L’establishment démocrate panique face au succès d’Elizabeth Warren et de Bernie Sanders

Bernie Sanders et Elizabeth Warren © Capture d’écran de la vidéo « Elizabeth Warren & Bernie Sanders: Democratic Priorities in our Budget » publiée sur la chaîne youtube d’Elizabeth Warren, le 22 décembre 2017.

La présidence de Donald Trump n’a jamais été aussi proche de s’effondrer, tandis que la gauche mobilise et élargit la base militante du Parti démocrate dans des proportions record. Pourtant, loin de s’en féliciter, les élites du parti sont en proie à une panique générale. Par Politicoboy.


Donald Trump apparaît plus fragile que jamais, empêtré dans une procédure de destitution qui accable son administration et plombe son taux de popularité, alors que le fiasco du retrait des troupes américaines au nord de la Syrie a fracturé sa propre majorité au Congrès. Signe de la fébrilité du président, Donald Trump a renoncé à son projet d’organisation du prochain G7 dans son propre complexe de Floride, et caresserait même l’idée de vendre son hôtel de Washington, où les Saoudiens louent souvent des centaines de chambres vides pour verser au président des pots-de-vin déguisés.

Dans ce contexte, les dirigeants démocrates devraient se réjouir de voir les campagnes d’Elizabeth Warren et Bernie Sanders engranger des niveaux de dons record de la part des petits donateurs – plus de 74 millions de dollars récoltés pour Sanders, et 60 pour Warren, ce qui fédère ainsi une large base militante.

Pourtant, les élites démocrates et les principaux donateurs du parti sont traversés par un intense mouvement de panique qui s’est matérialisé de multiples façons plus ou moins comiques au fils des derniers jours. Suite au quatrième débat des primaires, les principaux médias ont vendu le récit d’une montée en puissance des deux candidats centristes les mieux placés pour incarner une alternative au néolibéral Joe Biden : Pete Buttigieg et Amy Klobuchar. Cette dernière a fait l’objet d’une surprenante dévotion médiatique, qui lui a permis d’accrocher un 3% dans les sondages nationaux synonymes de qualification au prochain débat. Elle pourra ainsi, avec Pete Buttigieg, prêter main-forte à Joe Biden pour attaquer Sanders et Warren sur les deux propositions de loi les plus plébiscitées par les Américains, y compris par une majorité des électeurs de Donald Trump : l’assurance maladie universelle publique medicare for all et la mise en place de l’impôt sur la fortune (à partir de 25 millions de dollars). Imaginer qu’attaquer les deux candidats les plus mobilisateurs constitue une stratégie gagnante à de quoi laisser dubitatif.

Surtout que Pete Buttigieg, le jeune maire ouvertement homosexuel de la quatrième plus grande ville du petit État conservateur de l’Indiana (élu avec 8500 voix) est moins populaire que le président américain auprès des Afro-Américains, électorat clé du parti démocrate. Quand à Amy Klobuchar, avec 3% d’intention de vote après quatre débats télévisés et six mois de campagne, on l’imagine mal détrôner Joe Biden.

Mais Uncle Joe inquiète les cadres et principaux donateurs du Parti démocrate quant à ses capacités à vaincre Donald Trump. Celui qui a de plus en plus de mal à articuler une réponse cohérente dans un débat télévisé ne possède aucune véritable base militante et aucun appareil pour ferrailler sur Internet et les réseaux sociaux. Il continue pourtant de truster en première place des intentions de vote à la primaire, principalement grâce aux électeurs de plus de 45 ans et la majorité silencieuse peu politisée et effrayée par les grands changements portés par Elizabeth Warren et Bernie Sanders.

La peur semble ainsi le principal affect qui motive cette panique. Celle de Wall Street qui s’effraie à l’idée d’une présidence Warren et celle des élites du parti qui semblent tétanisées à l’idée de gagner une élection. Faisant le constat de la fragilité de Biden et du manque d’alternative à droite, Hillary Clinton a évoqué, à travers de nombreux soutiens et anciens cadres de sa campagne, qu’elle pourrait se lancer tardivement dans les primaires (sic). De grands financiers ont également mentionné la possibilité d’une candidature de John Kerry (qui avait perdu face à Bush) ou de Michael Bloomberg, ancien maire républicain de New York et milliardaire, selon le New York Times.

Ces annonces sont parues quelques jours après une polémique où Hillary Clinton avait accusé, sans la moindre preuve, l’élue d’Hawaï et candidate aux primaires Tulsi Gabbard d’être un agent à la solde du Kremlin. Des propos conspirationnistes extrêmement graves compte tenu du statut de sa cible : Tulsi Gabbard est réserviste après avoir été déployée deux fois sur le front irakien, et sert depuis 9 ans au Congrès des États-Unis. Face au scandale provoqué par ces accusations, Hillary Clinton a fait marche arrière en accusant la presse d’avoir « mal caractérisé » des propos pourtant limpides.

Si l’évocation d’une candidature Clinton ou Kerry de dernière minute en dit long sur le désarroi et la déconnexion des élites démocrates, la décision des principaux donateurs de lancer une campagne de financement pour Joe Biden à l’aide du fonds spécial, dit Super PAC, illustre encore mieux le cœur du problème.

Aux États-Unis, les campagnes électorales sont désormais financées à l’aide de deux mécanismes principaux : les dons individuels aux candidats et campagnes, plafonnés à 4800 dollars par personne et par élection, et les dons illimités aux fonds politiques indépendants des Super PAC (Political action committee) auxquels les entreprises peuvent contribuer sans réelle limite.

En 2019, l’ensemble des candidats démocrates à la primaire se sont engagés à refuser les super PAC. Certains se plient aux dîners et événements destinés aux levées de fonds pour récolter les contributions des riches donateurs et des membres de leurs familles, d’autres, comme Warren et Sanders ne comptent que sur les dons spontanés des petits contributeurs.

Face au torrent d’attaques dont l’accable Donald Trump depuis le début de l’affaire ukrainienne, Biden a décidé d’accepter la création d’un Super PAC pour le défendre. Lui qui n’avait récolté qu’un quart des fonds réunis par le duo Warren/Sanders et avait brûlé ces réserves de cash à une vitesse alarmante va désormais pouvoir compter sur des ressources financières quasi illimitées, provenant d’une poignée d’individus et de lobbies. Si on peut comprendre la nécessité de répondre aux millions de dollars de publicité ciblée via Facebook que Trump diffuse pour attaquer Biden, rien ne garantit que cet argent ne sera pas utilisé contre Sanders et Warren. Buttigieg concentre déjà la plupart de ses efforts contre ses propres collègues via des campagnes de publicité dénonçant la réforme de l’assurance maladie universelle medicare for all.

L’industrie pharmaceutique, l’armement et Wall Street seront les principaux contributeurs du Super PAC pro-Biden. Ses richissimes initiateurs ont indiqué être scandalisés par le fait que les petits donateurs avaient désormais autant de pouvoir pour décider des primaires que les gros. En clair, ils ne supportaient plus l’idée selon laquelle les primaires démocrates seraient… démocratiques. Si on ne peut plus acheter les élections, où va-t-on ?

Reste à savoir si ces efforts ne seront pas contre-productifs, pour Biden ou pour le parti démocrate, dont les principaux donateurs semblent préférer une défaite face à Trump qu’une victoire de Warren.

Aux intérêts économiques de certains et égos des autres s’ajoute un biais idéologique de classe encore plus stupéfiant. Malgré la déroute électorale subie par Hillary Clinton en 2016, une majorité des intellectuels et élites démocrates et médiatiques sont toujours persuadés qu’un candidat de gauche, dont Trump avoue avoir bien plus peur que de Biden, n’aurait aucune chance de l’emporter face au milliardaire. Un entêtement qui vire à l’aveuglement tant les sondages ne cessent de montrer la préférence des Américains pour les positions de l’aile gauche démocrate et en faveur des candidats Sanders et Warren qui sont à dix points d’avance face à Trump. Sans parler du fiasco de 2016 que le parti semble s’obstiner à vouloir reproduire. Dans un spot publicitaire récent, Joe Biden nous invite à faire un don pour sa campagne :  « Une fois de plus, Vladimir Poutine cherche à influencer nos élections. Cette fois, c’est moi la cible (…) Monsieur Poutine, le peuple américain décide de ses élections, pas vous ».

Joker, la valse des mésinterprétations

Extrait du film Joker/ © DR

Auréolé par un prestigieux Lion d’Or du meilleur film à la Mostra de Venise, le Joker de Todd Phillips (sorti le 9 octobre en France) est rattrapé par la critique en Amérique du Nord. On lui reproche une apologie de la violence blanche, voire une représentation complaisante du masculinisme. Or la polémique en dit plus sur les obsessions et les errements intellectuels qui sévissent actuellement outre-Atlantique, que sur le film lui-même.


1971. Stanley Kubrick balance à la face du monde Orange mécanique. Son univers dystopique, où des jeunes en déperdition violent et tuent pour le plaisir, provoque un tollé. Au Royaume-Uni, on raconte, à tort, que des bandes de délinquants, imitant ainsi Malcolm McDowell et ses droogies, se livrent à de similaires actes répréhensibles. Kubrick, croulant sous les lettres de menaces et d’insultes, finit par demander lui-même qu’on retire son film des salles britanniques.

2019. Todd Phillips dévoile son tant attendu Joker. Le grand méchant mythique de Batman, déjà apparu quatre fois sur grand écran face au justicier, se voit offrir un long-métrage en solo, dans le but de raconter ses origines. Le film prend le prétexte du “clown maléfique”, afin de nous décrire la lente plongée dans la folie de ce protagoniste, reflet d’un monde malade, qui lorgne explicitement sur le Nouvel Hollywood, “Taxi Driver” en tête. Une oeuvre dense, à la mise en scène impeccable quoique très insistante sur ses effets, dont l’attraction principale demeure l’incroyable performance de Joaquin Phoenix, étique, désarticulé, fascinant. Son personnage, humoriste raté, atteint d’un handicap mental, lui attirant des rires nerveux, est rejeté par la société, condamné à l’état de monstre. C’est donc dans la monstruosité qu’il finit par s’épanouir.

Contrairement à Kubrick, Todd Phillips ne devrait pas connaître la même censure forcée. Mais le réalisateur de Joker, lui aussi, se retrouve au cœur d’une controverse, essentiellement aux Etats-Unis. Controverse assez inattendue, vue d’Europe, où il est encensé, couronné à Venise et déjà annoncé collectionneur de statuettes aux Oscar. Que lui reproche-t-on exactement ? En voici quelques exemples :

 – « Joker est le anti-héros que les rejetés et les enragés attendaient, et là est précisément le problème. Il faut s’inquiéter de l’idée d’une histoire dans laquelle on offre à un homme blanc une sorte de compréhension pour sa violence. » Sarah Hagi, Globe and Mail.

– « Avions-nous vraiment besoin d’un film brutal sur un terroriste blanc qui utilise la violence armée pour se venger de la société qui le rejette ? Avions-nous besoin de ça maintenant ? » Kathleen Newman, Refinery29.com.

– « Ce Joker pourrait facilement être adopté comme le saint patron des Incels. » Stephanie Zacharek, Time (Incel est le nom donné aux Involuntary Celibate, une communauté ultra-misogyne dont l’absence de situation amoureuse nourrit leur haine des femmes).

Enfin, comme quoi la France n’est pas tout-à-fait épargnée, faisons mention en bonus de cet article invraisemblable des Inrockuptibles : « Joker n’aurait-il pas l’air trop gay ? », dans lequel on apprend la chose suivante: parce que le Joker danse, il a l’air efféminé et puisqu’il a l’air efféminé, il a « l’air trop gay », quel que soit le sens profond de ce dernier propos. Ce qui, de fait, n’en devient que plus homophobe.

Violence du Joker versus violence de Marvel

Reprenons point par point. Joker serait complaisant vis-à-vis de son personnage titre, au point d’en excuser ses actes violents et choquants. Mais c’est précisément le contraire ! La violence du Joker choque, dégoûte ? Tant mieux ! Cela prouve que la mission du réalisateur est accomplie. Ce sentiment de malaise, né de l’inconfortable position de voyeur dans laquelle se trouve le spectateur, l’amènera à se questionner sur son propre rapport à la violence. Si Todd Phillips voulait glorifier cette dernière, il ne la rendrait pas dérangeante. Au contraire, elle n’en deviendrait que plus « fun ».

De fait, c’est là, précisément, qu’il conviendrait de s’inquiéter. Car depuis dix ans, les écrans abondent de films de super-héros Marvel, dérouillant à la chaîne des centaines de méchants plus ou moins anonymes, pour le pur divertissement des masses. Cette violence-là, par-contre, personne ne la remet plus en question. Elle est même héroïque, puisque c’est le Bien qui triomphe toujours du Mal, l’Ordre étant préservé. Elle est omniprésente, banalisée, standardisée en plus d’être euphémisée, rendue moins sanglante, pour convenir à un public de moins de 13 ans. Cette violence, qu’on n’identifie même plus en tant  que violence dérangeante, au contraire assimilée à de l’action simple, n’est-elle pas réellement plus condamnable ? Ne mérite-t-elle pas aussi son lot d’interrogations angoissées ?

Woke culture

Non, parce que Marvel fait quelque chose qui plaît beaucoup aux critiques : il met en scène une (relative) diversité de personnages – Asiatiques, Noirs, femmes, homosexualité très récemment, le studio s’applique tellement qu’on pourrait s’interroger sur la présence de quotas. Le Joker, lui, est un tueur, un homme ET il est Blanc. Donc, apologie des tueurs blancs masculinistes, forcément. Ce dernier point est caractéristique de la principale préoccupation intellectuelle aux Etats-Unis ces derniers temps, la culture du woke. Cet anglicisme qui vient de to wake (s’éveiller) désigne les œuvres qui se sont donc « éveillées » aux problématiques de représentation dénoncées ces dernières années – d’abord le manque de minorités ethniques, avec notamment #OscarSoWhite, puis le manque de femmes, dans le sillon de #MeToo.

Ces combats, il faut évidemment les mener pour bousculer la très masculine et très blanche industrie hollywoodienne. Mais c’est devenu le seul prisme politique de certains critiques pour analyser le cinéma. Or le sens global d’un film ne saurait se réduire à une question de représentation de telle ou telle catégorie à travers les personnages. Il réside dans l’articulation de plusieurs signifiants, donnés par le script, les dialogues, la mise en scène (le choix du cadre et la manière dont les personnages y prennent vie), le montage et la musique qui enrobe le tout. Si seule la représentation compte, alors on n’interroge plus la société capitaliste, ni les institutions en tant que telles, on se contente de se demander si tout le monde y est dignement représenté. Et on ne comprendrait toujours pas mieux le métrage… Alors revenons-y.

Arthur Fleck, avant d’être un Blanc, un tueur, est un paumé. Sa descente aux enfers est la conjonction de trois niveaux de violence qui, ensemble, constituent le cocktail de sa folie. D’abord, une violence intime, profonde : une enfance battue, dont il garde un terrible stigmate – cette pathologie mentale, ce rire glaçant incontrôlé. Ensuite, conséquence de cette maladie, une violence symbolique : Arthur met mal à l’aise les gens, il est mis au ban de la société. Son handicap conduit à son rejet de la normalité. En ce sens, le film montre avec brio que cette société est elle-même malade, au moins autant que lui. La ville décrépit, les inégalités et la misère rampent, les colères brûlent. Bref, la violence sociale plane partout, et Arthur en est aussi victime – il vit dans un taudis, n’a plus accès aux services de santé, et se fait tabasser par un gang de gamins dans une ruelle. Ce que dit Todd Phillips, c’est simplement que la violence sous toutes ses formes engendre la violence. Son personnage n’obtient jamais ni bénédiction ni absolution. Il est établi, depuis le départ, que tous ses projets sont motivés par la folie – et que cette folie ne tombe pas de nulle part.

Un fou sur les barricades

Par exemple, malgré le chaos ambiant, ce monde cruel qui l’entoure, sa seule préoccupation au départ, naïve, pathétique, est d’attirer les projecteurs sur lui, de devenir un humoriste star du petit écran (l’occasion pour le film de caster face à lui Robert de Niro pour une référence très explicite à La Valse des Pantins). C’est à ce propos qu’interviennent d’autres critiques : le Joker deviendrait un symbole de la révolution en fin de film, ce qui contribuerait à l’icôniser comme « anti-héros des enragés ». A noter que cette lecture-ci a son pendant négatif, avec d’un côté les apôtres du “restons modérés”, qui s’inquiètent d’une incitation, au mieux à sortir manifester, au pire à l’insurrection ; mais aussi un pendant positif – on a pu lire l’avocat Juan Branco, en France, se féliciter carrément d’une oeuvre « ode aux luttes insurrectionnelles et aux gilets jaunes en particulier ». Ne lui en déplaise, Todd Phillips n’a, lui non plus, probablement pas lu Crépuscule, et n’appelle certainement pas à l’insurrection.

Car si le Joker devient un héros pour les révoltés de Gotham, c’est d’abord par pure coïncidence, puis par opportunisme. Le Joker n’a aucun projet politique, encore une fois. Sa seule préoccupation, c’est lui-même et le regard qu’on lui porte. Il se trouve que son premier crime (la meilleure scène du film, peut-être) est le meurtre de trois millionnaires. Les médias croient y déceler une coloration politique, compte tenu du climat social, et cela suffit à le porter en symbole de la contestation contre ceux qui concentrent les richesses. Mais c’est un pur hasard. Et si le Joker finit, à la fin, par accepter le costume de héros populaire, c’est parce que cela lui offre enfin la scène que tout le monde, jusque-là, lui refusait.

Todd Phillips n’appelle donc pas à la violence. Son film n’est pas prescriptif mais descriptif. Il prétend seulement dépeindre une société qui s’écroule, pour laquelle la violence sera la seule issue. Et, en sous-texte, il dit qu’en l’absence de changement de cap, le peuple pourrait bien se tourner vers un fou pour peu qu’il ait un briquet et un bidon d’essence. Toute ressemblance avec l’Amérique de Trump n’est évidemment pas à exclure. C’est ce message annonciateur de la crise à venir qu’il faut retenir. Et que la valse des mésinterprétations contribue à brouiller.

Once Upon a time… In Hollywood : le révisionnisme historique selon Quentin Tarantino

https://midlifecrisiscrossover.files.wordpress.com/2019/07/once-upon-a-time-in-hollywood.jpgç

Événement cinéphile de l’année, première collaboration entre Brad Pitt et Leonardo DiCaprio : cet été, personne n’a pu échapper au 9e film de Quentin Tarantino. Exit l’ultra-violence, nous assistons ici aux souvenirs et fantasmes d’un artiste arrivé à maturité. Il nous offre un voyage ahurissant et politisé dans la Californie de 1969. Une année – et un récit – sur le point de carboniser à la fois le « flower power » et les Trente Glorieuses. Par Dorian Loisy et Pierre Migozzi.


