La cyberguerre : rivalités et enjeux de la « gouvernance » d’internet

https://www.flickr.com/photos/statephotos/5449329376/in/photostream/
Hillary Clinton prononce un discours sur la liberté de l’internet, le 15 février 2011. © US Secretary of State

La cyberguerre n’est pas qu’une affaire de hackers. Firmes transnationales et gouvernements collaborent ou s’affrontent pour définir le modèle de gouvernance de l’internet et imposer leur vision. Quelle est la cohérence entre les intérêts américains et la doctrine de l’ “internet freedom”? Les institutions actuelles sont-elles légitimes ? Sont-elles utiles à des stratégies hégémoniques ou contre-hégémoniques ? Et surtout, quel contrôle les États peuvent-ils prétendre exercer sur les flux informationnels qui traversent leurs frontières ? Derrière ces questions figurent des enjeux globaux, parmi les plus critiques du 21ème siècle, au sujet desquels l’ouvrage de S. Powers et M. Jablonski, The Real Cyber War (2015) offre un éclairage précieux et plus que jamais d’actualité.


À quoi ressemble la « vraie » cyberguerre ?

Le terme « cyberguerre » est contesté et difficile à définir. Dans l’esprit du profane ou de l’expert, il renvoie souvent au recours à des lignes de codes malveillantes, destinées à perturber le fonctionnement normal de l’adversaire. De fait, le cyberespace s’est militarisé : la littérature stratégique et militaire le considère désormais comme un lieu d’affrontement à part entière entre de nombreux acteurs – pas uniquement étatiques. Il est dit qu’il s’y déroule, en somme, « une guerre par, pour et contre l’information », correspondant au triptyque : subversion, espionnage et sabotage. [1]

Mais c’est de tout autre chose dont parlent Shawn Powers et Michael Jablonski. Le cyberespace, colossal vecteur d’information, suscite des convoitises, donc des rivalités et des luttes d’influence, qui vont bien au-delà du hacking et des opérations militaires dans le cyberespace. En témoignent par exemple les efforts des entreprises des technologies de l’information et de la communication (TIC), pour influencer la gouvernance de l’internet et la définition de certaines normes, qui ne sont techniques qu’en apparence. Aux États-Unis, la remarquable symbiose entre l’agenda de ce secteur privé et celui des départements américains d’État et du Commerce indique, si cela était nécessaire, que les pouvoirs étatiques sont de la partie.

C’est pourquoi il serait bon de se détacher de l’approche belliciste habituelle afin d’élargir notre horizon. C’est tout l’intérêt de la perspective de Powers et Jablonski. La « vraie cyber guerre » qu’ils décrivent n’a pas lieu devant des ordinateurs, mais dans les couloirs des chancelleries, des institutions internationales, et des firmes transnationales. Elle ne vise pas à rendre hors service des sites internet, mais à peser dans la définition des normes techniques, politiques et même philosophiques et morales relatives à l’internet et ses usages. Les enjeux économiques et géopolitiques – que les auteurs s’attachent à décrire avec précision – sont colossaux. D’où les importants efforts que chaque acteur déploie, à la hauteur de ses moyens, pour peser dans ce petit monde.

« Les américains  (…) ont considéré le Congrès mondial sur les technologies de l’information comme un champ de bataille crucial pour le futur de la gouvernance d’internet, et comme une menace pour les intérêts économiques américains. »

Ainsi, le livre entend révéler « comment les politiques d’internet et de gouvernance sont devenues les hauts lieux d’une compétition géopolitique entre grands acteurs internationaux et dont le résultat façonnera l’action publique, la diplomatie, et les conflits du 21ème siècle ». L’occasion pour Powers et Jablonski de revenir sur les acteurs de ce jeu d’influence et de compétition, où les États continuent de jouer un rôle primordial, bien que rapidement secondés par le secteur privé, regroupant des entreprises du secteur des TIC et des communications internationales. Les GAFAM (un chapitre est notamment consacré à Google) sont évidemment importants, mais ils n’occultent pas le rôle majeur d’autres entreprises de services numériques, moins médiatisées : AT&T, Cisco ou Verizon, pour ne citer qu’elles. Diverses organisations de droit international ou organisations privées à « gouvernance multipartite » (Multistakeholder governance) sont enfin présentées en détails. Elles constituent, en effet, le point nodal de cette « vraie cyber guerre » ; le lieu de matérialisation des tensions sous-jacentes et de mécanismes discrets de domination.

Les auteurs s’attachent, par ailleurs, à décrire les méthodes, stratégies et ambitions de ces réseaux d’acteurs. La légitimation du processus de prise de décision par un mode de gouvernance présenté comme inclusif, transparent et ouvert à tous ; une rhétorique imparable qui promet simultanément un formidable développement économique, le renforcement des droits humains et la propagation de la démocratie ; des projets de développement généreux et en apparence désintéressés… Autant d’éléments qui nécessitent d’être analysés et contextualisés. On appréciera, au passage, la minutie et le sérieux des auteurs : il n’est nulle part question de croisade anti-GAFAM ou de pourfendre l’hégémon américain. On trouve simplement les outils nécessaires pour faire la part des choses et déchiffrer cet univers complexe. La démarche est salutaire quand les protagonistes dominants ont plutôt tendance à présenter une vision prescriptive et « personnelle » des choses.

À l’opposé, on trouve les pays en développement et les économies émergentes : Russie, Chine, des pays d’Amérique latine ou d’Afrique… Nombreux sont les gouvernements qui ne se satisfont pas du statu quo. Sont notamment décrites dans le livre, la dégradation des « termes de l’échange » à la suite du bouleversement économique d’internet, et la perception d’une forte domination occidentale – et à plus forte raison américaine – dans la gouvernance d’internet. Désireux de procéder à un rééquilibrage politique et économique et soucieux d’exercer comme ils l’entendent leur souveraineté sur les flux informationnels, ces pays trouvent dans les institutions internationales et les sommets internationaux des arènes pour exprimer leurs inquiétudes et organiser leurs efforts.

La démonstration du livre, d’une grande efficacité, sert une conclusion simple : « La vraie cyber guerre ne concerne pas les capacités offensives ou de cybersécurité, mais plutôt la légitimation d’institutions et de normes existantes qui gouvernent l’industrie de l’internet, afin d’assurer sa domination du marché et sa profitabilité. »

La doctrine de l’« internet freedom » : arguments et intérêts sous-jacents

Tout part d’un discours d’Hillary Clinton [2], dans lequel l’ancienne secrétaire d’Etat américaine dévoile la doctrine de la liberté d’internet (internet freedom doctrine). Elle appelle à une libre circulation de l’information (free flow of information) et à une « liberté de se connecter » (freedom to connect) universelle : l’accès à internet devrait être un droit fondamental et reconnu par tous.

Assurément, les Américains aiment leur « freedom ». Le verbatim du discours et des questions-réponses montre que le terme est prononcé cinquante-deux fois en une heure ! Mais cet agenda de la liberté d’internet a une manière bien singulière de présenter la chose. 1. L’information a tendance à être assimilée à un bien économique, monnayable et échangeable. Évidemment, ce cadrage consacre le modèle économique d’internet, fondé sur le captage, l’échange et d’analyse d’immenses quantités de données personnelles. Mais une telle perspective tend aussi à réduire la légitimité des politiques publiques qui viseraient à en contrôler le flux. L’issue du débat sur la liberté de l’internet pourrait donc jouer un rôle déterminant dans le traitement des flux d’information numérique par les États, et dans la définition du degré de contrôle jugé légitime, voire légal, au regard du droit international ou du commerce. 2. Internet est comparé à un « espace public ». Ainsi présenté, la surveillance y pose beaucoup moins de problèmes éthiques et juridiques que si internet était considéré comme un espace privé. Cette doctrine et les termes associés (internet freedom, mais aussi freedom-to-connect et connectivity) méritaient donc bien une analyse plus approfondie.

De l’intérêt d’une approche géopolitique : l’information comme un bien et comme une ressource

Des intérêts économiques, certes. Mais géopolitiques ? Le mot est souvent utilisé abusivement, et plusieurs experts s’en méfient, au point qu’on entend dire que « la géopolitique n’existe plus »[3]. On ne saurait pleinement souscrire à cette lecture ; d’ailleurs il existe bien une géopolitique de l’internet, ne serait-ce que par l’ancrage territorial des serveurs ou des câbles sous-marins. Si l’on s’en tient à la définition traditionnelle de la « géopolitique », rappelée par les auteurs, il s’agit d’une méthode d’étude de la politique étrangère s’intéressant aux effets de la géographie, donc des espaces physiques. Créée en réaction à une approche considérée comme excessivement légaliste, elle insiste notamment sur le poids des ressources dans la compétition entre États.

Or, l’hypothèse initiale des auteurs, reprenant la vision de l’historien de la communication Dan Schiller, est celle d’une information entendue comme un bien (commodity) mais aussi comme une ressource. Dès lors, les politiques étatiques relatives à l’internet peuvent être abordées comme une lutte pour le contrôle de ressources d’un genre nouveau. Ce cadre théorique permet de dépasser les questions liées aux effets sociaux, culturels, économiques ou politiques de l’internet. À la place, on s’interroge ici sur les motivations réelles des politiques étatiques relatives à l’internet, en termes de compétition internationale pour des ressources.

