Comment l’establishment démocrate a privé Bernie Sanders d’une victoire en Iowa

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Bernie Sanders ©Gage Skidmore

L’Iowa devait lancer les primaires démocrates en grande pompe et permettre au parti comme aux candidats de bénéficier d’un tremplin médiatique en vue de la présidentielle. Au lieu de cela, l’incapacité des instances démocrates à publier les résultats en temps et en heure et la façon suspecte dont ils les ont diffusés ensuite ont produit trois effets désastreux : ridiculiser le camp démocrate, diviser le parti et priver Sanders d’une victoire médiatique. Pour autant, le candidat socialiste apparaît désormais favori pour l’investiture, si le parti démocrate n’implose pas avant. 


Edit 12/02/2020 : Bernie Sanders a finalement remporté la primaire dans le New Hampshire avec 26 % des voix.

D’un point de vue purement comptable, le caucus de l’Iowa ne présente aucun intérêt. Cet État rural de trois millions d’habitants ne met en jeu que 41 délégués sur les 1940 nécessaires pour remporter la nomination (contre 494 pour la Californie). De plus, le mode de scrutin particulier et sa population majoritairement blanche ôtent tout caractère représentatif à cette élection.

Mais dans les faits, gagner l’Iowa permet de construire un « momentum » en offrant une exposition médiatique considérable. En tant que premier État à voter, il sert de baromètre initial, place le vainqueur en position de force en permettant d’influencer les électeurs des États suivants, et les donateurs qui financent les campagnes. Historiquement, le vainqueur de l’Iowa tend à remporter l’investiture, ce qui explique les efforts démesurés fournis par les différents candidats pour disputer ce scrutin auxquels ne participent qu’un peu moins de deux cent mille personnes. Pete Buttigieg, Elizabeth Warren et Bernie Sanders ont déployé des dizaines de collaborateurs, formé 1700 « capitaines » chargés d’encadrer chaque bureau de vote, frappé à des dizaines de milliers de portes et passé des centaines de milliers de coups de téléphone. Plusieurs millions de dollars ont été dépensés en publicité ciblée, meetings et autres formes d’actions promotionnelles.

Ces efforts auront été gâchés par un invraisemblable fiasco. Dix-huit heures après le vote, aucun résultat n’était encore publié du fait d’un problème lié à l’application pour téléphone censé prendre en charge la centralisation des scores. Cela n’a pas empêché Pete Buttigieg, avec un aplomb formidable, de se déclarer vainqueur dès la fin de soirée électorale. Le lendemain matin, le comité de campagne de Bernie Sanders a cherché à étouffer le feu allumé par son adversaire en publiant ses résultats internes sur la base de 60 % des bureaux de vote, montrant Sanders clairement en tête. [1]

La surprenante incompétence lors de la diffusion des résultats attise la perception d’une manipulation

À 17h le mardi, le parti démocrate de l’Iowa publie des résultats incomplets, concernant 62 % des caucus seulement, et dans la plus grande opacité. 

Pete Buttigieg figure en tête des délégués locaux  (27 % contre 25 % pour Sanders, 20 % pour Warren et 15 % pour Biden), mais largement derrière Sanders en ce qui concerne le nombre de voix. 

Car rien n’est simple en Iowa. Du fait du mode particulier du scrutin organisé en « caucus » (sortes d’assemblées où l’on vote à main levée dans chaque bureau de vote), il n’existe pas moins de quatre façons de présenter les résultats : le nombre de voix au premier tour, au second, le nombre de délégués locaux remportés (environ 2100 répartis sur 1700 bureaux de vote) et le nombre de « véritables » délégués comptant pour l’investiture (au nombre de 41 pour l’Iowa). 

Les médias ont majoritairement titré sur la victoire de Pete, lui permettant de débuter son meeting du New Hampshire en se déclarant vainqueur pour la seconde fois en 24h. 

Mais les vagues de publications suivantes (71 %, 75 %, 85 %, 92 % et 97 % étalés sur 24 heures) ont permis à Sanders de rattraper son retard en délégués et d’accroître son avance en termes de voix.  Il faudra néanmoins attendre deux journées et demie pour que la presse commence à parler de match nul. 

La séquence de diffusion des résultats interroge fortement, puisque les bureaux de vote favorables à Bernie Sanders ont été publiés en dernier, permettant à Buttigieg de continuer de clamer sa victoire trois jours durant, et de monter de 9 points dans les sondages du New Hampshire. 

Pire, la publication des résultats à 85 % a dû être mise à jour après que le parti démocrate a été pris la main dans le sac à transférer des délégués remportés par Sanders vers d’autres candidats. Une fois arrivé à 97 % et au point où Sanders allait dépasser Pete Buttigieg, ce dernier a fait appel au comité électoral central du parti démocrate (le DNC, critiqué pour son attitude partisane en 2016) pour demander un audit. 

Selon CNN, le président du DNC Tom Perez aurait  accepté cette requête à cause des doutes concernant les « caucus satellites » (des bureaux de votes par procuration ouverts pour les ouvriers et immigrés naturalisés, mais ne parlant pas anglais, qui ont tous voté pour Bernie Sanders). Ce faisant le DNC s’attaque aux électeurs marginaux pour lesquels  la campagne de Sanders avait déployé des efforts considérables. [2]

Tom Perez n’en est pas à son premier fait d’armes. Imposé au poste clé de la présidence du DNC par Barack Obama en 2017 contre l’avis des sénateurs modérés et de l’aile gauche, il avait pris parti pour Hillary Clinton en 2016 malgré son devoir d’impartialité. Incompétent, compromis, Tom Perez incarne à merveille cet establishment démocrate qui fait obstacle à toute tentative d’unification du parti, préférant défendre le maintien d’un écosystème fait de milliers de consultants et conseillers carriéristes qui alternent les postes dans les think tanks, administrations et instances du parti, quitte à enchaîner les défaites électorales. Le fait qu’Obama l’ait imposé au DNC ne peut se comprendre que par sa volonté de maintenir en vie ce réseau d’influence et de conseillers nourri par les financement privés. [3 : cf. cet exposé du American Prospect]

Ainsi, malgré les preuves apportées par le New York Times et CNN des multiples erreurs contenues dans les résultats diffusés par le parti démocrate depuis trois jours, celui-ci a fini par publier les 3 % de bureau de vote restant après en avoir gelé la publication pendant une journée entière et sans apporter la moindre correction. Le résultat officiel montre désormais Pete Buttigieg avec 1,5 délégué local de plus que Sanders (sur les 2100 disponibles), soit 0.1 % d’avance. Le comité de campagne de Bernie Sanders a identifié, sur la base des résultats papier mis en ligne par les présidents de bureaux de vote, quatorze erreurs qui auraient dû permettre à Bernie Sanders de passer très légèrement en tête. 

Le timing de la publication de cette dernière batterie de résultats par le parti démocrate est particulièrement suspect : il a eu lieu pendant une émission organisée par CNN en prime time, où les différents candidats défilent tour à tour sur le plateau. Les résultats sont tombés après le passage de Sanders et juste avant celui de Buttigieg, permettant au maire de South Bend de déclarer victoire pour la quatrième fois en soixante-douze heures. 

Au-delà des soupçons de manipulation qui pèsent sur la diffusion des résultats, Pete Buttigieg a su tirer parti d’une performance électorale surprenante pour capitaliser sur ce succès. Joe Biden a évité l’humiliation d’une quatrième place grâce au chaos général, et Donald Trump s’est moqué d’un parti qui « veut nationaliser l’assurance maladie, mais n’arrive pas à compter les voix en Iowa ». Mike Bloomberg, qui avait déclaré sa candidature trop tardivement pour participer aux primaires de l’Iowa, a également fustigé un scrutin inutile. 

Lorsqu’un tel fiasco intervient dans un pays d’Amérique latine, les USA sont prompts à soutenir un coup d’État. Ici, les dirigeants démocrates ont agi avec une déconcertante nonchalance, ne semblant pas réaliser à quel point le parti qui vient d’échouer dans sa tentative de destitution du président et prétend diriger le pays dans 10 mois est passé pour une organisation incompétente et corrompue.

La diffusion scabreuse des résultats risque également de décourager les électeurs les moins engagés politiquement, c’est-à-dire la base de Bernie Sanders.

Autrement dit, la séquence est particulièrement nuisible à Sanders, que les médias ont décrit comme un mauvais perdant risquant de diviser le parti démocrate. 

Aux origines du fiasco, un establishment démocrate miné par les conflits d’intérêts et l’hostilité envers Bernie Sanders.

Depuis que Bernie Sanders a pris la tête de certains sondages, les cadres du parti démocrate ont multiplié les déclarations d’hostilité à son égard. 

Il y a d’abord cette réunion d’avril 2019 rapporté par le New York Times, où Nancy Pelosi (présidente de la majorité démocrate au Congrès), Pete Buttigieg et d’autres cadres du parti et riches donateurs s’étaient rencontrés pour discuter d’une stratégie pour « stopper Sanders ». Puis la candidature de dernière minute de Mike Bloomberg a débouché sur la décision unilatérale du DNC de modifier les règles de participation aux débats télévisés pour y inclure le multimilliardaire.

À cela se sont ajoutées les déclarations lunaires d’Hillary Clinton et de John Kerry (candidat malheureux face à Bush en 2004) qui ont implicitement affirmé préférer Donald Trump à Bernie Sanders. Le journal Politico a également rapporté que certains membres du DNC envisageaient de changer les règles des primaires si Sanders s’approchait de la nomination. Or le fameux Tom Perez a décidé de garnir le comité d’organisation de la convention démocrate (qui doit confirmer le nominé en juin) d’anciens proches d’Hillary Clinton et de lobbyistes ayant à peu près tous affirmé publiquement leur opposition à Bernie Sanders. [4]

Côté médiatique, la tentative de repeindre Bernie Sanders en sexiste orchestrée par CNN avec le concours (prémédité ou circonstanciel) d’Elizabeth Warren et le débat télévisé de janvier construit comme un véritable guet-apens s’ajoute à une longue liste de « bashings » parfaitement documentés et parfois outrageusement comiques. Chris Mathews, la star de la chaîne MSNBC (équivalent de FoxNews pour les centristes démocrates) a fustigé un Sanders « qui ne s’arrêterait pas pour vous si vous êtes renversé par une voiture » avant d’avertir qu’il pouvait gagner le caucus de l’Iowa car « les socialistes aiment les assemblées ».

Le samedi précédant le vote, le DesMoines Register (principal journal de l’Iowa) a renoncé à publier son très attendu et respecté « dernier sondage », qui devait être présenté pendant une heure en prime time sur CNN. L’annulation de l’émission a été effectuée à la demande de Pete Buttigieg, suite à la plainte d’un de ses militants qui aurait été contacté par l’institut, et affirmait que le sondeur ne lui aurait pas présenté Buttigieg parmi les options. Le résultat de ce qui constitue le sondage le plus important des primaires a fuité dans la presse après l’élection. Il donnait Sanders en tête (22 %) devant Warren (18 %), Pete (16 %) et Biden (13 %).

Tous ces efforts, plus celui d’un lobby démocrate et pro-Israël (dirigé par un proche de Buttigieg) qui a dépensé près d’un million de dollars en publicité télévisée pour attaquer directement Bernie Sanders durant le weekend qui précédait le vote en Iowa, ont contribué à provoquer ce climat de méfiance, pour ne pas dire d’antagonisme. Sans empêcher Sanders de l’emporter. 

Lorsqu’il est apparu que les résultats ne seraient pas publiés à temps, l’attention s’est focalisée sur l’application téléphonique censée permettre leur centralisation. Elle est produite par une entreprise baptisée Shadow (“ombre”, cela ne s’invente pas) et dont les quatre dirigeants sont d’anciens cadres de la campagne d’Hillary Clinton ayant manifesté une hostilité ouverte envers Bernie Sanders. Les campagnes de Pete Buttigieg et Joe Biden ont loué les services de Shadow.inc (pour quarante-deux mille dollars dans le cas de Pete). Elle est une filiale de la société Acronym, responsable du développement d’outils numériques au service du parti démocrate. Cette société mère initiée par d’anciens collaborateurs d’Hillary Clinton et de Barack Obama compte l’épouse du directeur stratégique de la campagne de Pete Buttigieg parmi ses cofondateurs. Enfin, des sources internes citées par The Intercept y dénoncent une culture d’entreprise clairement hostile à Sanders. [5]

Pourtant, plutôt que de voir dans le fiasco de l’Iowa une machination orchestrée par l’establishment démocrate aux bénéfices de Pete Buttigieg, on peut l’interpréter comme une énième manifestation de l’incompétence et des conflits d’intérêts qui minent le parti depuis des années.

En 2018, Alexandria Ocasio-Cortez choque la nation en détrônant le numéro 2 du parti démocrate au Congrès lors de sa fameuse primaire. Son succès s’explique en partie par les outils numériques innovants qu’elle avait utilisés. Au lieu de chercher à déployer cette technologie à l’échelle nationale, le DNC a décidé de blacklister toute entreprise qui travaille pour des candidats démocrates non approuvés par le comité électoral (autrement dit, tous les candidats de gauche souhaitant contester une investiture officielle dans le cadre d’une primaire). Cet épisode a conduit Ocasio-Cortez  à refuser de verser une partie de ses levées de fond au DNC, pour les redistribuer aux candidats dissidents. [6]

L’attribution du contrat à Acronym (et sa filiale Shadow.inc) avait été présentée comme un effort pour combler le retard abyssal du parti démocrate sur la campagne de Donald Trump en matière de communication numérique. Elle peut se comprendre comme une énième manifestation de l’incompétence relative de l’establishment démocrate, et des conflits d’intérêts qui y règnent. Comment expliquer autrement le fait de donner du crédit aux architectes du désastre que fut la campagne d’Hillary Clinton en 2016 ? Et comment justifier le fait que le décompte et la centralisation des résultats des caucus, qui était effectués jusqu’à présent par téléphone et papiers, soient sous-traités à une application produite par une entreprise privée ?

Ironiquement, la presse avait fait état d’inquiétudes concernant l’application, dont le nom avait été tenu secret soi-disant pour éviter un piratage informatique de la part de la Russie… Le comité de campagne de Bernie Sanders avait anticipé les problèmes, et a pu déjouer toute tentative de manipulation trop grossière en publiant ses propres décomptes. Car lors d’un caucus, on vote en public et devant témoins.

Des nouvelles encourageantes pour Bernie Sanders, malgré tout

Malgré le fiasco de l’Iowa, ce premier scrutin permet de tirer de nombreux enseignements relativement favorables au sénateur du Vermont.

Premièrement, le scénario d’une forte mobilisation au-delà du niveau de 2016 et proche de celui de 2008 ne s’est pas matérialisé. De quoi inquiéter le parti démocrate qui avait gagné les élections de mi-mandat grâce à une forte mobilisation, et qui aura besoin d’un mouvement similaire en 2020. Le manque d’intérêt pour la primaire peut cependant s’expliquer par des causes liées, une fois de plus, à l’establishment démocrate. Le choix du calendrier de la destitution de Donald Trump aura cannibalisé l’espace médiatique, produisant dix fois moins de couvertures pour les primaires de l’Iowa que ce qu’on avait observé en 2016. Ce black out a permis à Bernie Sanders de prendre la tête des sondages sans provoquer une réaction trop appuyée des médias, mais aura nui à la participation, malgré un certain succès du camp Sanders pour mobiliser son propre électorat et les abstentionnistes. Les jeunes et classes populaires se sont déplacés dans des proportions historiques, alors que les plus de 55 ans abreuvés aux chaînes d’information continue ont boudé le scrutin, expliquant en partie la débâcle de Joe Biden. 

Solidement arrimé en tête des sondages nationaux depuis l’annonce de sa candidature, l’ancien vice-président d’Obama résistait de manière quasi incompréhensible aux attaques de ses adversaires, à son implication dans l’affaire ukrainienne et aux performances désastreuses qu’il livrait non seulement lors des débats télévisés, mais également au cours de ses rares meetings de campagne. La principale raison de son succès résidait dans son image d’homme expérimenté et la perception qu’il était le candidat le mieux placé pour battre Donald Trump. 

En terminant en quatrième place de l’Iowa et à 15 % seulement, la bulle de son « électabilité » semble avoir finalement éclaté. Sa contre-performance peut s’expliquer par son inhabilité à répondre aux critiques de Bernie Sanders concernant ses prises de position passées en faveur de coupes budgétaires dans la sécurité sociale et l’assurance maladie, et l’absence d’organisation de terrain capable de mobiliser ses électeurs en Iowa. 

Depuis sa contre-performance, Biden plonge dans les sondages et semble promis à un second désastre en New Hampshire. Cependant, l’ex-vice-président bénéficie toujours d’une cote de popularité très élevée auprès des Afro-Américains et latinos, ce qui peut lui permettre de rebondir au Nevada et en Caroline du Sud avant le Super Tuesday. 

Inversement, une victoire de Buttigieg en New Hampshire pourrait ne pas suffire à rendre la candidature du jeune maire viable sur le long terme. Mayor Pete reste moins populaire que Donald Trump auprès des Afro-Américains, et très en retard sur Bernie Sanders auprès des latinos, des jeunes et des classes populaires.

Le succès de Pete Buttigieg doit beaucoup à l’importance des moyens qu’il a déployés en Iowa pour mobiliser les classes sociales aisées et blanches (majoritaires dans cet État), mais sa performance auprès des jeunes et des minorités laisse à désirer. Pete pourrait donc caler au Nevada ou en Caroline du Sud et terminer très bas lors du Super Tuesday de Mars, où la Californie et le Texas sont en jeu. 

Bernie Sanders a donc quelques raisons de se réjouir : la percée de Buttigieg risque de diviser le vote centriste, et la troisième place d’Elizabeth Warren place Sanders en position naturelle pour incarner l’aile gauche du parti. Quant à l’effondrement de Biden, il devrait provoquer un report de voix en provenance des minorités et des classes ouvrières vers le sénateur du Vermont.

Pour contrer la percée médiatique de Buttigieg, Sanders a publié les résultats de ses levées de fond du mois de janvier, établissant un nouveau record à 25 millions de dollars (plus que ce que ses adversaires avaient récolté lors des trois derniers mois de 2019). Le New York Times décrivait des chiffres « impressionnants », alors que ses adversaires semblent opérer en flux tendu. 

Un long chemin semé d’embûches pour Bernie Sanders

Sanders pourrait manquer de nouveau la première marche du podium en New Hampshire et démarrer une longue série de seconde place (cédant la première à Pete Buttigieg puis à Joe Biden au Nevada et en Caroline du Sud par exemple). Ses adversaires peuvent se permettre d’arriver à la convention du parti démocrate en juin en tête des délégués, mais sans une majorité absolue, pour ensuite se rallier derrière un candidat centriste. Bernie ne bénéficiera pas d’une telle opportunité, et aura besoin d’une majorité nette pour ne pas être mis en minorité à la convention. 

Le modèle analytique du site Fivethirtyeight, qui avait prédit avec une précision déconcertante les résultats des élections de mi-mandat, ne s’y est pas trompé. Après l’Iowa, Sanders a pris la première place du classement (40 % de chances de victoires), devant le scénario sans vainqueur majoritaire (25 %) et Joe Biden (passé de 40 à 20 %).

Mais le modèle n’intègre pas le fait que Bernie Sanders doive faire face à de multiples fronts. En plus des intérêts financiers menacés par son programme et de Donald Trump, le sénateur du Vermont risque, en cas de succès, de mettre au chômage tout un pan de l’establishment démocrate qui œuvre dans les think tanks, équipes électorales, au DNC et à Washington. La principale opposition va donc venir de son propre camp, et si l’Iowa peut nous apprendre quelque chose, c’est que les cadres du parti démocrate emmenés par Tom Perez préféreront couler le navire plutôt que de laisser la barre à un socialiste.

 


[1] : https://theintercept.com/2020/02/04/sanders-campaign-release-caucus-numbers-iowa-buttigieg/

[2] : The Intercept a couvert ces caucus particulier et produit une enquête passionante sur les efforts de l’équipe Sanders, à lire ici : https://theintercept.com/2020/02/05/bernie-sanders-iowa-satelllite-caucuses/

[3] : Lecture indispensable pour comprendre les enjeux au sein du DNC et le rôle de Tom Perez : https://prospect.org/politics/tom-perez-should-resign-dnc/

[4] : https://thegrayzone.com/2020/01/27/dnc-perez-regime-change-agents-israel-lobbyists-wall-street-rig-game-bernie/

[5] : https://theintercept.com/2020/02/04/iowa-caucus-app-shadow-acronym/

[6] : https://thehill.com/homenews/campaign/477705-ocasio-cortez-defends-decision-not-to-pay-dccc-dues

Pourquoi le Parti démocrate renonce à s’opposer frontalement à Donald Trump

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Donald Trump © Gage Skidmore

En dépit d’une base militante particulièrement mobilisée, le Parti démocrate peine à s’opposer efficacement à Donald Trump, lorsqu’il ne lui fait pas des cadeaux stratégiquement inexplicables. Après une procédure de destitution désastreuse, les démocrates ont offert une série de victoires législatives au président, gonflant ses chances de réélection. Expliquer ce paradoxe nécessite de revenir sur les structures politiques, sociologiques et économiques du parti, et permet de mieux saisir l’enjeu des primaires.


Washington, le 21 janvier 2017. Donald Trump occupe la Maison-Blanche depuis un peu moins de vingt-quatre heures lorsque des centaines de milliers de personnes rejoignent la « women march » pour manifester contre sa présidence. Plus de quatre millions d’Américains défilent dans six cents villes, établissant un record absolu. Dans les mois suivants, la rue continue de se mobiliser, bloquant les aéroports en réponse au Muslim Ban, inondant les permanences parlementaires pour défendre la réforme de santé Obamacare et multipliant forums et marches pour le climat contre le retrait des accords de Paris. Que ce soit à Boston, Chicago, Seattle, Houston ou Denver, à chaque visite d’une grande ville nous assistons à une mobilisation contre le président. Suite à la tuerie de masse à Parkland (Floride), les lycéens organisent à leur tour de gigantesques manifestations. Dans l’éducation, des grèves d’ampleur inédite jettent des dizaines de milliers d’enseignants dans les rues.

Ce regain d’énergie militante propulse le Parti démocrate en tête des élections de mi-mandat, lui permettant de reprendre le contrôle de la Chambre des représentants du Congrès.

Mais depuis cette victoire, le parti rechigne à s’opposer frontalement au président. Après s’être accroché au fantasme du RussiaGate, l’establishment démocrate continue de concentrer ses critiques sur la forme plus que le fond, tout en lui offrant des victoires législatives surprenantes. 

La conséquence de cette opposition de façade s’est matérialisée lors de la procédure de destitution du président. Les manifestations pour soutenir l’impeachment n’ont rassemblé que quelques milliers d’irréductibles, loin des millions des premiers jours. De son côté, le président jouit d’une cote de popularité remarquablement stable à 43 %, et apparaît en position de force pour sa réélection. 

Comment expliquer ce formidable échec ?

L’impeachment de Donald Trump  : Une procédure de destitution désastreuse, menée a minima

« C’est un grand jour pour la constitution des États-Unis, mais un triste jour pour l’Amérique, dont les actions inconsidérées de son président nous ont forcés à introduire ces chefs d’accusation en vue de sa destitution ». Ce 18 décembre 2019, Nancy Pelosi annonce en conférence de presse le vote visant à destituer le président. Si la cheffe de la majorité démocrate à la Chambre des représentants ne mâche pas ses mots, son ton solennel cache un aveu de faiblesse : seuls deux chefs d’accusation ont été retenus. Et le Sénat, sous contrôle républicain, acquittera nécessairement Donald Trump. 

L’impeachment ne pouvait constituer qu’une arme pour affaiblir politiquement le président et fédérer l’électorat démocrate. Nancy Pelosi avait longtemps refusé d’emprunter cette voie, jugeant que Trump « n’en vaut pas le coup ». Elle y fut finalement contrainte par le surgissement de l’affaire ukrainienne et la pression grandissante de sa majorité parlementaire, elle-même répondant à la frustration de sa base électorale. [1]

Une fois la procédure lancée, l’opinion publique s’est rapidement ralliée au camp démocrate, 55 % de la population approuvant l’initiative. Pourtant, les cadres du parti se sont efforcés de restreindre le champ d’investigation à la seule affaire ukrainienne. Sur les 11 chefs d’accusation potentiels, seuls l’abus de pouvoir en vue de gagner un avantage électoral, et le refus de se plier à l’autorité du Congrès lors de l’enquête parlementaire sous-jacente ont été retenus. [2]

En particulier, Nancy Pelosi a bloqué toute tentative d’étendre la procédure de destitution à la violation de « l’emolument clause » qui interdit au président de profiter financièrement de son mandat. Or, il est évident que Donald Trump, en refusant de se séparer de ses entreprises et en organisant de multiples rencontres diplomatiques dans ses propres clubs de golf, a violé cette clause. En plus des dizaines d’entreprises américaines et délégations étrangères qui ont pris pour habitude de louer des centaines de chambres dans ses hôtels, il existe de sérieux indices suggérant que des gouvernements étrangers ont acheté des appartements et financé des projets hôteliers, se livrant à des actes de corruption on ne peut plus évidents. [3]

Trump ayant été élu pour en finir avec « la corruption » de Washington, il s’agissait clairement d’un talon d’Achille à exploiter sans modération. Le principal intéressé ne s’y est pas trompé, lui qui a renoncé à organiser le G7 dans son complexe de Floride peu de temps après le déclenchement de la procédure de destitution, et évoqué la possibilité de se séparer de son hôtel de Washington. 

Pourtant, Nancy Pelosi a catégoriquement refusé d’inclure cette dimension, argumentant qu’elle risquait de ralentir la procédure et de diviser l’opinion. 

Les multiples et interminables audiences télévisées se sont donc focalisées sur l’affaire ukrainienne, donnant lieu à des séquences lunaires où des diplomates de carrière ont dénoncé avec véhémence la suspension de l’aide militaire à l’Ukraine (aide que Barack Obama avait pourtant systématiquement refusé d’accorder), argumentant sans ciller que ce soutien militaire représentait un intérêt vital pour la sécurité des Américains, puisque « les Ukrainiens combattent les Russes là-bas pour que nous n’ayons pas à le faire ici ». En guise de clôture des audiences télévisées, une juriste dépêchée par le Parti démocrate a insisté sur le fait qu’inciter des puissances étrangères à interférer dans les élections américaines nuisait à cette image de « lumière sur la colline », de nation exemplaire garante de la démocratie dont jouiraient les États-Unis (sic). 