Trois ans auparavant, nous quittions Tarantino avec ses Huit salopards: racistes, auto-destructeurs et belliqueux, spectrogrammes d’une Amérique rongée par des haines pré-trumpistes. Le moins que l’on puisse dire, c’est que sa filmographie puise encore dans les reflets (déformants) de la société contemporaine, faisant du monde de la télévision de l’époque son miroir monstrueux. 

Pour pénétrer ce petit monde mesquin et besogneux, la caméra de Tarantino va s’attacher aux pas de Rick Dalton/ Leonardo DiCaprio, ancien jeune premier aux allures de vieux-beau dépressif depuis lors recyclé en cow-boy de feuilletons ringards et sa doublure cascade, homme-à-tout-faire, compagnon de vie, l’ombrageux et peu fréquentable Cliff Booth/Brad Pitt. En parallèle des errances alcoolisées et costumées de ces deux lascars, le récit s’attarde sur leurs voisins, les Polanski, à savoir Roman lui-même (désormais personnage de cinéma de son vivant) mais surtout son épouse, la starlette en vogue des sixties, Sharon Tate. Amusant et troublant effet de miroir/jeu du double proposé par Tarantino à travers son choix de casting puisque la jeune comédienne australienne Margot Robbie présente peu de traits communs, à commencer par la couleur de cheveux, avec la véritable Sharon Tate : l’intérêt pour le cinéaste ici est de pousser la mise en abîme en faisant incarner une sex-symbol par une autre, interrogeant le rapport de fascination érotique du spectateur à travers les âges.

Depuis ces hautes sphères cinématographiques, surgit alors un groupe de hippies, tour à tour clownesque puis diabolique, aussi improbables pour nous que contemporains de nos protagonistes. Les uns et les autres vont se croiser, s’observer et s’opposer… Non pas dans les ruines d’un âge d’or du cinéma idéalisé par l’auteur, mais dans les coulisses en révolution dudit « petit écran » au crépuscule des 60’s.

Television killed the cinema star

Loin du manichéisme de Django Unchained ou de la répétitivité des Huit salopards, le cinéaste développe ici un vrai constat social. Jamais ou presque la représentation des années 60 n’aura paru avoir autant de proximité avec notre XXIe siècle actuel dans le divertissement hollywoodien récent, beaucoup plus orienté sur les années 80 depuis maintenant quelques années. Tout de suite, les références vers lesquelles le scénario s’oriente, évoquent la société du spectacle de Network (Sidney Lumet, 1976) ou la solitude moderne des romans de Bret Easton Ellis (Moins que zéro, 1985).C’est un cauchemar bien réel et contemporain que Tarantino nous dévoile, celui des « Trente Glorieuses » (cinématographiques et sociales) sur le point d’être englouties par « Vingt Piteuses » (culturelles et économiques).

L’utilisation qu’il fait du monde télévisuel – et de son petit cirque – n’est pas qu’une simple pirouette de scénario. Immédiatement, nous comprenons que l’âge d’or hollywoodien maintes fois célébré par Quentin Tarantino lui-même dans sa cinéphilie appartient à un passé révolu. « L’usines à rêves » se mue lentement mais sûrement en industrie pure et dure du divertissement, la fameuse « société du spectacle » faisant son oeuvre. Et avec elle, c’est toute l’Amérique, ou plutôt une certaine idée de celle-ci, qui a basculé : celle que pouvait incarner les discours de la génération Kennedy, les luttes de Matin Luther King ou le mythe de l’Ouest bâti par les westerns (John Ford entre autres), recouverte depuis lors d’un vernis sombre qui n’a cessé de virer au vulgaire depuis.

L’Ultime frontière

Le mythe s’effondre lorsque le récit prend le temps de compartimenter la vie privée de nos anti-héros : la caméra s’échappe pour filmer la déchéance de Rick Dalton, alcoolisé à l’écran comme à la ville puis suit Cliff Booth jusque dans sa caravane miteuse entre une vieille autoroute et un parking de drive-in ; alors qu’en parallèle, un Steve McQueen vieillissant (précisons qu’il est une des grande icônes masculines de cette période) maugrée lors d’une soirée m’as-tu-vu au manoir Playboy. Quelques années avant sa disparition brutale, il semble déprimer en observant le badinage amoureux de Roman Polanski et ses amis. Le désagrègement que s’emploie à montrer Tarantino en s’attardant sur la sphère intime de ses personnages le temps d’un week-end se poursuit brillamment dans une séquence étrange : Sharon Tate vient se perdre dans une séance à demi-vide d’un de ses propres films. La salle de cinéma y est montrée comme le dernier bastion où survit une culture passée. Le temps de la gloire cinématographique laisse place à la vacuité moderne. L’aube de la TV est celle du monde connecté et de l’homme contemporain, où consommation et individualisme prennent le pas sur les vieux rêves partagés de celluloïd.

https://www.film-rezensionen.de/wp-content/uploads/2019/07/Once-upon-a-Time-in-Hollywood-Szene-4.jpg

Hippies, Vieil Hollywood et fin des sixties

Dans cette Amérique poussiéreuse, il y a comme un parfum de fin d’un monde. Une interrogation surgit donc: qu’en est-il de l’actualité de 69 dans la diégèse*? Guerre du Vietnam ? Richard Nixon ? Avec malice, le réalisateur exclue ce commentaire du point de de vue de notre duo de ratés sympathiques… Pour mieux les incarner dans les personnages de la bande de hippies, préférant la métaphore au discours direct.

Dès les premières minutes du film, ils surgissent le long des interminables « highways » empruntées par le chauffeur Pitt dans sa voiture. Une courte scène très angoissante présente notamment un groupe de filles glanant des détritus en contrebas des villas dans lesquelles vit et festoie en vase-clos l’élite hollywoodienne… Cette vision retentissante crée un écho particulièrement réaliste et ancré dans des problématiques toujours actuelles. À l’opposé du Beverly Hills de DiCaprio ou des soirées orgiaques de Robbie, leur confrontation laisse envisager un choc des idéaux. Ce portrait social terriblement sec s’incarne dès lors grâce au personnage du cascadeur.

Après un chassé-croisé romantique, Pitt accepte de faire du co-voiturage avec l’une des glaneuses sur la route. D’abord complices, le couple va vite s’affronter sur tous les sujets. Impassibilité du « war hero » face au sujet Vietnam, ironie sur la liberté sexuelle, etc. Tout ce questionnement politique se change en enjeu moral quant Pitt découvre la tanière des hippies. Sommet de tension du film, ce chapitre voit le personnage s’enfoncer à ses risques et périls dans un ancien décor en ruines, devenu refuge clandestin. Ce ranch agit en figure essentielle de Once Upon a time… In Hollywood. Double confrontation des genres, le western romantique rencontre le réalisme cru du cinéma des années 70. Basculement des genres, basculement des époques : la mise en scène déroule des codes esthétiques bien connus du western pour glisser petit à petit vers le film d’horreur. Le film et la prise de conscience du spectateur mute en même temps que la scène change en usant d’une réthorique visuelle différente. D’abord placé en victime face à cette secte de marginaux, le cascadeur nous dévoile son vrai visage : celui d’un Américain dont les pulsions sourdes le ramènent toujours à un caractère foncièrement violent.

Un parfum de fin du monde

Agissant comme une galerie des glaces, la structure du script nous renverra lors du climax vers cette confrontation quasi-civilisationnelle. (Spoiler Alert) Vieille Amérique et nouveau monde en venant littéralement aux mains, s’entretuant à coups de boîtes de conserve. La fin du film relance le personnage de Brad Pitt dans une colère absolue qui finit en massacre des jeunes hippies, eux-mêmes déjà contaminés par la violence intrinsèquement culturelle de l’Amérique qu’ils veulent pourtant dénoncer et combattre. Lorsque Tarantino filme son personnage principal brûlant au lance-flammes l’intruse dans sa villa, il jubile de prendre à contre-courant une société aseptisée, la nôtre. 

Le Nouvel Hollywood** qui chamboule toute l’industrie et l’imagerie de l’Amérique qui en découle, est en passe d’obtenir son avènement à la veille des six mois qui délimitent l’intrigue. C’est cet avènement, au coeur des années 70, qui amènera la séparation non pas définitive, mais presque indélébile, entre le cinéma dit « hollywoodien » et le cinéma « américain » à proprement parler***, césure majeure toujours à l’oeuvre aujourd’hui, malgré certains recoupements des styles et des auteurs. Tout le propos du film nous interroge à une époque charnière de l’histoire : 1969. À la fois sur l’aveuglement de nos héros mais aussi – et surtout – vers le futur incertain, déchirant qui guette une certaine société occidentale, miroir pas si déformant de notre époque. 

Jamais l’oeuvre de Quentin Tarantino n’aura paru si sombre et mélancolique. Ses références – d’habitude tournées vers le cinéma de genre – lorgnent cette fois-ci vers des auteurs plus exigeants : Altman (Le privé), Lynch (Mulholland Drive) voir même Luchino Visconti. Malgré ses saillies comiques et ses atours de divertissement grand public, le film décrit finement un portrait angoissant de l’Amérique pré-libérale. 

(Spoiler Alert) Seul élément attendu au vu des dernières oeuvres de l’auteur, la parenthèse uchronique des deux dernières séquences où le manque d’originalité du scénariste confond les idées du metteur en scène. Ce final illustre tout autant un manque d’originalité qu’une véritable différence de style affichée par « QT ». Là où Tarantino réécrivait le passé pour en changer le cours (évidemment, l’assassinat d’Hitler dans Inglourious Basterds), son révisionnisme est ici plus intime, passant de la grande Histoire à l’anecdote médiatique devenue mythe, se teignant ainsi de pessimisme, de lucidité mais aussi d’une certaine poésie mélancolique. En effet, quand Tarantino arrache aux griffes de la mort Sharon Tate et ses amis, il ne provoque pas une bascule majeure des évènements, tout juste modifie-t-il la perception de cette époque en en gommant un trauma érigé en figure totemique.

C’est toute la subtilité de son propos qui s’incarne dans le geste de cinéma final : la tragédie de Cielo Drive a été choisie comme l’un des marqueurs historiques de ce changement d’ère pointée pendant l’année 69 ; en annulant ces crimes et en contrecarrant leurs conséquences, l’auteur tente de démontrer que l’ordre ancien, vu à travers le prisme d’Hollywood, aurait de toute façon disparu progressivement pour faire place à un monde nouveau. Le sens de cette conclusion serait donc aussi bien un constat amer sur l’écoulement du temps et la dégradation des choses qu’une volonté personnelle de redonner la vie à ceux dont le meurtre a probablement marqué un petit garçon âgé d’à peine 6 ans alors, un certain Quentin…

« Il était une fois… à Hollywood » : est-ce le titre du récit qui vient de se dérouler sous nos yeux ou alors, une forme de parenthèse enchantée, au-delà des tourments du monde, le début d’une existence fantasmée dorénavant offerte par le cinéaste à ses personnages ?

 

*Cadre spatio-temporel dans lequel se déroule l’espace narratif du film

**Vague de films sulfureux et contestataires révolutionnant progressivement le cinéma américain à partir de 68

*** La reprise du contrôle par les studios/Majors au début des années 80 marquera le début du phénomène des blockbusters et la naissance du cinéma dit «indépendant”

La guerre larvée au sein du Parti démocrate

© Capture d’écran CNN

À l’image des divisions politiques et stratégiques qui traversent le parti démocrate, un nombre record de candidats briguent l’investiture pour la présidentielle de 2020. De vingt-quatre en avril, ils sont encore une douzaine à faire campagne à cinq mois du premier scrutin. Trois candidats font la course en tête : le centriste Joe Biden, la sociale-démocrate Elizabeth Warren et le socialiste Bernie Sanders. Par Politicoboy.


Pour comprendre les difficultés du Parti démocrate et les particularités de cette primaire, il faut revenir quatre ans en arrière.

En 2016, Hillary Clinton mobilise ses réseaux d’influence pour s’assurer du soutien de la machine démocrate. Barack Obama, les cadres du parti, la presse libérale et l’appareil financier font bloc derrière sa candidature. Ses principaux adversaires jettent rapidement l’éponge. Joe Biden est vivement encouragé à rester sur la touche – « Vous ne réalisez pas ce dont ils sont capables, les Clinton essayeront de me détruire » confira-t-il en off. À gauche, Elizabeth Warren renonce à se présenter et apporte son soutien à Hillary Clinton.

La primaire devait constituer une simple formalité. Mais quelque chose d’inattendu va se produire. La campagne de Bernie Sanders, sénateur indépendant du Vermont alors inconnu du grand public, décolle rapidement. Son message contraste de manière cinglante avec celui d’Hillary Clinton et reçoit un écho important chez les jeunes, la classe ouvrière et les abstentionnistes. Fustigeant les inégalités sociales et l’oligarchie, il propose des réformes radicales : une assurance maladie universelle et publique, le doublement du salaire minimum fédéral (à 15 dollars de l’heure), la gratuité des études universitaires, un vaste plan d’investissement pour le climat et la mise au banc de Wall Street, qui finance largement la campagne d’Hillary Clinton.

Sanders dénonce surtout la corruption de la vie politique américaine et l’influence de l’argent dans le financement des campagnes électorales. La sienne s’appuie uniquement sur les dons individuels, avec succès. Il réunit plus d’argent que son adversaire, remporte les fameux États de la Rust Belt qui offriront ensuite la victoire à Donald Trump, et manque de peu la nomination.

La défaite surprise d’Hillary Clinton à la présidentielle va achever de fracturer le parti démocrate.

ABC NEWS – 12/19/15 © ABC/ Ida Mae Astute

D’un côté, une aile populiste et progressiste émerge rapidement. Elle s’appuie sur l’activisme et les mouvements sociaux, soutient un programme ambitieux de réformes socialistes plébiscitées par une majorité de la population (selon les enquêtes d’opinion), envoie des élus charismatiques au Congrès comme Alexandria Ocasio-Cortez et fait pencher le socle idéologique du parti vers la gauche. La majorité démocrate à la Chambre des représentants du Congrès soutient désormais une socialisation progressive de l’assurance maladie et la hausse du salaire minimum à 15 dollars de l’heure.

Mais du point de vue strictement électoral, l’aile gauche reste minoritaire. De nombreux espoirs ont été douchés pendant les élections de mi-mandats : Stacey Abrams au poste de gouverneur en Géorgie, Beto O’Rourke comme sénateur au Texas et Andrew Gillum en Floride perdent sur le fil des élections difficiles, bien que la gauche leur conteste l’étiquette progressiste.

Inversement, la victoire médiatisée d’Alexandria Ocasio-Cortez à New York masque le fait que les démocrates ont repris le contrôle de la Chambre des représentants grâce aux candidats centristes alignés dans les circonscriptions périurbaines aisées. [1]

D’où ce dilemme stratégique pour le DNC (Comité national démocrate). Faut-il aligner des modérés pour faire basculer les électeurs centristes, ou des candidats populistes capables de récupérer les abstentionnistes (près d’un électeur sur deux) et mobiliser la base du parti ? Les biais idéologiques et le ressentiment anti-Sanders des élites démocrates verrouillent ce débat, et forcent l’aile gauche à adopter une position de confrontation avec l’establishment.

Or la solution différera en fonction des causes que l’on attribue à la victoire de Donald Trump. En 2016, les hauts revenus ont principalement voté pour le Parti républicain, la classe ouvrière blanche qui avait soutenu Obama s’est majoritairement abstenue et le vote identitaire a outrepassé les questions économiques. Sachant cela, faut-il cibler les abstentionnistes (43 % du corps électoral) ou les déçus du trumpisme ?

Viser la classe ouvrière blanche et les milieux ruraux qui ont permis à Donald Trump de conquérir les anciens bastions démocrates de la région des Grands Lacs peut se faire de différentes manières. Faut-il privilégier un populiste comme Bernie Sanders capable de porter un discours de classe, ou un modéré issu de l’un de ces États, avec une stratégie reposant sur l’identité culturelle et les valeurs ?

À l’inverse, pour les États disputés du Sud, ne vaut-il pas mieux cibler l’électorat noir et hispanique qui s’était démobilisé en 2016 ? Un candidat issu d’une minorité serait-il en capacité de reconstruire la coalition d’Obama ? Ou le simple fait d’aligner son ancien vice-président Joe Biden suffira-t-il ?

Ces questions restent largement sans réponses. Le parti démocrate a refusé de faire son introspection, préférant expliquer la défaite d’Hillary Clinton par l’ingérence russe supposée et traiter Donald Trump comme un simple « accident ». Derrière ce refus se cachent des intérêts financiers puissants qui ne souhaitent pas être remis en question, et les biais idéologiques d’une élite démocrate liée à ces intérêts.

La multiplicité des candidatures reflète ces problèmes structuraux.

Battre Donald Trump reste la priorité absolue pour les électeurs démocrates

L’influence de Bernie Sanders plane indiscutablement sur la primaire. Les candidats ont dû se positionner par rapport à ses propositions phares : en matière d’assurance maladie (avec la réforme medicare for all qui divise drastiquement le parti), et face au New deal vert promulgué par les activistes du Sunrise et repris par Alexandria Ocasio-Cortez. Même Joe Biden s’est fendu d’un (timide) plan pour le climat et propose d’améliorer Obamacare en y ajoutant un régime d’assurance publique.

Du point de vue électoral, les candidats soucieux d’apparaître comme de courageux réformateurs ont dû s’aligner sur Bernie Sanders en matière de financement de campagne, en s’engageant à refuser les dons des entreprises et traditionnels dîners de levés de fonds auprès des riches donateurs. [2]

Cependant, on ne peut comprendre la dynamique de la campagne qu’en intégrant le fait que la question du projet politique vient en second dans l’esprit des électeurs démocrates, qui souhaitent avant tout sélectionner le candidat ayant le plus de chances de battre Donald Trump. La question de l’électabilité est donc centrale, et les sondages jouent pour beaucoup dans cette perception.

Ceci explique certainement pourquoi le second choix des électeurs de Joe Biden n’est autre que Bernie Sanders, candidat le plus éloigné de sa ligne politique. [3]

Joe Biden, la garantie du statu quo

« Avec moi, rien de fondamental ne changera ». Prononcée à l’attention de riches donateurs rassemblés à un dîner de levée de fonds, cette phrase résume à elle seule la candidature du vice-président.

Son programme modéré ne remet en cause ni le système économique ni les structures institutionnelles. Pourquoi alors se présenter ? Biden se dit traumatisé par le soutien implicite apporté par Donald Trump aux néonazis de Charlottesville et veut rétablir l’intégrité morale du pays. Cela ne fait ni un projet politique fédérateur ni une raison suffisante pour mobiliser l’électorat abstentionniste. Mais ses soutiens semblent convaincus qu’une campagne « contre Trump » peut faire l’économie du « pour Biden ».

