elles ont jugé l’environnement institutionnel satisfaisant et hésité à contester en cas de différend.

La faiblesse politique du capital transnational américain en Chine ne repose toutefois pas seulement sur ses stratégies de rentabilité. Les politiques de l’Etat chinois ont également joué un rôle décisif. A la différence des pays ouest-européens qui ont accueilli à bras ouverts les investissements américains, la Chine a exercé un contrôle étroit sur l’ouverture économique. Tout d’abord, seule une partie de l’économie chinoise a pu faire l’objet d’une acquisition étrangère.

Tout au long de la libéralisation, les autorités ont procédé à une restructuration des entreprises d’Etat qui a abouti à la formation de conglomérats monopolistiques dans des secteurs cruciaux, comme les ressources naturelles, les télécommunications, la finance et les travaux publics. Parmi les 500 plus grandes entreprises chinoises en 2012, on comptait 310 entreprises publiques, qui représentaient 80 % du chiffre d’affaires et 90 % des profits de cette liste. Les trente premières places de ce classement étaient toutes occupées par des entreprises sous contrôle étatique qui faisaient partie des plus grandes firmes mondiales. Les dirigeants de ces entreprises stratégiques sont membres du PCC et soumis à un système de rotation. Le chercheur Kevin Lin souligne a ce propos que « cette rotation constante entre les entreprises d’Etat et les postes au sein de l’Etat-Parti pour les cadres dirigeants vise précisément à empêcher la formation d’une classe de cadres capitalistes qui identifie ses intérêts avec ceux de ses homologues du secteur privé et des sociétés transnationales ».

Les travaux empiriques sur les conseils d’administration confirment cette analyse. Tandis que, dans les multinationales occidentales, les dirigeants siègent fréquemment dans plusieurs entreprises en même temps, la Chine se tient à l’écart de telles pratiques. Au contraire, « la mondialisation des sociétés transnationales chinoises et de l’élite des affaires chinoise a été modeste », et on observe « une relation inextricable entre les firmes transnationales chinoises et l’Etat-Parti chinois ». En somme, le capital chinois ne se mélange pas avec le capital transnational occidental et se trouve particulièrement en phase avec les priorités politiques de l’Etat-Parti. Reste le capital privé. Dès les débuts de la libéralisation, le PCC a accordé une attention particulière à ce groupe social dont il soupçonnait que les intérêts étaient en décalage par rapport à sa politique. Le PCC ne s’y trompait pas totalement.

C’est précisément du fait de l’importance de la règlementation sur l’environnement économique que beaucoup de propriétaires d’entreprises ont choisi de peser de l’intérieur, depuis que le PCC leur a ouvert l’adhésion en 2001. Désormais, un milliardaire chinois sur trois est membre du Parti et presque tous disposent d’excellents contacts informels avec l’Etat. Plus généralement, 95 des 100 plus grandes firmes privées sont sous le contrôle d’une personne impliquée dans l’Etat-Parti. Mais les relations entre le capital chinois et son Etat ne sont pas que formelles et purement instrumentales. Elles sont aussi affectives. Cette double dimension est au cœur de ce que le politologue Christopher McNally appelle l’ « encastrement épais » des détenteurs de capital dans l’Etat-Parti.

Le résultat, c’est que des « interactions fréquentes, des sentiments de familiarité et de confiance, ainsi qu’un sentiment d’appartenance à un même groupe […] ont permis d’aligner étroitement les intérêts des détenteurs de capitaux prives chinois sur ceux de l’Etat-Parti ». On note bien le lien de subordination : les entreprises sont encastrées dans l’Etat-Parti. A ce titre, ce dernier est en mesure de déjouer des tentatives de coalition entre sociétés privées. Le PCC semble donc bien avoir réussi à canaliser les intérêts des entreprises privées. Finalement, la profondeur des échanges économiques transpacifiques n’a pas produit le rapprochement politique espéré par les présidents américains. Aucun organe de planification commun ni fraction transpacifique du capital, sur laquelle un tel rapprochement pourrait s’appuyer, n’a émergé. Au lieu d’être organiquement imbriquées comme le sont l’Europe et les Etats-Unis, les grandes puissances pacifiques restent extérieures l’une à l’autre. Chacune conserve ses intérêts propres, qui se situent de plus en plus sur une trajectoire de collision. Et la Chine, tenue par l’impératif de stabiliser sa propre dynamique d’accumulation par la conquête des marches mondiaux, en est venue à questionner l’organisation même de la mondialisation.