Loin de faire bouger l’opinion publique et d’affaiblir le président, ces auditions ont produit un feuilleton d’une incroyable complexité, renvoyant l’image d’un État profond peuplé de fonctionnaires restés bloqués à l’époque de la guerre froide et apparemment convaincus de l’imminence d’une invasion de chars russes. [4]

Mais il y a pire. Pendant que le Parti démocrate s’efforçait de dépeindre Trump comme un dangereux autocrate aux mains de Poutine, il votait le renouvellement du Patriot Act, un texte de loi qui accorde au président des pouvoirs discrétionnaires considérables en matière d’espionnage et de sécurité intérieure. 

Dans le même temps, les démocrates ont quasi unanimement approuvé la hausse du budget de la Défense demandée par Donald Trump (lui offrant 131 milliards de dollars supplémentaires, dont 30 pour la création d’une « space force » qui va militariser l’Espace), tout en lui donnant carte blanche pour poursuivre les actions militaires au Yémen. Un vote que Bernie Sanders et Ro Khanna ont dénoncé comme « un invraisemblable acte de couardise éthique » et « une capitulation totale face à la Maison-Blanche ».  

Des cadeaux et concessions législatives surprenantes

Une heure après la conférence de presse annonçant le vote historique en faveur de la destitution du président, Nancy Pelosi convoque une seconde session pour expliquer « être arrivée à un compromis avec la Maison-Blanche » pour voter le traité commercial USMCA, un NAFTA 2.0 renégocié par l’administration Trump. Selon Madame Pelosi, il s’agit de prouver que le Parti démocrate peut « mâcher un chewing-gum et marcher en même temps » (Walk and Chew gum), autrement dit tenir le président américain responsable de ses actes tout en poursuivant le travail législatif.

Pour Donald Trump, cet accord commercial constitue le trophée ultime symbolisant le « make america great again » et justifiant son image de « négociateur en chef ». Offrir une telle victoire au président, dont la seule réussite législative en trois ans consistait à une baisse d’impôt particulièrement impopulaire, a de quoi surprendre. [5]

D’autant plus que cet accord commercial était dénoncé par une majorité des syndicats et par l’ensemble des organisations environnementales. Risquer de s’aliéner ces deux électorats peut surprendre, alors qu’un autre projet de loi bipartisan visant à renforcer le pouvoir des syndicats était également sur la table. [6]

Pourtant, ce curieux épisode est loin de constituer un cas isolé. 

Sur les questions d’immigration et suite au scandale de séparations des familles à la frontière, la majorité démocrate a octroyé 4,5 milliards de dollars à l’administration Trump, alors même que des enfants mouraient dans les camps d’internements. Alexandria Ocasio-Cortès avait fustigé « une capitulation que nous devons refuser. Ils continueront de s’attaquer aux enfants si nous renonçons ». Nancy Pelosi n’a pas toléré cette critique, et s’en est prise directement à AOC dans les colonnes du New York Times avant de répondre à un journaliste : « si la gauche pense que je ne suis pas assez de gauche, et bien soit ». [7]

En politique étrangère, les cadres du Parti démocrate vont encore plus loin, s’alignant fréquemment sur les positions de Donald Trump lorsqu’ils ne critiquent pas le manque de fermeté du président. Après avoir applaudi les frappes illégales (et injustifiées) en Syrie et déploré les efforts de négociation avec la Corée du Nord, ils ont encouragé la tentative de coup d’État au Venezuela et refusé de dénoncer celle qui a abouti en Bolivie. Dans la crise iranienne, la faiblesse de l’opposition démocrate face aux actions du président illustre une fois de plus l’ambiguïté des cadres du parti. 

Trump a été élu sur quatre promesses majeures : en finir avec l’interventionnisme militaire, lutter contre la « corruption de Washington », défendre la classe ouvrière en protégeant la sécurité sociale tout en renégociant les accords commerciaux, et combattre l’immigration. Les trois premières ont été violées, mais à chaque fois que l’occasion s’est présentée d’attaquer le président sur ce terrain, le Parti démocrate pointait aux abonnés absents. 

La cote de popularité du président a connu trois « crises ». La première est consécutive à son entrée en fonction et sa tentative de supprimer l’assurance maladie de 32 millions d’Américains. La seconde correspond au scandale des séparations de familles et de l’emprisonnement des enfants à la frontière mexicaine. La troisième s’est produite lorsque Trump a placé un million de fonctionnaires et sous-traitants au chômage technique lors d’un bras de fer avec la Chambre des représentants démocrates pour le vote du budget. 

Ces crises politiques présentent comme point commun de toucher à des questions de fond. Inversement, la focalisation sur la « forme » (l’affaire du RussiaGate, de l’Ukrainegate et les mini-scandales liés à la Maison-Blanche) n’a eu aucun effet sur la popularité du président. 

Ainsi, après avoir permis à Donald Trump de prononcer le discours annuel sur l’état de l’Union sur un ton triomphal, Nancy Pelosi en a été réduite à déchirer le discours devant les caméras, alors qu’elle a directement contribué à l’écrire à travers ses multiples concessions.

Deux mécanismes distincts permettent d’expliquer cette opposition en demi-teinte qui vire parfois au soutien objectif. Le premier tient de l’idéologie et de la sociologie des élites démocrates, la seconde aux mécanismes de financement du parti.

Le Parti démocrate face au mythe de l’électeur centriste

Lorsque Barack Obama arrive à la Maison-Blanche, sa cote de popularité frôle les 70 %. Pourtant, le chef de l’opposition républicaine au Sénat, Mitch McConnell, déclare publiquement que son « principal objectif est qu’Obama ne fasse qu’un seul mandat », avant de mettre au point une stratégie d’obstruction parlementaire systématique. Sous Obama, le Parti démocrate va perdre sa super-majorité au Sénat, sa majorité à la Chambre des représentants et à la Cour suprême, la gouvernance de 13 États et près de 1000 sièges dans les parlements locaux, avant d’être humilié par Donald Trump en 2016. À force de chercher le compromis, Obama déportera plus de 3 millions d’immigrés (un record absolu), poursuivra la militarisation de la frontière mexicaine et pérennisera les gigantesques baisses d’impôts sur les plus riches mises en place par Georges W Bush. 

Loin de répliquer la stratégie des conservateurs et bien qu’ils disposent d’une configuration bien plus favorable politiquement, les sénateurs démocrates accueillent la présidence Trump en approuvant sans broncher la nomination d’une farandole de ministres et hauts fonctionnaires tous plus corrompus et/ou comiquement incompétents les uns que les autres. Trump avait promis de s’entourer « des meilleurs » et « d’assécher le marais de corruption qu’est Washington ». Au lieu de cela, il sélectionne des multimillionnaires et milliardaires en conflit d’intérêts direct avec leur poste, lorsqu’il ne nomme pas des ministres ayant publiquement reconnu ne pas savoir qu’elles étaient les prérogatives du ministère qu’on allait leur confier. [8]

Cette timidité s’explique par une conviction qui habite le parti depuis le traumatisme de la défaite électorale de McGovern en 1972 : les élections se jouent au centre. [9]

Selon ce modèle, l’électorat américain se répartit selon un spectre linéaire divisé entre républicains à droite, démocrate à gauche et indépendant au centre. Ce qui justifierait un positionnement politique « centre-droit » pour remporter la majorité du vote indépendant, et grappiller quelques électeurs républicains. L’approche modérée face à Donald Trump, la timidité lors de la procédure de destitution et les concessions législatives surprenantes peuvent s’expliquer par cette obsession de séduire l’électeur centriste, ou de ne pas le froisser.  

Mais cette conception a été mise à mal par les faits : les victoires de Reagan, Bush Jr. et Trump montrent que le Parti républicain peut faire l’économie d’un positionnement modéré, tandis que l’élection d’Obama (qui avait fait campagne depuis la gauche du parti) et la défaite de Clinton face à Trump invalident l’approche centriste. [10] En réalité, les électeurs « indépendants » ne sont pas nécessairement au centre (Bernie Sanders est le candidat le plus populaire auprès de cet électorat, selon plusieurs enquêtes), alors que les électeurs clairement identifiés démocrates (ou républicains) peuvent se mobiliser ou non. Surtout, cette séparation en trois blocs ignore un quatrième groupe qui représentait 45 % de l’électorat en 2016 : les abstentionnistes. 

Une alternative consisterait à faire campagne à gauche et en phase avec l’opinion publique (majoritairement favorable aux principales propositions de Bernie Sanders) pour réduire l’abstention et galvaniser la base électorale. 

Mais les stratèges, conseillers et cadres démocrates semblent hermétiques à cette approche. Ils évoluent dans une sphère sociologique particulière, où ils côtoient les journalistes, éditorialistes, présidents de think tanks et grands donateurs eux aussi politiquement « modérés » et motivés par la défense du statu quo, d’où une première explication sociologique (et idéologique) à l’entêtement pour l’approche modérée. La dernière sortie d’Hillary Clinton, qui fustige un Bernie Sanders que « personne n’aime », illustre bien ce point. Il est vrai que Sanders est peu apprécié par les personnes qu’elle fréquente, comme il est indiscutable qu’il est le sénateur le plus populaire du pays, et le candidat démocrate le plus apprécié par les électeurs du parti. 

L’autre explication vient du mode de financement des partis et campagnes politiques, autrement dit, la corruption légalisée.  

La corruption et le rôle de l’argent au cœur de la duplicité démocrate

La composition de la majorité démocrate à la chambre des représentants du Congrès reflète parfaitement les tensions qui traversent le parti. On y retrouve l’avant-garde démocrate socialiste élue sans l’aide des financements privés ; un caucus « progressiste » (fort de 98 élus sur les 235 démocrates) et censé représenter l’aile gauche du parti ; et des caucus plus à droite, dont les fameux « blue dog democrats », « new democrats » et le « problem solver caucus », financés par des donateurs républicains (sic) et intérêts privés opposés au programme démocrate. [11]

Schématiquement, la majorité des élus « de gauche » sont issus de circonscriptions acquises au Parti démocrate. Alexandria Ocasio-Cortez vient du Queen. Rachida Tlaib représente les quartiers ouest de Détroit, majoritairement afro-américains, et a été élu automatiquement, faute d’opposant républicain. En règle générale, les primaires déterminent le représentant de ces territoires, si bien qu’un élu trop « centre-droit » risque de perdre son investiture lors de l’élection suivante. À l’inverse, les circonscriptions plus disputées sont majoritairement remportées par des démocrates plus modérés, voire franchement à droite. [12]

Ceci s’explique par le choix stratégique du parti, qui préfère aligner dans ces zones géographiques des candidats capables de disputer l’électorat centriste, et par une affinité naturelle des cadres démocrates pour les politiciens modérés. De plus, être compétitif nécessite d’importants financements, qui ne sont octroyés qu’aux candidats conciliants avec les donateurs, ce qui renforce leur droitisation. 

En 2018, cette tendance s’est accentuée suite à un double phénomène : le rejet suscité par Donald Trump a attiré de nombreux financements vers le Parti démocrate, et les changements démographiques ont vu les banlieues relativement aisées abandonner le Parti républicain. 

L’obtention d’une majorité à la chambre du Congrès tient pour beaucoup aux victoires des candidats « modérés » représentant les classes moyennes supérieures et semi-urbaines, et financés par des intérêts hostiles au Parti démocrate. 

Pour défendre ces sièges et protéger sa majorité en vue de 2020, Nancy Pelosi légifère au centre-droit. D’où son opposition à l’assurance santé universelle publique « Medicare for all » et au « green new deal » qu’elle qualifie avec dédain de « green new dream ».  L’argument officiel étant qu’il faut éviter d’adopter des positions trop à gauche pour ne pas froisser l’électorat centriste. Officieusement, il s’agit surtout de conserver les financements.

Lorsqu’on applique ce second prisme de lecture, les compromis démocrates prennent tout leur sens. 

L’accord commercial USMCA comporte de nouvelles garanties pour l’industrie pharmaceutique, qui se trouve protégée des importations de médicaments moins chers en provenance du Canada. Or, cette industrie finance massivement les fameux élus démocrates modérés. [13]

De même, le vote des budgets militaires colossaux (131 milliards de dollars de hausse annuelle) et le prolongement du Patriot Act, tout comme la politique étrangère belliqueuse, profitent directement au complexe militaro-industriel. 

Quant à la destitution de Donald Trump, on comprend qu’elle se focalise sur l’affaire ukrainienne qui menaçait le gel des livraisons d’armes (pour 400 millions de dollars annuels) subventionnées par l’État américain, et ignore tout ce qui touche de près ou de loin à la corruption, au grand désespoir de l’aile gauche du parti. Ouvrir le volet corruption risquerait d’exposer les cadres démocrates, qui sont eux aussi plus ou moins impliqués. [14] 

Ainsi, Adam Schiff, le responsable démocrate du procès de Donald Trump au Sénat, a livré une plaidoirie particulièrement va-t-en-guerre, accusant Trump de faire le jeu de la Russie et d’empêcher l’Ukraine de « combattre les Russes là-bas pour que nous n’ayons pas à le faire ici ». Un point de vue invraisemblable et déconnecté des préoccupations de la population, mais qui s’éclaire quelque peu lorsqu’on sait que Schiff est majoritairement financé par Raytheon, un des principaux fournisseurs de l’armée américaine. [15]

L’encadrement des prix des médicaments : l’aile gauche contre-attaque

Tout n’est pas sombre au Parti démocrate. L’aile gauche cherche à contester l’emprise de l’argent, produisant une tension permanente au sein du parti. Elle s’est manifestée de manière particulièrement visible lors de l’examen du texte de loi visant à baisser les prix des médicaments (le Lower Drug Costs Now Act). Du fait de la popularité de cette initiative (soutenue par 85 % de démocrates, 80 % d’indépendants et 75 % de républicains), et sachant que le Sénat (sous contrôle républicain) et Donald Trump (disposant d’un droit de véto) avaient indiqué leur opposition de principe à toute réforme de ce type, voter un texte ambitieux pour affaiblir Trump politiquement aurait dû constituer une promenade de santé. 

Au lieu de cela, Nancy Pelosi a écarté tout membre du caucus « progressif » du travail législatif, et rédigé un texte qui limite l’application à 25 médicaments, avec la possibilité pour 10 autres produits d’être inclus d’ici 2030. Au lieu d’agir comme un plancher, cette approche risque de constituer un plafond, et de garantir aux entreprises pharmaceutiques (dont les lobbyistes ont participé à la rédaction du texte) une liberté totale de fixation des prix sur les quelques milliers d’autres médicaments en circulation. [16]

L’idée de départ était de négocier avec Trump pour parvenir à un accord garantissant son soutien. Une fois les multiples concessions incluses, Trump a néanmoins fustigé la proposition de loi via tweeter, et condamné l’effort démocrate. Pelosi comptait faire voter le texte malgré tout, mais une rébellion du caucus progressiste a permis d’arracher des concessions de dernière minute, plus défavorables à l’industrie pharmaceutique. Une première victoire symbolique qui annonce de nombreux combats à venir. [17]

Biden/Warren/Pete vs Sanders : les deux futurs du Parti démocrate

Monsieur Chuck Schumer, président du groupe démocrate au Sénat, expliquait en 2016 que « pour chaque ouvrier démocrate que l’on perd, on gagne trois républicains diplômés dans les banlieues périurbaines ».   

Image issue du Jacobin numéro 34 version digitale
Cartographie des comtés de la « Rust Belt » (Michigan, Wisconsin, Ilinois) qui ont baculé d’Obama vers Trump. Source : Jacobinmag, numéro 35, Winter 2020 issue

Il revendique ainsi un revirement stratégique similaire à de nombreux partis de centre-gauche européens, qui consiste à abandonner la classe ouvrière et le monde rural à l’abstention (ou à l’extrême-droite) pour se concentrer sur les CSP+ urbanisées, avec les effets que l’on connaît. 

Aux États-Unis, deux événements ont accéléré cette mutation : la défaite traumatisante de McGovern en 1972, et les décisions de la Cour Suprême de justice de 1976 (Buckley v. Valeo) qui a ouvert les vannes des financements privés. Non seulement le Parti démocrate, comme ses homologues sociaux-démocrates européens, s’est retrouvé confronté à la montée du néolibéralisme, mais en acceptant de jouer le jeu des financements privés, il a peu à peu et mécaniquement cessé de représenter les intérêts de la classe ouvrière. Le parti du New Deal, des droits civiques et de Medicare s’est transformé en celui de Wall Street, des managers et du désastre Obamacare

Cette chasse à l’électeur diplômé vivant près des centres urbains a été encouragée par les problématiques identitaires propres aux USA et la droitisation du Parti républicain qui, pour s’assurer le soutien d’une partie de la classe ouvrière blanche et de la ruralité, s’est fait le défenseur des valeurs conservatrices (contre le mariage homosexuel et l’avortement, pour les armes à feu). À partir des années 90, la coalition électorale démocrate repose de plus en plus sur l’alliance d’intérêts divergents : ceux de minorités noires et hispaniques, surreprésentées dans la classe ouvrière, et ceux des CSP+ urbanisées. Après les échecs d’Al Gore et de John Kerry, Barack Obama sera le premier président démocrate élu grâce à cette coalition, dans un contexte de crise économique majeure et sur un discours plus populiste (« yes we can »). Mais en gouvernant au centre-droit, Obama a rapidement perdu le soutien des classes populaires et pavé la route à Donald Trump. [18]

La défaite d’Hillary Clinton face à une star de télé-réalité a de nouveau montré les limites de la stratégie démocrate. Si les classes aisées et urbaines votent dans des proportions bien plus élevées que les autres, la géographie du vote présente un double risque : celui d’être éternellement minoritaire au Sénat (chaque État élit deux sénateurs, quel que soit son poids démographique), et l’autre de perdre les présidentielles en remportant le vote national, du fait du système de collège électoral. 

La candidature Joe Biden incarne à la perfection cette stratégie « modérée » consistant à sacrifier le vote des classes populaires en faveur des zones urbaines. Biden fait campagne pour « restaurer les valeurs de l’Amérique », propose une approche bipartisane et a indiqué être favorable à l’idée de nommer un vice-président républicain. Des appels du pied qui confirment la stratégie électorale de Joe Biden. 

Elizabeth Warren, malgré son programme de rupture, courtise un électorat similaire. Sa base est majoritairement aisée, blanche, éduquée et urbaine. Incapable de produire un discours de classe, sa vision se limite à réguler les excès du capitalisme, pas à le remettre en cause. Ainsi, elle vend sa proposition d’impôt sur la fortune fixé à un respectable 2 % annuel comme une taxe de « deux centimes par dollars », afin de paraître raisonnable. Bernie Sanders, lui, affirme que les milliardaires « ne devraient pas exister ». 

Le sénateur du Vermont tient un véritable discours de classe. Sa campagne cherche à mobiliser les abstentionnistes, reprendre une partie de la classe ouvrière blanche ayant basculé vers Trump, tout en s’appuyant sur les professions intermédiaires (professeurs, infirmières, ouvriers qualifiés) et jeunes éduqués pour financer à coup de dons individuels sa candidature. Cette approche est renforcée par la conscientisation des millennials et de la jeunesse qui croule sous la dette étudiante, subit l’explosion des coûts de l’assurance maladie post-Obamacare et s’alarme de la catastrophe climatique. 

La primaire démocrate devrait permettre de trancher entre deux visions : celle d’un parti représentant la classe moyenne supérieure des centres urbains, comptant sur les financements des groupes privés et gouvernant au centre, par essence incapable de s’opposer efficacement au réchauffement climatique et à la montée d’un fasciste comme Donald Trump, ou celle d’un parti centré sur la classe ouvrière prise dans son ensemble (blanche et de couleur), financièrement indépendante des intérêts privés et capable de proposer une véritable alternative aux forces réactionnaires. 

Le chaos qui a accompagné la primaire de l’Iowa montre à quel point le Parti démocrate et ses alliés médiatiques se batteront jusqu’au bout pour préserver le statu quo. 

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Références :

[1] : lire notre article sur les conditions politiques qui ont conduit à la procédure de destitution : https://lvsl.fr/were-going-to-impeach-the-motherfucker-la-presidence-trump-en-peril/

[2] : lire Chris Hedges, « The end of the rule of law » pour une liste des 11 chefs d’accusation potentiels https://www.truthdig.com/articles/the-end-of-the-rule-of-law/

[3] Lire Jacobin : Impeachment sans lutte des classes https://jacobinmag.com/2020/01/impeachment-class-politics-emolument-constitution

[4] Lire Aron Maté dans The Nation : https://www.thenation.com/article/impeachment-democrat-pelosi-doomed/

[5] https://theintercept.com/2019/10/29/usmca-deal-cheri-bustos-dccc/

[6] https://theintercept.com/2019/12/02/nancy-pelosi-usmca-pro-act-unions/

[7] : https://prospect.org/civil-rights/border-crisis-fracturing-democratic-party/

[8] : On ne vous conseillera jamais assez de lire Matt Taibi sur cette séquence politique : https://www.rollingstone.com/politics/politics-features/trump-the-destroyer-127808/

[9] : Ryan Grim, We’ve got people, Strong Arm Press. Chapitre 3 « Pelosi’s party ».

[10] : Pour un point de vue plus nuancé, lire Ezra Klein, « Pourquoi les démocrates doivent encore séduire le centre et les républicains non » : https://www.nytimes.com/2020/01/24/opinion/sunday/democrats-republicans-polarization.html

[11] : https://theintercept.com/2018/01/23/dccc-democratic-primaries-congress-progressives/

[12] : https://theintercept.com/2018/05/23/democratic-party-leadership-moderates-dccc/

[13] Ibid 5 et 6.

[14] Ibid 3.

[15] : https://www.jacobinmag.com/2020/01/adam-schiff-warmonger-impeachment-ukraine-russia-syria

[16] : The Intercept, « Les progressistes challengent Pelosi pour la loi sur le prix des médicaments » : https://theintercept.com/2019/12/09/bernie-sanders-elizabeth-warren-progressives-drug-pricing-bill/

[17] : https://www.minnpost.com/national/2020/01/behind-recent-congressional-progressive-caucus-wins-rep-ilhan-omar-counts-the-votes/

[18] : Jacobin, « Is this the future Liberals want ? » : https://www.jacobinmag.com/2019/10/future-liberals-want-matt-karp-populism-class-voting-democrats

 

 

Pavlina Tcherneva : « la souveraineté monétaire est étroitement liée à la souveraineté politique »

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©Marta Jara

Pavlina Tcherneva est membre du Levy Institute et conseillère économique de Bernie Sanders. Elle fait partie des économistes à l’origine de la proposition de job guarantee (garantie d’emploi par l’État) et est l’une des figures d’un courant économique en vogue aux États-Unis : la théorie monétaire moderne, influencée par des auteurs comme John Maynard Keynes, Georg Friedrich Knapp ou Hyman Minsky. Nous l’avons interrogée sur la spécificité de ce courant économique hétérodoxe et sur ses propositions de Green New Deal et de garantie d’emploi. Entretien réalisé par Nicolas Dufrêne, Marie Lassalle et Lenny Benbara. Traduction par Sonia Chabane.


LVSL – La Théorie Monétaire Moderne (MMT) est peu connue en Europe, en particulier en France. Quelles sont les sources théoriques de celle-ci ? Pourquoi parle-t-on de néochartalisme ?

Pavlina Tcherneva – La MMT est une perspective théorique pour comprendre notre système monétaire. Elle commence par la proposition de base selon laquelle, dans le monde moderne, la monnaie est un bien public. Il s’agit du monopole de l’État. À partir de là, nous plaçons l’État et son système monétaire au centre de l’analyse. Nous ne commençons pas par une analyse hypothétique d’un marché « sans État » ou « sans monnaie ». Par ailleurs, même si l’on démarre l’analyse par la sphère monétaire, nous pensons que le système bancaire est une extension de ce pouvoir de monopole. Cela est démontré par la façon dont fonctionne l’État et les pouvoirs dont il dispose. Le premier consiste à déterminer l’unité de compte. Le second consiste à émettre la devise en vigueur et à fixer la manière dont elle détermine l’unité de compte à travers le circuit des dettes entre les citoyens et l’État, dettes qui sont libellées dans l’unité de compte choisie par l’État. D’une certaine façon, la MMT est une conception spécifique du néochartalisme. Le néochartalisme s’intéresse au pouvoir fiscal de l’État : celui qui consiste à exiger le paiement de l’impôt sous une forme ou une autre. Le support appelé « monnaie » pourrait être n’importe quoi : une tablette d’argile, un talisman, des céréales, etc : l’État est libre de fixer la dénomination monétaire. Dans le monde moderne, nous avons rapidement développé la technologie monétaire. Il s’agit désormais d’un pouvoir monopolistique absolu et exclusif de l’État. Ce dernier disposant du contrôle monopolistique sur la monnaie, il ne peut pas faire face à une faillite au sens traditionnel. Vous pouvez toujours payer vos dettes, sans avoir à vous justifier, si tant est qu’elles soient émises en monnaie nationale.

Cette proposition théorique change tout. Il ne s’agit pas seulement de la simple reconnaissance de la monnaie fiduciaire [ndlr, les billets et les pièces]. Il s’agit de la reconnaissance du fait que la souveraineté monétaire est très étroitement liée à la souveraineté politique, en particulier dans le monde moderne, lorsque les pays commencent à former leur État-nation. C’est aussi le cas si l’on regarde l’histoire coloniale. Quand l’empire britannique s’est effondré, les colonies, devenues des États indépendants, ont parcouru un long chemin pour obtenir leur souveraineté politique, mais ils ne sont pas arrivés au bout de ce processus avant d’avoir obtenu leur pleine souveraineté monétaire. Les colonies américaines ont dû mener une guerre contre l’alliance monétaire conduite par la Grande-Bretagne qui nous empêchait d’avoir notre propre monnaie. Il y a donc une longue et riche histoire à étudier afin de comprendre l’importance pour l’État d’avoir son propre pouvoir de financement. Une fois que nous comprenons qu’il existe des causes historiques, économiques, politiques et géopolitiques à ce type de souveraineté, nous commençons alors à penser l’État et son rôle différemment. Ce qui conduit à interroger les exceptions à la règle telles que les unions monétaires ou les systèmes monétaires contraints comme les caisses d’émission.

LVSL – Quelles sont les différences avec le keynésianisme traditionnel et le post-keynésianisme ? Pouvez-vous nous parler du Levi Institute ? [ndlr, les disciples de Keynes se divisent en trois groupes : les néokeynésiens ou keynésiens de la synthèse, les postkéynésiens, plus radicaux, et les nouveaux keynésiens]

PT – Il y a de nombreuses différences. Ce qu’on appelle « l’économie keynésienne » est devenue une sorte d’économie conventionnelle qui n’a plus grand-chose à voir avec la perspective de Keynes. Il s’agit en particulier de la synthèse néoclassique de Paul Samuelson et de ses congénères. Ensuite, comme la macroéconomie est passée de la synthèse néoclassique au monétarisme, puis à la renaissance de nouvelles théories classiques et enfin à la nouvelle économie keynésienne, Keynes est devenu un simple nom. La composante néoclassique de cette synthèse a tendanciellement pris le dessus. Il y a donc d’énormes différences, en particulier le fait que l’économie keynésienne traditionnelle considère la monnaie comme neutre.

