Le Mexique et la quatrième transformation : « au nom du peuple et pour le peuple » ?

https://www.gob.mx/cms/uploads/image/file/626530/WhatsApp_Image_2021-01-12_at_07.35.36__1_.jpeg
Andrés Manuel López Obrador © Presidencia de la República

Andrés Manuel López Obrador a entamé la « quatrième transformation » (4T) du Mexique en 2018. Malgré la pandémie de Covid-19 qui touche durement le pays, le président mexicain entend maintenir le cap de sa transformation, à savoir une rupture discrète avec les politiques antérieures visant à bâtir une république forte et protectrice, tant sur le plan social qu’économique et international. Un agenda qui n’est pas sans contradictions.

À l’arrivée de l’aéroport international Benito-Juárez de Mexico, de nombreux drapeaux mexicains flottent. Signe, sans doute, d’un gouvernement dont l’ambition affichée est de « régénérer » – en référence au parti-mouvement Mouvement de régénération nationale, Morena, qui a permis l’élection d’Andrés Manuel López Obrador (AMLO) à la présidence – une république souveraine. Cette entreprise passe par ce qui est appelée la « quatrième transformation » – 4T, qui désigne la politique menée par le gouvernement fédéral du Mexique depuis l’élection de AMLO en 2018. C’est une expression, d’abord employée par le président et ses partisans puis généralisée, qui a pour but d’inscrire la politique de l’actuel président dans la lignée des trois grandes transformations passées du pays : la première correspond à la guerre d’indépendance du Mexique (1810-1821), la deuxième à la réforme laïque (1857-1860) et la troisième à la Révolution mexicaine (1910-1920).

Une offensive contre la corruption réussie ?

Elle touche en premier lieu les institutions. Après avoir introduit dans la loi un équivalent du Référendum d’initiative citoyen – RIC, le gouvernement dirigé par Andrés Manuel López Obrador a ajouté de nouveaux articles dans la constitution mexicaine. Entre autres, le président peut désormais être jugé, durant son mandat, pour trahison à la patrie, fait de corruption ou tout autre délit grave d’ordre commun par le Sénat. Le président ne sera puni que si le Sénat réunit une majorité des deux tiers. La peine encourue sera la fin immédiate du mandat du président et l’interdiction à vie d’exercer un mandat public[1]. Depuis le mandat de Carlos Salinas de Gortari (1988 – 1994), la corruption du président est une constante dans la vie publique mexicaine. De fait, Salinas est connu pour avoir privatisé partiellement les autoroutes mexicaines ce qui a profité à sa société autoroutière. Felipe Calderón, lui est connu pour avoir lancé la meurtrière guerre contre le narcotrafic qui a toutefois permis la croissance du cartel de Sinaloa, cartel dont les liens avec Calderón se font chaque jour plus limpides. Cette modification de la Constitution vise donc à mettre fin à ce phénomène.

Toutefois – et on pourra penser au cas de Dilma Rousseff au Brésil – cette possibilité dans la Constitution peut être utilisée pour d’autres buts, moins vertueux, que la lutte contre la corruption comme la protection de puissants intérêts privés. En effet, on peut très bien imaginer qu’une accusation à l’encontre du président fondée sur des faits fictifs commence à circuler dans la presse, retourne une ample majorité des citoyens contre lui et permet, in fine, de faire condamner le chef de l’État par le Sénat sans que la supercherie n’apparaisse. Le Mexique a, après tout, été classé au 143ème rang de la liberté de la presse par Reporters sans frontières. Théoriquement, la cohérence de cette mesure est critiquable. AMLO reconnaît régulièrement, d’une part, que le souverain légitime est le peuple. D’autre part, il donne la possibilité aux sénateurs, qui ne sont que des représentants du peuple en nombre réduit, de défaire l’élection du président, qui est une décision du peuple, sans avoir à aucun moment à consulter le supposé souverain légitime.

La lutte contre la corruption ne se limite pas qu’à la création d’un contre-pouvoir au pouvoir présidentiel. Cela passe aussi par une réforme globale du système juridique. En effet, une réforme de la justice, via la modification de sept articles de la Constitution et l’introduction de deux lois fédérales, est en train d’être approuvée par le Congrès mexicain. La Cour suprême de la Justice ne pourra s’occuper dès lors, si cette réforme venait à passer, que d’aspects purement constitutionnels ou d’aspects relevant de traités internationaux. De plus, toute nouvelle décision établira une jurisprudence à caractère national dès la première fois alors que pour l’instant ce n’est qu’au bout de cinq fois. Cela aura pour conséquence de réduire l’opacité juridique et d’accélérer l’administration de la justice. Cette réforme a aussi pour ambition d’éradiquer le népotisme régnant dans la nomination des magistrats, via de nouvelles facultés institutionnelles, la solidification des carrières judiciaires, et l’instauration d’une évaluation éthique des magistrats tous les six ans dont l’issue est leur maintien ou non[2].

« C’est pourquoi Morena cherche à faire passer la Ley de Banco de Mexico […]. Cela constitue une attaque claire à l’un des piliers du néolibéralisme : l’autonomie de la banque centrale. »

Au niveau financier, la lutte contre la corruption est notamment menée par l’Unité d’intelligence financière (UIF)[3]. En 2019, première année du mandat effectif de AMLO, celle-ci a présenté 177 dénonciations concernant des dépôts et retraits de provenance illicite ou liés au financement terroriste tandis qu’elle en a présenté 129 en 2020. En comparaison, durant le sexennat précédent d’Enrique Peña Nieto, l’UIF a fait en moyenne moins d’une centaine de dénonciations par an. Au total, les dépôts concernés dépassent le montant de 321 milliards de pesos soit l’équivalent d’environ 13 milliards d’euros tandis que les retraits dépassent celui de 289 milliards de pesos, soit au total l’équivalent d’un dixième du budget fédéral annuel du Mexique[4]. Elle a aussi fait bloquer pour la même raison 12 191 comptes, évalués en dollars, pour un montant total de l’ordre de 1 milliard de pesos mexicains[5].

Pour l’heure, les dollars qui se trouvent dans les mains des banques mexicaines, qu’ils proviennent de compte bloqué, d’envoi par les migrants mexicains ou autre, peuvent soit être vendus, soit être rapatriés aux États-Unis. Toutefois, à cause d’une série de décisions prise par le Département du Trésor des États-Unis, le nombre d’opérations financières en dollars que les banques mexicaines peuvent faire, ainsi que leurs montants, se sont vus être limités. En conséquence, les banques mexicaines se retrouvent obligées de conserver des dollars, dont le volume augmente à la suite d’opérations de congélation menées par l’UIF ou avec le flux des remises migratoires. C’est pourquoi Morena cherche à faire passer la Ley de Banco de Mexico (la loi de la Banque du Mexique). Cette loi vise à faire en sorte que la Banque centrale du Mexique achète automatiquement les surplus de dollars en échange de pesos mexicains. Ces dollars se retrouveraient ensuite dans les réserves internationales du pays.

Cela constitue une attaque claire à l’un des piliers du néolibéralisme : l’autonomie de la banque centrale. Alors que le Sénat avait approuvé la réforme le 9 décembre 2020, le 14 décembre l’agence de notation Moody’s a averti que si cette réforme venait à passer, la note du Mexique s’en trouverait affectée tandis que le pesos mexicain perdait de sa valeur relativement au dollar (le 9 décembre, le dollar valait 19,93 pesos, le 14, il en vaut 20,201). Le 15 décembre 2020 la réforme est suspendue. Cette réforme était censée être examinée à nouveau en février dernier mais il n’y a pas eu d’avancée notable et elle est donc pour l’heure congelée. Les marchés financiers ont donc réussi à bloquer une timide réforme affectant l’autonomie de la Banque centrale mexicaine dont l’un des buts était de permettre la réinjection de liquidités issues de la lutte contre la corruption dans l’économie mexicaine. L’amélioration des conditions économiques ne semble donc pouvoir se faire que dans la mesure où le cadre néolibéral est respecté.

https://www.bloomberg.com/quote/USDMXN:CUR 
Site consulté en janvier 2021
Évolution du cours dollar – pesos mexicain au cours de l’année 2020 © Bloomberg

Un chemin cahoteux vers une république protectrice

L’un des premiers effets de la 4T a été une amélioration rapide des conditions de vie des plus précaires via notamment des bourses attribuées directement par le nouvel organisme fédéral « El Banco del Bienestar » – la Banque du bien-être. Ce système de bourse, ainsi qu’un droit à la mobilité et un droit au développement intégral pour les jeunes, font désormais partie de la Constitution mexicaine[6].

Les revenus de bons nombres de petits paysans ont aussi pu s’accroître grâce à un système de prix garanti pour des produits de base tel le riz, les haricots, le maïs, etc. Ce système continue d’ailleurs de s’étendre tandis que le salaire minimum continue de grimper : après l’avoir augmenté de 16% en 2019, le gouvernement mexicain l’a encore augmenté de 20% en 2020 et de 15% en 2021. Le salaire horaire s’établit donc maintenant à 17,7 pesos. Ces relèvements successifs n’ont pas entraîné une hausse du chômage, celui est resté à un niveau inférieur à 5% et son augmentation est sans doute dans une large part due à la pandémie de Covid-19. Par ailleurs, l’inflation cumulée sur la période janvier 2019 – décembre 2020 se situe à un niveau acceptable de 6% d’après les chiffres avancés par l’« Instituto Nacional de Estadística y Geografía » (Institut national de statistiques et géographie, INEGI). Tout cela laisse donc penser que la 4T bénéficie réellement sur le plan des revenus à l’ensemble des classes populaires mexicaines.

https://www.inegi.org.mx/temas/empleo/ 
Site consulté en janvier 2021
Évolution du taux de chômage sur la période 2006 – 2020 © INEGI

Cette politique d’aides et d’augmentation des revenus visent, en particulier, à diminuer la délinquance et la criminalité[7] en évitant que la population ne soit tentée de survivre en volant ou en servant des cartels de narcotrafiquants. Cette politique, conjuguée à la création de la Garde nationale, une garde qui a été créée à partir de l’armée mexicaine et qui est chargée de protéger la paix et les citoyens, a pour l’heure un bilan mitigé. Certes, le nombre de vols, séquestrations et féminicides a diminué, relativement à novembre 2018, de l’ordre de 30 %. Mais, dans le même temps, les extorsions et homicides douloureux ont respectivement augmenté de 12,7 % et 7,9 %[8]

Outre la volonté de créer un pays plus sûr, AMLO et son gouvernement entendent aussi mettre en place un système de santé gratuit et universel. Il existe une sécurité sociale mexicaine qui prend en charge une partie des coûts de soins publics mais elle ne concerne que ceux qui cotisent. Ceux qui ne cotisent pas représentent environ 69 millions de personnes, soit à peu près la moitié de la population totale. Cette partie de la population était prise en charge par le Seguro Popular. Mais cet institut était inefficace et corrompu : un manque de médicaments était déploré régulièrement tandis qu’une partie non négligeable des dépenses, que ce soit pour acheter des médicaments, payer des salaires ou autres, était de fait des dépenses non justifiées. Il a été remplacé début 2020 par l’« Instituto de Salud para el Bienestar » (Institut de santé pour le bien-être, INSABI), un institut décentralisé fédéral. Il vise à terme à incorporer tous les centres de santé et hôpitaux publics, qu’ils soient fédéraux ou étatiques, en mauvais état[9] ou non et ce dans le but de garantir un accès aux soins gratuits et pour tous. Pour l’heure, 14 États sur 23 ont accepté de s’insérer dans ce nouveau système[10] et la création de l’INSABI s’est accompagnée d’un investissement supplémentaire prépandémique de 40 milliards de pesos pour recruter le personnel manquant, rénover les hôpitaux en mauvais état, etc.

Mais l’action transformatrice dans le domaine de la santé de la 4T ne se limite pas qu’aux soins. Elle incorpore aussi une dimension préventive : depuis septembre 2020, tous les produits alimentaires sont obligés de signaler, à l’aide de gros hexagones noirs, s’ils contiennent trop de sucres, trop de graisses saturées, trop de sel ou s’ils sont trop énergétiques. La première cause de mortalité au Mexique n’est pas les agressions physiques (au cinquième rang en 2019 avec 36 661 morts) mais en réalité les maladies cardiovasculaires (156 041 morts) suivies par le diabète (104 354 morts)[11]. Par ailleurs, 70 % de la population est en surpoids et quasiment un tiers est obèse[12]. Le Mexique fait donc face à une véritable épidémie et cette mesure s’entend comme un moyen de protection de la population face à la prédation des grandes multinationales, comme Coca-Cola dont les produits et la publicité sont présents quasiment partout au Mexique, que ce soit dans la plus petite supérette ou dans la moindre fête de famille.

Photo prise par Julien Trevisan
Des bouteilles de Coca-Cola avec le nouvel étiquetage © Julien Trevisan

La réforme des retraites de la 4T vise elle aussi à modifier en profondeur la structure de l’ordre économique et social. Au Mexique, celle-ci se fait par capitalisation privée. C’est un héritage du tournant néolibéral qu’a pris le pays dans les années 80[13]. Les pensions des travailleurs sont donc gérées par des fonds privés (désignés par Administradoras de Fondos para el Retiro, AFORES) qui prélèvent, en particulier, des commissions sur celles-ci. La Ley del IMSS (la loi de la Sécurité sociale) et la Ley de Sistema del Ahorro para el Retiro (la loi du Système d’épargne pour la retraite) visent à plafonner ces commissions : de 0,98% actuellement, celles-ci pourront au plus être égale désormais à la moyenne arithmétique des commissions aux États-Unis, à la Colombie et au Chili, soit 0,54%[14]. Le gouvernement de la 4T entend donc limiter la liberté des AFORES dans le choix du niveau des commissions afin de garantir des pensions plus élevées.

« On peut donc s’attendre à ce que la part du budget fédéral allouée aux retraites augmente conséquemment, ce qui pose la question épineuse de l’équilibre budgétaire. »

Toujours dans l’optique d’augmenter le niveau des pensions, les cotisations patronales augmenteront progressivement, passant de 5,15% à 13,88%, tandis que la cotisation salariale restera bloquée à 1,13%. L’État augmentera graduellement sa part de 6,5% à 15% (cela ne concerne que les travailleurs qui gagnent entre 1 et 15 fois le salaire minimum) et la pension minimale de 3 289 pesos sera portée à 4 445 pesos. La durée de cotisation nécessaire pour toucher sa pension minimale sera dans le même temps abaissée progressivement, passant de 1 250 semaines à 1 000 semaines[15]. Cette réforme a donc aussi pour objectif d’améliorer les conditions de départ à la retraite. Cependant, cette réforme va renforcer l’intérêt pour les employeurs d’employer des personnes à bas salaires étant donné que les cotisations patronales vont augmenter pour tous les salaires. Un effet probable de cette réforme est donc une baisse du salaire moyen. Or cette réforme prévoit aussi une augmentation de la la contribution de l’État mexicain vis-à-vis des bas salaires. On peut donc s’attendre à ce que la part du budget fédéral allouée aux retraites augmente conséquemment, ce qui pose la question épineuse de l’équilibre budgétaire. Ce qui explique pourquoi cette réforme a pu se faire sans opposition véritable du patronat mexicain.

En revanche, la partie de la réforme ayant attrait aux commissions des Afores a suscité une levée de boucliers immédiate. En effet, dès que la réforme a été connue, les secteurs financiers ont fait part de leurs inquiétudes de voir lesdites commissions plafonnées, faisant valoir que ce plafonnement était contraire au nouvel accord Canada-États-Unis-Mexique (ACEUM). Ce traité de libre-échange a été signé le 30 novembre 2018, deux jours avant l’entrée en fonction d’AMLO en tant que président et a commencé à être appliqué le 1er juillet 2020 suite à quelques négociations supplémentaires entre les trois pays. Il est beaucoup plus volumineux que son prédécesseur, l’accord de libre-échange nord-américain (Aléna), 34 chapitres contre 22 et traite de domaines nombreux comme, par exemple, l’énergie ou les « bonnes pratiques régulatrices ». En lien avec ce dernier sujet, ce traité prévoit l’utilisation de tribunaux d’arbitrage pour régler des différends entre investisseurs et États[16]. Les investisseurs mexicains, à la différence des investisseurs nord-américains, peuvent d’ailleurs porter les affaires à la fois devant les cours locales du pays et à la fois devant les tribunaux internationaux prévus par le traité. Les secteurs financiers peuvent donc profiter d’une asymétrie du traité désavantageuse pour l’État mexicain pour obtenir gain de cause et, in fine, briser le plafonnement des commissions.

« Autrement dit, AMLO est en train de réaliser une exclusion douce du secteur privé du domaine de l’énergie. Mais des représentants d’entreprises privées ont déjà fait part de leur volonté de porter plainte dans le cadre de l’ACEUM et il n’est donc pas dit qu’AMLO parvienne à ses buts. »

Un autre secteur clé où l’ACEUM et sa possibilité d’arbitrage risquent d’interférer avec la 4T est le domaine énergétique. Certes, l’ACEUM reconnaît la souveraineté du Mexique sur ses hydrocarbures et n’empêche pas les expropriations indirectes. Mais, dans le même temps, il prévoit des mécanismes pour assurer une sécurité juridique aux investisseurs, importateurs, exportateurs et prestataires de service dans le domaine énergétique. Or, la politique énergétique d’AMLO vise, entre autres, à assurer l’autonomie du pays et à renforcer le rôle de Petróleos Mexicanos (PEMEX), entreprise publique chargé de l’exploration, de la production, du raffinement et de la distribution du pétrole, ainsi que de la Comisión Federal de Electricidad (CFE), l’équivalent mexicain d’EDF. En particulier, de nouveaux investissements dans PEMEX et CFE sont en cours, tout nouveau contrat de pétrole ne pourra être attribué qu’à PEMEX et la CFE va devenir la source d’électricité prioritaire[17]. Autrement dit, AMLO est en train de réaliser une exclusion douce du secteur privé du domaine de l’énergie. Mais des représentants d’entreprises privées ont déjà fait part de leur volonté de porter plainte dans le cadre de l’ACEUM et il n’est donc pas dit que López Obrador parvienne à ses fins.

Outre l’ACEUM, une autre épine dans le pied de la 4T est de nature financière. Si en 2019 la dette publique n’a pas varié par rapport à 2018 (11 000 milliards de pesos, 45% du PIB environ), ce n’est pas le cas pour l’année 2020. Au contraire, celle-ci, du fait de la pandémie de Covid-19 et de la dépréciation subite du pesos par rapport au dollar au courant du second trimestre 2020, a augmenté de 7 points de PIB (soit 12 000 milliards de pesos). Dans le même temps, on estime que le PIB du Mexique a diminué de l’ordre de 10 % en 2020. L’économie mexicaine a certes recommencé à croître, de l’ordre de 12% au troisième trimestre 2020, et le niveau de prélèvement d’impôts s’est maintenu relativement à 2019, ce qui est notable compte-tenu de la dégradation du contexte économique, mais il n’est pas certain que cela suffise à calmer les agences de notations. D’autant plus qu’AMLO entend financer la 4T en utilisant toujours les mêmes sources : la lutte contre la corruption et l’austérité républicaine, excluant en particulier toute hausse d’impôts.

Ndlr : l’austérité républicaine consiste à diminuer les salaires des dirigeants de l’État et hauts-fonctionnaires, ainsi que toutes les dépenses inutiles effectuées au bénéfice de la classe politique.

Réaffirmation sur le plan international

Si la signature de l’ACEUM a sans doute permis de satisfaire les États-Unis, il est peu probable que celui-ci apprécie l’affirmation du Mexique sur le plan international sous la 4T. Le Mexique est connu pour favoriser les solutions diplomatiques pacifiques pour résoudre les conflits : il s’est par exemple opposé à la guerre en Irak en 2003. Cette réputation lui a permis de recevoir le soutien de 187 États sur les 195 composant l’ONU pour siéger de 2021 à 2022 au Conseil de sécurité dans le but d’y promouvoir les solutions multilatérales ainsi que le respect des droits humains. La prise de position du Mexique devant l’ONU pour une répartition plus équitable des vaccins contre le Covid-19 s’inscrit dans cette perspective.

C’est aussi dans cette idée de respect des droits humains que le Mexique avec la 4T a renoué avec sa tradition d’asile politique – l’un des cas les plus connus d’asile accordé étant sans doute celui de Léon Trotski en 1937. En effet, alors qu’Evo Morales tentait de fuir la Bolivie à la suite du coup d’État, AMLO lui a offert l’asile politique et a affrété un avion de l’armée mexicaine pour le ramener. Au bout du compte, cette opération a permis au Mexique de s’affirmer par rapport aux États-Unis, ces derniers ayant pris une part active dans le coup d’État en Bolivie, de construire une image de pays progressiste et de renforcer les liens avec la Bolivie (le Mouvement vers le socialisme (MAS), parti dirigé par Evo Morales étant revenu au pouvoir)[18].

Photo prise par Julien Trevisan
Affiche en soutien à la 4T © Julien Trevisan

Cette politique internationale qui vise à s’affirmer comme une puissance souveraine et qui conduit donc parfois à s’opposer aux États-Unis n’a pas conduit AMLO à s’aliéner le soutien du peuple mexicain et ce alors même que les élites médiatiques ont tendance à s’aligner sur le voisin du nord. D’une manière plus globale, la politique protectrice et visant à affirmer le peuple comme sujet qu’est la 4T bénéficie d’un ample soutien, la popularité de López Obrador s’établissant fin janvier 2021 à 60%. Mais les dangers, qu’ils soient financiers, juridiques, internationaux ou relevant de grands intérêts privés s’amoncellent et pourraient venir à bout des fragiles fondations républicaines qui sont en train d’être mises en place. Ce dont AMLO semble avoir conscience : « Je suis convaincu que le meilleur moyen d’éviter les reculs dans l’avenir dépend en bonne partie de la poursuite de la révolution des consciences afin de créer pleinement un changement de mentalité qui, au moment venu, se transformera en volonté collective, prête à défendre ce qui a été obtenu au profit de l’intérêt public et de la nation. »[19]

Sources :

[1] : Article 110 de la Constitution mexicaine, paragraphe 3 : « Las sanciones consistirán en la destitución del servidor público y en su inhabilitación para desempeñar funciones, empleos, cargos o comisiones de cualquier naturaleza en el servicio público. »

[2] : BALLINAS, V. et BECERRIL, A., « Comisiones del Senado aprobarán Reforma Judicial de AMLO », La Jornada, 25/11/2020. Disponible ici : https://www.jornada.com.mx/ultimas/politica/2020/11/25/comisiones-del-senado-aprobaran-reforma-judicial-de-amlo-7539.html

ANIMAL POLÍTICO, « Senado aprueba en lo general y lo particular la reforma judicial de AMLO », Animal Político, 27/11/2020. Disponible ici : https://www.animalpolitico.com/2020/11/aprueban-comisiones-reforma-judicial-pleno-senado/

[3] : On aurait aussi pu parler de la reprise en main par l’État mexicain des fiducies mises en place par le passé dont le but était le développement de différents secteurs (agriculture, éducation, transition énergétique, défense …) qui ont en réalité permis d’opérer des transferts d’argent publique en direction du privé de manière plus ou moins opaque. Rien que dans la recherche scientifique et l’innovation technologique, le montant du transfert dépasse les 41 milliards de pesos. Cf ANIMAL POLÍTICO, « AMLO pide auditoría a fideicomisos tras su desaparición ; Conacyt denuncia transferencias a particulares », Animal Político, 21/10/2020. Disponible ici : https://www.animalpolitico.com/2020/10/amlo-ordena-auditar-fideicomisos-despues-desparicion-conacyt/

[4] : Tiré de la conférence de presse matinale du gouvernement fédéral mexicain datant du 04/03/2020. Voir : https://lopezobrador.org.mx/2020/03/04/129244/

Pour un article faisant un bilan de l’action de l’UIF sous le mandat de M. Nieto, voir GUTIÉRREZ, F., « Número de denuncias de la UIF cayó el último año de Peña Nieto », El Economista, 18/03/2019. Disponible ici : https://www.eleconomista.com.mx/economia/Numero-de-denuncias-de-la-UIF-cayo-el-ultimo-ano-de-Pena-Nieto-20190318-0066.html 

[5] : On a pris comme base de conversion 1 $ = 20 pesos mexicains.

[6] : Article 4 de la Constitution mexicaine.

[7] : Sur le sujet plus spécifique de la violence qui est un sujet central au Mexique, voir REYGADA, L., « Mexique : Lopez Obrador face au défi de la violence », LVSL, 01/02/2020. Disponible ici :  https://lvsl.fr/mexique-amlo-defi-violence/

[8] : Tiré du Segundo Informe de Gobierno datant du 01/09/2020. Voir : https://lopezobrador.org.mx/2020/09/01/discurso-del-presidente-andres-manuel-lopez-obrador-en-su-segundo-informe-de-gobierno/

L’Informe de Gobierno est un bilan annuel réalisé par le gouvernement fédéral sur son action.

[9] : Le nombre d’hôpitaux abandonnées, saccagées ou dont la construction n’était pas terminée était de 401 au moment de l’arrivée au pouvoir d’AMLO d’après le Seconde Informe de Gobierno.

[10] : Les neuf États restants étant gouvernés par des opposants politiques à AMLO. Voir : CRUZ MARTÍNEZ, Á., « Desde hoy, la gratuidad de servicios en hospitales de alta especialidad », La Jornada, 01/12/2020. Disponible ici : https://www.jornada.com.mx/ultimas/politica/2020/12/01/desde-hoy-la-gratuidad-de-servicios-en-hospitales-de-alta-especialidad-8033.html

[11] : STATISTA, « Principales causas de mortalidad según el número de defunciones registradas en México en 2019 », Statista Research Department, 10/2020. Disponible ici : https://es.statista.com/estadisticas/604151/principales-causas-de-mortalidad-mexico/

[12] : INSTITUTO DE SEGURIDAD Y SERVICIOS SOCIALES DE LOS TRABAJADORES DEL ESTADO, « La Obesidad en México », Gobierno de México, 19/01/2016. Disponible ici : https://www.gob.mx/issste/articulos/la-obesidad-en-mexico

[13] : CHINAS SALAZAR, D. D. C., « La privatización del sistema de pensiones en México. Reforma a la ley del ISSSTE. », Asociación Latinoamericana de Sociología, Guadalajara, 2007.
Disponible ici : https://cdsa.aacademica.org/000-066/1495.pdf

[14] : Si cette moyenne venait à augmenter, le plafond resterait cependant bloqué à 0,54%.

[15] : EL ECONOMISTA, « Principales cambios con la reforma al sistema de pensiones de México », El Economista, 11/12/2020. Disponible ici : https://www.eleconomista.com.mx/economia/Principales-cambios-con-la-reforma-al-sistema-de-pensiones-de-Mexico-20201211-0035.html

MONROY, J., « AMLO propone tope a cobro de comisiones por manejo de afores », El Economista, 25/09/2020. Disponible ici :
https://www.eleconomista.com.mx/politica/AMLO-propone-tope-a-cobro-de-comisiones-por-manejo-de-afores-20200926-0003.html

[16] : ECIJA México, S.C., « México : El Arbitraje de Inversión y el T-MEC », ECIJA, 02/07/2020. Disponible ici : https://ecija.com/sala-de-prensa/mexico-el-arbitraje-de-inversion-y-el-t-mec/

ALARCÓN, G. L., MANZANO, P., MATSUI, C. et DUQUE, P., « México : T-MEC disposiciones para la resolución de controversias entre inversionistas y estado : principales diferencias para México », DLA Piper, 26/10/2020. Disponible ici :
https://www.lexology.com/library/detail.aspx?g=37b9a103-56fb-470f-a838-b96b0a929bda

[17] : ALEGRÍA, A., « CFE invertirá más de 381 mil millones de pesos en seis años », La Jornada, 22/01/2021. Disponible ici : https://www.jornada.com.mx/notas/2021/01/22/economia/cfe-invertira-mas-de-381-mil-millones-de-pesos-en-seis-anos/

NAVA, D., « Pide AMLO a reguladores privilegiar a Pemex y CFE », El Financiero, 04/08/2020. Disponible ici : https://www.elfinanciero.com.mx/economia/amlo-lee-la-cartilla-a-reguladores-energeticos-les-pide-ajustarse-al-fortalecimiento-de-cfe-y-pemex

[18] : On aurait aussi pu parler de l’offre d’asile politique à Julian Assange, de la mise en place de procédures de contrôle sur les agents étrangers ou encore de la critique d’une procédure de la Drug Enforcement Administration (DEA), agence fédérale nord-américaine. À ce sujet, on pourra consulter respectivement : PÉREZ, M., « México ofrece asilo político a Julian Assange, fundador de WikiLeaks », El Economista, 04/01/2020. Disponible ici : https://www.eleconomista.com.mx/internacionales/Mexico-ofrece-asilo-politico-a-Julian-Assange-20210104-0013.html

LOPEZ, O., « México aprueba una reforma que restringe a los agentes extranjeros, expertos dicen que es una represalia contra EE. UU. », The New York Times, 15/12/2020. Disponible ici : https://www.nytimes.com/es/2020/12/15/espanol/america-latina/mexico-agentes-estados-unidos.html

ANIMAL POLÍTICO, « Hay muchísimos errores, hicimos lo correcto: AMLO tras críticas de EU por caso Cienfuegos », Animal Político, 18/01/2021. Disponible ici : https://www.animalpolitico.com/2021/01/hicimos-correcto-amlo-criticas-eu-cierre-caso-cienfuegos/

[19] : Segundo Informe de Gobierno, op. cit.  : « Estoy convencido que la mejor manera de evitar retrocesos en el futuro depende mucho de continuar con la revolución de las conciencias para lograr a plenitud un cambio de mentalidad que, cuando sea necesario, se convierta en voluntad colectiva, dispuesta a defender lo alcanzado en beneficio del interés público y de la nación. »

L’autonomie géopolitique de l’Union européenne : une fable à l’épreuve de l’accord avec la Chine

© LVSL

L’appartenance à l’Union européenne permet-elle, comme le veut la formule consacrée, « de faire le poids face à la Chine et aux États-Unis » ? Sa dépendance à l’égard des États-Unis tout comme sa perméabilité aux ambitions chinoises permettent d’en douter. L’accord commercial conclu avec la Chine fin décembre illustre une nouvelle fois l’incohérence géopolitique de l’Union. Signé sous la pression de l’Allemagne, désireuse d’écouler ses exportations, il accroîtra sans nul doute la pénétration des capitaux chinois en Europe. Dans le même temps, sous la pression des États-Unis, des sanctions étaient prises contre des responsables chinois du Xinjiang…

Après sept ans de négociations et plus d’une trentaine de sessions bilatérales, la Chine et l’Union européenne sont parvenues à s’entendre sur un accord global sur les investissements. Le CAI, pour Comprehensive Agreement on Investment, n’est pas à proprement parler un accord de libre-échange – Free Trade Agreement dans le jargon bruxellois – et ne saurait être analysé sous le même prisme que le CETA ou le JEFTA, les deux principaux traités négociés par l’Union européenne avec le Canada et le Japon. Si les conséquences sur le plan économique devraient être limitées, l’aboutissement de cet accord est une nouvelle illustration de l’incapacité de l’Union européenne à affirmer une quelconque autonomie stratégique.

En 2013, l’Union européenne, alors empêtrée dans la crise des dettes souveraines et incapable de s’extraire de ses apories en matière de politiques d’austérité, est sur le point de conclure dans la douleur le CETA ou AECG pour Accord économique commercial et global, l’accord régional de libre-échange avec le Canada. Pour les hiérarques bruxellois, c’est l’aboutissement de Maastricht et de la mission dévolue à l’Union européenne : la libéralisation des échanges partout et la primauté du droit sur les jeux de puissance. C’est dans cette logique que le commissaire européen au Commerce, le néolibéral Belge Karel de Gucht, a lancé sans aménité des consultations en vue d’un accord d’investissement avec la Chine. Cet accord, contrairement à ceux susmentionnés, ne vise pas à abaisser les barrières tarifaires ou l’entrée de nouveaux produits en Chine et au sein de l’Union européenne. Sa principale ambition est d’obtenir un rééquilibrage dans la pénétration au marché chinois, de limiter les subventions aux entreprises chinoises sur leur sol et de sécuriser les investissements des Européens tout en protégeant leurs technologies, brevets et leurs savoir-faire. La deuxième puissance économique mondiale est alors le deuxième partenaire commercial de l’Union européenne derrière les États-Unis, l’Union étant elle-même le premier partenaire commercial de la Chine.