La victoire de Trump, par-delà les fantasmes

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© Gage Skidmore

L’échec historique de la candidature de Kamala Harris va faire couler beaucoup d’encre. Masculinité toxique et suprématisme blanc ont directement été pointés du doigt. L’analyse des résultats démontre pourtant que l’électorat du milliardaire s’est féminisé et diversifié. Mais comment expliquer cet étrange paradoxe ? Par Daniel Zamora, professeur de sociologie à l’Université Libre de Bruxelles. Article initialement publié dans la revue belge Politique.

Alors candidat à l’investiture du parti démocrate pour l’élection présidentielle de 2008, le jeune sénateur de l’Illinois Barack Obama offrait un discours optimiste quant à l’avenir des relations raciales en Amérique. S’il concédait qu’une élection ne permettrait pas de dépasser les divisions raciales du pays, sa « ferme conviction » ajoutait-il, était de pouvoir « dépasser certaines de nos anciennes blessures raciales, et en fait, nous n’avons pas le choix si nous voulons continuer sur la voie d’une union plus parfaite ». 

L’optimisme du futur président était amplement nourri par la publication, six ans auparavant, de l’ouvrage de John Judis et Ruy Teixeira, The Emerging Democratic Majority. Pour les auteurs de cet influent bestseller outre-Atlantique, les évolutions démographiques indiquaient une inexorable hégémonie des démocrates et d’un « centrisme progressiste ». Une coalition de femmes et de minorités en passe de devenir majoritaires allait offrir les clés du pouvoir pour les décennies à venir au parti de Franklin Roosevelt. 

Seize ans et trois élections plus tard, Donald Trump a été réélu président pour un second mandat. Depuis, les analyses et commentaires sur une supposée « revanche » de l’Amérique blanche ont amplement nourri les rédactions de presse et les séminaires universitaires. Trump serait le visage, selon les termes de la journaliste du New York Times Nikole Hannah-Jones, d’une majorité blanche mise en péril par les évolutions démographiques. Face au déclin de son pouvoir et de ses privilèges, les blancs américains auraient « choisi l’autocratie » pour sauvegarder leur pouvoir face à ce  « grand remplacement » qui les guette. Depuis deux décennies, les fantasmes à propos du déclin démographique des blancs ont constitué un motif d’explication récurrent tant du succès de la rhétorique de Trump que de la nécessité pour les démocrates de gagner cette coalition d’avenir. 

Une diversité conservatrice ?

Si ce discours est désormais largement diffusé au sein des élites libérales états-uniennes, il pose cependant plus de questions qu’il n’apporte de réponses. En effet, si Trump est bien une réaction à l’idéal « post racial » d’Obama, comment expliquer sa réélection en 2012 ? Ensuite, si ce que craint cette Amérique est un changement dans les prétendus « équilibres raciaux », pourquoi le nombre d’électeurs se définissant comme blancs et votant pour le parti démocrate n’a cessé d’augmenter depuis 2016, passant de 37 à 43% ? 

Comment expliquer, encore, que les électeurs les plus à gauche sur ces questions soient très majoritairement blancs ? Plus interpellant encore, au cours des trois dernières élections, Trump a permis au parti républicain de conquérir des franges de plus en plus larges de l’électorat dit « non blanc ». Non seulement la majorité (59%) de ses électeurs sont des femmes et des personnes de couleur, mais la part de celles-ci n’a cessé d’augmenter.