À l’inverse, les postkeynésiens tentent depuis longtemps de relancer les théories keynésiennes. La monnaie est pour eux au centre de l’analyse et le chômage est un phénomène monétaire. En conséquence, au Levy Institute nous avons intégré l’analyse des institutions – en particulier les postkeynésiens institutionnalistes. Dans un certain sens, nous sommes nombreux à être issus des différentes écoles postkeynésiennes avec lesquelles nous avons de nombreuses affinités théoriques. Mais je crois qu’il est néanmoins juste de dire que même les écoles postkeynésiennes n’ont pas étudié rigoureusement l’unité de compte de l’État ou les pouvoirs de monopole monétaire. C’est un peu paradoxal parce que dans chaque manuel d’économie la question du monopole est systématiquement présentée dans le champ des entreprises. Mais le monopole le plus grand et le plus courant, que tout le monde connaît, la monnaie, est ignoré et ne fait pas l’objet d’une théorie digne de ce nom. Ce constat est vrai pour les écoles néoclassiques, mais aussi pour les écoles hétérodoxes postkeynésiennes qui n’ont pas de théorie du monopole monétaire. Que signifie avoir un monopole ? En ce sens, la MMT a contribué de façon inédite à la recherche.

Dans le langage économique traditionnel, on parle souvent d’une « composante verticale » de la monnaie. Mais cette relation n’est pas strictement verticale parce que les dépenses de l’État sont déterminées de façon endogène au système économique. Est-ce vertical juste parce que la monnaie vient de l’institution de haut en bas ? Cela ne la rend pas vraiment « verticale », car elle est couplée à une analyse endogène des processus économiques, en particulier en ce qui concerne le système bancaire. Celui-ci est conçu comme une extension, voire une franchise de l’État. C’est par ce biais que nous contribuons à l’analyse endogène de la monnaie au sein des écoles postkeynésiennes.

LVSL – Vous avez dit que l’État peut toujours émettre de la monnaie et que sa solvabilité n’est pas un problème. Mais pensez-vous à la différence entre les banques centrales et les banques privées ? Car la masse monétaire est largement déterminée par l’activité de crédits privés. Avec l’indépendance des banques centrales, l’État n’est pas en mesure d’ordonner l’émission de monnaie. Recommandez-vous de changer cette relation ?

PT – Pas nécessairement. En termes d’analyse institutionnelle, je recommanderais de changer les relations entre la banque centrale et les banques privées sur le plan réglementaire car les banques reçoivent un soutien très important de la banque centrale. Il est donc vrai que les banques créent la majeure partie de ce que nous appelons le « crédit privé ». La monnaie des banques privées, qui est un phénomène endogène, est créée par les banques quand les citoyens ou les entreprises demandent et obtiennent un prêt. Mais ils ne peuvent le faire sans la garantie du système de paiement public, qui est sécurisé par la banque centrale. Telle est la fonction du monopole. Comme vous le savez, nous avons eu une crise bancaire constante jusqu’à ce que nous trouvions comment vraiment utiliser ces pouvoirs souverains qui proviennent de l’État. En ce sens, la banque centrale intervient comme l’agent de l’État. Ainsi, l’existence même de la stabilité du système bancaire dépend de l’État. Mais parce que l’État accorde à celui-ci le privilège exclusif de créer de la monnaie à travers le crédit, et qu’en échange de son appui il garantit la sécurité du système d’échange, alors il dispose de la responsabilité absolue de fixer ensuite les règles qui s’appliquent au secteur bancaire. Or, des craintes sont souvent émises à propos du montant des dettes privées et du crédit spéculatif. Cela signifie que l’État ne remplit pas suffisamment son rôle qui consiste à réglementer le secteur bancaire.

LVSL – Le taux de chômage est actuellement assez faible aux États-Unis. Donald Trump fait d’ailleurs campagne sur les bons chiffres de l’économie américaine. La crise est-elle derrière nous ?

PT – Je ne pense pas que la crise soit derrière nous, le cycle mûrit et la récession est devant nous. La question est : « à quelle profondeur ou quand exactement une baisse pourrait survenir ? ». Il y a plusieurs facteurs. Le taux de chômage est faible, mais cela n’indique pas nécessairement que l’économie est robuste et saine. Le nouvel équilibre obtenu après la grande crise financière est totalement différent de l’équilibre des périodes précédentes. Nous faisons désormais face une croissance molle et lente, avec des salaires peu élevés auxquels nous nous sommes habitués. Le taux de chômage officiel est bas, mais il cache beaucoup de chômage invisible et une grande précarité. 44 % des travailleurs gagnent moins de 18 000 dollars par an aux États-Unis, ce qui est très faible. Ainsi, les chiffres officiels cachent une difficulté continue sur le marché du travail. Dans le même temps, nous avons assisté à un certain ralentissement des commandes dans l’industrie et dans les enquêtes auprès des industriels. Je crois que c’est un reflet de la politique tarifaire et commerciale. Trump a donc pu prolonger un peu la reprise à travers certaines dépenses budgétaires supplémentaires, mais ces dépenses ciblées en faveur des hauts revenus n’ont pas vraiment stimulé l’économie. Peut-être que cette politique budgétaire a eu un léger effet, mais globalement sa politique commerciale nuit à certains secteurs. Il est possible que le taux de chômage tombe encore plus bas parce que nous constatons que beaucoup de gens qui se présentaient auparavant sur le marché du travail sont désormais découragés, à cause des emplois mal payés, et s’en retirent.

LVSL – Vous êtes l’une des porte-paroles de la théorie monétaire moderne (MMT) qui apporte de nouveaux éléments au débat économique et politique sur les thèmes de la dette publique et des dépenses publiques. La MMT nous rappelle qu’un État souverain capable d’émettre sa propre monnaie ne peut pas faire faillite. Deux questions se posent. Premièrement, pourquoi sommes-nous si concentrés sur le niveau de la dette publique ? Ensuite, comment évaluez-vous l’architecture financière de l’Union européenne dans laquelle une partie des États membres s’est volontairement privée du pouvoir d’émettre sa propre monnaie ?

PT – Lorsque vous émettez votre propre monnaie, cela signifie que vous pouvez toujours respecter vos obligations en matière d’endettement. Dans la mesure où le monopole étatique sur la monnaie n’est pas assez étudié, tout le monde se concentre sur la dette publique au lieu de se pencher sur la dette privée, qui est un sujet de préoccupation bien plus sérieux. Lorsque l’on parle de dette publique dans le débat public, la distinction entre un pays qui a sa propre monnaie et un pays qui n’émet pas sa monnaie, par exemple en tant que pays membre de la zone euro, est rarement faite. La qualité des analyses est vraiment appauvrie en mettant tous ces pays dans un même pot. Reinhart et Rogoff ne font pas de distinction analytique claire entre la dette libellée en devise nationale ou en devise étrangère. Cette distinction est pourtant fondamentale.

Deuxièmement, nous pensons également en termes de bilans. Tous les économistes ou comptables devraient penser à ce qui se trouve de « l’autre côté du grand livre ». Ainsi, lorsque nous parlons de « dette publique », nous ignorons le fait qu’il s’agit d’un actif pour les agents non étatiques [ndlr, les ménages, les entreprises, les banques, etc]. Lorsque nous parlons de « déficit public », nous ignorons souvent qu’il s’agit en fait aussi d’un excédent comptable pour les agents non étatiques. Pour moi, c’est une donnée fondamentale. Même pour les personnes qui ont compris la MMT et le pouvoir souverain de l’État, il demeure difficile de comprendre que le déficit est un fait stylisé normal, et qu’il reflète exactement le surplus des agents non étatiques.. Si ce fait comptable est intégré au débat, tout change : la façon dont nous parlons des critères de Maastricht par exemple et de leur violation éventuelle. Quelle est la logique économique qui prescrit un déficit public de 3 % du PIB ? Il n’y a aucune rationalité derrière ce critère. Celui-ci revient à considérer qu’il faut qu’il y ait un excédent de 3 % du secteur privé et des agents non étatiques – en incluant les résidents et les non-résidents. Y a-t-il une théorie économique derrière cela ? Quelqu’un a-t-il dit que le secteur privé ne devrait pas épargner plus de 3 % de ses revenus ? En ce qui concerne la zone euro, on y parle beaucoup de prudence et de discipline budgétaire, ce qui implique de facto l’imprudence et l’irresponsabilité du crédit privé, et le fait de ramener nos excédents à zéro ou d’aller en territoire négatif, comme nous l’avons vu en Espagne pendant près d’une décennie. L’Espagne était considérée comme un exemple de prudence budgétaire jusqu’à la crise financière. Toute l’analyse est à cul par-dessus tête.

Par conséquent, lorsqu’on parle de la zone euro, je crois que la MMT a contribué au débat en mettant au centre de celui-ci le fait que les États qui la composent ne disposent pas de leur propre monnaie. Auparavant, nous donnions des coups de pied, crions et nous insistions vraiment sur cet aspect et personne n’en parlait réellement. Désormais, il est devenu normal et acceptable de parler de ce qu’implique le fait de ne pas disposer de sa propre monnaie. Toutefois, le débat ne porte pas encore sur ce que cela signifie pour les politiques macroéconomiques, pour la santé de la zone euro, pour la capacité de celle-ci à faire face à ses propres problèmes économiques. Car il n’y a pas seulement un divorce entre les autorités fiscales et monétaires : il y a d’autres camisoles de force. Il y a des contraintes supplémentaires sous la forme des critères de Maastricht ou des objectifs d’excédents budgétaires primaires [ndlr, l’excédent du budget de l’État avant paiement des intérêts de la dette]. Cet état de fait est donc une insulte en plus d’une blessure.

LVSL – Vous avez écrit qu’il existe une alliance naturelle entre la MMT et le Green New Deal (GND) car si nous pouvons identifier les projets et les ressources à consacrer à ceux-ci, nous pouvons toujours organiser leur financement. Dans son programme présidentiel, Bernie Sanders présente un plan climatique de 16 000 milliards de dollars pour la prochaine décennie. Ce montant est-il correct ? Quels niveaux d’investissements sont nécessaires pour financer un nouvel accord vert ambitieux ? Le chiffre de 93 000 milliards circule selon certaines estimations…

PT – Les 93 000 milliards de dollars sont une estimation proposée par les critiques du Green New Deal afin de disqualifier ce projet et de le présenter comme extrêmement couteux. Des collègues tels que Randall Wray ont démonté cette estimation et ont montré que le chiffre réel était beaucoup plus raisonnable. Ces estimations critiques du GND reposent sur des conceptions irréalistes de la proposition de job guarantee [ndlr, garantie d’emploi par l’État fédéral], qui fait exploser son coût théorique. Mais nous disposons d’un modèle très détaillé de ce que serait la garantie d’emploi. Fondamentalement, ces critiques du GND appliquent une stratégie de la peur.

La raison pour laquelle le projet est de grande dimension est que nous envisageons conjointement les politiques sociales et les politiques climatiques et environnementales. Ce plan comporte des politiques industrielles spécifiques pour transformer l’agriculture et les infrastructures manufacturières, mais aussi des politiques sociales, comme la couverture santé universelle, la garantie d’emploi et la fourniture de logements pour tous. Ces questions sont importantes dans le contexte des États-Unis et sont intimement liées à la crise climatique. Les collectivités font déjà face à l’absence de logements sûrs ou d’eau potable liée aux problèmes d’environnement.

Le GND implique un plan d’investissement audacieux, mais très différent de celui mis en place lors de la Seconde Guerre mondiale. Si vous avez besoin de faire quelque chose rapidement et en grand, vous devez mettre en place un type d’effort de mobilisation comparable à celui des périodes de guerre, ou comparable au Plan Marshall qui a permis de reconstruire l’Europe d’après-guerre. La différence ici est que nous n’essayons pas de mener une guerre, mais de transformer une économie civile. Nous changeons de techniques de production, supprimons progressivement les transports de combustibles fossiles en les remplaçant par des voitures vertes et électriques, etc. Nous sommes en train de « quitter » un modèle pour un autre. C’est pourquoi le montant des dépenses par rapport au PIB ne sera pas aussi important que ce qu’estiment les critiques du GND, car nous souhaitons remplacer l’ancien par le nouveau et non ajouter le nouveau à l’ancien.

Ceci dit, nous avons formulé des hypothèses précises sur le montant maximum supplémentaire qu’il est possible de dépenser. Environ 5 points supplémentaires du PIB impliquerait un plan très agressif, mais ce n’est pas sans précédent. Par exemple, pendant la crise financière le déficit des États-Unis est allé jusqu’à 10 % du PIB. Aujourd’hui il est à 5 % du PIB. Ajouter 5 points de PIB n’est pas sans précédent et se produit en périodes de crise ou de récession. Vous devez également tenir compte de la croissance du PIB qui suivra un plan à la hauteur des enjeux. Les critiques font circuler des chiffres effrayants, mais si vous regardez l’analyse technique, ce n’est pas aussi coûteux. Même la mise en place d’une couverture santé universelle coûte moins cher que ce que nous payons actuellement avec le système privé dont le coût social est exorbitant. Cela n’a donc pas de sens de regarder les dépenses sans regarder en même temps les économies que nous allons réaliser.

LVSL – Quelle est votre estimation de l’impact de ce Green New Deal sur la croissance du PIB ?

PT – Nous n’en avons pas. Nous en avons une en ce qui concerne la garantie d’emploi. Celle-ci ajouterait 2,5 points de croissance à la trajectoire de croissance de l’économie et environ 3 à 4 millions d’emplois supplémentaires dans le secteur privé. Cette mesure permettrait de nombreuses économies pour les municipalités et les États fédérés. Ce point est important car ils sont soumis à une règle budgétaire stricte, comme dans la zone euro. À chaque fois qu’il y a une récession, les États n’ont pas les leviers pour mener une politique budgétaire contracyclique et utiliser le levier du déficit. Ainsi, soulager ces États de la politique sociale leur redonnerait des marges de manœuvre.

LVSL- La courbe de Philipps [ndlr, une courbe en économie qui fait un lien décroissant entre taux d’inflation et taux de chômage] est très présente dans l’esprit de la plupart des gouvernements actuels d’Europe et d’Amérique. Mais l’idée d’un compromis nécessaire entre l’inflation et l’emploi ne satisfait pas ceux qui pensent que nous pourrions avoir le plein emploi sans une forte inflation en utilisant des outils fiscaux et monétaires. Pourriez-vous nous donner votre avis sur cette question ? Comment la politique budgétaire et fiscale pourrait-elle être utilisée pour lutter contre une forte inflation ?

PT – La première proposition est de remplacer le NAIRU [ndlr, concept néoclassique en économie, qui considère l’existence d’un niveau de taux de chômage en dessous duquel le taux d’inflation accélère] par la garantie d’emploi, car le NAIRU est un mythe. En fait, si vous avez observé les évolutions récentes, la réserve fédérale a clairement admis qu’elle n’avait pas vraiment de « bonne théorie » sur l’inflation. C’est ce qu’a déclaré Janet Yellen qui n’a fait que constater une loi de l’économie. Le témoignage de Jerome Powell, président du conseil des gouverneurs de la FED, interrogé par la représentante Alexandria Ocasio-Cortez, n’a fait que confirmer le caractère problématique du NAIRU. La relation entre inflation et taux de chômage semble s’être rompue. Le monde financier est engagé dans ce débat, « Combien de temps le chômage peut diminuer sans inflation ? », « Peut-être ne devrions-nous pas porter attention à ce seuil et laisser le marché du travail s’améliorer ». Le NAIRU perd de plus en plus sa place privilégiée parce que la réalité est que le taux de chômage baisse de plus en plus sans générer d’inflation. Mais cela fait partie du modèle, ceux qui le défendent insistent pour conserver le NAIRU et un niveau de chômage positif afin de contrôler les prix. Pour moi c’est un mauvais modèle économique, sans oublier qu’il est immoral et cruel de mettre des personnes au chômage pour éviter d’avoir de l’inflation.

La garantie d’emploi est donc une politique de l’emploi contracyclique qui offre le type de stabilité en matière d’inflation attendue du chômage dans le modèle du NAIRU. Mais elle le fait beaucoup mieux pour de nombreuses raisons. Cependant, il ne s’agit pas d’un simple substitut au chômage comme force d’apprivoisement des prix. L’inflation peut émerger depuis de nombreuses sources de l’économie. Dans l’après-guerre, nous n’avons pas assisté à des phénomènes inflationnistes issus de la Demande, alors que cela a pu être le cas pendant la guerre. Il est possible qu’en mettant en place un Green New Deal nous assistions à ce type de phénomènes inflationnistes dans les secteurs qui ne sont pas prêts à répondre à la demande d’investissements dans la transition écologique. Aux États-Unis, il y a un véritable goulot d’étranglement dans l’industrie de la production de panneaux solaires où vous pouvez voir les prix augmenter. Il faut essayer d’alléger la pression mais pas en jetant des gens au chômage ou en réduisant leurs revenus afin qu’ils ne puissent pas acheter de panneau solaire. Cette logique de maîtrise des prix est complètement perverse. Nous voulons au contraire que plus de gens achètent des panneaux solaires, ce qui implique de les rendre meilleur marché et d’augmenter la production, notamment grâce à des « subventions ». Il faut ainsi élargir le goulot d’étranglement plutôt que de s’y conformer.

Aux États-Unis, nous avons des sources d’inflation qui ne sont pas claires dans l’indice des prix à la consommation. Les éléments onéreux sont l’éducation, les frais de santé et le logement. Il faut donc réaliser des investissements stratégiques en utilisant si nécessaire des mécanismes de contrôle des prix. Par exemple, plafonner les loyers qui font l’objet d’une spéculation intense. C’est ainsi que l’inflation se gère. Lorsqu’il s’agit d’inflation importée, il suffit d’analyser le secteur concerné et la source de l’inflation pour savoir comment y faire face. Par ailleurs, même si ce n’est pas une opinion populaire dans la science économique dominante, certains dispositifs de contrôle et d’administration des prix peuvent être nécessaires pendant une période transitoire où des investissements importants sont réalisés. Il s’agit certes d’une mesure forte, mais nous contrôlons déjà constamment les prix, par exemple en réalisant des contrats avec des profits garantis pour les contractants. Ce type de dispositif de soutien aux profits et aux prix est utilisé dans de nombreux secteurs.

LVSL – Nous avons tendance à nous concentrer sur la dette publique même si la dette privée est beaucoup plus élevée. En réalité, ce niveau de dette écrasant est entièrement dû à la façon dont nous créons de la monnaie par le biais du crédit et des banques privées. Dans ces conditions, comment injecter de la monnaie dans le système économique pour financer un Green New Deal ? Quel pourrait être le rôle de la banque centrale dans ce scénario ?

PT – Cela est lié à la façon dont la monnaie est injectée dans le système. Quand le secteur public réalise un déficit, il produit un revenu pour les autres agents. Cela finit par être dans votre compte bancaire. Ensuite, le secteur privé peut acquérir des titres d’État avec cette monnaie. C’est vraiment ainsi que la dette publique pénètre dans le système économique et cela signifie que le bilan du secteur privé dispose d’un actif peu risqué dans le cas des pays qui contrôlent leur propre monnaie – ce qui n’est pas applicable à la zone euro. Cependant, le fait que le gouvernement fournisse ces ressources au secteur privé leur confère des actifs qu’ils peuvent ensuite utiliser comme garantie pour leurs autres activités d’investissement. C’est ce que Minsky appelle les « instruments de prise de position ». Vous disposez d’un actif sûr et sans risque de défaut qui « inonde » le système. Si vous ne possédez pas cet actif, vous chercherez à trouver un rendement comparable ailleurs : les titres d’État garantissent 2, 3, 4 %, mais si vous manquez de ces actifs garantis, alors vous rechercherez des actifs ailleurs. Il vous faudra donc prêter à un taux élevé à des emprunteurs plus risqués. C’est une façon de continuer à financer vos activités, mais votre collatéral est un actif plus risqué.

Aussi, lorsqu’on parle de politiques d’austérité ou de restrictions budgétaires, on parle de politiques qui retirent ces instruments financiers du système. Aux États-Unis, le gouvernement a réalisé d’importants déficits, mais les revenus qui en résultent ont été répartis de façon très biaisée. Les familles riches ont pu accroître leur revenu et leurs actifs tandis que la très grande majorité de la population a très peu de revenu et d’actifs. Pourtant, ces titres sont importants pour les portefeuilles des retraites, pour l’éducation, etc. Le gouvernement a la fonction importante de fournir ces actifs peu risqués à l’économie.

LVSL – Votre théorie signifie-t-elle que nous nous trompons lorsque nous faisons ces différences pratiques entre la politique budgétaire et la politique monétaire ?

PT – Cela dépend de ce dont nous parlons. Par exemple, la détermination des taux d’intérêt est une prérogative de la banque centrale. Mais celle-ci possède également de nombreuses fonctions qui sont une extension de la politique budgétaire. Les banques centrales négocient régulièrement en devises étrangères, et procèdent à des achats sur le marché monétaire. Initialement, ce sont des missions qui relèvent plutôt du ministère des Finances ou du Trésor, et pas vraiment de la banque centrale.

Lors d’une procédure judiciaire aux États-Unis, le tribunal a soutenu que lorsque la FED fournit une aide d’urgence à une banque privée, elle remplit en réalité une fonction du Trésor. Nous attribuons souvent ces plans de sauvetage par rachats d’actifs financiers toxiques à une fonction de la banque centrale. Pourtant, ils relèvent des prérogatives du Trésor. Lorsqu’elles achètent ces actifs, les banques centrales remplissent une fonction budgétaire. La Cour a en fait étendu cet argument aux prêts réalisés aux banques en détresse : même lorsque vous prêtez, cela relève de la politique budgétaire. Si l’on prend la perspective de la MMT, on reconnaît qu’il existe une relation intégrée entre la politique monétaire et la politique budgétaire. Les contours de celles-ci sont flous.

Vous avez tout à fait raison, nous devons repenser le sens même de la politique monétaire, parce que de nombreuses fonctions sont en fait des fonctions budgétaires. Si l’on prend cela pour acquis, alors il existe sûrement une meilleure façon de gérer la politique budgétaire, sans passer par la banque centrale.

LVSL – Certaines personnes veulent lier la garantie d’emploi et la création monétaire, en finançant par exemple un revenu universel. Que pensez-vous de cette proposition ? En quoi est-ce différent de votre idée d’une garantie d’emploi ?

PT – Le revenu de base universel (RBU) est entièrement différent de la garantie d’emploi. C’est une politique qui essaie de fournir des revenus sans distinction, riches et pauvres, indépendamment de leur niveau de vie. Je ne suis pas favorable à cette approche pour de nombreuses raisons macroéconomiques, mais aussi parce qu’elle n’apporte pas vraiment de solutions aux problèmes qu’elle propose de résoudre. La garantie d’emploi est contracyclique : elle monte et descend avec le cycle économique. Tandis que le revenu universel est fourni à tout moment. Instaurer un revenu de base qui permette aux gens de vivre nécessiterait un très gros pourcentage du PIB. Le problème n’est pas tant le financement de cette mesure que ses effets macroéconomiques. Si vous dépensez 20-25% du PIB pour distribuer de l’argent « gratuitement », vous sous-provisionnez l’État. Il faut se rappeler que celui-ci ne fournit pas de monnaie gratuite : il les obtient à travers le système fiscal. Il doit générer une demande pour la monnaie de telle sorte que le secteur privé puisse venir fournir des ressources, de la main-d’œuvre et diverses choses dont l’État a besoin. Pourquoi en a-t-il besoin ? Pour pouvoir redistribuer plus équitablement les ressources réelles et non la monnaie en elle-même. L’État doit ainsi avoir un mécanisme qui lui permette d’obtenir ces ressources : l’impôt remplit ce rôle en rendant obligatoire l’obtention de la monnaie. Lorsque vous offrez un revenu de base et que vous fournissez la monnaie gratuitement, personne n’a besoin de la gagner pour payer les impôts. Vous sous-provisionnez donc le secteur public. Cette mesure aurait donc des effets macroéconomiques inflationnistes pervers. Elle n’a pas de fonction contracyclique et, enfin, je ne crois pas non plus qu’elle résolve la pauvreté. Ce modèle soutient que la pauvreté n’est que l’absence de revenu : elle suppose que si vous avez un revenu, vous pouvez vous obtenir un logement et une éducation de qualité. Toutefois, s’il n’y a pas de logement disponible, votre revenu de base serait immédiatement extrait sous la forme d’un loyer plus élevé, de prix plus élevés et, finalement, vous seriez toujours pauvre. C’est une « solution » qui est facile, attirante, pour s’attaquer à des problèmes complexes. L’exclusion sociale, la dignité que peut apporter le travail au sein de la communauté, sont certains aspects de la pauvreté que cette approche ne prend pas en compte.

Que cache la défense de l’Internet libre ?

© F.A.P. Fine additional Printers. Silicon Valley. 1991.

Souvent narrée comme la concrétisation d’un idéal libertaire, l’odyssée de l’Internet n’en est pas moins l’objet d’une hégémonie scientifique, technologique et militaire. À son origine d’abord, un pays, les États-Unis, conscient de s’être doté par là d’une avance technologique considérable. Parallèlement à son essor, émerge le modèle de la «Silicon Valley»1, hub technologique d’essence libertarienne, antiétatique et pourtant né d’une alliance entre complexe militaro-industriel, milieu universitaire et de l’ingénierie. L’effort de communication déployé par les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) et autres licornes2, dont les épopées se confondent en storytelling et les objectifs en promesses d’émancipation, se heurtent aux affaires Snowden ou encore Cambridge Analytica…


Internet et la «Silicon Valley», fruit d’une collaboration techno-militaire

Au départ simple espace agricole, le sud de la Baie de San Francisco connaît, grâce à l’injection abondante de financements militaires, un boom démographique et urbain dans les années 1950-1960 autour de la Leland Stanford Junior University. La fusion du capital local et de la technologie est au cœur de l’émergence de ce cluster promis à un rayonnement international. Contrairement aux idées reçues, son essor s’appuie davantage sur une volonté étatique et sur des acteurs civils, militaires et universitaires que sur un fourmillement soudain d’innovations individuelles. La Leland Stanford Junior University, d’où sortiront les William Hewlett et David Packard (Hewlett & Packard), Sergey Brin et Larry Page (Google) ou encore Jerry Yang et David Fillo (Yahoo), sert de catalyseur dans la région en attirant investissements et forte densité technologique. C’est le processus dit d’essaimage, la concentration de petites entreprises innovantes alliant ingénierie et recherche, qui a cours historiquement dans la région et qui fait la spécificité de cette vallée.