« Le soutien du gouvernement américain fut déterminant dans la création, l’adoption, et la structuration de l’internet, ainsi que dans l’intégration des technologies de l’information dans l’économie globale. »

De ce point de vue, la liberté de l’information (information freedom), la libre circulation de l’information (free flow of information), ou encore les partenariats multi-acteurs (multistakeholderism) constituent le socle d’une rhétorique et d’une stratégie qui contribuent au maintien d’un statu quo, bénéficiant à quelques acteurs acteurs dominants.

Une telle rhétorique déforme les aspects intrinsèquement politiques et économiques de l’information. Présenter la libre circulation de l’information comme une opportunité immense de développement économique, et lui prêter un pouvoir naturel de démocratisation, permet de dévier l’attention d’autres sujets.

Des gains économiques… pour qui ?

Quels sont les arguments économiques mis en avant ? L’internet est présenté comme un « grand égalisateur » (great equalizer), qui va permettre aux pays en développement de combler leur retard avec les pays occidentaux. Ce discours s’inscrit dans une perspective que Vincent Mosco, professeur émérite de communication, qualifie de « néodéveloppementaliste ». Elle postule que la dissémination des TIC permettra d’accélérer le développement et l’intégration économique des pays en développement et d’y développer des économies de marché robustes et performantes. Les auteurs rappellent que cet ancrage théorique est difficile à départager de considérations stratégiques et économiques. À grands renforts d’exemples de décorrélation entre croissance, richesse, et connectivité internet, ils montrent d’ailleurs que ces postulats sont empiriquement contestables.

On ne saurait reprocher aux pays occidentaux et à leurs entreprises de diffuser l’accès à internet et de construire les infrastructures nécessaires dans les pays en développement, quelles que puissent en être les raisons. Mais des travaux comme ceux de l’économiste Eli Noam suggèrent que l’élargissement de la connectivité pourrait en fait accentuer les écarts de richesses. Il anticipe par exemple qu’à peine huit pays dans le monde pourraient bientôt concentrer jusqu’à 80% de la production de contenus numériques.[4] Quand un pays pauvre, peu doté en infrastructures, bénéficie de programmes d’aide qui lui permettent d’accéder à internet, sa population – le peu qui peut se le permettre – devient consommatrice, et non productrice, des services numériques et des contenus médiatiques proposés par des entreprises occidentales.

Or, justement, ces programmes, prêts et autres projets occidentaux, notamment américains, en matière de connectivité et d’infrastructures liées à l’internet, sont souvent conditionnés à des mesures de dérégulation, de privatisation et d’ouverture des marchés nationaux. Les entreprises américaines accèdent ainsi à ces marchés étrangers, d’autant plus aisément avec la notoriété et les fonds propres dont elles disposent. Les économies d’échelle, les effets de réseau, l’existence d’une masse critique d’utilisateurs, sont autant d’éléments, bien connus en science économique, qui facilitent encore cette implantation. Ils font en revanche cruellement défaut aux acteurs locaux et nouveaux entrants, qui font face à de fortes barrières à l’entrée. Les quelques concurrents qui parviennent malgré tout à se développer sont souvent rachetés. [5]

« Il y a un principe sur lequel les responsables politiques, l’industrie, et les acteurs de la sociÉté civile, sont tous d’accord : l’internet global et déréglementé est une bonne affaire pour l’économie américaine. »

En matière de communications internationales, la détérioration des termes de l’échange suite à l’apparition de l’internet a été fort défavorable aux pays en développement. De telle sorte que l’anecdote de l’artisan africain ou sud-asiatique qui parvient à développer son activité grâce au e-commerce est un peu l’arbre qui cache la forêt. En effet, jusqu’à quelques décennies en arrière, les pays en développement, comme les autres, bénéficiaient des normes de l’Union internationale des télécommunications (UIT).

Rattachée aux Nations unies en 1947, l’UIT fut, au cours du 20ème siècle, le principal mécanisme de coordination des coûts et bénéfices liés aux communications internationales. Le prix de tel service, payé par tel acteur à tel autre : tout cela était relativement clair et fixé par le Règlement des télécommunications internationales (RTI) de l’UIT. Cette régulation garantissait un contexte international stable pour la croissance et l’activité économique dans le domaine des télécommunications. Les acteurs économiques locaux et nationaux continuaient de dominer leur marché.

Mais le développement d’internet et des « internet-based services », qui échappent à ces règles de l’UIT, ont bouleversé cet équilibre. Un appel Skype de la Turquie vers l’Allemagne, par exemple, permet de contourner l’opérateur téléphonique turc qui était jusqu’alors sollicité. On perçoit mieux la nature des frictions qui peuvent exister lieu au sein de l’UIT. Lors du sommet de Dubaï en 2012, l’une des grandes questions était ainsi de savoir si le terme de « télécommunications » devait ou non inclure les flux d’information transitant par internet.

Une réponse positive aurait signifié que ces services seraient soumis aux régulations prévues par l’UIT, contrariant la position dominante de certaines entreprises occidentales. Les négociations concernaient aussi l’extension du pouvoir de l’UIT à certains aspects de la gouvernance d’internet. Avec cet exemple et d’autres, Powers et Jablonski expliquent comment les pays du Sud et les économies émergentes se servent de l’UIT comme d’un outil contre-hégémonique face à un internet perçu comme dominé par les Etats-Unis.

En retour, les États-Unis ne se privent par pour saper ces revendications et façonner à leur avantage les normes internationales en matière de communications internationales. Les exemples sont nombreux. S’agissant du sommet de Dubaï de 2012, les revendications avaient été fermement dénoncées comme une tentative de « prendre le contrôle de l’internet ». L’occasion d’observer la rhétorique de l’internet freedom tourner à plein régime[6]. Robert McDowell, commissaire de la Commission fédérale des communications, avait notamment déclaré devant une commission sénatoriale : « Nous sommes en train de perdre la bataille pour la liberté de l’internet. » [7] Les tribunes publiées, le ton employé, les fonctions occupées par les auteurs : tout cela semble incarner à merveille l’état du débat et laisse voir l’étendue des enjeux économiques à la clé.

Un intérêt stratégique : la déstabilisation politique

Il se trouve une deuxième utilité à la rhétorique de la connectivité, du « free flow of information » et de la « freedom to connect ». Sans trop d’effort, ces notions sont associées au démocraties occidentales, face aux opposés symétriques que sont les pays totalitaires et censeurs qui entravent la libre circulation de l’information et des idées. Des caractéristiques fortement associées à des pays comme la Russie, la Chine, ou encore l’Iran.

En effet, à défaut de pouvoir obtenir, dans les arènes internationales, une gouvernance interétatique, ces pays comptent parmi ceux qui cherchent à développer leur propre « internet souverain » et/ou à contrôler fortement les flux entrants et sortants de leurs frontières. Car le cyberespace, en sa qualité de vecteur d’importantes quantités d’informations, suscite aussi de grandes angoisses. Les gouvernements autoritaires sont les premiers à craindre pour leur légitimité et leur stabilité.

Les États-Unis le savent : les revendications américaines pour la promotion et la diffusion d’un internet global, unique et universel vont directement à l’encontre de ces projets d’intranet. Elles sont aussi sensées faciliter l’exposition de certaines populations à des horizons démocratiques, plus désirables que leurs régimes politiques actuels. Il est même prévu d’aider activement les “cyberactivistes” et “cyberdissidents”. En pointant du doigt les intranets nationaux et les velléités de contrôle des flux informationnels, et en les assimilant purement et simplement à de la censure, cette rhétorique permet de normaliser et légitimer le statu quo de la gouvernance actuelle d’internet, qui fait figure de seul système capable de de préserver la freedom to connect.

A l’évidence, tous les États exercent leur souveraineté, et donc mettent en place des formes de contrôle ou de surveillance des flux informationnels ; les États-Unis n’y échappent pas. Le livre le rappelle en revenant notamment sur les programmes de surveillance de masse révélés par Edward Snowden ; mais aussi en montrant comment, aux États-Unis, des intranets sécurisés destinés aux administrations, à la communauté du renseignement, ou aux secteurs sensibles de l’industrie, ont tendance à s’étendre de plus en plus à d’autres secteurs civils moins sensibles.

Résumé des chapitres

Avec plusieurs exemples historiques, le premier chapitre montre comment les États-Unis, par le passé, ont façonné à leur avantage les normes internationales en matière de communication et de technologies de l’information.

Le chapitre 2 retrace l’apparition du complexe militaro-industriel aux États-Unis à partir de la seconde guerre mondiale. L’objectif est de montrer que les mécanismes gouvernementaux de stimulation de la croissance et de l’innovation à l’œuvre, s’observent également, de façon plus récente, dans le secteur industriel des technologies de l’information. Or, c’est l’occasion pour les auteurs de rappeler que l’interdépendance mutuelle ainsi créée présente des risques sur le plan économique (perte de compétitivité, décalage avec la demande réelle) et sur le plan politique (distorsion du processus de décision politique, manque de transparence).

Pour l’heure, les entreprises américaines demeurent performantes économiquement. Mais le rattrapage technologique chinois ne s’est jamais autant fait sentir qu’avec les frictions actuelles autour de la 5G. Surtout, les révélations de l’affaire Snowden sur l’espionnage de la NSA (National Security Agency) révèlent l’étendue de certaines dérives politiques et du manque de transparence en la matière, ce qui tend à donner raison aux auteurs.