Pour la gauche, Biden est une catastrophe en devenir. Le septuagénaire traîne d’innombrables casseroles que la droite se fera un plaisir d’agiter le moment venu, depuis ses ambiguïtés ségrégationnistes des années 70, son rôle central dans la mise en place d’une politique d’incarcération de masse dans les années 90, son soutien indéfectible à l’invasion de l’Irak en 2003, jusqu’à son attachement au libre échange et à la dérégulation bancaire. Hillary Clinton 2.0, appuyé par les mêmes intérêts financiers. [4]

À 76 ans, son âge semble affecter ses capacités cognitives. Biden multiplie les lapsus et les gaffes. Il a livré des performances télévisées préoccupantes, où il a parfois du mal à tenir des propos cohérents, lorsqu’il ne produit pas des sous-entendus racistes. Les médias conservateurs s’attaquent à son image et font tourner en boucle les séquences où on le voit réajuster son dentier (lors du troisième débat) ou saigner de l’œil suite à l’éclatement d’un vaisseau sanguin pendant le forum urgence climatique de CNN. Des détails, mais pour le journaliste à Rolling Stones Matt Taibbi, « si Bernie Sanders avait affiché ce genre de difficultés, les médias démocrates lui seraient tombés dessus et sa campagne serait terminée ».

La gauche s’attendait à ce que Joe Biden implose rapidement, comme les nombreux candidats néolibéraux qui espèrent incarner le centre droit à sa place. Pourtant, Uncle Joe est toujours en tête des sondages. Deux raisons peuvent expliquer le succès relatif du vice-président. Ses huit ans passés auprès d’Obama semblent l’avoir lavé de ses pêchés aux yeux de l’électorat. Contrairement à Hillary Clinton, il bénéficie d’un véritable capital de sympathie, en particulier auprès des groupes d’électeurs qui comptent le plus pour la primaire : les plus âgés, qui s’informent surtout par la télévision, les Afro-Américains et la classe ouvrière blanche.

Deuxièmement, sa célébrité lui permet de jouir des meilleurs scores dans les sondages l’opposant à Donald Trump (du reste, on observe une corrélation parfaite entre la célébrité des candidats démocrates et leur score face à Trump). Sa force provient en grande partie de ces sondages fragiles et d’un soutien médiatique qui maintiennent sa candidature sous perfusion.

Son statut de favori et son positionnement idéologique au centre droit en font le candidat par défaut de l’écosystème médiatique démocrate et des instances du parti (40 % de la couverture audiovisuelle lui est dédiée contre 16 % pour Sanders et 19 % pour Warren). Cette bienveillance reste prudente, car ses faiblesses sont un peu trop évidentes pour qu’il parvienne à fédérer l’appareil démocrate comme l’avait fait Hillary Clinton. Mais la crainte de l’émergence d’une alternative à sa gauche explique probablement les hésitations de l’establishment à critiquer ouvertement le vice-président.

Elizabeth Warren, une sociale-démocrate « capitaliste jusqu’à l’os »

La sénatrice du Massachusetts pourrait rapidement incarner le plan B de l’establishment démocrate. Jusqu’à présent, elle est parvenue à naviguer avec brio dans le champ politique pour réussir à se placer en numéro deux ou trois des sondages.

Ancienne membre du Parti républicain et professeur de droit des affaires à Harvard, cette spécialiste des faillites personnelles a rejoint le camp démocrate après avoir observé de près les dégâts humains causés par le capitalisme dérégulé. Son ascension politique débute avec la crise des subprimes, où sa critique de Wall Street lui vaut une position dans les cabinets de l’administration Obama. En 2012, elle est élue sénatrice du Massachusetts, et s’illustre au Congrès par la conduite d’auditions musclées face aux acteurs de la finance. [5]

La presse ne donnait pas cher de sa candidature, jugée en concurrence directe avec celle de Bernie Sanders. Mais Warren a eu l’intelligence de lancer sa campagne très tôt et de mettre en place un réseau efficace de militants, avant de se lancer dans une série interminable de propositions détaillées qui renforcent son image de sérieux. « J’ai un plan pour ça » est rapidement devenu le slogan officieux de sa campagne, tandis que la presse commente chacune de ses propositions plus radicales et ambitieuses les unes que les autres avec un certain respect. On y trouve des projets pour casser les monopoles des GAFAM à l’aide des lois antitrusts, une taxe sur les profits des entreprises prélevée à la source où encore un impôt sur la fortune construit avec l’aide des économistes français Gabriel Zucman et Thomas Piketty.

Lors des trois premiers débats télévisés, elle a défendu avec panache la proposition de nationalisation de l’assurance maladie de Bernie Sanders, dénoncé dans un style populiste l’influence des multinationales et des puissances de l’argent et souligné l’importance de construire un mouvement de masse pour faire bouger les lignes au Congrès. Du Bernie Sanders dans le texte. Cette stratégie lui a permis de s’imposer dans le trio de tête, au point de présenter une alternative crédible à Bernie Sanders pour la gauche, et à Joe Biden pour la presse. Car Elizabeth Warren « croit au marché » et affirme être « une capitaliste jusqu’à l’os». Interrogée sur l’opportunité de nationaliser la production d’électricité dans le cadre d’un New deal vert, proposition portée par Bernie Sanders, elle a livré une réponse illustrant le fossé qui les sépare. Pour combattre le réchauffement climatique, elle compte utiliser « la carotte et le bâton » afin d’inciter le secteur privé à jouer le jeu, sans chercher à le remplacer.

D’autres signes montrent sa volonté d’opérer une forme de triangulation. Elle reste en contact étroit (mais très discret) avec Hillary Clinton, courtise et multiplie les appels du pied en direction des cadres du parti, et prévoit de solliciter de nouveau les riches donateurs une fois la primaire remportée. Le fait qu’elle n’ait pas « un plan pour ça » lorsqu’on lui parle d’assurance maladie (pour l’instant, elle soutient la proposition de Sanders, mais semble prête à nuancer sa position) constitue un autre motif d’inquiétude pour la gauche socialiste. Dernier point préoccupant en vue d’une présidentielle, son attachement passé à se présenter comme une femme de couleur aux origines Cherokee avait blessé la communauté amérindienne, et pourrait compromettre sa capacité à fédérer le vote afro-américain et hispanique.

Tous ces éléments se retrouvent dans la sociologie de son électorat, majoritairement blanc et issu des classes sociales éduquées, alors que celui de Sanders est plus multiculturel, jeune et défavorisé. Or, pour Bhaskar Sunkara – fondateur de la revue socialiste Jacobin, c’est ce second type d’électorat qui est susceptible de rester mobilisé après la victoire d’un candidat démocrate afin de mettre la pression sur le Sénat. [6]

En résumé, Elizabeth Warren est une sociale-démocrate au programme ambitieux, mais dont le positionnement politique s’est construit dans le cadre imposé par Bernie Sanders. Puisqu’elle a sollicité les riches donateurs démocrates avant la primaire et prévoit de les solliciter de nouveau une fois la nomination remportée, on est en droit de s’inquiéter des concessions qu’elle pourrait faire avant l’élection, ou une fois à la Maison-Blanche. Pour l’instant, les milieux financiers s’alarment ouvertement de sa progression dans les sondages, ce qu’elle répète avec fierté.

Bernie Sanders, la révolution démocrate socialiste

La campagne de 2016 a profondément modifié le cadre de la primaire 2020 et la ligne politique du parti. Cependant, Bernie Sanders n’est pas parvenu à prendre le contrôle de l’appareil démocrate ni à s’imposer comme le de facto favori pour 2020.

Son succès de 2016 s’explique aussi par le rejet qu’Hillary Clinton suscitait. Depuis, le champ politique s’est considérablement élargi et les alternatives ne manquent pas. Plus fondamentalement, Biden lui conteste le vote de la classe ouvrière blanche et des Afro-Américains, tandis que Warren capture une partie des cadres et diplômés qu’il avait séduits en 2016.

https://www.flickr.com/photos/tabor-roeder/21581179719
Bernie Sanders en meeting, 27/09/2015 © Phil Roeder, flickr

Mais Sanders fait surtout face à une opposition viscérale de l’appareil démocrate. Certains ne lui pardonnent pas l’échec d’Hillary Clinton, d’autres sont convaincus qu’un candidat trop radical perdra face à Trump. Ironiquement, ce dernier confie en privé sa conviction qu’un « socialiste » sera beaucoup plus difficile à battre qu’un « mou du cerveau » comme Joe Biden. Si Trump comprend le pouvoir de séduction d’un discours populiste, les élites démocrates semblent déterminées à reproduire l’erreur de 2016. À moins qu’elles craignent tout autant la perspective d’une présidence Sanders que la réélection du président sortant.

Son programme entre en conflit avec les intérêts qui financent le parti, tandis que ses hausses d’impôts menacent ouvertement le portefeuille des innombrables experts, journalistes et présentateurs multimillionnaires qui peuplent les médias libéraux et sont souvent employés directement par les industries que Sanders pointe du doigt. Le New York Times révélait ainsi la tenue de dîners entre richissimes donateurs et cadres du parti, dont la cheffe de la majorité parlementaire Nancy Pelosi et le candidat Pete Buttigieg, sur le thème « comment stopper Sanders ». Il ne faudrait cependant pas y voir le signe d’une opposition systémique et coordonnée à l’échelle du parti.

À l’inverse, les principaux médias démocrates font tous bloc contre lui, que ce soit par intérêt financier ou biais idéologique. Le Washington Post continue de s’illustrer par son opposition systématique, allant jusqu’à vérifier des propos tenus par Sanders à partir d’un article publié dans ce même journal, pour conclure que le socialiste ment. L’ensemble des journalistes politiques du New York Times jugent sa réforme Medicare for all comme une « pure folie » (qui est pourtant soutenue par la majorité des électeurs démocrates et républicains) et sa performance au dernier débat très médiocre du seul fait de sa « voix enrouée ». Le second débat organisé par CNN a pris la forme d’un procès en règle de la candidature Sanders [7]. On pourrait multiplier les exemples, mais un sondage résume parfaitement l’étendue du problème : les téléspectateurs de la chaine ultra conservatrice Fox News ont une meilleure opinion de Sanders que le public de sa concurrente pro-démocrate MSNBC.

© Capture d’écran CNN

Pour contourner ce problème, Bernie Sanders compte sur une mobilisation de masse via l’activisme de terrain, et cherche à étendre sa base électorale en ciblant les abstentionnistes et la classe ouvrière. Il a accepté de participer à un Town Hall organisé par Fox News (Warren a refusé) où il a défendu sa réforme de l’assurance maladie et pointé du doigt l’hypocrisie de Donald Trump. Il a profité du soutien des rappeurs et pop star comme Cardi B et Killer Mike pour enregistrer des interviews avec eux, diffusés sur leurs comptes Instagram totalisant plus de 50 millions d’abonnés. Son passage chez le youtubeur et comédien Joe Rogan, critiqué pour ses interviews déformatés où défilent parfois des polémistes d’extrême droite, a fait dix millions de vues, dont près de 3 millions sur les premières 24 heures. En comparaison, seuls 1,5 million d’Américains regardent CNN aux heures de grande écoute. Preuve du succès de cette stratégie, Bernie Sanders possède de loin la plus large base de donateurs individuels.

Au-delà de la méthode, son programme appelle à une véritable révolution qui vise à marginaliser le Capital pour redonner le pouvoir aux travailleurs. Son New deal vert s’appuie sur une garantie universelle à l’emploi qui modifierait profondément les structures du marché du travail. Sa réforme de la santé socialiserait 4 % du PIB et transformerait en profondeur un secteur qui pèse pour un sixième de la plus-value du pays. Plutôt que de détailler des projets de loi au dollar près, Bernie Sanders soutient les mouvements de grève et fait pression sur les grandes entreprises pour qu’elles augmentent le salaire minimum, avec succès dans le cas d’Amazon et Walt Disney.

Mais Bernie Sanders se fait vieux, à 78 ans, et son message en parti coopté par Elizabeth Warren a perdu de son originalité. Si Joe Biden se maintient en tête des sondages, Sanders risque d’avoir du mal à élargir sa base électorale de manière suffisante pour s’imposer.

Vers une course à trois ?

Sauf surprise majeure, l’élection devrait se jouer entre ces trois favoris, et avec elle l’avenir du parti démocrate. Biden souhaite revenir à une forme de normalité représentée par l’ère Obama, période marquée par une culture du compromis avec les puissances de l’argent et la droite conservatrice. Cette proposition séduit une part non négligeable de l’électorat, en particulier auprès des personnes âgées et des électeurs peu engagés politiquement.

Plus ambitieuse, Elizabeth Warren veut réformer les institutions américaines et le capitalisme, sans pour autant les remettre en cause structurellement. Sa candidature représente une volonté de renouer avec les trente glorieuses et l’âge d’or de la classe moyenne.

Contrairement à Warren, Bernie Sanders a intégré l’échec de la social-démocratie. Centré sur les classes populaires, sa candidature cherche à poser les jalons d’une véritable révolution. Pour autant, les différences qui le séparent d’Elizabeth Warren ne sont pas nécessairement comprises par les commentateurs, et par extension, par les électeurs. Cela rend sa position plus difficile à tenir, entre Joe Biden qui séduit une partie de la classe ouvrière et des minorités ethniques nostalgiques d’Obama, et Warren qui semble plus jeune et mieux articulée pour les classes éduquées. Sa récente hospitalisation suite à une attaque cardiaque risque également de lui nuire.

Du fait de la compatibilité de leurs électorats, le duo Sanders-Warren devrait être en mesure de remporter la primaire, le premier qui dépassera Biden dans les sondages pouvant espérer agréger les soutiens du second. Certains médias commencent à anticiper ce basculement, et se tournent progressivement vers Warren afin d’invisibiliser Sanders. Mais encore faut-il que Biden dévisse, or il s’est montré particulièrement résilient jusqu’à présent. Faute d’alternative satisfaisante, une part non négligeable de l’appareil démocrate s’accroche toujours à sa candidature.

Le premier scrutin aura lieu le 3 février 2020 en Iowa, avant d’enchaîner avec le New Hampshire (le 11), le Nevada (le 18) et la Caroline du Sud (le 22). Puis le 3 mars aura lieu le super Tuesday où la moitié des États restants voteront. Le nom du vainqueur sera probablement connu au terme de cette soirée, bien que les primaires s’étalent jusqu’en juin.

 

Notes et références :

  1. Les circonscriptions périurbaines et relativement aisées ont basculé en faveur des démocrates aux midterms, et dans la plupart des cas, des candidats « modérés » avaient été sélectionnés par le parti démocrate, ce qui laisse penser que ce type de profil a plus de chances de gagner dans ces circonscriptions. Cependant, très peu de candidats « progressistes » ont été alignés dans ces circonscriptions, cette stratégie alternative n’a donc pas été solidement testée.  The suburbs abandoned Republicans in 2018, and they might not be coming back.
  2. Nombre d’entre eux ont été contraints de renoncer à cette promesse, comme le détaille cet article du LA Times qui explique magistralement les difficultés de financement de campagnes.
  3. Matt Taibbi, « Bernie Sanders’s chances depend on taking support from Joe Biden, and soon“.
  4. Médiapart : Joe Biden, candidat anachronique 
  5. Lire son portrait dans Médiapart 
  6. Pour une critique de fond de la candidature d’Elizabeth Warren, lire : Elizabeth Warren Is Thirty Years Too Late
  7. Lire à ce propos notre résumé du débat de CNN ici.

« We’re going to impeach the motherfucker » : la présidence Trump en péril

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Trump_view_from_side,_December_2015.jpg
© Marc Nozell / Wikimedia Commons

Cette fois, Donald Trump n’y échappera pas. Malgré la réticence des cadres du Parti démocrate, la Chambre des représentants vient de lancer une procédure de destitution contre le président américain. Si elle reste quasiment assurée d’échouer au Sénat, une telle initiative devrait peser lourdement sur le rapport de force politique et la campagne présidentielle de 2020. Explications par Politicoboy.


Depuis les élections de mi-mandat et la victoire du Parti démocrate à la Chambre des représentants du Congrès, le spectre d’une procédure de destitution hante la Maison Blanche. Tout juste élue, la démocrate socialiste Rachida Tlaib proclame devant ses militants « On va destituer cet enfoiré* ». Dès mars 2019, de nombreux démocrates issus de l’aile gauche du parti prennent position en faveur d’une procédure de destitution, citant le racisme du président, son soutien implicite aux néonazis, sa corruption patente, ses multiples abus de pouvoir et sa violation des lois de financement de campagne via un paiement illégal à une star du porno. Mais Nancy Pelosi, la cheffe de la majorité démocrate à la Chambre des représentants et troisième personnage de l’État, s’oppose à une telle procédure, affirmant que Trump « n’en vaut pas la peine ». Derrière cette affirmation se cache la crainte qu’une tentative de destitution renforce Donald Trump.

En effet, l’impeachment est à l’initiative de la Chambre, mais une fois les commissions parlementaires achevées et les articles justifiant la destitution votés, c’est au Sénat de trancher. Cette institution se mue alors en tribunal et instruit les différents chefs d’accusation, avant de rendre son verdict. Deux tiers des sénateurs doivent voter en faveur de la destitution pour qu’elle soit effective. Soit, dans la configuration actuelle, 47 sénateurs démocrates et vingt sénateurs républicains. Il s’agit d’une procédure purement politique.

Plutôt que de se précipiter dans une telle aventure, le camp démocrate attendait les conclusions de l’enquête du procureur Mueller sur le RussiaGate, censé délivrer le coup de grâce en prouvant la collusion de Donald Trump avec le Kremlin pendant la présidentielle de 2016. Ce fut un double fiasco. Publié en avril, le rapport Mueller prouve l’absence de collusion. Il détaille néanmoins dix situations où Trump a commis ce qui s’apparente à une obstruction de la justice, faute qui avait provoqué la chute de Richard Nixon. Dans l’espoir de convaincre le public, passablement désabusé par l’effondrement de la théorie du complot russe, les démocrates convoquent le procureur Mueller à une audition au Congrès. Second fiasco : Mueller apparaît cognitivement limité et peu coopératif. Après le mythe de la collusion, celui du procureur implacable s’effondre en direct à la télévision.

Trump semblait avoir miraculeusement échappé à la procédure de destitution. Mais pendant que les principaux médias le déclaraient tiré d’affaire, un vaste mouvement d’activistes augmentait la pression sur les élus démocrates, avec un succès croissant. La plupart des candidats à la présidentielle de 2020 et une majorité des membres de la Chambre se rallient à la cause. Il manquait cependant un motif suffisant pour convaincre les cadres du parti. Jusqu’à ce que l’affaire ukrainienne éclate.