Pour une mise en perspective des accords commerciaux signés par l’Union européenne, lire sur LVSL nos articles consacrés au CETA, au JEFTA, au traité de libre-échange UE-Vietnam, UE-Mercosur et UE-Tunisie.

C’est également en 2013 que Xi Jinping est devenu le nouveau président de la République populaire de Chine. Le dirigeant chinois, sous couvert de multilatéralisme à travers les Nouvelles routes de la soie (BRI), appelées également « One Belt, One Road », avec l’appui de la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (AIIB) ou l’accroissement de l’influence chinoise dans les organisations internationales dont l’ONU ou l’OMS, cherche à accroître la domination de l’empire du Milieu non seulement dans sa sphère d’influence constituée de l’Asie et de l’Afrique mais également dans le reste du monde face aux Occidentaux et tout particulièrement aux États-Unis. Pour la Chine, un accord d’investissement avec les Européens est une brèche ouverte dans la relation transatlantique et un moyen pour les Chinois de conquérir de nouveaux marchés, en particulier en Europe centrale. Les investissements directs chinois représentent ainsi en 2016 au sein de l’Union européenne 35,9 milliards d’euros, le déficit commercial de l’Union européenne à l’égard de la Chine étant de 185 milliards d’euros en 2018, sachant que le montant total du commerce entre les deux partenaires atteint un peu plus de 604 milliards d’euros en 2018.1 Quant aux Européens, leurs entreprises ont investi depuis vingt ans 148 milliards d’euros en Chine. Cet accord ne saurait donc être formellement autre chose, l’Europe étant davantage vue à Pékin comme le marché prospère du XXIe siècle plutôt que comme un acteur à part entière dans le jeu des puissances. C’est du reste l’un des points de la feuille de route du Made in China 2025 – 中国制造2025 qui prévoit que la Chine soit suréminente dans les hautes technologies de pointe, les énergies renouvelables ou encore l’agriculture. 

Angela Merkel, pressée par de nombreux industriels dont Volkswagen de signer l’accord d’investissement avec la Chine, s’est soudainement employée à ce qu’il aboutisse coûte que coûte

Régulièrement chapitrée, en particulier depuis l’élection de Donald Trump en 2016 à la présidence des États-Unis, pour sa naïveté criante à l’égard de la Chine mais également sur sa dépendance aux choix impérialistes des Américains dans les domaines technologiques, commerciaux, militaires et juridiques, la Commission européenne, par la voix du Service européen pour l’action extérieure (SEAE), a publié en mars 2019 un document sur la relation stratégique avec la Chine. Pêle-mêle, l’institution représentée par Jean-Claude Juncker témoigne du fait que « la Chine ne peut plus être considérée comme un pays en voie de développement » mais surtout que « la Chine est, dans différents domaines stratégiques, un partenaire de coopération avec lequel l’Union européenne partage des objectifs étroitement intégrés, un partenaire de négociation avec lequel l’Union européenne doit trouver un juste équilibre sur le plan des intérêts, un concurrent économique dans la course à la domination technologique et un rival systémique dans la promotion d’autres modèles de gouvernance ». Les négociations autour de l’accord global d’investissement entre l’Union européenne et la Chine sont l’un des principaux éléments mentionnés dans le document stratégique. 

Est-ce à dire que l’Union européenne vit une « révolution copernicienne2 », pour reprendre les termes de l’expert et sinologue François Godement de l’Institut Montaigne ? Du moins, lors de son discours introductif au Parlement européen à la rentrée 2019 comme nouvelle présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen s’est appliquée à parler du « langage de la puissance », rejointe peu après par le nouveau président du Conseil européen, Charles Michel. L’ancien Premier ministre belge a déclaré à l’Institut Bruegel en septembre 2019 que « l’autonomie stratégique européenne est l’objectif de notre génération ». Il ajoute, au sujet de la Chine : « Enfin avec la Chine : nous sommes engagés. C’est un acteur essentiel pour relever les défis globaux comme le changement climatique ou le Covid-19.  Mais sur le plan économique et commercial, nous sommes en train de rééquilibrer la relation : nous voulons plus de level playing field, plus de réciprocité. Et sur la question des droits de l’Homme, nous ne baissons pas les yeux, et assumons la promotion de nos valeurs. » La crise pandémique du coronavirus aidant, l’Union européenne a montré les muscles tout au long de l’année 2020 face à la Chine tant sur les origines de la Covid-19, que sur la situation à Hong-Kong ou au Xinjiang. En juin 2020, le sommet Chine-UE s’est traduit par des clabaudements de la partie européenne face au Premier ministre Li Keqiang et au président Xi Jinping. 

La réalité économique et surtout l’institutionnalisation d’une concurrence sans pitié par les traités entre les États-membres sont venues se fracasser sur les nouvelles ambitions géopolitiques de l’Union européenne. L’Allemagne, pourtant soucieuse des matoiseries chinoises depuis le rachat de l’industriel des hautes technologies Kuka par Midea en 2016 pour 4,8 milliards d’euros, a pris la tête de la présidence tournante du Conseil européen. Directement menacée par la possibilité d’une taxe sur les automobiles allemandes par l’administration Trump, lequel se plaignait régulièrement de voir « trop de Mercedes dans les rues de Manhattan à New York », Angela Merkel, pressée par de nombreux industriels dont Volkswagen de signer l’accord d’investissement avec la Chine, s’est soudainement employée à ce qu’il aboutisse coûte que coûte. Il est vrai que 28% des investissements européens en Chine concernent le secteur automobile – soit 41,7 milliards d’euros depuis 2000 – et 22% les matériaux de base, pour l’essentiel chimiques, ce qui représente depuis 2000 29,2 milliards d’euros. Deux secteurs où les multinationales allemandes sont à la pointe – Daimler, BMW, Volkswagen, BASF, Bayer pour ne citer qu’elles. Les réalités sanitaires sont venues stopper un temps la conclusion de l’accord, prévue en septembre 2020 à Leipzig, en dépit des pressions de Berlin. L’influence allemande à Bruxelles n’est pas étrangère à l’accélération des négociations. La directrice du département du Commerce à la Commission européenne, Sabine Weyand, l’ambassadeur à Bruxelles, Michael Cross, et ancien ambassadeur d’Allemagne à Pékin, Michael Hager, chef de cabinet du vice-président exécutif et commissaire au Commerce Valdis Dombrovskis ainsi que Björn Seibert, chef de cabinet d’Ursula von der Leyen, ont tous en commun d’être Allemands.

Ainsi, Angela Merkel, responsable jusqu’au 31 décembre 2020 de la présidence tournante, et la Commission européenne ont mis la pression sur les États-membres pour qu’aboutisse l’accord, en particulier avant l’intronisation de Joe Biden à la présidence des États-Unis. De nombreuses chancelleries, en Italie, en Espagne ou encore en Pologne, ont critiqué l’empressement de l’Allemagne à parvenir à un accord, officialisé le 30 décembre en présence d’Ursula von der Leyen, de Charles Michel, d’Angela Merkel et d’Emmanuel Macron. D’un côté, certains se sont réfugiés derrière la question des droits de l’Homme. Le sous-secrétaire d’État italien aux Affaires étrangères Ivan Scalfarotto a déclaré au Corriere della Serra : « Nous donnons un signal positif à la Chine à un moment où les droits de l’Homme sont importants ». D’autres, comme le ministre des Affaires étrangères polonais Zigbeniew Rau se sont alignés sur les positions américaines sans sourciller : « Nous avons besoin de plus de consultations et de transparence pour faire participer nos alliés transatlantiques. Un bon accord équilibré vaut mieux qu’un accord prématuré ». Les avantages pour les autres États demeurent de fait très limités en matière d’investissements de leurs entreprises en Chine. C’est davantage la question d’une amélioration des standards d’entrée dans le marché chinois et un rééquilibrage entre les deux parties qui est à souligner que d’avantages spécifiques pour l’essentiel propres aux intérêts des constructeurs automobiles allemands et à quelques rares domaines de pointe.

Il n’est pas peu dire que l’Union européenne est de nouveau sortie souffreteuse de cette annonce d’un accord tandis que Xi Jinping a pu savourer sa victoire. La Chine a bousculé la tradition d’alignement sur les Américains de l’Union européenne, tout en s’assurant d’une plus grande pénétration du marché européen sans pour autant réellement l’ouvrir aux investisseurs du Vieux continent. Asymétrique, cet accord l’est et reflète davantage une piètre tentative de la part de l’Union européenne de jouer un rôle de puissance d’équilibre entre les États-Unis et la Chine. Les annonces de la Chine sur sa possible ratification de deux conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur le travail forcé (conventions C29 et C105) ne sont en effet pas conditionnées par des sanctions de la part de l’Union européenne, tandis que l’accord souligne que c’est « à la propre initiative de chaque partie – donc de la Chine ici » que toute ratification se fera. D’autre part, l’accès au marché chinois ne demeurera dans de nombreuses filières possible, comme dans le secteur manufacturier, que sur un engagement des Chinois de l’ouvrir aux Européens sans contreparties – comme la cession d’une partie du capital des entreprises européennes – alors que le marché européen est déjà largement ouvert aux investisseurs chinois.

L’Union européenne devait-elle automatiquement suivre la voie de l’axe Washington-Londres-Ottawa ? Manifestement, la présence du secrétaire d’État américain au sommet européen montre que la timide tentative d’autonomisation de l’Union européenne a fait long feu.

De plus, la plupart des concessions arrachées à la Chine ne sont que des concrétisations d’engagements formels déjà pris par ce pays auprès de l’OMC. L’Union européenne refuse toujours d’accorder le statut d’économie de marché à la Chine au sein de l’OMC pour se protéger du dumping. Quant aux marchés publics chinois, qui représentent des centaines de milliards de dollars, ils resteront pour l’essentiel fermés aux investisseurs européens. La Chine a par ailleurs déployé une nouvelle loi sur les investissements étrangers en 2019 qui est plus favorable qu’auparavant pour les acteurs économiques. Mais son impact demeure très limité au vu du nombre conséquent de secteurs fermés à l’extérieur. La principale concession qu’ont offert les Européens à la Chine reste néanmoins l’accès à la distribution d’énergie en détail et en vrac sur l’ensemble du continent européen.

Il n’a pas fallu longtemps pour que de nombreux députés du Parlement européen, seul habilité à ratifier l’accord puisqu’il ne s’agit pas d’un Free Trade Agreement (FTA), se mobilisent contre lui. Les oppositions diverses, et par nationalités, montrent davantage la cacophonie européenne que l’image d’une Union disposant d’une quelconque « autonomie stratégique ». Le 21 janvier 2021, 597 eurodéputés ont adopté la résolution sur « la répression de l’opposition démocratique à Hong Kong ».

L’Union européenne ne s’est pas arrêtée à cette résolution. Face au choix coordonné du Royaume-Uni, du Canada et des États-Unis de sanctionner mi-mars la Chine pour le traitement qui serait réservé à la minorité Ouïghour dans le Xinjiang, les chefs d’États européens se sont entendus pour placer sous sanctions quatre responsables chinois de la région. Attitude de malappris pour la diplomatie chinoise, qui a immédiatement répondu en sanctionnant à son tour plusieurs organisations spécialisées sur la Chine et plusieurs eurodéputés comme le social-démocrate Raphaël Glucksmann, dont les propos primesautiers ont provoqué à de nombreuses reprises le courroux de l’ambassade de Chine à Paris. Aussitôt, les sociaux-démocrates européens ont appelé à « la levée des sanctions chinoises contre les eurodéputés, [une] condition pour que le Parlement entame des pourparlers sur l’accord d’investissement UE-Chine ». L’Union européenne devait-elle automatiquement suivre la voie de l’axe Londres-Ottawa-Washington alors même qu’elle vient justement de signer l’accord d’investissement et qu’elle ne cesse de chercher à se détacher de l’emprise américaine dans ses affaires ? Manifestement, la présence du secrétaire d’État américain Blinken fin mars au sommet européen montre que la parenthèse de tentative de prise de distance de l’Union européenne à l’égard des États-Unis depuis 2016 semble bel et bien terminée. 

Reste qu’il n’existe pratiquement aucune dénonciation de l’existence même de ce type d’accord qui devrait pourtant se suffire à lui-même pour être pointé du doigt comme l’un des derniers legs d’une vision du monde néolibérale où multilatéralisme et libéralisation des échanges, des marchés financiers et des biens et des services semblent signifier la même chose. Il n’est pas évident de concevoir que les échanges économiques entre les nations puissent être permis autrement que par un accroissement de la compétition. De fait, les nombreux accords régionaux de libre-échange que l’Union européenne a conclu, à l’image de celui avec la Corée du Sud ou le Vietnam, par exemple, ne font que renforcer l’abaissement des standards sociaux des travailleurs nationaux et participent de la dégradation de l’environnement3 par l’accroissement de la compétition à travers le dumping commercial4, entre autres. On pensera par exemple au soja brésilien, au porc canadien ou à l’agriculture ovine néo-zélandaise. De plus, ce type d’accord commercial est un chantage exercé auprès de pays qui ne peuvent s’y soustraire, à l’image de la quasi-totalité des pays africains ou d’Amérique latine où la libéralisation de l’économie est particulièrement dévastatrice comme au Chili5 6

L’Union européenne se révèle encore une fois incapable d’être autonome sur le plan stratégique. Sur l’autel de ses dogmes libre-échangistes, elle a cru bon de conclure un accord avec un partenaire dont les visées prédatrices n’ont rien à envier aux États-Unis tout en le sanctionnant finalement trois mois après sur pression… des États-Unis. L’impérialisme grandissant de la Chine est une menace qui ne semble pas suffisamment prise au sérieux et qui a deux objectifs principaux. Le premier est bien d’asseoir sa domination dans le courant du siècle en mettant fin à celle de l’Occident : « Au milieu de ce siècle, la Chine se hissera au premier rang du monde en termes de puissance globale et de rayonnement international », (déclaration lors du congrès du PCC en 2017)7. Le second est de diviser les États-membres de l’Union européenne à travers des pressions sur le plan économique et commercial comme le partenariat 16+1. Pour autant, l’absence complète de prise en main d’une réelle politique autonome sur le plan stratégique par l’Union européenne montre combien elle dessert davantage les intérêts nationaux plutôt que le contraire.

Dans Le pousse-pousse, Lao She révèle un Pékin de la fin des années 1930 ravagé par l’argent avec une obsession mercantile chez de nombreux commerçants locaux. Il serait temps pour l’Union européenne de non seulement s’affranchir de sa naïveté et de sa position défensive qui la caractérisent au sujet de la Chine de Xi Jinping mais également de se passer définitivement du libre-échange comme unique outil de politique étrangère. Instrument inhérent à l’Union européenne dont il est fort possible de croire que son existence même ne puisse survive au changement d’une telle doctrine.

Notes :

1 – Gwendolène Chambon. La relation entre l’Union Européenne et la République Populaire de Chine: la stratégie chinoise en Europe : une illustration des divisions européennes ?. Science politique. 2019.

2 – François Godement, L’Europe face à la Chine, une révolution copernicienne. Institut Montaigne. 22 mars 2019

3 – Mathilde Dupré – Le CETA un an après, un bilan inquiétant. Institut Veblen. 20 septembre 2018

4 – Emmanuel Maurel – UE-Vietnam: notre maison brûle et nous signons des accords de libre-échange. Tribune dans l’Opinion. 27 janvier 2020

5 – « Chapitre 1. Réduire la pauvreté au Chili grâce aux transferts monétaires et à de meilleures possibilités d’emploi », Études économiques de l’OCDE, 2012/1 (n° 1), p. 49-93. URL : https://www.cairn.info/revue-etudes-economiques-de-l-ocde-2012-1-page-49.htm

6 – Romo Hector Guillén, « De Chicago à Santiago : le modèle économique chilien », Revue internationale et stratégique, 2013/3 (n° 91), p. 107-115. DOI : 10.3917/ris.091.0107. URL : https://www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2013-3-page-107.htm

7 – Gwendolène Chambon – Ibid

Le plan de relance Covid-19 de Biden change-t-il la donne ?

Planche à billets de dollars. © Pixabay

Le Congrès vient d’adopter le plan de relance Covid de 1 900 milliards de dollars souhaité par Joe Biden. En dépit de quelques reniements de la Maison-Blanche, assimilés logiquement à une forme de trahison par l’aile gauche démocrate, les montants colossaux déployés en direction des plus démunis laissent entrevoir un véritable tournant économique et social ; sinon idéologique. Pour autant, constitue-t-il un changement de paradigme ?

En avril 2020,  le président de la Banque fédérale des États-Unis a voulu rassurer les marchés en indiquant que la FED “ne tombera pas à court de munitions” pour soutenir l’économie. Assurément, en profitant de l’effet de levier permis par le premier plan de relance Covid voté au début de l’épidémie, la planche à billets a tourné à plein régime. Plus de 2 000 milliards de dollars auraient été injectés sous forme de liquidité et de prêts aux grandes entreprises. Du point de vue des firmes multinationales et des classes supérieures, l’opération est un succès. La bourse de New York (NYSE) atteint des sommets en pleine crise sanitaire, les gestionnaires de fonds spéculatifs enregistrent des profits records et les cadres supérieurs et les classes aisées voient leur patrimoine gonfler par l’appréciation des actifs financiers. Ce qui explique le refus du Parti républicain (GOP) de voter un second plan de relance avant la présidentielle de novembre 2020, puis son accord a minima pour une nouvelle injection de 900 milliards en décembre, motivée par les élections sénatoriales de Géorgie qui allaient déterminer le contrôle du Sénat. Depuis, le GOP s’oppose à toute nouvelle intervention budgétaire. De son point de vue, la bourse américaine se porte bien et l’économie repartira dès que les mesures de confinements seront levées. Surtout, avec Joe Biden à la Maison-Blanche et les démocrates majoritaires aux deux chambres du Congrès, l’appétit pour un nouveau plan de soutien s’est rapidement évaporée.

Lire sur LVSL : “Les États-Unis flambent, Wall Street exulte”.

Un impératif politique pour Joe Biden 

Mais la reprise économique en K n’a bénéficié qu’aux plus fortunés. Pour Main street, la situation reste dramatique. Comme Barack Obama huit ans plus tôt, Joe Biden hérite d’une situation catastrophique. Outre les 3 000 décès et deux cent mille cas positifs à la Covid-19 enregistrés à sa prise de fonction, le président démocrate fait face à un taux de chômage deux fois plus élevé qu’avant l’épidémie, à 6.5%. Le risque d’une répercussion sur le logement, compte tenu des nombreux locataires incapables d’acquitter leur loyer, et l’explosion du recours à l’aide alimentaire témoigne d’une situation critique. À cela s’ajoute un contexte politique tendu. Le Parti républicain a refusé de condamner Donald Trump pour son rôle actif dans l’insurrection contre le Capitole. Ce dernier continue d’affirmer que l’élection lui a été volée. Pour les démocrates, un début de mandat en demi-teinte, comme Obama en 2009, risquerait de précipiter le retour au pouvoir du trumpisme. Une reprise économique lente et poussive les condamnerait à perdre leur majorité au Congrès lors des élections de mi-mandat de 2022 et les placerait en position difficile pour aborder la présidentielle de 2024. 

Dans ce contexte, la Maison-Blanche a présenté un plan de relance ambitieux, susceptible de mettre la présidence Biden en orbite. Le leader de la majorité démocrate au Sénat, Chuck Schumer, l’a explicitement confirmé : “Pas question de reproduire les erreurs de l’ère Obama, il faut être ambitieux et agir vite”. Un avis partagé par Bernie Sanders, désormais au cœur du dispositif législatif en tant que président du Comité au budget du Sénat. Il n’a eu de cesse d’expliquer que manquer ce rendez-vous serait dramatique non seulement sur le plan économique, mais également démocratique. “Si les Américains pensent que les élections ne changent rien, ils arrêteront de voter” [1]. Deux promesses de Joe Biden se trouvaient au cœur des préoccupations de Sanders  : les chèques individuels de 2 000 $ et la hausse du salaire minimum fédéral à 15 $ de l’heure. Sur ces deux volets, le sénateur socialiste et l’aile gauche démocrate ont pu constater les revirements de la Maison-Blanche. Pourtant, le plan de soutien adopté au Sénat 50 voix à 49 reste imposant. Bernie Sanders l’a qualifié de “texte le plus ambitieux pour les travailleurs de l’histoire moderne du pays”. [2]

Des montants colossaux pour les classes moyennes et populaires

Au cœur du plan de relance Covid de Joe Biden se trouve une aide financière directe attribuée sous forme de chèques aux Américains gagnant moins de 75 000 dollars par an (150 000 dollars par foyer). Si le plan adopté par Trump en 2020 avait une assiette un peu plus généreuse – 92 % des Américains avaient touché une aide, contre 87 % pour le plan Biden -, les montants offerts par les démocrates sont plus élevés. Aux chèques de 600 $ votés en décembre s’ajoutent 1 400 dollars par adulte, et 1 400 dollars par dépendants. Soit 5 600 $ pour une famille de la classe moyenne avec deux enfants.   

Une allocation familiale de 3 600 $ sur un an pour chaque enfant de moins de six ans, et 3 000 $ pour les autres mineurs, complète le tableau. Si la plupart des pays de l’OCDE offre déjà une forme d’aide parentale de ce type, pour les États-Unis, il s’agit d’une première. Au total, c’est quelque 640 milliards de dollars (un quart du PIB de la France et 3 % du PIB des États-Unis) qui vont ainsi être versés directement aux Américains. Sans compter l’allocation chômage fédérale d’urgence, soit 300 $ par semaine en supplément des aides existantes, débloquée jusqu’au mois de septembre, pour un total estimé à 246 milliards. Selon le Urban Institute, le taux de pauvreté devrait ainsi reculer de 14 à 8 %,  soit une baisse de 42 % pour les Afro-américains, 39% pour les Hispaniques et 34 % pour les Blancs. Une étude du Tax Policy Center estime que les 20 % des Américains les plus pauvres vont voir leurs revenus augmenter de 20 % en 2021. À l’inverse, les 1 % les plus riches ne recevront aucun bénéfice. Comparée aux baisses d’impôts instaurés par Donald Trump en 2017, la différence est saisissante :

Le plan Biden comprend également des subventions pour étendre l’assurance maladie Obamacare et la couverture santé Medicaid, ainsi qu’une extension du régime COBRA qui permet aux employés ayant perdu leur emploi de conserver leur couverture santé (généralement fournie par l’employeur). Vingt-cinq milliards sont également prévus pour aider les locataires à payer leurs loyers. Les fermiers afro-américains, oubliés du plan Trump d’avril 2020, reçoivent 5 milliards d’aides dédiées. De même, les réserves amérindiennes bénéficieront d’un cadeau record de 36 milliards de dollars. [3]

Enfin, des sommes considérables sont allouées au redémarrage de l’économie. 350 milliards iront directement aux États et collectivités locales pour leur permettre de réembaucher les millions de fonctionnaires mis au chômage technique. Quelque 100 milliards iront au secteur de la santé, pour, entre autres, aider la campagne de vaccination et le dépistage. Enfin, 170 milliards sont alloués aux écoles pour leur permettre de rouvrir tout en mettant en place des dispositifs de sécurité (ventilation rénovée, masques, classe par roulement). Les PME et secteurs essentiels reçoivent également quelque 135 milliards de dollars, dont 25 pour la restauration. Seules les classes les plus aisées et les grandes entreprises sont boudées par le plan.  En effet, il contient l’équivalent de 60 milliards de dollars de hausse d’impôts les ciblant, sous la forme de suppression de niches fiscales. [4]

Joe Biden va passer les semaines qui viennent à promouvoir ce plan, déjà approuvé par 7 Américains sur dix et près d’un électeur républicain sur deux. Au cœur de son discours, on trouve l’idée que ce premier effort législatif vise à “remettre l’Amérique debout” et “donner une chance à ceux qui se battent, aux travailleurs et aux classes moyennes”. Il représente 9 % du PIB et va permettre au 40% d’Américains qui n’ont pas de quoi faire face à une dépense imprévue de plus de 400 $ de joindre les deux bouts. Surtout, les démocrates espèrent que certaines dispositions, en particulier l’allocation familiale, seront renouvelées et rendues permanentes. Ils comptent bien faire campagne là-dessus en 2022. Politiquement, c’est d’une grande habileté. Pour autant, l’aile gauche démocrate a failli refuser de voter ce plan après l’abandon ou l’affaiblissement de plusieurs mesures, dont la hausse du salaire minimum à 15$ de l’heure et l’allocation chômage.

L’aile gauche démocrate montre ses muscles…  

Selon Chuck Schumer, la principale erreur de Barack Obama aura été de faire adopter un plan de relance trop timide et mal calibré, provoquant la stagnation de l’économie américaine pour quatre ans. Sous la direction de Larry Summers, Obama avait arbitrairement fixé un montant maximal de 800 milliards de dollars, alors que sa conseillère économique Christina Romers préconisait 1 800 milliards. La raison ? Summers pensait que le Congrès refuserait un montant à quatre chiffres. Les démocrates ont ensuite négocié avec les sénateurs républicains pour obtenir les deux voix nécessaires pour atteindre 60 votes, seuil permettant d’outrepasser le filibuster (minorité de blocage à 41 voix). Le plan a été affaibli par des baisses d’impôts pour les riches, incluses pour séduire les parlementaires républicains. Susan Collins, l’élue du Maine, avait même torpillé une provision pour la rénovation des écoles. [5] On connaît la suite : Obama subira la plus large défaite aux élections de mi-mandat de l’histoire moderne et adoptera ensuite une politique d’austérité budgétaire, sous la contrainte du Parti républicain et les conseils de Larry Summers,  “pavant la voie à Donald Trump” pour reprendre les propos récents de Chuck Schumer.

Décidés à ne pas reproduire ces erreurs, les démocrates ont adopté une tout autre approche en 2021. Le plan de relance, deux fois et demi plus large, se concentre sur une aide directe aux Américains les plus démunis. Une délégation de sénateurs conservateurs emmenés par Susan Collins et Mitt Romney avait été poliment reçue par Joe Biden à la Maison-Blanche fin janvier. Leur offre à 600 milliards a été immédiatement déclinée. Pas question de les laisser jouer la montre. Plutôt que de se plier à la danse des négociations, comme l’avait fait Obama pour sa réforme de santé, Schumer a adressé une fin de non-recevoir aux Républicains, et directement adopté la procédure de réconciliation budgétaire pour faire voter le plan. Ce dispositif permet de se soustraire au filibuster pour passer un texte à la majorité simple au Sénat, mais n’est applicable qu’à condition que le projet de loi impacte de manière notable le budget. Obama avait fait adopter sa réforme de la santé de la sorte, puis Trump ses baisses d’impôts. 

Libéré du chantage des conservateurs, Joe Biden devait encore négocier en interne avec les deux factions de son parti. Les premières critiques sont venues des anciens conseillers d’Obama, Larry Summers en tête. Telle une boussole indiquant toujours le Sud, le chef de file des néokeynésiens s’est prononcé contre les chèques Covid en arguant qu’une idée défendue par Trump et Sanders était nécessairement mauvaise, avant d’agiter le risque inflationniste d’un plan de relance jugée inutile compte tenu de la santé affiché par les marchés financiers. Sur ce dernier point, il a été rejoint par des figures plus respectées, tel que l’ancien économiste en chef du FMI Olivier Blanchard. Leurs arguments ont fait le tour de Washington, bien qu’ils ne reposent que sur une note de quatre pages de la FED de New York mettant en doute l’efficacité des chèques Covid. [6] La Maison-Blanche a flirté avec l’idée de durcir drastiquement leur seuil d’éligibilité. La réaction de l’aile gauche démocrate, qui a fustigé l’absurdité politique d’une telle idée, a vite contraint Biden à abandonner cette piste.

…Mais Sanders perd la bataille sur la revalorisation du salaire minimum à 15 $ 

Le sénateur démocrate et conservateur Joe Manchin (Virginie-Occidentale) s’était publiquement opposé à la revalorisation du salaire minimum à 15 $ de l’heure. Pour lui forcer la main, Bernie Sanders avait obtenu l’inclusion de la revalorisation du salaire minimum fédéral dans le texte initial, adopté par la Chambre des représentants. Le but consistait à forcer Manchin et ses alliés à choisir entre un plan de relance Covid incluant la hausse du salaire minimum ou pas de plan Covid du tout. Mais pour parvenir à ses fins, Sanders devait obtenir du Parlementarian, un fonctionnaire non élu servant d’arbitre au Sénat, la validation de l’usage de la procédure de réconciliation budgétaire pour faire adopter une telle mesure sur le salaire minimum. Cette personne avait déjà autorisé Trump à attribuer des permis de forage pétroliers dans une zone protégée de l’Alaska par cette procédure, arguant que la production d’hydrocarbures rapporterait 5 milliards de recettes fiscales à l’État sur dix ans. Cette fois, l’étude commandée par Sanders au CBO (Congress Budget Office) a démontré que la hausse du salaire minimum aurait un impact budgétaire de 54 milliards. Probablement encouragé par les déclarations publiques de Biden, qui avait jugé que son verdict serait négatif et soufflé le froid sur cet objectif, le Parliamentarian s’est prononcé contre Sanders. On peut y voir un biais idéologique, ou une façon de s’offrir une retraite dorée dans un conseil d’administration d’une grande entreprise. Toujours est-il que l’avis du Parliamentarian pouvait être ignoré par le président du Sénat, c’est-à-dire la vice-présidente Kamala Harris. Tout ce qu’elle avait à faire était de choisir de ne pas tenir compte de cette recommandation. L’opposition aurait alors dû proposer un amendement contre la hausse du salaire minimum, qui aurait requis 60 voix pour passer, soit dix sénateurs démocrates. Autrement dit, rien n’empêchait Biden de passer en force. La Maison-Blanche a pourtant décidé de suivre l’avis du Parliamentarian, privant 32 millions d’Américains d’une hausse de salaire. Le consensus relatif des économistes en faveur de cette revalorisation et son taux de popularité particulièrement élevé au sein de la population américaine – électeurs de Trump compris – n’y auront rien fait. En 2001, Bush junior avait licencié le Parliamentarian pour en installer un autre, favorable à ses baisses d’impôts. Avant cela, différents présidents avaient simplement décidé d’ignorer son avis. Rien n’était a priori impossible. Du fait de la courte majorité démocrate, Bernie Sanders aurait pu menacer de faire échec au texte entier, tout comme Alexandria Ocasio-Cortez et ses alliés à la Chambre des représentants. Mais la gauche radicale américaine a préféré éviter une confrontation frontale avec Biden sur son premier effort législatif.  Leur priorité semblait être de faire adopter les allocations familiales. Cet épisode met néanmoins en lumière le double jeu de Biden et du centre démocrate, qui défend publiquement la revalorisation du salaire minimum, mais se réfugie derrière un obscur fonctionnaire et une convention procédurale pour ne pas avoir à le voter. 

De fait, Sanders a inclus un amendement pour faire adopter la revalorisation du salaire minimum à la majorité qualifiée (60 voix). Huit sénateurs démocrates se sont joints aux 40 sénateurs républicains pour voter contre. Certains sont des proches de Biden, tels que les deux sénateurs du Delaware, ce qui en dit long sur les compromissions de la Maison-Blanche et son manque d’entrain pour défendre cette promesse électorale qui avait pourtant fait office de condition au ralliement de Sanders derrière Biden. 

Non content de cette victoire, Joe Manchin a cherché à affaiblir le texte davantage, obtenant la diminution de l’assurance chômage (passant de 400 $ par semaine à 300 $) et un léger resserrement des conditions d’éligibilité des aides. Douze millions d’Américains qui avaient bénéficié des chèques Trump seront privés de ce versement, ce qui produira 16 milliards d’économies – moins d’un pour cent du montant total du plan. Politiquement, c’est incompréhensible. Pourtant, Manchin voulait davantage de restrictions sur ces deux fronts. Il a dû faire marche arrière après que la Maison-Blanche lui a fait comprendre que l’aile gauche démocrate refuserait de voter le plan à la Chambre des représentants s’il poursuivait dans ce sens. C’est une première : les progressistes ont fini par montrer leurs muscles et fait reculer l’aile droite du parti. 

Changement de paradigme ou simple relance keynésienne ? 