Google (chapitre 3) fait l’objet d’une étude détaillée, afin d’explorer la gestion et l’exploitation les données par l’entreprise, et de rappeler sa prépondérance dans le marché de la publicité. Si Google embrasse autant les principes de l’internet freedom et de libre circulation des données, c’est certes parce que cela correspond vraisemblablement à son idéologie. Mais c’est peut-être aussi parce que l’entreprise voit d’un très mauvais œil le contrôle étatique des flux d’information. On peut même dire qu’elle les craint plus que tout.

Le modèle de régulation de l’internet a potentiellement des effets immenses sur le « business » de Google. Après tout, son modèle économique repose pour une très large partie sur la publicité ciblée, donc sur la captation et l’analyse de données personnelles. Enfin, la croissance économique de l’entreprise est notamment déterminée par sa capacité à étendre ses divers services à des utilisateurs toujours plus nombreux. De ce point de vue, Google a tout intérêt à soutenir l’internet freedom, la connectivité et la libre circulation de l’information. C’est même une question de survie et de santé économique.

De même, et plus généralement, si la politique américaine consiste à diffuser autant que possible l’accès à internet dans le monde, c’est parce que cela s’avère particulièrement favorable aux entreprises américaines. Le chapitre 4 détaille ainsi divers projets d’investissement, de construction, de transferts de compétences ou de technologies, réalisés en partenariat avec Cisco, Google, Hewlett Packard, IBM, Intel et d’autres. Ainsi, la politique internet américaine peut être résumée en deux volets inséparables : connecter un maximum d’individus à travers le monde à internet d’une part, et d’autre part maintenir le statu quo des arrangements économiques, légaux et institutionnels qui gouvernent la connectivité et les échanges en ligne.

Le chapitre 5, en passant à la loupe l’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers), l’ISOC (Internet Society) et l’IETF (Internet Engineering Task Force), révèle les dessous de la gouvernance multi-acteurs (multistakeholderism) et de son argument du rôle de la société civile, qui s’avère bien décevant, sinon illusoire. Plus que tout autre chose, le multistakeholderism renforce la position des acteurs dominants en légitimant les décisions qui sont prises, tandis que l’injonction à atteindre un consensus neutralise les critiques et les tentatives de changer le statu quo.

Le chapitre 6 est dédié à la souveraineté. Il rappelle ses fondements théoriques et revient sur ses liens avec les nouvelles technologies de l’information. Quatre cas d’études (Chine, Egypte, Iran, États-Unis) montrent autant de façons de contrôler l’accès à internet ou les flux informationnels. Le contrôle américain est évidemment sans commune mesure avec les autres, notamment celui de la Chine. Cependant, d’un point de vue strictement analytique, les efforts vont dans le même sens. Il est indéniable que tous les pays, démocratiques ou non, cherchent à atteindre un certain degré de contrôle de ces flux, dans le cadre de l’exercice normal de leur souveraineté. Ainsi, les stratégies chinoises et américaines, bien que culturellement spécifiques et atteignant un niveau de contrôle très différent, demeurent l’une et l’autre des stratégies de contrôle et de surveillance.

Enfin, le chapitre 7 explore les tensions et les contradictions profondes qui existent entre la doctrine de l’internet freedom et la cybersécurité, notamment en réfléchissant à l’avenir incertain de l’anonymat en ligne. En présentant l’internet comme « l’espace public du 21ème siècle », Hillary Clinton réussit le tour de force d’imposer l’idée que, sur l’internet, chaque utilisateur s’expose au regard des autres et des autorités. Le tout est habilement relié par les auteurs aux révélations d’Edward Snowden sur la NSA et de différents programmes de surveillance (PRISM, MUSCULAR, et TEMPORA), ainsi qu’à la collaboration entre Google et la NSA.

Conclusion

Finalement, dans un monde où l’information est au centre des économies modernes, les grandes questions soulevées sont celles de la légitimité des institutions qui gouvernent les flux informationnels, ainsi que de l’autorité dont disposent les États pour gérer et contrôler ces flux au sein de leurs frontières. Le livre donne une idée des désaccords profonds qui existent à cet égard. Ainsi, « la vraie cyberguerre est donc une compétition entre différentes économies politiques de la société de l’information ».

De ce point de vue, la doctrine américaine de l’internet freedom se comprend comme relevant d’un agenda spécifique. Il vise certes à relier le monde à internet, mais suivant une logique économique et géopolitique particulière, qui bénéficie disproportionnément à une poignée d’acteurs dominants. Autrement dit, cette doctrine constitue un effort de légitimation et de propagation d’une économie politique bien précise. On en revient toujours à cette question au fondement du livre : « De quelle autorité légitime les États disposent-ils pour gérer les flux d’information à l’intérieur et au sein de leur territoire souverain ? »

Le parallèle tracé avec le pétrole est intéressant : les États se sont entendus pour créer des institutions qui gouvernent cette industrie. Les normes qui en résultent, conformément à leur fonction fondamentale, permettent d’anticiper les comportements. Elles créent un contexte relativement stable qui permet une prévisibilité énergétique et l’anticipation des flux, sans quoi l’approvisionnement en pétrole générerait des tensions et des angoisses terribles. Dans une logique similaire, Shawn Powers et Michael Jablonski espèrent voir advenir une gouvernance où les États comprennent la nécessité qu’il y a à s’entendre sur ces questions. Mais on ne dispose toujours pas, sur le plan international, de réponse claire sur la façon dont les données peuvent être gérées, collectées, stockées, transférées, voire même taxées. Malheureusement, rien ne permet aux auteurs d’être optimistes au sujet de cette future gouvernance.

Ajoutons que ces questions, déjà cruciales, redoublent encore de gravité, alors que l’internet continue de se densifier et de s’installer dans nos vies, et que les flux informationnels numériques sont sur le point d’être décuplés par la 5G et l’avènement de l’internet des objets.

Shawn M. Powers & Michael Jablonski, The Real Cyber War. The Political Economy of Internet Freedom. University of Illinois Press, 2015, 272 p.

[1] Nicolas Mazzucchi (2019) La cyberconflictualité et ses évolutions, effets physiques, effets symboliques. Revue Défense Nationale, 2019/6 n°821, pp. 138-143.

Voir aussi : François-Bernard Huyghe, Olivier Kempf et Nicolas Mazzucchi, Gagner les cyberconflits, Paris, Économica, 2015.

[2] Hillary Rodham Clinton, « Remarques sur la liberté de l’internet », discours prononcé au Newseum, Washington D.C., 21 janvier 2010. [URL] : https://2009-2017.state.gov/secretary/20092013clinton/rm/2010/01/135519.htm

[3] « – […] La géopolitique n’existe plus, de toute façon.
– C’est fini !?

– Oui, complétement. D’ailleurs le sous-titre de mon prochain livre, « Intersocialité », sera « Le monde n’est plus géopolitique ». Je ne veux plus entendre parler de ce mot. Il n’a aucun sens, parce que le monde d’aujourd’hui n’est ni géo, ni politique. »

Extrait d’un entretien personnel avec Bertrand Badie, Paris, 13 juillet 2020.

[4] Eli Noam, “Overcoming the Three Digital Divides”, in Daya Thussu (éd.), International Communication: A Reader, Routledge, Londres, 2011, p.50.

[5] Voir par exemple : https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_acquisitions_de_Google

[6] Voir par exemple: Robert McDowell, “The U.N. Threat to Internet Freedom”, Wall Street Journal, February 21, 2012. Gordon Crovitz, “The U.N.’s Internet Power Grab: Leaked Documents Show a Real Threat to the International Flow of Information, Wall Street Journal, June 17, 2012.

[7]We are losing the fight for Internet Freedom.” Statement of Commissioner Robert M. McDowell before the U.S. Senate Committee on Commerce, Science, and Transportation. March 12, 2013. http://transition.fcc.gov/Daily_Releases/Daily_Business/2013/db0312/DOC-319446A1.pdf

Nomination de Kamala Harris : la victoire des milieux financiers et de l’aile modérée du Parti démocrate

© Gage Skidmore

La sénatrice démocrate de Californie et ancienne candidate à la présidentielle Kamala Harris vient d’être choisie par Joe Biden comme colistière. Une décision présentée comme historique, mais qui masque une victoire de l’establishment démocrate et des puissances financières, dont les conséquences pour la campagne présidentielle et l’avenir du parti interrogent.


Il s’y était engagé pendant son débat contre Bernie Sanders. D’abord perçue comme une manœuvre habile pour accaparer la couverture médiatique et priver Sanders d’oxygène, la promesse de sélectionner une femme comme colistière et future vice-présidente a eu pour effet de limiter les options de Joe Biden. Depuis deux mois, il laissait planer le suspens en auditionnant différentes candidates, tout en reculant sans cesse sa décision. Le processus de sélection aura ainsi été à l’image de Joe Biden : indiscipliné, indécis et maladroit. Mais il a permis de tenir la presse en haleine et de forcer les onze candidates potentielles à multiplier les éloges et levées de fonds en faveur du candidat. 

Il s’est finalement reporté sur Kamala Harris, sénatrice de Californie, ancienne procureure générale de l’État et candidate malheureuse à la présidentielle en 2020. Les commentateurs peuvent se féliciter du choix historique d’une femme de couleur aux origines africaines et indiennes. Mais derrière les symboles dont est friande la presse néolibérale américaine, cette nomination interroge à différents niveaux. 