L’affaire ukrainienne rend la procédure de destitution inévitable pour Nancy Pelosi

En septembre, la presse sort une série de révélations sur l’existence d’une conversation au cours de laquelle Donald Trump aurait fait pression sur le président ukrainien Volodymyr Zelensky pour qu’il enquête sur Joe Biden, alors favori des primaires démocrates et donné à 14 points d’avance face à Trump [1].

L’origine du scandale provient d’un signalement effectué par un membre des services de renseignements. Conformément à la procédure prévue pour les lanceurs d’alerte, ce fonctionnaire dépose une plainte à sa hiérarchie pour alerter sur le comportement du président. Ni son identité ni le contenu du document ne sont rendus publics. Mais confronté aux révélations de la presse, Trump reconnaît publiquement la nature de la conversation, tout comme son avocat personnel Rudy Giuliani, directement mis en cause par le signalement. Il serait également question d’un chantage reposant sur la suspension d’une aide militaire de 400 millions de dollars promise à l’Ukraine. Sur ce second point, Trump confirme puis rétracte la version relayée par la presse. [2]

Outre les actes de collusion avec une puissance étrangère pour obtenir un gain politique personnel en vue d’une élection, le fait que cette conversation a eu lieu le lendemain de l’audition du procureur spécial Robert Mueller provoque l’outrage des démocrates. En clair, à peine tiré d’affaire dans l’épisode russe, Trump s’est précipité pour conspirer avec le pouvoir ukrainien, ce qui montre un mépris croissant pour la loi électorale et la Constitution.

Pour les démocrates, le coût politique de l’inaction va rapidement excéder le coût présumé d’une procédure de destitution. Si l’impeachment risque de mobiliser la base électorale de Donald Trump, ne rien faire peut démotiver celle des démocrates. Or, les cadres du parti trainent les pieds depuis des mois. Non seulement sur la question de la destitution, mais également dans leurs enquêtes parlementaires censées faire toute la lumière sur les abus de pouvoir du président et l’usage de sa fonction à des fins d’enrichissement personnel. Selon The Intercept, ce surprenant manque de pugnacité s’explique par de mesquines querelles politiciennes au sein de la Chambre des représentants, et des calculs personnels douteux. [3]

Cette inaction accroît la frustration des électeurs démocrates. Jon Favreau, ancienne plume d’Obama et animateur du podcast Pod Save America dont l’audience dépasse allègrement celle de CNN, résumait le sentiment général des militants qu’il contribue régulièrement à mobiliser : « C’est complètement fou. […] C’est pathétique. Ce n’est pas ce pour quoi on s’est battu si durement en 2018 ».

Pendant la pause estivale, les élus démocrates ont été violemment confrontés par leurs électeurs. Furieux, ces derniers les ont pris à parti devant leurs permanences parlementaires, lors des traditionnels Town Hall ou en les interpellant directement dans leur vie quotidienne, au supermarché ou dans la rue. « On s’est fait botter le cul tout l’été », confiait un élu. [4] À la colère des activistes s’ajoute le spectre des primaires. Pour les élections de 2020, un nombre record de démocrates font face à des candidatures dissidentes issues de leur propre parti.

Cette dynamique s’explique par le fonctionnement de la Chambre des représentants. Du fait des efforts de gerrymandering et de la géographie du vote, la majorité des 435 circonscriptions sont acquises à une des deux formations – le Queens, dans l’État de New-York vote à 70 % démocrate, par exemple. Le Parti démocrate a remporté une majorité confortable en 2018 (235 sièges), mais cela a nécessité de faire basculer des circonscriptions très disputées. Or, ces sièges ont principalement été gagnés par des candidats centristes. Pour les protéger en 2020, où l’ensemble de la Chambre sera renouvelée, Nancy Pelosi a adopté une ligne politique de centre droit, refusant de déclencher rapidement une procédure de destitution ou d’organiser un vote sur les projets ambitieux comme la réforme de la santé Medicare for all et le New deal vert, préférant concentrer le travail législatif sur des propositions de loi qualifiées de « modérées ». Les sondages effectués dans ces circonscriptions montrent également un manque de soutien de l’opinion pour une procédure de destitution, ce qui n’encourage pas la prise de risque.

La stratégie de Pelosi exigeait des deux cents élus plus progressistes et issus de circonscriptions acquises aux démocrates qu’ils se sacrifient pour une poignée de collègues centristes. Deux éléments viennent d’inverser cet équilibre. D’abord, la multiplication des primaires met en danger les élus qui s’opposent à la destitution uniquement par solidarité. Leur position devient intenable : à quoi bon défendre une majorité parlementaire dont ils ne feront plus partie s’ils perdent leur primaire ?

Ensuite, le bien-fondé de la stratégie centriste devenait de moins en moins évident, bien qu’épousant les désirs des riches donateurs du parti et des élites néolibérales. En refusant de destituer Donald Trump, ce dernier continuait d’humilier les démocrates, déprimait leur base électorale et se permettait d’abuser de sa fonction pour obtenir un avantage en vue des prochaines élections. Et dans ce cas précis, laisser la collusion avec l’Ukraine impunie revenait à autoriser et encourager n’importe quel pays à s’ingérer dans les élections américaines, au profit de Trump.

Acculée par sa majorité parlementaire, Nancy Pelosi finit par céder, faisant de Donald Trump le troisième président de l’histoire à subir une procédure de destitution.

L’enchaînement des événements donne raison aux démocrates

La publication de deux documents successifs va, dans les 48 heures qui suivent, renforcer la position démocrate. Le premier est un compte rendu de la  conversation entre le président américain et son homologue ukrainien Volodymyr Zelensky, rédigé à partir de notes et relu par la Maison Blanche avant publication.

Tous les travers du président y sont exposés. Son langage plus proche de celui des parrains de la mafia que des diplomates, sa corruption avérée – le président ukrainien vante ses séjours dans les hôtels Trump, l’implication de son avocat personnel Rudy Giuliani et du garde des Sceaux William Barr, et surtout, la réponse de Donald Trump à l’inquiétude de Zelensky au sujet de la suspension de l’aide militaire, unilatéralement décidée par Donald Trump la veille de l’appel téléphonique, alors que seul le Congrès est autorisé à gérer ce dossier, par cette phrase auto-incriminante : « J’aimerais que vous nous fassiez une faveur cependant ».

Bien que la conversation soit incomplète et rédigée par la Maison Blanche, les principales allégations de la presse sont confirmées par ce premier document. Puis, le signalement du lanceur d’alerte, que l’administration Trump avait tenté d’enterrer, est rendu public par le Congrès. Le texte, rédigé le 14 août, corrobore le compte rendu de la conversation, et ajoute de nombreuses allégations. Entre autres, il semblerait que Donald Trump ait orchestré cette manœuvre depuis des mois, et fait pression sur d’autres dirigeants internationaux pour son propre bénéfice. Surtout, le lanceur d’alerte évoque les efforts de la Maison Blanche pour étouffer les conversations illégales où Trump confond son intérêt personnel avec celui de la nation.

Là aussi, la Maison-Blanche confirme : la retranscription de plusieurs appels téléphoniques, dont celui avec l’Ukraine, a bien été déplacée du serveur usuel vers un serveur à accès limité, normalement réservé pour les secrets les plus sensibles. Ce qui constitue un acte illégal en soit. Pire, l’avocat du président Rudy Giuliani écume les plateaux télévisés depuis le début du scandale, et confirme sa propre implication tout en essayant de la faire passer pour un service rendu à la diplomatie américaine, impliquant de ce fait le département d’État. L’envoyé spécial américain en Ukraine vient de démissionner du fait de ces incriminations.

Depuis, suite aux multiples retombées, Donald Trump adopte une ligne de défense atypique : il justifie ses actions en les considérant comme parfaitement légales, implique un maximum de personnes autour de lui, en particulier son vice-président Mike Pence, et vient de demander publiquement à la Chine d’ouvrir une enquête sur les Biden pour corruption.

Ce faisant, le motif justifiant sa destitution présente l’avantage d’être particulièrement simple et compréhensible. Donald Trump a utilisé sa fonction à des fins personnelles dans le but d’obtenir un avantage pour sa réélection, violant la constitution et la loi électorale, puis a essayé d’enterrer les preuves, avant de reconnaître publiquement sa culpabilité. Contrairement au RussiaGate et les 400 pages du rapport Mueller, le scandale ukrainien est limpide, et confirmé par Donald Trump lui-même dans des documents que n’importe quel Américain peut lire en une poignée de minutes.

Pour preuve, les sondages montrent un regain important du soutien de la population pour la destitution, qui a augmenté d’une dizaine de points, passant de 37 % à 47 % voire 55% dès les premiers jours. De plus, un tiers des électeurs opposés à la destitution le sont uniquement par crainte que cela nuise aux démocrates, selon une enquête récente.

Le sort de Donald Trump sera déterminé par la bataille de l’opinion

La procédure de destitution est purement politique et se conclura par deux votes : celui du Sénat pour ou contre l’impeachment, et celui de la présidentielle de 2020. Pour les républicains, destituer Donald Trump assurerait l’effondrement du parti. Ce serait un suicide politique inconcevable. Quels que soient les torts du président, la droite est trop impliquée pour se permettre de le lâcher.

Ce constat servait de principal argument aux démocrates opposé à la procédure de destitution. Mais l’intérêt politique du parti se trouve ailleurs. L’impeachment devrait permettre d’affaiblir durablement le président, tout en fragilisant la position des nombreux sénateurs et parlementaires républicains en campagne dans des circonscriptions disputées.

Pour se défendre, le parti républicain possède un atout majeur : Fox News et l’écosystème médiatique ultra conservateur qui gravite autour. L’idée même du lancement de cette chaine d’information prend racine après la démission de Nixon, dans le but d’immuniser les futurs présidents républicains contre ce genre de procédure en construisant un appareil de propagande capable d’orienter une part critique de l’opinion publique. [5]

S’ils n’ont pas d’arguments de fond, ils peuvent s’appuyer sur deux faits pour faire diversion. D’abord, le scandale a été porté à la connaissance du public par un membre de la CIA, ce qui nourrit la vision d’un État profond qui cherche à renverser le président. Ensuite, le fils de Joe Biden figure bien au conseil d’administration d’une entreprise gazière ukrainienne, où il touche jusqu’à 50 000 dollars par mois. Contrairement à ce qu’affirme Trump, Joe Biden n’avait pas fait pression sur l’Ukraine en 2014 pour que le gouvernement épargne l’entreprise de son fils dans sa lutte contre la corruption, mais l’exact opposé : Biden avait rejoint les efforts de la diplomatie américaine, des sénateurs républicains et des ONG ukrainiennes pour que la lutte anticorruption soit confiée à un procureur plus zélé, au risque de nuire à l’entreprise rémunérant son fils. [6] Mais les médias conservateurs martèlent la version inverse, afin d’accabler Joe Biden et de faire diversion. Une campagne de publicité ciblée via Facebook, chiffrée à dix millions de dollars, vient d’être lancée dans ce but.

Face à cette machine bien huilée, les démocrates apparaissent divisés. Les partisans historiques de la destitution veulent élargir le champ des accusations au-delà du scandale ukrainien, pour y inclure les abus de pouvoir, l’enrichissement personnel et divers actes contestables du président, tel que l’incarcération de masse des migrants à la frontière en violation du droit américain, qui a provoqué la mort de plusieurs enfants en détention.

Pour la gauche, la destitution est un moyen et non une fin. Bien consciente que les causes de l’élection de Donald Trump ne disparaîtront pas après qu’il ait quitté la Maison Blanche, elle préférerait une victoire électorale grâce à un programme qui réponde aux problèmes des Américains, plutôt qu’une procédure de ce type. Mais compte tenu des immenses avantages dont dispose le président sur le plan électoral, se priver de l’outil de la destitution constituerait une faute morale et stratégique majeur. [7]

À l’inverse, les cadres du parti et l’aile centriste voient dans la destitution une manière de restaurer l’ordre néolibéral qui précédait Donald Trump. Pour Nancy Pelosi, la procédure d’impeachment est une forme d’obligation dont elle se serait bien passée, et une opportunité politique qu’elle espère expédier rapidement. Les cadres du parti cherchent ainsi à aller vite et à restreindre le champ d’investigation au seul scandale ukrainien afin d’apparaître bipartisans et de convaincre les électeurs des deux bords du bien-fondé de leur décision. L’avantage de cette approche est de conserver un message simple auquel les Américains peuvent adhérer : Trump a utilisé sa position pour exercer un chantage sur l’Ukraine afin d’attaquer son principal opposant, dans le but de favoriser sa réélection, en violation de la constitution. Point.

On peut douter de la capacité des dirigeants démocrates à exécuter cette feuille de route efficacement, tant ils se sont trompés jusqu’à présent. Aussi incroyable que cela puisse paraître, les cadres du parti n’avaient pas intégré dans leur grille d’analyse le fait que les sondages puissent évoluer en leur faveur. Pire, Nancy Pelosi avait publiquement affirmé que Donald Trump souhaitait être la cible d’une procédure de destitution, pensant que cela le renforcerait politiquement. Lorsqu’on connait la personnalité narcissique du milliardaire, on peut douter qu’il se réjouisse d’être le troisième président à faire face à une telle procédure.

Sa réaction s’apparente à une fureur incontrôlée. Trump a déversé des torrents de tweets rageurs : plus de 120 le premier week-end, allant jusqu’à retweeter un compte le parodiant sans s’en rendre compte, qualifié les démocrates de sauvages, menacé publiquement le lanceur d’alerte d’exécution, exigé le jugement pour haute trahison d’Adam Schiff – le président de la commission de destitution à la Chambre des représentants – et évoqué le risque de guerre civile s’il était destitué. Sa ligne de défense continue d’être floue et désorganisée, tandis que son taux d’opinion favorable décroche peu à peu. En exigeant le nom du fonctionnaire à l’origine des révélations et en évoquant des « conséquences » pour ce dernier, il a violé la loi de protection des lanceurs d’alerte. Le lendemain, il incitait la Chine à enquêter sur Joe Biden, commettant publiquement le crime pour lequel il subit une procédure de destitution. Plus il se défend, et plus le président fournit des arguments supplémentaires à ses adversaires.

La suite des événements, en particulier les auditions au Congrès, devrait continuer de l’affaiblir. Celle du lanceur d’alerte se fera à huis clos afin de protéger son identité, mais d’autres procédures seront probablement télévisées, en particulier le fameux procès au Sénat. De quoi mettre Donald Trump au tapis. Du moins, c’est le pari des démocrates.

Diverses conséquences sur les primaires démocrates pour 2020

Ces événements impactent de manière variée les différents candidats démocrates aux primaires de 2020. Joe Biden, en légère perte de vitesse, se retrouve malgré lui au cœur du scandale. Sa pratique du pouvoir et les faveurs accordées à son fils, bien que parfaitement légales, reflètent le type d’usages contre lesquels Donald Trump comme Bernie Sanders ont fait campagne. Selon la presse, l’équipe de Biden ne se réjouit guère de cette exposition. Ironiquement, Trump pourrait atteindre son objectif en précipitant sa défaite aux primaires démocrates, tout en survivant lui même à la procédure de destitution.

Elizabeth Warren, en progression dans les sondages, devrait bénéficier de retombées positives. Elle fut la première candidate sérieuse à demander la destitution de Donald Trump dès l’hiver dernier et n’a de cesse de dénoncer la « corruption » du système.

Bernie Sanders aurait dû tirer son épingle du jeu pour les mêmes raisons. Mais sa récente hospitalisation pourrait réduire ses chances de victoire, indépendamment des déboires de Donald Trump.

Pour le moment, la couverture médiatique reste braquée sur la destitution. Ce sera probablement le cas jusqu’au procès au Sénat qui devrait se tenir avant la fin de l’année si la Chambre des représentants vote en faveur de la destitution.

Notes et références :

* en VO : « we’re going to impeach the motherfucker »

  1. https://www.foxnews.com/politics/fox-news-poll-september-15-17-2019
  2. https://www.vox.com/policy-and-politics/2019/9/24/20882081/trump-ukraine-aid-explanation-whistleblower
  3. Pour comprendre les détails des divergences au sein du parti démocrate sur la question de la destitution, lire https://theintercept.com/2019/09/24/impeachment-inquiry-donald-trump-nancy-pelosi/
  4. Ibid 3.
  5. Sur la capacité d’influence de Fox News, lire cette enquête de Vox. Sur la genèse de FoxNews, lire : https://theintercept.com/2019/09/28/impeachment-republicans-nixon-watergate/
  6. Le site The Intercept, pourtant ouvertement anti-Biden, a publié une série d’articles pour démonter la thèse impliquant Joe Biden. Un résumé est disponible ici, et les principaux articles sont à lire ici et .
  7. Pour se familiariser avec le point de vue de la gauche américaine, lire cet éditorial de Chris Hedgesce débat publié par Jacobin, et l’édito de The Intercept.

À Détroit, l’éveil de la gauche américaine

© T. Grimonprez pour Le Vent Se Lève.

La primaire démocrate entre dans une phase d’accélération. Dans ce contexte, il est intéressant de se pencher sur les militants de Détroit dans le Michigan. Leur réaction à la tenue d’un débat télévisé entre candidats en plein cœur de l’été donne des clés utiles. Elles permettent de comprendre où en est la gauche américaine. Loin de se résigner à un deuxième mandat de Trump elle n’a cependant pas encore dépassé ses nombreuses contradictions.


11 heures, le 29 juillet à Détroit, Michigan. Une poignée de militants se tient devant la Cour de Justice pour réclamer la libération d’Ali al-Sadoon. Ce jeune père de famille irakien a été arrêté par la police fédérale quatre jours plus tôt. Il vit pourtant aux États-Unis depuis l’âge de sept ans. L’arrestation est motivée par un cambriolage survenu six ans auparavant. Un délit pour lequel il a déjà payé le prix fort : cinq ans de prison. Il venait à peine de retrouver ses enfants au sortir de la prison qu’il s’est vu convoqué par les services de l’immigration.

La politique migratoire ulcère les militants mais ne mobilise pas…

La chasse aux exilés est ouverte depuis des années aux États-Unis. 2,5 millions de personnes avaient été expulsées sous Obama, y compris le frère d’Ali al-Sadoon dont la famille est sans nouvelles après qu’il a été ramené de force en Irak il y a quatre ans. Mais la pression s’est intensifiée sous l’ère Trump et les cas comme celui-ci se multiplient. Dans le même temps cette situation a largement aidé à motiver les militants de Détroit. Ils se mobilisent pour protester contre les expulsions presque quotidiennes dans cette ville. Détroit accueille en effet la plus grosse communauté américaine issue du Proche-Orient.