Le fait que Sanders fasse la promotion du plan Biden et évite de dénoncer la trahison électorale représentée par l’abandon du salaire minimum à 15 $ semble indiquer la nature radicale du texte. Les montants colossaux débloqués pour l’Américain moyen et les classes populaires devraient avoir un impact significatif sur la société. D’autant plus que l’allocation familiale a de grandes chances d’être rendue permanente. Or, Joe Biden ne compte pas s’arrêter là. Il qualifie cette première étape de perfusion pour permettre de pallier les effets économiques de la pandémie, mais souhaite poursuivre avec un plan d’investissement dans les infrastructures du pays en vue d’accélérer la transition énergétique. La peur du déficit public semble avoir quitté Washington, comme l’a confié Stephanie Kelton dans une entrevue à paraitre prochainement. À croire que les conseils de l’autrice de l’ouvrage Le mythe du déficit et économiste majeure du courant de la Théorie Moderne de la Monnaie (MMT) ont été écoutés. 

En 2018 encore, la majorité démocrate à la Chambre des représentants avait reconduit une règle de fonctionnement interne dite “PAYGO” pour “pay as you go”, qui nécessite de compenser chaque nouvelle dépense par une nouvelle recette budgétaire. Seuls les budgets militaires y étaient exclus. Mais en 2021, sous l’impulsion de l’aile gauche, le PAYGO a été abandonné. On pourrait donc être tenté de parler de changement de paradigme. D’autant plus que l’ajout d’une assurance chômage supplémentaire démontre l’abandon d’un autre dogme : l’augmentation des allocations chômages ne découragent pas le retour à l’emploi, comme vient de le démontrer l’expérience faite en 2020, où le plan voté par Trump avait alloué 600 dollars d’aides chômages par semaine, sans empêcher une réduction rapide du chômage (de 13 à 7 %) à la fin du premier confinement.

Cependant, les discours sur le niveau inquiétant de déficit n’ont pas totalement disparu de Washington. Certains y voient une excuse pour introduire un impôt sur la fortune, d’autres pour tempérer les réformes structurelles et resserrer la vis dès la Covid passée. Il semble donc trop tôt pour annoncer le triomphe de la “Théorie moderne de la monnaie”. 

De plus, à travers l’abandon de la revalorisation du salaire minimum à 15$, on constate que le président Biden refuse de toucher au rapport de force capital-travail et cherche à préserver le profit des entreprises. Loin d’un changement de paradigme qui verrait des réformes structurelles réorienter le système économique, nous sommes plus en présence d’une mise à contribution de l’outil monétaire pour relancer le modèle existant. Un exemple suffira à illustrer ce point. Pour éviter que les employés licenciés perdent leur couverture santé, le plan Biden inclut des subventions aux assurances privées destinées à remplacer les contributions de l’employeur. La personne au chômage peut ainsi prolonger son assurance maladie sans avoir à en assumer seule les mensualités. L’avantage d’un tel système (désigné par l’acronyme COBRA) est de subventionner les assureurs privés tout en évitant aux employeurs de prendre en charge les externalités liées aux licenciements. Mais quitte à mettre l’État à contribution, les Démocrates auraient pu rendre les chômeurs éligibles au programme public Medicare, normalement réservé aux plus de 65 ans. Seulement, cela aurait considérablement réduit le chiffre d’affaires des assurances maladie privées, et ouvert la porte à une extension du régime public et une nationalisation du secteur de la santé…

***

Pour suivre/contacter l’auteur : Christophe @PoliticoboyTX

Références :

1. https://www.newsweek.com/bernie-sanders-warns-democrats-theyll-get-decimated-midterms-unless-they-deliver-big-1563715

2. https://twitter.com/BernieSanders/status/1368256311549435911

3. https://www.huffpost.com/entry/stimulus-check-unemployment-coronavirus_n_603d0bb4c5b601179ebf6766

4. Vox : https://www.vox.com/policy-and-politics/2021/3/6/22315536/stimulus-package-passes-checks-unemployment

5. The intercept : https://theintercept.com/2021/02/03/democrats-covid-stimulus-obama-lessons/

6. The Hill/ American Prospect : https://www.youtube.com/watch?v=jNVj60nheIk

Trump et les médias : l’illusion d’une guerre ? Par Alexis Pichard

Donald Trump © Flickr Nasa HQ Photo

D’une supposée guerre que mènerait depuis des années Donald Trump aux médias progressistes, Alexis Pichard, chercheur en civilisation américaine à l’Université Paris-Nanterre et professeur agrégé, montre comment l’ancien président et ses adversaires médiatiques se nourrissent mutuellement dans Trump et les médias : l’illusion d’une guerre (VA Éditions). Davantage qu’une guerre, Donald Trump a cherché à mobiliser et rassembler sa base : les médias traditionnels et progressistes ont servi de fusible par l’entremise des réseaux sociaux avant que ceux-ci prennent des mesures de rétorsion contre l’ancien président. Les lignes suivantes sont extraites de son ouvrage.

La rapide ascension du milliardaire doit beaucoup au battage médiatique que sa candidature déclenche dès le début. Pendant des mois, Trump colonise tous les terrains médiatiques à tel point que certains journalistes comparent sa campagne aux attentats du 11 septembre 2001, seul événement récent qui, selon eux, a bénéficié d’une couverture aussi ample. Celui que Jean-Éric Branaa qualifie de « génie de la com1 » parvient expertement à instrumentaliser les médias pour s’assurer la victoire, d’abord sur ses adversaires républicains puis sur son opposante démocrate. Les médias deviennent à la fois l’outil principal de sa communication, des relais de sa parole orale et écrite, et l’un des objets récurrents de ses invectives, occupant ainsi une place centrale dans son argumentaire politique.

Fin 2016, le Tyndall Report révèle que, sur les seules grandes chaînes ABC, CBS et NBC, le candidat républicain a bénéficié de 1144 minutes d’antenne sur un an tandis que son adversaire démocrate a dû se contenter de 506 minutes

Trump parvient à captiver l’attention médiatique en continu, privant dans un premier temps ses concurrents républicains de tout espace d’expression et limitant la visibilité d’Hillary Clinton. De janvier à novembre 2015, on estime que les trois grands networks ABC, CBS et NBC ont consacré 234 minutes de temps d’antenne à Trump, deux fois plus que pour Hillary Clinton, et quasiment cinq fois plus que pour Jeb Bush. Ce chiffre représente plus d’un quart de la couverture totale de la campagne présidentielle par les trois networks. Grâce à cette omniprésence dans les médias, Donald Trump n’a quasiment pas besoin d’acheter des espaces publicitaires : entre juin 2015 et février 2016, ses dépenses en la matière sont d’ailleurs dérisoires et se limitent à 10 millions de dollars2. Trump bénéficie ainsi pleinement de l’espace considérable qui lui est alloué dans la presse et qui lui permettra de faire l’économie de deux milliards de dollars en contenus publicitaires. À titre de comparaison, Clinton, qui a déboursé 28 millions de dollars pour acheter des espaces publicitaires, tire avantage d’une couverture médiatique estimée à 750 millions de dollars. Quant à Jeb Bush, il a investi 82 millions de dollars, huit fois plus que Trump, pour ne recevoir que 214 millions de dollars de traitement médiatique en retour.

L’écrasante présence de Trump dans les médias dominants se confirme courant 2016 après sa victoire à la primaire du Parti républicain. Alors que les sondages continuent d’être favorables à Hillary Clinton, la plaçant largement en tête mis à part fin juillet 2016 où elle est brièvement dépassée par son adversaire3, celle-ci souffre d’un déficit de visibilité par rapport au candidat républicain, et ce même sur les chaînes d’information de sensibilité liberal, donc enclines à soutenir le Parti démocrate. Cowls et Schroeder prennent ainsi l’exemple de la chaîne CNN qui a accordé un temps d’antenne « disproportionné4 » à Donald Trump par rapport à Hillary Clinton. Fin 2016, le Tyndall Report révèle que, sur les seules grandes chaînes ABC, CBS et NBC, le candidat républicain a bénéficié de 1144 minutes d’antenne sur un an tandis que son adversaire démocrate a dû se contenter de 506 minutes5. Le responsable de l’étude, Andrew Tyndall, explique cet écart signifiant par le fait que « le phénomène Trump mérite davantage de faire l’actualité. Comparé à Hillary Clinton, Trump est plus accessible, plus excentrique, plus divertissant, plus flamboyant, plus imprévisible et il est bien plus en rupture avec les normes politiques qu’elle ne l’est6. »

La posture de Trump vis-à-vis des médias est extrêmement calculée : « Le coût d’une page de publicité dans le New York Times peut dépasser les 100 000 dollars. Mais lorsqu’ils écrivent sur mes affaires, cela ne me coûte pas un centime, et j’obtiens une publicité plus importante, écrit-il dans Crippled America, sorti en novembre 2015. J’entretiens avec les médias une relation qui nous profite mutuellement7. » Trump connaît tout du fonctionnement et de l’économie des médias dont il tire à l’évidence avantage. Cela apparaît clairement dans sa relation avec la presse, mais surtout avec la télévision, secteur dans lequel Trump a lui-même œuvré pendant plus d’une décennie à la tête de The Apprentice. Il sait que la viabilité des chaînes de télévision dépend de leur capacité à réunir l’audimat le plus élevé possible afin de gonfler les prix de leurs espaces publicitaires et s’assurer ainsi des recettes plus importantes. Cet impératif de rentabilité est au cœur de la politique éditoriale des grandes chaînes généralistes, mais aussi des chaînes d’information où il dicte le choix et le traitement de l’actualité. Dans un système saturé où la concurrence fait rage (aux États-Unis, on dénombre une dizaine de chaînes d’information), chaque chaîne, chaque programme tente de prendre l’ascendant sur les autres en donnant au public ce qu’il souhaite voir et en jouant la carte de la surenchère.

Trump est loin d’être le premier président à employer le terme « guerre » de manière métaphorique pour évoquer « un combat intense, animé par une forte volonté politique8». On se souvient notamment de la « guerre contre la pauvreté » déclarée par le démocrate Lyndon Johnson, de la « guerre contre le cancer » engagée par le républicain Richard Nixon, voire la « guerre contre la drogue » décrétée à la même période et relancée en grande pompe par les républicains Ronald Reagan et George H.W. Bush au cours des années 1980. Dans tous ces cas, il s’agissait de s’attaquer de front à des problèmes sociaux en associant à l’action gouvernementale toutes les représentations positives contenues dans l’idée de guerre (efficacité, ampleur, télicité, etc.). À la différence de ses prédécesseurs, Trump ne déclare pas la guerre à un fléau social, mais à une institution vitale à la démocratie dont la liberté est d’ailleurs garantie par la Constitution. Cette rupture rhétorique apparaît d’autant plus inouïe que le président fraîchement investi déclare les hostilités de manière publique sans redouter les retombées négatives que connut, par exemple, Nixon qui, lui aussi, s’en prit à la presse, mais de manière nettement moins visible.

L’emploi du mot guerre par le président pour définir ses relations avec les médias interpelle les journalistes qui sont prompts à relever le caractère inédit et inquiétant d’une telle hostilité. « Aucun président n’a déclaré ce que Donald Trump a déclaré, encore moins au lendemain de son investiture », écrit Paul Fahri du Washington Post avant de préciser que cet excès sémantique n’est pas une surprise au regard de la campagne passée : « Ces déclarations (…) n’ont rien de surprenant pour les médias, qui n’ont pas déclaré la guerre en retour. Mais elles viennent expliciter ce qui est évident depuis des mois, voire des années : Trump a consolidé le soutien de sa base électorale pour partie en désignant les journalistes comme opposants politiques9. » Le New York Times observe pour sa part que « les médias d’information sont en état de choc » et que « pour les défenseurs du premier amendement à la Constitution, les 48 premières heures de Trump à la Maison-Blanche sont pour le moins déconcertantes10 ». Même Fox News, pourtant solide soutien de Trump durant la campagne, certifie sans afféterie que « Trump a tort11 » lorsqu’il avance que l’affluence lors de son investiture était bien plus forte que ce que les médias ont donné à voir. Malgré tout, contrairement aux autres organes de presse, la chaîne d’information de tendance conservatrice ne commente pas la déclaration de guerre aux médias faite par le président républicain.

Les narrations présidentielles ne sont pas reçues avec la même crédulité au-delà de ces chambres d’écho conservatrices.

Depuis lors, l’offensive de Trump à l’encontre des médias s’est intensifiée et a conduit à des situations extrêmes dont on peine à trouver des précédents dans l’histoire américaine. Si un certain nombre de présidents ont entretenu par le passé des relations houleuses avec la presse – on pense en premier lieu à Nixon –, aucun d’entre eux ne s’en est pris si ouvertement et avec un tel acharnement aux journalistes. Au cours de son premier mandat, Trump n’a pas hésité à qualifier ces derniers « d’ennemis du peuple », à les intimider par l’insulte sur Twitter ou encore à les désigner à la vindicte populaire à chacun de ses meetings. Cette dernière habitude, née durant la campagne, est sans doute celle qui interroge le plus, car elle donne lieu à des séquences surréalistes où il suffit que le chef de l’exécutif pointe du doigt les reporters regroupés dans leur pool en face de lui pour que la foule de ses supporters se retourne et se mette à les huer et à leur adresser des pouces baissés. Lors de ces meetings, les médias se voient accusés de tous les maux : ils ne seraient pas intègres, ils ne filmeraient pas les images flatteuses pour le président, ils conspireraient aux côtés des démocrates pour le destituer, etc. Ce climat délétère a eu une incidence indiscutable sur les relations entre les médias et l’électorat de Trump. Depuis le début de sa présidence, les violences verbales ou physiques commises sur les journalistes ont atteint des niveaux records, à tel point que pour certains événements comme les meetings de Trump, la sécurité des pools de presse a dû être renforcée et certains reporters préfèrent désormais s’y rendre avec leur propre garde du corps.

https://www.vapress.fr/shop/TRUMP-ET-LES-MEDIAS-L-ILLUSION-D-UNE-GUERRE_p155.html

Fondamentalement, Trump reproche aux organes de presse progressistes d’être malhonnêtes, de relayer des mensonges en permanence, de chercher à lui nuire. Pour lui, l’appellation de guerre n’est pas excessive dans la mesure où il interprète chaque critique comme une hostilité, peu importe si celle-ci est fondée ou si les faits rapportés sont avérés. Il se sent martyrisé par ces médias et cherche par conséquent à les contourner et à les réduire au silence, soucieux de l’influence qu’ils pourraient avoir sur son électorat, mais aussi, et surtout, sur sa présidence. L’objectif de sa guerre apparaît double : d’un point de vue politique, il s’agit de pérenniser sa popularité auprès de ses partisans en vue des échéances futures, et peut-être de gouverner sans opposition ; d’un point de vue plus personnel, Trump cherche à imposer un récit de sa présidence dont il est lui-même l’auteur. 

Ainsi, sa guerre aux médias apparaît davantage comme un moyen qu’une fin en soi : elle se subsume en fait sous une guerre globale qu’il livre au réel, plus particulièrement aux faits et aux vérités qui le dérangent. Parce qu’ils relaient ce réel, les médias progressistes ne deviennent pas tant les ennemis du peuple comme il l’affirme, mais ses propres ennemis en empêchant notamment la concrétion d’une narration lisse à la gloire de sa politique et de sa personne. Il demeure néanmoins que la réalité de la guerre que Trump prétend mener contre les médias progressistes est sujette à caution pour une raison essentielle : sa communication, sa rhétorique et donc, in fine, sa survie politique dépendent de ces réseaux. Sans eux, il n’aurait sans doute pas été élu.

D’abord, ces médias ont consacré à sa campagne une couverture démesurée du fait des passions qu’il a excitées chez leurs publics, ce qui s’est traduit par des records d’audience et de ventes. Bien qu’ils aient un temps hésité sur la réaction à adopter face à l’enfilade quotidienne de ses dérapages verbaux, les médias progressistes se sont rapidement soumis au rythme imposé par le candidat républicain quitte à lui accorder toute l’attention. Ses déclarations incendiaires ont à ce point été relayées et commentées sur les antennes de CNN et MSNBC qu’elles ont repoussé la campagne d’Hillary Clinton, pourtant en avance dans les sondages, au second plan. Parce qu’il a permis de générer d’importantes rentrées publicitaires, Trump est parvenu à piéger les médias progressistes et il a dicté le tempo de la présidentielle.

Le véritable objectif de la guerre aux médias s’éloigne à l’évidence du fantasme eschatologique articulé par Trump pour mobiliser ses partisans les plus radicaux. Tout au long de notre étude, nous avons démontré que cette guerre est instrumentalisée dans le but premier de recomposer le réel afin d’imposer et de défendre un récit présidentiel qui se déploie sur deux niveaux : le niveau micro, c’est-à-dire les événements et crises du quotidien, et le niveau macro, la présidence perçue dans sa globalité. Les deux niveaux sont bien sûr enchâssés : le macro-récit naît de l’agrégation et de l’organisation des microrécits. Concrètement, le macro-récit produit et déroulé par Trump depuis son élection est celui d’une présidence exceptionnelle qui a restauré le prestige de l’Amérique dans tous les domaines. Il fait en cela écho à son slogan de campagne « Make America Great Again » qui, au lendemain de sa victoire, devient « Keep America Great », annonçant prématurément la réussite du nouveau locataire de la Maison-Blanche alors que son mandat vient seulement de commencer.

Cependant, nous avons montré que les narrations présidentielles ne sont pas reçues avec la même crédulité au-delà de ces chambres d’écho conservatrices du fait de l’intervention des médias progressistes qui agissent comme un bouclier ou un rempart. Si ces médias relaient les récits alternatifs produits par le président, c’est pour les déconstruire et les contredire en procédant notamment à un fact checking systématique. Dans l’absolu, Trump semble avoir peu de raisons de se soucier des informations relayées par la presse et les chaînes d’information progressistes puisque leur public est composé en majorité d’électeurs démocrates qu’il ne peut conquérir. Pourtant, il ne cesse de leur donner une visibilité sur Twitter ou lors de ses points presse en les mentionnant pour mieux les discréditer. Tout ce qui est dit sur lui par les médias dominants ne serait que « fake news », des mensonges et contrevérités diffusés dans le seul but de l’affaiblir politiquement. S’il se sent dans l’obligation d’avoir constamment à contre-attaquer, c’est précisément parce qu’il veut apparaître comme un président au combat et aussi parce qu’il craint une contagion, même limitée, de ces vérités dérangeantes à sa base avec le risque attenant de la voir s’étioler.

La guerre de Trump aux médias progressistes a ainsi pour objectif de sécuriser ses contre-récits et conserver sa base électorale. Ce n’est pourtant pas là sa seule fonction : elle constitue l’un des piliers fondamentaux de sa rhétorique anti-élite et l’un des moyens de maintenir ses partisans sous tension. Trump ne cesse de déclarer que sa présidence est en danger, qu’il lutte contre une coalition de forces politiques et médiatiques de gauche qui cherchent à provoquer sa chute. C’est cette coalition qui l’a injustement mis en accusation fin 2019 et qui conspire à présent afin qu’il ne soit pas réélu : ces thèses populistes paranoïaques laissent une fois de plus entendre que les démocrates et les médias progressistes veulent voler l’élection et nier le vote du peuple. Elles ont récemment été revigorées par le changement de politique de Twitter vis-à-vis des désinformations.

Notes :

1 : Jean-Éric Branaa, Trumpland.Portraitd’uneAmériquedivisée, op.cit., 99-128.

2 : Nicholas Confessore and Karen Yourish, « $2 Billion Worth of Free Media for Donald Trump », TheNewYork Times, 15 mars 2016.

3 : https://realclearpolitics.com/epolls/2016/president/us/general_election_trump_vs_clinton-5491.html (consulté le 22 juin 2020)

4 : Josh Cowls et Ralph Schroeder, « Tweeting All the Way to the White House », in Pablo J. Boczkowski et Zizi Papacharissi (dir.), Trump and the Media, Cambridge, MIT Press, 2018, 153.

5 : http://tyndallreport.com/yearinreview2016/ (consulté le 22 juin 2020)

6 : Paul Farhi, « Trump gets way more TV news time than Clinton. So what? », TheWashington Post, 21 septembre 2016.

7 : Donald J. Trump, CrippledAmerica, op.cit., 11.

8 : Bruno Tertrais, La guerre, Paris, PUF, 2010, 7.

9 : Paul Fahri, « Trump’s ‘war’ with the media (and the facts) forces journalists to question their role », The Washington Post, 26 janvier 2017.

10 : Sydney Ember et Michael M. Grynbaum, « News Media, Target of Trump’s Declaration of War, Expresses Alarm », The New York Times, 22 janvier 2017.

11 : « FACT CHECK: Trump overstates crowd size at inaugural », Fox News, 21 janvier 2017.

Ali Laïdi : « Le but de la réflexion sur la guerre économique, c’est un objectif d’écologie humaine »

Ali Laïdi © Maël Le Briand

Journaliste pour France 24 où il anime l’émission le Journal de l’Intelligence économique, chercheur associé à l’IRIS, docteur en sciences politiques et membre fondateur de l’École de pensée sur la guerre économique, Ali Laïdi a publié plusieurs ouvrages consacrés aux guerres économiques dont l’Histoire mondiale de la guerre économique. En 2019, il a publié Le Droit, nouvelle arme de guerre économique : comment les États-Unis déstabilisent les entreprises européennes chez Actes Sud, dans lequel le journaliste et chercheur revient sur le développement de l’extraterritorialité du droit américain au moyen de luttes contre la corruption et visant à empêcher de commercer avec des régimes hostiles aux États-Unis comme Cuba ou l’Iran. Dans cet entretien best-of, réalisé en novembre 2019, nous avons souhaité revenir avec Ali Laïdi sur la situation géopolitique en matière de guerre économique ainsi que sur la stratégie de la France en la matière. Nous revenons également sur les nouvelles armes fournies par les États-Unis en matière d’extraterritorialité du droit ainsi que sur l’insuffisante réponse de l’Union européenne.

LVSL – Quel est votre opinion, votre interprétation de l’entretien d’Emmanuel Macron à The Economist en 2019 concernant l’état de mort cérébral de l’OTAN mis en perspective de son rapprochement, son dégel avec Vladimir Poutine au G7 ?

Ali Laïdi – Nous vivons une phase assez intéressante dans la problématique de l’affrontement économique. Cela fait vingt-deux ans que je travaille sur le terrain en tant que journaliste et que chercheur. Ce que j’entends depuis un ou deux ans, ce sont des choses que je ne pensais pas entendre avant des années. Il y a vraiment des choses qui sont en train de bouger dans la perception des élites politiques, économiques et administratives. Est-ce que cela va déboucher sur quelque chose de très concret ? Je ne sais pas, mais il y a néanmoins une évolution.

La sortie d’Emmanuel Macron sur la mort cérébrale de l’OTAN s’intègre dans une compréhension du monde qu’il a eu, je pense, à partir du moment où il arrive au pouvoir. Ce n’est pas quelqu’un qui est franchement anti-américain : on s’attend plutôt à ce que ses relations avec les États-Unis soient apaisées. Mais je pense qu’il a tout de suite vu qu’il y avait un gros problème avec nos relations transatlantiques, avec le personnage de Trump, qui, en soi, ne révèle rien d’autre de ce que font les États-Unis depuis soixante ans, mais qui le fait avec ses mots, avec ses tweets, avec son côté un petit peu radical et non conventionnel. Le président français s’aperçoit qu’on ne peut plus compter sur la relation unique Paris-Washington, et surtout sur la relation Bruxelles-Washington.

Je pense qu’au début de son mandat, il a très vite perçu le problème. Il a essayé de le résoudre dans un axe Paris-Berlin, puisque Paris-Londres à cause du Brexit. Il s’est aperçu qu’il ne pourrait pas amener la question au niveau à Bruxelles dans cet axe Paris-Berlin. La stratégie a donc été de bouger d’abord en France, et de faire en sorte d’avoir une voix qui porte à Bruxelles. Parmi la manière de bouger du président Emmanuel Macron, il y a un pivot qui s’exerce : puisqu’on ne peut pas compter sur la relation Paris-Washington ni Bruxelles-Washington on va l’orienter, on va la rééquilibrer. En effet, elle était complètement penchée sur l’axe transatlantique donc il fallait la rééquilibrer en remettant dans la balance le poids de nos relations avec la Russie. Et c’est assez fort parce qu’il y a eu ce qu’il a dit à propos de l’OTAN, mais avant il y a aussi eu l’envoi du ministre des Affaires étrangères à Moscou, et encore avant, son discours assez incroyable à la conférence des Ambassadeurs où il les prévient qu’ils n’ont pas intérêt à le paralyser, le parasiter dans la relation qu’il est en train de reconstruire avec Moscou.

LVSL – Sur ce point, certains observateurs, comme Éric Denécé, interprètent ce revirement comme étant aussi l’effet de Trump lui-même qui, s’opposant aux néoconservateurs en interne aux États-Unis, aurait besoin d’un intermédiaire en Europe pour renouer une relation que la technostructure lui empêche de faire avec la Russie. Que pensez-vous de cela ?

A.L. – Si j’ai bien compris, Eric Denécé pense qu’il s’agit d’un jeu à la fois pour Macron et pour Trump pour avoir un interlocuteur en Europe, pour rétablir les liens avec la Russie. Ce qui est clair c’est que Trump est un ennemi de Poutine. Trump n’aime pas la Russie. Ce qu’il aime c’est l’image de Poutine : homme fort, qui a rétabli une situation qui était catastrophique à la fin des années 1990, qui tient les verrous de son pays, etc. C’est ça qu’il aime, ce n’est pas la Russie en tant que telle.

Lire sur LVSL : « Eric Dénécé : Emmanuel Macron s’est totalement aligné sur l’insoutenable position américaine concernant l’Iran ».

Est-ce que Trump joue un jeu parfaitement conscient avec Macron, pourquoi pas. Mais dans ces cas-là, ils arrivent à contre-temps. C’est-à-dire que quand Trump arrive et qu’il tape sur l’OTAN, en disant que c’est « obsolète », alors Macron aurait dû suivre le président. Or il ne l’a pas suivi à l’époque. Maintenant, qu’il dit que « l’OTAN est en mort cérébrale », les États-Unis viennent dire que ça fonctionne. Si stratégie il y a, elle n’est pas très coordonnée.

Trump aime bien la Russie de Poutine, mais il a une Amérique profonde, démocrate et républicaine, qui ne le suit pas là-dessus. Quant à Macron, il n’y a pas vraiment de France profonde qui l’empêcherait de renouer avec la Russie parce qu’il a une fenêtre d’ouverture qui est très belle en ce moment. C’est l’exaspération des élites dirigeantes économiques, politiques et administratives envers les États-Unis.

Il le sent bien, les remontées sont très claires : il y a vraiment une exaspération vis-à-vis des États-Unis. Ce n’est pas un revirement mais plutôt un rééquilibrage des relations qui consiste à dire qu’on ne peut pas mettre tous nos œufs dans le même panier, c’est-à-dire tout invertir dans la relation transatlantique. Je ne suis pas macronien mais il a raison de dire que la stratégie de la France, la stratégie de l’Europe, c’est ni Washington, ni Moscou, ni Pékin. Ce doit être la relation Paris-Bruxelles, Madrid-Bruxelles, Berlin-Bruxelles, etc. Je ne sais pas si c’est ce qu’il pense, mais en tout cas, dire non aux États-Unis, non à la Russie et non à la Chine, ça devrait être la position de n’importe quel président français, allemand, espagnol, italien, etc. Si ce rééquilibrage tend vers cet objectif, tout le monde va applaudir. Il va y avoir une résistance, même en France. Vous allez avoir la résistance de gens qui restent dans les canons néolibéraux et qui vont vouloir mettre des bâtons dans les roues. Mais je suis sûr que le président Macron et l’ensemble de son cercle de gens ont été impressionnés par le mouvement des gilets jaunes. Je pense qu’ils ont compris aujourd’hui ce qu’on dit depuis vingt-deux ans : il y a un continuum entre des événements comme les gilets jaunes et la préservation des intérêts économiques souverains de Paris, de Bruxelles, de l’Europe, etc. Je pense qu’ils sont en train de comprendre cela. Par conséquent, la pression vient du bas, et elle est puissante. Les résistances resteront dans les infrastructures. Mais je crois qu’en vingt-deux ans, je n’ai jamais entendu ce que j’entends actuellement dans les hauts niveaux de l’administration.

Il n’y a pas encore de changement de paradigme car cela va demander beaucoup de travail. Mais ils sont en train de se rendre compte qu’ils ont eu tort de ne pas se poser ces questions-là clairement. Ils sont en train de se dire qu’il faut s’intéresser à ces questions d’affrontement économique parce que ce sont des questions éminemment politiques. Ce ne sont pas des questions économiques. Ce sont bien des questions politiques, puisque la finalité est bien la souveraineté politique.

Quand vous voyez qu’au MEDEF ils ont créé un Comité de souveraineté économique, vous constatez l’avancée du MEDEF. À la rigueur, c’est à l’État de parler de souveraineté économique. Non, le MEDEF en parle aussi désormais. J’observe un certain nombre de signaux, depuis deux ans, qui montrent vraiment que sur le discours, ils sont en train de comprendre quelque chose.

Toute la question va être d’accompagner, de nourrir ce discours, de manière à ce qu’il aboutisse à des actions concrètes liées à la sécurité économique.

LVSL – L’organe de centralisation de l’intelligence économique est revenu à Bercy, le SISSE. Vous parliez du MEDEF qui se positionne sur ces questions de souveraineté : est-ce que cela signifie qu’il y aura une coordination au niveau des politiques publiques plus importantes entre le secteur privé, le secteur public, les grands patrons ?

A.L. – C’est le souhait le plus fort du SISSE. L’Intelligence économique (IE) a toujours été à Bercy. Mais simplement, c’était l’IE. Aujourd’hui, le SISSE parle de sécurité économique. J’entends de la part de ces élites le mot « guerre économique », « pillage de nos données technologiques », etc. pour la première fois en vingt-deux ans. Ce sont des mots qui commencent à apparaître dans des cercles où ils étaient jusque-là tabous, interdits. Le SISSE se veut le pivot de cette organisation, de cette circulation de la réflexion, de la prise opérationnelle des problématiques liées à la sécurité économique. C’est son vœu le plus cher. Et on ne peut que le lui souhaiter, même si dans toute la courte histoire de l’intelligence économique en France, et quand vous regardez les modèles étrangers, quand ça a été pris à l’étranger et bien pris, ça a été pris au plus haut niveau de l’exécutif, c’est-à-dire en Grande-Bretagne le Premier ministre, aux États-Unis le président, en Russie le président, au Japon, le Premier ministre. Ça a progressé dans l’histoire de l’IE en France, c’est-à-dire qu’on va connecter le SISSE à l’Elysée. C’est évidemment l’appui de l’Elysée fort, clair et franc qui lui donnera toute sa dynamique.

LVSL – Vous disiez qu’en vingt-deux ans c’était la première fois que vous entendiez des mots réels d’une prise de conscience de ce qu’il se passe. N’y en a-t-il pas eu, en particulier en France, dans les années 1990, à la suite des lois Helms-Burton de protestation – la France avait menacé d’aller voir l’OMC. Est-ce qu’en France il n’y tout de même pas un discours similaire depuis longtemps ? Ou a-t-il vraiment fallu attendre ce qu’il s’est passé avec Alstom, puis avec Siemens, pour que cette prise de conscience arrive ?

A.L. – Ce n’est pas seulement Alstom, Siemens, qui l’a fait émerger. Le véritable tournant a eu lieu avec les gilets jaunes. Ce lien est primordial. Parce qu’à la rigueur, ils peuvent abandonner Alstom. Ces élites dirigeantes économiques étaient vraiment dans une perspective néolibérale. Ils perdent Alstom, et donc ?

Mais non : les ouvriers d’Alstom se battent. C’est cette résistance qui fait qu’ils sont obligés de prendre en compte le problème. Là où je suis optimiste aujourd’hui, c’est parce que, en effet, j’entends des choses que je n’ai jamais entendu. Là où j’étais pessimiste avant : Helms-Burton c’est 1996, Alstom c’est 2014, BNP c’est 2015, etc. ; ils ne comprennent pas ce que sont les signaux faibles. Or le signal faible, disons en matière d’extra-territorialité américaine c’est 1982. Quand Reagan veut interdire aux filiales des sociétés américaines de participer à la construction du gazoduc qui amène le gaz soviétique en Europe, vous avez Margaret Thatcher qui tape du poing sur la table et qui dit qu’il est hors de question qu’ils nous imposent leur droit de cette manière. Ça c’est un signal faible ! 1982 ! Il faut attendre 1996 pour la loi Helms-Burton, la problématique avec Cuba parce que ça empêche un certain nombre d’entreprises européennes etc. Là encore, c’est l’Europe qui dépose plainte, qui retire sa plainte à l’OMC, et puis il faut attendre les premiers mouvements de l’extraterritorialité américaine avec des sévères amendes au début des années 2000 pour qu’entre 2002 et 2015 il y ait la BNP. Ça n’a pas bougé. Depuis 1982, ils n’ont rien mis en place ! À partir de 1996, ils n’ont rien mis en place ! Alors il y a le règlement de 1996 de la Commission européenne, mais ils n’ont rien, quasiment rien.