Kamala Harris, une colistière efficace pour battre Trump ?

La sénatrice de Californie présente l’avantage d’être une femme politique expérimentée, habituée à conduire des auditions musclées au Congrès et s’étant illustrée dans certains débats des primaires démocrates pour sa poigne, notamment au cours d’un échange mémorable dont Joe Biden avait, ironiquement, fait les frais. Offrant peu d’angles d’attaques évidents à Donald Trump, Harris représente la sécurité. Il y a peu de chances qu’elle commette des bourdes, se laisse malmener en interview ou fléchisse lors du traditionnel débat des vice-présidents. Et son siège au Sénat, qui deviendra vacant, reviendra nécessairement à un démocrate, ce qui permet d’éviter d’affaiblir le parti en choisissant une colistière occupant un mandat dans un État plus contesté. Pour autant, renforce-t-elle vraiment le « ticket » comme l’affirme Libération en une de son édition du 13 août ?

La science politique suggère que le vice-président a très peu d’impact sur les campagnes présidentielles. Au pire, il s’agit d’un poids potentiel, comme le fut Sarah Palin pour John McCain, au mieux cela permet de gommer quelques faiblesses du candidat, ou d’aider dans un État particulier. Mike Pence avait permis de solidifier le vote évangéliste derrière Trump, par exemple. 

Dans le cas d’Harris, difficile de voir ce qu’elle apporte au « ticket ». La Californie est acquise à Joe Biden et la sénatrice n’a la cote ni avec la gauche démocrate ni avec l’électorat afro-américain qu’elle avait échoué à mobiliser pour sa propre campagne. Elle ne devrait pas apaiser les conservateurs non plus, qui dénoncent une « carriériste de la côte Ouest  » qui souhaite « socialiser la santé  » tout en attisant les ressentiments racistes et sexistes. 

Son principal atout reste son absence de défaut majeur dans lequel Donald Trump pourrait s’engouffrer. Son bilan de procureure très critiqué à gauche démine les attaques de ce dernier, qui aura d’autant plus de mal à incarner le candidat de «  la loi et l’ordre  » et risque de lutter pour repeindre Biden en marionnette de Sanders. Pour preuve, les milieux financiers ont salué sa nomination, le Wall Street Journal titrant «  l’enthousiasme de Wall Street indique qu’ils estiment que les réformes financières ne seront pas une priorité de cette administration  » et note que «  Biden semble avoir réussi à contenir l’aile gauche de son parti  ». 

Outre sa capacité à lever des fonds auprès des grands financiers, Harris ouvre les portes de la Silicon Valley à Joe Biden, elle qui cultive depuis des années une proximité avec les pontes de la tech américaine. Mais au-delà de ses réseaux d’affaires, la sénatrice apporte deux atouts qui faisaient défaut à Joe Biden : une véritable base militante, construite pour sa propre campagne présidentielle et très active sur les réseaux sociaux, et un certain charisme – ou du moins une éloquence – qui contraste avec les bafouillements de Biden. Si elle joue à fond son rôle de porte-parole et comble le vide laissé par ce dernier dans les médias, elle pourra porter la critique efficacement et occuper le terrain. C’est ce que suggère sa première intervention publique après la nomination, où elle a fait le procès de Donald Trump et de sa gestion de l’épidémie de coronavirus avec une grande clarté. 

 

Kamal Harris s’était construite une image «  progressiste  » à travers de nombreux votes au Sénat et en travaillant sur différents textes aux côtés de Bernie Sanders. Si elle manie parfaitement la rhétorique populiste, elle a su conserver ses distances avec l’aile gauche du parti, et a fait de la triangulation sa spécialité. [1] Une stratégie qui avait précipité son échec aux primaires démocrates, mais lui vaut d’être appréciée des milieux d’affaires. Cette plasticité idéologique et son passé de procureure, où elle avait adopté une ligne extrêmement dure et réactionnaire, lui valent l’hostilité de la gauche américaine. 

Cependant, la levée de fonds record enregistrée le jour de l’annonce de sa nomination – 24 millions de dollars supplémentaires sur la seule plateforme citoyenne «  act blue  » – semble indiquer un certain enthousiasme auprès de la base du parti. 

Reste que sa piètre performance aux primaires démocrates interroge sur sa capacité réelle à faire campagne efficacement. Boudée par la jeunesse et l’électorat afro-américain, ses sondages désastreux l’avaient contrainte à un abandon prématuré en décembre, ce qui lui aura permis d’éviter une humiliation dans son fief californien. Elle qui avait appelé publiquement à bannir Trump de Twitter devra porter une critique plus efficace et substantielle si elle veut avoir un impact positif sur la campagne.

Une défaite de plus pour la gauche américaine, en forme de leçon pour toutes les gauches

En pleine période de mouvement social pour exiger plus de justice et d’égalité, Harris incarne un choix problématique. Une fois passé outre sa couleur de peau, il reste son bilan catastrophique en tant que procureure de la Californie. Si on ajoute le fait que Joe Biden fut le principal instigateur de la politique répressive qui aura conduit à l’explosion de la population carcérale et aux violences policières [2], ce choix représente une défaite supplémentaire pour la gauche démocrate. 

Elizabeth Warren aurait probablement été plus efficace pour faire le procès de Donald Trump et énergiser cette aile du parti. Mais elle reste crainte par les milieux financiers et riches donateurs. Malgré son coup de poignard dans le dos de Bernie Sanders, qui aura largement contribué à la victoire de Joe Biden, et en dépit de son volte-face vis à vis de la réforme de la santé Medicare for all pour devenir plus «  Biden compatible  », Warren se retrouve de nouveau sur la touche. En 2016 déjà, elle avait refusé de se présenter contre Clinton, puis décliné de soutenir Bernie Sanders, espérant obtenir une capacité d’influence plus large au sein du parti. Au mieux, elle récupérera un poste dans une future administration Biden-Harris, au pire, elle subira une primaire issue de la gauche américaine lors de sa prochaine élection au Sénat. 

 

L’establishment obtient gain de cause, lui qui favorisait ouvertement Kamala Harris aux primaires, devant Joe Biden.  

Kamala Harris, futur visage du parti démocrate  ?

Le choix du vice-président a rarement un impact sur la campagne, mais souvent une influence sur l’avenir du parti. Biden avait été choisi par Obama pour rassurer les électeurs animés de réflexes racistes ou conservateurs. Ironiquement, le voilà chargé de sauver le pays d’un président ultra conservateur accusé de racisme. 

Les cinq derniers vice-présidents démocrates sont devenus les candidats du parti à la présidentielle suivante. Compte tenu de l’âge avancé de Joe Biden, Kamala Harris pourrait incarner l’avenir du parti dès 2024, et potentiellement jusqu’en 2028. Un coup dur pour la gauche américaine, bien qu’il puisse se passer beaucoup de choses d’ici là.

En attendant, elle sera probablement plus réceptive que Biden à la pression de l’aile gauche, et pourrait devenir un allié des progressistes au Congrès sur certaines questions, comme le concède le journal socialiste Jacobin et l’hebdomadaire progressiste The Nation. [3] On peut y lire que Harris a démontré une plasticité idéologique et une capacité à bouger vers la gauche lorsqu’on lui met la pression  et que «  son ambition pourrait être un atout, car elle la forcera à suivre la direction du vent avec force et détermination  ». 

Pour l’instant, le choix de Kamala Harris témoigne de la main mise de l’establishment sur le devenir du parti. Une candidate idéale du point de vue des riches donateurs et des élites néolibérales, mais dont le choix de colistière par Joe Biden pourrait s’avérer à double tranchant. Tout dépend comment Donald Trump et l’électorat répondront à son arrivée dans la campagne, qui prend clairement un nouveau départ avec la complétion du ticket démocrate et l’imminence des Conventions. 

  1. En particlulier sur les question de réforme de la santé, cf notre article sur la question
  2. Cf notre portrait de Joe Biden
  3. Lire https://www.thenation.com/article/politics/kamala-harris-ambition/ et https://www.jacobinmag.com/2020/08/joe-biden-kamala-harris-vice-president-neoliberalism

La Biélorussie se dirige-t-elle vers un nouveau Maïdan ?

© Alexandra Zakharova

La Biélorussie est-elle secouée par une révolution de couleur, libérale et pro-occidentale ? Plusieurs signaux faibles indiquent plutôt un jeu trouble à l’égard de l’opposition biélorusse, non de la part de pays occidentaux, mais de la Russie (le gouvernement biélorusse a entre autres annoncé l’arrestation de paramilitaires salariés par Wagner, la grande société militaire privée russe), visant à déstabiliser le président Alexandre Loukachenko. Ce dernier a en effet initié depuis plusieurs années un tournant vers l’Ouest et les relations étaient dernièrement au plus bas avec le Kremlin. Mais par-delà ces enjeux géopolitiques, le séisme qui secoue actuellement le pays a essentiellement des causes endogènes – le régime étant désormais rejeté par la majorité de la population, y compris par ses soutiens traditionnels parmi les classes populaires, qui s’en sont massivement détournées sur fond de stagnation économique et de corruption.