Ils sont une bonne dizaine de militants rassemblés l’après-midi pour s’opposer à la nomination de Aaron Hull dans leur ville. Ce dernier est le nouveau responsable des douanes et de la sécurité sur la frontière américano-canadienne. Cette nomination est en réalité une mise au placard, dans une ville plus calme, de celui qui fut à la tête des services d’immigration de la ville d’El Paso (Texas). Hull s’est rendu tristement célèbre pour les conditions déplorables dans lesquelles étaient détenues les personnes sous sa garde. Des journalistes ont rapporté qu’il remplissait des cellules à plus de cinq fois leur capacité, et que des enfants étaient laissés sous la surveillance de mineurs, sans lits et sans vêtements propres. Autant dire que les militants locaux n’apprécient pas la venue d’un tel personnage. Ils se tiennent donc face à son bureau, au moment même où il prend ses fonctions, avec des panneaux appelant à sa démission. Certaines voitures marquent leur soutien en klaxonnant.

La question migratoire rassemble des soutiens assez divers. On trouve des militants masqués, arborant des symboles antifascistes. L’un d’eux explique qu’il ne se reconnaît pas entièrement dans cette étiquette mais qu’il a endossé le costume à cause de l’hostilité que Trump a manifesté pour ce groupe. Le masque est venu naturellement depuis que la mairie a décidé de tester un système de reconnaissance faciale (réputé pratiquer du profilage racial) et ne dénote pas non plus une appartenance politique. Ce type de technologie, employée par le FBI, par les services d’immigration et par de plus en plus de municipalités, suscite des inquiétudes croissantes.

Les militants de “By Any Means Necessary” s’entretiennent avec les journalistes de Fox 2 (la déclinaison locale de Fox News). Une militante tient un panneau “Défendez vos voisins ! Expulsez ICE ! Par tous les moyens nécessaires”.© T. Grimonprez pour LVSL.

Les autres militants présents appartiennent pour la plupart au groupe By any means necessary. Signifiant « Par tous les moyens nécessaires », leur nom est inspiré d’une phrase célèbre de Malcolm X. Emily, une jeune militante de cette organisation, s’est engagée pour défendre l’accès à une assurance santé pour tous (une promesse de campagne de Sanders) étant concernée au premier chef par cet enjeu en tant que personne handicapée. Elle a ensuite diversifié ses revendications au fur et à mesure qu’elle s’engageait. Tous comptent bien sûr porter leurs revendications auprès des candidats démocrates qui doivent débattre dans la ville le lendemain devant les télévisions de tous le pays.

« Sous la direction d’une administration non-élue, un empoisonnement massif au plomb a touché plusieurs milliers d’habitants de Flint, affectant notamment le développement cérébral des enfants. »

By any means necessary compte dans ses rangs des Latinos, des Américains d’origine irakienne et des blancs. Mais on y compte assez peu de noirs dans une ville au sein de laquelle ils représentent 82% des habitants. Quand on lui en fait la remarque, Stephen Boyle (à gauche sur la photo), un vétéran d’Occupy Wall Street – Detroit, explique que la communication n’est pas toujours facile entre les organisations à majorité blanche et la communauté noire de Détroit. Celle-ci a sa propre tradition militante et ses propres organisations, plus concernées par les questions de violences policières que d’immigration.

Des liens existent néanmoins et le militant grisonnant est présent le lendemain après-midi avec une poignée de jeunes, dont une majorité de Noirs, au lancement de la première marche des gilets jaunes de Détroit.

Naissance des gilets jaunes de Détroit

Le rassemblement est organisé par Meeko A. Williams. Un jeune activiste noir principalement engagé dans le problème de l’accès à l’eau potable qui a co-créé l’association Hydrate Detroit (« Hydratons Détroit »). Ce problème, dans une ville où le chômage conduit de nombreuses familles sans ressources à se voir couper l’eau courante, est en effet éminemment politique.

Pourtant, la situation pourrait être pire encore. La ville voisine de Flint s’est retrouvée en 2012 sous l’autorité d’une administration non-élue, suite à son endettement record après la crise des subprimes. Sous sa direction et celle de l’ancien-maire, un empoisonnement massif au plomb a touché plusieurs milliers d’habitants de Flint, dû à l’usage de la rivière polluée qui coulait à travers la ville pour l’alimentation en eau. Cet empoisonnement a notamment affecté le développement cérébral des enfants.

Si la crise a beaucoup fait parler d’elle, on oublie qu’elle n’est toujours pas résolue. Peu de personnes mentionnent également le rôle de l’entreprise General Motors qui, non contente d’être en partie responsable de la pollution de la rivière par sa production, obtint de la municipalité qu’elle cesse de l’alimenter avec l’eau de la rivière de Flint… car celle-ci corrodait les voitures sur les lignes d’assemblage. Personne n’a alors pensé que ce qui n’était pas bon pour les carrosseries pouvait ne pas être bon pour la consommation par des êtres humains.

Les gilets jaunes marchent pendant une demi-heure et interpellent les (rares1) passants. Sur la QLine, un monorail qui dessert le centre-ville et lui seul et qui a coûté des sommes faramineuses. Sur l’énorme complexe commercial construit autour d’un Little Cesar (une chaîne de pizza) avec de l’argent destiné aux écoles. Sur tous ces investissements faits par une municipalité proche des milieux d’affaires qui cherche à revitaliser la ville en développant son CBD2 et en attirant de nouvelles populations dans le centre-ville.

À l’opposé de ce que les habitants eux-mêmes ont fait pour contrer le déclin de Détroit, à savoir développer de nouvelles solidarités à travers les jardins communautaires, des projets collectifs, la réhabilitation de maisons délabrées sous forme de squats occupés par des associations ou des particuliers, etc.

À Détroit les jardins communautaires sont devenus le symbole d’une résilience locale et de l’entraide. Nulle part ailleurs aux États-Unis l’attachement à une ville – pourtant à moitié en ruines – n’est aussi perceptible chez ses habitants. © T. Grimonprez pour LVSL.

La marche est joyeuse. Meeko crie dans son mégaphone “Impeach the Peach” (“Démissionnez la pêche” : une référence à la carnation particulière de Donald Trump et aux velléités de certains démocrates – désormais sur le point de se réaliser – d’employer contre lui la procédure d’Impeachment). Mais le cortège est interrompu lors de son arrivée en centre-ville par un barrage de police. S’engage une altercation virulente avec des policiers calmes mais méprisants. Sûrs de leur force mais néanmoins désireux d’éviter un scandale à trente mètre du stade, dans lequel les candidats à la primaire démocrate commencent à arriver.

Les relations avec la police locale restent tendues malgré la présence d’une majorité de noirs dans ses rangs. Une militante filme la scène alors qu’un autre demande au nom de quoi on lui interdit l’accès à une rue de sa ville pour un événement organisé par une chaîne privée (CNN). La tension monte mais le cortège se disperse finalement et tente de contourner le dispositif pour rejoindre le centre-ville.

DSA et TYT : Deux organisations et deux conceptions de la lutte

Déjà les autres cortèges approchent de l’esplanade sur laquelle les télévisions ont installé leur plateau, devant le stade des Tigers de Détroit (l’équipe de baseball locale). Les premiers à arriver sont les démocrates-socialistes du DSA avec leurs banderoles rouges représentant une poignée de main (symbolisant le dépassement des clivages liés à la couleur de la peau par l’alliance de tous les travailleurs) au creux de laquelle pousse la rose socialiste. Si l’esthétique des bannières est vintage, les slogans sont à l’ordre du jour et appellent au Green New Deal. Le climat politique américain fait du DSA un parti beaucoup plus radical que les sociaux-démocrates européens ; le parti se réclame toujours du marxisme. Certains de ses membres arborent le foulard et les lunettes des black-blocs en même temps que le t-shirt rouge. D’autres ont un look plus conventionnel.

Les Démocrates-Socialistes de Détroit défilent sous des banderoles “Un monde meilleur est possible” et “Le capitalisme ne marche pas / ne travaille pas [ndt : jeu de mot sur ‘working’ qui signifie ‘travailler’ – par opposition au capital – autant que ‘marcher’ dans le sens de fonctionner]”. © T. Grimonprez pour LVSL.
Le DSA a de bonnes raisons de se sentir fort. Sa figure de proue est Alexandria Ocasio-Cortez, élue sous l’étiquette démocrate mais issue de ses rangs, le parti autorisant la double appartenance. À la tête du Squad, un groupe d’élues de couleur aux tendances radicales, elle est la personnalité émergente la plus influente du pays. Avant même qu’elle n’attire à elle la lumière, le parti avait largement bénéficié de la remise au goût du jour de l’étiquette “socialiste” par Bernie Sanders pendant la primaire de 2015-2016. Le DSA ne comptait ainsi que 6 500 membres en 2016 contre presque 50 000 aujourd’hui.

« Le DSA ne comptait ainsi que 6 500 membres en 2016 contre presque 50 000 aujourd’hui. Cette fois encore ils soutiennent Bernie Sanders.»

Cette fois encore ils soutiennent Bernie Sanders lors de la primaire Démocrate. Ils considèrent le vieux sénateur comme leur meilleure chance d’avancer leurs idées sur l’échiquier politique américain. Par ailleurs, son projet d’assurance santé universelle (Medicare for all) représente pour eux une avancée pour les droits des travailleurs. Leur stratégie consiste en effet à créer un contexte favorable au basculement des États-Unis vers le socialisme démocratique qu’ils appellent de leurs vœux.

Mais le DSA n’incarne pas à lui tout seul la gauche américaine actuelle. De l’autre côté du Grand Circus Park (qui incidemment avait accueilli Occupy Wall Street Detroit en 2011) se rassemblent les Young Turks. Derrière ce nom se cache en réalité un ensemble de chaînes présentes sur internet défendant des idées progressistes et anti-establishment. Un équivalent indépendant du Média. Depuis que son charismatique fondateur et principal présentateur Cenk Uygur a lancé la Progressive Economic Pledge campaign (une sorte de charte de gauche), la TYT Army (comme ils s’appellent) se comporte de plus en plus en organisation politique. Aux banderoles maisons du DSA s’ajoutent donc leurs pancartes en papier glacé généreusement distribuées au public. Le style diffère mais les slogans sont les mêmes : “Green New Deal”, “Higher Wages” (“Des salaires plus haut”), “Medicare for all”, “Free College for all” (“Université gratuites”) et “End private campaign financing” (“Mettez fin au financement privé des campagnes politiques”). Tout comme le DSA leurs égéries ont pour nom Ocasio Cortez et Sanders.

Cenk Uygur prend la parole : “Nous avons deux candidats progressistes”. The Young Turks défendent autant Sanders (socialiste) que Warren (interventionniste). © T. Grimonprez pour LVSL.

Pourtant quand Cenk Uygur se perche sur le socle d’une statue et prend la parole une différence commence à apparaître. “J’adore que pour la première fois dans ma vie il n’y ait non pas un mais deux candidats progressistes et qu’ils mènent tous deux la course [pour la primaire]”. Uygur fait référence à Bernie Sanders mais aussi à Elizabeth Warren. Cette dernière a souscrit aux cinq points de son programme (ci-dessus) mais n’en demeure pas moins une défenseure avouée d’un système capitaliste modéré. Le TYT soutient ces deux candidats. Le SDA au contraire ne soutient personne à la droite de Sanders. Nonobstant les différences les deux groupes se rassemblent pour crier leurs slogans ensemble. Ils espèrent être entendus jusqu’au stade où le débat s’apprête à débuter.

Le SEIU : figure de proue d’un syndicalisme en pleine renaissance

Survient alors un troisième acteur, numériquement le plus important, le SEIU : Service Employees International Union (Union Internationale des Employés des Services). Un immense cortège de plusieurs milliers de personnes, le seul à être majoritairement noir, rejoint le parc. Ils brandissent des bannières à leurs couleurs, celles de “l’océan violet”, réclamant “des syndicats pour tous”. Mais aussi d’immense panneaux verts en forme de poings levés disant “Nous voulons un air respirable”. Ce syndicat de deux millions de membres qui regroupe des travailleurs hospitaliers, des agents d’entretien et des fonctionnaires a inspiré à Ken Loach son film Du pain et des roses. Aujourd’hui le plus gros donateur du Parti Démocrate s’est emparé de la question environnementale.

Le SEIU fait face à un impressionnant dispositif policier. Au violet emblématique du syndicat se mêlent le vert du Green New Deal. © T. Grimonprez pour LVSL.

Et ils ont eux aussi des raisons de croire dans l’avenir, malgré Trump et malgré le changement climatique. Le SEIU a été à la tête du mouvement pour un salaire minimum à 15$ de l’heure. Et ils ont déjà gagné ce combat non seulement contre Amazon (on en beaucoup parlé en France) mais aussi dans la Loi de sept États dont New York et la Californie. Malgré leur rupture avec l’AFL-CIO (plus modérée) le SEIU a vu ses rangs gonfler depuis plusieurs années consécutives. Et il n’est pas seul : tous les syndicats ont vu leur taille augmenter alors qu’ils étaient au plus bas il y a encore peu de temps. Les syndicats américains n’ont pas été aussi populaires depuis les années 1970. Tous ont intérêt à voir l’un des candidats de l’aile gauche l’emporter. Sanders surtout, mais aussi Warren et la démocrate plus centriste Kamala Harris, ont promis la création d’un système de conventions collectives aujourd’hui inexistant, s’ils l’emportaient.

D’autres organisations étaient présentes. Trop nombreuses pour les dénombrer toutes. Parmi les plus en vue les activistes climatiques de Extinction Rebellion et du Sunrise Movement. Les soutiens de Andrew Yang, candidat démocrate promouvant un revenu universel à 1000$ financé par une taxe sur les robots. Mais aussi les Justice Democrats qui se sont jurés de “dégager du Congrès tous les Démocrates soutenus par des grandes entreprises”.

Et si la gauche l’emportait ?

De l’autre côté de la rue quelques supporters de Trump sont venus montrer que le président a encore des soutiens. Ils ont cependant plus de pancartes que de volontaires. Un groupe de “Pro-Life Democrats” défend l’interdiction de l’avortement en exposant des photos agrandies de fœtus sanguinolents. Une jeune femme se place devant eux et crie “My Body : My Rights” (“Mon corps : mes droits !”). La foule répond “Son corps : ses droits !”.

Une militante pro-choix devant des militants anti-avortement. Au sein du Parti Démocrate l’IVG ne fait pas vraiment débat. Cette minorité active tente donc d’attirer l’attention sur elle par l’utilisation d’une communication choc. © T. Grimonprez pour LVSL.

Un dispositif policier impressionnant empêche l’accès à l’esplanade : police montée, miradors roulants, chars, canons à eau, motos, etc. Quelques militants s’échauffent. Finalement les autorités cèdent et ouvrent l’accès à l’esplanade. Les différents cortèges devront cependant se contenter de la traverser. Ils passent devant les caméras de CNN mais bien loin du stade et des candidats. La foule se disperse après quelques face-à-face tendus avec des supporters de Trump. Ces derniers, caméras portatives harnachées, cherchent à déclencher une altercation pour prouver la violence des “gauchistes” et des “antifascistes”. Ils repartiront bredouille.

Le président américain est historiquement bas dans les sondages d’opinion. Après une brève remontée durant l’été il stagne désormais autour de 40% de soutiens dans l’électorat. En 2016 il ne l’avait emporté que de justesse dans trois États du Nord. Aujourd’hui il devra se battre pour conserver le Texas que les Républicains ont failli perdre en 2018. La situation ne lui est clairement pas favorable. D’autant qu’il est désormais accusé de toutes parts d’avoir tenté de faire pression sur le président Ukrainien pour mettre en cause son probable adversaire, Joe Biden.

Les soutiens explicites de Warren sont peu nombreux mais on en trouve quelques-uns. Outre ces panneaux “Warren Fight” qui rappellent le combat de la sénatrice contre Wall Street, on peut aussi voir une pancarte où elle est représentée sous les traits d’Hermione Granger. En légende : “Quand vous combattez les forces du mal mieux vaut avoir une intello de votre côté”. Warren fait largement campagne sur son sérieux et son approche supposément plus réfléchie des problèmes. Son slogan “She has a plan” (“Elle a un plan”) fait oublier que son programme est moins détaillé que celui de Sanders. © T. Grimonprez pour LVSL.

Le vieux vice-président qui incarnait l’aile droite du parti et profitait de l’image d’Obama (qui a refusé de se prononcer pour l’instant) caracolait depuis des mois en tête des sondages. Mais avant même que n’éclate l’affaire ukrainienne il venait d’être dépassé dans un sondage de l’université Quinnipac par Elizabeth Warren (avec respectivement 25 et 27%). Si le sondage était déjà inquiétant, l’affaire ukrainienne vient rajouter un clou supplémentaire à sa chaussure.

Dans le même temps si Sanders est toujours loin derrière Biden et Warren il vient de remporter la course au financement en levant plus de 25 millions de dollars auprès de plus d’un million de donateurs. Mais le doyen d’une primaire dominée par les septuagénaires se voit attaqué sur sa capacité à mener le pays après l’opération du cœur qui l’a maintenu trois jours à l’hôpital. Warren le suit de près sur les financements et vient de lever 24,6 millions. Ils prouvent ainsi une nouvelle fois que les petits dons, au moins dans la primaire, permettent de l’emporter largement sur les candidats qui recourent au soutien des milliardaires et des entreprises. Biden et Buttigieg, les deux candidats centristes du quatuor de tête, n’ont levés à eux deux que 35 millions.

Le retard que Biden semble accuser dans les financements et désormais dans les sondages ne surprend personne qui soit allé sur le terrain. Le lendemain du “Revolution Rally” se tient le deuxième jour du débat et les rues sont désespérément vides. Des milliers de soutiens avaient fait le déplacement pour soutenir Sanders et Warren la veille. Quand le débat se tient entre Biden et Harris, les seuls démocrates qu’on peut voir hors du stade sont les “Pro-life Democrats”.

« Certes Warren n’est de gauche que comparée à Joe Biden. Pour autant les gages qu’elle a dû donner à la gauche du parti feraient passer le programme d’Obama en 2008 pour un programme conservateur.. »

On peut encore craindre de voir le scénario de 2016 se reproduire. La désignation d’un candidat centriste, sans soutien sur le terrain, par défaut, qui ne tiendrait pas face à la virulence de Trump. Mais de nouveaux scénarios semblent se dessiner. Certes Warren, qui prône la régulation du capitalisme, n’est de gauche que comparée à Joe Biden. L’espace politique entre elle et Sanders est au moins aussi grand qu’entre elle et Biden. Pour autant les gages qu’elle a dû donner à la gauche du parti, Green New Deal, université et système de santé gratuits, feraient passer le programme d’Obama en 2008 pour un programme conservateur (ce qu’il était à certains égards). Son projet d’ISF et de démantèlement de certains géants du numérique comme Facebook agace déjà Mark Zuckerberg.