LVSL – Est-ce que ce ne serait pas lié justement à une question générationnelle c’est-à-dire Margaret Thatcher ou d’autres, même si c’est le point de départ du néolibéralisme, c’est quand même des gens qui viennent d’un autre monde, encore plus ancien que ce que l’on appelle aujourd’hui l’ancien monde et tous nos dirigeants qui n’ont pas réagi dans les trente dernières années sont des gens qui vivent, ou vivaient, peut-être, du fantasme de la fin de l’Histoire, de l’ère Fukuyamienne aussi. N’est-ce pas une question psychologique, de formation des mentalités ?

A.L. – Depuis vingt-deux ans je travaille sur ces questions et je me demande « comment c’est possible ». Il y a plusieurs explications, qui mériteraient un bouquin entier.

Si je les prends d’un point de vue historique, on est, en Europe, bloqué sur la conception smithienne du marché. Je vais même plus loin : la conception de Montesquieu du commerce, « le commerce adoucit les mœurs ». De plus, nous avons mal lu Montesquieu parce que dans un autre passage de son livre il dit que les commerçants se font la guerre entre eux, donc attention, il faut les encadrer. Nous avons été bloqués à Montesquieu, le doux commerce, puis après Adam Smith : le marché c’est le lieu où un acheteur et un vendeur se rencontrent, passent un deal et les deux possèdent le même niveau d’information. Les anglo-saxons, eux, ont avancé sur ces définitions, et à partir de cette définition, ils ont repris celle des néolibéraux, donc l’école néoclassique : le marché, c’est tout le contraire, c’est le lieu de la concurrence, et c’est celui qui possède le meilleur niveau d’information qui remporte la mise. On est à l’inverse de la conception européenne du marché. Tout mon travail de chercheur, c’est de dire, en reprenant Montesquieu, qu’on l’a mal lu, d’abord, et qu’on en a tiré la conclusion que la politique avait le monopole de la violence, que c’était le champ de l’affrontement de la violence. Moi je dis non. Le champ économique est aussi un champ de la violence. Dans les économistes, personne ne travaille le champ de la violence dans les relations économiques. On en est donc aujourd’hui à ce qu’il n’y est aucune pensée stratégique, en France comme en Europe, sur ces problématiques de violence dans le champ économique. Lorsque j’ai commencé en 1996, aucune entreprise de taille importante ne voulait me parler, aucune. Il a fallu, à l’époque, que je passe par les sociétés d’intelligence économique qui étaient les prestataires de service de ces grosses boîtes. Au bout d’un certain nombre d’années, par la confiance, elles ont accepté de me parler de ces opérations qu’elles menaient, essentiellement défensives, et quelques-unes offensives. Même aujourd’hui, quand je vois et j’entends des entrepreneurs de très haut niveau, du CAC 40, dire qu’ils n’en peuvent plus de cette pression américaine je leur dis que c’est aussi un peu de leur faute car ils n’ont pas porté de discours pendant des années.

LVSL – Est-ce que la cécité des élites politiques est aussi une cécité des élites économiques envers et contre tout ? Par exemple lorsqu’à la BNP Paribas, il commence à y avoir des signaux faibles dangereux, mais tant qu’on a rien du département de la Justice, a priori tout va bien, alors que la plupart des responsables économiques pensent qu’ils restent immunisés contre ça.

A.L. – C’est terminé. Ce que l’on voit dans les yeux c’est la peur, parce qu’à partir du moment où ils arrêtent des gens, ils les envoient en prison, Pierucci, … C’est la peur qui se lit sur la plupart des visages des grands patrons. On touche à votre intégrité physique. Ce n’est plus le lambda qui va compter, ils tapent sur des directeurs etc. Il y a une vraie peur que j’ai vu dans ces trois années d’enquête.

Pour revenir à ce que vous disiez, pour moi, la première des responsabilités, c’est l’absence de pensées. Qui est censé apporter de la pensée ? Le monde académique et universitaire, au sens très large : école de commerce, d’ingénieur, universités, etc.

Moi, quand je reprends mes études en 2006, pour faire une thèse, je me tourne vers Sciences Po, parce qu’à l’époque j’enseigne là-bas, et je leur demande s’ils veulent prendre ma thèse. La personne, que je ne citerai pas, par charité, me dit : « C’est quoi la guerre économique ? Cela n’existe pas ! ». La première responsabilité elle est donc là. C’est pour ça que tout mon travail, à travers l’école de pensée sur la guerre économique qu’on a lancée récemment, est d’aller porter ce discours-là dans les universités et les grandes écoles, pour qu’ils en fassent un objet d’étude. Il ne s’agit pas de se transformer en guerrier économique mais de dire que c’est un objet d’étude, c’est un objet conflictuel, c’est un objet polémologique, c’est un objet où, en effet, il y a moins de transparence que si on étudie Victor Hugo, mais il faut y aller. Il faut essayer de comprendre ce qu’il se passe. S’il y avait eu ce travail, je pense que des générations d’entrepreneurs, de dirigeants, de cadres-dirigeants, auraient peut-être étaient un peu plus alerte, et le politique aussi parce qu’il aurait touché ces questions-là.

LVSL – C’est donc une bataille culturelle à mener ?

A.L. – Énorme ! Ni HEC, ni Sciences Po, ni l’ENA, n’a de formation sur ces problématiques de guerre économique. Or ce sont les futurs dirigeants. Il y a deux ans, des étudiants de l’ENA sont venus me voir dans le cadre d’un travail sur la relance de la politique publique de l’intelligence économique. On a parlé deux heures. Au bout de ces deux heures, ils étaient effarés de voir à quel point on avait du retard. Au bout des deux heures, je leur ai dit que la réponse était très claire : est-ce que, eux, étudiants de l’ENA, reçoivent ces cours ? Non…

Les seuls qui ont reçu des cours à l’ENA sur l’intelligence économique, ce sont des étudiants étrangers. Nous partons de très loin. Des gens comme moi ont été mis de côté par le monde universitaire, parce que la question de la guerre économique c’était une non-question, ça n’existait pas, ou c’était un tabou dont il ne fallait surtout pas parler.

Lire sur LVSL : « Nicolas Moinet : Nous sommes en guerre économique. On ne peut pas répondre aux dynamiques de réseaux par une simple logique de bureau ».

Puisque vous êtes, vous, dans le combat politique, le problème du concept de guerre économique c’est qu’il est entre deux visions extrêmes : la vision néolibérale, qui dit que la guerre économique n’existe pas, parce que, si moi, néolibéral, je dis qu’elle existe, alors, de fait, je suis obligé d’accepter l’intervention de l’État, seul acteur légitime à porter la violence, donc je l’efface, tout en sachant parfaitement qu’elle est là. À l’autre bout, plutôt extrême gauche, il y a le discours qui nous a cassé aussi pendant des années qui dit que les porteurs du concept de guerre économique portent un faux concept qui ne sert que le patronat, qui l’utilise pour demander aux salariés d’abandonner les acquis sociaux depuis des décennies, au nom de la compétition économique mondiale. Mais c’est tout le contraire ! Les gens qui parlent de la guerre économique sont au contraire des gens qui défendent les modèles sociaux-culturels français, tout comme le modèle social-culturel algérien, turc, malgache, etc. Le but de la réflexion sur la guerre économique c’est un but d’écologie humaine. Si vous ne préservez pas la différence des modèles culturels, quand bien même on est d’accord sur le cadre géo-économique du marché, le jour où il y a de nouveau une crise comme celle de 2008, et que vous avez un acteur comme les États-Unis, l’Europe – parce que nous on l’a fait -, la Chine ou la Russie qui a uniformisé le monde, il n’y a aucune possibilité de résilience. La résilience, en cas de crise très grave, viendra de la diversité des modèles. C’est cela qui nous sauvera si on refait des bêtises. Et à mon avis on va en refaire. Vous voyez donc que la démarche est tout le contraire de ce que pense l’extrême gauche.

LVSL – Dans votre réflexion, vous mobilisez beaucoup l’importance des gilets jaunes dans la prise de conscience économique de la technostructure. Les gilets jaunes demandent le RIC, mais ils soutiennent aussi, dans l’opinion majoritaire, le référendum sur ADP. Est-ce que la question de l’intervention par référendum de la population ce ne serait pas aussi une arme de défense économique, plutôt que de compter exclusivement sur une structure gouvernementale ?

A.L. – C’est sûr. Ces interventions via le RIC ce sont des interventions qui illustreront la défense de la souveraineté économique.

Quand je parle des gilets jaunes, j’englobe tous les mouvements. Les gilets jaunes ça a une répercussion en France mais j’englobe aussi Podemos, Occupy Wall Street, etc. Ce sont les peuples qui se soulèvent contre, pas seulement le néolibéralisme, mais contre l’ADN du néolibéralisme, qui est la compétition à tout prix. Ce sont eux qui disent à un moment, stop, parce que ça ne va plus avec le projet démocratique. Je rappelle que la base Rousseauiste du projet démocratique c’est de dire : moi individu j’abandonne mon droit à la violence pour construire un ensemble, à partir du moment où cet ensemble me protège. Si l’ensemble ne me protège plus, alors je reprends mon droit à la violence. Ce que les peuples réclament dans le monde avec tous ces soulèvements, c’est ça. C’est de dire : attention vous oubliez le contrat de base qu’on a tous signé, qu’on soit français, américain, algérien, etc. On a tous signé ce contrat qui consiste à renoncer à notre violence, à partir du moment où, ensemble, la solidarité, nous protège. Si vous ne faites plus ce boulot-là, alors il est normal que chaque individu réagisse. Je ne légitime pas la violence, mais voilà comment cela s’inscrit et voilà comment les peuples contestent directement la compétition à tout va qui est inscrite dans l’ADN du néolibéralisme.

LVSL – D’ailleurs nous voyons bien que le monopole de la violence légitime, la violence régalienne d’État est utilisée aux fins de protéger la structure économique dans toutes les révolutions qu’on voit un peu en ce moment à travers la planète.

A.L. – C’est là où les élites perdent la main. Je pense qu’en France, ils sont en train de le comprendre. 

LVSL – Parce que c’est le plus représentatif, on met énormément la focale sur l’extraterritorialité des lois américaines et en particulier de l’action, vous l’avez bien distingué, de l’administration américaine et peut-être moins de la justice américaine, qui se sent parfois mise de côté par l’OFAC, la Justice du Trésor américain. Est-ce qu’il n’y a que les États-Unis qui ont, dans leur arsenal juridique, développé un tel modèle ? Y a-t-il d’autres pays, comme la Chine par exemple, ou même des pays de l’UE, qui ont aussi pris les devants ?

A.L. – À ce niveau-là, il n’y en n’a pas. Vous avez raison de préciser que l’administration de la justice américaine est en roue libre sur ces questions ; elle ne souhaite surtout pas qu’un des acteurs aille au bout et interpelle la justice américaine pour que ça aille à la Cour suprême. La tradition de la Cour suprême c’est de dire non à des actions de la justice américaine qui rentreraient en contradiction avec d’autres justices dans le monde. Les européens disent qu’eux aussi extra-territorialisent, avec le RGPD. On sourit… Le RGPD il ne vaut plus rien face au Cloud Act que Trump a signé. On ne joue pas dans la même catégorie. Ce ne sont pas des différences de degrés mais de nature. En revanche, côté chinois, ils apprennent très vite. Leur objectif, évidemment, c’est la réciprocité.  Ils vont réussir à monter en gamme très rapidement et à imposer aussi leur droit. C’est ce qu’ils font sur l’ensemble de la route de la soie grâce à leurs subventions, à leurs aides, à leurs investissements. Ils font signer des contrats de droit chinois sur toute la route de la soie et ils ont créé trois tribunaux arbitraux dont deux à Pékin, pour pouvoir régler les éventuels contentieux qu’il y aurait sur la route de la soie à partir de contrat de droit chinois. Ils ont donc parfaitement compris. Ce n’est pas un hasard si les deux livres, Pierucci et le mien ont été traduits très rapidement. Il y a une soif de connaissance en Chine. Et cette soif-là, quand on est un milliard trois cents millions, elle peut très vite aboutir à un rééquilibrage des relations. Les Chinois sont tranquilles, ils ont le temps, ils ont la masse pour eux, et ils ne se laisseront pas faire. S’ils acceptent d’être bousculés, parce que même moi j’ai été surpris de la manière dont ils ont accepté d’être bousculés sur le dossier ZTE et sur le dossier Huawei, c’est parce qu’ils ont, et à juste titre, le sentiment qu’un accord commercial plus large permettrait de régler très rapidement ces deux affaires. Contrairement à ce qu’Obama a dit lors de l’affaire BNP au président Hollande – en disant qu’il ne peut pas intervenir du fait de la séparation des pouvoirs – le président Trump a assumé. Il a dit qu’il était intervenu sur ZTE et qu’il interviendrait pour Huawei s’il y avait un accord commercial.

LVSL – La directrice financière de Huawei qui est arrêtée au Canada et qui est, par ailleurs, la fille du fondateur de Huawei… Nous avons du mal à croire que ce soit uniquement l’administration américaine qui demande au gouvernement canadien d’intervenir.

A.L. – Trump l’assume. Il dit qu’il intervient dans ces affaires et qu’elles seront réglées s’il y a un accord. Il s’en sert comme du chantage, tout simplement.

LVSL – Quel est le rôle des agences de renseignement américaines dans le processus judiciaire ? Quels sont leurs rapports avec le DOJ par exemple ? C’est une simple remontée d’informations ou ça peut même être une prospective pour le DOJ ?

A.L. – C’est une remontée d’informations. Les agences de renseignement ont obligation de faire remonter au FBI toute information susceptible de prouver qu’une personne est en train de violer la loi américaine. Par exemple, si la NSA met sur écoute deux apprentis terroristes et que dans la conversation, il y en a un qui mentionne un contrat obtenu de manière illégale, cette information remonte.

LVSL – Est-ce qu’il y a une coordination ? Est-ce qu’il y a une forme de prospective ou c’est un opportunisme systématique ?

A.L. – C’est très clair que ce qui intéresse les États-Unis dans cette extraterritorialité ce ne sont pas les amendes. Nous ça nous a fait mal. 12 milliards, ça fait mal. Mais ce qu’ils recherchent c’est de l’information. Il faut nourrir leur base de données. C’est de l’info-dominance. Plus que les sanctions et les amendes, ils vont tout faire en coordination, FBI, NSA, CIA, pour récupérer de l’information.

Dans toutes les enquêtes internes qu’ils ont déclenché contre les entreprises européennes, chinoises, etc., c’est l’information qui était recherchée.

Encore une fois, on a voulu ne pas entendre. En 1993, Warren Christopher, qui est secrétaire d’État de Bill Clinton, va devant le Congrès américain et dit : « Nous voulons les mêmes moyens que nous avons eu pour lutter contre l’Union soviétique pour affronter le nouveau paradigme qui est la guerre économique, l’affrontement économique ». Ce qui est formidable chez les Américains c’est qu’ils écrivent. Pendant des années, on nous a traité d’anti-Américains, parce qu’on disait qu’ils espionnent. On leur disait de regarder ce qu’écrit un ancien directeur de la CIA, James Woolsey, de 1993 à 1995. Il écrit un papier titré « Why do we spy our allies » en 2000. Aucune réaction. Il faut attendre 13 ans, pour que surgisse l’affaire Snowden. Là on ne peut vraiment plus nier. Et encore ! Quelles sont les réactions ?

LVSL – On le sait, mais vu que cela ne collait pas au mode de pensée qui est le nôtre, c’est du déni. Est-ce que vous ne pensez pas qu’il y a quelque chose de concordant dans le rapport entre intelligence économique, surveillance de masse, GAFAM et marketing ? Car l’affaire Snowden c’est de la surveillance de masse, qui est économique, et quand bien même elle serait en partie anonyme, elle peut permettre de faire de la publicité ciblée. Mais tout cela revient en définitive aux administrations américaines. Donc cela peut devenir de la surveillance idéologique. Est-ce que, d’une certaine manière, le marketing, la publicité et les GAFAM qui ont aussi des annonceurs ne sont pas partie prenante d’une intégration à la structure de stratégie économique américaine ?

A.L. – Complètement. Là encore nous n’avons pas voulu l’entendre quand Bill Clinton, en 1994, offre internet en disant que c’est une création de l’Arpanet, du Pentagone, mais on offre cela au monde. Ce n’est clairement pas gratuit. Ils maîtrisent complètement. D’ailleurs, aux États-Unis, ils sont en train de réfléchir à un internet qui soit plus équitable, où l’on donnerait plus de bandes passantes à tel acteur et moins à tel autre. Ils ont la main. Évidemment, ils peuvent enfumer les élites européennes.

LVSL – Frédéric Pierucci recommande de racheter le secteur énergie d’Alstom. On sait la perte que cela représente. Est-ce que c’est pareil avec le câble sous-marin d’Alcatel ?

A.L. – Lorsque l’on est dans le modèle capitaliste néolibéral, tout ce qui est côté, est racheté. Même une petite boutique non côtée est rachetable. Il n’y a donc pas de raison de penser qu’on ne peut pas le faire, si on a l’argent. C’est autorisé. C’est parfaitement honnête et sincère, parfaitement annoncé puisque monter à un certain niveau d’acctionnariat nécessite une déclaration préalable. C’est ouvert, transparent, etc.

La problématique des lois extraterritoriales ne se résoudra jamais dans le champ économique ni dans le champ juridique, quand bien même M. Gauvain fait un très bon rapport. La problématique se résoudra dans le rapport de force politique. Tant que les élites dirigeantes ne se mettront pas dans cette attitude, n’assumeront pas qu’il faut un rapport de force politique, ils n’y arriveront pas.

C’est important parce que les Américains n’arrêteront leurs intrusions que le jour où ils verront qu’en face ils ont des gens qui leur disent stop. J’en suis à 100% persuadé : ils continuent parce qu’ils n’ont personne pour leur dire stop. Depuis que mon livre a été publié, ils se soucient quand même de ce qu’il se passe en France. Ils voient que la France est en train de bouger. Si elle bouge et qu’elle fait bouger Bruxelles, cela va devenir de plus en plus ennuyant pour eux. Mais ils ont besoin de ce rapport de force pour se donner eux-mêmes des propres limites.

LVSL – C’est un peu ce sur quoi se basait le DOJ finalement. La loi de blocage, 1968, révisée en 1980, qui expliquait que de toute façon vu les sanctions que peuvent encourir les responsables économiques, cette loi n’a finalement aucun effet, elle sert strictement à rien.

A.L. – Ce n’est pas le DOJ mais la Cour suprême. Elle juge de la légitimité des lois françaises. Éventuellement une entreprise française refuserait de donner une pièce, alors le DOJ poursuit l’entreprise devant un juge américain. La Cour suprême dit donc au juge américain que c’est à eux de juger ; s’ils pensent qu’en violant la loi française, ils risquent plus gros qu’en violant la loi américaine, alors il ne faut pas leur demander de pièce. En revanche, s’ils pensent qu’en violant la loi française, ils ne risquent pas grand-chose, alors il faut les obliger à violer la loi française.

LVSL – L’action, par exemple, de Margrethe Vestager, en tant que Commissaire européenne, et qui a d’ailleurs été remise en fonction pour les cinq prochaines années, comment jugez-vous son action ? Trouvez-vous que ça peut être un exemple de capacité de l’UE à dire, sur les sujets des GAFAM, stop ?

A.L. – C’est le seul exemple existant. Elle a du courage. Elle travaille et elle applique les textes européens. Elle ne dit pas qu’elle ne peut pas appliquer ce texte parce que ce sont nos amis américains. Elle dit que le texte dit ça, donc les GAFAM ont tant comme amende. Eux, français et allemands qui veulent marier Siemens et Alstom, non. Quand il y a eu cet épisode elle dit d’ailleurs qu’il faut changer les textes. Elle comprend les problématiques, mais elle applique le droit de la concurrence comme il est actuellement. Ces textes datent de 1990. La Chine n’était pas rentrée dans l’OMC à cette époque. Peut-être faut-il changer ces textes et rééquilibrer la relation consommateur-entreprise. Les deux sont liés en réalité… Vestager c’est l’exemple de la personne qui a résisté aux Américains. Quand vous parlez à la DG Trade et que vous leur dites que la personne qui a le sentiment de protéger les Européens n’est pas de la DG Trade mais de la DG concurrence, ils sont très vexés. Ils ne comprennent pas la montée des populismes, le Brexit, Trump, ce qu’il s’est passé en Italie, ce qu’il se passe en Pologne ou en Hongrie, la montée de l’extrême-droite en Espagne… Signer en permanence des traités de commerce n’est pas une bonne technique. Quelle est la finalité ? Est-ce que c’est de protéger l’Européen ou la finalité est d’aller toujours vers cette valeur d’actionnariat de l’entreprise ? Est-ce que c’est encore de notre époque ? Je crois que c’est le président Macron qui a dit cela également. Réfléchissez. Posez-vous. Quelles sont les conséquences de ce que vous faites ? etc.

LVSL – Aujourd’hui l’Union européenne est un peu en retard mais pensez-vous qu’elle a les moyens ou qu’elle peut avoir les capacités de se réarmer, de savoir bien se positionner face aux US ou face à la Chine ? Là il y a la dédollarisation chinoise et russe. Ils veulent sortir du système SWIFT avec les Chinois. Est-ce que cela peut être une option pour l’Europe de s’allier à un système pareil ?

A.L. – Par exemple, sur l’Iran, ils sont en train de créer INSTEX, qui sort de SWIFT.

Lire sur LVSL : « Le système SWIFT : une arme géopolitique impérialiste ».

Je rappelle que depuis 2017, et ça a été annoncé en juillet cette année par Bruno Le Maire, l’un des dossiers prioritaires de Bruno Le Maire et de la Commission européenne, c’est de retrouver une indépendance à travers l’euro et donc de se démarquer du dollar. Juncker s’étonne du fait que les européens achètent leurs propres avions en dollar. Il y a un énorme travail à faire. Mais nous n’avons pas le choix. Il faut le faire, sinon ce sont les nationalistes les plus extrêmes qui vont prendre le pouvoir. Le discours de la protection il est porté par eux. Je suis extrêmement sollicité par cette mouvance d’extrême droite ; je refuse parce qu’on fait parfois des constats identiques, mais on n’a absolument pas les mêmes solutions, elles sont même radicalement opposées. Ils font croire qu’ils sont solidaires, mais le jour où ils seront au pouvoir, ils ne le seront absolument pas. Ils vont se bouffer les uns les autres. Le nationalisme est extrêmement dangereux. L’Europe n’a donc pas le choix. Pour cela, il ne faut pas qu’elle soit dans l’organisation opérationnelle. Cela ne marchera pas. Il faut qu’elle relance la pensée stratégique et qu’à partir de celle-ci il y ait des opérations. Quand vous demandez à l’Europe le texte sur la stratégie de sécurité, ils vous sortiront des textes et doctrines sur la sécurité concernant le terrorisme, la prolifération nucléaire, le changement climatique à cause des migrations, etc. Lorsque vous leur demandez les textes sécuritaires sur la défense économique… Rien. Il faut repartir de là, refonder une doctrine de sécurité économique. Même si les britanniques s’en vont, ça concerne 480 millions de personnes. On arrête pas de dire qu’on est le premier marché, on devrait être un marché mature et capable d’être ouvert mais aussi capable de se protéger.

LVSL – General Motors a déposé une plainte contre Fiat Chrysler en les accusant de corruption. Ce serait lié aux négociations salariales aux États-Unis : Fiat Chrysler aurait corrompu des dirigeants de syndicat. Fiat Chrysler a répondu du tac au tac que si General Motors portait plainte contre eux sur ce motif précis ce serait pour une seule raison : escamoter leur relation avec PSA. Savez-vous si aux États-Unis, en dehors peut-être de la justice, il y a des responsables, peut-être dans le parti démocrate, qui sont contre les pratiques des administrations américaines ?

A.L. – Je pense qu’aux États-Unis il y a aussi un déni. On laisse l’administration et la justice en roue libre. Il ne faut pas oublier que ça part en 2000 à cause du terrorisme. La réflexion américaine c’est pour lutter contre le terrorisme et contre son financement. La violation des embargos et la corruption permettent à l’argent sale de fournir les terroristes. Il y a un événement qui est terrible et à partir de ce moment, ils mettent tout en place, peu importe ce qu’il se passe, quitte à violer la loi américaine avec le Patriot Act, parce qu’ils sont vraiment traumatisés par cela. Ils ne veulent pas en entendre parler. Ils ne veulent pas monter à la Cour suprême. Pour l’instant ils sont dans le déni à cause de ce traumatisme. Ils prétendent aussi que chez eux la vérité c’est important. Je l’ai entendu à plusieurs reprises ; la vérité c’est quelque chose de très fort. Ils ont l’impression que nous les européens on est un peu rigolo là-dessus. Je leur rétorque qu’ils sont à l’origine du plus grand mensonge de ces trente dernières années, qui a entraîné des guerres terribles, fait des centaines de milliers de morts. C’est un mensonge terrible sur les armes de destruction massive en Irak. C’est faux. C’est un complot. Et ils viennent nous dire qu’on est des menteurs. Le crime est quand même bien plus important qu’Alstom, BNP etc. et il est établi par deux rapports, l’un américain, l’autre anglais. Et on ne voit pas Bush ou Tony Blair être trainés en justice.

Sur l’automobile, il faut regarder sur les quarante dernières années. Quand, dans les années 80-90, Toyota apparaît comme un concurrent qui peut mettre en cause le leadership américain, il est cassé. Dans les années 2000, arrive Volkswagen. Cassé par le dieselgate. Renault. Et là, Carlos Ghosn se fait casser. Etc. Je constate simplement qu’à chaque fois qu’émerge un acteur non américain sur l’automobile, il a des soucis. Je ne sais pas d’où ça vient. Par exemple, ça, c’est un dossier sur lequel devrait travailler des universitaires pour comprendre ces mécanismes et sa chronologie.

Ali Laidi : Le Droit, nouvelle arme de guerre économique – Actes Sud 22€

SWIFT : l’atout de l’Occident contre la Russie et la Chine ?

Parmi les sanctions envisagées contre la Russie, on trouve son exclusion du système SWIFT. Le réseau interbancaire SWIFT créé en 1973 constitue un impensé des enjeux géopolitiques contemporains. Fondé à La Hulpe en Belgique puis contrôlé indirectement par le Trésor américain dans les années 2000, ce réseau fait depuis une vingtaine d’années l’objet de nombreuses stratégies de contournement en provenance notamment de la Chine et de la Russie. Utilisé à des fins politiques lors de conflits internationaux tant par les États-Unis que l’Union européenne, le système SWIFT est critiqué par un nombre croissant de ses adhérents en raison de sa situation hégémonique. Il convient alors d’interroger non seulement le pouvoir exercé par les États-Unis sur ce réseau, mais également l’état d’avancement des alternatives en cours de développement par ses pourfendeurs et les conséquences qu’auraient ces dernières.

Au lendemain des attentats du 11 septembre, l’administration Bush entame une « guerre mondiale contre le terrorisme » ayant pour principal objet l’éradication de l’organisation Al-Qaïda. Pour ce faire, les agences fédérales commencent à chercher des moyens de remonter les réseaux de financement occultes ; « following the money » devient un mantra des agences de renseignement. La proclamation de l’état d’urgence par George W. Bush et l’adoption le 26 octobre 2001 par le Congrès américain du Patriot act – ainsi que d’une suite d’autres textes d’application extraterritoriale – vont offrir à ces agences un cadre légal d’exception. Le décret présidentiel 13224 1 confère ainsi au département du Trésor américain, placé sous l’autorité de l’un des membres du cabinet du président, une compétence partagée avec le FBI et la CIA 2 en matière de traque de ces réseaux financiers. Dans le cadre de l’exécution du décret, le département du Trésor ouvre secrètement le « Terrorist finance tracking program » (TFTP) dont l’un des volets principaux consiste à utiliser les données stockées sur les serveurs de la société SWIFT en Virginie. Ces données étant considérées par le droit européen comme des « données personnelles » 3, la société belge n’est en principe pas habilitée à les transférer au département du Trésor – ce qu’elle fera pourtant. Si l’existence du programme reste, un temps, confidentielle, une série d’articles publiés en juin 2006 par le New York Times, le Wall Street Journal et le Los Angeles Times en révèle l’existence.

L’affaire SWIFT : une affirmation de l’extra-territorialité du droit américain au détriment du droit européen de la protection des données personnelles

C’est à cette date que commence véritablement « l’affaire SWIFT » : la révélation du New York Times attire l’attention des institutions européennes, au premier chef du Parlement européen qui, quelques semaines plus tard, adopte une résolution 4, rendue notamment, en vertu de la Convention européenne des droits de l’Homme et de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Le Parlement européen constate ainsi une violation du droit européen 5 et rappelle que tout transfert de données personnelles appartenant à des citoyens européens doit se faire dans le cadre légal définit par la directive 95/46/CE 6. En effet, si « (…) le système juridique américain ne considère pas le droit à la protection des données personnelles comme un droit fondamental dont la portée serait générale et préfère fractionner la protection au moyen de textes sectoriels » 7, la protection des données personnelles est, au contraire, en Europe, considérée comme l’une des articulations les plus importantes du droit fondamental à l’intimité de la vie privée. C’est à ce titre que la directive 95/46/CE impose aux entreprises traitant des données personnelles de communiquer aux utilisateurs de la plateforme l’identité des personnes morales pouvant y accéder. Il est presque absurde, tant cela paraît évident, de dire que les utilisateurs du réseau n’avaient pas été informés par la société SWIFT que leurs informations personnelles pourraient être transmises au département du Trésor américain.

Que comprendre derrière l’emploi de l’acronyme SWIFT ? Ce dernier peut prêter à confusion tant son caractère est polysémique. SWIFT, au départ, signifie en anglais prompt, rapide, immédiat. C’est le nom anglais du martinet, figure aérienne de l’extrême rapidité. SWIFT est aussi l’acronyme du réseau de communication financière ayant remplacé l’antique système des téléscripteurs. Ce « centre nerveux du secteur bancaire mondial » propose des services de messagerie bancaire standardisée. Il s’agit, une fois la négociation entre deux acteurs financiers achevée, de permettre la transmission des informations bancaires nécessaires à la future transaction. SWIFT c’est ensuite le nom de la société coopérative belge créée en 1973 pour gérer ces flux de messages financiers. Le groupe est détenu et géré par ses adhérents, au nombre desquels on compte certaines des plus importantes institutions financières mondiales – des banques, certes, mais aussi des sociétés de courtages et des bourses d’échanges. SWIFT c’est enfin le code contenant les informations bancaires relatives à l’auteur et au bénéficiaire de ladite transaction. On y trouve des données relatives au pays dont ils sont issus, mais également à l’établissement financier au sein duquel sont situés leurs comptes (Deutsche Bank, Banque postale, etc.) et à l’agence qui doit réceptionner la transaction.

Les informations transitant sur le système SWIFT sont donc nombreuses, avec plus de 5 milliards de messages échangés en 2014, mais également mondiales, puisque les transactions SWIFT mettent en lien les opérateurs financiers de tous les continents. Elles sont surtout cruciales car l’accès aux données SWIFT signifie premièrement, avoir la faculté de retracer les opérations financières à travers le monde, ensuite, pouvoir en identifier les auteurs et, enfin, pouvoir évincer du réseau certains États et/ou agents privés.

SWIFT est donc tout sauf un acteur neutre. Les données sont stockées sur deux serveurs, situés aux Pays-Bas et aux États-Unis, chacun ayant en mémoire l’intégralité des données échangées sur le réseau. De cette localisation géographique découle une domination du programme par deux acteurs : l’Union européenne et les États-Unis. La société privée SWIFT est en effet à la fois sujet de droit européen et sujet de droit américain. Elle peut, à ce titre, se voir contrainte à certaines actions par les deux entités politiques, ce qui n’est pas sans générer des conflits d’intérêts.