La Silicon Valley a toujours été liée dans son développement au secteur militaire et, à cet égard, a toujours constitué un bien stratégique pour les États-Unis. Guerre froide oblige, le budget militaire s’accroît dans le pays, tout particulièrement dans cette région où s’érigent des bases satellitaires et autres parcs de superordinateurs. Berceau du portail Internet en 1995, dont l’ancêtre ARPANET3 était conçu à des fins militaires, la Silicon Valley accueille aussi le centre de recherche J.S Ames de la NASA, destiné aux vols aérospatiaux, à l’imagerie robotique ou encore à l’intelligence artificielle. Si, dans les années 80, l’ARPA se désengage du projet ARPANET, le National Science Foundation et les centres de recherches publics reprennent la main avec pour objectif d’imposer les normes américaines dans le monde. En définitive, l’invention plus ou moins autonome en 1989 du Web par Tim Berners-Lee dans un cadre universitaire n’aura pas fourni un relais moins efficace mais seulement plus subtil de l’hégémonie américaine sur la question. Les défenseurs californiens de l’internet libre sont souvent tributaires d’une pensée libertarienne bien spécifique à la baie de San Francisco, qui remonte aux horpailleurs.

À l’origine déjà, Leland Stanford, co-fondateur de l’Université du même nom autour de laquelle s’agrège le tissu d’entreprises formant la Silicon Valley, incarne à lui seul le mélange des genres typique de la région, entre milieu des affaires et pouvoir politique.

Au cours des années 2000, tout le complexe militaire collabore de plus en plus étroitement avec les plus gros acteurs de la Silicon Valley, formant ainsi un consortium cyber-sécuritaire inédit. La NSA initie le programme PRISM, révélé en 2013 par Edward Snowden4. La CIA fait l’acquisition du fonds d’investissement In-Q-Tel soutenant le développement de pas moins de 171 start-up sur vingt ans. Le Pentagone crée une Commission de sécurité nationale pour l’intelligence artificielle, co-pilotée par Eric Schmidt (ancien CEO de Google) et Robert O. Work (ancien secrétaire adjoint à la Défense). Déjà à l’origine d’un contrat sulfureux avec Google, le Pentagone, comme le département de la Défense des États-Unis (coopérant notamment sur des projets en lien avec Amazon et Microsoft) garantit l’assise techno-militaire internationale du pays. Enfin, comme le souligne Laurent Carroué, « le Defense Innovation Advisory Board, un organe consultatif du Pentagone, veut accélérer les transferts d’innovations des firmes de la Silicon Valley vers le Département de la Défense ».

Le statut privé des fleurons américains du numérique est une aubaine pour l’Etat qui s’en sert de couverture dans sa course à la suprématie cyber-militaire, et ce notamment dans le contexte de la rivalité sino-américaine actuelle. Récemment, Google consent à mettre à disposition du Pentagone son logiciel TensorFlow pour améliorer l’analyse d’images des drones. Malgré les promesses d’un usage non-létal, 3 000 salariés ont signé une lettre à la direction de Google pour empêcher un tel projet de voir le jour. Les nombreuses dissensions internes n’ont cependant pas empêché les directions de Google, d’Amazon, d’Oracle ou encore de Microsoft de collaborer avec le Département de la Défense américaine autour de projets controversés d’intelligence artificielle, de reconnaissance faciale, de robotique, s’écharpant pour décrocher de lucratifs contrats avec le Pentagone autour du développement et de la militarisation d’une technologie de cloud computing nouvelle génération (projet JEDI).

Ces circonstances permettent de mieux comprendre la relation qui lie le gouvernement américain aux entreprises du numérique. Militaire, sécuritaire, scientifique, politique, économique, technologique, les raisons sont trop nombreuses et les enjeux trop stratégiques pour que les pouvoirs publics, fussent-ils américains, ne laissent trop longtemps à ces acteurs privés le loisir de faire la pluie et le beau temps sur le marché du numérique. À l’origine déjà, Leland Stanford, co-fondateur de l’Université du même nom autour de laquelle s’agrège le tissu d’entreprises formant la Silicon Valley, symbolise à lui seul le mélange des genres typique de la région, entre milieu des affaires et pouvoir politique. En effet, Leland Stanford cumule alors la fonction de sénateur de l’État de Californie avec celle de président de la South Pacific Railroad. Aujourd’hui, c’est par exemple Jeff Bezos, CEO d’Amazon et propriétaire du Washington Post qui incarne sûrement le mieux cette figure à cheval entre le monde des affaires et celui de la politique.

GAFAM vs Etats : « N’écoutez pas ce qu’ils disent, regardez ce qu’ils font »

Les géants du numérique ont pu profiter d’un instant de vide juridique pour se tailler la part du lion et se positionner en situation d’oligopole sur le marché des données. Or le rapport de force est en train de progressivement s’équilibrer alors que la dernière session du forum économique mondial de Davos a débouché sur une volonté commune à 70 pays (dont États-Unis, Russie, Japon, Chine et Union européenne) d’encadrer le commerce électronique par le biais des négociations à l’OMC. Néanmoins, la stratégie à employer divise les pays selon un découpage Nord-Sud, en plus d’un tiers camp de pays émergents qui se distingue par une volonté de réglementation nationale de la circulation des données numériques, opposé à la volonté de dérégulation de la triade Japon-UE-USA, qui semble s’aligner sur la position des GAFAM en matière de législation numérique.

Derrière la défense des principes de libre accès et de libre circulation des données se profile le Cheval de Troie de la lutte pour le contrôle des données numériques.

Le bras de fer homérique que mettent en scène médias et communicants autour des GAFAM et de la puissance publique américaine dans un prétendu face à face, contient une grande part de rhétorique destinée au grand public et qui recouvre en réalité un espace qui se veut post-politique. Si un rapport de force se dessine bien entre les deux acteurs, c’est avant tout autour du contrôle de la donnée numérique, mais très peu sur des questions d’orientation politique, domaine sur lequel il règne finalement un certain consensus. En réalité, toute l’emphase médiatique autour de la divergence sur les moyens de censurer l’Internet permet de faire disparaître toute discussion sur le bien-fondé de cet objectif même.

Un tour de force des grands du numérique a été de substituer leurs intérêts à ceux de l’Internet et des internautes en général. Comme si finalement, la lutte contre la mainmise de l’Etat sur les données, en plus d’être toute relative, garantirait que ces données soient plus en sécurité dans les serveurs de Microsoft ou Google, car que sont-ils sinon des synonymes de l’Internet libre et neutre ? Loin de l’opposition idéalisée entre défenseurs d’un Internet libre et pouvoirs publics cherchant à les museler, il s’agit surtout d’une lutte de pouvoir, menée à coups de millions de dollars injectés dans d’intenses lobbyings auprès des États pour conserver une position de marché avantageuse, ou pour influer sur les négociations autour de la législation du numérique en poussant pour une déréglementation du marché. Derrière la défense des principes de libre accès et de libre circulation des données se profile le cheval de Troie de la lutte pour le contrôle des données numériques. L’initiative philanthropique type – internet for all – à laquelle se prêtent les bienfaiteurs du numérique dissimule bien souvent une rivalité pour le recueil de data en augmentant la connectivité dans le monde.

Un enjeu supplémentaire reste celui de la décentralisation du stockage de données. Pour éviter de faciliter la régulation à l’échelon national des États, les GAFAM refusent de délocaliser leurs serveurs dans les pays concernés, qui se retrouvent alors stockés principalement aux États-Unis. Un problème de taille pour le droit de souveraineté numérique réclamé par des pays comme l’Inde ou le Nigéria. À l’inverse, le Cloud Act permet aux agences de renseignement américaines de requérir des données de la part de fournisseurs d’accès de Cloud computing, étrangers ou non, si la “protection de l’ordre public” américain est en jeu.

Les déclarations publiques de soutien à la cause environnementale, n’empêchent pas à Google de financer en sous-main des organisations et des think-tank conservateurs et climato-sceptiques, notamment le CEI, groupe de pression parvenu à convaincre l’administration Trump d’abandonner les accords de Paris. Ces derniers temps, l’image de Facebook se voit également être écornée. L’insuccès du projet Aquila, le déboire probable du Libra4 (projet de monnaie numérique indexé sur des devises fortes et reposant sur la technologie blockchain) en Europe, les remontrances du Congrès américain et le revers de l’affaire Cambridge Analytica auront fini d’enterrer les ambitions présumées de candidature électorale de Mark Zuckerberg. Face à Donald Trump, la défense d’une politique d’immigration souple est de mise puisque de bon ton pour l’image du jeune co-fondateur de Facebook, qui s’efforce tant bien que mal de se créer une aura de sympathie, mais surtout pour la raison que la Silicon Valley dépend massivement de l’importation de cerveaux et de talents étrangers pour soutenir son modèle largement fondé sur l’innovation.

En bref, par analogie, l’opposition entre acteurs du numérique et Etat n’est pas moins artificielle sur le plan politique que celui qui opposait en France le Parti socialiste à l’UMP. Il n’est pas de réel affrontement idéologique qui opposerait, sinon de façon superficielle, poussées libertaires des entreprises du numérique et État régulateur, mais plutôt une lutte d’influence pour une ressource qui est le nouvel or de ce siècle. D’ailleurs les récentes et peu convaincantes déclarations d’acteurs politiques projetant à terme de démanteler ou de taxer les GAFAM ne se fondent pas tant sur la base d’une impulsion anti-libérale que sur un idéal de libre-concurrence auquel la situation de monopole fait obstacle.

Internet, nouvelle mue d’un néolibéralisme « siliconé »

Derrière le paravent désintéressé et humaniste des entreprises du numérique se cache un agenda politique. C’est en tout cas la thèse que soutient le chercheur américano-biélorusse Evgeny Morozov dans son ouvrage Le Mirage numérique (2015). Le vrai débat autour de l’émergence de ces puissances du numérique devrait donc être celui du terrain politique. Les GAFAM constituent déjà un acteur politique, doté d’un soft-power 2.0 et porteur d’un modèle que l’on pourrait qualifier de tech-libertarianisme, affublé de ses déclinaisons les plus récentes comme celles du «capitalisme des plateformes» désignant les modèles Netflix ou encore Uber.

Morozov ne peut s’empêcher de remarquer l’étonnante synergie entre deux phénomènes pourtant analysés distinctement par le complexe médiatico-politique. Celui d’un côté, incarné par « Wall Street », de la crise, de la récession et de l’austérité qui s’occupe d’achever ce qu’il reste de l’État social tel qu’il a pu autrefois exister, et de l’autre côté celui qui incarne « l’abondance et l’innovation », le nouvel or californien. Or, Morozov nous dit de cette tendance inversement proportionnelle qu’elle s’articule autour d’un « numéro du bon flic, mauvais flic (Ibid, p.8) », autrement dit du bâton et de la carotte. L’objectif est simple : démanteler l’État social d’un côté, y substituer les plateformes numériques de l’autre. En bref, la révolution numérique en est une politique et sociale plus que technologique. En témoigne l’exemple récent du rachat par Google de Fitbit, géant du fitness, récoltant des données de santé de millions de patients américains, qui se révèlent curieusement stratégiques en pleine conjoncture de désinvestissement public en matière de services santé.

Le paradigme open society et la présentation de l’Internet comme un bien public contraste avec la suppression, aux États-Unis, de la neutralité du net, qui garantissait un même accès web selon l’opérateur sans différenciation aucune.

Pas de coïncidence pour Morozov, mais bien une stratégie concertée entre le démantèlement de l’État social et la Silicon Valley vantée pour son modèle d’innovation onirique : « Les fameux partenariats public-privé (plaie de nombreuses administrations publiques permettant un grignotage capitaliste de plus en plus féroce) sont désormais le cheval de Troie du contrôle numérique globalisé ». Ce n’est pas un hasard si les lois ont un train de retard sur l’endiguement du phénomène de marchandisation numérique, puisque dans un même temps les gouvernements ont renoncé à la politique pour laisser le marché libre comme seul (dé)régulateur social.

© Scudder, Kirby

Le redéploiement contemporain du néolibéralisme, enraciné matériellement dans la Silicon Valley, projeté virtuellement par le biais de l’espace numérique, empêche selon Morozov de penser un modèle alternatif de gestion des données. Le monopole des entreprises numériques n’est pas seulement un monopole économique, mais il sature aussi l’imaginaire politique autour du numérique6. La confiscation des données privées à des fins publicitaires ou d’espionnage de masse est un modèle défini par défaut. Le paradigme des traités de libre-échange type TAFTA sacrifie les droits protégeant les données et la vie privée des internautes sur l’autel du libre-échange qui ne doit surtout pas être entravé. C’est au nom de ce même principe de liberté et de démocratisation de l’accès « gratuit » à Internet que le projet Facebook de réduire la fracture numérique en Afrique propose de fidéliser une clientèle pauvre avec un accès certes gratuit, mais partiel, pour des utilisateurs qui devront payer au-delà d’un certain niveau d’accès, prix indexé sur le niveau de données consommées. Morozov anticipe la perversité de cette stratégie qui vise à monétiser ces données que les utilisateurs d’Internet.org auront été contraints de céder.

Le « capitalisme de plateforme » se caractérise par l’immixtion de « plateformes » numériques dans tous les secteurs publics désinvestis par l’État.

Le paradigme open society et la présentation de l’Internet comme d’un bien public contraste avec la suppression, aux États-Unis, de la neutralité du net, qui garantissait un même accès web selon l’opérateur sans différenciation aucune. Cette mesure, bénéficiant logiquement aux GAFAM, est là aussi placée sous le signe du libre-échange et sur l’impératif d’évacuer ce « nuage régulatoire étouffant au-dessus d’Internet ». Si Twitter, entre autres, a pu s’opposer à cette mesure, c’est davantage au motif du droit à l’innovation et à la libre-concurrence qu’à celui d’un accès non-discriminatoire à l’Internet.

La Silicon Valley subit un récent phénomène de diversification sectorielle qui s’explique par la multiplication des filons technologiques : intelligence artificielle (IA), robotique, médecine de précision, véhicules autonomes ou encore internet des objets. Le « capitalisme de plateforme » se caractérise par l’immixtion de « plateformes » numériques dans tous les secteurs publics désinvestis par l’État. Les biotechnologies en milieux hospitaliers, la gestion bancaire, les paiements en ligne, l’immobilier, les jeux vidéos, etc. Mais l’idéologie néolibérale, indissociable de ce milieu, se diffuse aussi de façon plus traditionnelle, la Silicon Valley étant répartie en cercles concentriques de sociabilités, et notamment d’associations néolibérales, libertariennes ou transhumanistes.

Internet, objet d’émancipation ou de contrôle ?

La gouvernance numérique théorisée sous l’administration Obama ouvrait la promesse d’une redéfinition du lien entre individus et État sous l’égide de la transparence et de l’ouverture. Le territoire digital inaugure alors une gouvernance rénovée, appuyée par tout l’éco-système des investisseurs et startupers formant le maillage de la Silicon Valley. Le soft power classique auquel nous avait habitués les Coca-Cola, Disney et autres McDonald’s laisse place au smart power, tel que conceptualisé par S. Nossel, mis en application par Hillary Clinton et porté par ces géants californiens du numérique. L’espace virtuel était censé rebattre les cartes en faisant émerger une hiérarchie horizontale et un pouvoir apparemment sans épicentre. Il n’a pas cependant fallu attendre beaucoup de temps pour que l’illusion se dissipe et pour que les devises de transparence, liberté d’expression et défense de l’« internet libre » deviennent des synonymes de surveillance de masse, contrôle du récit politique, et oligopole numérique. L’espérance d’une démocratie de la transparence et de l’auto-régulation a vite fait place à la crainte des villes entières sous « gouvernance algorithmique » et à la merci des IA et d’un soft-totalitarisme digital. En outre, la puissance numérique a bien son centre d’émission tangible : celui de la Silicon Valley, qui dénote l’esprit d’une région bien particulière au sein d’un pays déjà rendu singulier par son attachement viscéral au capitalisme.

Le discours visant à « préserver» l’Internet de toute « fake news » – notion très englobante – au nom de la sauvegarde de la liberté d’expression, cache un paradoxe criant et une volonté de se ressaisir du récit politique, dont l’Internet est devenu le principal medium.

Cette doctrine Obama-Clinton de digital diplomacy a été illustrée lors du « Printemps arabe » lorsqu’Alec Ross, conseiller spécial à l’innovation auprès de la secrétaire d’État, faisant le lien entre Washington et la Silicon Valley et pouvant compter sur la pleine coopération de cette dernière, soutint directement les révolutions arabes en garantissant la « liberté d’Internet » sur le terrain, comme « droit des peuples ». Son équipe s’est employée à contourner les tentatives de contrôle de l’Internet par les dirigeants locaux au nom des forces « pro-démocratiques ». Si ce jour-là le camp Clintonien a eu la chance de se trouver du « bon » côté , il n’hésite pas aujourd’hui à prôner un contrôle de l’Internet sous le prétexte d’une lutte contre la prolifération de « fake news », ou d’ingérence informatique étrangère, phénomènes tenus pour responsable de la défaite de leur candidate aux dernières élections. C’est dire si le récit du fantasme d’un Internet libre a fait du chemin, et à quel point il est ajustable. Le discours visant à « pacifier » l’Internet de toute « fake news », notion très englobante, au nom d’une sauvegarde de la liberté d’expression, cache un paradoxe criant et une volonté de se ressaisir du récit politique dont l’Internet est devenu le principal medium.

Dans un contexte international simultané de raideur étatique et de montée de la révolte, l’Internet est tantôt perçu par les gouvernements comme un contre-pouvoir menaçant, tantôt comme un outil de contrôle sans précédent.

Il est certain que les menaces WikiLeaks et Snowden, pas vraiment à l’avantage des Américains, ont précipité l’abandon du récit d’un Internet libre et utopique, qui ne bénéficiait plus à la stratégie cyber-diplomatique du pays. L’internet chinois et désormais russe, ainsi que les tentatives de législations européennes, ne “violent” le principe de démocratisation de l’Internet que lorsqu’ils constituent une inertie face à la puissance de projection numérique ou éco-numérique américaine. D’ailleurs, lorsque l’opportunité se présente à Google d’offrir un moteur de recherche censuré et conforme aux standards politiques chinois ou de vendre des mots-clés de son moteur de recherche à des candidats à la présidentielle américaine via Google Ads, l’appât du gain prend rapidement le dessus. Les magnats de la Silicon Valley ne rechignent jamais à mettre en place des systèmes de surveillance publics aux Philippines ni à se mettre à la disposition du contrôle étatique chinois. Par ailleurs, si le président Trump s’offusque des tentatives de taxation des GAFAM en Europe, c’est avant tout dans une optique de protectionnisme économique, de la même façon que les accusations d’espionnage à l’encontre de Huawei s’inscrivent dans un contexte plus général de guerre économique7 avec la Chine et de mise en pratique d’une stratégie de lawfare internationale. Derrière l’apparente divergence entre les entreprises du numérique et le gouvernement américain autour d’Internet, comme lorsque les candidats Trump et Clinton plaidaient pour fermer l’Internet dans les zones à risques de radicalisation djihadiste, et que Bill Gates réclamait haut et fort un accès universel à Internet, plus discrètement, se peaufine une relation de coopération entre les deux acteurs, notamment à travers les agences de renseignement et les agences gouvernementales en général. Dernier exemple en date avec Google qui semble, en coopération avec la NASA, avoir acté la course internationale pour la suprématie quantique.

Dans un contexte international simultané de raideur étatique et de montée de la révolte, l’Internet est tantôt perçu par les gouvernements comme un contre-pouvoir menaçant, tantôt comme un outil de contrôle sans précédent. Le projet dystopique de cité saoudienne « intelligente » Neom, le logiciel orwellien d’espionnage « Gaggle » mis en place dans les écoles américaines pour prévenir le risque de fusillade, le mal nommé « social credit system » chinois, constituent l’envers du décor californien. Loin des promesses de départ, le problème semble être aujourd’hui de se résoudre à réguler l’Internet pour sauvegarder sa liberté tout court. À Bristol, les données d’un quart de la population sont exploitées par un algorithme de prédiction sociale. Le croisement de ces données seraient capables de « prédire les problèmes sociaux », à savoir les risques de violences domestiques, d’abandons d’enfants, et ce en allant même jusqu’à établir des profils de citoyens se voyant assigner une note allant de 1 à 100, révélant un sinistre traitement sécuritaire, psychiatrique et hautement discriminant de la question sociale :

« Le système a même prédit qui parmi les enfants de 11 à 12 ans semblait destiné à une vie de NEET – quelqu’un qui ne travaille pas, ne fait pas d’études et ne suit pas de formation – en analysant les caractéristiques que les personnes actuellement dans cette situation présentaient à cet âge »

Là encore, l’usage qui est fait des algorithmes n’a rien de neutre politiquement et ne devrait pas en cela constituer une fatalité. Evgeny Morozov en est convaincu, il existe une autre façon d’exploiter l’outil numérique, au moyen d’un combat qui se mène sur un plan politique, sans se réduire à une lutte contre la technologie numérique en soi.


1 Dont le nom fait référence aux matériaux électroniques liés à l’informatique comme les systèmes d’armements ou encore les calculs ballistiques.

2 Startup dont la valorisation boursière excède les 1 milliards de dollars.

3 Advanced Research Project Agency Network, lui-même issue du projet ENIAC (1945), ordinateur IBM servant au calcul balistique, puis du projet SAGE (1952), réseau d’ordinateurs pour coordonner le territoire américain en cas d’attaque militaire soviétique.

4 Système de surveillance mondial déployé par la NSA et utilisant les données collectées depuis Internet et ses fournisseurs d’accès.

5 L’intraçabilité de cette monnaie numérique pose la question de l’évasion fiscale.

6 Le projet Cybersin de Salvador Allende aurait pu représenter un usage alternatif et émancipateur des algorithmes.

7 Aux nouvelles générations de plateformes du numérique NATU (Netflix, Airbnb, Tesla, Uber) répond l’émergence de concurrents asiatiques du numérique, les fameux BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi).

Pourquoi Sanders peut gagner et changer l’Histoire

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Bernie Sanders ©Gage Skidmore

Alors que dans un mois commencent les primaires démocrates dans l’Iowa, la victoire de Bernie Sanders lors des élections américaines 2020 n’est plus un rêve lointain. La faiblesse de la concurrence, les leçons tirées depuis 2016 et l’enthousiasme suscité par sa campagne permettent d’esquisser un chemin vers une victoire aux primaires puis aux élections générales face à un Donald Trump affaibli. L’histoire du monde en serait changée. Par Alcide Bava.


En ce début d’année 2020, si vous devez parier votre fortune sur le nom du futur vainqueur des élections américaines, vous devriez miser sur Donald Trump. Le Président américain bénéficie en apparence d’un bilan économique avantageux, sa collecte de fonds atteint un niveau historique, très supérieur à tous les candidats démocrates, et le Parti Républicain soutient quasi-unanimement sa candidature. Aucun challenger d’envergure ne s’est annoncé dans le cadre d’une primaire républicaine et tous les Représentants républicains ont voté contre la mise en accusation du Président pour impeachment. Cette candidature consensuelle à droite pourrait, de plus, affronter à gauche celle de Joe Biden, fragile à bien des égards. Enfin, il n’est pas rare aux Etats-Unis que les Présidents soient réélus : Barack Obama, Georges W Bush, Bill Clinton et Ronald Reagan en ont donné l’exemple dans la période récente.

Ne soyez pas all in, cependant. Le scenario Trump est encore loin d’être certain.

Une victoire de Joe Biden pour un « troisième mandat Obama » ne peut être exclue. L’ancien Vice-Président est le favori des sondages. Il domine de 10 points tous ses concurrents démocrates dans les enquêtes sur la primaire, et de 4 points dans les enquêtes nationales l’opposant à Trump (RealClearPolitics – RCP). L’échec d’Hillary Clinton en 2016 a cependant montré que ces sondages conduits un an avant l’élection et ne tenant pas compte de la géographie du vote dans un système de vote local pouvaient conduire les analystes à des prévisions erronées. La faiblesse du candidat Biden, sur laquelle nous reviendrons, pourrait confirmer ce diagnostic.

Plus sûrement, le scenario Trump pourrait être remis en cause par Bernie Sanders. Le seul Sénateur socialiste de l’histoire des États-Unis est en effet en situation de remporter la primaire démocrate puis les élections générales. Voici les raisons de croire en l’impossible.

Aucun candidat démocrate ne parvient à susciter un enthousiasme comparable à la campagne de Bernie Sanders

Joe Biden, en dépit d’une base électorale très solide, ne semble pas capable de générer de l’enthousiasme autour de sa candidature. Il continue certes de représenter un tiers des intentions de vote. Une partie de l’électorat démocrate, les plus modérées, les plus de 45 ans et la communauté noire du grand sud, voit en effet en lui le candidat le plus à même de battre Donald Trump dans le cadre d’une « chasse aux électeurs centristes » promue par les médias démocrates que sont MSNBC et CNN. À l’ombre d’Obama, il incarne aussi un retour à la normalité et le refus du changement économique brutal promu par les millenials. Cependant, enfermé dans une communication has been, sa campagne rappelle celle de Bill Clinton dans les années 1990 dans ses meilleurs moments… ou d’Hillary dans ses plus mauvais. Chaque slogan et chaque débat est pour lui une souffrance et la preuve qu’il est un homme du passé. Il demeure enfin la gaffe-machine qu’il a été tout au long de sa carrière. Il a par exemple déclaré en 2019 que « les gamins pauvres sont tout aussi intelligents et ont tout autant de talents que les gamins blancs » (sic)… mais aussi « comment ne pas aimer le Vermont » en meeting dans le New Hampshire. Il a encore fait part publiquement de sa nostalgie pour l’époque où il collaborait avec des sénateurs ségrégationnistes et n’a pas hésité à qualifier, lors d’une réunion publique, un électeur de « gros tas » avant de lui proposer un test de QI.

Le centriste Joe Biden demeure donc logiquement déconnecté des électorats jeunes, latinos et populaires. Sa victoire possible lors de la primaire n’est ainsi pas assurée.