En effet, d’un côté, l’écart qui séparait Trump des démocrates vis-à-vis des hommes blancs a considérablement diminué (passant de 31 points d’avance à 20), mais son retard auprès des minorités s’est fortement réduit. Trump a presque doublé son score chez les Latinos, qui votent aujourd’hui à 45% pour lui, et substantiellement augmenté ses résultats que chez les Asiatiques. Si son score auprès des Afro-Américains reste modeste (13%), c’est le meilleur du parti républicain depuis 1980, lorsque Ronald Reagan avait convaincu 14% de ceux-ci. 

Enfin, cette dernière élection manifeste de surprenantes dynamiques en matière de genre. Si beaucoup d’encre a coulé pour dénoncer la masculinité toxique du candidat républicain, ainsi que de ceux dont il s’entoure, la part des femmes ayant voté pour lui a pourtant augmenté depuis 2016, passant de 41 à 44%.

En l’espace de trois élections présidentielles, si le discours de Trump s’est manifestement radicalisé, son électorat est effectivement devenu plus jeune, plus féminin et moins blanc.

En l’espace de trois élections présidentielles, si le discours de Trump s’est manifestement radicalisé, son électorat est effectivement devenu plus jeune, plus féminin et moins blanc. Ces dynamiques ont naturellement joué un rôle central dans les défaites démocrates de 2016 et 2024. Loin d’avoir fait le plein de voix contre un candidat amplement dépeint dans les spots électoraux démocrates comme raciste et misogyne, le parti a pourtant vu sa base électorale fondre comme neige au soleil. 

Si plus de 81 millions d’Américains ont voté pour Joseph Biden, seuls 68 millions se sont mobilisés pour Kamala Harris. Trump, quant à lui, a mobilisé presque autant qu’en 2020. En un sens, il s’agit plus d’une défaite historique du parti démocrate que d’une victoire de Trump. 

Classe contre race

Si la mise en valeur de ces données n’a pas vocation à nier que les meetings de Trump aient été systématiquement ponctués de commentaires racistes et misogynes, elle pose question quant à la nature de sa victoire. Réduite à un « revanchisme racial » ou à un contre-mouvement « anti-woke », l’analyse électorale passe à côté de réalignements sociopolitiques beaucoup plus profonds. 

Comme l’avait déjà souligné Thomas Piketty en 2019, le système électoral américain a évolué vers ce qu’il a appelé un « système d’élites multiples, avec une élite à hauts diplômes plus proche des démocrates (la « gauche brahmane ») et une élite à hauts patrimoines et à hauts revenus plus proche des républicains (la « droite marchande ») »1

Pour la première fois dans son histoire récente, le parti démocrate a perdu le vote des bas revenus, tout en ayant inversé la tendance chez les plus riches. 

Cette dynamique, qui caractérise désormais également les clivages politiques sur le vieux continent, s’est profondément accélérée. En effet, l’un des éléments les plus marquants de cette élection n’est peut-être pas tant la percée des républicains auprès des latinos, que le bouleversement des alignements traditionnels de classe. En effet, pour la première fois dans son histoire, le parti démocrate a perdu le vote des bas revenus, tout en ayant inversé la tendance chez les plus riches. 

Si Hillary Clinton et Joseph Biden avaient tous deux réussi à creuser un écart de 10 points avec Trump, auprès des électeurs dans le bas de la distribution des revenus, Kamala Harris a perdu une grande partie de cet électorat au profit du milliardaire. 

Du côté des plus hauts revenus, le changement est tout aussi spectaculaire. Si Trump perd presque 10 points auprès des personnes qui gagnent plus de 100 000 dollars par an, Harris en gagne 12, pour récolter 54% du vote. 

Cette dynamique se manifeste également chez les minorités, de plus en plus divisées selon leur niveau de diplome. Ainsi, les gains de Trump au sein des minorités sont beaucoup plus importants chez les non-diplômés, que chez ceux ayant un diplôme d’études supérieures2. Cette évolution n’est par ailleurs pas étrangère aux écarts matériels, qui s’amplifient au sein même des différents groupes ethniques sur la même période. 

Ainsi, comme l’ont démontré Angus Deaton et Anne Case dans Deaths of Despair, entre 1990 et 2020, l’écart d’espérance de vie entre les blancs et les noirs a diminué alors que l’écart au sein de chaque groupe s’est considérablement amplifié. En d’autres termes, la classe est devenue plus prédictive que l’appartenance ethnique.