Imagine-t-on l’embarras et le dilemme de la société SWIFT au moment où l’administration Bush l’a secrètement sommée de communiquer certaines données sensibles présentes sur ses serveurs ?

Plus qu’un exemple des atteintes portées aux droits du citoyen européen, l’affaire SWIFT est l’illustration frappante des pressions dont peuvent faire l’objet les sociétés européennes présentes aux États-Unis 8. Imagine-t-on l’embarras et le dilemme de la société SWIFT au moment où l’administration Bush l’a secrètement sommée 9 de communiquer certaines données sensibles présentes sur ses serveurs ? Il lui aura fallu choisir entre enfreindre le droit européen à l’insu des autorités du même nom ou… regimber ouvertement à l’application du droit américain et assumer la confrontation avec les autorités fédérales. Aussi comprend-on aisément son choix de se plier aux injonctions américaines : un espoir subsistait pour la société belge de ne jamais voir sa collaboration avec le département du Trésor révélée et ainsi de ne point avoir à traiter du problème juridique majeur posé par sa double nationalité. Compte tenu du caractère stratégique du positionnement de la société SWIFT, il était évident que l’entreprise aurait, d’une manière ou d’une autre, à traiter avec les renseignements américains. Pourtant, jusqu’aux révélations du New York Times, l’Union européenne ne s’était pas inquiétée de cette situation.

L’affaire SWIFT est en cela l’illustration de l’inertie des institutions européennes. Une fois même la collaboration de la société SWIFT avec le département du Trésor dévoilée, leurs réactions à l’application extraterritoriale du droit américain furent non seulement lentes, mais également complaisantes. Lentes car il aura fallu non moins de dix ans à la Commission européenne pour parvenir à mettre entièrement fin à la situation désastreuse résultant du TFTP. Sur le plan pratique, trois ans auront été requis pour que la société SWIFT mette fin au système « back-up » 10 et rapatrie sur le vieux continent les données européennes stockées en Californie11.

Sur le plan juridique, en raison de sa volonté de ne négocier qu’une simple mise en conformité du programme américain au droit européen, l’Union européenne a, bien involontairement, laissé le TFTP prospérer. Les accords SWIFT II12, ratifiés le 05 juillet 2010 par le Parlement européen, maintenaient ainsi une transmission des données vers le continent américain et en conditionnait la transmission aux fins de la lutte contre le terrorisme. Très vite, un rapport de l’Autorité de contrôle commune d’Europol critiquait le caractère illusoire de cette convention internationale. En effet, l’autorité de contrôle constatait, dans un rapport remis au Parlement européen, que l’intégralité des données européennes demandées par les autorités américaines avaient été communiquées par l’agence chargée d’en limiter la transmission : Europol13.

Pour ce qui est de la complaisance on relèvera la phrase, prononcée en février 2009 à l’occasion de la présentation des conclusions d’un rapport sur le TFTP au Parlement européen, du vice-président de la Commission européenne, le centriste Jacques Barrot, en charge de la justice, de la liberté et de la sécurité : « Je suis heureux de pouvoir confirmer que, dès le départ, la département du Trésor américain s’est montré soucieux de respecter les garanties en matière de traitement des données personnelles (…), notamment en matière de limitation aux stricts besoins de la lutte contre le terrorisme. La valeur ajoutée apportée par le TFTP dans le domaine de la lutte contre le terrorisme est notable, en particulier en Europe »14.

In fine, force est de constater que le seul mérite de cette affaire aura été de sensibiliser la Commission européenne aux thématiques de la souveraineté numérique, la conduisant à proposer, en janvier 2012, un projet de règlement en matière de protection des données personnelles. Ce texte, adopté en mars 2014 par le Parlement, pose certains principes-clés tels que le consentement « explicite » et « positif » à la communication des données personnelles à des tiers ou encore le « droit à l’effacement ». Enfin, ce règlement fait partie des rares dispositions de droit européen à bénéficier d’un principe d’application extraterritoriale. Il aura donc fallu attendre plus de dix ans pour que la Commission européenne réponde, dans cette affaire, à l’extraterritorialité par l’extraterritorialité.

Une absence de position claire de la part de l’Union européenne qui demeure tournée vers les intérêts américains

La position des pays européens à l’égard de SWIFT est ainsi pour le moins paradoxale. L’Union européenne s’est retrouvée coup sur coup contrainte de trouver une alternative à un service de messagerie sécurisé de transferts interbancaires qui, bien que détenue par ses adhérents (plus de deux cents banques dans le monde entier), n’en est pas moins une société de droit belge. Le directeur du think tank berlinois Global Public Policy Institute y voit la conséquence directe de la « militarisation américaine de l’interdépendance et des goulots d’étranglement tels que SWIFT. L’Union Européenne a joué le jeu tant que c’était dans son intérêt et maintenant cela se retourne contre elle sous la forme de sanctions qui visent ses principaux intérêts de politique étrangère ». Comme rappelé, il faut attendre les attentats du 11 septembre 2001 ou plutôt l’article du New York Times en 2006 qui révèle que la CIA exploite clandestinement les données du réseau SWIFT, le tout sans aucune base juridique (après avoir écarté l’option d’un piratage pur et simple des serveurs SWIFT) pour que les Européens commencent à prendre conscience de la mesure du problème. Dans la confidence depuis 2002, les banques centrales suisses, néerlandaises et belges se contentent de garanties de la part du Trésor américain. Devant le rythme croissant des requêtes du ministère des Finances américain, SWIFT a bien tenté de restreindre le cadre de prélèvement de données mais sans jamais mettre en cause le transfert.

En 2006, la couverture médiatique des agissements américains rend plus difficile d’ignorer la position de faiblesse dans laquelle se retrouve l’Union européenne. La justice belge réclame une délimitation légale des injonctions américaines. À défaut de pouvoir réellement contrarier les plans d’ingérence américaine, il s’agit pour les Européens de sortir de l’ombre l’opération et de la poursuivre selon un compromis transatlantique encadrant les conditions de prélèvement de données. Cela permettrait de s’assurer qu’elles n’excèdent pas le motif de la lutte anti-terroriste. Ainsi, le refus de divulguer ces informations n’apparaît à aucun moment comme une possibilité, et l’indignation médiatique se traduit dans les négociations par une certaine résignation. En témoignent les modestes garde-fous que le premier projet des accords SWIFT met en place. Si le G29 accuse SWIFT d’avoir enfreint la législation européenne, l’accord SWIFT I en 2007, proposant notamment l’établissement de serveurs en Suisse et aux Pays-Bas et, qui conserve une copie de sauvegarde des données transférées ; les maigres mesures proposées sont loin de convaincre le Parlement européen qui demande une renégociation.

D’ailleurs, il est de notoriété publique que les Américains n’ont pas respecté les accords SWIFT II, n’ayant pas à subir les conséquences d’une Union européenne qui peine à faire respecter ses intérêts.

Plus satisfaisant, l’accord SWIFT II en 2009 instaure le principe du push plutôt que pull, c’est-à-dire la transmission de données bancaires depuis l’Union européenne et non directement puisées à la source par les Américains. Cette précaution était censée permettre un contrôle renforcé sur la nature des informations transmises et ne relâcher que le strict nécessaire. Elle s’est néanmoins révélée insuffisante alors que les requêtes américaines se faisaient suffisamment vagues pour y échapper. Là encore, le cap de la coopération inconditionnelle est maintenu. En dépit des protestations émanant de la commission de protection de la vie privée belge, Guy Verhofstadt, alors Premier ministre du royaume, s’empresse de rassurer les Américains : « Le système est en place et la commission ne demande pas que nous arrêtions ». Quand bien même les garanties sur la sécurité des données bancaires des citoyens européens se révéleraient insuffisantes, le transfert de données apparaît comme la position par défaut quand il s’agit d’une requête américaine. Cela rend difficile l’établissement d’un rapport de force crédible dans les négociations. D’ailleurs, il est de notoriété publique que les Américains n’ont pas respecté les accords SWIFT II, n’ayant pas à en subir les conséquences de la part d’une Union européenne qui peine à faire respecter ses intérêts 15.

L’utilisation du réseau SWIFT comme levier de pression géopolitique

Au regard des enjeux politiques, économiques et financiers, l’importance du programme SWIFT paraît évidente : être connecté à ce réseau revient à être connecté aux marchés financiers ; en être expulsé conduit alors inévitablement à un assèchement de ses canaux de financement. Bien qu’il existe des moyens de contourner ce type de sanction, la procédure est lourde, lente et coûteuse : elle « oblige à avoir des comptes partout à travers le monde »16.

Conscient de ce fait, États-Unis comme Union européenne usent de leur domination du réseau SWIFT comme d’un instrument de rétorsion. Ainsi, en 2014, le Parlement européen constatant d’une part « que l’intervention militaire directe et indirecte de la Russie en Ukraine, y compris l’annexion de la Crimée, constituent une violation du droit international, notamment de la charte des Nations unies, de l’acte final d’Helsinki et du mémorandum de Budapest de 1994 »17 et, d’autre part, « que la Russie s’attaque à la sécurité de l’Union en violant régulièrement l’espace aérien de la Finlande, des États baltes et de l’Ukraine (…) » décide de « condamner vivement la Fédération de Russie pour la « guerre hybride » non déclarée qu’elle mène contre l’Ukraine ». Ce faisant, dans sa résolution 2014/2841(RSP), l’institution européenne propose « d’envisager l’exclusion de la Russie de la coopération nucléaire civile et du système SWIFT ». Si la Commission n’est guère passée à l’acte, il faut bien voir qu’en matière financière la menace est une forme raffinée de sanction ; les banques hésitent toujours à valider des flux se dirigeant vers un pays menacé d’exclusion du réseau SWIFT, de peur d’investir dans des entreprises vouées, à plus ou moins court terme, à l’asphyxie financière. 

En revanche, contrairement à l’Union européenne, les États-Unis ont largement dépassé le stade des menaces. En raison du refus de Téhéran d’abandonner son programme nucléaire, trente banques iraniennes ont été, de 2014 à 2016, déconnectées du réseau SWIFT. À cette époque, les sanctions, bien qu’exécutées par les États-Unis, se font en concertation avec l’Union européenne 18. Il n’en va guère de même en 2018 quand le 45ème président des États-Unis, Donald Trump, décide de rétablir et d’alourdir les sanctions pesant sur Téhéran. Sont ainsi bannies cinquante banques iraniennes. Benyamin Netanyahou se réjouit : « Les sanctions américaines visant à déconnecter l’Iran du circuit bancaire international SWIFT asphyxieront le régime terroriste au pouvoir en Iran ».

Quand les Européens privilégient, entre Alliés, le dialogue, la concertation et le recours aux institutions onusiennes et multilatérales, les États-Unis privilégient, quant à eux, le règlement unilatéral des différends et le recours à la coercition.

Cet épisode met en évidence, une fois encore, la relation asymétrique pesant lourdement sur l’alliance transatlantique. Quand les Européens privilégient, entre Alliés, le dialogue, la concertation et le recours aux institutions onusiennes et multilatérales, les États-Unis préfèrent régler unilatéralement les différends et recourir à la coercition – allant même jusqu’à prendre le risque, au passage, de sanctionner les entreprises européennes installées en Iran entre 2016 et 2018 19. Notons également qu’au moment de rétablir les sanctions, les États-Unis ne tolérèrent même pas la mise en place entre l’Iran et l’UE 20 d’une « exemption humanitaire » visant à maintenir partiellement la connexion des banques iraniennes au réseau SWIFT afin qu’elles puissent poursuivre l’importation de biens de premières nécessités tels que les produits pharmaceutiques, agricoles ou agroalimentaires 21. L’administration Trump s’était ainsi montrée intraitable, excluant toute concession tant qu’« un changement tangible, démontrable et durable de la politique iranienne » 22 n’aurait pas eu lieu.

L’utilisation abusive par les Américains de leur pouvoir sur le réseau SWIFT a, ces dernières années, encouragé le développement de réseaux de communication financière locaux et régionaux. « Chaque réseau de communication possède ses propres spécificités. Ils sont plus ou moins développés, fiables et normalisés ; ils ne sont généralement pas compatibles avec tous les formats de message » 23 mais permettent tous de contourner SWIFT. Certains membres de l’Union européenne – la France, l’Allemagne et l’Autriche – ont eux-mêmes mis en place un « système de communication bancaire électronique standardisé » 24 régional.

Ce type d’instrument a connu un vif succès dans des pays tels que la Chine, la Turquie ou l’Iran, particulièrement susceptibles de voir le couperet américain s’abattre. La Banque centrale russe a, par exemple, en 2014, développé son propre réseau de communication financière baptisé « System for transfer of financial messages » permettant le transfert de données financières à l’intérieur de la Russie. Mais ces réseaux de communication, locaux ou régionaux, se concentrant sur un marché intérieur nécessairement restreint, ne sont néanmoins pas des alternatives convaincantes au réseau SWIFT, seulement des instruments permettant, au besoin, de le contourner.

Le cas iranien révèle les dépendances financières de l’Europe

De 2012 à 2015, puis en 2018 après une courte accalmie permise par les accords sur le nucléaire, le retour des sanctions financières américaines, promesse de campagne de Donald Trump, contraint donc SWIFT à suspendre une partie des banques iraniennes de son réseau. SWIFT s’est retrouvé pris en étau entre une double injonction, celle émanant de l’Union européenne menaçant ses entreprises de sanctions en cas de soumission aux sanctions américaines, et la menace que les Américains eux-mêmes faisaient peser sur le réseau s’ils ne respectaient pas le rétablissement des sanctions. Or, de ce nouveau bras de fer, les Américains sortent une nouvelle fois gagnants face à une Union européenne décidément incapable d’asseoir son autorité sur une société qui siège en son giron même.

Quelques voix européennes commencent tout de même à s’élever en faveur de la nécessité de créer une architecture financière en dehors du dollar. L’idée que la zone euro doit acheter son gaz et son pétrole iranien dans sa propre monnaie commence à faire son chemin 25. En 2019 l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni créent l’INSTEX qui reproduit les fonctions de SWIFT mais en dehors de son réseau et au sein d’un circuit restreint qui comprend aussi la Suède, le Danemark, la Belgique, la Norvège, la Finlande et les Pays-Bas et qui souhaite garder des liens économiques avec l’Iran hors du dollar afin de maintenir l’accord sur le nucléaire. Ce réseau alternatif reste néanmoins limité pour le moment aux denrées alimentaires et aux produits médicaux. En parallèle, plusieurs stratégies sont évoquées dont certaines relèvent du bricolage : des entreprises gardent un contact avec les banques iraniennes grâce à des messageries ad-hoc ou en proposant d’utiliser le code IBAN plutôt que SWIFT pour identifier les comptes bancaires. Des hypothèses plus sérieuses circulent comme celle de désolidariser SWIFT de Target 2, le système de règlement brut pour la zone euro. Il est trop tôt, toutefois, pour conférer un caractère doctrinal à ces velléités de court-circuitage de SWIFT comme en témoigne le recadrage public par Angela Merkel de son ministre des Affaires étrangères Heiko Maas pourtant soutenu par Bruno Le Maire dans ses ambitions de faire de l’Union européenne la référence en terme de contrepoids financier aux États-Unis dans le monde.

Le partenaire américain a pris l’habitude de pratiquer sur de nombreux membres de l’Union européenne « un espionnage paré des vertus de la légalité ».

Si l’édiction de sanctions commerciales à l’encontre d’États ou d’organisations ayant violé le droit international est un moyen de pression diplomatique courant – que ce soit de la part de l’ONU, des États-Unis ou de l’Union européenne – l’effet volontairement extraterritorial de ces mesures, c’est-à-dire leur application à des États tiers ne s’étant rendus coupables d’aucune infraction, est une spécificité de l’approche américaine.

L’affaire SWIFT est en cela, dans toutes ses dimensions, un révélateur. Un révélateur d’une mutation profonde de la perception des États-Unis de ce que sont les relations internationales : une « great power competition » (compétition stratégique), au sein de laquelle il s’agit avant tout de faire valoir les intérêts de la nation américaine. L’Union européenne et en particulier l’Allemagne et la France sont, dans ce cadre, particulièrement exposées, considérées comme des adversaires économiques qui nourrissent son déficit commercial. Raison sans doute pour laquelle, le partenaire américain a pris l’habitude de pratiquer sur de nombreux membres de l’Union européenne : « un espionnage paré des vertus de la légalité ». 26 – dont le TFTP (« terrorist finance tracking program ») ou encore le décret présidentiel 13224, évoqués plus haut, ne sont finalement que des avatars. Si cet enjeu semble avoir été, depuis peu, intégré par les autorités nationales 27 comme européennes, elles peinent encore, en réponse, à définir une « politique juridique extérieure » 28 globale et cohérente.

La Chine déploie en réponse son propre système alternatif

La Chine, dont les velléités impérialistes s’affirment de jour en jour, conteste de son côté l’hégémonie du dollar en se fondant sur une logique double : il est nécessaire pour elle de renforcer son pouvoir au sein d’un monde multipolaire, mais aussi d’obtenir un certain nombre de garanties vis-à-vis d’éventuelles sanctions américaines dans les années à venir. Pour y parvenir, dès 2009 et, à la suite de la politique de quantitative easing menée par la FED, Zhou Xiaochuan, le gouverneur de la Banque centrale de Chine avait appelé à un renforcement du rôle des DTS (droits de tirages spéciaux pour compléter les réserves des pays) du FMI face au dollar, même si cela n’avait en définitive pas abouti. Peu de temps après, la Chine a commencé à promouvoir, en parallèle de sa politique d’accumulation d’or afin de rétablir un étalon à terme, le règlement des échanges bilatéraux en renminbi (RMB) avec quelques avancées dans les pays en voie de développement et un axe clef avec Moscou.

En 2015, une nouvelle étape est franchie lorsque la Chine crée CIPS, infrastructure de paiements internationaux en RMB qui, bien que pensée pour concurrencer SWIFT, se coordonne toujours avec le système précédent en attendant que CIPS soit plus opérationnel et compétitif. Le conflit n’est donc pas frontal, CIPS concentre sa présence dans le domaine des « clearance and shimpent » tandis que SWIFT conserve son rôle central en matière de messagerie bancaire. Face à l’absence de succès escomptée suite à la mise en place du système SWIFT GPI accroissant la vitesse des transferts, la Chine a opté pour une solution, à la fois complémentaire et alternative afin de contourner SWIFT : le yuan digital. Encore balbutiante dans le domaine domestique bien que dotée d’atouts certains (le cryptoyuan recourt à la blockchain et peut faire office non seulement de monnaie mais aussi de système de paiement) 29, ce choix s’est récemment trouvé secondé par une autre voie, celle des circuits alternatifs. D’abord instaurés entre Moscou et Pékin pour le commerce bilatéral (réduisant de 50% les échanges en dollars entre ces deux nations au début de l’année 2020 30), ces circuits s’étendent de plus en plus et permettent également une légitimation autonome du système alternatif à SWIFT 31. CIPS compte par ailleurs différentes banques étrangères comme actionnaires 32 (HSBC, Standard Chartered Bank, la Bank of East Asia, DBS Bank, Citi Bank, Australia and New Zealand Banking Group et BNP Paribas).

La Chine, dont les velléités impérialistes s’affirment de jour en jour, conteste de son côté l’hégémonie du dollar en se fondant sur une logique double : renforcer son pouvoir tout en se protégeant d’éventuelles sanctions américaines.

Néanmoins, un véritable frein structurel demeure à l’internationalisation du RMB. Cette monnaie n’est pas librement échangeable et la Chine opère toujours, pour des raisons évidentes d’autonomie des circuits financiers internes au pays, un strict contrôle des capitaux. Consciente de ces difficultés, la Chine use notamment de sa présence dans d’autres territoires grâce aux Nouvelles routes de la soie. Son fort investissement dans ces territoires doit pousser les nations occidentales à investir dans leurs infrastructures en ayant recours à des emprunts en yuan et en rejoignant, directement ou non, son système alternatif à SWIFT, mais il doit aussi contrecarrer le vieux modèle américain du pétrodollar.

En outre, la Chine s’est constituée un véritable maillage financier capable de s’étendre davantage. Depuis 2019, un projet d’alliance en matière d’échanges monétaires entre la Russie, la Chine et l’Inde a vu le jour : l’Inde qui ne possède pas encore de système indépendant de transferts de fonds sur son territoire aurait ainsi recours à la Banque centrale de Russie afin d’autoriser ses propres transferts en dehors du système SWIFT 33. Si cette alliance renforce l’émergence et l’autonomisation de l’EAEU (Eurasian Economic Union), elle s’inscrit également dans la perspective que s’était fixée CIPS pour la fin de l’année 2020, à savoir rattacher mille institutions directement ou indirectement au sein de son système 34. Avec les conséquences de la pandémie du Covid-19, la reprise rapide de l’économie chinoise et les risques qu’elle fait peser sur la politique économique américaine, l’extension de CIPS et de ses canaux de diffusion au sein des BRICS semble être une nécessité pour la Chine dans les années à venir si elle souhaite se prémunir de nouvelles sanctions américaines vis-à-vis de ses transferts internationaux.

SWIFT, système cher, lent et faillible, aujourd’hui concurrencé

Pourtant, les efforts déployés paraissent démesurés face aux critiques que le système SWIFT subit. Comme indiqué au départ, un message envoyé par SWIFT contient en résumé toutes les informations concernant une transaction. Dans ce système, chaque institution possède un identifiant unique – le code BIC/SWIFT. Un message typique contient en en-tête l’identifiant BIC (Bank Identifier Code) de l’institution émettrice, suivi de l’identifiant de la nature de l’opération à réaliser, puis du BIC de l’institution réceptrice. Le corps d’un message décrit les montants et la devise utilisée, le compte du client dans l’institution émettrice, ainsi que d’autres informations sur la transaction. Toutes les institutions membres du réseau utilisent la même syntaxe de messages, mais aucun fonds ne transite par SWIFT lui-même : le système ne fait que gérer les messages qui permettent aux transactions internationales de se dérouler de manière fluide.

Pour pallier les défauts de ses prédécesseurs, il offre trois avantages centraux. D’abord, SWIFT utilise une syntaxe de messages simple et standardisée, de sorte à limiter l’erreur humaine dans l’exécution des ordres de transaction. Ensuite, il assure la non-répudiabilité des ordres passés, c’est-à-dire qu’un agent ayant effectué une transaction ne peut la nier. La trace de chaque transaction est ainsi conservée, et aucun des acteurs ne peut nier l’avoir effectuée. Enfin, il se veut être un système de messages extrêmement sécurisé.

Le système SWIFT est actuellement concurrencé sur chacun de ces points qui font sa force. Tout d’abord, la standardisation des messages liés aux transactions financières progresse dans le monde, avec notamment l’émergence de la norme ISO20022 35, qui propose une syntaxe unifiée pour toutes les transactions financières au monde. Cette norme est en passe de devenir le standard mondial de référence, puisqu’elle devrait couvrir environ 90% des virements à haute valeur d’ici à 2025 selon le cabinet KPMG 36.

Sur la non-répudiabilité des paiements ensuite, puisque d’autres technologies (notamment fondées sur la blockchain) permettent d’aussi bons résultats pour moins cher. Sur la sécurité enfin, avec les brèches révélées par des attaques récentes, la solidité du système SWIFT pose question. Tout cela est renforcé par la relative rigidité du système. Il est relativement cher, puisqu’un virement SWIFT sera facturé entre 15 et 60 dollars au client suivant l’institution bancaire, ou alors une commission variable de l’ordre de 3%. Il est de plus lent, un virement mettant 2 à 5 jours à arriver à destination – même si cette durée se trouve réduite à un jour avec le nouveau système SWIFT GPI, on reste très loin de transactions en temps réel.

Le système SWIFT est aujourd’hui concurrencé sur chacun de ses précédents points de force.

Face à un système cher, lent, centralisé, et comportant des brèches de sécurité, la technologie la plus couramment envisagée aujourd’hui pour mettre en place un système de paiement alternatif est la blockchain, qui répond en théorie à chacun de ces problèmes. Tous les projets basés sur la blockchain n’ont pas le même objectif, mais un en particulier vise précisément à faciliter les virements internationaux : il s’agit de Ripple, avec son produit RippleNet, dont l’ambition est de permettre à l’argent de s’écouler aussi facilement que l’information. Ripple est également en transition vers la norme ISO20022, et offre indéniablement une solution plus rapide que SWIFT : une transaction prend moins de 5 secondes et coûte environ 4 centièmes de centime de dollar 37, alors que la dernière version de SWIFT, baptisée SWIFT GPI, propose de régler un paiement en une journée pour le coût habituel d’un virement SWIFT. En ce qui concerne la sécurité, la grande force de Ripple est de reposer sur des transactions de pair à pair des membres du réseau. Il existe donc en théorie plusieurs chemins possibles pour faire parvenir des fonds d’un portefeuille A à un portefeuille B. Cependant, la faille principale identifiée par des chercheurs 38 de la Purdue University dans l’Indiana, est la dépendance d’un grand nombre de portefeuilles à des nœuds importants : si ceux-ci venaient à subir une attaque, quelque 50 000 portefeuilles pourraient être coupés du réseau. Cette étude, datant de 2017, est la seule de cette ampleur à avoir été réalisée, et il est donc probable que la situation ait évolué depuis.

L’émergence des monnaies digitales : une menace pour la suprématie financière américaine ?

Le précédent vénézuélien, où le recours au bitcoin a pu représenter une façon de contourner le blocus américain, et surtout l’émergence du Libra donnent des idées aux Iraniens, Européens et Chinois. La crainte de laisser l’enjeu des crypto-monnaies dans les mains d’un acteur privé doté d’une base d’utilisateur qui se chiffre en milliards inquiète même Washington. La BCE envisage elle le déploiement d’une monnaie numérique de banque centrale (MNBC) basée sur le blockchain, en prévision du yuan digital et de sa réponse américaine ; le dollar digital, fruit d’une collaboration entre le MIT et la FED. 

Les conditions d’élaboration de cet euro digital demeurent encore assez floues mais seront déterminantes pour une solution qui risque de faire émerger plus de problèmes qu’elle n’en résoudra. En l’état, cette MNBC européenne est pensée comme un système de cash digital distribué entre les banques commerciales et la banque centrale et constitue davantage qu’une simple monnaie, il s’agit d’une architecture financière qui contient son propre système de paiement. En cela, et en dépit des problématiques techno-politiques que le déploiement d’une telle monnaie risque de faire peser, l’enjeu du contrôle du système monétaire international a le mérite d’être posé. La BCE réfléchit d’ailleurs à la possibilité d’un déploiement à échelle extra-européenne et le gouverneur de la banque de France laisse présager un objectif ambitieux lorsqu’il considère la MNBC comme le moyen pour l’Union européenne de devenir rapidement « le premier émetteur au niveau international et (en) tirer ainsi les bénéfices réservés à une monnaie de banque centrale de référence ». Ces signaux faibles n’ont pourtant donné lieu à aucune réalisation concrète, et il est fort peu probable que l’institution européenne risque une guerre financière ouverte avec les États-Unis.

Du côté des acteurs privés, si la solution apportée par Ripple offre des avantages techniques indéniables, elle demeure sous le contrôle de son créateur, l’entreprise Ripple Lab, dont le fondateur Chris Larsen possède 5 milliards de tokens XRP (identifiant du Ripple), sur un total de 50 milliards en circulation. L’entreprise et son fondateur possèdent donc un pouvoir considérable sur le réseau. Si un pays l’utilise, il ne gagne donc fondamentalement pas en autonomie, et rien ne garantit qu’il ne se trouve pas sous la menace d’être déconnecté du réseau un jour, comme ont pu l’être certains pays dans le réseau SWIFT. Le réseau n’a pour l’instant pas montré de faillite conséquente, mais rien ne garantit non plus que cela n’arrivera pas. Enfin, là où la NSA utilisait SWIFT pour du renseignement 39, il serait probablement plus complexe de faire de la surveillance de masse à travers le réseau Ripple, mais certainement pas de surveiller tous les agissements d’individus ou d’organisations ciblées.

Notes :

1 : Renouvelé chaque année depuis.

2 : Compétence partagée avec le FBI et la CIA et en consultation avec le département de la Justice.

3 : Article 2 de la Directive 95/46/CE transposée en France par une série de décrets entre 1999 et 2007.

4 :  Pour consulter le détail de la résolution du Parlement européen du (06/07/2006) : https://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?pubRef=-//EP//TEXT+TA+P6-TA-2006-0317+0+DOC+XML+V0//FR

5 : Plus précisément de la directive 95/46/CE (24/10/1995) sur la protection des données personnelles : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/?uri=CELEX%3A31995L0046

6 :  Abrogée en 2018.

7 : MONTBEYRE Richard, Le transfert de données bancaires à caractère personnel vers les Etats-Unis : aspects juridiques de l’Affaire SWIFT, Droit-Tic, févr. 2008 : http://www.droit-tic.com/pdf/Aspects-juridiques-Swift.pdf

8 : Voir à cet égard le récit du président de la division chaudière d’Alstom Frederic Pierucci dans son ouvrage Le piège américain, 2019

9 : Au moyen d’une « compulsory subponea », sorte d’injonction administrative se transformant en sanction pénale si elle n’est pas exécutée par le destinataire (amende, peine de prison) : les compulsory subponeas se passent de l’intervention du pouvoir judiciaire pour être contraignante. Cette catégorie d’actes du pouvoir exécutif américain s’est particulièrement développée au lendemain des attentats du world trade center, dans un article pour la Legal Opinion Letter (02/12/2005), Michael R.Sklaire constate : « The use of the administrative subponea has blurred the line between civil and criminal enforcment »

10 : Mécanisme de copie de sauvegarde aux Etats-Unis de l’ensemble des données conservées par la société sur les serveurs européens (et inversement).

11 : En Suisse.

12 : L’accord SWIFT I ayant été rejeté par le Parlement en février 2010 : force est de constater que les EUA auront continué à avoir un accès total au contenu de la base de données SWIFT de 2006 à 2009.

13 :  Le rapport constate que les demandes des services américains « étaient tellement succinctes que l’agence (Interpol) n’a pas été en mesure d’en vérifier la conformité avec l’accord », ce qui ne l’a au demeurant pas empêchée de les communiquer.

14 : Voir communiqué de presse 1 février 2009 : https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/IP_09_264

15 : Il va être intéressant à ce sujet de suivre les faits et gestes de Joe Biden sur ce dossier, lui qui avait prononcé un discours en vue de convaincre les européens de coopérer en pleine négociation des accords.

16 :  GARABIOL Dominique, banquier et professeur associé à l’université Paris 8 : https://fr.sputniknews.com/international/201807251037359973-brics-transactions-financieres/

17 : Résolution du Parlement européen du 13 mars 2014 sur l’invasion de l’Ukraine par la Russie (2014/2627(RSP)) : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX:52014IP0248

18 :  À l’instar des EUA, l’UE décide en 2011 de sanctionner l’Iran (Règlement 359/201) au moyen du gel de certains avoirs, d’un embargo militaire et d’embargos sectoriels ; pour plus de détails voir : https://www.tresor.economie.gouv.fr/Institutionnel/Niveau3/Pages/39d02b33-eab4-4090-bff7-f44605fe2e6e/files/16127a0c-8a51-41db-a4bb-079b45083606

19 : On notera le commentaire du Ministre de l’économie français, Bruno le Maire : « l’Europe doit cesser d’être la victime collatérale des sanctions extraterritoriales américaines ».

20 : La « troïka européenne » : Allemagne, Royaume-Uni, France.

21 : Biens n’étant pourtant théoriquement pas frappés par les sanctions américaines.

22 : Bulletin d’information de l’Institut kurde de Paris (page 61) : https://www.institutkurde.org/publications/bulletins/pdf/400.pdf

23 : SENGMANY Paul, Mémoire Master 2019 : « Les alternatives au Correspondant Banking » https://www.afte.com/sites/default/files/inline-files/Mémoire%20du%203e%20prix%20ex%20aequo%20-%20SENGMANY%20Paul.pdf

24 : Electronic Banking Internet Communication Standard

25 : Pour rappel en 2004 l’Union européenne avait été incapable d’empêcher les américains lorsque Saddam Hussein avait décidé d’acheter son pétrole en euros. Pour convaincre un pays d’acheter en euros ou en yuan il faut pouvoir avoir la garantie de ne pas subir le courroux américain en représailles comme l’a montré récemment l’exemple de Total.