L’emballement autour de la candidature d’Elisabeth Warren semble aussi retombé. La Sénatrice du Massachussetts, qui fut un temps conservatrice, a longtemps incarné l’aile gauche du Parti démocrate. Supplantée dans ce rôle par Bernie Sanders, elle mène néanmoins une campagne énergique et très active sur le terrain. Sa candidature initialement reléguée a même décollé à la fin de l’été 2019 en atteignant la première marche des sondages, devant Biden et Sanders qui souffrait alors d’un malaise cardiaque. Novembre et Décembre ont cependant replacé la Sénatrice en troisième position (15.1% RCP), en raison d’une remontée de Sanders et du flou de sa position sur le système de santé : promotrice du Medicare for all, elle s’en est éloignée en novembre. Ses chances sont donc relatives mais non nulles : en cas d’effondrement de Biden dans les premières primaires, elle pourrait constituer une solution par défaut pour l’establishment démocrate et ses influenceurs.

Pete Buttigieg plafonne également malgré un profil séduisant et le soutien de Wall street. Trentenaire diplômé de Harvard, vétéran, maire de South Bend, petite ville de l’Indiana, homosexuel assumé en politique, ce qui est rare et courageux aux États-Unis, il s’inscrit dans la lignée de ces candidatures « à la Kennedy » qu’adore l’électorat démocrate : Obama, Clinton, Kennedy, etc. Soutenu par l’attitude bienveillante des médias démocrates fascinés par ce trentenaire qui en rappelle un autre en France, il bénéficie aussi de soutiens importants à Wall Street. Il incarne ainsi le désir d’un candidat modéré mais plus frais que ne l’est Biden. « Mayor Pete » plafonne cependant toujours autour de 8.3% (RCP) en raison de scores proche de zéro parmi les moins de 35 ans et les minorités. Ses chances sont donc relatives mais non nulles : misant beaucoup d’argent sur l’Iowa, où il est en tête des sondages, il pourrait construire un momentum et profiter d’un effondrement de Biden.

Le milliardaire Michael Bloomberg, également dans l’attente d’un effondrement de Biden, dispose certes d’une capacité financière illimitée mais souffre d’un haut niveau d’opinions défavorables et de l’absence de base militante.

La modérée Amy Klobuchar s’est elle distinguée par des performances réussies lors des différents débats, et l’entrepreneur Andrew Yang crée de l’intérêt par des propositions audacieuses, notamment le revenu universel, et une forte activité numérique mais ces candidats, sous les 5% dans les sondages, n’ont cependant pas de chances réelles.

La campagne de Bernie Sanders a retenu les leçons la défaite 2016 et a désormais les moyens nécessaires à la victoire

Bernie Sanders a logiquement perdu la primaire démocrate 2016 à l’avantage d’Hillary Clinton. Le Sénateur du petit État du Vermont à la frontière du Québec, socialiste, non-membre du parti démocrate, faiblement entouré, et longtemps ignoré par les médias, n’avait en effet aucune chance. Les primaires démocrates devaient avaliser le choix de l’establishment du parti. Elisabeth Warren, candidate pressentie de la frange progressiste du parti démocrate, s’y était elle-même résolue en ne se présentant pas. Mais des résultats serrés en Iowa, au Nevada et les victoires du camp Sanders au New-Hampshire, au Colorado ou au Michigan ont finalement conduit à une désignation tardive et contestée d’Hillary Clinton, qui remportera ensuite le vote populaire mais pas la majorité des délégués face à Donald Trump.

En 2020, les conditions initiales de la primaire sont cependant bien différentes. Lors des quatre dernières années, l’équipe de Bernie Sanders a créé l’infrastructure nécessaire pour une campagne réussie la fois suivante. La grassroots campaign de 2016, faite de thèmes fortement marqués tels que Medicare for All, d’un discours populiste contre les 1% et le népotisme, de militants très actifs et d’une foule immense de donateurs de petites sommes, a été amplifiée et institutionnalisée au sein du mouvement Our Révolution. Son infrastructure de campagne n’est plus construite de bric et de broc dans la surprise du succès, mais constitue une véritable armée, dotée d’un budget deux fois supérieur à celui de la campagne Biden et quadrillant l’immense territoire américain comme aucune autre campagne ne le peut. Ainsi, en dépit de l’absence de soutien des super-PACs[1], la campagne de Bernie Sanders bat des records de levé de fonds[2] : 74 millions de dollars pour Sanders en 2019 contre 60 millions pour Warren, 51 millions pour Buttigieg et 38 millions pour Biden. Le nombre de volontaires, d’évènements organisés, de démarchage téléphonique et de porte à porte réalisés est aussi nettement supérieur à celui des autres candidats démocrates.

Les règles des primaires ont par ailleurs été réformées sous la surveillance de l’équipe de Bernie Sanders, à l’issue de la primaire 2016 : les élus et dignitaires du parti démocrate n’éliront plus ces « super-délégués » qui rendaient impossible la victoire d’un candidat rejeté par l’establishment démocrate.

Sa notoriété est également désormais équivalente à celle de l’ancien vice-président. Si le candidat Sanders est encore ignoré par les médias démocrates, il n’est plus un candidat inconnu. Il est soutenu par des figures montantes de la politique telles qu’Alexandria Occasio-Cortez et par des personnalités aussi populaires que Cardie B. Il dispose du plus haut niveau d’opinions favorables, 74% contre 72% pour Biden, 64% pour Warren et 47% pour Buttigieg[3], et malgré un malaise cardiaque survenu début octobre, sa courbe d’intentions de vote demeure stable autour de 19,1%, contre 28,3% pour Biden et 15,1% pour Warren.

Dans le même temps, les propositions minoritaires de Bernie Sanders en 2016 sont devenues majoritaires au sein de l’électorat. Sa proposition signature, Medicare for all, une véritable assurance santé universelle, à la française, est désormais soutenue par une majorité d’américains toutes tendances politiques confondues, c’est-à-dire entre 51% et 70% selon les sondages, et par 70% des démocrates. Sa proposition d’un salaire minimum élevé à 15$ de l’heure a également été mise en place par plusieurs États fédérés.

La candidature de Bernie Sanders est en effet portée par des évolutions de long terme des forces sociales aux États-Unis. L’appauvrissement patent des moins 35 ans (Cf Graphe 1), pousse cette catégorie sociale à demander des politiques radicales telles que l’annulation de la dette des étudiants.

Part du revenu national détenue par chaque génération.

L’importance prise par les latino-américains dans la vie sociale et dans l’électorat favorise également les candidats porteurs de politiques d’immigration compréhensives.

En conséquence, Bernie Sanders est aujourd’hui, avec Joe Biden, la personnalité dont la candidature est la plus solide. Cette dynamique est d’ailleurs si prégnante que, selon Politico, la résilience de Bernie Sanders dans la campagne inquiète désormais ouvertement l’establishment démocrate[4].

 

Dans ce contexte, un scénario Sanders lors de la primaire démocrate peut être envisagé

Les sondages nationaux plaçant Sanders 9 points derrière Biden sont moins défavorables qu’il n’y parait. D’abord, le vote Sanders, jeune et populaire, pourrait être sous-estimé par des sondeurs visant l’électorat traditionnel du parti démocrate lors de leurs enquêtes. Ensuite, si Sanders demeure 9 points derrière Biden en moyenne, il est le second choix des électeurs de Warren à hauteur de 31%[5] ainsi que de Biden pour 27% d’entre eux. Le vote Sanders est aussi fortement croissant du taux de participation. Il lui reste donc encore de la marge pour convaincre et élargir sa base. D’ailleurs, alors que 76% des démocrates ne sont pas encore certains de leur vote définitif, cette incertitude est beaucoup plus faible au sein de l’électorat de Sanders qu’elle ne l’est pour les candidatures de Warren et Biden.

Le séquençage particulier des primaires démocrates pourrait alors permettre d’envisager un scénario Sanders.

En février le ton est donné par 4 primaires/caucus, qui distribuent seulement 4% des délégués mais qui sont scrutés de près et peuvent construire (Obama 2008, Sanders 2016) ou affaiblir une candidature.

Le 3 mars 2020, le Super Tuesday, au cours duquel a lieu le vote de 14 États dont le Texas et la Californie pour la première fois, décide de l’attribution de 40% des délégués. C’est le tournant stratégique de la campagne.

D’autres primaires en mars commencent à établir le rapport de force définitif qui sera finalement fixé, sauf surprise, fin avril, avant d’être confirmé en mai et juin. Le caractère disputé de la primaire 2020 pourrait cependant pousser jusqu’à ces derniers instants l’incertitude de la nomination, prononcée en juillet lors de la Convention démocrate où se réunissent les délégués. En février, une victoire de Sanders dans au moins deux primaires sur quatre est impérative pour ébranler les certitudes de la candidature Biden. Ce défi est loin d’être impossible.

Dans le caucus de l’Iowa, premier État à se prononcer, Sanders est certes second derrière Buttigieg dans les sondages, mais la forme du caucus favorise les candidats dont la base est la plus dévouée. À la différence d’une primaire classique, les caucus obligent en effet les votants à rester de longues heures pour débattre et soutenir les candidats. En outre, le mode de désignation des caucus oblige parfois à voter en faveur de son second choix, ce qui, on l’a vu, favorise également Bernie Sanders. Une première demi-surprise pourrait donc venir d’Iowa. Pour la primaire du New Hampshire, Sanders est logiquement le favori des sondages. Dans cet État voisin du Vermont, où le nombre de vétérans est élevé, la politique étrangère et sociale du Sénateur socialiste devrait lui assurer la victoire, comme en 2016.

Lors du caucus fermé du Nevada, la victoire sera plus incertaine. Si Sanders bénéficie du soutien de certains syndicats très présents au Nevada et souvent décisifs, ainsi que de la forte présence de l’électorat latino où il est majoritaire, il est encore relégué derrière Joe Biden dans les sondages. Porté par une double victoire en Iowa et au New Hampshire, le Nevada ne parait néanmoins pas hors d’atteinte. En revanche, dans la conservatrice Caroline du Sud où l’électorat afro-américain domine, la victoire est acquise à Biden. Sanders pourrait cependant, selon les derniers sondages, dépasser le minimum de 15% permettant de recueillir des délégués et limiter ainsi la casse.

Bernie Sanders pourrait donc être en tête avant le Super Tuesday, où se jouera l’essentiel de la primaire, et bénéficier d’un momentum. D’autres facteurs lui offrent l’occasion de maintenir cet avantage.

Le premier est le périmètre du Super Tuesday, où Sanders avait déjà remporté en 2016 le Colorado, le Vermont et l’Oklahoma, sera élargi cette année à la Californie, grand pourvoyeur de délégués. Or, Sanders est le favori des sondages dans cet État progressiste et pourrait frapper un grand coup, notamment si l’un de ses rivaux n’atteint pas les 15% nécessaires.

Le second est l’entrée en lice de Michael Bloomberg à l’occasion du Super Tuesday qui pourrait aussi diviser le vote modéré à l’avantage du vote progressiste. Sa campagne, qui fait l’impasse sur les États de février, a en effet d’ores et déjà dépensé plus de 100 millions de dollars en publicité en quelques semaines dans les États du Super Tuesday, ce qui représente un record historique.

Enfin, la puissance financière de la campagne de Sanders sera eun avantage important alors qu’il faudra couvrir en même temps le tiers des États-Unis de publicités pour la télévision. Seul Michael Bloomberg pourra rivaliser avec lui sur ce terrain.

S’il est délicat de formuler des conjectures plus avancées[6], il existe donc un chemin vers une victoire du camp Sanders aux primaires démocrates. En toute hypothèse cependant, cette victoire ne pourrait être que relative, e c’est là que réside la plus grande fragilité du scénario faisant de Sanders le candidat du parti démocrate. Le sénateur du Vermont ne pourra probablement pas réunir 50% des délégués sous son nom. Dans le cas d’une victoire relative de Sanders, le parti démocrate investirait-il Biden arrivé second, par une alliance des contraires et un mélange des délégués fidèles à la ligne du parti ? Ou un ticket Sanders-Warren permettrait-il de sauver cette victoire relative ? Dans les deux cas, le paysage politique américain en serait profondément et durablement modifié.

Lors des élections générales, Bernie Sanders serait le candidat idéal pour battre un Trump affaibli[7]

En France comme aux États-Unis, Donald Trump exerce une certaine fascination. Sa victoire surprise et son style grotesque invitent parfois à conclure hâtivement à son génie et souvent à son irrémédiabilité. Pourtant, Donald Trump est un candidat faible. Sa popularité est très moyenne comparée aux précédents présidents américains en fin de mandat :

Niveau d’approbation de chaque président américain.

Cette impopularité est d’ailleurs cohérente avec l’échec de la politique économique du président Trump dans un contexte très favorable. Son succès arithmétique, forte croissance et recul du chômage en particulier, masque mal en effet l’accroissement de la fracture économique intergénérationnelle, l’absence de répartition des fruits de la croissance qui la rend vaine pour les classes populaires, l’effondrement de la qualité des services publics, l’augmentation corrélative du coût des soins, d’éducation et de logement, et l’approfondissement des déficits budgétaire, commercial et écologique :

Popularité du président Trump.

Surtout, au plan national, le vote Républicain semble désormais structurellement inférieur au vote démocrate[8]. Lors des 30 dernières années, en 7 élections, les Républicains n’ont remporté qu’une seule fois le vote populaire : c’était en 2004, dans un contexte d’unité nationale et de guerre contre le terrorisme. Les dernières alternances, en 2000 et en 2016, montrent que les Républicains ne peuvent gagner qu’en comptant sur la géographie électorale singulière des États-Unis. Mais, alors qu’il suffit aux démocrates de remporter certains de ces États pour gagner, les Républicains doivent eux réaliser un carton plein pour l’emporter d’une courte tête, ainsi que l’a fait Trump en 2016. Or, dans les swing states, la popularité de Trump a reculé, de sorte qu’il est plus impopulaire encore dans la plupart de ces États que dans le reste des États-Unis :

Swing states Taux d’approbation de la présidence Trump en novembre 2019 (Morning Consult) Taux d’approbation de la présidence Trump en janvier 2017(Morning Consult) Victoire de Trump en 2016
Arizona 46% 55% Oui
Floride 49% 56% Oui
Ohio 46% 51% Oui
Maine 42% 48% Oui
Michigan 41% 48% Oui
New Hampshire 41% 45% Non
Caroline du Nord 47% 53% Oui
Pennsylvannie 45% 49% Oui
Wisconsin 41% 47% Oui

 

La faiblesse du candidat Trump que nous venons de constater pourrait néanmoins être épargnée si le Parti démocrate ne parvenait pas à désigner un candidat suscitant l’enthousiasme… un(e) Hillary Clinton bis. Avec le recul, la défaite d’Hillary Clinton doit en effet d’être analysée non pas comme la victoire de Donald Trump, qui a reçu 1.3 millions de voix de moins que Mitt Romney en 2012, mais comme l’impuissance d’Hillary Clinton à mobiliser l’électorat démocrate, en particulier dans les swing states : Hillary Clinton a mobilisé 300 000 électeurs de moins en 2016 dans le Michigan que Barack Obama en 2012, et 200 000 électeurs de moins dans le Wisconsin, perdant ainsi ces deux États et l’élection.

À cet égard, la candidature de Joe Biden pourrait être une aubaine pour Donald Trump. Comme Hillary Clinton, il bat certes Trump largement dans les sondages nationaux mais, incapable de susciter l’enthousiasme au-delà des démocrates modérés, il est à parier que l’électorat centriste qu’il mobiliserait de surcroit ne suffirait pas à battre Trump dans les états décisifs. L’expérience Hillary Clinton l’a, encore une fois, démontré : l’essentiel pour gagner n’est pas de courir après les indépendants mais de mobiliser la base démocrate, et en particulier ceux qui sont le moins susceptibles de voter, les classes populaires et les jeunes.

Sanders en revanche, nous parait être le candidat idéal pour battre Donald Trump. Cela pour 3 raisons. D’abord, à l’instar de Joe Biden, il bat Trump de plus de 7 points dans 26 sondages nationaux. Le vote populaire lui serait donc probablement acquis.  Ensuite, son discours populiste électrise la classe ouvrière de la rust belt où les démocrates ont perdu les dernières élections (Michigan, Pennsylvannie, Wisconsin).  Un exemple éclatant, illustrant les sondages en la matière, en a été donné au printemps lors d’un « Town hall » organisé en Pennsylvannie par la chaine de télévision conservatrice Fox News. Au sein d’un public que l’on devine populaire et majoritairement républicain, Medicare for all reçut alors un véritable engouement du public, à la grande surprise des présentateurs :

Enfin, Bernie Sanders est le mieux placé pour discuter le bilan de Donald Trump : il ne nie pas la croissance continue des États-Unis lors des 30 dernières années et sous le mandat du Président Républicain, et ne promettra pas de l’accroitre. Il pourra cependant, mieux que ses concurrents, pointer que cette croissance n’a profité qu’à une minorité et qu’il existe des solutions pour y remédier : la fiscalité, des services publics de qualités et une sécurité sociale universelle.

Une entrée de Sanders à la maison blanche ne peut donc plus être exclue. Or, si ce scénario venait à se concrétiser, l’Histoire du monde en serait changée.

La politique internationale, qui reste largement à la main du Président américain, serait bouleversée. Les États-Unis poursuivraient leur retrait des théâtres secondaires et rempliraient plus fidèlement la mission de paix qu’ils se sont donnés. Une lutte franche contre les paradis fiscaux et la fin des accords de libre-échange pourraient être également envisagées. Les États-Unis s’engageraient enfin dans la lutte contre l’urgence climatique en rejoignant l’accord de Paris et en lançant peut-être un Green New Deal digne du plan Marshall.

Sur le plan interne, les États-Unis se rapprocheraient du modèle européen. Les marges de manœuvre d’un cabinet Sanders, en dépit de l’élargissement des fonctions constitutionnelles du Président par Donald Trump, seront tout de même réduites par des négociations très difficiles avec un congrès extrêmement hostile. Considérant la popularité du Medicare for All, ce combat pourrait être néanmoins remporté. La régulation des superPAC pourraient être aussi engagée mais rencontrerait la résistance d’une Cour Suprême qui demeurerait conservatrice. L’annulation de la dette étudiante, la relance des investissements publics et la reconstruction des services publics pourraient être commencées mais nécessiteraient un deuxième mandat pour obtenir des effets significatifs. La régulation de Wall Street et celle des géants du numérique se heurteraient peut être, en revanche, à des lobbies trop importants.

Surtout, d’un point de vue politique, l’élection de Bernie Sanders mettrait un terme au cycle néolibéral engagé notamment par l’élection de Ronald Reagan. Des échos politiques pourraient alors en être ressentis en Amérique du Sud et en Europe.

Affaire à suivre, donc !

 

[1] Véhicules juridiques qui permettent un soutien financier déplafonné des plus grosses entreprises et des super-riches.

[2] Campagne la plus rapide de l’histoire à atteindre 1 million de donateurs.

[3] Morning Consult.

[4] https://www.politico.com/news/2019/12/26/can-bernie-sanders-win-2020-election-president-089636

[5] Morning Consult

[6] Il est encore trop tôt pour envisager une suite en mars et en avril à ce scenario déjà très spéculatif. Il est néanmoins certain qu’un financement basé sur de petites donations garantit à Bernie Sanders de pouvoir rester dans la course jusqu’à la fin de la primaire. Ce ne sera pas nécessairement le cas des candidats financés par des super-PACs (Biden, Buttigieg) qui se retireront dès lors que le ciel s’assombrira.

[7] Nous faisons ici l’hypothèse d’une victoire de Bernie Sanders aux primaires démocrates et d’un échec au Sénat de la procédure d’impeachment engagée contre le Président Trump.

[8] Ce constat pourrait même être aggravé dans le futur par les percées démocrates dans des états conservateurs (à l’exemple du Texas).

Aux origines de l’antagonisme entre l’Iran et les États-Unis

Graffiti anti-américain dessiné sur le bâtiment qui abritait l’ambassade des États-Unis à Téhéran © Vincent Ortiz pour Le Vent Se Lève.

La mort du général iranien Qassem Soleimani, tué par un drone américain, sonne comme une revanche pour les États-Unis contre leur principal adversaire géopolitique au Moyen-Orient. L’humiliation de la crise des otages de 1979, les multiples revers diplomatiques infligés par l’Iran aux États-Unis, le soutien logistique et financier aux groupes anti-américains du Liban et d’Irak, ont contribué à faire de la République islamique d’Iran un représentant emblématique de « l’axe du mal » des néoconservateurs américains. L’hostilité des Iraniens aux États-Unis, quant à elle, puise à une source plus profonde. Elle trouve ses racines dans la volonté américaine, jamais ébranlée, de s’emparer du pétrole iranien et d’en faire une tête de pont de sa politique moyen-orientale.


L’ancienne ambassade américaine de Téhéran, lieu de pouvoir incontournable, est désormais un musée dédié tout entier à la dénonciation de l’impérialisme américain. Le devenir de cette construction, couverte de peintures murales de propagande associant les symboles américains à la mort et aux bombes, semble matérialiser l’hostilité entre la superpuissance américaine et la République islamique d’Iran, une tension continue depuis la Révolution de 1979. Celle-ci clôt une longue période de coopération et d’alliance diplomatique entre Washington et Téhéran, au cours de laquelle l’Iran, alors connu comme le « gendarme des États-Unis », était le principal soutien de la super-puissance américaine dans la région.

Les États-Unis en Iran : une puissance lointaine devenue un partenaire hégémonique

Les rapports irano-américains trouvent leur obscur commencement dans un accord signé en 1856 à Constantinople, entre l’ambassadeur américain et le représentant du pays que l’on appelle encore, à l’international, la Perse. Désireux de desserrer l’étau dans lequel les influences rivales de la Russie tsariste et de l’Empire britannique maintiennent son pays, le jeune Shâh Naser od-Din cherche à multiplier les alliances, et le traité de commerce signé avec la jeune république suit de près celui signé en juillet avec le Second Empire français. La signature du traité n’est néanmoins pas suivie par l’entretien de relations permanentes, qui devront attendre la fin du siècle. Si la présence américaine croît en même temps que l’importance mondiale des Etats-Unis, et que le pouvoir iranien a parfois recours à des experts américains dans ses projets de réforme, la jeune nation reste dans l’ombre des influences russes et britanniques, qui après des décennies de tensions se partagent le pays en 1907, grâce, entre autres, aux bons offices de la IIIe République Française.

Si l’importance de l’action américaine dans le coup d’État de 1953 fait toujours débat, les États-Unis apparaissent dès lors aux yeux de l’opinion comme un ennemi de la souveraineté nationale iranienne

Tout change après la Seconde Guerre mondiale : au Moyen-Orient comme ailleurs, les États-Unis, qui ont participé aux côtés des britanniques à l’occupation préventive du pays, remplacent progressivement le Royaume-Uni et la France comme principale puissance occidentale. La nomination, suite aux élections de 1951, du populaire nationaliste Mohammad Mossadegh au poste de Premier ministre du jeune Shâh Mohammad-Rezâ Pahlavi, est l’occasion d’une première immixtion des États-Unis dans la politique iranienne. Face à la volonté de Mossadegh de nationaliser le pétrole iranien, lésant notamment la puissante firme anglaise Anglo-iranian Oil Company (actuelle British Petroleum), les services secrets américains participent à son renversement. Les entreprises expropriées appellent à un boycott mondial contre l’Iran, soutenu par les compagnies américaines. Le président Eisenhower, cédant à la pression du lobbying des pétroliers américains et de la CIA, donne son aval à l’opération « Ajax » en août 1953. Les services secrets américains supervisent un coup d’État en coopération avec les réseaux britanniques, le Shâh, l’opposition parlementaire iranienne et les entreprises pétrolières lésées, qui aboutit à la démission forcée de Mohammed Mossadegh.

Le premier ministre iranien Mohammed Mossadegh, considéré comme “l’homme de l’année” par le Time en 1952 © Worth point.

Si l’importance de l’action américaine [1] dans ce coup de force fait toujours débat, les États-Unis apparaissent dès lors aux yeux de l’opinion comme un ennemi de la souveraineté nationale et un soutien du pouvoir royal qui commence à se renforcer après une brève période de démocratie parlementaire.

La pièce maîtresse dans le dispositif d’endiguement du communisme

Solidement installé au pouvoir, Mohammad-Rezâ Shâh ne va cesser d’approfondir ses liens avec les États-Unis, malgré un discours officiel axé sur l’indépendance nationale et la construction d’un modèle alternatif à la démocratie libérale et au marxisme-léninisme. Devant les exemples catastrophiques donnés par les révolutions nationalistes dans les pays arabes (Egypte en 1952, Irak en 1958, qui renversent toutes deux des monarchies pro-occidentales), il devient impératif pour les Etats-Unis de maintenir au pouvoir ce monarque conciliant.

Ainsi soutiennent-ils le Shâh dans ses principales initiatives, qu’elles soient économiques ou militaires. La « Révolution blanche », vaste entreprise de transformation sociale dont la pièce maîtresse est une réforme agraire, se fait avec les encouragements et les conseils américains, prêts à accepter par pragmatisme ses accents vaguement socialisants. Surtout l’Iran devient, par rapport à sa taille, l’un des principaux acheteurs d’armes américaines, le Shâh menant une politique de défense largement au-dessus des besoins de l’Iran, tant par peur du voisin soviétique que par passion personnelle pour la chose militaire.

Le soutien américain, sans faille jusqu’à Jimmy Carter malgré les dérives autoritaires et mégalomaniaques du régime royaliste (le Parti unique est définitivement imposé en 1975, mettant fin au cadre parlementaire qui s’était maintenu au moins formellement jusque là) s’explique par l’importance de la position du pays, frontalier de l’URSS de part et d’autre de la mer Caspienne, dans le dispositif de lutte contre la pénétration communiste au Moyen-Orient. L’Iran fait ainsi partie des membres fondateurs du Pacte de Bagdad, alliance de pays musulmans alignés sur les Anglo-Américains. Le basculement de l’Irak dans le camp soviétique renforce encore l’importance de l’Iran, à la fois potentiel champ de bataille et contre-exemple pro-occidental. Le rôle de l’Iran dans les plans américains est plus important encore dans le Golfe persique, où le pays se voit doté du rôle officieux de « gendarme des États-Unis », accueillant des bases militaires américaines et s’impliquant dans la répression des soulèvements pro-soviétiques des États voisins[2].