Le changement sur le long cours est donc profond. D’un parti associé aux électeurs peu diplômés et aux revenus et au patrimoine faible, le parti de Kamala Harris est désormais celui qui rassemble la majorité des hauts revenus et des diplômés. Inversement, Trump l’emporte chez les non-diplômés ainsi que chez celles et ceux gagnant moins de 50 000 dollars par an. La conclusion est sans appel : du parti des laissés pour compte, les démocrates semblent être devenus le parti de l’establishment. 

La fin des alignements de classe ?

L’approfondissement de ce que l’historien américain Matt Karp a nommé le « désalignement de classe » annonce une séquence politique ou le système électoral américain tend à se détacher de ses affiliations socio-économiques traditionnelles. Ce lent exode des travailleurs et travailleuses, ainsi que des moins diplômés, vers le parti républicain n’annonce cependant pas un retrait des questions socio-économiques3. Au contraire, cette élection a démontré l’importance centrale que l’électorat américain a donnée à ces problématiques. 

Ainsi, plus d’un tiers des électeurs ont indiqué que l’économie était leur priorité numéro un, alors que seuls 11% ont indiqué l’immigration. Et parmi ceux inquiets quant à l’état de l’économie, 80% ont préféré Donald Trump à Kamala Harris. Enfin, à peine 20% des États-uniens pensent qu’ils sont mieux lotis qu’en 2020. Si les causes de cette insatisfaction devraient faire l’objet d’une analyse plus approfondie, il semble indéniable que la stratégie démocrate n’a pas fonctionné. 

La stratégie du moindre mal ou d’une sauvegarde abstraite de la démocratie n’a manifestement aucun avenir, si elle ne s’adosse pas à un agenda économique capable de rassembler une coalition majoritaire.

Ces chiffres indiquent leur incapacité à offrir un programme économique plus clair, répondant aux inquiétudes largement exprimées au sein de leur électorat traditionnel. La focalisation autour du « danger fasciste » et d’une éventuelle « fin de la démocratie », nourrie depuis 2016 par des best-sellers sur le « nouvel Hitler » et des productions hollywoodiennes sur une « guerre civile » a malheureusement fait oublier que c’est en focalisant son message sur l’économie que Biden l’avait emporté il y a quatre ans. Si l’analogie avec les années 30 est peu convaincante sur le plan historique4, l’usage de cette rhétorique à des fins électorales est vouée à l’échec. La stratégie du moindre mal ou d’une sauvegarde abstraite de la démocratie n’a manifestement aucun avenir, si elle ne s’adosse pas à un agenda économique capable de rassembler une coalition majoritaire. Loin d’être une anomalie, le trumpisme apparait donc comme  le symptôme le plus visible d’un libéralisme en décomposition et, dans sa version européenne, d’une gauche encore incapable d’inverser le cours de l’histoire. 

(1) Thomas Piketty, Capital et Idéologie, Le Seuil, Paris, 2019.
(2) David Leonhardt, « The Morning: When class trumps race », The New York Times, 14 octobre 2024.
(3) Gardons cependant à l’esprit que dans un pays où la participation dépasse rarement les 60%, l’abstention reste l’un des comportements majoritaires au sein de l’électorat le moins nanti.  
(4) Richard J. Evans, “Why Trump isn’t a fascist”, The New Statesman, January, 2021.

La guerre économique Chine/États-Unis menace-t-elle la mondialisation ?

« La Chine veut-elle vraiment la guerre ? » s’interroge Arte dans son émission Le Dessous des cartes. Quelques mois plus tard, LCP devait consacrer un DébatDoc d’une heure et demie sur « les deux Chine irréconciliables », Taïwan et la République populaire de Chine (RPC). Dans le débat médiatique, jamais la « menace chinoise » n’aura été si présente. Au-delà des tensions en mer de Chine ou de la question taïwanaise, c’est la rivalité sino-américaine qui alarme les commentateurs. Et sur laquelle butte leur réflexion. La guerre économique entre Washington et Pékin ne clôt-elle pas une ère de « doux commerce », à laquelle tous deux ont contribué ? Benjamin Bürbaumer, économiste et Maître de conférences à l’IEP de Bordeaux, consacre son dernier ouvrage à cet enjeu. Dans Chine/Etats-Unis, le capitalisme contre la mondialisation (La Découverte, 2024), il défend que l’on assiste moins à un reflux de la mondialisation qu’à une intensification de la lutte pour en forger les contours.