Le risque reste grand qu’une présidence Warren soit décevante. Surtout si elle se tournait pendant la campagne post-primaire vers des gros donateurs, comme son silence à ce sujet et le choix d’un conseiller plus que trouble a pu le laisser entendre. Mais une candidature Warren représenterait néanmoins un formidable décalage vers la gauche du parti Démocrate. Déplaçant le curseur là où le parti se trouvait dans les années 1960-70 à l’époque des frères Kennedy. Et en cas de victoire l’importance croissante de la question environnementale pèsera certainement d’un poids très lourd pour garder la gauche du parti mobilisée.

Le vrai test se fera sur les questions de sécurité, de justice et de politique étrangère. Les années Obama ont été sous le feu de la critique lors de la primaire comme jamais auparavant. Warren a, elle, refusé de critiquer l’ancien président sur sa politique migratoire ou son usage des drones. Mais elle défend une ouverture sur cette question ainsi que l’abolition de la peine de mort et des prisons privées. Difficile donc de savoir dans quel sens penchera la balance mais la proximité de la candidate avec Hillary Clinton (qu’elle avait soutenue en 2016 contre Bernie Sanders) est tout sauf rassurante.

En 2008 Obama avait galvanisé la jeunesse par de vagues promesses de changement et rassuré l’establishment par un relatif conservatisme économique. Ce combo gagnant semble désormais impossible. La jeunesse américaine s’est largement radicalisée et a pris à bras-le-corps la responsabilité qui était la sienne. Mais la vieille génération peine à voir au-delà de l’obstacle Trump. Peut-être ne le veulent-ils pas. La gauche en tout cas a compris que tout ne se jouerait pas à l’intérieur d’un parti encore sur le fil du rasoir et investit davantage groupes de pression, partis alternatifs, et syndicats.

Quel que soit le choix que fera le Parti démocrate cette année il sera critique et une nouvelle division générationnelle comme celle observée en 2016 peut faire perdre une élection que tout le monde annonce de plus en plus comme gagnée d’avance.

_____________________________________________________________________

1 – Les rues américaines sont peu fréquentés du fait de l’usage systématique de la voiture. C’est particulièrement vrai à Détroit. La ville a vu sa population s’effondrer de 1.8 million d’habitants en 1950 à à 700.000 en 2010.

2 – Central Business District : Centre d’affaire.

« L’administration Trump sera impitoyable à l’égard d’Assange » – Entretien avec Guillaume Long

Guillaume Long et Julian Assange dans l’ambassade d’Équateur à Londres © Présidence de la République d’Équateur

L’expulsion de Julian Assange a été autorisée par le gouvernement équatorien, qui lui avait pourtant procuré l’asile en 2012. Son extradition vers les États-Unis est exigée par l’administration Trump, qui acclamait pourtant Assange pendant sa campagne présidentielle. Derrière ces rebondissements alambiqués, on trouve une constante : la volonté de l’État américain (et de son État profond) de punir Julian Assange pour avoir nui à la superpuissance américaine. Guillaume Long, ministre des Affaires étrangères sous le gouvernement de Rafael Correa (2007-2017), revient pour LVSL sur les principaux acteurs et déterminants de l’affaire Julian Assange.


Le nouvel Hollywood : la parenthèse du rêve américain

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Hollywood_sign_hill_view.jpg
© Caleb George

En novembre 1980, alors que Ronald Reagan est élu président des États-Unis, le film La porte du Paradis réalisait un échec cuisant entraînant la chute de la société de production United Artists. Cette fresque critique de l’histoire américaine symbolisait ainsi la fin d’une ère artistique débutée à la fin des années 60, qui avait vu Hollywood passer d’usine à rêve à un miroir du mal-être américain en pleine période de contestations.


 

Dans son fameux essai rédigé en 1957, Roland Barthes écrit : « Le mythe ne nie pas les choses, sa fonction est au contraire d’en parler ; simplement, il les purifie, (…) il abolit la complexité des actes humains (…) il organise un monde sans contradictions parce que sans profondeur, un monde étalé dans l’évidence, il fonde une clarté heureuse ; les choses ont l’air de signifier toutes seules » (p.217).

https://simple.wikipedia.org/wiki/File:Horatio_Alger,_Jr._in_1852.jpg
Horatio Alger, écrivain promoteur du self made man. © Whipple, John Adams

Ainsi, les États-Unis d’Amérique ont souvent présenté une vision mythique de leur Histoire : le rêve américain, la démocratie libérale, la consommation ostentatoire ou encore le mythe du self made man. Issu du transcendantalisme d’Emerson et des romans de l’écrivain Horatio Alger, il promeut le fait que tout individu a les capacités d’accomplir ses ambitions les plus folles, quelles que soient ses origines sociales ou ethniques. C’est ce que le philosophe canadien C.B Macpherson analyse comme « l’individualisme possessif ».

Cette mythification est motivée par le fait que, contrairement au continent européen, les États-Unis sont perçus comme une terre vierge découverte notamment par la conquête de l’ouest, le mythe de la destinée manifeste occultant ainsi le passé indien. Ce concept de terre vierge et l’absence d’Histoire ancienne avec une société féodale a pour conséquence une absence fondamentale de vision de classe comme on pourrait en trouver dans les pays européens. Tocqueville déjà relève en son temps cette vision égalitariste de la société américaine avec la fameuse « égalité des conditions ». Or les États-Unis, comme le fait remarquer l’ancien haut-fonctionnaire Pierre Conesa dans son essai Hollywar : Hollywood, arme de propagande massive (2018) n’ont jamais eu de ministère de l’éducation nationale et par conséquent aucun récit national institutionnel.

https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:American_Progress_(John_Gast_painting).jpg
American Progress, 1872, John Gast, peinture allégorique de la Destinée manifeste américaine.

Le cinéma américain apparaît de facto comme un outil essentiel dans la propagation de ces mythes historiques énoncés pour fabriquer un imaginaire commun à la société américaine. 

Il serait excessif de ne voir chez Hollywood qu’une officine idéologique au service de l’État américain, en raison de la complexité de l’industrie cinématographique américaine. Hollywood a plusieurs fois proposé une variété de sujets sensibles dès les premières décennies, avec des réalisateurs courageux tels que Frank Capra avec Monsieur Smith au Sénat (1940) évoquant les zones d’ombre de la démocratie américaine ou King Vidor qui réalise Notre pain quotidien en 1934 sur la question sociale.

Il faut pourtant constater que l’industrie hollywoodienne se distingue par sa situation quasi-monopolistique. Dès 1939, les grands studios surnommés les majors représentent 80% de la production cinématographique. Ils véhiculent alors dans une large majorité de leurs œuvres une idéologie consensuelle accompagnée des mythes fondateurs américains, fabriquant un imaginaire commun pour la population américaine comme l’a analysé Anne-Marie Bidaud dans le livre Hollywood et le rêve américain : Cinéma et idéologie aux Etats-Unis (1994).

De plus, la violence de la chasse aux sorcières durant la période du maccarthysme à Hollywood, avec la liste noire mise en place par la MPAA (Motion Picture American Association, rassemblement des majors) en 1947 active jusqu’aux années 1960, démontre bien l’importance du cinéma américain comme vecteur de cohésion nationale.

Le déclin du Hollywood traditionnel

Toutefois, dans l’après-guerre, les studios qui régnaient de manière monopolistique vont progressivement voir leur pouvoir s’affaiblir face aux arrêts anti-trusts de la Cour suprême entre 1948 et 1952.

La perte de puissance des majors procède également de la démocratisation de la télévision qui concurrence de plus en plus Hollywood. Ces différents bouleversements font chuter l’audience cinématographique, mettant en péril l’industrie hollywoodienne. Le déclin de ces studios se vérifie avec différents échecs de super-productions à l’image de Cléopatre de Joseph L. Mankiewicz en 1963 qui manque de peu de faire couler la Fox. Par ailleurs, les nababs, dirigeants emblématiques de ses studios, sont morts tel Louis B. Mayer en 1957 ou trop vieux pour comprendre les évolutions de la société à l’image de Sam Goldwyn qui qualifie Blow-Up (1967) d’Antonioni « d’ignoble cochonnerie ». Enfin, le code Hayes, implanté dans les années 30 sous la pression des groupes puritains et des ligues de vertu perd en influence. Il est remplacé en 1968 par un nouveau système plus conciliant.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:1963_Cleopatra_trailer_screenshot_(7).jpg
Cléopâtre réalisé par Joseph Mankiewicz en 1963. © Trailer screenshot

Le début du nouvel Hollywood

Si le cinéma américain traverse une crise existentielle durant l’Après-guerre, le cinéma européen connaît au même moment une renaissance. D’une part, le cinéma italien avec le néoréalisme cherche à montrer de manière quasi-documentaire la réalité et le quotidien des classes populaires italiennes. D’autre part, la nouvelle vague française révolutionne les conventions cinématographiques. Ces deux mouvements vont alors particulièrement influencer les jeunes réalisateurs trentenaires américains à la fin des années 1960.

Cette période voit également les fondements de la société américaine complètement bouleversés. Un désenchantement général touche alors toutes les catégories de la population américaine en raison de la guerre du Viêt-Nam qui remet en cause le bien-fondé de la destinée manifeste américaine, du scandale du Watergate remettant en cause la confiance dans les institutions américaines et le début de la crise économique qui fait perdre foi dans le rêve américain.

Divers sondages traduisent en effet ce mal-être qui traverse la société américaine. Le centre de recherche sur l’opinion publique de l’Université du Michigan révèle en 1972 que 53% des Américains interrogés croient que « le Gouvernement est aux mains de grands intérêts économiques qui travaillent pour leur seul profit ». En 1975, un organisme catholique effectue un sondage révélant que 83% des personnes interrogées pensent que “les responsables qui dirigent le pays” ne disent pas la vérité. Enfin, le New York Times révèle dans ces mêmes années que des analystes d’opinion publique s’adressant au Comité du Congrès affirment que « la confiance du public à l’égard du gouvernement et de l’avenir économique du pays était sans doute à son plus bas niveau depuis qu’il est possible de calculer scientifiquement ce genre de choses ».

L’ensemble de ces facteurs artistiques et politiques convergent alors pour produire ce que le journaliste américain Peter Biskind a nommé en 1998 « le nouvel Hollywood ». Ces jeunes cinéastes trentenaires pétris des évolutions cinématographiques européennes vont pouvoir imposer leurs vues artistiques face à l’affaiblissement du pouvoir des studios.

Le critique français Jean Baptiste Thoret va jusqu’à parler d’une  «Prise d’assaut de la citadelle hollywoodienne ».

Biskind fait débuter ce mouvement par la sortie de Bonnie and Clyde d’Arthur Penn en 1967, qui devait initialement être réalisé par François Truffaut ou Jean Luc Godard. Cette œuvre présente une vision idyllique et révolutionnaire du célèbre couple de gangsters avec une mise en scène sauvage et violente à l’image de la scène finale qui montre l’assassinat du couple de manière frontale. Pauline Kael, critique au New-Yorker, déclarait à l’époque « Bonnie and Clyde montre sur grand écran cet espace public terriblement révélateur des choses que les gens ressentent en ce moment, des choses dont ils parlent et sur lesquelles on écrit beaucoup ».

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Vietnam_War_Protest_in_DC,_1967.gif
Manifestation contre la guerre du Viet-Nam à Whashington DC en 1967. © Fank Wolfe

Le cinéma américain, auparavant outil de fabrique du rêve américain et du consensus national, s’est désormais transformé en fenêtre sur le paysage politique américain. Si l’analogie est faite par Pauline Kael vis-à-vis de la violence du conflit vietnamien, la génération de ces jeunes réalisateurs qui émerge n’hésite pas à traduire le scepticisme général vis-à-vis des mythes américains et de la société actuelle en appuyant sur les défauts du système américain. La génération de ces nouveaux cinéastes va ainsi réaliser pléthore de films critiques sur les fondations de la société américaine : le rêve américain [1], les institutions américaines [2]. Enfin, ces films sont aussi témoins d’un mépris pour une vision idyllique en préférant montrer la violence des structures sociales [3] et refusent aussi le traditionnel happy end qui avait autrefois lieu même pour les films critiques du système américain.

Pourtant, à partir de 1975, on peut déjà voir que le mouvement du Nouvel Hollywood commence à s’effriter du fait des évolutions économiques. Les succès de Jaws et Star Wars font apparaître un nouveau modèle plus prolifique pour l’industrie hollywoodienne : le blockbuster, qui plait à toutes les classes sociales et en particulier aux adolescents américains, jeune public dépolitisé. Enfin, les nouveaux rois du nouvel Hollywood dans les années suivantes, assurés de la confiance des studios se lancent dans des films qui ne rencontrent pas le succès escompté. Scorcese voit par exemple son film New York New York réalisé en 1977 échouer au box-office.

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:George_Lucas_1986_(cropped).jpg
George Lucas, le créateur de Star Wars. ©AP Wirephoto

Enfin en 1977 Friedkin réalise un remake du film Le salaire de la peur (1953) de Clouzot, Sorcerer, avec un aspect critique sur le pouvoir. Mais son film termine en fiasco total du fait de la sortie conjointe avec Star Wars. Le critique Samuel Blumenfeld déclare ainsi : « Le public américain de la fin des années 70 voulait voir un film dans l’espace, déconnecté du réel, où la frontière entre le bien et le mal est clairement délimitée, plutôt qu’un film dans la jungle, dont les quatre personnages principaux sont à la base des ordures. Et qui en plus tient un discours politique dénonçant la mainmise des multinationales américaines sur l’Amérique du Sud ».

Une fois de plus ces évolutions cinématographiques sont en corrélation avec les évolutions politiques. En 1974, Nixon quitte la Présidence face aux révélations du Watergate. Il est remplacé par Ford tandis les troupes américaines quittent définitivement le Viet-Nam en 1975. À cela s’ajoute en 1976 les célébrations du bicentenaire de l’indépendance américaine qui ravivent le patriotisme américain et les mythes fondateurs de la société américaine, alors qu’en 1979 la prise des otages américains lors de la révolution iranienne est vue comme une grave humiliation par une majorité d’Américains. Enfin, dans son récent essai La société ingouvernable : une généalogie du libéralisme-autoritaire (2018), le philosophe français Grégoire Chamayou démontre à partir de multiples archives l’organisation d’une réaction opérée par le haut (milieux économiques, industriels, politiques) face aux luttes écologiques, politiques et sociales qui agitaient la société américaine au début des années 70. 

La porte du paradis : Le chant du cygne du nouvel Hollywood

Pourtant, en février 1979, tout laisse à songer que le nouvel Hollywood a encore de beaux jours devant lui. L’un de ses réalisateurs emblématiques, Francis Ford Coppola remet à Michael Cimino l’oscar du meilleur réalisateur pour The Deer Hunter (Voyage au bout de l’enfer), fresque de trois heures évoquant le conflit vietnamien depuis l’oeil de trois cols bleus de Pennsylvanie.

Auréolé par ce succès, Cimino signe avec United Artists un contrat lui donnant carte blanche pour réaliser le film La Porte du Paradis. Le scénario écrit dès 1974 évoque de manière romancée un événement sombre et peu connu de l’Histoire américaine, la guerre du Comté de Johnson qui, en 1892, vit un conflit sanglant entre des paysans immigrés originaires de l’Europe de l’est et une association de propriétaires fonciers soutenue par les autorités fédérales américaines.

Rapidement, la production du film va dépasser les prévisions avec un tournage de sept mois au lieu de deux et un budget prévisionnel qui va être dépassé pour atteindre le chiffre de 44 millions de dollars (ce qui équivaut aujourd’hui à un budget digne d’une superproduction Marvel). Le montage aboutit alors à une durée finale de 3H39. Le film sort en novembre 1980. Il est étrillé d’une manière particulièrement violente par la critique puis retiré au bout d’une semaine d’exploitation par United Artists pour refaire le montage. Le film ressort en 1981, avec cette fois une durée de 2H30 mais rien n’y fait. Il est retiré au bout d’une semaine d’exploitation. Quelques mois après, la société United Artists fait faillite.

Beaucoup expliquent alors l’échec de La porte du paradis par la mégalomanie de Cimino. D’un point de vue artistique, nombreux sont ceux qui lui reprochent la durée beaucoup trop longue du film faite d’ellipses, son style trop européen, contemplatif et la lenteur du rythme. Enfin, la faillite de United Artists n’est pas directement liée à l’échec de La porte du Paradis mais plutôt de la réalisation d’une dizaine de films non sortis la même année.

L’échec de La porte du Paradis symbolise quelque chose de plus important. Le film sort deux semaines après l’élection de Ronald Reagan. Ancien acteur de série B, ayant participé directement à la chasse aux sorcières à Hollywood en tant que président de la SAG (Screen Actor Guild), il fait ses premières armes politiques en militant activement auprès du candidat républicain à la présidence de 1964 Barry Goldwater, partisan de la suppression de la sécurité sociale, des droits civiques, et de l’usage de l’arme nucléaire.

Après 10 ans en tant que gouverneur de Californie, Reagan est élu en 1980 sur un programme libéral-conservateur associé à une volonté de retour aux mythes fondateurs de la société américaine. Jean Baudrillard écrit à ce propos dans son excellent essai Amérique (1998) : « L’Amérique entière est devenue californienne, à l’image de Reagan. Ancien acteur, ancien gouverneur de Californie, il a étendu aux dimensions de l’Amérique la vision cinématographique et euphorique, extravertie et publicitaire, des paradis artificiels de l’Ouest. Il a installé une sorte de chantage à la facilité, renouvelant le pacte primitif américain de l’utopie réalisée. (…) Si l’utopie est réalisée, le malheur n’existe pas, les pauvres ne sont plus crédibles. Si l’Amérique est ressuscitée, alors le massacre des Indiens n’a pas eu lieu, le Vietnam n’a pas eu lieu. ».

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:President_Reagan_and_Nancy_Reagan_watching_a_film_in_the_White_House_Theater.jpg
Ronald Reagan et sa femme Nancy. © Unknown

Or La porte du paradis est une charge frontale contre l’ensemble de la mythologie américaine tel que le rêve américain, la conquête de l’ouest, le mythe du self made man, l’optimisme mais surtout celui de la terre vierge américaine faisant normalement abstraction des classes sociales. En effet lors de la réunion des propriétaires qui décide de l’exécution des émigrés, l’un des personnages principaux déclare « Je suis prisonnier de ma classe », ce qui valut ainsi à Cimino d’être accusé de crypto-marxisme par différents critiques. 