En dépit de relations diplomatiques courtoises avec le bloc de l’Est (le Shâh se rend en URSS en 1968 puis accorde au représentant soviétique une place à ses côtés lors des célébrations des « fêtes de Persépolis » en 1971) et des dénonciations morales de l’Occident contenues dans les œuvres publiées du souverain, l’association entre le régime monarchique et l’influence américaine se fait naturellement dans l’esprit des Iraniens comme du reste du monde ; les États-Unis deviennent pour l’opposition – qu’elle s’inspire du marxisme ou de l’Islam politique – l’ennemi à chasser du pays en même temps que le tyran honni. Dans le même temps, les transformations économiques et sociales qui s’accélèrent après la crise pétrolière de 1973, entraînent une occidentalisation de façade d’une partie de la société, rejetée par de larges parts de la population. Ces transformations sont ainsi associées au modèle américain, d’autant plus détesté que les laissés pour compte du boom économique sont de plus en plus nombreux. Sûr du soutien américain et de ses succès économiques, le régime s’enferme dans ses rêves de grandeur et un autoritarisme qui ne s’embarrasse plus des formes démocratiques.

De l’indispensable allié à l’irréductible ennemi

C’est paradoxalement une inflexion dans la politique américaine qui entraîne la chute du régime royaliste, fragilisé dans le même temps par un ralentissement économique et la maladie du souverain. L’élection de Jimmy Carter en 1976 et la mise en avant par son administration de la question des droits de l’homme annonce une complaisance moindre envers les dictatures pro-américaines. Mohammad-Rezâ est obligé d’entamer une timide libéralisation, qui aboutit dès 1977 sur un « Printemps de Téhéran », libération de la parole, y compris politique. Si les États-Unis souhaitent contraindre leur allié à une démocratisation progressive, il ne s’agit néanmoins en aucun cas de le lâcher, et Carter affiche jusqu’au bout son soutien, en passant notamment le nouvel an 1978 aux côtés de la famille impériale, à Téhéran.

L’ayatollah Khomeiny, fondateur de la République islamique d’Iran, et son successeur Ali Khamenei, représentés sur les murs d’une mosquée de Téhéran © Vincent Ortiz pour LVSL.

Le chute, début 1979, du régime monarchique après plusieurs mois de confrontation violente, entraîne la création d’un régime politique d’un genre nouveau, qui se réclame à la fois du conservatisme religieux de du tiers-mondisme révolutionnaire. La nouvelle République islamique devait-elle naturellement s’engager dans un bras de fer sans compromis avec les États-Unis ? Rien n’était moins certain, dans le contexte d’une révolution encore traversée par des tendances contradictoires et d’une guerre froide où l’URSS représentait un autre objet de détestation pour les nouveaux dirigeants iraniens, tant pour son athéisme qu’en raison des anciens contentieux entre Iran et monde russe. Beaucoup espéraient une politique d’équilibre et le maintien de relations diplomatiques entre la nouvelle République et les pays occidentaux, facilités par la popularité de la révolution khomeiniste parmi les intellectuels de l’Ouest.

En violant ouvertement le droit international, l’aile dure des révolutionnaires interdisait tout retour en arrière et mettait à l’écart les partisans du libéralisme politique.

La prise de l’ambassade américaine par des « étudiants suivant la ligne de l’Imam », légitimés à posteriori par le pouvoir, marque la rupture définitive. Provoquée par l’hospitalisation de Mohammad-Rezâ Pahlavi aux États-Unis, elle est surtout un coup de force politique interne à l’Iran : en violant ouvertement le droit international, l’aile dure des révolutionnaires interdisait tout retour en arrière et mettait à l’écart les partisans du libéralisme politique. Le premier ministre Mehdi Bazargan, grande figure de l’Islam politique et de l’opposition au Shâh, est contraint de démissionner, alors qu’il venait de serrer la main à un diplomate américain. Les tensions s’accroissent encore alors que le nouveau régime remet en cause les contrats d’exploitation qui permettaient aux entreprises pétrolières anglo-américaines d’exploiter le pétrole iranien – la question de la propriété pétrolière, on s’en rappelle, avait motivé le coup d’État de 1953 qui avait placé le Shâh au pouvoir – et procède à une nationalisation massive de l’économie dont les investissements américains font les frais.

L’Iran devient ainsi irrémédiablement un ennemi à abattre pour les stratèges américains, désireux de laver l’affront, d’autant plus que l’élection de Ronald Reagan en 1980 marque le retour à une politique étrangère plus agressive. De rempart face au bloc de l’Est, l’Iran devient un ennemi dont il faut contenir à tout prix l’influence, quitte à agir pour empêcher la défaite de Saddam Hussein, qui envahit l’Iran fin 1980 (ce qui n’empêche pas l’Amérique de Reagan de mettre en place une combinaison pour financer la guérilla Contra du Nicaragua par le trafic d’armes avec l’Iran).

Les États-Unis (et avec eux la France de François Mitterrand) vendent massivement des armes au régime irakien, ce qui ne peut que renforcer l’anti-américanisme, dans le cadre d’un conflit à l’origine d’un traumatisme comparable à celui laissé par la Première guerre mondiale (l’Iran perd entre 350 000 et 500 000 citoyens, dont de très jeunes combattants). Dans le même temps, l’anti-américanisme devient l’une des principales sources de légitimité du régime iranien, au même titre que la « défense sacrée » face à l’envahisseur baasiste. L’année 1988, la dernière du conflit, est marquée par une intervention directe des États-Unis qui détruisent l’ensemble de la flotte iranienne en réaction aux dégâts causés à une frégate américaine par des mines iraniennes. Le 3 juillet, c’est un Airbus civil qui est détruit par l’armée américaine, laquelle plaide la bavure. La détermination des États-Unis à empêcher la progression iranienne dans le Golfe persique ruine les dernières chances de victoire et obligent Khomeini à accepter le cessez-le-feu du 18 juillet.

Le bras de fer se poursuit sans discontinuer au cours des décennies suivantes, avec cependant une intensité variable. Après un activisme important de la République islamique à l’étranger (soutien au Hezbollah durant la guerre civile libanaise, coup d’Etat d’Omar El-Bechir au Soudan en 1980), l’Iran adopte un positionnement plus modéré sous la présidence de Mohammad Khatami (1997-2005). L’élection à la présidence de Mahmoud Ahmadinejad, consécutive à la dénonciation de l’Iran comme membre de l’ « axe du mal » par George W. Bush, entraîne une nouvelle période de tensions caractérisée par les ambitions nucléaires iraniennes.

Le dialogue amorcé par les présidents Obama et Rohani, qui aboutit sur l’accord de Vienne de 2015 et la levée d’une partie des sanctions économiques américaines, s’achève avec l’élection de Donald Trump, dont l’administration accueille les partisans les plus acharnés de la poursuite du bras de fer, jusqu’à envisager l’affrontement direct.
La situation de crise actuelle semble indiquer une désespérante poursuite de la confrontation entre deux pays se définissant mutuellement comme des ennemis. L’anti-américanisme iranien continue de s’afficher à travers le slogan Marg bar Amrikâ (« mort à l’Amérique ») lors de toutes les occasions officielles ; une propagande qui n’avait pas cessé même au plus fort de la détente. Côté américain, l’Iran est perçu comme un avant-poste dont le contrôle est essentiel dans l’affrontement qui oppose les États-Unis à la Chine et à la Russie – et dont l’indépendance géostratégique à l’égard du gouvernement américain fragilise son hégémonie régionale.

Le dialogue amorcé par les présidents Obama et Rohani, qui aboutit sur l’accord de Vienne de 2015 et la levée d’une partie des sanctions économiques américaines, s’achève avec l’élection de Donald Trump, dont l’administration accueille les partisans les plus acharnés de la poursuite du bras de fer, jusqu’à envisager l’affrontement direct

Malgré l’omniprésence de la propagande, le sentiment anti-américain s’est largement estompé dans la population iranienne, comme a semblé le montrer l’étude d’Abbas Abdi (déjà connu pour avoir mis en lumière le traditionalisme d’une large partie de la population dans les années 1970) qui a valu un emprisonnement à son auteur. Dans le même temps, l’appréciation du régime iranien n’est pas monolithique du côté des élites américaines. Les stratèges du Pentagone continuent de voir dans l’Iran un irréductible ennemi, confortés en cela par le lobbying saoudien, émirati et israélien, ainsi que par l’expansion croissante de la Chine dans la région, qui sonne comme un défi à leur hégémonie. Le son de cloche est différent dans les milieux économiques américains, où l’on se demande pourquoi les États-Unis se privent d’un marché de 80 millions de consommateurs, pas plus hostiles que d’autres au modèle culturel qu’ils représentent. Les compagnies pétrolières, quant à elles, mènent un intense lobbying en faveur de l’accord iranien[3]. Moins qu’une nécessité irrémédiable, l’hostilité irano-américaine est davantage le résultat de choix stratégiques et idéologiques anciens, marqués par une vision du monde impériale et unipolaire. Des choix qu’il s’agit, dans l’intérêt de la paix mondiale, de questionner.

 

Notes :

[1] Pour un compte-rendu détaillé de l’implication de la CIA dans le coup d’État qui a renversé Mohammed Mossadegh, voir William Blum, Les guerres scélérates, ed. Parangon, 2004. Le chercheur Yann Richard (L’Iran : de 1800 à nos jours, ed. Flammarion, 2009) tend quant à lui à relativiser l’importance du rôle des services secrets américains.

[2] Le rôle de l’Iran comme “gendarme” des États-Unis avant la révolution de 1979 est détaillé dans l’ouvrage de Yann Richard, L’Iran : de 1800 à nos jours, ed. Flammarion, 2009.

[3] Tara Shirvani, Siniša Vuković, Foreign Affairs, « Tehran’s power lobby – How energy concerns drive the nuclear deal », 2015. On trouvera dans cet article un compte-rendu du lobbying des principales entreprises pétrolières américaines en faveur de l’accord nucléaire avec l’Iran.

Les Kurdes, éternels instruments des grandes puissances

https://www.flickr.com/photos/kurdishstruggle/26824041058/
Un défilé de soldats du YPG. @Kurdishstruggle

Comment les fers de lance de la lutte contre l’État islamique ont-ils pu être abandonnés à leur sort ? Posée de cette manière, la question ne permet pas de comprendre la manière dont la question kurde s’insère dans les agendas des grandes puissances. Les populations kurdes, à tendance séparatiste, rétives aux constructions nationales irakienne, syrienne ou turque, installées sur d’abondantes ressources naturelles et dans des zones stratégiques capitales, représentent des moyens de pression idéaux pour les grandes puissances – qui instrumentalisent avec cynisme la cause kurde pour faire prévaloir leurs intérêts dans la région.


Considérer les Kurdes comme une entité culturelle homogène, qui serait habitée par la conscience d’appartenir à un seul et même peuple, n’aide en rien à comprendre les enjeux qui traversent cette question. D’un nombre d’au moins 35 millions, descendants des tribus indo-européennes installées depuis 4000 ans au Proche-Orient, les Kurdes sont, loin de l’image que l’on s’en fait, un peuple divisé en plusieurs groupes linguistiques (on y parle sorani, kurmandji, gorani, zaza) mais aussi confessionnels (il existe au sein des Kurdes des alévis, des yézidis, des chiites). Surtout, ils sont dispersés entre quatre pays : l’Iran, l’Irak, la Syrie et la Turquie. Une série de facteurs qui apparaissent comme autant de freins au nationalisme kurde. 

Les territoires du Kurdistan syrien, irakien et turc abritent d’importantes ressources naturelles et constituent de ce fait des zones stratégiques d’une importance capitale pour ces États. Comme l’a montré le géographe Fabrice Balanche, au Rojava, la zone située à l’est de Deir el-Zor – à proximité de la frontière irakienne – contient une quantité considérable d’hydrocarbures ; 50% du pétrole de Syrie y serait produit. Cet espace a également constitué, au début de la guerre civile, le grenier à blé de la Syrie. Sur les zones kurdes de Turquie, Ankara contrôle différents amonts dont celui de l’Euphrate et du Khabour, indispensables à l’irrigation. Le territoire kurde d’Irak abrite quant à lui un tiers des ressources pétrolière du pays, exploitées par des compagnies étrangères – notamment la compagnie russe Rosneft. Cette abondance de ressources permet de comprendre pourquoi les États turc, syrien et irakien ne souhaitent aucunement l’apparition d’un Kurdistan indépendant ; elle explique également l’ingérence d’une multiplicité d’acteurs internationaux.

La genèse des États-nations qui abritent les populations kurdes permet également de comprendre pourquoi celles-ci sont loin de souhaiter unanimement leur indépendance ; elle a en effet été caractérisée par une volonté d’homogénéisation culturelle calquée sur les groupes dominants. Pour le sociologue Massoud Sharifi Dryaz, « En général, dans ces pays, la manifestation de l’identité ethnique, linguistique, culturelle et religieuse des groupes minoritaires a été interprétée comme une attaque sérieuse qui compromet l’unité nationale, l’intégrité territoriale et la sécurité nationale ». La Turquie a expérimenté cela avec vigueur, dès 1923. Les Kurdes de Turquie, plus grande minorité non turcophone du pays, ont dû se plier à la politique nationaliste d’Atatürk et abandonner la perspective d’obtenir des droits particuliers. Si en Irak, la royauté au pouvoir – de 1932 à 1958 – ignore les Kurdes, en 1958, le nouveau régime gouverné par Qasim, à tendance communiste, s’appuie sur cette population pour combattre les baassistes. En 1968, dès l’arrivée du Parti Baas, les dirigeants au pouvoir promeuvent un nationalisme arabe, qui vise à unir tous les peuple arabes dans une seule nation. On retrouve la même configuration en Syrie dès 1963 avec l’arrivée du Parti Baas au pouvoir, puis en 1970 avec Hafez el-Assad, Président de la Syrie jusqu’en 2000. Les baassistes se sont attachés à mettre en avant « l’exception arabe sur les autres minorités ethniques », avec des mesures coercitives visant à réprimer l’affirmation de l’identité kurde, précise Massoud Sharifi Dryaz. Pour le sociologue français, « dans le cadre du système international des États-nations, les acteurs non étatiques qui défient le pouvoir politique dominant sont considérés comme une menace pour la paix, la sécurité et l’intégrité territoriale et la souveraineté des États ».

Nul ne s’étonnera, dans ces circonstances, que la déstabilisation du Moyen-Orient par les États-Unis à partir des années 1990 puis 2000 ait profité, à bien des égards, au mouvement kurde.

Carte réalisée en 2006 illustrant la vision du Moyen-Orient de Ralph Peters, ancien lieutenant-colonel membre d’un think thank néoconservateur. Source: Ralph Peters, “blood boders : how a better Middle East would look”, Armed Forces Journal, carte réalisée par Chris Broz.

Au Kurdistan irakien et syrien, d’éternelles divisions.

C’est dans ce contexte – mais aussi du fait du rapprochement turco-syrien (1) – que le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), fondé en 1978 en Turquie, juge opportun de changer radicalement de doctrine. En 1995, au cinquième congrès du PKK, les dirigeants dont leur leader Abdullah Öcalan abandonnent la revendication de l’indépendance d’un Kurdistan, pour privilégier l’autonomie démocratique au sein de la Turquie. Puis, dès 2003, à la faveur de l’intervention en Irak et de la guerre civile syrienne en 2011, le PKK opte pour une régionalisation de la cause kurde (2). Avec un agenda socialiste, communaliste et libertaire – dans une région marquée tant par des régimes autoritaires que par la prédation des entités économiques multinationales -, la principale organisation kurde mise alors sur l’effondrement des États d’Irak et de Syrie en s’appuyant sur ses « organisations sœurs ». Le Parti de l’Union Démocratique (PYD) syrien a lui aussi fait de l’autonomie démocratique – par le biais d’institutions parallèles capables de concurrencer celles de l’État en place – un de ses fondements.

https://www.flickr.com/photos/kurdishstruggle/37813092875/
À côté de soldats des Unités de résistance de Sinjar, le portrait d’Abdullah Öcalan, l’un des fondateurs du PKK. @ Kurdishstruggle

Les interventions en Irak et la guerre civile en Syrie ont aussi accéléré le processus d’autonomisation du mouvement kurde, tout en le poussant paradoxalement dans une logique de fragmentation. Après la guerre en Irak, en 2003, les États-Unis font endosser aux nationalistes kurdes irakiens le rôle de partenaires. Profitant de cette situation nouvelle, les dirigeants de ce Kurdistan irakien décident alors de ne plus se focaliser sur la lutte kurde dans les pays voisins. Selon le sociologue franco-kurde Abel Bakawan, « La « carte du Kurdistan » n’était plus commune à tous, car le Kurdistan du GRK s’arrêtait bien à la frontière de la Turquie, de l’Iran et de la Syrie. Le combat des Kurdes d’Irak ne se livrait plus pour l’intégration de Mahabad (Iran), de Diyarbakir (Turquie) et de Qamichli (Syrie) à la carte du Kurdistan du GRK.» Cette stratégie s’avère fructueuse et le Kurdistan irakien a pu acquérir une véritable autonomie – certes en partie acquise dès 1991 via le concours de la puissance américaine – en se dotant en 2005 d’une région fédérale reconnue dans la Constitution irakienne. Estimant que leurs revendications ont été suffisamment prises en compte et voyant la situation se dégrader grandement en Syrie, la majorité du mouvement kurde irakien ne souhaite guère s’étendre au delà du territoire du Gouvernement du Kurdistan Irakien (GRK). Un indicateur, s’il en est, que l’idée d’un État kurde est loin d’être unifiée et monolithique. 

https://youtu.be/cHuv-GZjr1I
Carte issue d’un reportage de France 24 intitulé 24 HEURES À ERBIL. Au nord, en violet le Gouvernement régional du Kurdistan, avec comme capitale Erbil. En blanc, le pouvoir central irakien avec comme capitale Bagdad. Capture / @France24

En Syrie, les Kurdes sont résolument divisés. Les populations kurdes ne sont pas uniformément réparties sur le territoire ; selon la politologue syrienne Bassma Kodmani, ils seraient plus d’un millions entre Damas et Alep, et le reste dans le Nord-Est Syrien. C’est à la faveur du retrait volontaire en 2012 des troupes de Bachar el-Assad des provinces Nord et Nord-Est syriennes qu’est formé le Rojava (nommé en septembre 2018 AANES, pour “Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie”). Dans cette zone, on retrouve environ un million de Kurdes, dont de nombreux partisans du PYD – fondé en 2005 par certains militants du PKK turc. Le Rojava n’est pas pour autant un bloc homogène puisque les Kurdes y côtoient des Assyriens et des Arabes. La lutte contre l’État islamique constitue la raison d’être de la branche armée du PYD, les Unités d’élites de protection (YPG), auxquelles s’ajoute la brigade féminine des Unités de protection de la femme (YPJ).

Le 23 mars 2018, à Baghouz, les Forces Démocratiques Syriennes (FDS), dont beaucoup de combattants sont des Kurdes, mettent fin au Califat de l’ÉI, après des mois d’une âpre bataille. Les nombreuses victoires acquises par les Kurdes ne doivent cependant pas voiler une réalité essentielle : celle de l’impotence des forces armées kurdes. Si les Kurdes possèdent une longue tradition guerrière et excellent largement dans l’art de la guérilla, leurs forces armées sont cependant caractérisées par un sous-équipement chronique. Sans un soutien occidental appuyé, leur efficacité militaire aurait été bien moindre.

L’obsession turque face à la question kurde

L’intervention turque du 9 octobre dernier, approuvée un bref temps par le président américain Donald Trump, avait pour objectif de briser la stratégie transnationale des Kurdes, sur fond d’enjeux électoraux internes (3). Depuis que le PKK a déclaré la guerre à l’État turc en 1984, les gouvernements n’ont eu cesse de vouloir endiguer toute menace (4), Ankara voyant dans le PYD syrien une émanation du PKK. Le 24 août 2016, avec l’opération « Bouclier de l’Euphrate » en Syrie, la Turquie décide de chasser Daech de la rive occidentale de l’Euphrate et d’empêcher le PYD de s’y installer.

Erdoğan lance alors, avec l’aval de Moscou, l’opération « Rameaux d’Olivier » qui débouche sur la bataille d’Afrin, visant une nouvelle fois le PYD. Finalement, avec l’opération « Source de paix », lancée le 9 octobre et terminée le 22 octobre, Erdoğan a de nouveau cherché à affaiblir le PYD et à sécuriser la partie orientale de la frontière syrienne. Une réussite relative, puisque le Président turc, qui avait présenté à l’ONU son plan d’installation d’un million de réfugiés Syriens dans cette poche de de 480 kilomètres de long, ne garde finalement la main que sur une zone longue de 120 kilomètres et large de 32 kilomètres.

Si la Turquie se réjouit de l’opération « Source de Paix », elle a pourtant multiplié les échecs en Syrie. L’instauration d’un régime à tendance islamiste, qu’elle appelait de ses vœux, a échoué. Le pays, qui s’est engouffré dans les affres d’une crise économique profonde, doit absorber dans le même temps trois millions de réfugiés syriens. Sans oublier que l’attitude pour le moins permissive de l’administration turque à l’égard des djihadistes étrangers qui ont rejoints les camps d’al-Nosra et de l’État islamique a largement favorisé l’entrée en scène des milices des YPG.

https://www.arte.tv/fr/videos/086138-003-F/arte-regards-que-vont-devenir-les-detenus-combattants-de-l-ei/
Carte issue d’un documentaire d’ARTE regards, intitulé “Que vont devenir les détenus combattants de l’ÉI ?” En vert est matérialisée la zone tampon que le Président turc Recep Tayyip Erdogan veut instaurer. Capture / @Arte

La Syrie, précurseur d’un Moyen-orient « post-américain » ?

Donald Trump met quand à lui fin à une longue coopération avec les Kurdes, que les États-Unis ont pourtant abondamment aidés, notamment durant la bataille de Kobané. Un revirement qui ne surprendra guère ceux qui se sont penchés sur l’histoire tumultueuse des relations entre les Kurdes et les États-Unis. Après le déclenchement de la rébellion kurde de septembre 1961 dirigée contre l’État irakien, les États-Unis choisissent de ne pas intervenir, se rangeant de facto dans le camp de Bagdad. Tout change lorsqu’en 1968 Ahmad Hassan al-Bakr et Saddam Hussein prennent le pouvoir et se rapprochent de Moscou. Washington décide alors d’aider militairement les Kurdes, afin de conserver son hégémonie intacte dans la région. Une aide à laquelle les États-Unis mettent fin en approuvant les Accords d’Alger du 6 mars 1975, qui sonnent la fin du projet d’autonomisation des Kurdes irakiens.

De la même manière, en l’espace de quelques jours, Donald Trump est parvenu à approuver la décision turque d’intervenir au Rojava avant de sanctionner Ankara pour cette même intervention. Un tel revirement était prévisible. Le soutien américain aux entités kurdes d’Irak et de Syrie a envenimé les relations avec la Turquie.

Faut-il voir dans la décision de Donald Trump le souhait de maintenir une présence militaire, directe ou indirecte, dans la région ? Une telle motivation irait à l’encontre de la critique des endless wars, que le candidat Trump n’a cessé de marteler durant la campagne présidentielle et que la plupart des médias considèrent encore comme étant à l’origine de nombre de ses décisions politiques. En réalité, par-delà les discours et les cérémonies officielles, la politique étrangère américaine est marquée par un expansionnisme sans précédent depuis l’ère Bush et caractérisée notamment par une hausse considérable des sanctions économiques, ainsi qu’une augmentation faramineuse du budget militaire. La dimension isolationniste de l’agenda de Donald Trump au Moyen-Orient doit donc être considérablement relativisée. Le Secrétaire à la Défense Mark Esper a d’ailleurs déclaré que les Américains resteraient présents en Syrie, non loin de Deir ez-Zor, pour aider les FDS à protéger les puits de pétrole face à l’Etat islamique.

Trump maintient ainsi sa politique de palinodies et de revirements à l’égards des Kurdes syriens et du gouvernement turc, s’alliant avec les uns et les autres au gré des circonstances. Michael Klare, professeur au Hampshire College, l’a résumé de façon limpide : « « L’Amérique d’abord », et tous les autres pays appréciés en fonction d’un seul critère : représentent-ils un atout ou un obstacle dans la réalisation des objectifs américains fondamentaux ? ».

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Le Président américain Donald Trump en compagnie de son homologue russe Vladimir Poutine lors du G20 à Osaka. @ TheKremlin

Le moment Poutine

Alliée historique de Damas, la Russie a porté en Syrie son implication à des niveaux inégalés (5). Les dirigeants russes, à l’instigation de Bachar el-Assad, ont décidé d’intervenir en Syrie. Pour Vladimir Poutine, il fallait à tout prix éviter un scénario à la libyenne, marqué par une désintégration de l’appareil étatique. Le chef d’État russe avait également en tête la lutte contre le terrorisme. Un spectre hantait toujours les plus hautes sphères, celui de la vague de terreur qui a frappé la Fédération de Russie durant les deux guerres de Tchétchénie. Pour le Kremlin, la perspective d’un déferlement de combattants russophones venus rejoindre les rangs des organisations terroristes n’était pas à exclure. Elle s’est matérialisée lorsque plus de 5000 russophones, provenant principalement du Caucase du Nord et du reste de la Russie, se sont rendus en Syrie pour y combattre.

Finalement, le 30 septembre 2015, la première opération armée de Moscou en dehors des frontières de l’ex-URSS depuis 1979 est lancée. La Russie aura tout au long du conflit usé d’une fine stratégie géopolitique, prenant en compte le mauvais souvenir de l’intervention afghane de 1979 mais aussi celles des États-Unis en Irak et Afghanistan. Bien qu’elle ait terni son image sur la scène internationale en raison des bombardements meurtriers sur Alep, cette intervention lui a permis une victoire à moindre coût, sans enlisement.

Moscou a par ailleurs entretenu des relations globalement bonnes avec les Kurdes. Le conflit syrien n’a guère changé le donne, même si la Russie a pu faire pression sur l’AANES et les FDS afin qu’ils abandonnent leur alliance avec Washington. Si les relations entre la Russie et les Kurdes ont connu des refroidissements (lors de la bataille d’Afrin, les Russes ont donné le feu vert aux Turcs pour intervenir), le gouvernement russe a porté la cause kurde au forum d’Astana en janvier 2017, évoquant la perspective d’une « autonomie culturelle ». Avec l’accord du 22 octobre 2019, les dirigeants russes sont parvenus à stopper l’intervention turque, ce qui continue de démontrer leur faculté à déterminer les orientations en Syrie.