Alexandre Loukachenko était pourtant si populaire à ses débuts. Élu démocratiquement en 1994 (à l’époque les 80% de suffrages n’étaient pas usurpés) sur les vestiges d’une URSS largement regrettée, il bénéficia du soutien des laissés pour compte de la transition. Ses slogans anti-corruption étaient bien rodés et plaisaient aux Biélorusses, de même que sa communication centrée sur ses origines modestes, sa carrière de directeur de kolkhoze et son langage peu châtié ; sa dénonciation du libéralisme économique portait, dans un contexte où les plans d’ajustement structurels provoquaient des ravages sociaux dans tous les pays de l’ex-URSS. Au pouvoir, il rétablit l’ancien drapeau soviétique ainsi que le statut officiel de la langue russe, tout en préconisant une union avec son grand voisin qui devait lui permettre de prendre la tête d’une nouvelle URSS.

Système néo-soviétique et alignement sur la Russie : les limites d’un compromis

Malgré la brutale répression de l’opposition, Loukachenko restait celui qui avait permis de limiter le choc de la transition et la hausse des inégalités, si importantes dans la Russie voisine et en Europe de l’Est. Le pacte social était clair : le développement économique en échange de la loyauté politique. Et ce pacte fonctionna à merveille : bénéficiant de généreux subsides russes (des hydrocarbures à bas prix, représentant une économie annuelle de près de 10% du PIB), il parvint à assurer une croissance moyenne de plus de 8% pendant les années 2000 et à préserver le meilleur système de santé d’ex-URSS : à titre d’exemple, la mortalité infantile est considérablement plus faible en Biélorussie (4‰) qu’aux Etats-Unis (6‰) ou en Russie (8‰).

Depuis 2010 pourtant, l’économie stagne, l’endettement public explose et les salaires réels ont chuté de 30% du fait de l’inflation. Sur fond de guerre en Ukraine, Loukachenko établit un contrat social moins favorable : la loyauté ou le chaos. Par ailleurs, face à la pression croissante d’une Russie soucieuse de s’assurer un contrôle total de son « étranger proche », le président biélorusse déploie une politique de souveraineté. Pour garantir l’autonomie stratégique du pays, il effectue des rapprochements remarqués avec la Turquie et la Chine, mais s’ouvre aussi vers l’Union européenne.

lire sur LVSL, par le même auteur : « La Biélorussie en quête de souveraineté et d’identité »].

Les sanctions pour méconnaissances des droits de l’Homme sont levées en 2016, en échange de la libération des derniers prisonniers politiques, et en mai 2020 est signée le premier accord de visas entre Minsk et Bruxelles. D’un point de vue intérieur, le discours connaît une inflexion : désormais, il tente de se démarquer du « grand-frère russe » par la promotion d’une identité biélorusse fondée sur la langue nationale, dont l’usage reste pourtant minoritaire.

Mais la Russie se crispe : elle menace de fermer l’accès à son marché (60% des exportations biélorusses) et conditionne le maintien des subventions vitales pour le pays par son annexion dans une « Fédération russo-biélorusse ». L’entrevue de Sotchi en décembre 2019 n’a pas réglé la question, bien au contraire : Loukachenko a, au prix de fortes pertes économiques, refusé d’agréer à l’ultimatum et a évoqué d’autres sources d’approvisionnement en hydrocarbures. Parmi celles-ci, les États-Unis  ont pris une longueur d’avance.

On ne trouve pas, dans les mobilisations actuelles, une fracture entre une classe moyenne urbaine et libérale, et des classes populaires pro-russes et conservatrices. À l’inverse de celles de 2010, où les manifestations contre la réélection de Loukachenko n’eurent lieu qu’à Minsk, les actions se multiplient dans l’ensemble du pays

Par ailleurs, le président s’est ridiculisé lors de l’épidémie de Covid-19, moquant les malades et prétendant qu’il suffit d’un verre de vodka pour en être épargné. Le contrat social proposé par Loukachenko ne satisfait plus la population, pour qui le régime est désormais, plutôt qu’une protection, la source principale d’instabilité et de stagnation des niveaux de vie.

Nouveau Maïdan, opération russe ou révolte endogène ?

Cette grogne sociale a été le terreau de nouvelles formes de contestation. À l’inverse des vieux partis d’opposition, groupusculaires et urbains, enfermés dans des querelles de personne ou d’idéologie (nationalistes contre libéraux), le blogueur Serguei Tikhanovski sillonne les campagnes, se faisant porte-voix de la colère des plus modestes et de leurs préoccupations quotidiennes. Avec une gouaille et un discours simple, critiquant la corruption du régime et la déconnexion des élites, il gagne une immense popularité auprès de ceux qui furent longtemps les soutiens du régime. Si Serguei est empêché de se présenter, sa femme Svetlana le supplée, bénéficiant des préjugés sexistes de Loukachenko qui ne peut s’imaginer avoir quoi que ce soit à craindre d’une femme.

Par une campagne modeste et peu politisée, avec pour seul programme l’organisation d’élections libres, elle obtient un soutien écrasant de la population, victoire obstruée par des fraudes massives, qui octroient au président sortant ses usuels 80%. Les protestations se multiplient dans le pays et le pouvoir se durcit. Loukachenko prévient : « il n’y aura pas de nouveau Maïdan ».

[Pour une mise en contexte du mouvement Maïdan en Ukraine et de ses conséquences, lire sur LVSL l’article de Lilith Verstrynge : « Ukraine : élection d’un candidat “anti-système”… dans un cadre pro-occidental ? »]

Le parallèle avec le coup d’État ukrainien de 2014 apparaît pourtant plus que douteux. S’il fallait établir une comparaison, la situation actuelle serait sans doute plus proche de la révolution qui a emporté en 2018, avec le large assentiment de la population, le gouvernement corrompu et autoritaire de l’Arménie. On ne trouve pas, dans les mobilisations actuelles, une fracture entre une classe moyenne éduquée, urbaine et libérale, et des classes populaires pro-russes et conservatrices. À l’inverse de celles de 2010, où les manifestations contre la réélection de Loukachenko n’eurent lieu qu’à Minsk, les actions se multiplient dans l’ensemble du pays. Des mobilisations massives se tiennent dans de petites villes industrielles et les immenses usines soviétiques se mettent en grève – symptôme d’un courage remarquable lorsqu’on sait que tous les salariés sont soumis à des contrats d’un an, résiliables sans motif ou indemnisation, sans même parler de la propension du régime à torturer ses opposants dans les geôles.

Le régime fait maintenant face à une population qui n’a plus peur. Les prisons se remplissent, sans tarir le flot des contestataires. Son avenir semble compromis à mesure que les démissions se multiplient dans les forces de l’ordre. Il reste néanmoins deux variables inconnues : la réaction de l’armée et celle de Moscou.

L’armée biélorusse est une armée de conscrits, sa hiérarchie a toujours été méprisée par le régime, qui repose essentiellement sur les forces intérieures et sur le renseignement (qui porte encore le nom de KGB), directement aux ordres du président. Beaucoup d’officiers supérieurs biélorusses sont, de surcroît, proches de la Russie, tant par leur formation que par leur mentalité, laissant envisager la possibilité d’un putsch. Les autorités ont distribué des munitions à la troupe, reste à savoir contre qui elles seront utilisées.

La deuxième inconnue est la réaction du Kremlin, qui joue un jeu pour le moins ambigu. Contrairement à la configuration qui prévalait lors des « révolutions de couleur » en Ukraine ou en Géorgie, les protestataires biélorusses ne sont pas, pour leur majorité, hostiles à la Russie, qui est encore perçue positivement par la population.

La Russie, de son côté, a même tacitement soutenu les opposants en leur donnant une couverture positive dans les médias qu’il contrôle[1]. Des troupes paramilitaires russes du groupe Wagner ont été arrêtées par le régime, qui les accuse de chercher à déstabiliser les élections. Pour l’heure, il est impossible de juger de la véracité de cette accusation, qui pourrait s’avérer être une opération de propagande du régime. Mais elle n’en demeure pas moins plausible. Une volonté russe de déstabiliser le régime et de l’acculer à une répression qui mettrait un terme définitif à sa politique d’ouverture vers l’Occident n’est pas à exclure. Cela aurait pour effet d’accroître la dépendance de Minsk vis-à-vis de Moscou, voire de l’obliger à implorer l’aide du « grand-frère » pour réprimer sa propre population.

[Pour une étude des sociétés militaires privées comme nouvel acteur géopolitique, lire sur LVSL l’article d’Ewen Bazin : « L’émergence des sociétés militaires privées : la guerre à l’heure du néolibéralisme].

Toutefois, renverser Loukachenko serait un pari très risqué pour Vladimir Poutine. Si le président biélorusse n’est pas assez discipliné aux yeux de Moscou, il demeure son dernier allié régional. Plus encore, le renversement d’un régime autoritaire dans ce pays « frère », serait de très mauvais augure pour le Kremlin qui lui-même doit faire face à une contestation de plus en plus virulente. Si le président russe est l’un des rares chef d’État et de gouvernement à avoir transmis ses félicitations à Alexandre Loukachenko, celles-ci sonnent avant tout comme un rappel à l’ordre.