Dès l’introduction, l’auteur se place en faux avec les explications couramment invoquées pour comprendre l’expansion chinoise. Aux théories qui naturalisent les rivalités entre États – souvent dérivées d’une « nature humaine » intrinsèquement belliqueuse -, Bürbaumer oppose une analyse fondée sur l’économie politique. Ce faisant, il sort du cadre qui domine encore largement le champ des relations internationales. Il écarte d’emblée l’explication de la rivalité sino-américaine par le « piège de Thucydide », cité ad nauseam, qui fait reposer la confrontation entre une puissance dominante et son concurrent sur une « tendance transhistorique [des États] à se faire la guerre »1.

De même, il refuse d’opposer des chefs d’État, qui seraient responsables de la montée des tensions, au « doux commerce » des firmes multinationales. Pour l’auteur, il est indispensable de « tenir compte de l’interpénétration des intérêts économiques et des stratégies politiques »2, de leur complémentarité, pour comprendre ce qui est à l’œuvre dans cet affrontement, c’est-à-dire le basculement d’une hégémonie à une autre.

Une mondialisation forgée par les intérêts américains

Pour ce faire, Benjamin Bürbaumer dresse un large panorama historique. Il rappelle que Washington ne prêtait pas grande attention à la Chine avant les années 1970, mais que l’intérêt pour ce vaste marché fut attisé par une crise de rentabilité qui a affecté le capital américain au début de la décennie. Pour remédier à la baisse conjoncturelle des profits, une partie du patronat a opté pour une « solution spatiale », selon le terme de David Harvey – autrement dit, l’extension de l’activité économique vers les marchés étrangers où les taux de profits sont plus élevés que sur le territoire national.

Mais pour que la captation de la survaleur hors des frontières soit possible, il était indispensable pour la bourgeoisie américaine d’exercer un certain contrôle sur le système économique mondial. L’impératif de maîtrise des flux commerciaux et financiers, passant par une prépondérance américaine dans les organisations internationales chargées de modeler la mondialisation (FMI, Banque Mondiale, OMC), se doublait d’une volonté de sécuriser les infrastructures stratégiques (routes maritimes, ports, réseaux routiers, télécommunications, etc.).

Face à la suraccumulation des capitaux chinois, il devenait urgent de trouver des débouchés rentables. C’est ainsi que l’on comprend le projet des « Nouvelles routes de la soie ».

Dans cette entreprise, la Maison Blanche joue un rôle de premier plan en adoptant une politique étrangère rigoureusement alignée sur l’agenda des firmes multinationales. Adossé à l’appareil d’État américain, le « capital transnational » s’est alors attelé à la construction d’une mondialisation organisée selon ses intérêts.

Dans ce contexte, la Chine est devenue une cible de premier choix, alors que le pays s’ouvrait à la mondialisation pour stimuler sa croissance. Bürbaumer détaille la manière dont la libéralisation du pays s’est effectuée de manière graduelle et contrôlée, afin de moderniser son industrie sans perdre la main sur la production. Par l’établissement de zones franches, l’assouplissement de la planification ou le sacrifice de la législation sociale chinoise sur l’autel de la compétitivité, les entreprises d’État se sont acclimatées à l’économie de marché. Du pain béni pour le capital américain, qui s’est empressé de faire de la Chine son principal sous-traitant.

Plus que de l’investissement direct à l’étranger, le capital américain se sert de sa position de sa prédominance dans les chaînes globales de valeur pour exercer une emprise sur les firmes chinoises : « Les chaînes globales de valeur sont aussi des chaînes globales de pouvoir. […] Une chaîne de valeur ne peut avoir qu’un seul leader, mais le nombre de fournisseurs potentiels ne connaît pas de limite précise. Des fournisseurs de composants à faible complexité peuvent être trouvés dans plusieurs pays, mais seul le leader détient la propriété intellectuelle et l’accès au marché des consommateurs finaux »3.