Quels arguments les représentants du Rojava peuvent-ils avancer pour accéder à une forme d’indépendance ou d’autonomie, hormis la nécessité de devoir anéantir l’État islamique ? Au confluent de divers États-nations bien décidés à garantir leur souveraineté, lieu d’abondantes ressources, il est destiné à jouer les subalternes. Une situation qui satisfait les grandes puissances, qui s’appuient sur les Kurdes au gré de leurs intérêts. La déstabilisation du Moyen Orient qui a conduit à la désintégration de la Syrie et de l’Irak aurait pu constituer la première étape vers la constitution d’un État kurde ; il n’en a rien été. Aujourd’hui, seul le Gouvernement du Kurdistan irakien semble tenir, même si le référendum d’indépendance organisé par Erbil a provoqué l’ire de Bagdad (6). Un Kurdistan irakien qui a mis de côté toute idée de solidarité avec son voisin syrien, le laissant en proie aux agendas des puissances locales et mondiales…

 


1. Le 20 octobre 1998, la Syrie déclare retirer son soutien au PKK et Abdullah Öcalan est expulsé de Syrie pour être remis aux autorités turques. La principale organisation kurde a alors largement craint pour sa survie.

2. Voir le très bon livre d’Olivier Grojean, La révolution kurde, le PKK et la fabrique d’une utopie, publié en 2017 aux Éditions La Découverte.

3. Sur l’action de la Turquie en Syrie et particulièrement sur l’instrumentalisation des enjeux de politiques internes, l’article de Jean-Paul Burdy intitulé « La Turquie d’Erdoğan dans un environnement régional recomposé » et paru dans le numéro de novembre-décembre 2018 de Questions internationales, apparaît fondamental.

4. Sur un récit exhaustif de la guerre en Syrie et de l’implication des grandes puissances, on conseillera l’excellent dernier livre de Gilles Kepel, Sortir du chaos, les crises en Méditerranée et au Moyen Orient, paru en 2018 aux Éditions Gallimard. 

5. Un exemple tout récent le donne à voir : le lancement de l’opération « Griffe », en mai 2019, visant à affaiblir le PKK au Nord de l’Irak.

6. Bagdad a par ailleurs repris dans le même temps la province pétrolifère de Kirkouk, ce qui montre une nouvelle fois l’importance des ressources naturelles dans la question kurde.

7. En 2017, Erbil a organisé un référendum d’indépendance, approuvé à 92% par les Kurdes irakiens en 2017. Cependant, le pouvoir central a brisé toute velléité d’émancipation en refusant de reconnaître le référendum d’indépendance.

Comment les milliardaires tentent d’acheter la primaire démocrate pour contrer Sanders

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Michael Bloomberg en 2007. ©David Berkowitz / Flickr

Au grand dam des électeurs, le nombre de candidats à la primaire démocrate ne cesse d’augmenter. L’arrivée du milliardaire Michael Bloomberg et du gestionnaire de fonds d’investissement Deval Patrick marque le franchissement d’un nouveau palier dans la panique des élites néolibérales face à la montée de la gauche américaine, au risque de faire imploser le parti démocrate et d’offrir un second mandat à Donald Trump.


Comme nous l’écrivions précédemment, face au succès des candidatures de Warren et Sanders, les élites démocrates paniquent. Malgré la défaite d’Hillary Clinton en 2016 et les sondages prometteurs de deux candidats marqués à gauche dans d’hypothétiques duels face à Trump, ces cercles de dirigeants restent convaincus que seul un candidat modéré peut l’emporter face à l’ancienne star de téléréalité. À cette curieuse certitude s’ajoute une forte angoisse à l’idée de s’aliéner la classe des ultra-riches qui contribue au financement du parti et dont certains éléments ont déjà indiqué préférer Trump à Elizabeth Warren.

Or, les alternatives centristes peinent à convaincre. Joe Biden résiste dans les sondages nationaux, mais décroche dans les deux premiers États qui voteront aux primaires (Iowa et New Hampshire). Surtout, il ne dispose d’aucune base militante et peine à lever des fonds, alors que ses performances désastreuses lors des débats télévisés, sa propension à multiplier les gaffes en meeting et son lourd passif politique constituent des faiblesses alarmantes dans la perspective d’un duel face à Donald Trump.

Les premiers candidats propulsés par l’establishment démocrate et l’éditocratie pour incarner une alternative à Joe Biden ont implosé en vol : Beto O’Rourke, présenté comme « l’Obama blanc », a jeté l’éponge après une spectaculaire chute sondagière. Kamala Harris, un temps perçue comme une favorite capable d’unir le parti, ne s’est jamais relevée de sa tentative de triangulation sur l’assurance maladie et vient d’abandonner à son tour. Pete Buttigieg, nouvelle égérie médiatique en progression significative dans les enquêtes d’opinion, reste moins populaire que Donald Trump auprès des Afro-Américains.

Signe de la fébrilité du parti, pas moins de 28 candidats ont officiellement rejoint la campagne, contre 8 en 2008 et 6 en 2016. Au milieu des sénateurs establishment-compatibles plafonnant à 3 % d’intention de vote et d’une flopée d’élus du Midwest plaidant pour une politique du compromis avec le parti républicain, on trouve un multimillionnaire ayant fait fortune dans l’assurance maladie qui explique qu’on ne peut pas nationaliser le système (John Delaney), une guru du développement personnel qui pense que seul l’amour universel triomphera de Trump (Marianne Williamson), un entrepreneur arborant le slogan « MATH » en réponse aux casquettes rouges « MAGA » des fans de Donald Trump (Andrew Yang), sans oublier Tom Steyer, un milliardaire « de gauche » qui critique l’influence de l’argent en politique après avoir dépensé 50 millions de dollars pour s’acheter une présence aux débats télévisés à coup de publicités ciblées. Ces candidatures folkloriques n’inquiètent guère les cadres du parti, obsédés par Bernie Sanders au point d’organiser en avril 2018 des dîners pour esquisser une stratégie contre le sénateur socialiste [1], alors qu’Obama affirmait en privé ne souhaiter prendre position pour aucun candidat, sauf contre Sanders s’il s’apprête à gagner, afin de le stopper. [2]

Le 15 novembre, devant un parterre de riches donateurs, l’ancien président a franchi le pas en alertant sur l’illusion d’une candidature trop à gauche tout en critiquant « l’aile activiste de notre parti ». De la part d’un président ayant mis sur pied un réseau de militants sans précédent et fait campagne sur le thème de l’espoir et du changement (« hope and change ») avec le slogan « yes we can » (oui nous pouvons), cela pourrait paraître paradoxal. [3]

Hillary Clinton, elle, se plaignait récemment à la BBC de subir une “immense pression” de la part de « beaucoup, beaucoup, beaucoup de gens » pour se représenter. Il semblerait qu’elle n’ait pas à s’exécuter, puisque deux candidats de poids viennent de rejoindre la course à l’investiture : l’ancien gouverneur du Massachusetts, multimillionnaire et avocat d’affaires Deval Patrick, et l’ancien maire de New York et neuvième fortune mondiale Mike Bloomberg. La démocratie américaine pourrait ne pas s’en remettre.

Deval Patrick : élites «corrompues» cherchent centre désespérémment

Convaincu que l’enjeu consiste à trouver un candidat « électable » (concept flou et contredit par les victoires de Reagan, Bush junior, Obama et Trump), Deval Patrick espère capturer un hypothétique centre dont l’existence est remise en cause par la défaite d’Hillary Clinton. Sa candidature représente une alternative plus jeune à Joe Biden et plus colorée à Pete Buttigieg, bien qu’il défende les mêmes idées. Financé par un « super PAC » (Political Action Committee, une entité juridique attachée à un candidat qui peut collecter et dépenser des sommes illimitées pour une campagne électorale) ayant levé plusieurs millions depuis 2018, majoritairement grâce au milliardaire Dan Fireman, M. Patrick espère refaire son retard à coup de gros dollars.

Son parcours professionnel semble avoir été construit pour enrager les électeurs démocrates : avocat de Texaco dans le procès intenté par l’Équateur suite aux gigantesques pollutions commises par la compagnie pétrolière dans l’Amazonie, il rejoint ensuite Ameriquest, le plus gros pourvoyeur de prêts immobiliers subprimes à l’origine de la crise financière de 2008, avant de devenir le PDG de Bain Capital, un fonds d’investissement vautour appartenant à Mitt Romney (adversaire républicain de Barack Obama en 2012), que le parti démocrate avait dépeint avec succès comme l’archétype de l’entreprise destructrice d’emploi et de lien social. Pour le Huffington Post, il incarne « la quintessence de l’avocat d’affaires mouillé dans les pires schémas de corruption des élites américaines ». Le fait qu’il soit pressenti comme un candidat « électable » par les élites démocrates en dit long sur leur déconnexion avec la base du parti.

The Massachusetts new state health system was Governor Deval Patrick’s topic at the Health Care Caucus in Denver. © Alison Klein, WEBN News 2008.

À en croire les salles vides qui ont accueilli ses premiers déplacements (une intervention ayant été annulé à la dernière minute faute de public), Deval Patrick n’a aucune chance de remporter la primaire. Mais sa voilure financière pourrait lui permettre de diffuser de nombreux spots publicitaires attaquant l’aile gauche du parti, comme le fait déjà Pete Buttigieg avec un entrain déconcertant.

Néanmoins, sa capacité de nuisance reste sans commune mesure comparée à celle de « Mike 2020 » Bloomberg, le cinquième homme le plus riche du pays.

Michael Bloomberg : l’oligarchie candidate aux élections ?

À la tête d’un empire médiatique et assis sur une fortune de 58 milliards de dollars, l’ancien maire de New York convoitait depuis quelques années la présidence du pays, sans oser franchir le pas. La victoire d’un pseudo-milliardaire en 2016, combinée à la percée de l’aile gauche démocrate et la faiblesse apparente de Joe Biden, l’auraient convaincu de se lancer. Ça, plus les encouragements de Jeff Bezos, le PDG d’Amazon et première fortune mondiale, qui voit d’un très mauvais œil le succès des campagnes d’Elizabeth Warren et de Bernie Sanders.

Comme le dénonce ce dernier, la stratégie électorale de Bloomberg ressemble à une tentative assumée d’acheter l’élection. Sa campagne a débuté par un barrage de spots publicitaires, saturant les ondes et les pages internet de tout le pays. Le budget de cette manœuvre initiale s’élève à 37 millions de dollars, dépensés en une seule semaine, soit la moitié des fonds collectés par son rival démocrate le mieux financé (Bernie Sanders) en huit mois. Pour donner une idée de l’ampleur de ce premier blitz publicitaire, le précédent record hebdomadaire pour une campagne électorale était de 34 millions de dollars, atteint par Hillary Clinton lors de la toute dernière semaine de l’élection 2016. [5]

Et ce n’est que le début. Bloomberg compte investir entre 500 millions et 1 milliard de dollars. Il faudra au moins cela pour convaincre les électeurs démocrates de voter pour un ancien républicain qui avait fait campagne pour la réélection de George W. Bush en 2004 avant d’instaurer le contrôle au faciès systémique à New York. Mais s’il fallait retenir un exemple de la déconnexion de l’ancien maire avec l’Américain moyen, on évoquerait sa taxe sur les sodas, honnie pour son caractère paternaliste et son cœur de cible (les classes populaires).

Les chances de Michael Bloomberg restent faibles : il pointe à 3 % dans les intentions de vote, ne pourra vraisemblablement pas participer au débat télévisé de décembre et a décidé de ne pas se présenter aux primaires des quatre premiers États (Iowa, New Hampshire, Caroline du Sud, Nevada) qui votent en février pour se concentrer sur les grands États du Super Tuesday prévu le 3 mars 2020. [7]

Pour autant, sa campagne envoie un signal désastreux. Les démocrates ne cessent de peindre Trump comme un président raciste, corrompu, défendant les intérêts des plus riches et représentant une menace pour la démocratie. Opposer à ce magnat de l’immobilier un ponte de Wall Street à l’origine d’une loi qui a favorisé la discrimination raciale à New York, revendique d’acheter l’élection et compte utiliser son gigantesque groupe de presse Bloomberg News comme organe de propagande constitue une curieuse façon de sauver la démocratie des griffes de Donald Trump.

En effet, Michael Bloomberg a demandé aux 2700 journalistes qu’il emploie de ne pas enquêter sur sa campagne, et par souci d’équité, d’étendre ce traitement préférentiel à ses adversaires démocrates. Plutôt que de se séparer de cet actif ou d’encourager ses employés à le couvrir aussi fermement qu’ils le font pour la Maison-Blanche, il a pris l’option la plus égoïste, sans penser aux conséquences. Car le groupe Bloomberg News paye très bien ses employés, au point de représenter un filet de sécurité pour la profession qui pourrait décourager de nombreux journalistes exerçant dans des médias concurrents de se montrer trop critiques envers un potentiel et généreux futur employeur. [7]

Du pain béni pour Donald Trump, qui n’a de cesse de désigner la presse comme « l’ennemi du peuple », un appareil de production de fake news au service du parti démocrate. Lorsqu’on sait à quel point FoxNews est liée au président, qui y recrute ses collaborateurs et téléphone aux émissions en direct pour « décompresser », on a de quoi s’indigner. Mais si les présentateurs vedettes de la chaîne conservatrice s’affichent parfois aux côtés du président lors de ses meetings, Michael Bloomberg vient d’embaucher le responsable communication de sa propre chaîne au poste de directeur de campagne.

L’autre point noir touche évidemment au financement de sa campagne. Le parti démocrate, sous l’impulsion de Bernie Sanders, avait entrepris de se distancier des modes de financement électoraux les plus problématiques, dont les fameux super PAC. Pour les primaires, à l’exception récente de Joe Biden et Deval Patrick, les candidats ont tous pris l’engagement de ne recourir qu’aux dons individuels, la plupart refusant ceux liés à l’industrie pétrolière. La chambre des représentants au Congrès (sous contrôle démocrate) a également voté un texte de loi pour réduire l’influence de l’argent sur les élections. Si le texte a été bloqué au Sénat par les républicains, il devait envoyer un signal fort. Avec sa candidature, Mike Bloomberg fait voler les efforts démocrates en éclats.[8]

Si Donald Trump avait évité d’autofinancer sa propre campagne, par conviction qu’il ne pouvait gagner et par manque probable de moyens financiers, [9] Bloomberg semble déterminé à payer le prix nécessaire à sa victoire. Un duel de milliardaires pour la Maison-Blanche constituerait l’aboutissement logique de 50 ans d’efforts législatifs pour déréguler le financement des élections.

Quel impact sur la primaire démocrate ?

Pour battre Trump, Bernie Sanders (et, dans une moindre mesure, Elizabeth Warren) fait campagne en dénonçant l’influence de l’argent sur la politique et en fustigeant la corruption qui gangrène la Maison-Blanche, tout en avançant un programme populaire plébiscité par 70 % des Américains (dont une fraction significative des électeurs de Donald Trump) sur au moins quatre aspects : la nationalisation et socialisation de l’assurance maladie, l’impôt sur les très grandes fortunes, la hausse du salaire minimum et un « new deal vert ». Plutôt que d’appuyer cette vision ambitieuse qui n’a aucune chance d’être votée telle quelle par un Congrès fortement dominé par les conservateurs (républicains et démocrates), ou simplement de financer des campagnes sénatoriales de candidats plus modérés qui pourraient tempérer les ardeurs socialistes d’un hypothétique président Sanders, les riches donateurs et l’establishment démocrate usent de tous leurs moyens pour tuer ce projet politique dans l’œuf, témoignant du refus croissant de la classe capitaliste de voir son pouvoir subir le moindre début de contestation.

Le résultat risque d’être désastreux pour les démocrates. Non seulement des millions de dollars disponibles pour combattre le parti républicain sont dépensés pour convaincre les Américains que tout projet politique désirable et ambitieux n’est pas réaliste, mais avec l’arrivée de Bloomberg, la corruption et connivence de Trump avec les puissances financières risquent d’apparaitre comme de l’amateurisme.

Ironiquement, cette nouvelle configuration pourrait aider Elizabeth Warren et Bernie Sanders, qui voient leur critique d’un système politique corrompu par l’argent explicitement validé. Surtout, Bloomberg devrait en priorité grignoter l’électorat de Biden et celui de Buttigieg, puis de Warren, avant que Sanders n’observe une fuite de ses propres soutiens.

Cependant, il ne faut pas sous-estimer l’efficacité des publicités ciblées et du soutien médiatique, qui semblent être à l’origine de l’étonnante percée de Pete Buttigieg. En attaquant les propositions de Sanders et celles de Warren, comme le fait déjà implicitement son premier spot publicitaire, la campagne de Bloomberg pourrait servir à contenir Sanders et propulser Buttigieg. Mais les médias américains en général et la chaîne prodémocrate MSNBC en particulier s’en chargent déjà gratuitement et quotidiennement, avec des résultats mitigés. [10] Ce qui amène à s’interroger sur la finalité de la candidature Bloomberg, et la perspicacité de ce dernier. Au-delà d’une forme de vanité, on peut y voir un cas d’école d’aveuglement de classe. Les élites démocrates évoluent entre elles et emploient des collaborateurs prompts à chanter leurs louanges et renforcer leurs illusions de destinée manifeste et de supériorité intellectuelle. Après avoir offert un tremplin à Donald Trump en 2016, ces élites illusionnées pourraient, malgré elles ou sciemment, faciliter sa réélection en 2020.

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Notes et références :

Auteur : @politicoboyTX

[1] Lire cette enquête du New York Times : « Stop Sanders democrat are agonizing over his momentum »

[2] Lire cette enquête de Politico « Waiting for Obama »

[3] Lire Jacobinmag : « Le véritable Obama montre enfin son visage » pour plus de détails sur les assauts répétés d’Obama contre la gauche américaine. https://www.jacobinmag.com/2019/11/obama-socialism

[4] À propos de la candidature de Deval Patrick et de sa carrière, lire cette analyse de Matt Taibbi (Rolling Stone) et celle-ci de Jacobin

[5] Pour les détails sur les aspects financiers des dépenses de campagne de Bloomberg, lire : https://abcnews.go.com/Politics/bloomberg-places-upward-254-million-worth-television-ads/story?id=67235779

[6] Pour les détails de sa stratégie électorale, lire https://fivethirtyeight.com/features/how-michael-bloombergs-late-bid-for-the-democratic-nomination-could-go/

[7] Lire à ce propos l’analyse de Matt Taibbi (RollingStone): https://www.rollingstone.com/politics/political-commentary/michael-bloomberg-presidential-run-2020-news-journalism-media-bias-918323/

[8] Lire dans Le Monde cette tribune de Julia Cagé : https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/11/26/la-candidature-de-michael-bloomberg-est-une-mauvaise-nouvelle-pour-la-democratie_6020508_3232.html

[9] Trump n’a versé que 12 millions de dollars pour les primaires, sous la forme d’un prêt. En juillet 2016, il rechignait encore à mettre davantage d’argent dans la campagne, sa contribution totale étant estimée à 60 millions de dollars, la majeur partie sous forme de prêts et de factures à ses propres entreprises. https://www.politifact.com/truth-o-meter/statements/2016/feb/10/donald-trump/donald-trump-self-funding-his-campaign-sort/

[10] : En particulier, la chaîne MSNBC et le New York Times, médias les plus influents auprès des électeurs démocrates. Pour plus de détails, lire : https://www.jacobinmag.com/2019/11/corporate-media-bernie-sanders-bias-msnbc-warren-biden

Elizabeth Warren : alliée ou ennemie de Sanders ?

Elizabeth Warren aux côtés d’Hillary Clinton. Bernie Sanders, sénateur du Vermont. © Tim Pierce et Gage Skidmore via Wikimedia Commons.

Lors des débats de la primaire démocrate Elizabeth Warren et Bernie Sanders se sont mutuellement épargnés et ont focalisé leurs attaques sur les multiples candidats de l’establishment, Biden en tête. Une stratégie efficace à en juger par le désarroi de l’aile centriste des Démocrates, documenté dans nos colonnes. Mais la similarité des programmes de Warren et de Sanders est l’arbre qui cache la forêt : la sénatrice du Massachusetts adopte une démarche technocratique visant à réconcilier les Démocrates autour de propositions modérées tandis que Sanders se pose en leader d’un mouvement “révolutionnaire” qui ne se limite pas à la conquête de la Maison Blanche.


Une proximité avec Sanders… mais aussi avec Clinton

Élu à la Chambre des Représentants de 1991 à 2007 et au Sénat depuis, Bernie Sanders a longtemps été le seul élu n’appartenant ni aux Démocrates, ni aux Républicains. Quant à ses convictions (gratuité de l’université, Medicare for All, pacifisme…), on ne peut pas dire qu’elles soient partagées par ses collègues. Ainsi, l’élection de Warren au Sénat en 2013, qui défend des mesures de régulation du capitalisme américain débridé, rompt l’isolement de l’élu du Vermont. Bien que Sanders ait toujours été plus radical que l’élue démocrate, il n’hésite pas à soutenir ses propositions modérées, comme le Bank on Student Loans Fairness Act, qui limite les taux d’intérêt des prêts étudiants, mais n’abolit pas la nécessité d’y recourir. Les occasions de coopération entre les deux sénateurs sont nombreuses au cours des années suivantes, notamment autour du Medicare for All, c’est-à-dire une protection maladie universelle.

La stratégie de Warren est en réalité la même depuis des années : convaincre l’establishment démocrate d’accepter quelques concessions sociales en leur proposant de canaliser le dégagisme et les exigences socialistes portées par Sanders.

En 2016, lorsque Sanders décide d’affronter Hillary Clinton, couronnée d’avance par tout le parti démocrate, Warren demeure très silencieuse. Bien qu’elle encourage Sanders à continuer sa campagne, elle annonce son soutien à Clinton en juin 2016 alors que le retard de Sanders devient irrattrapable. Grâce à sa popularité, qui fait d’elle la figure majeure de l’aile gauche du parti, elle est pressentie pour devenir vice-présidente de Clinton et cherche à imposer des politiques progressistes dans le programme de cette dernière. Cette stratégie fut un échec total. Trop confiante en elle-même et soumise aux lobbies, l’ancienne première dame n’accepte aucune des idées de Warren et préfère aller draguer les électeurs républicains rebutés par Trump. Ainsi, elle choisit Tim Kaine, un sénateur au profil très conservateur, comme running mate. Depuis, les deux femmes sont resté en contact et Warren compte sur le soutien de l’ancienne candidate pour obtenir le soutien des superdélégués démocrates. Ces pontes démocrates, très décriés en 2016 car ils ne sont pas élus, pourraient encore jouer un rôle majeur dans la sélection du candidat du parti. En effet, il est probable que l’éparpillement des voix lors de la convention du parti n’aboutisse pas à la majorité requise, entraînant un second vote lors duquel les superdélégués ont toujours le droit de vote. La stratégie de Warren est en réalité la même depuis des années : convaincre l’establishment démocrate d’accepter quelques concessions sociales en leur proposant de canaliser le dégagisme et les exigences socialistes portées par Sanders.

“Warren a un plan pour ça”

Loin d’être une conspiration, la sympathie d’Elizabeth Warren à l’égard des tous les défenseurs de l’inertie néolibérale se traduit également dans sa campagne. Quoique les propositions phares de la candidate ressemblent à celles de Sanders, le diable se niche dans les détails. Son plan pour une assurance santé serait par exemple mis en place en deux temps, et les compagnies d’assurance privées ne seraient pas abolies immédiatement, mais “à terme”. Or, si elle n’utilise pas la fenêtre d’opportunité que représenterait son élection, elle perdra rapidement le soutien des électeurs et ne parviendra pas à vaincre l’industrie pharmaceutique et les assureurs, qui sont près à tout pour conserver leur profits. Quant au financement du Medicare for All selon Warren, il correspond à une taxe sur les classes moyennes que la candidate prétend éviter. De tels “compromis” aboutiront nécessairement à la démoralisation des Américains, qui renonceront à défendre leurs intérêts si la réforme phare qu’on leur avait promis offrent des résultats décevants.

Il en est de même en matière de financement de sa campagne: alors qu’elle met en avant le fait qu’elle n’accepte que les petits dons, tout comme Sanders, elle a pourtant utilisé les 10,4 millions de dollars offerts par des gros donateurs (notamment issus de la Silicon Valley) qu’il lui restait de sa campagne de réélection au Sénat en 2018. Et ne s’est pas privé d’évoquer qu’elle accepterait les dons de super PACs si elle gagnait la primaire… Aucun doute n’est donc permis : le financement, même partiel, de sa campagne par des groupes d’intérêts va obligatoirement la conduire à des positions plus molles. Alors que la trahison des espoirs de changement incarnés par Obama – qui débuta son mandat en sauvant le secteur bancaire – a contribué au succès de Trump en 2016, les Démocrates s’entêtent à défendre les vertus du compromis et de la gestion rigoureuse des comptes publics, dont les Républicains se fichent éperdument. Quoiqu’elle ose être plus radicale que la moyenne, Elizabeth Warren ne fait pas exception à la règle.

T-shirt “Warren has a plan for that”. Capture d’écran du site de la candidate.

L’ancienne professeure de droit (Warren a enseigné dans les universités les plus réputées, dont Harvard, ndlr) joue à fond sur son image d’universitaire capable de concevoir des projets de lois complexes traduisant ses engagements de campagne. A tel point qu’on trouve sur son site de campagne un t-shirt “Warren has a plan for that”, un refrain récurrent de ses militants devenu un mème internet. Ce positionnement technocratique de policy wonk dépolitise sa campagne en encourageant ses soutiens à se contenter de la faire élire puis à lui faire confiance, plutôt que d’engager de vrais rapports de force avec les banquiers, les milliardaires et les multinationales. 

Plus risqué encore, Elizabeth Warren joue à plein la carte de l’affrontement culturel contre Donald Trump, terrain où les Démocrates finissent toujours perdants. Plutôt que d’évoquer les difficultés que vivent les Américains, elle a cherché à démontrer à Trump, qui la surnomme “Pocahontas” qu’elle avait bien un peu de sang d’origine amérindienne, certificat à l’appui. Réponse du président : “who cares?” Accorder une quelconque importance aux propos provocateurs du locataire de la Maison Blanche revient à lui offrir la maîtrise des termes du débat. Il y a ainsi fort à parier que les torrents de racisme, de sexisme et de mensonges utilisés par Trump pour gagner il y a 3 ans auront le même effet en 2020 s’ils sont toujours au centre de l’élection. Mais cette focalisation sur les enjeux culturels et la défense, évidemment nécessaire et légitime, des droits des minorités est une stratégie pertinente pour convaincre les électeurs de la primaire démocrate. Ce corps électoral est avant tout composé de personnes éduquées, évoluant dans un monde cosmopolite et aux positions professionnelles plutôt confortables. Le magazine Jacobin les nomme ironiquement “Patagonia Democrats– en référence à la marque de vêtements dont les polaires à plusieurs centaines d’euros sont très populaires chez les cadres “cool” – et rappelle que les Démocrates ont gagné les 20 districts les plus riches du pays lors des midterms de 2018. Avant d’ajouter que Warren est donné gagnante auprès des personnes qui gagnent plus de 100.000 dollars par an par tous les sondages. 