Notes :

[1] À titre d’exemple, on se référera aux articles suivants :

 

L’émergence des sociétés militaires privées : la guerre à l’heure du néolibéralisme

© Logo officiel de Blackwater

La dernière tentative de coup d’État contre le président du Venezuela Nicolas Maduro n’a pas été menée par une agence liée au gouvernement américain, mais par une société militaire privée, basée aux États-Unis. Elle est symptomatique de la montée en puissance fulgurante de ces acteurs sur l’échiquier géopolitique. Plus d’un million de personnes travaillent aujourd’hui pour une société militaire privée dans le monde. Blackwater (américaine) en Irak ou Wagner (russe) en Libye [1] : ces compagnies ont pignon sur rue en zone de conflits. La privatisation de missions habituellement prises en charge par l’État ne touche dorénavant plus seulement le secteur économique, mais également les questions de défense et la gestion de la politique extérieure. La libéralisation des structures étatiques a rendu possible l’éclosion de ces sociétés. Censées combler les défaillances des armées, elles prennent aujourd’hui une importance croissante dans la conduite des affaires militaires.


Mercenaires et sociétés militaires privées

Pour nuancer le caractère supposément inédit du recours à des groupes privées par les États, il faut comprendre que ce n’est pourtant pas un fait nouveau dans l’histoire. Afin de pallier les manquements de l’armée, les structures dirigeantes ont souvent fait appel à des groupes qu’on qualifiera de « mercenaires ». Pour l’historien Yvon Garlan ce terme fait explicitement référence à « un soldat professionnel dont la conduite est avant tout dictée, non par son appartenance à une communauté politique, mais par l’appât du gain ». Stricto sensu, le recours aux mercenaires est aussi vieux que l’histoire.

«Vous ne savez donc pas que je vis de la guerre et que la paix me ruinerait »

Le cas de la Compagnia bianca (compagnie blanche) constitue réellement ce que l’on peut identifier comme l’ancêtre le plus lointain du modèle entrepreneurial des sociétés militaires privées actuelles. Créée en 1361 par John Hawkwood, cette structure rassemblait des soldats de plusieurs nationalités – Français, Anglais ou Allemands (pour beaucoup des rescapés de la guerre de Cent Ans). Cette compagnie n’a cessé de changer d’allégeance afin de se mettre au service du plus offrant, et a remporté de nombreuses batailles avant sa dissolution en 1394. Dans sa réponse à des moines qui lui souhaitaient que Dieu lui apporte la paix, Hawkwood résuma la raison d’être de sa société en une formule lapidaire : « Vous ne savez donc pas que je vis de la guerre et que la paix me ruinerait » [2]. Ces organisations dépendent essentiellement de l’existence de conflits armés entre pays.

Plus tard, le Royaume-Uni aura recours à de nombreuses reprises à ces armées privées en les dotant de prérogatives toujours plus élargies. Ce sera le cas en 1600, avec la naissance par décret royal de la Compagnie britannique des Indes orientales qui défendra le monopole du commerce dans l’océan Indien pendant plus de deux siècles.

Le recours à des contractants militaires n’est donc pas un fait nouveau, singulièrement en cas de guerre. Pourtant il est indéniable que la puissance, les missions et le statut de ces groupements ont bien évolué ces dernières décennies. On s’intéressera ici uniquement aux sociétés militaires privées qui agissent pour le compte des États et non aux entreprises de sécurité privées, employées par exemple par des ONG ou des grandes firmes.

La notion de simple « mercenaire » se retrouve dépassée par l’ampleur qu’a pris le phénomène depuis les années 90. On observe la formation d’un nouveau concept entrepreneurial bien plus complexe avec des compagnies d’envergure internationale qui ont élargi leur champ d’activité. Loin de seulement compenser les écueils de l’armée régulière, les missions déléguées aujourd’hui à ces groupements les font remplacer les États dans certains domaines. Les sociétés militaires privées sont dorénavant autonomes et agissent en dehors des cadres étatiques, avec parfois des objectifs qui divergent de ceux de leur État d’origine.

Comme l’observe le chercheur Pascal Le Pautremat, on peut également ajouter que « les frontières entre guerre ouverte et guerre secrète sont de plus en plus nébuleuses » au fil du temps. Il n’est plus aussi aisé qu’avant de discerner si l’engagement militaire est officiel ou non de la part des États.

Pour essayer de définir de façon assez simple ce que représente aujourd’hui une société militaire privée, on peut reprendre les mots de Peter Singer l’auteur de Corporate Warriors – the Rise of the Privatised Military Industry : « Une compagnie militaire privée ou CMP est une compagnie qui se charge de jouer le rôle traditionnellement joué par l’armée et les services secrets, et en général par l’appareil de sécurité national » [3].

Le marché global de ces entreprises est en constante expansion ces dernières années avec une demande toujours plus importante. Mais pourquoi les États font-ils véritablement appel à ces compagnies privées ?

Les raisons de cette externalisation

Le recrutement s’explique d’abord par la symbolique qui ressort de la réputation et de l’image de ces entreprises. Lors d’un conflit chaque mort de soldat est l’apport d’une nouvelle pierre à l’édifice des opposants de la guerre. Plus les victimes sont nombreuses, plus les gouvernants doivent gérer une opinion publique qui leur devient défavorable. A contrario, la mort de contractants n’est pas comptabilisée officiellement. La capture ou le décès de mercenaires en zone de guerre est un coût bien plus tolérable pour eux en terme d’image publique.

En plus de cela, les bavures et les éventuels cas de corruption sur le sol étranger leur sera bien moins reproché (ou seulement par ricochet). Ils peuvent donc s’ériger comme des parangons de vertus tout en menant des missions en sous-main dans le monde entier. Cette présence militaire informelle leur permet de conserver un ancrage dans des zones de conflits, dont ils se sont pourtant officiellement retirés.

La deuxième raison touche à l’impératif de rentabilité. Externaliser et donc déléguer des opérations est bien moins coûteux pour les États. Comme l’évoquait Sami Makki dans le Monde Diplomatique, le département de la défense américain estimait ainsi, en 2002, « qu’il pourrait économiser plus de 11 milliards de dollars entre 1997 et 2005 grâce à l’externalisation » [4]. Des sommes colossales donc, qui achèvent de convaincre nombre de gouvernements. L’évolution de ces organisations et la multiplication de leurs missions rendent même ces économies bien plus importantes aujourd’hui.

La période post-seconde guerre mondiale fut réellement une période faste pour les mercenaires. La décolonisation a poussé nombre de dirigeants à les employer pour contrecarrer les projets des différents mouvements indépendantistes notamment en Afrique noire, que ce soit en Guinée ou au Zaïre. Les Anglo-saxons vont profiter de cette époque fertile pour poser les bases de sociétés militaires privées. Ce sera également un des objectifs du renommé mercenaire français Bob Denard (singulièrement en « République des Comores»).

Mais c’est véritablement l’écroulement du bloc soviétique qui va permettre la formation de ce qu’on appelle aujourd’hui les sociétés militaires privées. Les États vont progressivement diminuer leur budget de la défense (notamment les États-Unis) durant cette période de détente [5]. En réponse à ces coupes majeures, des groupements conservateurs et néoconservateurs vont pousser à une externalisation de leurs moyens de défense pour éviter un retrait du pays de la scène internationale. Un lobbying assuré en particulier par des personnages comme Dick Cheney ou Paul Wolfowitz qui revendiquent le fait que les USA conservent une emprise sur le monde en tant que leader incontesté. Cette demande de délégation de la défense sera facilitée par la démultiplication des crises régionales dans le monde, que ce soit au Moyen-Orient ou dans les Balkans. La création des sociétés militaires privées résultera donc en premier lieu d’une banale logique d’offre et de demande.

Pour se distancier du mercenariat traditionnel qui avait mauvaise presse, ces sociétés vont essayer de se vendre comme des entreprises comme les autres en normalisant leur activité.

Executive Outcomes va être répertoriée comme la première organisation assimilable à une société militaire privée. Créée en 1989, elle officiera notamment en Angola et en Sierra-Leone pour lutter contre des mouvements révolutionnaires mais surtout sécuriser des territoires pour des entreprises pétrolières américaines.

Ce sera ensuite l’explosion. Près de 3000 contrats vont être signés entre le gouvernement étasunien et ces nouvelles sociétés entre 1994 et 2004 [6]. On peut penser entre autre à la guerre dans les Balkans où interviendra le groupe MPRI (Military Professional Resources Incorporated) qui aidera de façon décisive l’armée croate en modernisant son matériel tout en adaptant sa stratégie (avec le soutien de Bill Clinton).

Mais c’est une autre compagnie qui obtiendra le succès le plus retentissant : Blackwater, une société fondée par l’ultraconservateur et ancien Navy Seal, Erik Prince [7]. Cette société militaire privée va connaître une expansion express à la faveur d’un événement qui va véritablement propulser le groupe et avec lui l’activité des sociétés militaires privées.

L’attentat du 11 Septembre 2001 va rebattre les cartes de la défense américaine. Un régime ultra-sécuritaire va se mettre en place avec une demande accrue sur les questions régaliennes notamment après le Patriot Act. Les sociétés militaires privées vont se mettre en avant et seront bien servies aux moments des lancements des deux guerres en Irak et en Afghanistan. Al Clarck, un des fondateurs de Blackwater le reconnaîtra lui-même : « C’est Oussama ben Laden qui a fait de Blackwater ce qu’elle est aujourd’hui ».

Les contractants des sociétés militaires privées réussiront à investir massivement les zones de conflits avec un soutien total de l’administration Bush qui va encourager cette externalisation. Cette période marque l’ouverture d’une nouvelle ère pour les questions de défense, la privatisation va progressivement grignoter l’armée régulière depuis lors. Si les multiples bavures ont entamé la crédibilité des contractants, la parenthèse ouverte après l’attentat du World Trade Center ne s’est jamais refermée. Le nombre de compagnies s’est démultiplié avec des plate-formes de lobbying pour soutenir leur cause auprès des États.