Quand la Chine veut redessiner l’ordre mondial

L’essor de l’économie chinoise a donc été assuré par son intégration dans une mondialisation supervisée par les États-Unis dans l’intérêt de ses entreprises. Aussi comprend-on pourquoi la volonté de la Chine de sortir d’une position subordonnée est au cœur de l’affrontement actuel avec les États-Unis. « Si les tensions sino-américaines sont aujourd’hui si vives, c’est parce que la Chine tente de remplacer la mondialisation par une réorganisation fondamentalement sino-centrée du marché mondial »4.

La Chine, cependant, n’allait pas tarder à autonomiser son développement du cadre fixé par les États-Unis. Aussi Bürbaumer détaille-t-il les manoeuvres de la RPC, visant à prendre le contrôle des infrastructures clés de la mondialisation (normes techniques, routes commerciales, innovations technologiques et réseaux numériques) et à internationaliser sa monnaie. Si la croissance chinoise est portée, depuis les années 1990, par des politiques économiques orientées vers l’export, les dirigeants du Parti ont rapidement pris conscience des fragilités inhérentes aux économies extraverties. En d’autres termes, la bonne santé économique du pays reposait presque entièrement sur la stabilité (ou la hausse) de la demande extérieure et sur le libre-accès aux circuits commerciaux.

À ces vulnérabilités s’est ajoutée une tendance à la surproduction et à la suraccumulation de capitaux, pour lesquels il devenait urgent de trouver des débouchés rentables. Le défi pour les autorités chinoises était alors de restreindre leur dépendance au commerce extérieur – et à une mondialisation forgée par les États-Unis. Le projet des Nouvelles routes de la soie (NRS), lancé en 2013, répond à l’objectif de doubler les exportations de marchandises par des exportations de capitaux. Il pose les fondements de la conquête des marchés par l’investissement productif et le crédit – la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures, concurrente de la Banque asiatique de développement, est créée à cet effet dès 2014 – tout en participant au remodelage du système économique mondial.

La difficulté des États-Unis à maintenir l’hémisphère sud dans une situation de « servitude volontaire » ne leur laisse d’autre solution qu’un durcissement de leur posture coercitive. Mais le bâton sans la carotte ne mène qu’à la rébellion des dominés – et ouvre une brèche pour la puissance ascendante.

En ouvrant de nouvelles routes maritimes ou terrestres, en construisant des infrastructures de transport (ports, aéroports, gazoducs, oléoducs) dans des dizaines de pays en développement, la RPC s’assure la maîtrise de son commerce extérieur – « contrôler les infrastructures, c’est contrôler les flux »5. La mise au point d’un réseau commercial alternatif permet, entre autres, de contourner les goulets d’étranglement tenus par les compagnies américaines. Dès lors, le corridor Chine-Pakistan et le port de Gwadar deviennent indispensables à l’approvisionnement énergétique de celle-ci en cas de blocage du détroit de Malacca par les États-Unis ; un passage où transite actuellement 80% des importations de pétrole chinoises.

Enrayer le déclin des États-Unis

Les États-Unis prennent conscience de leur déclin, et tentent de le contrecarrer. À ce titre, l’analyse que fait l’auteur de la « bataille des puces » est éclairante6. Il met en lumière l’échec des sanctions imposées à la Chine pour freiner son progrès technologique dans le domaine des semi-conducteurs. Alors que, depuis 2018, Washington prive les Big Tech chinoises de tous les équipements que le pays est incapable de produire (logiciels, machines à haute précision) ainsi que des brevets occidentaux, la Chine poursuit sa course à l’innovation avec des réussites significatives.

Malgré les restrictions imposées par les États-Unis à ses partenaires, Huawei est parvenu à lancer en septembre 2023 un nouveau smartphone, le Mate 60 Pro, fonctionnant grâce à des puces de sept nanomètres, avec un écart technologique de seulement cinq ans par rapport au leader mondial des semi-conducteurs, l’entreprise taïwanaise TSMC.