26 : Rapport URVOAS 2014 : https://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-off/i2482.asp (voir chapitre III : « Le défi du renseignement économique et financier »)

27 : Note DGSI 12/04/2018 « Panorama des ingérences économiques américaines en France » : « Les entreprises françaises […] font l’objet d’attaques ciblées, notamment par le biais de contentieux juridiques, de tentatives de captation d’informations et d’ingérence économique »

28 : LEBLANC-WOHRER Marion, « Le droit, arme économique et géopolitique des États-Unis », Politique étrangère, 2019

29 : Néanmoins, depuis le 13 novembre 2020, la deuxième plus grosse banque de Chine propose d’acheter des obligations en bitcoins (58 Mio le premier jour). À terme, la China Construction Bank entend mettre à disposition 3 milliards d’obligations sous cette forme. Il ne s’agit pas de bons destinés nécessairement à des investisseurs professionnels, 100 suffisent pour en obtenir un contre plus de 1500 pour les obligations habituelles en yuan. Sur ce sujet, voir : https://www.scmp.com/business/banking-finance/article/3109331/china-construction-bank-sells-us3-billion-worth-debt

30 : https://iz.ru/1041303/2020-07-29/dolia-dollara-v-torgovle-rf-i-kitaia-vpervye-opustilas-nizhe-50

31 : La Chine se sert ainsi de ses propres agences de notation pour mettre en avant l’utilisation de CIPS par des banques étrangères, russes en l’occurrence. Voir à ce sujet : https://www.rt.com/sponsored-content/504670-credit-bank-moscow-asian-award/

32 : https://www.reuters.com/article/china-banks-clearing-idUSL3N2F115E

33 : https://economictimes.indiatimes.com/news/economy/foreign-trade/india-russia-china-explore-alternative-to-swift-payment-mechanism/articleshow/72048472.cms?from=mdr

34 : https://asia.nikkei.com/Business/Finance/China-s-global-yuan-push-makes-inroads-in-Asia-and-Africa

35 : Détails de la norme ISO20022 : voir https://www.iso20022.org/

36 : A new standard for payments, https://home.kpmg/xx/en/home/insights/2020/02/payments-standard.html

37 : Site de Ripple : https://ripple.com/insights/speed-and-cost-of-payments-dont-need-to-be-at-odds/

38 : MIT Technology Review, “First Large Scale Analysis of the Ripple cryptocurrency network”, https://www.technologyreview.com/2017/06/16/151164/first-large-scale-analysis-of-the-ripple-cryptocurrency-network/

39 :  Reuters, “Hacker documents show NSA tools for breaching global money transfer system” , https://www.reuters.com/article/us-usa-cyber-swift-idUSKBN17H0NX

Le drone ou l’impérialisme sans pleurs : retour sur l’ouvrage de Grégoire Chamayou

D’après le Bureau of Investigative Journalism, le nombre de frappes de drones de la CIA a considérablement augmenté sous l’administration Trump. En deux ans, celle-ci a donné son feu vert à davantage de tirs (2,243) que l’administration Obama en huit ans (1,878).1 Dans le même temps, Donald Trump multipliait les proclamations isolationnistes. Les drones seraient-ils un moyen pour les États-Unis de maintenir une présence militaire dans des zones stratégiques, tout en proclamant officiellement leur retrait, et de diminuer ainsi le coût politique de leurs interventions ? Dès 2013, Grégoire Chamayou analysait cette conséquence possible de la dronisation de l’armée américaine dans Théorie du drone, publié aux éditions la Fabrique.

Presque tous les conflits armés dans lesquels les États-Unis interviennent aujourd’hui sont de type asymétrique et contre-insurrectionnel, souvent sur fond de contre-terrorisme. Dans ces théâtres d’opération lointains et parfois très étendus, et alors que les gouvernements occidentaux hésitent de plus en plus à y déployer des troupes au sol, les drones aériens (Unmanned Arial Vehicle, UAV), notamment de type MALE (Moyenne Altitude, Longue Étendue) apportent depuis plus de deux décennies un avantage tactique, mais aussi politique, immense. Il n’en fallait pas davantage pour que l’usage de drones se propage de façon exponentielle, en premier lieu aux Etats-Unis.

A ce jour, le site du Bureau of Investigative Journalism comptabilise un minimum de 14,000 frappes aériennes par drone confirmées par les Etats-Unis.2 Elles sont essentiellement effectuées par les services secrets (Central Intelligence Agency, CIA) et par l’armée (notamment l’US Air Force), dans le cadre de la lutte anti-terroriste à l’étranger.

Pour Chamayou, les drones tueurs ne sont donc pas la « figure aérienne du mal », mais la figure aérienne de la domination du centre impérial sur ses périphéries lointaines

Grégoire Chamayou s’interroge sur ces frappes, dont la simple existence ébranle nos catégories de pensée et cadres juridiques relatifs au phénomène guerrier. Cette dronisation s’accompagne d’une « offensive théorique » à laquelle il consacre une importante réflexion critique.

Ce qu’est la Théorie du drone, et ce qu’elle n’est pas

Dès sa parution, l’ouvrage de Chamayou a reçu ce qu’il convient d’appeler une volée de bois vert. Le politologue Joseph Henrotin observa que ce livre avait permis de « structurer les différentes critiques adressées à l’endroit des drones ». Critiques qu’il ne tient généralement pas en haute place dans son estime : elles nourriraient des débats « fréquemment peu pertinents, en se fixant sur une technologie dont les ressorts sont mal compris et en charriant un certain nombre de mythes. »3

Contrairement à ce qui est souvent avancé, le fondement de la démarche de Chamayou n’est pas l’affirmation que le drone incarne un « terrorisme par les airs ». Le véritable fond de la pensée de Chamayou était pourtant énoncé avec toute la clarté nécessaire. Conformément à ce qui intéresse la philosophie critique, il est question d’explorer les « crises d’intelligibilités » et les brouillages de catégories auxquels donnent lieu les nouveaux concepts ou objets produits par l’humanité. En l’espèce : la rhétorique qui soutient la normalisation des frappes de drones, l’agenda géopolitique qu’elles accompagnent et les logiques socio-économiques dont elles découlent.

Il eût été étonnant que l’ouvrage de Chamayou fût reçu autrement. Dans la recherche en matière stratégique et de défense, l’autonomie des think-tanks et instituts de recherche par rapport aux puissances privées et publiques est relative. Le phénomène de revolving doors avec les postes dans l’armée, le gouvernement ou l’industrie de la défense, est fréquent. La raison en est évidente : la bonne compréhension des enjeux stratégiques et de défense est une question de survie étatique. Mais cela justifie aussi l’intérêt d’une vision alternative et d’une lecture critique des discours issus de ces milieux.

Une partie du propos et des arguments de Chamayou résonne avec des thématiques chères à la pensée pacifiste et anti-impérialiste. Si le drone dérange et interpelle, c’est aussi parce qu’il passe en somme pour l’outil suprême de l’interventionnisme. En effet, en diminuant sensiblement le poids et les coûts des interventions militaires – autrement dit en les rendant plus acceptables – le drone serait une opportunité de diminuer la portée du discours et des arguments pacifistes.

Malgré un coût unitaire significatif (environ 16 millions d’euros pour le MQ-9 Reaper), les drones MALE restent moins lourds et moins coûteux à utiliser que d’autres équipements, pour des effets tactiques parfois bien supérieurs. En réduisant la présence humaine au sol, les drones diminuent potentiellement les pertes militaires, et donc aussi les traumatismes et l’impact social qui s’ensuit.

Autrement dit, les frappes de drones modifieraient substantiellement les coûts politiques, économiques et réputationnels de l’usage de la force dans les conflits asymétriques, au profit des « faucons » et de leur agenda militariste et interventionniste.

Ce bouleversement intervient à un moment d’autant plus crucial que les pressions pacifistes ou isolationnistes – auquel le gouvernement américain ne se heurte pas pour la première fois – se nourrissent toujours abondamment de la présence américaine au Moyen-Orient. La « dronisation » a permis à Donald Trump d’y conserver une influence militaire forte, tout en reprenant le discours et des éléments de langage hostiles aux « guerres sans fin » (endless wars).4

Les États-Unis utiliseraient-ils les drones comme la Grande-Bretagne, du temps de l’Empire, mobilisait les colonisés pour mener les interventions militaires qui étaient impopulaires sur son sol ? L’analogie proposée par Chamayou, frappante, mérite que l’on s’y attarde.

Chez Chamayou, les drones tueurs ne sont donc pas la « figure aérienne du mal »5, mais la figure aérienne de la domination du centre impérial sur ses périphéries lointaines ; l’outil qui permettra de tenir à bout de bras, à moindre coût économique et politique, des régimes satellites et occidentalo-compatibles, en particulier face à la menace terroriste et à la déliquescence de l’ « Etat importé ».

Si, caricaturalement, le drone est pour certains la figure aérienne du mal, peut-il à l’inverse être la figure aérienne du bien ? Grégoire Chamayou nous plonge dans la pensée de certains analystes ou universitaires qui parlent du drone comme d’une « arme humanitaire » tant elle serait en fait respectueuse des principes du droit international.

Chamayou y voit un procédé argumentatif et une inversion du sens des mots qui doit interpeller ; elle lui permet de justifier son approche en affirmant qu’il y a davantage en jeu que la seule efficacité de la lutte anti-terroriste. Cette inversion s’accompagne, ou plutôt s’inscrit dans ce que Chamayou décrit – c’est l’idée centrale de son livre – comme un brouillage généralisé des différentes catégories concernées par les conflits armés : catégories juridiques notamment, mais pas seulement. En explorant cette « offensive théorique », dirigée notamment contre le droit international, Chamayou montre la nécessité d’un contre-discours.

Tactique et technique des frappes de drones : une « chasse à l’homme » qui échappe au droit des conflits armés ?

Le raisonnement de Chamayou se fonde en partie sur l’idée que la guerre, avec les frappes de drones, « dégénère » en une chasse à l’homme, voire en une « campagne d’abattage ». Elle s’apparenterait désormais à une série d’exécutions extra-judiciaires sans aucun risque pour le belligérant qui dispose du capital technologique et économique nécessaire. En quelque sorte, l’opérateur de drone ne serait pas davantage exposé au risque qu’un chasseur ordinaire face à du gibier.  Avec ce choix des mots, l’auteur s’attire d’emblée un certain nombre de critiques. Les uns lui répondent que la guerre, avec ou sans drone, consiste de toute manière déjà en une chasse à l’homme ; d’autres font le parallèle avec l’apparition de l’arbalète ou de l’artillerie pour rappeler que la mise à distance du combattant a toujours suscité des protestations. La posture de Grégoire Chamayou n’en demeure pas moins instructive.

Décrivant ce qui le pousse à parler de chasse à l’homme, Chamayou évoque l’analyse des formes de vie (patterns of life analysis) qui doit permettre de déterminer si le suspect surveillé par drone est bien une cible à abattre. L’analyse du pattern of life intervient dans le cadre des signature strikes. Ces frappes de drones visent une cible dont l’identité n’est pas connue, mais dont les faits et gestes observés sur une certaine durée permettent de conclure qu’il s’agir d’une cible.

Les partisans de l’usage des drones présentent l’analyse du pattern of life comme une méthode fiable pour s’assurer d’éliminer des cibles terroristes, malgré l’opacité et le secret qui entourent cette pratique. Chamayou, lui, se montre sceptique. Il semble en effet que la méthodologie statistique et la transparence posent de sérieux problèmes. De plus, il note que ce ciblage qui se veut chirurgical des suspects, pousse ceux-ci à se fondre au sein de la population civile pour y échapper – une dialectique qui tend à rendre systématiquement vains les progrès effectués pour distinguer les « formes de vies suspectes » des « formes de vies civiles ».

En 2011, lorsque John Brennan est encore le conseiller de Barack Obama pour la sécurité intérieure et la lutte antiterroriste (avant de devenir directeur de la CIA en 2013), il annonce lors d’une conférence qu’il n’y avait « pas eu la moindre mort collatérale » liée aux frappes de drones américaines pour l’année 2010.6 La preuve irréfutable de l’efficacité et de la propreté des frappes de drones ?

L’exploit tient en une astuce comptable, révélée quelques mois plus tard par un article du New York Times, cité par Chamayou.7 En fait, tout individu masculin en âge de combattre (military age male) présent dans une zone de frappe est automatiquement considéré comme un combattant, sauf à ce qu’un renseignement posthume parvienne à prouver explicitement le contraire. « Ils comptent les cadavres, mais ils ne sont pas vraiment sûrs de qui il s’agit », résume une source officielle anonyme citée par l’article. À cela s’ajoute un sérieux problème de comptabilité des frappes aériennes menées par l’armée américaine : « L’énorme fossé dans les données engendre de sérieux doutes au sujet de la transparence sur les progrès remontés contre l’Etat islamique, Al-Qaïda et les Talibans, et soulève des questions sur la précision d’autres publications du département de la défense traitant des coûts jusqu’aux comptes de victimes. ».8

L’enquête du Military Times concerne les frappes de drones mais aussi les frappes aériennes menées par d’autres moyens (notamment des hélicoptères de combat, comme le AH-64 Apache, très utilisé par les américains au Moyen-Orient).

Dans une logique similaire à celle qui consiste à la présomption de culpabilité de tout homme en âge de combattre présent sur une zonne de frappe, la nouvelle catégorie de « combattant présumé » (suspected militant) fait glisser le statut de combattant vers un statut indirect, « susceptible par dilution de recouvrir toute forme d’appartenance, de collaboration ou de sympathie présumée avec une organisation militante », explique l’auteur. L’éventail des cibles potentielles s’élargirait alors bien au-delà de ce qu’avait prévu le droit des conflits armés.

Le « droit de tuer » : le monde entier comme terrain de chasse ?

Dans la guerre, le droit de tuer provient du fait que l’on s’expose soi-même à la mort. C’est sur cette réciprocité qu’ont été fondées les catégories du jus in bello. Avec un drone, explique Chamayou, la mort n’est plus distribuable de part et d’autre, mais d’une manière presque absolument unilatérale. C’est de là qu’il tire sa grande affirmation que la guerre dégénère en une sorte de campagne d’abattage, échappant aux catégories du droit international humanitaire.

S’agissant des frappes de drones, il semble à Chamayou qu’elles soient parfois difficilement justifiables sur le plan juridique. Il constate par exemple que Harold Koh, conseiller juridique auprès du département d’État, n’avait pas été en mesure de répondre de façon satisfaisante aux demandes de précisions sur le cadre légal des frappes de drones américains, devant l’American Society of International Law.9 Une question à laquelle l’administration américaine a aussi refusé de répondre devant un tribunal, rappelle Chamayou.10

C’est ce flou juridique qui conférerait au gouvernement américain une certaine marge de manœuvre, alors que ni le maintien de l’ordre (law enforcement), ni le droit des conflits, ne font office de cadre juridique convenable. D’après Chamayou, la solution pour s’affranchir des contraintes légales de l’un et de l’autre pourrait être la création d’un régime juridique hybride ad hoc. Il s’agirait donc ni plus ni moins que d’une officialisation de la pratique. Le gouvernement américain n’aurait alors plus rien à se reprocher sur le plan légal, pour la bonne et simple raison que le droit aura été modifié et adapté sur mesure pour l’usage des drones.

Que l’on pense simplement à l’assassinat du général iranien Qassem Soleimani par une frappe de drone en janvier 2020, et l’on comprendra combien la distinction entre l’impératifs de « lutte contre le terrorisme » et de maintien de l’hégémonie américaine dans une région est floue.

La kill box est un autre élément important du mode opératoire de l’assassinat ciblé par drone que Chamayou développe. Il s’agit d’une zone désignée, modulable et mobile, en dehors de laquelle la frappe de drone ne peut avoir lieu. En se délimitant et en se rapprochant au plus près des insurgés, elle permet de réduire l’étendue de la zone de conflit, et donc de réduire au minimum l’exposition des populations civiles au danger. On passerait ainsi de zones de conflit « géo-centrées » à des zones « ciblo-centrées » qui, à l’extrême, se réduisent à la cible et à son environnement le plus proche.

Bien que présentée comme un progrès, accordant à l’opérateur de drone la marge d’action nécessaire tout en restant en adéquation avec le droit humanitaire et en réduisant l’exposition des civils, Chamayou constate l’inverse : une profonde remise en cause du droit international, quoiqu’habilement déguisée.

En effet, il y voit un raisonnement paradoxal : la kill box, définie par la proximité de la cible et non plus par les frontières politiques d’un État en guerre, pourrait mener à un affranchissement des frontières étatiques et de la question de la délimitation des zones de conflits. C’est pourtant un sujet d’une importance cruciale puisque les zones de conflits armés sont les seuls endroits où le droit international humanitaire a vocation à s’appliquer. Le risque serait alors que n’importe quel endroit du globe puisse devenir une zone de combat potentielle, pour peu que s’y trouve une cible jugée légitime.

Par exemple, avec une généralisation des principes de la kill box, le gouvernement américain n’aurait plus à se soucier du vide juridique qui entoure les frappes de drones notamment au Pakistan et en Somalie, qui posent pourtant, à tout le moins, la question de leur légalité.

Dans l’interprétation de la juriste Mary Ellen O’Connell, la guerre contre le terrorisme ne saurait être considérée comme un conflit armé. Dès lors, ces pays ne seraient pas des zones de guerre, et les frappes de drones qui y sont menées hors du cadre juridique censé autoriser leur usage.11 Mais cette logique n’a plus lieu d’être si elle vient à être remplacée par une conception « ciblo-centrée » de la zone de conflit.

Dans cette perspective, le drone pérenniserait le « viol permanent » des frontières souveraines. Il est l’outil d’une contre-insurrection qui se définit alors autant par la lutte contre des groupes armés considérés comme « criminels » ou « terroristes », que par le maintien en place d’une hégémonie favorable à Washington. Que l’on pense simplement à l’assassinat du général iranien Qassem Soleimani par une frappe de drone en janvier 2020, et l’on comprendra que la distinction entre ces deux impératifs est souvent floue.

[Lire sur LVSL : « Crise iranienne : le faux isolationnisme de Trump »]

Les frappes de drones sont aussi l’occasion d’un retour au débat sur la contre-insurrection par les airs. Cette fois-ci, certains prétendent qu’elle devient réellement viable. L’argument consiste souvent à dire que le drone est une arme beaucoup plus discriminante que les bombardements par avion ou même par l’artillerie. Bien que repris par tous les défenseurs de l’usage des drones armés, Chamayou  explique pourquoi il estime qu’il s’agit là d’un argument trompeur.

Il se trouve aussi une question plus fondamentale encore, d’ordre non pas tactique mais stratégique, qui fait encore douter l’auteur de la pertinence de la systématisation du recours aux frappes de drones. Il cite notamment David Kilcullen12, un éminent expert dans le domaine de la contre-insurrection. Kilcullen explique que les frappes de drones contredisent les principes même de la contre-insurrection, en raison des effets politiques délétères sur la population. Ces frappes provoqueraient la colère des populations et nourriraient un cycle de vengeance, alors même que la contre-insurrection est censée viser une solution politique. L’assassinat de Qassem Soleimani et les réactions de masse qu’il a provoquées, là encore, semblent valider cette grille de lecture.

Un impact immatériel : quid des effets psychologiques et symboliques ?

Chamayou formule aussi des remarques d’ordre éthique et psychologique, en suggérant qu’elles ne sauraient se départir de questions politiques. En effet, le développement des frappes de drones serait la manifestation de l’opposition entre deux régimes matériels, tactiques et éthiques, deux régimes du rapport à la mort, que conditionne la détention du capital économique et technologique. D’un côté, l’ « engagement total » des kamikazes terroristes ou insurgés, qui ne disposent que de leur propre corps et de la dissimulation au sein des populations civiles ; et de l’autre le « désengagement total » des nations occidentales qui s’exprime de façon extrême avec le recours aux drones, dont les pilotes se trouvent à des milliers de kilomètres de là.

Vient alors le fameux débat sur la crise de l’ethos militaire face aux derniers changements du phénomène guerrier, et qui est réparti en plusieurs points. D’abord, les opérateurs de drones ont-ils seulement la possibilité d’être vertueux ? Chamayou fait le tour du débat, rappelant justement que les premières critiques relatives à la lâcheté ou au désengagement vinrent non pas de militants pacifistes, mais des pilotes de chasse (lesquels sont eux-mêmes pareillement critiqués par les troupes au sol).

Sans le nier absolument, Chamayou prétend aussi rappeler que l’argument du PTSD (trouble de stress post-traumatique) souvent avancé pour héroïser les opérateurs de drone ne possède aucun fondement empirique. Au sens strict, d’ailleurs, il y a là encore une erreur de catégorie, jusque dans le domaine médical. En effet, les pilotes de drones n’étant pas exposés au danger, le terme de PTSD est en fait inapplicable. A l’inverse, l’auteur rappelle que des « amortisseurs moraux » peuvent contribuer à désensibiliser l’opérateur et le personnel militaire posté derrière les écrans.

Si les drones sont de plus en plus utilisés, ce n’est pas uniquement en raison de la plus-value tactique qu’ils apportent. En allégeant l’empreinte des interventions militaires, ils répondent à une nouvelle configuration politique où les gouvernements occidentaux doivent compter avec l’opinion publique de leurs populations. Chaque incident tragique en opération extérieure est l’occasion de relancer le débat public sur l’intervention militaire dans telle région.

Les guerres américaines au Moyen-Orient sont d’autant moins coûteuses politiquement, qu’elles ont tendance à réduire l’exposition des soldats au danger. Les drones sont une réponse à cette exigence d’immunité du combattant désormais érigée en nouvelle norme politique, même si l’objectif d’une guerre « zéro mort » demeure aujourd’hui un slogan.

La lecture de la Théorie du drone ne laisse aucun doute quant à l’existence de plusieurs « crises d’intelligibilité » que produisent les drones armés. Ces crises apparaissent en fait comme le résultat d’une bataille sémantique entre des tenants du statu quo politico-juridique, inquiets du développement de cette arme dont les conditions d’usage sont forcément opaques ; et d’autres qui aimeraient le voir disparaître, afin que les drones soient utilisés à leur plein potentiel, sans l’entrave d’un droit international obsolète et vainement contraignant.

Le drone armé est déjà durablement installé dans les pratiques antiterroristes des pays occidentaux. Nec plus ultra de la technologie militaire, il demeure pourtant un outil relativement récent qui, grâce au progrès technologique (robotisation, miniaturisation, intelligence artificielle…), est loin d’avoir dévoilé tous ses usages potentiels.

Entre le spectre du terrorisme et celui de l’impérialisme américain, comment le drone tueur s’insérera-t-il dans l’imaginaire collectif  ? Il apporte à celui qui le manie un pouvoir et une agilité tactique indéniables. Néanmoins, pour Chamayou, rien n’indique qu’il constitue une réelle solution aux insurrections armées et terroristes. Le remède n’attaque que les symptômes les plus visibles. Et, contre-intuitivement, certains craignent qu’il n’entretienne la maladie.

Notes :

1« Trump revokes Obama rule on reporting drone strike deaths », BBC News, 7 March 2019. [URL]: https://www.bbc.com/news/world-us-canada-47480207

2 https://www.thebureauinvestigates.com/projects/drone-war . Consulté le 10 décembre 2020.

3 J. Henrotin, « Le drone, figure aérienne du mal ? », DSI, Hors-série no 30, juin-juillet 2013, p. 50-52. Accessible en ligne : https://www.areion24.news/2015/01/14/le-drone-figure-aerienne-du-mal-trois-remarques-sur-les-debats-entourant-les-drones-armes/

4 « With eye on Afghanistan talks, Trump vows to stop ‘endless wars’ », Reuters, 6 février 2019. [URL]: https://fr.reuters.com/article/idAFKCN1PV07O

5 J. Henrotin, « Le drone, figure aérienne du mal ? », op. cit.

6 John Brennan, « Ensuring al-Qa’ida’s Demise », Paul H. Nitze School of Advanced International Studies, Johns Hopkins University, Washington, 29 juin 2011, en réponse aux questions de l’assistance. [URL] : https://www.c-span.org/video/?300266-1/obama-administration-counterterrorism-strategy

7 Jo Becker et Scott Shane, « Secret ‘Kill List’ Proves a Test of Obama’s Principles and Will », New York Times, 29 mai 2012. [URL]: https://www.nytimes.com/2012/05/29/world/obamas-leadership-in-war-on-al-qaeda.html

8 Andrew Degrandpre et Shawn Snow, « Les statistiques de l’armée américaine sur les attaques aériennes sont fausses. Des milliers n’ont pas été répertoriées », Military Times, 5 février 2017. Traduit de l’anglais pour Theatrum Belli par Robert Engelmann. [URL] : https://theatrum-belli.com/les-statistiques-de-larmee-americaine-sur-les-attaques-aeriennes-sont-fausses-des-milliers-nont-pas-ete-repertoriees/

9 Harold Koh, « The Obama Administration and International Law », discours devant l’American Society of International Law, Washington, 25 mars 2010.

10 Adamn Liptak, « Secrecy of Memo on Drone Killing Is Upheld », New York Times, 2 janvier 2013.

11 Mary Ellen O’Connell, « Unlawful Killing with Combat Drones: A Case Study of Pakistan, 2004-2009 », Notre Dame Law School, Legal Studies Research Paper, n°09-43, 2009.

12 David Kilcullen conseilla le général David Petraeus en matière de contre-insurrection lorsque celui-ci était commandant de la coalition militaire en Irak de 2007 à 2008, Kilcullen fut aussi « Chief Strategist » au bureau du coordinateur pour le contre-terrorisme au département d’Etat américain, ainsi que conseiller spécial en contre-insurrection pour la secrétaire d’Etat Condoleezza Rice. Kilcullen fut également Senior Fellow au think-tank Project for a New American Century.

Après plusieurs scandales politiques, Porto Rico peut-elle se relever ?

Porto Rico
Porto Rico

Le 3 novembre dernier, le monde avait le regard tourné vers les États-Unis pour l’élection de son président. Les Portoricains y portaient une attention particulière. Sous contrôle américain depuis 1898, l’île possède le statut spécial d’État libre associé, faisant de ses habitants des citoyens américains. Pour ces derniers, ces élections présidentielles pourraient donc avoir des conséquences bien plus importantes qu’ailleurs sur la planète. Mais les quelques trois millions d’habitants étaient également appelés aux urnes le mardi 3 novembre. Élection du gouverneur, du commissaire résident, de l’Assemblée législative et des maires : le calendrier était chargé. Après les récents événements qui ont bouleversé le quotidien politique de l’île, les candidats doivent faire face à un déficit de confiance de la part de leurs électeurs. Et pour cause, les partis traditionnels souffrent au détriment des partis émergents. Un référendum sur le statut de l’île était également au programme. Il s’agit du troisième en huit ans.


Pedro Pierluisi, récemment élu gouverneur, a annoncé, ce mercredi 2 décembre, les premiers membres de son gouvernement. Sur l’île, la méfiance est de mise à l’aube de ce mandat. Elle l’était déjà le 3 novembre 2020, à l’heure de se rendre aux urnes. Les résultats ne sont tombés que quelques jours plus tard, mais ont confirmé les prédictions des sondages. Car si Pedro Pierliusi, candidat conservateur du Partido Nuevo Progresista (PNP, Nouveau parti progressiste, traditionnellement proche des Républicains), est élu avec 32,93 % des votes exprimés, son parti perd plus de 8 points par rapport aux élections de 2016 [1].

Une victoire en demi-teinte

« En fait, il est difficile de voir cela comme une victoire » analyse Benjamin Torres Gotay, journaliste pour El Nuevo Dia, l’un des principaux médias de l’île. Il s’explique : « [Pierluisi] n’a eu que 17 000 votes de plus que Delgado Altieri, son principal opposant et a perdu, jusqu’à présent, l’Assemblée législative et la plupart des mairies ». Selon le journaliste, le PNP aurait réussi à conserver le poste de gouverneur pour deux raisons.

Pedro Pierluisi aux côtés de Jenniffer González, le mercredi 4 novembre 2020, Jorge Muñiz/EFE

La première serait les graves erreurs stratégiques commises par son adversaire principal, Delgado Altieri, maire depuis 2001 d’Isabela et candidat du Partido Popular Democrático (PPD, Parti populaire démocrate). Ce dernier est critiqué pour son inefficacité à adopter un Plan d’organisation territoriale – un diagnostic social, économique et physique de la municipalité sur les infrastructures, l’utilisation des terres urbaines et rurales et la délimitation des zones urbaines, rurales et potentiellement urbanisables -, dont de nombreuses villes se sont déjà dotées. José Aponte Hernández, membre du PNP et ancien président de la Chambre des représentants, parle de « bilan désastreux » en tant qu’administrateur des fonds publics. En septembre, il listait les erreurs commises par le maire d’Isabela : « La construction d’un centre touristique a commencé sans les permis légaux appropriés, ce qui fait qu’à ce jour, des millions de dollars sont perdus », « il permet aux habitants de sa commune de vivre dans des conditions très difficiles sans être pris en charge malgré les demandes d’aides de la part de ces mêmes habitants » ou « en raison de la réduction des effectifs de la police municipale, la criminalité à Isabela a explosé » [3].

Les résultats décevants d’Altieri ne sont que conséquences de son passif à Isabela. La seconde force politique du pays, le PPD, ne totalise que 31,56 % des voix (7 points de moins par rapport à 2016). Pour la première fois depuis l’obtention de son statut d’État libre associé en 1952, ces deux partis totalisent chacun moins de 40 % des voix sur une seule et même élection. Des résultats « surprenant pour certains, mais pas pour ceux qui ont observé et mis en garde contre la détérioration générale dont souffrent depuis quelque temps ces deux partis traditionnels » souligne Benjamin Torres Gotay. Il prend les résultats des précédentes élections pour appuyer son propos : « Lors des élections de 2012, les deux partis – qui se ressemblent beaucoup plus qu’à première vue – ont obtenu 94 % des voix à eux deux. En 2016, ce chiffre est tombé à 80 %. Maintenant, c’est 64 %. Le déclin est remarquable et j’ai l’impression qu’il va se poursuivre ».

La seconde raison pour laquelle le PNP a réussi à conserver le poste de gouverneur, selon Benjamin Torres Gotay, est la division en quatre forces différentes de l’opposition. En plus du traditionnel PPD, de nouveaux partis émergent. C’est le cas du Movimiento Victoria Ciudadana (MVC, Mouvement de la victoire des citoyens), parti créé en 2019 et mené par Alexandra Lúgaro, ainsi que du PIP, Partido Independista Puertorriqueño, (Parti indépendantiste portoricain) et sa tête de file, Juan Dalmau Ramírez. Jamais, à Porto Rico, un troisième parti n’avait obtenu plus de 5 % des votes. Cette année, deux partis libéraux tels que le MVC et le PIP ont obtenu, à eux deux 28 % des voix, dominant la tranche des 18-34 ans. « C’est un changement monumental dans la politique de Porto Rico, analyse Benjamin Torres Gotay. C’est le signe le plus puissant de l’ennui qui existe avec les partis traditionnels ». Il souligne également « l’étape importante » réalisée par le Proyecto Dignidad (PD, Projet dignité), un parti religieux conservateur qui, pour sa première élection convainc 7 % des électeurs.

Ces résultats peuvent s’expliquer par la défiance qui grandit envers les deux principaux partis de Porto Rico. « C’est le résultat de décennies d’incompétence, de corruption et de politicaillerie de la part des plus hauts niveaux du gouvernement » souligne Benjamin Torres Gotay. Les mots sont durs, mais la réalité lui donne raison. Empêtré dans la crise économique suite à plusieurs crises successives, Porto Rico emprunte massivement. En 2017, la dette s’élève à 73 milliards de dollars, le taux de pauvreté avoisine les 45 %, le taux de chômage les 12 %. La population n’a plus confiance dans les politiques du pays. Une défiance qui va s’accentuer à travers trois événements.