Crimée, Libye, Sahel… les sociétés militaires privées sont aujourd’hui présentes dans la majeure partie des zones de conflits avec un pouvoir toujours plus colossal.

Une explosion du recours aux sociétés militaires privées

Après l’Irak, on observe une évolution progressive de ces entreprises. En se développant, elles vont assurer la prise en charge d’opérations toujours plus variées : interventions anti-pirates en Somalie, lutte contre le terrorisme au Sahel, opérations humanitaires… Suivant les Anglo-saxons, les autres grandes puissances vont se décider également à investir massivement dans ce type de compagnies. Des sociétés chinoises se sont par exemple implantées en Afrique, ce sera le cas pour la Crimée ou plus tard la Libye pour les Russes… (France Info a d’ailleurs tenté d’établir un bref état des lieux des opérations de sociétés militaires privées en Afrique [8]). Le nombre de contractants sur les zones de conflit n’est plus anodin. Au début de la guerre en Irak en 2003 on pouvait comptabiliser 1 contractant privé pour 10 membres de l’armée américaine et ce sera même le double quatre ans plus tard. En terme de comparaison le ratio n’était que de 1 pour 100 lors de la première guerre du Golfe.

En 2019, on pouvait même recenser 53 000 contractants américains pour seulement 35 000 soldats de l’armée régulière au Moyen-Orient [9]. Actuellement, les sociétés militaires privées emploient plus d’un million de personnes [10] pour près de 1 500 compagnies existantes [11] (chiffre de 2012). Si on rapportait ce chiffre aux armées nationales régulières, cela représenterait la seconde armée du monde.

Les missions touchent aujourd’hui un large éventail de possibles : soutien aux opérations militaires, conseil militaire (entraînement, armement…), soutien logistique (hébergement, maintenance…), sécurité civile, ou encore prévention de la criminalité (dont une bonne part de renseignement) [12]. Ces entités toujours plus volumineuses ont développé au fur et à mesure de leur évolution une capacité d’adaptation aux situations périlleuses.

Dissocier le pouvoir politique américain de ces entreprises militaires est devenu aujourd’hui impossible. (…) La soeur du fondateur de Blackwater, Erik Prince, assure actuellement le rôle de Secrétaire à l’Éducation du gouvernement Trump.

La première puissance est souvent vue comme une source d’inspiration pour le meilleur comme pour le pire. L’ampleur qu’ont pris les sociétés militaires privées dans le pays commence ainsi à devenir progressivement une tendance pour le reste du monde. Si les États-Unis ont été un vivier pour ces compagnies c’est en grande partie dû à la logique néolibérale qui s’est ancrée dans la société depuis les années 80. Pour les penseurs de ce paradigme, la privatisation entraîne une baisse des coûts tout en accroissant la qualité du service. De grandes fondations libérales accompagnées par des groupes politiques ont défendu cette vision dans les plus hautes strates de l’État, ce qui n’a pas manqué d’impacter le secteur de la défense.

Les liens entretenus entre ces sociétés et le monde politique ont favorisé l’explosion de cette délégation. Pourtant l’idée même de la rentabilité imputable à cette externalisation devrait être relativisée. En 2019, 45% des contrats signés entre le département de la défense et des contractants étaient jugés « non-compétitifs ». Il n’existait donc aucun phénomène de concurrence pouvant entraîner une baisse substantielle des coûts [13].

Mais rien n’arrête la cécité de la logique néolibérale étasunienne. Près de la moitié du budget de la défense américain de 2019 (environ 370 milliards) était ainsi consacré à des entrepreneurs privés. Cette somme a été multiplié par deux fois et demi en moins de vingt ans. Une délégation qui s’étend de la construction d’infrastructures jusque ce recours aux services de mercenaires.

Les subventions colossales sous lesquelles sont noyées leurs sociétés militaires privées explique leur succès inédit à l’aune de cette exception américaine. A titre d’exemple, la compagnie KBR (Brown & Root, and Kellogg) a pu collecter près de 50 milliards de dollars de contrats issus du Department Of Defense entre 2001 et 2019.

Les sociétés militaires privées et le complexe militaro-industriel : le cas des États-Unis

Les États-Unis constituent un cas particulier en la matière.

La gestion néolibérale de la chose militaire n’équivaut pas, de l’autre côté de l’Atlantique, à un retrait de l’État : les entreprises militaires privées doivent au contraire leur fulgurante émergence aux généreuses subventions étatiques, dont elles ont été arrosées des décennies durant. L’externalisation du secteur de la défense s’est opérée, aux États-Unis, sous le strict contrôle de l’administration. Il est donc permis de relativiser le caractère “privé » des sociétés militaires américaines, dont les actions s’inscrivent presque toujours en continuité avec les visées géopolitiques du gouvernement américain. Les États-Unis n’ont-ils pas mené à bien une étatisation du secteur militaire privé, en même temps qu’une privatisation de la défense ?

Dissocier le pouvoir politique américain de ces entreprises militaires est devenu aujourd’hui impossible. Que la famille du fondateur de Blackwater Erik Prince soit une de plus grosse contributrice du parti Républicain (auquel il a donné lui-même des sommes incalculables) n’est sans doute pas pour rien dans les liens fusionnels entre l’administration Bush et son entreprise. Une bonne partie de la famille Prince est d’ailleurs ancrée dans le monde politique. Sa propre sœur Betsy DeVos assure actuellement le rôle de Secrétaire à l’Éducation du gouvernement Trump.

Les dirigeants de la compagnie Diligence Llc, Lanny Griffiths and Ed Rogers, étaient par exemple aussi membres du lobby républicain Team Barbour Griffiths and Rogers. Mack McLarty, ancien chef de cabinet de Bill Clinton deviendra quant à lui consultant de la société après avoir quitté son poste [14].

Une relation de proximité qui touche également les hauts gradés de l’armée. « Il serait rare de trouver un officier supérieur à la retraite qui ne soit pas lié d’une manière ou d’une autre à un entrepreneur militaire », déclarait Christopher Preble, vice-président de la défense et de la politique étrangère de la Cato Institute (l’une des grandes fondations libérales américaines) [15].

Ces relations incestueuses aboutissent à des hausses régulières des subventions étatiques allouées à ces sociétés militaires privées, qui en sortent par là-même renforcées… et avec davantage de moyens pour intensifier leur lobbying visant à accroître leurs subventions. Ce cercle vicieux est aujourd’hui l’une des composantes essentielles du complexe militaro-industriel américain.

Ces sociétés militaires privées ne se contentent pas de militer pour recevoir des subventions. Elles ont également un agenda géopolitique. Leur prospérité étant liée à l’existence de conflits, c’est sans surprise qu’on les retrouve soutenir les options les plus belliqueuses sur tous les théâtres d’opération. Elles ont par exemple pesé de tout leur poids, après le 11 septembre, pour convaincre les autorités américaines que Saddam Hussein détenait bien des armes de destruction massive. Devant le comité des forces armées du Sénat, David Kay, l’un des hiérarques de la société militaire Science Application International Corporation, ira jusqu’à promouvoir une intervention armée en se cachant derrière sa fonction d’expert indépendant.

L’administration Trump semble satisfaire en tous points l’agenda des sociétés militaires privées. Accroissement sans précédent du budget militaire, explosion des contrats signés entre le Pentagone et les sociétés militaires, accroissement des tensions avec l’Iran, le Venezuela ou la Chine : depuis près de quatre ans, elles bénéficient d’une politique budgétaire, de choix géopolitiques et d’un climat médiatique qui leur sont résolument favorables.

Si ces liens incestueux avec le pouvoir politique sont possibles, c’est aussi que l’encadrement de ces sociétés laisse à désirer, ce néo-mercenariat restant encore aujourd’hui une activité au périmètre loin d’être clairement délimité.

Une activité aux statuts relativement peu définis

Un flou juridique entoure l’utilisation de cette armée auxiliaire alors que les sociétés sont pourtant souvent dépendantes de conventions internationales et de réglementations nationales.

Lors d’un conflit, le statut des personnes physiques est déterminé par la convention de Genève de 1949 et des différents protocoles qui ont par la suite enrichi le texte (notamment l’article 47 ajouté en 1977). La plupart des participants seront étiquetés en tant que « combattants ». Rentrent dans cette case à la fois l’armée régulière mais également les milices, des mouvements de guérilla (comme les FARC), etc… Ces derniers seront tenus au droit international (et donc aux questions humanitaires) en tant que potentiels utilisateurs d’armes.

Une autre catégorie serait celle des « mercenaires », mais ils sont normalement employés par une partie au conflit et participent clairement et officiellement aux combats. Les employés des sociétés militaires privées (qui sont donc des contractants) rentrent difficilement dans cette deuxième classification. Le recrutement s’effectue via une société, non par un État, et ils n’ont pas forcément pour ordre de participer au conflit (du moins officiellement). Si ce protocole lutte en partie contre le mercenariat, ce flou laisse un haut degré d’appréciation et les incriminations pénales sont peu mises en avant. Pourtant cette convention a été signé par près de 161 États ce qui en fait le seul véritable texte de loi ayant une portée quasi universelle [16].