La porte du paradis est donc un film anachronique dans cette nouvelle période de résurrection des mythes américains. Il est victime d’une réaction artistique symbolique des années Reagan. La décennie qui suivra verra alors une large reprise en main de la production cinématographique par les studios tandis que le cinéma américain des années 80 n’est pas exempt de « l’effet Kaboul »[4], avec un retour de l’opposition binaire du bien contre le mal et le retour du mythe from rags to riches, malgré quelques productions indépendantes tel que Reds de Warren Beatty en 1981.

La porte du paradis est ainsi « l’inutile cassandre » énoncée à la société américaine à l’aube d’une décennie qui verra l’installation durable du paradigme néoconservateur et néolibéral 

Cimino réussira malgré tout à retourner à la réalisation 5 ans plus tard avec L’année du dragon (1985), film noir où il fait dire à l’un de ses personnages : « Plus personne ne se souvient de rien dans ce pays ».

La période du Nouvel Hollywood a ainsi accompagné artistiquement la grande vague de contestations qui a touché la société américaine. Le rôle politique du cinéma a aussi eu une forte importance durant les années 70 dans d’autres pays tel l’Italie au travers de réalisateurs comme Elio Petri qui dans des films marquants comme Enquête sur un citoyen au dessus de tout soupçon(1971) ou Todo Modo(1977) dresse un réquisitoire puissant du pouvoir italien en pleines années de plomb.

 

[1] La Lauréat, Le Plongeon, Cinq pièces faciles

[2] À cause d’un assassinat, Conversation secrète

[3] Macadam Cowboy, Un après-midi de chien, Taxi Driver

[4] Cette formule est de Olivier Duhamel et Jean-Luc Parodi

Bibliographie:

Jean Baudrillard, Amérique, Le Livre de Poche, 1998

Anne-Marie Bidaud, Hollywood et le rêve américain: Cinéma et idéologie aux Etats-Unis, Armand Colin, 1994

Peter Biskind, Le nouvel hollywood, Le Cherche Midi, 2002

Pierre Conesa, Hollywar, Robert Laffont, 2018

Jean Baptiste Thoret, Le Cinéma Américain des Années 70, Cahiers du Cinéma, 2017

La neutralité du Net, condition d’un Internet libre

Marche pour la neutralité du net, Berkeley, 2015. © Steve Rhodes

Avec l’abolition de la neutralité du net, les actuels géants de l’Internet tiendront encore plus fermement les rênes de l’Internet mondial et l’émergence d’une saine concurrence, déjà compromise à l’heure actuelle, deviendra impossible.


La neutralité du net est déjà morte. Dans son vote du 14 décembre 2018, la Federal communications commission a approuvé une mesure visant à abroger les règles de neutralité du net qu’elle avait mises en place deux ans auparavant. En mettant fin à la protection de ce principe fondateur d’Internet, la Federal communications commission, dirigée par Ajit Pai, ancien cadre de l’opérateur Verizon, prétend agir dans le sens de l’innovation et de la concurrence.

Si, dans l’Union européenne, ledit principe a toujours les faveurs du BEREC[1] (Body of european regulators for electronic communications) et est consacré par le règlement 2015/2120, l’exemple américain et les récentes critiques adressées à ce principe méritent que l’on s’attarde sur les conséquences de la récente décision américaine.

En effet, a contrario des milieux libéraux qui se félicitent de cette mise à mort et ne manquent pas de déplorer le frein à la concurrence et à l’innovation que représente le concept de la neutralité du Net, la fin de ladite neutralité laisse en réalité augurer un Internet bien moins libre qu’aujourd’hui.

TOUS LES PAQUETS NAISSENT ET DEMEURENT LIBRES ET ÉGAUX EN DROITS…

Tim Wu, juriste et professeur à la Columbia Law School.
Crédits : New America

Né sous la plume de Tim Wu (professeur de droit à l’Université de Virginie) en 2003, ce concept de neutralité juridique se définit de la façon suivante : « La neutralité de l’Internet est mieux définie comme un principe de conception du réseau. L’idée est qu’un réseau public d’information le plus utile possible aspire à traiter tous les contenus, sites et plateformes de manière égale. Cela permet au réseau de distribuer toute forme d’information et de supporter tous types d’application. »[2]

Jusqu’ici, la croissance d’Internet a reposé sur ce principe : en offrant une architecture non-propriétaire, ouverte et sans autorité centralisée, l’Internet s’est développé et a permis l’essor d’une myriade de nouveaux services et d’une concurrence pléthorique. A-t-on oublié qu’AltaVista, le moteur de recherche phare de la fin des années 90, a été supplanté par Google au début des années 2000, alors même que ce dernier est né dans un garage de la Silicon Valley en 1998 ? Dans cet univers où tout va très vite, les entreprises reines d’aujourd’hui seront les têtes déchues de demain (souvenons-nous de Caramail, de MySpace, de Netscape, d’AOL, de Lycos, de MSN Messenger) : dire que la neutralité du net est un frein à la concurrence et à l’innovation semble donc relever de la mauvaise foi éhontée.

Cette conception d’essence philosophique libérale où « tous les paquets naissent et demeurent libres et égaux en droits »,est aujourd’hui mise à mal par les mêmes thuriféraires de la « liberté ».

À titre d’exemple, citons Cécile Philippe, directrice de l’Institut économique Molinari — d’obédience libérale et proche des milieux libertariens —, qui, dans Les Échos le 6 août 2015, disait : « Tout d’abord, la neutralité du Net est en quelque sorte un concept rétrograde. En effet, c’est justement parce qu’elle n’a jamais été mise en œuvre qu’Internet est devenu la merveille qu’il est aujourd’hui, accessible à tous pour un prix extrêmement compétitif. Rappelons-nous, il n’y a encore pas si longtemps, l’accès à Internet était cher et facturé à l’heure. Aujourd’hui, le haut débit assure une vitesse plusieurs centaines de fois plus rapide à une fraction du prix. Cela s’est fait grâce à un saut technologique gigantesque, que la mise en œuvre de la neutralité du Net aurait tout simplement rendu impossible ».

En se reposant sur la définition stricto sensu de la neutralité du net, il nous faut nous poser cette question : à quel moment avons-nous pu constater une quelconque discrimination à l’égard de la source, de la destination ou du contenu de l’information transmise par le réseau ? Le saut technologique gigantesque salué par Cécile Philippe s’est produit en présence du concept de neutralité du net, ne lui en déplaise. L’Institut économique Molinari pèche-t-il par méconnaissance ou par idéologie ?

Paradoxalement, cette conception d’essence philosophique libérale où « tous les paquets naissent et demeurent libres et égaux en droits », est aujourd’hui mise à mal par les mêmes thuriféraires de la liberté.

… MAIS CERTAINS PAQUETS SONT PLUS ÉGAUX QUE D’AUTRES

L’opérateur portugais Meo propose de nombreuses options à ses offres mobiles pouvant illustrer ce que serait un Internet sans neutralité.

Arguant que les investissements et l’innovation pâtissent de cette neutralité du net prétendument surannée, les adversaires du concept de neutralité dénoncent un « Internet socialiste »[3] où personne ne paie à sa juste valeur l’usage du réseau. L’opérateur portugais Meo a illustré les travers d’un Internet sans neutralité en proposant à sa clientèle une kyrielle de packs : packs réseaux sociaux, musique, vidéo etc. lesquels comprennent l’usage de certains services. Si à l’heure actuelle l’opérateur respecte la législation en la matière et ne fait que proposer de larges packs de data à destination de certains services (à l’image de certaines offres françaises zero rating, qui ne décomptent pas l’usage de certains services de l’enveloppe de données), l’exemple donné par Meo permet d’entrevoir aisément ce qu’il adviendra du Web si la neutralité du réseau venait à disparaître :

Vous n’utilisez pas Facebook mais Diaspora ? Pas Twitter mais Mastodon ? Pas Spotify mais Qobuz ? Vous voudriez regarder Means TV plutôt que Netflix ? Votre appétence pour l’originalité vous coûtera cher. En d’autres termes, l’absence de neutralité accentuera les imperfections du marché, en orientant la demande vers les services des acteurs dominants plutôt que vers ceux des outsiders. Les actuels géants de l’Internet tiendront encore plus fermement les rênes de l’Internet mondial et l’émergence d’une saine concurrence, déjà compromise à l’heure actuelle, sera rendue impossible. Cette réalité est d’ores et déjà décrite de manière cynique par certains des plus importants acteurs de l’Internet d’aujourd’hui :

« Ce n’est pas notre premier enjeu à l’heure actuelle. Nous pensons que la neutralité du net est incroyablement importante mais qu’elle n’est PAS aussi capitale pour nous parce que nous sommes assez gros pour obtenir les accords que nous voulons. » Reed Hastings, directeur général de Netflix.

Cette phrase de Reed Hastings révèle la légereté avec laquelle ces grands groupes envisagent les enjeux civiques et économiques de la neutralité du net. En l’absence d’un poids financier suffisant pour négocier avec les fournisseurs d’accès[4] (lesquels pourront segmenter leur offre pour cibler au mieux leur clientèle, comme Meo), les petits acteurs se retrouveront relégués dans un Internet de seconde zone. Le blocage, la dégradation du débit et la priorisation de certains contenus et applications sur d’autres deviendront la norme; partant, la liberté d’expression sur Internet s’érodera significativement. Ce dernier point paraît, hélas, absent des considérations des personnes opposées à la neutralité du net, lesquelles jouent le jeu des grands acteurs oligopolistiques du marché des télécoms tels que Comcast et Verizon, faiseurs de rois de l’Internet de demain.

EUROPE NEUTRE

En vigueur depuis le 30 avril 2016, le règlement 2015/2120 consacre le principe d’un Internet ouvert.[5] Dans un rapport daté du 30 avril 2019[6], la Commission européenne revient sur les incidences de l’article 3 dudit règlement, lequel a permis entre autres et selon le rapport, l’émergence de services VoIP et le développement de la pratique du partage de connexion (tethering).

Cependant, sur le sujet du zero rating abordé infra, le rapport rappelle que ce type d’offre a été pris en compte par les colégislateurs et respecte ainsi les dispositions de l’article 3 du règlement européen 2015/2120. Il note toutefois que les associations de consommateurs portent un regard sévère sur les offres commerciales zero rating, estimant qu’elles sont génératrices d’asymétries entre les acteurs du marché et favorisent ceux incluent dans lesdites offres au détriment des autres, faussant de facto la concurrence.
En réponse à ces critiques, le rapport mentionne que : « Les fournisseurs de services d’accès à l’internet considèrent que le règlement leur permet de proposer plusieurs offres à différents prix et qu’il donne à l’utilisateur final la liberté de choisir parmi les offres ». Ce parti pris pour la liberté de choisir permet ainsi à des opérateurs de concevoir des offres commerciales qui flirtent avec le non-respect du principe de neutralité : une tolérance, dirons-nous, qui laisse entrevoir un espoir tant pour les thuriféraires de la dérégulation que pour les apôtres d’un Internet souverain et protectionniste.

Ainsi, toujours dans les Échos, le pourtant libéral (et proche soutien d’Emmanuel Macron) Édouard Tetreau dénonce une « tarte à la crème idéologique […], cheval de Troie des intérêts américains en Europe » et fustige le « sympathique Internet libertarien [qui] devait triompher des méchants opérateurs télécoms aux poches si pleines ».[7] En dépit de leurs contradictions sur le principe de neutralité sui generis, les antagonismes idéologiques semblent converger pour le supprimer.

QUEL INTERNET POUR DEMAIN ?

Aujourd’hui le zero rating, et demain ? Quel serait le visage français d’un Internet sans neutralité ? Xavier Niel, patron de Free et co-propriétaire du journal Le Monde, dégraderait-t-il le service des personnes désirant lire Le Figaro ? Altice, propriété du milliardaire Patrick Drahi, (qui offre déjà à travers SFR Presse un accès privilégié à ses nombreux titres comme Libération) en ferait-t-il de même pour ses abonnés ?

L’accès à l’information, déjà biaisé par l’usage intensif des réseaux sociaux, ne serait-t-il pas davantage dégradé ? Les fournisseurs d’accès s’arrogeraient-ils de droit de censurer ce qui contrevient à leurs intérêts ? Il conviendra à l’avenir de garder en mémoire ce que disait le professeur Bill D. Herman dans le volume 59 du Federal Communications Law Journal (2006) : « Un fournisseur ne devrait pas être capable d’arrêter le courriel ou la publication de blog d’un client en raison de son contenu politique, pas plus qu’une compagnie télécom devrait être permise de dicter le contenu des conversations de ses clients. »[8]

Considérer la fin de la neutralité du net aux États-Unis comme un progrès est donc particulièrement fallacieux. Cela aboutira inexorablement vers un Internet à plusieurs vitesses où la discrimination du contenu, la verticalité des services intégrés et les ententes entre acteurs seront la norme ; les oligopoles se verront renforcés, la concurrence se tarira et nos libertés ne seront plus que chimériques, évanouies dans un Internet privatisé.


[1] BEREC Guidelines on the Implementation by National Regulators of European Net Neutrality Rules
[2] Tim WU « Network Neutrality, Broadband Discrimination », Journal of Telecommunications and High Technology Law », vol. 2, 2003, p. 141.
[3] Jeffrey TUCKER, “Good bye Net Neutrality, hello competition”, fee.org, 22 novembre 2017.
[4] Broadband Connectivity Competition Policy, FTC Staff Report, 2007, p. 57.
[5] Règlement (UE)2015/2120 du Parlement européen et du Conseil du 25 novembre 2015 établissant des mesures relatives à l’accès à un internet ouvert et aux prix de détail pour les communications à l’intérieur de l’Union européenne réglementées et modifiant la directive 2002/22/CE et le règlement (UE) nº531/2012 (JOL310 du 26 novembre 2015, p.1).
[6] Rapport de la commission au Parlement européen et au Conseil sur la mise en œuvre des dispositions du règlement (UE) 2015/2120 relatives à l’accès à un internet ouvert.
[7] Édouard TERTREAU, « Pour en finir avec la neutralité du net », Les Échos, 22 mai 2019.
[8] Bill D. HERMAN, Federal Communications Law Journal, vol. 59, 2006, p. 114.

Cinéma, soft power et sous-marins nucléaires… rencontre avec Antonin Baudry

Antonin Baudry, photo © Vidhushan Vikneswaran pour Le Vent se Lève

Antonin Baudry est le réalisateur du film à succès « Le chant du loup », dans lequel il met en scène la réaction de la Marine française dans le cadre d’un potentiel conflit nucléaire. Avec les acteurs Omar Sy, François Civil, Mathieu Kassovitz, Paula Beer, Reda Kateb et un budget adéquat, il nous plonge avec brio dans le monde mystérieux des sous-marins, et pose la question de la pertinence des systèmes établis pour répondre aux situations de crise. Par Pierre Gilbert et Pierre Migozzi.


Antonin Baudry est un homme au parcours atypique. Avant de se lancer dans le cinéma, il était diplomate aux États-Unis et conseiller du ministère des Affaires étrangères. Polytechnicien puis normalien, il s’est illustré dans le domaine des arts avec la BD à succès “Quai d’Orsay”, qu’il a écrit sous le pseudonyme d’Abel Lanzac – pour laquelle il a remporté le Fauve d’or (prix du meilleur album de l’année) au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême en 2013 – avant de scénariser lui-même l’adaptation cinématographique éponyme aux côtés de Bertrand Tavernier, ce qui lui a valu une nomination aux César en 2014. Il a également créé à New York, dans le quartier de Manhattan, en 2014, la librairie francophone et francophile « Albertine ».

Ceux qui ont vu le Chant du loup, son premier film, auront noté le réalisme et l’originalité du scénario, qui n’est pas sans rapport avec cette biographie particulière. Avec lui, nous avons voulu parler de son film, mais aussi de géopolitique, du rôle du cinéma dans le “soft power français” ou encore de la mise en récit cinématographique de la crise écologique.

Antonin Baudry, photo © Vidhushan Vikneswaran pour Le Vent se Lève

LVSL : Dans Le chant du loup, vous présentez une situation géopolitique complexe, où un groupe terroriste s’empare d’un ancien sous-marin soviétique lanceur d’engins, et tente de déclencher une guerre nucléaire. Pensez-vous qu’une telle situation puisse arriver aujourd’hui, alors que l’État islamique a été vaincu en Syrie ? Quelle est, selon vous, la forme la plus probable que prendra le terrorisme dans les prochaines années ?

Antonin Baudry : Ça dépend de nous… Le terrorisme, ce n’est pas un État, c’est une méthode, donc la méthode s’adapte. C’est une méthode qui consiste à utiliser les forces et les faiblesses de son adversaire. En l’occurrence, plus les médias ici donnent de l’importance à des actes qui seraient liés au terrorisme, plus il y aura de terrorisme.

Là, dans le film, on a des gens qui essaient de prendre le contrôle d’armements, parce qu’ils n’en ont pas. Et ça fait partie des scénarios qui sont redoutés un peu partout, parce qu’évidemment, c’est ce qu’il y a de plus dangereux. Dans le film, ils essaient d’utiliser les faiblesses de leurs adversaires : ce qui fait vraiment des dégâts, c’est notre réaction à nous. La réaction au « 11 septembre » a fait plus de dégâts que le 11 septembre : la guerre d’Irak. Dans le film, la réaction à un missile non chargé risque de faire plus de dégâts que le missile lui-même : déclencher une guerre nucléaire. En fait, le terrorisme c’est un miroir, parce qu’on ne peut pas prévoir les formes qu’il prendra, surtout si on ne voit pas clair sur la société dans laquelle on veut vivre.

L’État islamique a perdu du terrain, oui… Mais le terrorisme en reprendra, sous une forme ou sous une autre. C’est un film qui se situe dans un futur qui va de nos jours jusqu’à dans 10-15 ans. Quand un groupuscule terroriste meurt, un autre émerge. Je ne pense pas, malheureusement, que la source de conflits soit tarie.

Dans le film, cette question sur l’arme nucléaire, c’est évidemment pris dans un contexte qui me semble assez réaliste, en tout cas j’ai fait beaucoup de recherches pour que ça soit réaliste. Mais c’est aussi une métaphore plus large, c’est-à-dire qu’on vit dans un monde où l’homme peut se détruire lui-même, et c’est quand même assez nouveau. L’arme nucléaire, c’est un symbole de tout ça, mais on peut aussi penser à l’environnement, au changement climatique, etc. La question qui est posée dans le film, c’est : qu’est-ce qui peut nous sauver de la menace qu’on fait nous-mêmes peser sur le monde ? Est-ce que ce sont les systèmes de manière générale ? Les systèmes d’alliances diplomatiques, le système militaire, les systèmes politiques… ou est-ce que ce sont des relations humaines, de conscience à conscience, ou est-ce que c’est un mélange de tout ça ?

Je n’ai pas de réponse, et le film n’en apporte pas vraiment non plus, mais je pense qu’il pose ces questions-là.