En résumé, le positionnement modéré d’Elizabeth Warren, entre un Joe Biden qui mène une mauvaise campagne et un Bernie Sanders jugé trop radical par les démocrates classiques, lui offre une chance solide d’être la candidate de l’opposition. Mais sa volonté de compromis et sa mise en avant du clivage culturel ne lui donnent guère de chances contre Trump et limite sérieusement l’espoir d’un changement radical de la politique américaine.

Sanders appelle à la “révolution politique”

Après le succès inattendu de sa campagne de 2016, Bernie Sanders n’a pas voulu laisser retomber l’espoir qu’il a fait naître. Il a ainsi mis sur pied “Our Revolution, une structure qui vise à faire élire des personnalités aux idées proches des siennes et est venu apporter son soutien à toutes les luttes qu’il entend défendre. Signe que les luttes sociales sont de retour, le nombre de grèves aux USA est en effet à son plus haut depuis les années 1980. Qu’il s’agisse de salariés d’Amazon, d’enseignants, d’employés de fast-food ou d’autres professions, l’appui du sénateur du Vermont a galvanisé les grévistes qui se battent pour de meilleurs salaires et conditions de travail et sans doute joué un rôle dans les victoires importantes obtenues ces derniers mois. Durant ses meetings, le candidat encourage systématiquement ses supporters à soutenir les luttes sociales autour chez eux et son équipe envoie même des invitations à rejoindre les piquets de grève par email et SMS. En retour, les prolétaires de l’Amérique contemporaine lui témoignent de leur confiance par des petits dons : en tête de ses donateurs, on trouve les employés de Walmart (chaîne de supermarché, premier employeur du pays), de Starbucks, d’Amazon, Target (autre chaîne de supermarché) et du service postal.

Bernie Sanders et Alexandria Occasio-Cortez en meeting dans l’Iowa. © Matt A.J. via Flickr.

En parallèle de cette mobilisation sur le terrain, Sanders met aussi à profit sa présence au Sénat en proposant des projets de loi comme le Stop BEZOS Act (du nom du patron d’Amazon, homme le plus riche du monde), le Raise the Wage Act, le Medicare for All Act ou le College for All Act, forçant les élus démocrates à se positionner sur les enjeux socio-économiques. Car le leader socialiste ne se fait pas d’illusions: sa victoire ne serait que le début, et non l’achèvement, du démantèlement du néolibéralisme. Un de ses slogans de campagne, “Not me, us!”, traduit cet appel à un mouvement social de masse en parallèle de sa candidature.

Le leader socialiste ne se fait pas d’illusions: sa victoire ne serait que le début, et non la fin, du démantèlement du néolibéralisme. Un de ses slogans de campagne, “Not me, us!”, traduit cet appel à un mouvement social de masse en parallèle de sa candidature.

Les médias, bien sûr, préfèrent se concentrer sur le commentaire des sondages et ne ratent pas une occasion d’annoncer que sa campagne ne prend pas, alors que Sanders a environ autant d’intentions de vote que Warren et Biden. Beaucoup de journalistes l’attaquent sur son âge, 78 ans, notamment suite à une récente attaque cardiaque, mais il faut dire que celui de ses concurrents est relativement proche : Joe Biden a 76 ans, Donald Trump en a 73 et Elizabeth Warren 70. Un autre stéréotype mis en avant par les médias est celui du profil de ses soutiens, dénommés “Bernie bros”, qui seraient presque exclusivement des jeunes hommes blancs de gauche. Il est pourtant le candidat qui reçoit le plus de dons de la part des latinos, des militaires et des femmes et les sondages le place en tête des intentions de vote chez les afro-américains, à égalité avec Joe Biden. Quant à ses propositions, plus radicales dans tous les domaines que celles de Warren, elles sont bien sûr sous le feu des critiques.

Si d’aucuns reprochent au sénateur du Vermont son chiffrage parfois moins précis que celui de Warren, d’autres mettent en avant sa fine compréhension du jeu politique, affaire de rapport de forces : Sanders est conscient que pour avoir une quelconque chance d’appliquer son programme, il ne lui suffira pas d’être élu président, mais devra compter sur le soutien de millions d’Américains prêts à se mobiliser pour soutenir ses efforts.

Cela lui suffira-t-il pour gagner la primaire, puis l’élection contre Trump ? Même s’il est encore tôt pour en être certain, des signaux faibles permettent de l’envisager. Ses meetings ne désemplissent pas et donnent à voir des foules immenses, comme à New York le mois dernier et à Los Angeles plus récemment. Alexandria Occasio-Cortez, plus jeune élue du Congrès à 29 ans, enchaîne les meetings à ses côtés et va à la rencontre des électeurs dans les Etats clés, notamment l’Iowa, premier état à voter dans les primaires, et la Californie, qui fournit le plus grand nombre de délégués. Ce soutien de poids et l’image personnelle de Sanders, celle d’un homme ayant passé toute sa vie à défendre les causes qu’il porte aujourd’hui, l’aident à se différencier nettement de Warren. Le sénateur du Vermont se refuse en effet à attaquer de façon directe sa concurrente afin de ne pas froisser ses électeurs et de conserver de bonnes relations avec celle qui pourrait être son alliée s’il gagne la primaire. 

S’il obtient la nomination, le leader socialiste a de bonnes chances de défaire Donald Trump, ce que confirme presque tous les sondages. Contrairement à ses rivaux démocrates qui ont du mal à élargir leurs bases électorales, Bernie parvient en effet à séduire nombre d’abstentionnistes et d’électeurs républicains. En avril, lors d’un débat organisé par Fox News (il est le seul candidat de la primaire à s’être prêté à l’exercice), il a reçu le soutien de l’écrasante majorité du public malgré les attaques répétées des présentateurs de la chaîne conservatrice. Bien qu’il refuse de l’avouer en public, Donald Trump est conscient du fait que sa base électorale puisse lui échapper au profit du défenseur du socialisme démocratique: lors d’une réunion à huis clos, il aurait déclaré : “il y a des gens qui aiment Trump (sic), mais pas mal de monde aime bien les trucs gratuits aussi“, en référence aux propositions d’annulation des dettes étudiantes et de la gratuité d’accès à la santé. On comprend donc mieux pourquoi le président américain essaie de faire de Joe Biden son adversaire l’an prochain !

« Les sanctions américaines contre l’Iran sont d’une grande brutalité et les Européens laissent faire » – Entretien avec Thierry Coville

Téhéran © Vincent Ortiz pour Le Vent Se Lève.

Frappée par les sanctions américaines, l’économie de la République islamique d’Iran est proche de l’asphyxie. La doctrine de « pression maximale » des États-Unis, visant à faire chuter le régime des mollahs, est une manifestation de l’extra-territorialité du droit américain et de la portée mondiale des sanctions qu’ils édictent. Thierry Coville, chercheur à l’IRIS, auteur de plusieurs ouvrages dédiés à l’Iran et spécialiste de l’économie iranienne, revient pour LVSL sur ces questions. Entretien réalisé par Antonin Hoffmann et Vincent Ortiz.


LVSL – On évoque souvent la République islamique d’Iran à travers son système politique complexe ou son action à l’international, mais généralement peu son économie, sinon sous l’angle des sanctions étrangères et de leurs effets. L’image que l’on en a est souvent celle d’une économie très étatisée ou largement contrôlée par le corps politico-militaire des Gardiens de la Révolution. Quel rôle jouent, dans les faits, les différents acteurs privés, publics et para-publics?

Thierry Coville – Nous avons affaire à une économie étatisée, contrôlée par le secteur public ; même si les chiffres officiels ne sont pas disponibles, on pense que ce secteur englobe 80 % de l’économie, et le secteur privé 20 %. Dans les 80%, il faut distinguer le public de ce que l’on appelle le para-public, qui concerne les entreprises qui appartiennent aux pâsdârân [ndlr « corps des gardiens de la révolution islamique », organisation para-militaire fondée en 1979] et aux fondations. Le secteur proprement public contrôle néanmoins une bonne partie de l’économie, autour de 50%, ce qui laisse 30 % aux pâsdârân et aux fondations. Il est donc faux de dire que l’économie iranienne est dominée par les pâsdârân. Cela fait partie d’un discours visant à présenter l’Iran de la manière la plus dépréciative possible dans tous les domaines : une dictature qui serait de surcroît dominée par des militaires sur le plan économique.

Il existe un véritable secteur privé en Iran dans l’agroalimentaire, le textile ou encore le domaine de la construction, bien qu’il soit dominé par l’État. Le secteur public est prédominant du fait de la prévalence d’idées tiers-mondistes de gauche au lendemain de la Révolution [ndlr la révolution de 1979, qui renversé le régime du Shah et abouti à la proclamation de la République islamique d’Iran]. On trouvait également l’idée – pas totalement exacte – selon laquelle le secteur privé d’avant la Révolution était lié au pouvoir précédent. Pour ces raisons, on a assisté à une nationalisation massive de l’économie iranienne dans tous les secteurs.

Le secteur para-public est constitué de fondations religieuses basées sur un système que l’on nomme waqf dans lequel les musulmans sont censés effectuer des dons à une institution religieuse qui elle-même est ensuite chargée de faire œuvre de charité. En vertu de ce système de waqf on trouve, par exemple, une institution qui s’occupe du tombeau de l’Imam Rezâ à Machad, lieu de pèlerinage très important pour les chiites, ce qui permet d’amasser une fortune qui est ensuite réinvestie dans l’économie. On trouve donc ces fondations religieuses qui jouent un rôle très important en Iran depuis longtemps, aux côtés d’autres fondations qui ont été créées juste après la Révolution. Dans tous les cas, c’est le même système qui prévaut : des organisations autonomes par rapport à l’État, exemptées d’impôts, à qui un rôle social est dévolu. Elles ont développé une activité économique importante et leur proximité avec le pouvoir religieux iranien leur permet un accès facile aux crédits bancaires. Elles sont le produit d’une hybridation entre économie et politique. Les pâsdârân fonctionnent sur le même principe ; ils développent des activités économiques qui ne sont pas contrôlées par l’État – ils ne rendent de compte qu’au Guide [ndlr le président de la République islamique d’Iran, Hassan Rohani, partage le pouvoir avec le « Guide » Ali Khamenei, principale figure de l’autorité religieuse iranienne].

Pour comprendre le fonctionnement de l’économie iranienne, il faut prendre en compte la nature duale du pouvoir iranien. Les pâsdârân ne sont pas contrôlés par l’État et ne paient pas d’impôts, mais ils assurent une base économique, sociale et politique au pouvoir politique conservateur et religieux d’Iran. En retour, les employés qui travaillent pour les pâsdâran et les fondations sont conduits à voter en faveur de ce système qui leur permet d’avoir un travail. Le système des pâsdârân est donc important, mais il est faux de dire qu’il domine l’économie iranienne.

LVSL – Le président Hassan Rohani, centriste et soutenu par les courants réformateurs, a été élu sur la promesse d’un développement économique rapide grâce à l’ouverture du pays, elle même permise par la négociation sur le dossier nucléaire. L’Iran semble en effet disposer d’un certain nombre d’avantages en terme tant de capital humain que de ressources naturelles, et un marché intérieur de 80 millions d’habitants. Entre la signature de l’accord de Vienne et l’élection de Donald Trump, les Iraniens avaient-ils des raisons d’espérer un boom économique ? 

TC –  Le programme économique de Hassan Rohani, visant à attirer des investisseurs étrangers en Iran, était assez classique. Lorsque les sanctions ont été levées, la croissance économique s’est accrue et les investisseurs ont commencé à affleurer en Iran. Le pays partait de loin, et les obstacles à l’investissement étranger n’étaient pas uniquement liés aux sanctions. L’Iran était un pays très fermé depuis la Révolution, en voie de développement, grevé de tous les obstacles habituels à l’investissement : bureaucratie, corruption, etc. Le calcul était assez bon ; les investissements étrangers sont passés de 2 ou 3 milliards de dollars en 2016 à 5 milliards de dollars en 2017, juste avant la sortie des États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien. Rohani voulait également augmenter la part du secteur privé dans l’économie iranienne. Il s’agissait donc d’un programme assez classique de libéralisation. Cela aurait-il répondu aux problèmes sociaux que connaît l’Iran ? C’est un débat très classique. J’aurais tendance à répondre par la négative car l’Iran est notamment marqué par un chômage élevé, qui frappe en priorité les jeunes diplômés. Je pense cependant qu’elle aurait permis à l’économie iranienne de connaître davantage de croissance. L’Iran souffre de problèmes qui sont davantage structurels, liés au mauvais fonctionnement de l’État, qui demanderaient des réformes irréductibles à une libéralisation de l’économie. La situation macro-économique, si les sanctions américaines n’avaient pas été imposées, se serait sans doute améliorée, et le secteur privé aurait pris une place grandissante.

Il faut évoquer un autre problème : la dépendance de l’Iran par rapport aux revenus pétroliers, qui rend le pays vulnérable aux sanctions américaines. Pour attaquer l’économie iranienne, il suffit de la priver des ses exportations pétrolières. Le programme de libéralisation économique porté par Rohani aurait-il permis de diminuer la dépendance pétrolière ? On peut en douter. 

LVSL – L’élection à la présidence des Etats-Unis de Donald Trump, puis sa sortie de l’accord de Vienne le 8 mai 2018 ont ruiné les espoirs des Iraniens et les projets des investisseurs étrangers, avec le retour des sanctions économiques destinées à faire plier le gouvernement de Téhéran. Dans les faits, quelles formes prend la guerre économique menée par Washington, et comment le gouvernement américain parvient-il à imposer à tous la fermeture du pays ? 

TC – Les sanctions américaines sont d’une brutalité absolue. C’est simple : le projet américain est d’étouffer l’économie iranienne, dans l’optique de contraindre les Iraniens à négocier. Ils souhaitaient stopper les échanges de l’Iran avec le reste du monde, et y sont finalement assez bien arrivés par la mise en place – selon leurs propres mots – d’un chantage vis-à-vis des entreprises du reste du monde. Le contrat est clair : si une entreprise travaille avec l’Iran, elle n’a plus le droit de commercer avec les États-Unis. C’est une stratégie gagnante pour les États-Unis, au mépris total du droit international et de la souveraineté des autres pays. La Russie est l’un des seuls pays à avoir refusé ce diktat, mais il s’agit d’un pays exportateur de pétrole : l’Iran ne peut donc compter sur la Russie pour lui acheter le sien. Plus important : la Chine résiste également à ce diktat, n’étant pas en situation d’immédiate dépendance par rapport aux Etats-Unis, comme peut l’être l’Europe. Les entreprises chinoises, qui n’ont pas d’intérêts aux Etats-Unis, peuvent donc commercer avec des « États-voyous », sans crainte de sanctions américaines. Cela reste insuffisant pour l’Iran, dans la mesure où le pétrole représente pour lui 80% des exportations et entre 40 et 50% des recettes budgétaires. Tous les pays à part la Chine ayant cessé d’acheter du pétrole à l’Iran, la croissance est devenue négative et l’inflation a augmenté.

La situation est simple : les États-Unis violent le droit international et imposent brutalement un chantage au reste du monde. C’est une stratégie quasiment assumé par le gouvernement américain et acceptée dans une certaine mesure par les Européens. Conscients du fait que leur souveraineté nationale est piétinée par les États-Unis, ils ont laissé faire. Leur situation est compliquée, et ils n’étaient pas prêts à résister aux États-Unis pour un certain nombre de raisons – du fait de l’alliance transatlantique entre autres. Par ailleurs, l’Europe ne dispose pas nécessairement des instruments juridiques qui permettent de s’opposer à l’extra-territorialité du droit américain. Mais si l’on met à part ces facteurs, on n’a pas senti de volonté de s’opposer à l’agenda du gouvernement américain de la part des Européens, qui ont validé les sanctions comme un état de fait. À partir de mai 2018, Trump impose aux entreprises européennes le chantage suivant : ou bien le marché américain, ou bien le marché iranien. Il ne s’est trouvé aucun représentant politique européen pour protester ; les entreprises européennes ont donc été abandonnées face au droit américain. Un rapport de force est à l’oeuvre, au mépris absolu du droit international ; s’il s’agit d’une expérimentation visant à tester l’application du droit américain au reste du monde force est de constater que l’Europe a laissé faire. 

LVSL – Peut-on dire aujourd’hui que l’économie iranienne est exsangue ? Les mesures prises par le gouvernement pour faire face à la crise, comme l’introduction d’une nouvelle monnaie annoncée le mois dernier, peuvent-elles avoir une certaine efficacité ?

TC – L’inflation, qui avait ralenti et était tombée en-dessous de 10%, est remontée au-dessus de 40% si ce n’est pas plus. L’économie est en récession et le chômage, qui était déjà élevée, ne cesse d’augmenter. On peut penser qu’il est au moins à 20% actuellement, et sans doute beaucoup plus élevé chez les jeunes diplômés.

Quelles sont les marges de manœuvre du gouvernement iranien ? Il essaie d’exporter son pétrole, mais la plupart des pays cèdent aux pressions des États-Unis. La deuxième stratégie concerne les ajustements internes. L’Iran, qui avait bénéficié des exportations de pétrole entre la levée des sanctions début 2016 et leur rétablissement en mai 2018, avait accumulé quelques devises que l’on estimait, fin 2018, à 100 milliards de dollars. Ils les dépensent de manière très parcimonieuse dans le but de tenir un certain temps. Le gouvernement essaie également de limiter ses dépenses, dans la mesure où il est privé d’une grande partie de ses recettes budgétaires. Il tente d’augmenter les exportations non-pétrolières avec les pays voisins comme l’Irak, le Qatar, la Syrie – bien que ce soit compliqué du fait de l’état de la Syrie. Il devient difficile pour les États-Unis d’imposer des sanctions sur ces exportations car les pays de la région sont fortement dépendants des échanges avec l’Iran. Certains, comme l’Afghanistan, ne possèdent pas forcément d’entreprises qui ont d’importants intérêts aux États-Unis, et il n’est alors pas aisé d’exercer un chantage sur elles.

Il peut y avoir des modes de paiement qui ne sont pas contrôlés – le liquide par exemple – qui ne peuvent pas être contrôlés. Les Iraniens tentent de les favoriser. Dans tous les cas, et cela vaut pour n’importe quel pays, face à des sanctions aussi brutales, il est difficile de mener une stratégie de contournement. On ne peut qu’amortir le choc. 

LVSL – Suite au retour des sanctions américaines, l’Iran a à son tour outrepassé l’accord en dépassant les limites imposées à l’enrichissement d’uranium. La relance d’un programme nucléaire est-elle un moyen de pression réelle dans l’état actuel des choses ou s’agit-il surtout de menaces symboliques ? 

TC – C’est une réaction logique de l’Iran face à la sortie unilatérale de l’accord de la part des États-Unis et à l’imposition de sanctions brutales et massives. Les sanctions américaines ont conduit à une véritable crise économique en Iran. L’accord de 2015, rappelons-le, prévoyait que l’Iran limite le développement de son programme nucléaire, en échange de la levée des sanctions. On a donc affaire à une réaction rationnelle du côté de l’Iran : l’attitude des États-Unis ne lui permet aucun bénéfice économique, mais bien la plongée dans une crise économique.

Pendant un an, malgré le rétablissement des sanctions, l’Iran a proclamé son respect de l’accord, tout en demandant aux Européens de respecter leur engagement lié au JCPOA et de faire en sorte que l’Iran reçoive les bénéfices économiques de l’accord. Ce qui signifiait concrètement que les Européens « résistent » à la pression américaine en continuant de commercer avec l’Iran. Les Européens n’ont rien fait. L’Iran a donc rompu avec cette politique de « patience stratégique » qui a prévalu de mai 2018 à mai 2019, avant de prendre des mesures contraires à l’accord – qui demeurent réversibles dans le cas où les Européens tiendraient leurs promesses et permettraient de compenser les sanctions américaines.

Cela va faire trois fois que les Iraniens vont à l’encontre de l’accord. La première fois, ils ont augmenté le stock d’uranium faiblement enrichi en dépassant les limites prévues. La seconde fois ils ont accru leur taux d’enrichissement d’uranium de 3,7% à 4,5%. La dernière mesure qu’ils ont annoncée, c’est le développement du programme de recherche, qui était limité par l’accord, avec l’utilisation de nouvelles centrifugeuses. Il s’agit d’un moyen de pression visant à faire comprendre aux États-Unis et notamment aux Européens – s’ils continuent à rester passifs – qu’ils finiront par sorti de l’accord.

LVSL – Le but avoué des sanctions américaines est de fragiliser le régime afin de provoquer sa chute ou de l’obliger à accepter une renégociation de l’accord dans un sens plus favorable à Washington et au crédit du président Trump. Peut-on penser que, discrédité par ses échecs économiques devant une société civile de plus en plus autonome, le pouvoir iranien soit contraint de céder, validant ainsi le calcul des stratèges américains ? Ou au contraire, que face à l’échec de la présidence et des réformateurs, on assiste à un renforcement du Guide de la Révolution et des courants les plus conservateurs, menant à une escalade de tensions toujours plus rapide ? 

TC – Officiellement, les États-Unis ne souhaitent pas un changement de régime. Initialement, Trump réimpose toutes les sanctions en mai 2018 et Mike Pompeo conditionne leur levée au respect de douze points qui ne correspondraient à rien de moins qu’une reddition de l’Iran. Ils exigent du gouvernement iranien qu’il mette un arrêt au programme nucléaire, à son programme balistique, qu’il mette fin au soutien au Hezbollah du Liban et à son interventionnisme en Irak et Syrie. Il s’agirait d’une reddition sans conditions qui permettrait d’entrer dans une phase de négociations, lesquelles autoriseraient éventuellement la levée des sanctions. 

Si l’Iran acceptait toutes ces conditions, ce serait l’équivalent changement de régime puisque cela ne s’appellerait plus la République Islamique d’Iran. Le chercheur Clément Therme a écrit à ce propos : « les seules sanctions que les Américains n’ont pas mises est le fait d’obliger tous les musulmans à devenir chrétien (la population est à 99% musulmane) ». Ce qui est intéressant de voir est que c’est justement Trump qui, depuis quelques semaines, a complètement changé de stratégie, et a annoncé qu’il était prêt à rencontrer Rohani sans conditions. Il se rend bien compte qu’on lui a promis qu’il y aurait un changement de régime s’il sortait de l’accord de 2015. Une erreur manifeste a été faite par les experts, car quand on connait la réalité en Iran, il n’était pas possible qu’il y ait un changement de régime. On constate un raidissement du pouvoir en Iran depuis la sortie des Etats-Unis de l’accord. Les radicaux ont de plus en plus de pouvoir. Le politique du regime change est inefficace. Regardez, au Venezuela par exemple, on voit que cela ne fonctionne pas. Alors en Iran, avec un régime qui existe quand même depuis la Révolution, qui a résisté à la guerre avec l’Irak… Ce n’est pas un système imposé de l’extérieur et qui n’aurait pas de liens sociaux-économiques et politiques avec la population qui peut remplacer le régime actuel, même si ce dernier suscite du mécontentement à l’intérieur du pays. Malgré son aspect dictatorial, il s’agit d’un régime qui est totalement imbriqué dans la réalité sociale et politique de l’Iran. Il est donc impossible d’imaginer un changement de régime.

Trump se rend compte que cette stratégie ne fonctionne pas et qu’il faut trouver une issue pour les pousser à négocier sur les 12 points. Pour preuve, alors que l’Iran a abattu un drone américain fin juin, Trump a refusé de répondre militairement, contrairement à ce que lui demandait John Bolton. Il a également réalisé que cette stratégie américaine conduit à faire monter les tensions avec l’Iran. Or, il réalise que la situation est mauvaise et ne veut pas une guerre. Trump s’est tout de même fait élire sur l’idée que ces conflits sans fin au Moyen-Orient sont terminés. Un conflit avec l’Iran est donc compliqué, surtout que ce pays a bien fait comprendre que cela pourrait embraser la région très rapidement. Trump cherche donc une échappatoire qui lui permette de sortir la tête haute. Cependant, il lui est difficile de revenir dans l’accord de 2015 sans se déjuger complètement. De plus, il y a les élections dans un peu plus d’un an aux Etats-Unis. Le souhait de Trump est donc d’essayer d’avoir une rencontre avec Rohani, et de donner l’impression qu’il renégocie cet accord en y mettant sa marque. 

LVSL – Les sanctions économiques sont contestées par un nombre important d’acteurs privés aux États-Unis, qui y voient un frein à leur prospérité. L’intense lobbying des multinationales pétrolières américaines visant à concrétiser l’accord nucléaire iranien sous Obama en est un indicateur. Quels sont les déterminants politiques qui poussent l’administration Trump à adopter cette politique de sanctions à l’égard de l’Iran ?

TC – La question est : pourquoi est-il sorti de l’accord ? C’est une question que tout le monde se pose, parce que finalement, on peut se dire « tout ça pour ça ». Il a quand même fortement réduit ses ambitions, il veut maintenant une rencontre avec les dirigeants iraniens, mais ceux-ci ont bien compris qu’il voulait juste donner l’impression de renégocier l’accord a minima. Il y a plusieurs explications. Premièrement, le parti Républicain n’a pas accepté le principe de normalisation des relations avec l’Iran qu’avait signé Obama. Il considère associe en effet l’Iran à plusieurs événements : la crise des otages, les attentats du Hezbollah au Liban sur les marines, etc. Ce pays un ennemi, au même titre que l’était l’URSS auparavant. L’idée est que ce pays n’a pas changé depuis la révolution. On ne négocie pas avec un ennemi. Ce point de vue est très puissant dans le parti républicain, et dans une partie de la population américaine, qui a été quand même traumatisée par l’affaire des otages. La deuxième explication est plus personnelle. En effet, l’accord de 2015 était la grande réussite diplomatique d’Obama, donc Trump a voulu s’y attaquer. La troisième explication est, sans doute, le lobbying d’Israël, de l’Arabie Saoudite et des Émirats Arabes Unis. Il est impossible de dire quelle proportion a pris chacune de ces explications. Netanyahou se vante même d’être derrière la décision de Trump. Mais je pense que le premier facteur est important, car tous les candidats de la primaire Républicaine lors des élections de 2016 étaient pour la sortie de l’accord. Ce n’était donc pas Trump tout seul. Derrière lui on trouve tout le parti Républicain, qui refuse l’idée d’une normalisation des relations avec ce pays et ne le voit que comme une menace pour les intérêts américains. Dans ce contexte, ce qui est en train de se jouer sur le plan diplomatique, peut être intéressant. Le parti Républicain peut réaliser que la stratégie de changement de régime est inapplicable au cas de l’Iran. Etant donné que la guerre n’est pas souhaitable, il faut donc bien entamer les négociations.