Acte 1 – 13 juillet 2019

Le Centre de Journalisme d’Investigation de Porto Rico rend publiques 889 pages de chat de l’application Telegram entre Ricardo Rosselló, alors gouverneur de l’île, et des membres de son gouvernement. Les commentaires homophobes, misogynes, sexistes des personnes concernées font scandale. Sur ces pages, on peut lire « L’ancienne conseillère municipale de New-York, Melissa Mark-Viverito est une HP » (comprendre « hija de puta », « fille de p*** »), « Ricky Martin est tellement macho qu’il couche avec des hommes parce que les femmes ne sont pas à la hauteur. Pure patriarchie », « Les membres d’un tribunal américain devraient être criblés de balles », ou encore « le Conseil de surveillance du budget peut se faire baiser pour reconstruire l’île » [4]. Reconstruire l’île, après le passage de l’ouragan Maria, qui ravage 80 % du territoire en 2017 et qui a tué près de 3 000 personnes. Des victimes qui seront la cible de moqueries de la part de Ricardo Rosselló et des personnes présentes dans ce chat. Ces révélations arrivent deux semaines après que le FBI a arrêté deux ex-fonctionnaires de l’équipe de Rosselló, dans le cadre d’une enquête fédérale pour corruption. Le chat est la goutte d’eau qui fait déborder le vase et qui précipite les Portoricains dans les rues. Le 15 juillet, une première manifestation est organisée devant la résidence du gouverneur, La Fortaleza. À l’abri dans ce qui est la plus ancienne demeure d’un dirigeant du Nouveau Monde, il exige, dès la publication du chat, la démission des membres de son gouvernement. Insuffisant pour les habitants. Pas un jour ne se passe sans que des manifestations soient organisées. Mais Rosselló « croi[t] profondément qu’il est possible de rétablir la confiance et [qu’ils pourront], après ce processus pénible et douloureux, parvenir à une réconciliation ». Il n’en sera rien. [5]

Ricardo Rossello © Capture d’écran Érika P. Rodríguez

Le 22 juillet, les rues sont bondées. Sous une chaleur écrasante, les manifestants n’ont qu’une expression à la bouche : « Ricky Renuncia » (Ricky démissionne). Certains artistes se joignent à la foule. Parmi eux, Bad Bunny, Residente (l’un des fondateurs du groupe Calle 13) ou Ricky Martin pour ne citer qu’eux. « Nous ne voulons pas d’un dictateur » déclare ce dernier. Sur Instagram, les « Ricky Renuncia » sur fond noirs fleurissent et des centaines de milliers de posts inondent les réseaux sociaux. Le 25 juillet, le gouverneur finit par craquer. Dans une vidéo postée sur son Facebook, il annonce quitter ses fonctions.

Capture d’écran du compte IG de Rosselló

Luis Rivera Marin, ancien secrétaire d’État, est le premier sur la liste de successions selon la Constitution. Mais empêtré dans le scandale du chat Telegram, il a été contraint de présenter sa démission le 13 juillet. Wanda Vázquez est la suivante. Alors secrétaire à la Justice, elle commence par refuser le poste avant de revenir sur sa décision. Elle sera en charge de mener à terme le mandat. [7]

Acte 2 – 9 août 2020

Les élections générales approchant, les primaires sont organisées ce dimanche 9 août. Si seuls les deux partis traditionnels (PNP et PPD) sont concernés par ces dernières, cela n’empêche pas qu’un fiasco vienne perturber son organisation. « Porto Rico a été contraint dimanche de suspendre partiellement le vote dans une primaire affectée par un manque de bulletins de vote, ce qui a incité certains responsables à demander la démission du président de la commission électorale de l’île » annonce l’agence de presse AP. La foule avait pourtant répondu « présente ». En plein Covid-19, bien que les masques soient de sortie, la distanciation sociale n’est pas respectée. Les électeurs essayent tous de trouver un peu d’ombre pour se protéger du soleil. Ils sont finalement renvoyés chez eux. 60 des 110 bureaux de votes sont dépourvus de bulletin. « Ils avaient fait croire, non pas aux candidats, mais à la population de Porto Rico, qu’ils [les membres de la commission électorale] étaient prêts. Aujourd’hui, le contraire était évident. Ils ont menti. » déclare Wanda Vázquez avant de demander la démission du responsable de la commission électorale. Lui ne donnera aucune interview, conscient des carences dans l’organisation des primaires. « C’est scandaleux, abusif, c’est une attaque contre la démocratie de notre pays », déclare, ce 9 août, Marcos Crus, maire de la ville septentrionale de Vega Baja, qui n’a pas encore reçu les bulletins de vote. [8]

Les primaires sont suspendues et reportées à la semaine suivante. « Ce jour-là, elles ont pu se dérouler sans incident » analyse le journaliste politique d’El Nuevo Dia. « Cela a affecté, je pense, irrémédiablement la confiance du public dans le système électoral. Au milieu de la faillite du gouvernement de Porto Rico et de l’effondrement institutionnel sans précédent que connaît l’île, le système électoral a maintenu la confiance du pays. Depuis la débâcle des primaires d’août, ce n’est plus le cas ». Dans un contexte compliqué, ces élections seront donc primordiales pour Porto Rico. Les partis traditionnels sont annoncés à la peine et une montée des « petits » partis pourrait bien rebattre les cartes, même si une victoire est impensable pour le MVC ou le PIP. Le rendez-vous est donné au 3 novembre.

Acte 3 – 12 novembre 2020

Pedro Pierluisi (PNP) remporte les élections pour le poste de gouverneur. Contrairement aux primaires, tout se déroule sans accroc. Jusqu’au 12 novembre. Près de 200 boîtes de votes non-comptabilisés sont trouvées. Une nouvelle qui sape de nouveau la crédibilité du processus électoral. « D’abord, ils ont dit qu’ils avaient trouvé quatre boîtes de votes non comptées. Puis il y en avait cinq et hier soir cent, déclare le 12 novembre au New York Times, Fermín Arraiza, observateur électoral. Je suis arrivé ce matin et il y a 115 boîtes. Maintenant, je pense qu’il y en a 190 ». Fransisco Roasdo Colomer, président de la Commission électorale de Porto Rico, reconnaît que la procédure fut désorganisée mais pointe du doigt les votes par correspondance mis en place en pleine pandémie. [9]

« D’après ce que l’on sait jusqu’à présent, il n’y a aucune information permettant de suspecter que les votes non comptés pourraient changer le résultat de la course au poste de gouverneur » précise Benjamin Torres Gotay.

Qu’en est-il du reste des élections ?

Ces votes pourraient cependant modifier les résultats des autres élections. Notamment celle de l’Assemblée législative, constituée du Sénat avec 27 sièges (en noir) et de la Chambre des Représentants avec 51 sièges (en gris) [10]. « Dans le cas du Sénat, il semble peu probable que le PNP soit en mesure d’inverser les résultats » souligne le journaliste d’El Nuevo Dia. Il se montre plus réservé sur la Chambre des représentants, certains districts se jouant à quelques centaines de voix (le PPD a 66 voix d’avance dans le district 18, 114 dans le district 31). « Ces boîtes pourraient modifier l’équilibre des pouvoirs » précise-t-il. Au moment d’écrire ces lignes, aucune information évoquant un possible retournement de situation n’a été révélée.

Au sortir des élections, le Parti populaire démocratique remporte 39 des 78 sièges de l’Assemblée législative, devant le Nouveau parti progressiste (30 sièges). Les quatre autres partis se partagent les 9 sièges restants.

Les mairies sont elles aussi remportées en majorité par le PPD (40 sur 78), devant le PNP (37 mairies remportées) et les indépendants (1 mairie).

Sur le même principe de vote que pour le gouverneur, les Portoricains élisent leur Commissaire résident. Ce dernier, élu tous les quatre ans, représente le territoire au sein de la Chambre des représentants des États-Unis. Il a presque les mêmes droits que les autres membres de la chambre : il peut parrainer des projets de loi et proposer des amendements et des motions. Cependant, le commissaire résident ne peut voter devant la Chambre plénière. Jenniffer González, en poste depuis 2017 a été réélue, avec 8 points d’avance sur Acevedo Vilá, candidat du PPD.

Si Porto Rico peut élire un commissaire à la Chambre des représentants des États-Unis, c’est dû au statut spécial de l’île. Sous contrôle américain depuis 1898 suite à la guerre hispano-américaine, elle obtient une autonomie partielle en 1952 : l’État libre associé. Les Portoricains possèdent la nationalité américaine depuis 1917, grâce au Jones-Shafroth Act. Ils peuvent donc circuler librement dans les 50 États et sont protégés par la United States Bill of Right (les dix premiers amendements de la Constitution américaine) [11]. S’ils contribuent à la sécurité sociale et au Medicare (aides aux plus de 65 ans), ils ne sont pas concernés par les impôts. En revanche, l’île paie des droits sur tout ce qui est importé et exporté. [12]

Au niveau politique, les Républicains et les Démocrates autorisent les résidents de l’île à voter lors des primaires, mais n’ayant pas de représentants au collège électoral, les Portoricains n’ont pas le droit de vote lors de l’élection présidentielle. Ils doivent donc élire un gouvernement autonome, comme ils viennent de le faire, qui se charge des affaires internes. La défense, la politique étrangère et les questions relatives à la monnaie sont assurées par le gouvernement des États-Unis. [13]

Mais ce statut si spécial, parfois méconnu des Américains comme le prouve un sondage publié dans le New York Times (seulement 54 % des Américains savent que les Portoricains sont citoyens américains), pourrait être modifié dans les années à venir.

Un statut de l’île qui pourrait évoluer

C’est en tout cas ce que tentera de faire Jenniffer González. Comme elle l’a déclaré, son prochain dossier sera un projet de loi demandant l’admission immédiate de Porto Rico en tant qu’État fédéré. Dès le 19 novembre, deux semaines après le scrutin, elle a défendu, devant la chambre des représentant, le référendum et son résultat. [14]

Car pour la troisième fois en huit ans, les Portoricains ont été amenés à se prononcer sur le futur statut de l’île, dans le cadre d’un référendum consultatif non-contraignant. Pour le même résultat. En 2012, 61 % des votants s’étaient positionnés en faveur d’un État de droit (Porto Rico deviendrait alors le 51e État des États-Unis). « Mais si l’on tient compte des bulletins blancs, qui était la façon pour le PDP de protester contre le vote, le pourcentage de vote favorable à un état de droit tombe à 44 % » précise Benjamin Torres Gotay. En 2017, 97,13 % des votants se prononcent en faveur de cette même option. « Mais le processus a été boycotté par toute l’opposition et seulement 23 % des électeurs ont voté » continue le journaliste. Il est en réalité difficile de savoir ce que veulent réellement les Portoricains. Et même si, pour la troisième fois consécutive, l’option de « l’État de droit » est sollicitée – 52,34 % des électeurs ont voté « oui » à la question : « Porto Rico doit-il être admis immédiatement dans l’Union en tant qu’État ? », – un rattachement aux États-Unis est loin d’être faisable.

« Le peuple de Porto Rico a choisi, démocratiquement, quel devait être son futur. Qu’attend le Congrès pour valider ce choix ? C’est de notre devoir de respecter la volonté du peuple. C’est du devoir du Congrès de le faire » a soutenu González devant la chambre. « Il ne fait aucun doute qu’une partie importante de la population souhaite être aux États-Unis. Mais, à l’exception d’expressions isolées, surtout en période électorale, il ne semble pas que les États-Unis soient trop intéressés à répondre à ce désir » analyse le journaliste. Le problème est d’ordre financier. L’île n’a actuellement pas la capacité économique nécessaire, tant pour les contributions qu’elle devrait apporter au Trésor américain en tant qu’État que pour se débrouiller seule en tant que nation indépendante. « Dans les deux cas, il faudrait un processus de transition dans lequel toutes les conditions soient claires. Mais rien ne se passera » continue-t-il.

Pierluisi déjà dans le brouillard

Pedro Pierluisi n’a pas encore prêté serment mais sait qu’il devra gouverner avec beaucoup de prudence, « la moindre erreur [pouvant] lui coûter cher », analyse Benjamin Torres Gotay, qui réalise un parallèle avec Rosselló. Ce dernier, qui avait 58 % d’avis défavorables, a dû démissionner après les révélations de corruption et celles du chat Telegram. Pierluisi compte plus de 67 % d’avis défavorables, avec une opposition « plus importante, plus organisée et plus énergique qu’auparavant » met en garde le journaliste.

Dès sa prise de fonction, le 2 janvier prochain, Pedro Pierluisi devra parvenir à un accord avec les créanciers de l’île qui l’obligera à reprendre les paiements de dettes que Porto Rico n’a plus effectué depuis sa déclaration d’insolvabilité, en 2015. Il devra également continuer de payer les pensions qui sont de l’ordre de 50 milliards de dollars d’arriérés. « Cet accord sera discuté devant un tribunal américain dans le cadre d’une procédure dans laquelle Porto Rico sera un simple observateur et sera représenté par le Fiscal Control Board » explique-t-il. Ces discussions rentrent dans le cadre de PROMESA (The Puerto Rico Oversight, Management, and Economic Stability Act), une loi fédérale américaine promulguée sous le gouvernement Obama, en 2016, ayant pour but de combattre la crise de la dette portoricaine.

Outre le principal défi qui sera de continuer à fournir des services sans affecter davantage les opérations gouvernementales, il devra rétablir la confiance dans ses institutions, relancer l’économie et achever le redressement de l’île suite à l’ouragan Maria et le tremblement de terre de janvier 2020. Sans oublier la difficulté de gouverner avec la majorité du pays contre lui et avec une Assemblée législative dominée par l’opposition. À Porto Rico, le PNP va devoir avancer à tâtons et être extrêmement prudent. Et Benjamin Torres Gotay de conclure, « Ces quatre années vont être très intéressantes ».

Références :

[1]http://elecciones2020.ceepur.org/Noche_del_Evento_92/index.html#es/default/GOBERNADOR_Resumen.xml

[2]https://www.nytimes.com/2019/08/01/us/puerto-rico-governor-pedro-pierluisi.html?fbclid=IwAR3QJcjUqnc1tp9xD_XkAsmfyDDiNNo97lH0i0WpkBnObM7BHgr_YOZkQ1s

[3]https://www.metro.pr/pr/noticias/2020/09/17/acusan-a-charlie-delgado-de-no-haber-procesado-ni-una-sola-yuca.html

[4] https://periodismoinvestigativo.com/2019/07/the-889-pages-of-the-telegram-chat-between-rossello-nevares-and-his-closest-aides/

[5]https://www.lemonde.fr/international/article/2019/07/19/a-porto-rico-des-milliers-de-manifestants-exigent-la-demission-du-gouverneur_5491121_3210.html

[6]https://www.politico.com/story/2019/08/02/puerto-rico-house-ricardo-pierluisi-secretary-of-state-1445263

[7] https://es.euronews.com/2019/07/30/analisis-incertidumbre-y-ambiguedad-marcan-la-crisis-politica-en-puerto-rico?fbclid=IwAR3DDb_uhLeOfalXcAVP5Z_23hxeixEKjkJIr_F-jsFFcWT8njpAkeZW76E

[8] https://apnews.com/article/noticias-46f4f9a560dee079659d4ac5fa567431

[9] https://www.nytimes.com/es/2020/11/12/espanol/elecciones-boletas-puerto-rico.html

[10] https://www.pr.gov/SobrePuertoRico/Documents/elaConstitucion.pdf

[11] https://billofrightsinstitute.org/founding-documents/bill-of-rights/

[12] https://www.lemonde.fr/ameriques/article/2017/09/29/porto-rico-quel-statut-par-rapport-aux-etats-unis_5193347_3222.html

[13]https://history.house.gov/Exhibitions-and-Publications/HAIC/Historical-Essays/Foreign-Domestic/Puerto-Rico/

[14] https://twitter.com/Jenniffer2012/status/1329832530380546049/photo/1

Arnaud Montebourg : « Lorsque mon pays s’écroule, je cherche les moyens de le relever »

Arnaud Montebourg © Killian Martinetti pour LVSL

Pour la deuxième fois, nous nous sommes entretenus avec Arnaud Montebourg dans les locaux des Équipes du Made in France, avenue de l’Opéra. Depuis notre première rencontre il y a deux ans, l’ancien ministre du Redressement productif puis de l’Économie a continué de faire vivre son entreprise Bleu Blanc Ruche, s’est lancé dans la production de glaces biologiques et d’amandes françaises et a aussi créé une entreprise pour réduire l’empreinte carbone de l’économie française. Il a récemment publié L’Engagement chez Grasset, ouvrage dans lequel il relate son expérience de ministre de 2012 à 2014. À l’heure où les thèmes qu’il affectionne reviennent en force dans l’espace public, nous l’avons interrogé sur l’état de l’industrie, sa relation à l’écologie, la place de la France dans le monde, le futur de l’Union européenne ou encore l’importance de l’innovation et de la recherche. Cette rencontre a également été l’occasion de discuter avec lui de son potentiel retour en politique et de son engagement futur. Entretien réalisé par Clément Carron. Photographe : Killian Martinetti.


LVSL – Pourquoi avez-vous écrit L’Engagement ? Est-ce un moyen de replacer vos thèmes (protectionnisme, démondialisation, etc.) au cœur du débat public, de dresser le bilan de votre passage à Bercy ou de tirer un trait sur celui-ci ?

Arnaud Montebourg – Il y a plusieurs niveaux de lecture. Il fallait d’abord partager cette expérience au cours de laquelle la social-démocratie n’a pas fait son travail et a abandonné les gens, les classes populaires. Il fallait donc expliquer pourquoi et comment tout cela a dysfonctionné, c’est très important. J’ai beaucoup hésité à écrire ce livre mais, lorsque je racontais ce qui s’était passé, personne ne me croyait. On me demandait de l’écrire et comme personne ne s’est vraiment exprimé sur cette période politique trouble – parce qu’Hollande ne s’est pas représenté et que son employé modèle, Emmanuel Macron, lui a pris la place – on ne s’est pas posé toutes les questions dont traite l’ouvrage. C’est pourquoi je voulais raconter cette histoire incroyable. Ces évènements n’avaient pas encore été racontés de l’intérieur, un intérieur à la fois désespérant, inquiétant et poignant. J’ai voulu modestement reconstituer les sentiments mêlés que j’ai éprouvés pendant cette période : c’est une reconstitution avec la subjectivité assumée du narrateur.

Arnaud Montebourg © Killian Martinetti pour LVSL

C’est aussi un récit qui raconte des échecs qui pour moi ne doivent pas se reproduire mais qui se sont pourtant reproduits depuis. Ce qui était à l’œuvre entre 2012 et 2014 n’a pas été stoppé car la même histoire se poursuit aujourd’hui. Ainsi, depuis la vente d’Alstom, la grande défaisance de nos fleurons industriels continue. On n’y a pas mis un terme, le gouvernement actuel en est même l’acteur principal. Je pense notamment au rachat de Suez par Veolia. Ensuite, l’austérité s’est poursuivie jusqu’à la crise du Covid-19, moment où elle a été abandonnée, montrant à quel point sa programmation obsessionnelle au plan européen n’avait aucun sens. Mais attention, les plans d’austérité vont certainement resurgir pour régler le problème de la dette du Covid-19, abyssale dans tous les pays européens. Enfin, concernant la question de la mondialisation, l’arrivée de Trump au pouvoir a quand même laissé une empreinte protectionniste sur le monde qui, je crois, ne sera pas vraiment démentie par l’administration Biden. Le Brexit étant lui aussi survenu la même année, je pense qu’on a une espèce de tournure différente de la mondialisation, laquelle s’est rétrécie économiquement, financièrement, politiquement. Tous les sujets traités dans ce récit sont donc d’actualité. C’était une manière de transporter une partie du passé dans le futur.

LVSL – Les idées écologistes ont le vent en poupe. Or, l’imaginaire écologiste n’est pas toujours tendre avec l’industrie, parfois associée à un productivisme anti-écologique. Une réindustrialisation verte est-elle possible ?

AM – Il faut avoir conscience que si nous voulons éviter de nous appauvrir avec notre croissance démographique, il va bien falloir produire nous-mêmes ce dont nous avons besoin : produire notre nourriture, notre énergie, nos moyens de transport, nos logements et nos outils de santé, par exemple. Nous avons surtout besoin d’assumer notre indépendance et notre liberté. La question serait plutôt : comment allons-nous produire différemment en économisant les ressources naturelles et en évitant les émissions de carbone ? La France émet environ 1% des émissions de CO2 dans le monde, la Chine 30%. À quoi cela servirait-il de cesser de produire chez nous pour finalement acheter des produits à l’autre bout du monde, par exemple chinois, qui détruisent beaucoup plus les ressources de la planète ? Cela n’a aucun sens. Les Français font chaque année un chèque de 30 milliards à la Chine, premier émetteur de CO2 dans le monde. Commençons par ça ! Pour moi, l’écologie progressera lorsqu’on aura restreint sérieusement les échanges mondiaux. Je partage pleinement cette analyse avec Nicolas Hulot. Attaquer l’industrie en soi est absurde, puisque l’on se reporte sur l’industrie des autres. On se donne bonne conscience mais, en réalité, on importe du CO2 encore pire que celui qu’on aurait produit nous-mêmes. Je préfèrerais qu’on s’attelle à la tâche difficile de la reconversion écologique de l’industrie française ou de ce qu’il en reste.

Arnaud Montebourg © Killian Martinetti pour LVSL

Il est à la fois nécessaire et urgent de reconstruire écologiquement l’industrie et l’agriculture, ce qui me paraît tout à fait possible. Il est intéressant d’essayer de réduire la production de carbone et les matières premières, de réduire l’atteinte à la biodiversité dans chacune de ces activités productives. C’est le défi : arriver à ne pas faire semblant – ce qu’on appelle le greenwashing – mais à transformer véritablement les modes de production, ce que je pratique d’ailleurs dans mes propres entreprises. Avec nos glaces La Mémère, on produit de la glace 100% biologique en éliminant tous les « E », ces additifs alimentaires chimiques que l’on trouve invariablement dans les glaces industrielles pour la plupart fabriquées en Allemagne, en Italie, en Angleterre ou aux Pays-Bas. Nos glaces bio sont produites à la ferme, chez et par le paysan, au point que l’élimination des additifs alimentaires nous a donné une des meilleures notes sur Yuka ! On crée des emplois, on rémunère le producteur, on produit notre glace à partir de notre lait biologique et c’est de la glace 100% bio. On peut donc le faire dans tous les secteurs car nos glaces ont un prix accessible.

Autre exemple parlant, le retour de l’amande made in France écologique dont je m’occupe à la tête de la Compagnie des Amandes : la France importe des amandes de Californie, on en consomme 40 000 tonnes par an. L’Union européenne consomme 3 milliards d’euros d’amandes par an, achetées à 80% en Californie où il n’y a plus d’eau. Pourquoi ne produirait-on pas nos propres amandes ? On a donc planté des amandiers, selon des techniques agronomiques innovantes issues de l’agriculture biologique. Nous finançons la recherche de l’INRA [NDLR, Institut national de la recherche agronomique] pour lutter de façon naturelle, par des processus de biocontrôle, contre le ravageur qui est aujourd’hui combattu chimiquement pour obtenir des vergers biologiques. On peut donc le faire ! Et il faudrait le faire dans tous les secteurs. Je ne comprends pas cette idée selon laquelle ce serait impossible. La science et la technologie nous y aident, la volonté politique et le financement le permettent.

LVSL – Dans votre ouvrage, vous mettez l’accent sur le poids de la haute administration qui pense savoir mieux que quiconque ce qu’il faut faire et qui, parfois, tente de résister au décideur politique. Si une personnalité avec un projet de rupture gagnait l’élection présidentielle, aurait-elle les mains libres pour gouverner ?

AM – Dans le système actuel, les Français n’ont aucune chance d’être entendus. Aucune. Il faudrait démanteler le système de l’oligarchie technocratique qui, aujourd’hui, a pris le pouvoir sur tout : sur l’économie et sur la politique. Je dis souvent qu’il faut faire un plan social au sommet de l’État, donc instaurer le spoil system, amener des dirigeants d’administrations centrales et même intermédiaires venant d’un autre monde : des syndicalistes, des universitaires, des patrons d’entreprises… Il y a de quoi faire en France, de grandes ressources sont disponibles ! Pour moi, l’administration n’est composée que d’administrateurs qui veulent régimenter la société. Je voudrais qu’on ait plutôt des ingénieurs qui savent bâtir des projets en libérant les capacités d’initiative de la société.

« On a eu 40 000 morts et l’économie écroulée à cause du confinement. […] Les Allemands ont eu quatre fois moins de morts et deux fois moins de dégâts sur l’économie. »

La caricature de cette maladie, c’est la gestion technocratique de la crise du Covid. Quand on a des problèmes pour protéger la population, on mobilise et responsabilise la population. On construit une sorte d’alliance entre la société et l’État. Actuellement, ce n’est pas le cas, c’est la méfiance, pour ne pas dire du mépris, de l’État vis-à-vis de la société. L’inflation galopante de la réglementation française, finalement, produit une double inefficacité, anti-exemplaire, qu’on retrouve dans la gestion de la crise sanitaire du Covid : on a eu 40 000 morts et l’économie écroulée à cause du confinement. C’est une double peine. Les Allemands ont eu quatre fois moins de morts et deux fois moins de dégâts sur l’économie. Les pays asiatiques comme Taïwan ou la Corée du Sud : aucun confinement et 475 morts pour l’un, 7 morts pour l’autre. On est donc mauvais et il faut en tirer les conclusions.

LVSL – Votre positionnement ressemble à s’y méprendre à celui de Jean-Luc Mélenchon en 2017. Qu’est-ce qui vous différencie du leader insoumis ? Y a-t-il des propositions de L’Avenir en commun que vous récusez ?

AM – Premièrement, je n’ai pas de positionnement. J’exprime des convictions. Deuxièmement, mon seul sujet, c’est de savoir comment on fait pour relever le pays. À mon sens, ce n’est pas en refaisant des équipages univoques et même sectaires (il y en a partout), qui proclament avoir raison contre tout le monde, qu’on y arrivera. Il va falloir unifier le pays, y compris des gens qui ne pensent pas comme soi. La politique, c’est aller vers les autres, c’est une relation avec l’altérité. Par conséquent, si tous ceux qui pensent de la même manière et considèrent détenir la vérité restent entre eux, personne ne gagnera et le pays perdra. Enfin si, on sait qui gagnera : Le Pen. Mon sujet, c’est donc de savoir comment on rassemble une majorité de Français autour du relèvement du pays. Les partis, les écuries, ça ne me convainc pas et je ne pense pas que ce soit la solution attendue par le pays.

LVSL – Vous expliquez que nous sommes dans une situation de dépendance militaire, politique et idéologique vis-à-vis des États-Unis, qu’ils agissent et que nous agissons comme si nous étions leur « 51ème État » à cause de la soumission volontaire de nos dirigeants. La crise sanitaire que nous traversons a aussi mis en lumière notre dépendance sanitaire vis-à-vis de la Chine. Comment retrouver notre souveraineté ? La France a-t-elle les moyens d’être indépendante ?

AM – Il y a deux empires qui nous prennent en tenaille : la Chine et l’Amérique. L’un est technologique, l’autre est industriel et financier ; l’un a des déficits, l’autre a des excédents ; l’un est en ascension, l’autre en descente, mais les deux sont nos potentiels oppresseurs, au sens où ils contribuent à nous faire perdre notre liberté. La France a les capacités, y compris avec ses alliés européens, de bâtir les conditions de sa liberté et de son indépendance. Il va falloir décider d’affecter des ressources à cela, donc de reconstruire notre indépendance brique après brique, pierre après pierre, ce que des dirigeants politiques ont déjà fait dans le passé. Suivons leur exemple. Ce qu’ils ont pu faire au début des IVe et Ve République, nous pouvons le refaire au début de la VIe République. C’est l’enjeu de la refondation démocratique du pays et de l’État, qu’il faut mettre en relation avec la reconstruction de notre industrie et de notre agriculture.

Arnaud Montebourg © Killian Martinetti pour LVSL

Il y a 20% de la surface agricole utile en friches agricoles dans ce pays. On a abandonné les agriculteurs et l’agriculture. On importe 65% des fruits et des légumes. Regardez tout ce qu’on importe ! On est d’ailleurs en déficit chronique depuis vingt ans. On importe aussi des biens essentiels dans l’industrie. Il va falloir rebâtir tout cela, il y a urgence à commencer. Et se faire la promesse que, quelles que soient les alternances, tout le monde poursuivra cette œuvre collective de reconstruction. Il n’y a pas suffisamment d’unité dans ce pays et on n’arrive pas à se mettre d’accord sur une ligne à suivre. Il va pourtant bien falloir y arriver, puisque la France est en train de s’appauvrir et de s’affaiblir, et nous avec.

LVSL – Vous dénoncez aussi la mainmise de l’Allemagne sur l’Union européenne. Vous dites ainsi : « ce que l’Allemagne veut, la France fait et l’Europe entière s’exécute. » Comment briser cette hégémonie allemande ? Le départ d’Angela Merkel dans un an changera-t-il quelque-chose ?

AM – L’hégémonie allemande est liée à notre propre faiblesse. Nous l’avons finalement nous-mêmes organisée. Tous les présidents nouvellement élus se dépêchent d’aller faire leur génuflexion en voyage à Berlin, je n’ai pas l’impression que ce soit nécessaire. Ce qui compte, c’est que la France puisse retrouver ses capacités d’action au sein de l’Union européenne, ce qu’elle a perdu. Je ne sais pas si le départ d’Angela Merkel permettra de le faire, je pense que ce n’est pas lié à sa personne mais à l’histoire et à la géographie dans laquelle nous nous trouvons. Avec une Europe morcelée, très divisée, l’Allemagne défend plus l’Allemagne que l’Europe et la France défend plus l’Europe que la France : c’est une grande partie du problème.

LVSL – Vous avez évoqué la VIe République et, dans votre ouvrage, vous critiquez sévèrement le présidentialisme. Quelles seraient les principales caractéristiques de cette nouvelle République ?

AM – Je ne suis pas favorable à supprimer l’élection du président de la République au suffrage universel. C’est une chose sur laquelle les Français ne voudront pas revenir. En revanche, je suis pour que l’on réduise certains pouvoirs du président, que l’on renforce les pouvoirs du gouvernement ; qu’on renforce les contre-pouvoirs parlementaires ; qu’on installe dans le système démocratique d’autres formes de représentation ; qu’on ait une autre relation à l’Union européenne dans notre intégration juridico-politique ; qu’on reconstruise aussi des pouvoirs locaux plus forts assortis d’une meilleure démocratie locale. Il y a autant de monarchies que d’exécutifs locaux, c’est incroyable ! On a donc à reconstruire un système politique équilibré, avec de la responsabilité. Je ne suis pas contre les chefs, je suis pour qu’ils soient responsables de leurs actes devant un contre-pouvoir, ce qui n’est pas le cas en France.

LVSL – Vous insistez beaucoup sur l’importance de l’innovation et de la recherche. En quittant Bercy, vous avez laissé sur votre bureau 34 plans industriels censés préparer la France et son industrie aux défis qui les attendent. Beaucoup de ces plans résonnent avec l’actualité, que ce soit le plan sur l’e-éducation, la voiture pour tous consommant moins de 2 litres aux 100 kilomètres, la cybersécurité, la rénovation thermique des bâtiments ou encore les biotechnologies médicales. Quels sont, selon vous, les futurs grands chantiers industriels et comment l’État peut-il les préparer ?

AM – La planification est une idée de bon sens. Elle consiste à dire : « On essaie de savoir où on va, où est-ce que l’on met nos ressources et comment on fait ça. » On considère que le marché seul n’est pas capable de servir des nations. Il peut servir, à la rigueur, des consommateurs mais pas une nation et ses besoins fondamentaux. On décide donc d’unir le public et le privé, la recherche publique et la recherche privée, les financements publics et les financements privés et on rassemble tout le monde autour d’un projet. C’est ça, la planification, et c’est tout à fait utile et nécessaire. Je serais donc d’avis que l’on continue ce travail qui a été abandonné et qui est toujours d’actualité. Les véhicules qui consommeraient 2 litres aux 100 kilomètres, qui faisaient l’objet d’un de mes plans industriels, ne sont toujours pas sur le marché puisque mon successeur les a abandonnés. Aujourd’hui, les niveaux d’émission de CO2 des véhicules ont même encore augmenté ! On est plus près de 120 que de 90 kilomètres, et les objectifs en 2030 c’est 90 : on en est loin !