Il faut mesurer la menace que représente l’essor de la Chine pour la suprématie américaine. Le rapport final de la Commission de Sécurité nationale sur l’Intelligence artificielle, rendu public en 2021, pose un constat alarmant pour les États-Unis : si la Chine devançait son rival américain sur le plan technologique (par exemple en devenant leader de l’intelligence artificielle), elle serait en mesure de remettre sérieusement en cause la suprématie militaire et économique des États-Unis. Face au danger chinois, les Américains choisissent de riposter en renforçant la contrainte tant sur leurs alliés que dans les périphéries de leur sphère d’influence.

Bien sûr, de telles méthodes coercitives peuvent être efficaces sur le court terme, mais cette stratégie conduit à saper la confiance des pays dominés envers leur hégémon. Les sanctions économiques offrent un cas d’école : elles peuvent faire plier les utilisateurs du dollar pendant un temps, mais elles poussent in fine certains États à se tourner vers des moyens de paiement alternatifs, et donc à édifier des infrastructures financières alternatives. Celles-ci entament la suprématie monétaire des États-Unis.

L’exclusion de la Russie du système interbancaire SWIFT dès 2022 a ainsi constitué un « effet d’aubaine pour le renminbi », générant une réorientation des transactions extérieures russes vers l’architecture financière chinoise7. Indirectement, les sanctions américaines ont intensifié l’internationalisation monétaire de leur principal concurrent. Corollaire : le pouvoir d’attraction des États-Unis s’érode à chaque crise nouvelle, tandis que la Chine ne cesse de gagner du terrain dans le cœur des pays du « Sud global ».

Ces trois dernières années, l’hypocrisie de la politique étrangère américaine, en apparence soucieuse de défendre les droits de l’homme dans le monde, a été révélée avec plus de netteté que par le passé. Aux condamnations de l’invasion russe en Ukraine et à la sévérité des sanctions répond un business as usual diplomatique face aux crimes contre l’humanité – d’une ampleur sans précédent au XXIè siècle – commis par Israël à Gaza.

S’appuyant sur une perspective gramscienne, Benjamin Bürbaumer fait remarquer que toute hégémonie repose sur l’articulation entre consentement et coercition. La difficulté des États-Unis à maintenir l’hémisphère sud dans une situation de « servitude volontaire » ne leur laisse d’autre solution qu’un durcissement de leur posture coercitive. Mais le bâton sans la carotte ne mène qu’à la rébellion des dominés et ouvre une brèche pour la puissance ascendante. Ainsi, par contraste avec l’occident libéral dominé par les États-Unis qui conditionne son aide par des plans d’ajustement structurel et autres mesures d’austérité, « la Chine est […] peu à peu apparue comme une option de développement sans douleur, sans crises ni risque de mécontentement populaire dans les pays concernés » par l’aide qu’elle fournit8.

Mondialisation ou impérialisme ?

En retraçant les trajectoires inverses de la Chine et des États-Unis, Bürbaumer décrit au fil des pages, et sans le nommer explicitement, un processus de transition – le passage d’un impérialisme dominant à un autre. Dans la littérature marxiste, l’impérialisme renvoie à un stade du développement capitaliste, marqué par une concentration du capital qui génère de gigantesques monopoles. Ceux-ci ont besoin, pour maintenir ou accroître leurs profits, de prolonger leurs activités économiques et financières en dehors des frontières nationales. Adossés à leur État respectif, les monopoles entrent en lutte ou coopèrent, en fonction de la conjoncture et des circonstances historiques, pour s’approprier les marchés extérieurs et les sources de matières premières.