Reda Kateb
Reda Kateb, le Chant du Loup, 2019 © Julien Panié

LVSL : Le cinéma français – actuel, et même en général – peut-il se permettre de jongler avec des faits géopolitiques d’actualité dans des films de divertissement, comme le font les films américains depuis les années 50, ou même les séries depuis les années 2000 (on pense à « 24 heures chrono », par exemple) ? Vous a-t-on fait des remarques du côté du Ministère des Affaires étrangères par exemple ?  Peut-on parler de tout, aujourd’hui, dans un film en France ?

A.B. : La réponse est oui ! J’en ai été très agréablement surpris. Même si ce film a nécessité une collaboration avec l’Armée, à aucun moment il n’y a eu de quelconque tentative pour influencer le discours, ou ce qu’on montrait… Je pense qu’il y a, en France, un vrai respect de l’auteur, qui s’est propagé à tous les niveaux de la société, y compris dans l’armée.

Je suis persuadé qu’un film comme celui-là aux États-Unis, n’aurait pas vu le jour parce que la Marine américaine n’aurait pas supporté qu’à la fin, un sous-marin soit coulé, qu’il n’y ait pas de méchants qui meurent, pas de gentils qui s’en sortent bien. Ç’aurait été à la fois briser les codes d’Hollywood, et à la fois, ça aurait probablement posé un problème à la Marine. En France, on peut faire ça, oui.

Et je trouve important qu’en France et en Europe, on crée nos propres images du monde, et quand vous demandez « est-ce qu’on peut, sous forme de divertissement, parler du monde ? », je pense qu’on peut et on doit, à condition cependant de ne pas manipuler, ne pas raconter n’importe quoi.

C’est pourquoi j’ai voulu que cette histoire soit réaliste. J’ai voulu m’assurer que tous les mécanismes que je décrivais soient réalistes. Que ce soit à l’intérieur du sous-marin, l’irréversibilité d’un ordre de tir nucléaire une fois que le Président l’a envoyé, tout cela est totalement exact. Je ne me serais pas amusé à inventer des choses comme ça pour créer des rebondissements scénaristiques, ce sont des sujets graves, il ne faut pas raconter n’importe quoi.

Cela dit, qu’on puisse en faire de l’aventure, c’est important aussi ! Ça permet aussi de faire prendre conscience du moment dans lequel on vit à un plus grand nombre. Quand j’ai plongé pour la première fois dans un sous-marin, et que j’ai vu pour la première fois les missiles nucléaires dans leurs silos, avec des gens qui font des entraînements toutes les semaines pour qu’ils soient prêts à partir à tout moment, ça m’a fait un drôle d’effet ! Comme beaucoup de gens, je sais que ces missiles existent, mais le fait de les voir, prêts à partir… Moi, en plus, j’ai des enfants assez jeunes. Ma fille n’a pas du tout conscience de cet aspect-là du monde dans lequel elle vit, ça m’a fait d’autant plus d’effet. Mais ça existe bel et bien, et je pense que c’est important de faire connaître au public les questions que ça pose. Je pense qu’il ne faut ni se censurer, ni renoncer aux images et se dire qu’Hollywood devrait avoir le monopole de la représentation de ce sujet, ça suffit… On n’a pas la même vision du monde qu’eux.

François Civil, le Chant du loup, 2019 © Julien Panié

LVSL : Justement, comment s’est passée votre collaboration avec la Marine ? C’est peu commun en France que l’Armée, qu’on appelle « La Grande Muette », facilite ce genre de projets, alors quel est l’intérêt pour eux, et comment avez-vous fait pour les convaincre ?

A. B. : La relation de confiance est difficile à instaurer avec les sous-mariniers, mais une fois qu’elle s’instaure, elle est là. En fait, leur préoccupation à eux était vraiment qu’on ne révèle pas des choses qui pouvaient porter atteinte à leur sécurité… Typiquement, ils étaient vraiment nerveux sur la profondeur maximum jusqu’où peuvent descendre les sous-marins, etc. Ce ne sont pas des choses qui sont cinématographiques, en fait, donc ça ne me posait aucun problème de ne pas révéler. À partir de là, il n’y avait plus de méfiance de leur côté, pas de problèmes. Après, c’est toujours excitant pour tout le monde qu’un film raconte un peu votre métier. Si je voulais faire un film sur vous, je pense que vous seriez content !

Il y a une convention qui se met en place entre la production et la Marine, parce que ce n’est pas rien. Les sous-marins ont des missions. On ne savait pas où se mettre dans leurs exercices pour ne pas créer de complications, mais il y a eu toute une logistique, il n’y a pas eu de débat moral parce qu’il n’y a pas eu d’empiètement. À partir du moment où on ne révélait pas des informations qui peuvent mettre en danger leurs systèmes ou leurs personnes, il n’y avait pas de tentatives de contrôler le message. Ça n’a posé de problèmes, ni à nous ni à eux. Honnêtement, je pense que l’idée de la Grande Muette, c’est une idée d’une autre époque.

LVSL : Et pour eux, quel intérêt ?

A. B. : Ça, je n’en sais rien, il faut le leur demander. Il y a déjà un engouement du fait qu’on raconte votre métier ! Il y a plein de films américains sur les sous-mariniers américains, il y a eu des films en France sur les gens de l’Armée de l’Air, et de Terre… Peut-être que les gens de la Marine étaient un peu frustrés aussi… Ce sont des gens qui disparaissent pendant 70 jours sous l’eau, sans communication avec personne. Il y a un côté complètement fou dans leur mission… Même leurs femmes, enfants, frères et sœurs, mères et amis, ne savent pas où ils vont ni comment c’est à l’intérieur, ils ne sont jamais rentrés dans un sous-marin… Il y a plein de gens qui me disent, après avoir regardé le film, « ça y est, je sais ce que fait mon père, maintenant ! »

Ils n’ont pas le droit de parler, ils n’ont rien le droit de dire, donc je pense qu’il y avait de ça aussi, il y a un plaisir à voir une représentation de ce qu’on fait.

Antonin Baudry, photo © Vidhushan Vikneswaran pour Le Vent se Lève

LVSL :  Aviez-vous conscience que, pour porter à l’écran un tel récit, vous deviez disposer d’un budget très conséquent, rare dans le cinéma français, relevant même de l’exceptionnel, voire de l’inédit, pour un premier long métrage. Le besoin de réunir un casting prestigieux et populaire était-il une condition sine qua non à l’existence du film ? Pour des questions de financement, ou était-ce une volonté personnelle dès le début du projet ?

A. B. : Quand j’ai écrit le film, je ne me suis absolument pas soucié de ça. La seule chose dont je me suis soucié, c’est d’écrire un film que j’avais envie de voir, et j’ai fait abstraction de la gestion de production qui pouvait avoir lieu après.

Ensuite, une fois que j’ai eu ce scénario sur la table, j’ai eu envie de le faire tel quel, et je suis effectivement tombé sur des producteurs qui avaient envie de prendre ce risque, de faire en France un film qui sorte de l’habituel et de le faire sérieusement.

Quand on m’a dit « oui », j’ai eu très peur, je me suis dit « merde, on va le faire pour de vrai ! ». Et je me suis demandé dans quoi je m’étais fourré, parce qu’effectivement, c’était mon premier film et ça me mettait une sacrée pression. Mais en même temps, c’était ce dont j’avais toujours rêvé.

C’est évident, quand on se lance dans un projet comme ça, qu’on a des producteurs qui jouent le jeu, je n’allais pas leur dire « les gars, vous savez quoi, j’ai une super idée, on va prendre 4 mecs qui n’ont jamais fait un film »… Je ne pouvais pas les mettre à ce point-là dans la merde. Donc, forcément, on essaie de trouver aussi des gens dont on se dit que ça va aider à ce que le public rencontre le film, mais il n’y a jamais eu de contrainte de type « il faut tel ou tel acteur ».

Moi, je n’étais pas du tout hostile à l’idée qu’il y ait des gens connus dans le film, j’étais hostile à l’idée que le héros soit quelqu’un qu’on a vu et revu. C’est quelqu’un qui sort d’un monde invisible, il faut qu’il ait cette « fraicheur ». C’est pour ça que j’étais ravi avec François Civil : il a fait plein de films, mais ce n’est pas quelqu’un dont on se dit, quand on le voit à l’écran, « je l’ai vu déjà 13 fois dans les 3 dernières années ». C’était important pour moi.

Après, j’ai eu de la chance, parce que les acteurs que je voulais m’ont tous dit « oui »… Reda, Omar, Paula et Mathieu m’ont tous dit « oui ». C’était eux que je voulais. Ça coïncidait à peu près avec ce qu’il fallait pour rassurer un peu les producteurs qui avaient pris de gros risques.

LVSL : Quand vous écrivez, par exemple, le personnage d’Omar Sy ou de Reda Kateb, vous pensez à des archétypes qui se rapprochent de ces comédiens-là, ou pas du tout encore à ce moment-là ?

A. B. : Non. Au moment où j’écris, je veux rester complètement libre. Je veux avoir mes propres personnages, et il y a ce moment, très beau et compliqué, où on confie ce personnage qu’on a en tête à un comédien, et qui va du coup le transformer, en faire son propre personnage, et en même temps on va le faire à deux, parce qu’on travaille ensemble… Ce moment-là est très beau. Mais j’évite d’écrire en pensant à un acteur, parce que le problème c’est que vous écrivez en pensant à lui dans un autre rôle que vous avez déjà vu, et presque obligatoirement vous allez lui faire refaire un rôle qu’il a déjà tenu, même si c’est dans un autre contexte. Je trouve intéressant quand on arrive à faire un peu différemment. J’essaie donc de ne pas trop écrire en pensant aux mimiques d’un acteur, je suis plutôt libre.

LVSL : Dans une interview récente, vous dites : « De par mon expérience en Cabinet ministériel, je sais que l’humain prévaut. Je me souviens d’une semaine de négociations à Hong-kong, qui nous a permis de sauver l’agriculture française. De fait, beaucoup de ministres étrangers avaient fréquenté les lycées français dans leur pays. Ils connaissaient la France, notre langue, notre histoire, cela nous a aidés à les convaincre ». Vous pointez ici l’importance du soft-power français. Comment, selon vous, pouvons-nous renforcer ce soft-power aujourd’hui ? Quelle politique publique concrète pourrait nous y aider ?

A. B. : J’ai assisté, effectivement, à des scènes où des gens qui étaient passés par des lycées français n’avaient pas du tout la même position de départ dans les négociations que des gens qui étaient complètement étrangers à notre paysage. Et de même, quand un Américain vous raconte son bla-bla, vous y êtes plus sensible parce que vous avez vu Game of Thrones. C’est idiot, mais c’est vrai.

Alors, comment peut-on faire ? En faisant plus de films qu’on exporte à l’étranger, peut-être en étant plus nous-mêmes, en refusant de vivre dans une culture dominée ou sous hégémonie américaine. J’ai vécu 5 ans aux États-Unis, j’adore ce pays ! Mes meilleurs amis sont là-bas. J’adore la culture américaine. Je trouve juste dommage que tout ce qu’on reçoit ici de la culture américaine soit  « cheap » c’est à dire qu’on ne reçoit pas les bonnes parties de la culture américaine, en gros, on reçoit le McDo.

Et surtout, autant j’adore la culture américaine, autant je déteste toutes les attitudes de dominés qu’on peut avoir ici. Chaque fois que je rencontre un Français qui se résigne ou se complaît à être dominé par les États-Unis, ça me rend dingue.

Peut-être faudrait-il qu’on ait plus confiance en nous, qu’on soit plus à se dire qu’on est capable d’inventer un système différent, qu’on est capable de faire quelque chose qui fonctionne, par nous-mêmes. Il y a aussi la question de savoir comment arriver à utiliser politiquement l’échelon européen.

Je pense que tout ça va ensemble : arriver à créer des systèmes de pensée, ça va avec créer de l’imaginaire, créer des films et des livres. Je pense qu’il n’y a pas de réponse unique pour créer du soft-power, il y a juste la question de comment essayer d’aller au bout de nos convictions. C’est ce que vous faites, vous, à travers votre engagement dans ce journal. C’est ce que, moi, je fais, quand je fais un film.

Antonin Baudry, photo © Vidhushan Vikneswaran pour Le Vent se Lève

LVSL : La création peut aussi se soutenir, ne faudrait-il pas abolir les accords de Blum-Byrnes de 1946, qui obligent la France à passer un très fort taux de films américains ?

A. B. : On a une assez bonne part de marché du film français en France, mais c’est sûr qu’il faut résister à cet envahissement. Il y a des films américains qui sont géniaux, et c’est cool qu’on les ait ici ! Ce qui est dommage, c’est d’avoir les détritus aussi… Les gens se précipitent pour voir des détritus de films américains, parce qu’ils sont américains. Ça veut dire qu’on n’a pas confiance en nous, quelque part.

Mais je ne suis pas sûr que ça ne passe que par la régulation. Les politiques publiques de soutien à la culture française, il y en a aussi, et je pense que c’est bien. J’ai travaillé dedans, je les connais un peu, elles pourraient même être un peu plus fortes.

Je trouve toujours dommage que l’Etat se désinvestisse, de manière générale, parce que je pense qu’en France, l’État est vraiment important, et à chaque fois qu’il se désinvestit d’un champ, et je ne parle pas seulement de la culture, très souvent, il n’est remplacé par rien… En termes de soutien à la culture, il faut réfléchir exactement à « comment », et « quoi », mais il y a vraiment de la marge.

Le Chant du loup © Julien Panié

LVSL : Le budget de la culture aujourd’hui est à 0,35 % du PIB, il était autrefois à 1 %. Cela dit beaucoup de choses. Le cinéma français allait très bien pendant cette période de près de 20 ans. De la fin des années 80 au milieux des 90 on a des films hallucinants comme Cyrano de Bergerac, Le Hussard sur le toit de Rappeneau, Nikita de Luc Besson, La Haine, Pialat qui gagne une Palme d’or en 87… On avait un cinéma d’une variété incroyable : du grand public, du grand spectacle, du film d’auteur… jusqu’aus films de festivals. Nous n’avons plus cela aujourd’hui.

A. B. : Non, on n’a plus ça… Et puis on se fait embarquer dans les idéologies dominantes américaines. Par exemple, on ne croit pas au cinéma, on ne croit pas aux librairies… C’est marrant, moi j’ai créé une librairie à New York, qui s’appelle « Albertine », une librairie française*, quand j’ai été conseiller culturel là-bas. Je l’ai créée pour le compte de l’État. Elle appartient à l’État. Vous ne pouvez pas imaginer le nombre de gens qui me riaient au nez, en me disant « quand même, aux États-Unis, créer une librairie c’est absurde ! C’est le pays du numérique, on n’est pas à Kinshasa ! » Mais ces gens ne connaissaient pas New York, en fait… New York, c’est la ville où les gens lisent le plus au monde, même les mendiants lisent des livres dans la rue, et pas que les mendiants ! C’est le pays du papier, New York. C’est l’endroit, avec le Japon, où les gens lisent le plus de papier.

Et donc, on se fait embarquer dans ces idéologies, comme quoi ça ne sert à rien, les librairies, et qu’en revanche les tablettes, c’est bien… Et il y a un moment où c’est absurde, parce que si on créait de bonnes librairies en France, elles marcheraient très bien. Il y en a déjà plein qui marchent bien, et ma librairie à New York marche très bien ! Si on crée de nouveaux cinémas qui sont bien, ils marchent !

On a tendance à faire des prophéties auto-réalisatrices : « voilà c’est fini, la culture française est finie, elle est dominée par les États-Unis ». En fait, on crée ça en le pensant. Et je pense que vous avez raison, en baissant le budget de la culture, on crée ce qu’on redoute.

Omar Sy, le Chant du loup, 2019, © Julien Panié

LVSL : Dans cette même interview, vous avez dit que « Plutôt que de faire de la diplomatie par les voies classiques, je préfère travailler sur les représentations du monde ». Après avoir traité avec brio l’hypothèse d’un conflit nucléaire mondial, comment aborderiez-vous, par exemple, la question du changement climatique ? Le 7e Art a-t-il un rôle à jouer, selon vous, pour sensibiliser à l’urgence climatique, et comment intéresseriez-vous le grand nombre à cette question ?

A. B. : Évidemment, je pense qu’il a un rôle très important à jouer… En ce qui me concerne, je n’ai pas encore trouvé la façon de l’aborder.

Il y a un truc que je regrette : il y a un film génial de Charles Ferguson, celui qui a fait « Inside Job » sur la crise financière, et qui a eu l’Oscar du meilleur documentaire. C’est un film génial.

Il a fait un 2e film génial, qui s’appelle « Time to Choose » sur l’environnement. C’est un film qui m’a appris tout ce que je sais sur les questions environnementales. Il n’est jamais passé en France, sauf quand je l’ai invité à passer au Théâtre de la Ville, parce que j’avais fait une programmation là-bas, mais il n’a jamais été distribué en France.

Je me dis un peu que, plutôt que de faire un autre film sur le même sujet – je ne ferai jamais aussi bien que lui !  – pourquoi ne pas essayer de diffuser ce film en France ?

Après, je pense qu’on a tous envie d’infléchir ce qui est en train de se passer, qui est une catastrophe absolue, et on cherche tous ce qu’on pourrait faire. Moi, c’est évident que si je trouve une façon de le faire, qui me corresponde, dont j’aie l’impression que quelqu’un d’autre le ferait moins bien que moi, je le ferai… Pour l’instant, je n’ai pas trouvé la façon d’aborder la question.

Antonin Baudry, photo © Vidhushan Vikneswaran pour Le Vent se Lève

LVSL : Le mot de la fin : en 1987, Libération avait publié un hors-série où la même question était posée à 700 cinéastes venus du monde entier « Pourquoi filmez-vous ? ». Nous vous proposons le même jeu, donc : « Antonin Baudry, pourquoi filmez-vous ? »

A. B. : Ce qui me travaille, c’est le rapport au réel. C’est très curieux de filmer : on crée une fiction, mais c’est le réel qu’on capture dedans qui crée la magie, donc c’est une façon d’interroger le monde.

En fait, j’essaie de comprendre ce qui se passe autour de moi. J’ai toujours l’impression de ne pas comprendre le monde, et d’essayer de le comprendre. C’est pour ça que je suis parti dans la diplomatie, c’est pour ça que j’ai fait des maths quand j’étais petit, que je lis des livres, et c’est pour ça que je filme quand je filme, c’est pour essayer de comprendre… Je crois.

 

* située sur la Cinquième Avenue, en face du Metropolitan Museum of Art, à Manhattan

Retranscription : Hélène Pinet

Photo à la Une : Antonin Baudry © Vidhushan Vikneswaran pour Le Vent se Lève