« On a besoin de planifier notre sursaut industriel. »

On a donc un grand besoin de planifier notre sursaut industriel. Les Chinois le font et le font bien. Ils le font dans les secteurs dans lesquels nous, on a abandonné. À chaque fois qu’il y a un changement de ministre, on abandonne alors qu’il faut continuer ce genre d’effort sur dix ans. La planification des Chinois va avoir pour conséquence de nous prendre toutes nos avancées technologiques car ce sont eux qui vont prendre les marchés. Il faut des brevets, des ressources scientifiques et technologiques, du financement : on a tout cela ! Il nous faut aussi des industries : il faut les remonter, les réinstaller. On n’en a plus, il faut donc les rebâtir. L’État peut parfaitement impulser cette démarche si on a autre chose que des énarques et des administrateurs dans les administrations. Il y faudrait plutôt des ingénieurs qui, eux, savent faire.

LVSL – Une des critiques que vous adressez aux politiques d’austérité menées par la France sous François Hollande se résume ainsi : elles sont absurdes et révèlent l’incompétence de nos dirigeants en matière économique. Vous parlez d’un « aveuglement idéologique » ou encore d’une « idéologie stupide » imposée par la Commission européenne. À qui la faute : aux dirigeants politiques ou aux économistes libéraux ?

AM – Les dirigeants politiques sont les mêmes, c’est la pensée unique. Ils ont appris des polycopiés à Sciences Po, les ont recopiés à l’ENA et croient qu’ils détiennent le Graal. La science économique est une science inexacte et imparfaite, traversée par des courants contraires. Elle a aussi des vérifications empiriques. Le débat économique doit donc être mené. Personne n’a toujours raison mais il est utile de réfléchir et de tirer les leçons des expériences du passé, de ce qui marche et de ce qui ne marche pas. Là, ce n’était pas le cas. Quand vous avez des dirigeants qui sont tous de la même école, qui pensent tous de la même manière, qui ont été formés de la même façon, qui sont formatés intellectuellement comme on moulerait des gaufres en série, on voit arriver le désastre.

LVSL – Vous avez récemment affirmé : « Mon sujet n’est pas la gauche, la droite, c’est la France. » Pourquoi vous affranchir d’une étiquette et d’un clivage dans lequel vous avez été inséré pendant toute votre carrière politique ?

AM – D’abord, je suis un homme de gauche et n’entends pas me transformer. Tout le monde le sait, je ne pense pas qu’il y ait le moindre doute là-dessus, mais ceux qui pensent que l’avenir de la France est d’unir les gauches et seulement les gauches, je crois sincèrement que ça ne suffira pas. Pour relever le pays, il va bien falloir construire un très large rassemblement qui ne peut pas être seulement celui des gauches. Il faut donc trouver un autre chemin que les réflexes habituels des appareils politiques. Mon sujet n’est pas la gauche ou la droite, c’est la France, car lorsque mon pays s’écroule, je cherche les moyens de le relever.

Au regard des divisions de la gauche, de la conflictualité qui existe en son sein et qui est de plus en plus lourde, je ne crois pas que ses appareils politiques soient aujourd’hui en mesure de traiter le problème français. Il faut donc réfléchir plus largement et différemment. C’est ce que j’essaie de faire, c’est ce que je veux dire, mais je suis un homme de gauche, tout le monde connaît mon histoire et mes convictions. Mes convictions n’ont pas changé depuis très longtemps. Il se trouve que mes idées deviennent centrales, dominantes et majoritaires. Il faut donc qu’on en discute largement, il y a des tas de gens qui ne sont pas de gauche et qui sont d’accord. Il faut y réfléchir.

LVSL – Pourtant, les termes protectionnisme, démondialisation, souveraineté étaient souvent tabous…

AM – C’était lepéniste ! Mais aujourd’hui tout le monde reconnaît qu’on a besoin de ça, dans une certaine mesure bien sûr. Il faut voir ce que disent tous les penseurs économiques américains qui sont mainstream, Paul Krugman, Raghuram Rajan, l’ancien gouverneur de la banque centrale indienne qui était économiste en chef du FMI, Olivier Blanchard… Même Lawrence Summers en appelle à un « nationalisme raisonnable », après avoir été le conseiller de Clinton et d’Obama ! Pour ma part, je ne suis pas nationaliste : je suis un patriote, ce qui est grandement différent.

Arnaud Montebourg © Killian Martinetti pour LVSL

LVSL – À quoi est dû ce changement de paradigme ? Pourquoi vos idées deviennent-elles majoritaires ?

AM – Les Français ont compris que la nation était le cadre au sein duquel ils peuvent décider de leur vie, certainement pas l’Europe ni le reste du monde. Tout simplement. Si la nation est le lieu du compromis, c’est là qu’il faut le construire. Les socio-démocrates sont des religieux de l’Europe mais l’Europe ne marche pas, elle est devenue notre contrainte inutile ou notre incompétence majeure puisqu’elle ne résout aucun de nos problèmes : l’immigration, le réchauffement climatique, etc. Pour tous ces sujets qui sont pourtant centraux, l’Europe est aux abonnés absents. Pour la crise financière, on peut considérer que l’Europe a prolongé inutilement les souffrances des peuples européens. Les Américains l’ont mieux compris que nous, comme d’habitude, les Chinois aussi. L’Europe n’est malheureusement plus notre solution, elle est même notre empêchement et la nation reste alors le lieu de l’action. L’Europe étant paralysée, il faut se protéger du monde devenu dangereux, le protectionnisme est donc nécessaire. C’est ce que j’essaie d’expliquer dans mon livre, par l’effort empirique de l’expérience.

LVSL – Quelle est votre position par rapport à l’Europe ? Vous dites que c’est un échec, un empêchement. Faut-il en sortir, la réformer, etc. ?

AM – De toute façon, on n’échappera pas à une profonde remise en question. Le fédéralisme doit être restreint et on doit retrouver une coopération entre les principales puissances de l’Union européenne, permettant de disposer de la capacité d’action. C’était la vision du général de Gaulle qui était favorable au projet européen – qu’il n’avait pas remis en cause – mais qui défendait les positions de la France en négociant avec quelques puissances. Être dirigés par les voix de Malte, de la Lettonie ou de l’Estonie et des pays qui n’ont aucun affectio societatis avec ce qu’est l’Europe, dans sa structuration profonde, son histoire, sa géographie, cela pose des problèmes. Il faudra bien rétrécir l’Union avant qu’elle ne se désintègre.

LVSL – En incluant les pays du sud de l’Europe ?

AM – L’Europe du Sud est très européenne. Elle a aussi besoin de l’Union européenne, comme nous. On a besoin de l’Union européenne, pas de celle-là mais on a besoin de l’Europe. Le projet doit donc être totalement redéfini. La France peut parfaitement décider de mettre les pouces et de dire : « On arrête ça, on va vous proposer autre chose. » Je suis favorable à cette stratégie de redéfinition d’un nouveau projet européen par des propositions unilatérales. Regardez comment au sein de l’Union européenne, on est déjà en train d’imaginer un remboursement de la dette abyssale liée à la pandémie de Covid-19. On risque de subir une sorte de nouveau méga-plan d’austérité, qui se prépare en ce moment, car les dirigeants européens ne veulent pas lever des taxes sur l’extérieur (les GAFAM, le carbone, etc.) pour rembourser la dette levée pour financer les États membres. Dans ce cas-là, ce sera la fin de la construction européenne ! Les peuples européens se rebelleront légitimement contre les levées d’impôts massives qu’ils subiront. La France n’aura pas d’autre choix que de faire la grève des plans d’austérité européens. Il faut bien le dire puisque cette dette n’est pas remboursable à échelle humaine !

LVSL – Les premières pages de votre ouvrage sont une ode à la politique, à la République et à son esthétique. Nous avons besoin, écrivez-vous, d’un « culte républicain », d’une « religion commune républicaine ». Comment faire renaître cette transcendance politique, ce mythe républicain ?

AM – La République renaîtra quand elle s’occupera vraiment des gens et qu’elle les sortira de la situation dans laquelle ils se trouvent. La République joue un grand rôle dans notre pays mais elle constitue aussi un mythe décevant parce que ses promesses, ses mots n’ont aucun rapport avec ses actes. Il va donc falloir relever le niveau des actes pour qu’elle retrouve son éclat dans l’esprit de chacun.

NETFLIX : main basse sur l’audiovisuel français

La Révolution © Netflix

L’épidémie de COVID 19 et les confinements qu’elle a engendrés ont renforcé la puissance des plateformes SVOD dans le monde en prenant la place des salles de cinéma fermées et qui connaissent une crise sans précédent. Depuis son arrivée en France en 2014, Netflix, la plus célèbre de ces plateformes, n’aura cessé de créer la polémique en forçant l’économie du cinéma français à s’adapter à sa puissance de plus en plus colossale. Aujourd’hui, ce n’est plus seulement sur l’avenir des salles que pèse Netflix mais aussi sur la production de films et de séries dans l’hexagone. Avec ses 7 millions d’abonnés (un chiffre qui continue de se renforcer) Netflix impose progressivement sa puissance culturelle. De plus, il ne faut pas oublier que Netflix n’est que la tête d’une locomotive numérique qui compte derrière elle des mastodontes comme Amazon Prime et Disney+.


En octobre dernier, dans un entretien accordé aux Échos, la ministre de la Culture Roselyne Bachelot a annoncé que les plateformes de SVOD (Service de Vidéos à la Demande) tels que Netflix, Disney+ ou Amazon Prime devront contribuer à la production d’œuvres nationales ou européennes en investissant 20 à 25% de leur chiffre d’affaires français. Même si le taux annoncé est moins élevé que le minimum de 25% proposé en Conseil des ministres, cette mesure est l’une des premières prises contre l’influence grandissante des plateformes américaines sur l’industrie cinématographique (et audiovisuelle) française.

Déconstruction de la diffusion et de la production audiovisuelles

Depuis son arrivée en France en 2014, Netflix a suscité beaucoup d’inquiétudes. La plus évoquée concerne l’assouplissement progressif de la chronologie des médias. Créée dans les années 1980 suite à l’émergence de la VHS, cette chronologie a pour but de protéger la projection des films en salle, en définissant un ordre légal d’exploitation, du cinéma à la vidéo, en passant par la télévision. Cette politique de diffusion permettait aussi d’inciter les télévisions françaises à investir dans des films français, et de financer des projets ambitieux ou originaux. Depuis 2018, son organisation est la suivante (elle devrait continuer de s’assouplir en 2021) :

Délais d’attentes d’exploitation des films à partir de la sortie au cinéma Modes d’exploitations des films
4 mois Vente et location de vidéo à la demande (VOD) avec paiement à l’acte
8 mois Diffusion sur les chaînes privées ayant signé un accord avec les organisations du cinéma (comme Canal+ ou OCS)
17 mois Diffusion sur les télévisions payante de cinéma (comme Ciné+)
17 mois Vidéo à la demande (VOD) par abonnement pour les plates-formes respectant une série d’engagements dans le financement de la création française.
22 mois Première fenêtre gratuite : télévision en clair investissant au moins 3,2 % de sa part antenne dans le financement d’œuvres européennes (TF1, France Télévisions, M6).
30 mois Deuxième fenêtre gratuite : télévision en clair n’ayant pas d’engagement d’investissement dans le financement d’œuvres européennes.
30 mois Vidéo à la demande par abonnement : plates-formes ayant signé un accord avec les organisations du cinéma mais qui ne contribuent pas à la création française.
36 mois Vidéo à la demande par abonnement SVOD n’ayant signé aucun accord et ne financant pas la création française (Netflix, Disney+, Amazon Video).
44 mois Mise à disposition en vidéo à la demande gratuite (Youtube).

Cette politique de diffusion est remise en question. Depuis 2018 et les nombreux prix festivaliers amassés par Roma d’Alfonso Cuaron, Netflix s’est imposé comme un producteur influent de films d’auteurs hollywoodiens largement plébiscités par la critique. On pense par exemple à The Irishman de Martin Scorsese, un film de 3h30 ayant coûté plus de 100 millions de dollars, ou Uncut Gems, le dernier film en date des frères Safdie. Netflix a préféré garder ses productions sur sa plateforme plutôt que de s’adapter aux règles françaises de la chronologie des médias. Mise à part quelques happy few qui ont pu voir ces films sur des écrans de cinéma, ils n’ont été diffusés que sur Netflix et il est impossible de les voir sans être abonné à la plateforme. Son succès grandissant a forcé la France à revoir peu à peu son système de diffusion.

Cet agenda de conquête se manifeste par l’installation des bureaux de Netflix, en janvier dernier, dans le cœur du IXe arrondissement de Paris. À proximité d’Opéra, voisin avec Mozilla, Netflix construit peu à peu un ilot qui se pense en Silicon Valley française.

À première vue, on pourrait penser qu’une mise à jour de la chronologie des médias, adaptée à la nouvelle façon de consommer des images, serait bénéfique pour tous. Elle permettrait par exemple permettrait de projeter au cinéma certains chef d’œuvres contemporains. Il ne faut cependant pas oublier qu’une déconstruction brutale de cette règle de diffusion bouleverserait totalement la production française.

En ne diffusant pas ses films au cinéma, Netflix ne se contente pas de prendre une part de l’audience originellement captée par les exploitants des salles : il réduit le rôle de la télévision dans la diffusion et dans la production française en prenant sa place (si ce n’est en l’écrasant). L’investissement télévisuel est pourtant indispensable aux financements de projets français. Néanmoins, certains distributeurs se plaignaient du rôle déjà minime que les télévisions ont joué ces dernières années dans le cinéma français. C’est le cas, par exemple, de Vincent Maraval, distributeur de films pour Wild Bunch dans un entretien accordé au magazine La Septième Obsession en décembre 2018 : « Personne ne veut toucher à la chronologie des médias, car ce serait avouer que la télévision est morte, qu’elle n’a plus d’obligations à tenir. Soit la diffusion a des devoirs, soit elle n’en a plus, ce qui est le cas actuellement ; à ce moment-là, il faut rendre les droits aux ayants droit : cela passe par l’obligation ou l’assouplissement de la chronologie des médias. »

L’une des craintes vient du fait que, si Netflix écrase la télévision française, il prendrait la place de l’un des principaux financeurs du cinéma français qu’est Canal+. Ce contributeur financier a mis plus de 150 millions en pré achetant des films, dépensés dans plus de 130 films français et de co-productions européennes. Néanmoins, il connaît un chiffre d’affaire en baisse, dû au rachat mouvementé du milliardaire Vincent Bolloré en 2015, ainsi qu’à une érosion de ses abonnés et à la perte des droits de diffusion du foot.

L’investissement de Netflix menace cet écosystème à court terme. Les chaînes de télévision française, désormais concurrencées par des entreprises mondiales, risquent de ne plus répondre à l’injonction qui leur était faite de financer un cinéma français dont elles se préoccupent de moins en moins.

Dans un dossier des Inrockuptibles au sujet des plateformes numériques, paru en décembre 2019, François Aymé, le président de l’Association française des cinémas d’art et d’essai (AFCAE) s’interrogeait sur les éventuelles dérives d’une implication trop forte des plateformes dans la diffusion d’œuvres françaises : « si les plateformes prennent trop de place, j’ai peur qu’elles vident de leur substance la production indépendante. Il y a un risque d’uniformisation qui, par ailleurs, existe déjà dans le cinéma. Est-ce que l’intervention publique sera suffisamment forte pour qu’il y ait une alternative aux plateformes ? » Il redoute également une invisibilisation de certains films, habituellement soutenus et exposés par voie traditionnelle (presse, festival, programmateur), noyés dans le bain des algorithmes (qui pousse les utilisateurs, selon leurs profils, vers tel ou tel type de contenu) : « il y a une large part de la production qui, sur une plateforme, ne sera jamais vue parce qu’il n’y a pas ce travail d’éditorialisation qu’il peut y avoir dans les salles, sur une chaîne comme Arte ou dans un festival. »

Si l’on se fie aux statistiques du CNC d’avant janvier 2020, Netflix ne serait pas responsable d’une baisse de la fréquentation des salles. Ces dernières affichaient même des records de spectateurs, avec près de 215 millions de tickets vendus en 2019. Cependant, les salles de cinéma, plus que jamais en difficulté économique suite aux confinements, pourraient être touchées par l’importance que les plateformes ont désormais prises dans la consommation de séries ou de films.

Toujours dans le dossier des Inrockuptibles, le directeur du cinéma parisien Le Louxor, Emmanuel Papillon, était moins critique vis-à-vis de la plateforme que la plupart des membres de sa profession : « je ne suis pas opposé à ce que les films sortent en VOD et en salle en même temps. Il faut penser aux œuvres, à la façon dont elles vivent. La meilleure façon pour que des films trouvent un public, c’est peut-être cette sortie conjointe, mais seulement sur une certaine typologie de films, des films art et essai, très pointus. Je ne pense pas que Netflix retire des spectateurs aux salles de cinéma. C’est peut-être même le contraire. Plus les gens regardent des films, plus ils sont exigeants et cinéphiles. Il n’y a pas de réelle opposition. La salle est un socle incontournable, c’est un lieu social que toutes les plateformes du monde ne pourront pas supprimer. »

Certains acteurs du monde du cinéma accueillent ces changements comme la possibilité d’une rénovation d’un écosystème français qui serait de plus en plus verrouillé. Thomas Ordonneau, le directeur de la société de production, de distribution et d’édition Shellac, engagé auprès d’un cinéma d’auteur ambitieux, envisage la possibilité d’un changement d’organisation : « ces dernières années, il y a eu un désengagement massif des investisseurs télé du cinéma recherche et découverte. Il va peut-être y avoir un renouvellement de la demande des chaînes qui, pour se distinguer de la concurrence, devront cultiver leur niche. Il faut croiser les doigts pour que la régularisation du marché soit suffisamment intelligente pour maintenir une diversité, un renouvellement des formes, des talents. C’est là que le politique a un rôle à jouer, mais je crois que ça fait un moment qu’il ne le joue plus. La façon dont ils produisent, qui est une façon un peu studio, de carte blanche, est plutôt tentante pour un cinéaste. »

Ce sentiment de désengagement du gouvernement est partagé par Saïd Ben Saïd, producteur des derniers films de Paul Verhoven. Jugeant comme irréversible le mouvement de cette révolution numérique, il ne renonce pas à la possibilité de travailler un jour avec Netflix ou d’autres plateformes ; il reste néanmoins attaché à l’idée « qu’un film est un objet pensé pour la salle. »

Pour Maraval, cette résignation s’explique : « Netflix est né d’un vide qu’on a laissé. Les principaux responsables sont les plus gros exploitants qui aimeraient que les films se financent tous seuls et avoir un taux de rotation le plus grand possible, avoir toujours du passage. Netflix est une émanation de l’incapacité de la distribution indépendante à amener des films vers des gens qui voulaient les voir. Il a répondu à un besoin que les salles de cinéma et la distribution indépendante ne satisfaisait pas, ainsi qu’un manque que la télévision ne comblait plus. On dit que Netflix veut tuer la salle mais ce n’est pas vrai. C’est la loi qui oblige à choisir. De nombreux exploitants sont pris en otage par la Fédération nationale des cinémas français, noyauté en grande partie par UGC, Gaumont et Pathé. On a mené une politique qui ne favorise que les gros, et donc ni les petits films, ni les petites salles. Cet appel d’air a créé Netflix. Ils ne tuent pas la salle : ils prennent juste un créneau qu’on a laissé vacant. »

Ce n’est pas tant pour les salles que Netflix serait néfaste, mais pour une partie de la production française en fragilisant son financement.

Entre terre promise et mirage pour la création

Reed Hastings, PDG et fondateur de Netflix, le revendique : « Netflix devient un producteur français majeur et plus seulement une machine à exporter des contenus hollywoodiens. » L’entreprise n’interfère pas seulement avec le mode de diffusion français : elle s’infiltre au sein même de la production culturelle.

Cet agenda de conquête se manifeste par l’installation des bureaux de Netflix, en janvier dernier, dans le cœur du IXe arrondissement de Paris. À proximité d’Opéra, voisin avec Mozilla, Netflix construit peu à peu un ilot qui se pense en Silicon Valley française.

En 2020, l’entreprise a annoncé avoir investi 100 millions d’euros dans l’Hexagone pour enrichir ses contenus Made in France, comme l’adaptation sérielle d’Arsène Lupin avec Omar Sy ou encore Balle perdue, un film d’action avec Ramzy Bedia. Le géant du streaming signe un nombre croissant de contrats avec des créateurs français, comme par exemple Fanny Herrero, la scénariste de la série Dix pour cent diffusé sur France 2.

Les contenus français de Netflix ont pourtant un fort accent hollywoodien. Le formatage de référents culturels hexagonaux dans un style américain ne peut qu’interroger sur le potentiel de soft power qui pourrait s’exercer par ce biais. La série La Révolution, qui évoque les prémices du bouleversement de 1789, s’apparente entièrement à une œuvre hollywoodienne fantastique et anachronique ; c’est en vain que l’on y chercherait la moindre vraisemblance historique, ou le moindre intérêt politique, alors qu’elle renvoie à un épisode fondamental de l’histoire de France. Dans la même veine, Marseille (produite en partenariat avec TF1), une série avec Gérard Depardieu, est davantage inspirée par la série House of cards sur la Maison blanche, que par la réalité sociale, politique ou géographique de la ville, réduite au rang de carte postale. Au vu des échecs publics et critiques que ces œuvres ont connus, la firme américaine semble cependant (pour le moment) incapable de s’adapter à la demande française, à cause de ce décalage culturel.

Affiche de la série La révolution © Netflix

Néanmoins, pour Vincent Maraval, l’influence qu’a pu avoir la plateforme en France répond bel et bien à une certaine demande, à laquelle le cinéma français n’aurait pas su répondre : « Netflix a été là pour une tranche d’âge, les 18-35 ans. La France a mis en place un système qui était vertueux au départ mais qui se retrouve contre-productif aujourd’hui, car c’est la télé qui finance le cinéma. Sauf qu’à un moment, comme ces gens n’aiment pas perdre de l’argent, ils financent des téléfilms, en priorité pour la ménagère de plus de cinquante-ans qui ne va pas au cinéma. En France on a qualifié d’œuvres de cinéma ce qui s’apparente globalement à des téléfilms. On a abandonné l’idée de créer des œuvres pour ces 18-35 ans, qui sont plus des prototypes ou des films de genre. En répondant aux plus jeunes générations, Netflix cherche à créer ce que Canal+ a pu amener à ses origines. L’arrivée de Netflix sur le marché a été possible car il y avait un désert culturel et une impossibilité d’accès vers une certaine typologie de films. »

Ce constat générationnel est partagé par Joelle Farchy, professeure en science de l’information et de la communication à Paris 1. Dans un débat pour l’émission La Grande table des idées sur France Culture, la professeure reconnaît un mérite à Netflix : « Il y quatre ou cinq ans, quand je demandais à mes étudiants quelle serait leur disposition à payer pour voir des films, leur réponse était : « zéro ». Netflix a eu le mérite de voir l’évolution des usages et d’être capable de transformer la manière dont les gens, notamment les jeunes, consomment. »

« Ces financements servent à créer une génération de « créateurs Netlfix » en France »

Dans la continuité de ces remarques, Netflix a su s’affirmer comme un révélateur de jeunes talents et un espoir créatif, dans un système de production français de plus en plus verrouillé. Depuis quelques années, la firme collabore avec des écoles de cinéma comme La Fémis ou Les Gobelins, ou plus récemment avec l’école Kourtrajmé à Saint-Denis, ouverte par le réalisateur des Misérables (2019), Ladj Ly. En mécène, Netflix finance les courts métrages de fin d’année et des équipements, et propose également des ateliers destinés à développer l’écriture de séries et à organiser des tables rondes ou des conférences (avec le réalisateur Spike Lee notamment), ainsi que des séances de coaching sur l’expression orale, avec son propre jury.

Tweet de ©Netflix France

Ces financements servent à créer une génération de « créateurs Netflix » en France. Cette approche générationnelle se perçoit dans les sujets de films français diffusé par la plateforme, comme Paris est à nous (2019) réalisé et écrit par Elisabeth Vogler qui, malgré un accueil critique très mitigé, souhaitait montrer la jeunesse française de son époque, au lendemain des attentats de 2015 durant les manifestations de la loi Travail ; autre exemple avec le film Banlieusards (2019) écrit par le rappeur Kery James, inspiré de l’affaire Adama Traoré.

Pour continuer d’accroître son influence en France, Netflix la met plus que jamais en avant avec un service de diffusion continue de ses programmes, nommé « Direct », pour 2021. La France serait-elle le laboratoire de innovation qui cherche désormais à concurrencer les télévisions nationales en produisant sa propre programmation en temps réel ? Cette stratégie cherche à conquérir le public de la télévision tricolore ; mais quelle contre-stratégie utilise la télévision française face à ce conquérant ?

SALTO, une riposte peine perdue

© Capture d’écran Salto.fr

Avec SALTO, une riposte française aux plateformes mondialisées serait-elle née ? Ce SALTO est un SVOD née d’une alliance entre les chaînes concurrentes TF1, M6 et France Télévisions pour faire face à leurs adversaires américains. SALTO permettrait de voir des productions inédites des trois chaînes, comme la série Ils étaient dix (adapté du roman d’Agatha Christie) ou The pier, la nouvelle série des créateurs de La casa de papel rachetée par TF1. Elle diffuserait surtout des épisodes de soap ou de télé-réalité avant la télévision ; les abonnés pourront y découvrir en avance des épisodes de Plus belle la vie, Scènes de ménage ou L’amour est dans le pré… Mais il n’est pas certain que les fans de soap et de télé-réalité trouvent un intérêt à payer pour voir en avant-première ce qui s’apparente aux derniers vestiges de la télévision. En termes de films, la plateforme chercherait à diffuser des valeurs sûres, avec des oeuvres de Jacques Demy ou de François Truffaut, bien que ceux-ci soient déjà diffusés sur Netflix…

Plutôt que de séduire un jeune public, SALTO servirait surtout à conserver un public plus âgé, qui délaisse la télévision au profit de Netflix ou d’Amazon. Cependant, on peut se demander si les téléspectateurs réguliers cesseront de suivre leur programme quand le prix de la redevance télé est de 138 euros en France métropolitaine.

La présidente de France Télévisions Delphine Ernotte décrit sa plateforme comme une « offre d’appoint » qui n’aurait pas pour vocation de concurrencer Netflix, Prime Video ou Disney+ et n’en serait que « complémentaire. » Pourtant, les prix de SALTO, qui vont de 6,99€ par mois à jusqu’à 12,99€ par mois pour quatre écrans (soit un euro de moins que Netflix), sont excessivement chers pour une « offre d’appoint. » Sans oublier que les abonnés à Netflix peuvent également compter sur des programmes originaux. Autrement dit, SALTO fait une erreur en calquant ses tarifs sur ceux des SVOD américains.

La situation devient paradoxale : d’un côté, la direction affirme vouloir faire de SALTO une « offre d’appoint », complémentaire à celle des grands SVOD américains ; tandis que de l’autre, les véritables ambitions de la plateforme semblent de récupérer l’audimat traditionnel des grands groupes télévisuels français. Autrement dit, si SALTO veut véritablement récupérer l’audimat traditionnel des groupes TF1, France Télévisions et M6, il devra afficher de grandes ambitions artistiques.

À l’origine, la plateforme des géants de l’audiovisuel français n’envisageait d’investir que 45 millions d’euros en trois ans, un montant bien dérisoire face aux milliards de dollars de Netflix et consorts. Les maisons mères de SALTO ont fini par revoir leur investissement à la hausse en mobilisant 250 millions d’euros, toujours sur trois ans, ce qui reste une goutte d’eau contre les mastodontes américains ; surtout quand TF1, France Télévisions et M6 dépensent ensemble chaque année près de 3 milliards d’euros dans la création de contenus.

De plus, si SALTO peut s’appuyer sur une flopée de programmes déjà existants, la plateforme aura fort à faire pour trouver sa place sur un marché déjà très concurrentiel. Entre Netflix, plébiscité par les moins de trente ans, Disney+ ou encore myCANAL, apprécié par les cinéphiles et les amateurs de séries comme Engrenages, Baron noir ou Le Bureau des légendes, le pari n’est pas aisé.

Toutefois, pour les directeurs de chaînes Gilles Pélisson, Delphine Ernotte et Nicolas de Tavernost, l’enjeu serait de montrer que les grands groupes de l’audiovisuel français sont capables de s’adapter aux nouveaux modes de consommation des programmes audiovisuels tout en offrant davantage de visibilité à leurs contenus. SALTO devra faire office de vitrine digitale pour les trois groupes désireux de parvenir à retirer l’étiquette de télé de la vieille école leur collant à la peau, et qui fait fuir les moins de 30 ans.

Pour l’agence économique Bloomberg, le géant du streaming aura été l’une des rares entreprises à bénéficier de la crise. « La sagesse populaire voulait que le modèle de développement de Netflix ne marche qu’en période de croissance économique. Nous voilà en pleine récession et Netflix – tout comme Zoom, Instagram, TikTok et Amazon – définit l’époque. »

Néanmoins, certains ne cachent pas leur scepticisme à l’égard de la plateforme, comme par exemple Pascal Rogard, directeur général de la SACD, l’une des principales sociétés françaises de droits d’auteur : « SALTO n’a aucune chance contre Netflix, la seule réponse crédible est une plateforme regroupant les services publics européens et proposant le meilleur de la création européenne ».

Qui plus est, la plateforme SALTO semble déjà abandonnée par ceux qui ont lancé le projet : Julien Verley, l’homme en charge du projet pour France Télévision a quitté l’entreprise audiovisuelle publique en juin 2019 pour lancer France+ Channel, une nouvelle offre de programmes français et européens à destination des marchés anglophones, hispanophones et sinophones.

Des initiatives similaires à celles de SALTO se multiplient en Europe, comme BritBox, fruit de l’alliance entre les deux grandes chaînes de télévision BBC et ITV pour freiner Netflix en Angleterre. À l’heure qu’il est, quelques alternatives aux plateformes mondiales existent, comme par exemple celle d’Arte, qui est gratuite, en proposant des séries internationales qui ne sont pas diffusées en France autrement. Seulement, le cas d’Arte en France n’est qu’une exception ou une alternative, incapable de stopper la loi des multinationales en les concurrençant.

La fiscalité, seule issue pour concurrencer Netflix

La réforme proposée par le Conseil des ministres est annoncée comme l’un des grands chamboulements du secteur depuis la loi de 1986, qui impose aux chaînes d’investir dans la création d’œuvres. Cette réforme viserait à soumettre la SVOD internationale aux mêmes contraintes que celles prescrites aux financiers historiques de l’audiovisuel français en consacrant une partie de leur chiffre d’affaires à l’achat de programmes.

Le projet de loi stipule notamment un renforcement de l’indépendance des productions investies dans les programmes achetés. Comme les télévisions, Netflix, Amazon Prime ou encore Disney+ devraient recourir à des producteurs indépendants et respecter, notamment, le quota instauré par la directive qui exige une intégration de 30% d’œuvres européennes à leur catalogue.

À ces obligations d’investissement s’ajoute la taxe vidéo de 2% du CNC entrée en vigueur depuis le 1er janvier 2018. Elle a augmenté au début de 2020 pour passer à 5,15%, permettant d’égaliser l’engagement financier, moindre pour l’instant, des plateformes vis-à-vis des chaînes. L’objectif est d’instaurer une équité entre les nouveaux entrants et les acteurs traditionnels afin d’instaurer une « concurrence équitable » sur le territoire et que « la vision française du droit d’auteur soit bien assurée ».

Seule une politique fiscale à échelle nationale – voire européenne – est à même de répondre à cette implantation de la SVOD américaine en France. À cette condition s’ajoute la nécessité que la télévision et le cinéma française produisent des œuvres qui puissent répondre aux demandes du public.

Pour l’agence économique Bloomberg, le géant du streaming aura été l’une des rares entreprises à bénéficier de la crise. « La sagesse populaire voulait que le modèle de développement de Netflix ne marche qu’en période de croissance économique. Nous voilà en pleine récession et Netflix – tout comme Zoom, Instagram, TikTok et Amazon – définit l’époque. » La crise de coronavirus aura permis aux SVOD d’exploser dans le monde entier, mais il n’est pas le seul facteur de cette conquête. L’expansion de Netflix et des plateformes sur le territoire français provient de l’incapacité de l’industrie à avoir anticipé le marché du SVOD et de l’avoir laissé aux mains de firmes américaines. Netflix a prospéré en sachant répondre à une demande faite par une génération que le cinéma français commençait à ignorer. Riposter contre Netflix en Europe ne pourra se faire qu’en mettant en place une politique fiscale assez forte qui permettrait de produire des réalisateurs ambitieux ou originaux, sans reposer sur l’argent des géants américains.