En évitant de convoquer ce concept pour expliquer les rivalités sino-américaines, alors qu’il lui a entièrement consacré son premier livre, Benjamin Bürbaumer est contraint à des circonlocutions qui obscurcissent le raisonnement plus qu’elles ne l’éclairent9. Ainsi l’ouvrage est-il paru sous le titre pour le moins énigmatique du « capitalisme contre la mondialisation ». En introduction, l’auteur justifie cette formule comme suit : « Le capitalisme mine la mondialisation. Le paradoxe de la montée en puissance de la Chine, c’est qu’en devenant capitaliste, elle s’est trouvée contrainte de saper le processus même qui a permis son essor, à savoir la mondialisation »10. Le recours au terme de mondialisation, opposé de surcroît au capitalisme comme s’il s’agissait de deux réalités indépendantes et antagoniques, brouille la compréhension des phénomènes internationaux.

Ce qu’il exprime est en réalité beaucoup plus simple : le développement capitaliste de la Chine a été permis par son intégration subordonnée au système impérialiste dominé par les Américains. Pour des raisons économiques et politiques qui sont décrites dans le livre, la Chine a su autonomiser sa production et devenir elle-même une jeune puissance impérialiste, maniant les mêmes armes que son rival américain (investissement à l’étranger, crédit, construction d’infrastructures, création d’institutions internationales de portée régionale ou globale, etc.). Elle ne s’érige donc pas contre la mondialisation mais contre une mondialisation, ou plutôt contre un système économique mondial organisé par et pour les États-Unis et qu’elle cherche à supplanter.

C’est là que réside la thèse centrale de l’ouvrage – et à laquelle nous adhérons. Nous comprenons la difficulté de manier la terminologie marxiste dans les travaux académiques, tant celle-ci a perdu sa puissance d’évocation pour le lectorat français depuis la chute de l’URSS et la marginalisation du Parti communiste français. Nous pensons néanmoins qu’il est indispensable de réinvestir ce champ théorique qui conserve, à travers la notion d’impérialisme, un intérêt certain pour la compréhension des réalités géopolitiques contemporaines.

En somme, la réflexion de Benjamin Bürbaumer, bien que parfois embarrassée de formulations détournées, met en lumière un phénomène clé : la montée en puissance de la Chine, loin de s’opposer à la mondialisation, en redessine les contours pour répondre à ses propres intérêts impérialistes.

Notes :

1 Benjamin Bürbaumer, Chine/États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation, Paris, La Découverte, 2024, p. 14

2 Ibid., p. 9

3 Ibid., p. 155

4 Ibid., p. 12

5 Ibid., p. 132

6 Ibid., p. 151

7 Ibid., p. 208

8 Ibid., p. 226

9 Voir Benjamin Bürbaumer, Le souverain et le marché, théories contemporaines de l’impérialisme, Paris, Editions Amsterdam, 2020

10 Benjamin Bürbaumer, Chine/Etats-Unis, p. 9

Occident : fin de l’hégémonie ? Mélenchon, Ventura, Bulard, Billion

© LHB pour LVSL

Le déclenchement de deux conflits régionaux aux répercussions mondiales, en Ukraine et en Palestine, ont révélé les fractures latentes de l’ordre international. Pour une majorité du monde, l’alignement sur les États-Unis n’est plus une évidence. Ce glissement s’observe également à travers d’autres visages des relations internationales, au-delà des conflits armés : rivalité commerciale, scientifique, industrielle entre la Chine et les États-Unis ; élargissement des BRICS et volonté déclarée de dédollariser les échanges ; dynamiques démographiques contraires entre continents, etc. À l’occasion du la publication du livre de Christophe Ventura et Didier Billion – chercheurs en relations internationales – Désoccidentalisation : repenser l’ordre du monde, Le Vent Se Lève et le département de relations internationales de l’Institut La Boétie ont organisé une conférence intitulée : « La désoccidentalisation du monde est-elle une bonne nouvelle ? ». Sont intervenus les deux co-auteurs du livre ainsi que Martine Bulard, journaliste spécialistes de l’Asie, et Jean-Luc Mélenchon, co-président de l’Institut La Boétie.

Retrouvez ci-dessous la captation vidéo de la conférence, et sur notre site les belles feuilles du livre de Christophe Ventura et Didier Billion ainsi qu’un entretien avec Jean-Luc Mélenchon où il est question de ces enjeux internationaux.