D’autres textes internationaux ont tenté de préciser ce qu’englobe la notion de mercenaire avec des réglementations plus strictes mais rares sont les États qui en sont partie prenante (exemple du document de Montreux en 2008). S’il n’y a pas de législation stricte commune c’est aussi que les approches des gouvernements ne sont pas convergentes, notamment sur la CPI par exemple.

En parallèle, chaque État dispose de sa propre législation nationale concernant le mercenariat. Les USA se reposent ainsi sur un certain nombre de textes qui réglementent par exemple l’exportation de connaissances, de biens et de services en matière de défense. Un certain contrôle de la part de la justice et des législateurs a été également prévu. Le Congrès a un droit de regard, mais uniquement sur les contrats dont la somme est supérieure à cinquante millions de dollars. En cas de bavure dont la gravité est constatée, les contractants peuvent aussi tomber sous la juridiction de la Cour martiale.

Des élus comme Jan Shakowsky (élue de l’Illinois à la Chambre des représentants) poussent depuis plusieurs années pour que des normes plus strictes soient adoptées en matière de transparence des activités des sociétés militaires privées.

La France défend pour l’instant une position bien plus ferme sur le sujet. La loi relative à ces compagnies adoptée en Avril 2003 réprime assez durement l’activité de mercenariat. Pourtant elle conserve une certaine ambiguïté, n’interdisant pas les sociétés qui travaillent selon les lois anglo-saxonnes [17].

Les sociétés militaires privées disposent d’un arsenal juridique qui leur permet de s’adapter et de trouver des failles aux réglementations nationales et internationales. Après que l’Afghanistan et l’Irak aient interdit la présence de ces compagnies sur leur territoire, nombre d’entre-elles ont tout simplement changé l’appellation de leur fonction devenant des “entreprises de gestion des risques”. Malgré l’interdiction officielle, des sociétés-écrans continuent leurs activités. Suite à l’interdiction de Blackwater, Erik Prince a ainsi tout simplement créé une nouvelle compagnie : Frontier Services Group, très active en Afrique.

Incontestablement, les législations actuelles sont incapables de contrôler réellement ce qui se passe lors des conflits.

Une impunité quasi totale en zone de guerre malgré les scandales

Si les sociétés militaires privées ont eu souvent droit à une médiatisation défavorable c’est aussi que certaines de leurs opérations ont pu mal tourner. On ne compte plus le lot de scandales relevant d’affaires de contractants de sociétés militaires privées.

La plupart du temps, ces bavures ne sont pas relevées et restent impunies. Aucune transparence n’est requise de la part des sociétés militaires privées qui se défaussent bien souvent de leur responsabilité en cas de complications. Les objectifs de l’armée ne sont pas ceux des compagnies, le désordre peut leur servir pour assurer leur sécurité.

Il arrive que certaines affaires n’arrivent pas à être camouflées et finissent par être médiatisées. Ce fut le cas par exemple pour la compagnie DynCorp poursuivie pour un scandale d’esclavage sexuel impliquant des mineurs en Bosnie en 1999 [18] .

Ou encore pour la société CACI International, Inc, accusée d’avoir fait usage de la torture dans la prison d’Abou Ghraib entre 2003 et 2004 [19] .

Plus retentissant, la société Blackwater ne put échapper à des poursuites après que cinq de ses gardes privés aient ouvert le feu et causé la mort de dix-sept civils irakiens (et une vingtaine d’autres blessés) le 16 Septembre 2007 [20]. À son audition devant le Congrès le 2 Octobre 2007, Erik Prince déclarera simplement que « les civils sur lesquels il a été fait feu étaient en fait des ennemis armés ». Malgré plusieurs preuves démontrant une certaine préméditation de la part de certains gardes, le procès s’étalera sur plusieurs années avant de finir par la condamnation de trois agents à des peines réduites (entre douze et quinze ans de prison).

Le marché global de ces compagnies, qui s’élève à plus de 210 milliards de dollars, pourrait atteindre 420 milliards en 2029. Sera-t-il alors possible d’opérer un retour en arrière, lorsque cette logique de délégation au privé aura atteint de telles proportions ?

Blackwater est le symbole de l’impunité dans laquelle prospère les compagnies privées. On reproche à la société plus de 195 crimes et délits graves simplement sur le sol irakien [21], mais dans la plupart des cas ils ne furent suivis d’aucune poursuite.

Le New York Times dévoilera même une note en 2014 qui nous montre que l’administration américaine était parfaitement au courant des dérives de Blackwater [22]. En Août 2007, Jean Richter, un enquêteur du département d’État américain s’est rendu en Irak afin « d’évaluer les performances » de la compagnie. Il y détaillera un nombre incalculable de fautes graves, jusqu’à sa prise de contact avec le responsable de la société en Irak qui ira jusqu’à menacer sa vie [23]. Une toute puissance que les États-Unis ne remirent jamais en cause. Blackwater, devenu depuis Academi, conserve un haut niveau de responsabilité aujourd’hui qui n’est que peu contesté (Erik Prince défendait encore la privatisation de la guerre en Afghanistan l’année dernière [24]).

Cette concentration des critiques autour du cas ultra-médiatisé de Blackwater finira pourtant par masquer des affaires autrement plus importantes avec d’autres compagnies. Si la société a fini par être célèbre en acquérant une réputation désastreuse, elle reste l’arbre qui cache la forêt et permet de passer sous silence l’intervention d’autres organisations comme Kellogg Brown and Root. Peter Dale Scott l’établit de manière convaincante dans son ouvrage The American War Machine : la sulfureuse compagnie assure une fonction de paravent en détournant l’attention des affaires des autres sociétés.

La récente déconfiture vénézuélienne

Récemment, l’intervention ratée d’une société militaire privée a été en partie oblitérée du champ médiatique malgré l’importance qu’aurait pu prendre l’opération. Une tentative de coup d’état au Venezuela qui s’est déroulée dans la nuit du 2 et 3 Mai et qui a rapidement tournée au fiasco pour les instigateurs [25]. « L’Opération Gedeon » avait été préparée depuis des pays voisins dont la Colombie et impliquait plus d’une dizaine de paramilitaires et plusieurs autres dizaines d’hommes. Parmi ces soldats deux d’entre eux ont retenu l’attention : Luke Denman et Airan Berry deux citoyens américains, respectivement ancien béret vert et ancien soldat des Forces spéciales. Après l’échec de leur opération et leur arrestation, les deux hommes avoueront publiquement leurs objectifs dans une confession filmée et diffusée à la télévision vénézuélienne [26]. Denman expliquera qu’il était chargé d’entraîner des soldats vénézuéliens près de la frontière du pays et que le plan devait permettre de sécuriser Caracas et son aéroport principal. Un prérequis avant de faire tomber et d’exfiltrer Nicolas Maduro jusqu’aux États-Unis.

Il donnera également l’identité des commanditaires de l’expédition : une société militaire privée du nom de Silvercorp USA, dirigé par un ancien béret vert, Jordan Goudreau. La compagnie n’est pas la première venue, elle aurait même assuré la sécurité de plusieurs meetings du président américain depuis 2018. Si beaucoup ont douté du bien fondé de l’opération qui finira par renforcer Maduro, Jordan Goudreau finira lui-même par reconnaître publiquement l’implication de sa société. Il apparaîtra dans une vidéo au côté de Javier Nieto Quinter (ancien capitaine de la garde nationale vénézuélienne) en assumant la légitimité de l’intervention.

Pour Juan Guaidó l’opposant principal de Maduro, et pour Washington, tout sera fait pour ne pas être relié à ce fiasco qui rappelle furieusement la fameuse opération de la « baie des cochons ». Pourtant pour Guaidó les choses seront plus compliquées. Denman l’impliquera nommément dans sa vidéo confession. Du coté de Silvercorp également, on diffusera l’extrait d’un contrat de 213 millions de dollars sur lequel apparaît la signature de Guaidó. Le Washington Post finira même par publier un second contrat reliant la société militaire privée à des proches de l’opposant vénézuélien [27]. Ces derniers, sous pression, tenteront de se dédouaner en affirmant que « ce n’était qu’un contrat exploratoire » et que les liens avec la compagnie étaient rompus bien avant l’intervention.

Cette histoire sera un ratage complet du début jusqu’à la fin. Guaidó finira affaibli, Silvercop discrédité, et des soupçons pèseront sur une possible implication des États-Unis.

L’opération aurait cependant pu avoir de forts retentissements si elle avait été mieux préparée et plus volumineuse. Elle pose dans tous les cas la question de la souveraineté des États, notamment ceux de l’hémisphère Sud, face aux sociétés militaires privées.

Quel avenir pour les sociétés militaires privées ?

L’idéologie néolibérale s’est parfaitement ancrée dans le milieu de la défense, le recours aux contractants risque de se démultiplier dans les prochaines décennies.

Le marché global de ces compagnies, qui s’élève à plus de 210 milliards de dollars, pourrait atteindre 420 milliards en 2029, selon le centre d’analyse Visiongain [28]. Sera-t-il alors possible d’opérer un retour en arrière, lorsque cette logique de délégation au privé aura atteint de telles proportions ?

À trop déléguer, les pays finissent par se déposséder peu à peu de l’emprise qu’ils avaient sur la chose militaire. Tous les États ne sont évidemment pas au même niveau en terme de recours aux sociétés militaires privées – la France, par exemple, étant plutôt en défaveur de cette externalisation, bien qu’elle ne rejette pas l’utilisation d’entreprises de « conseil » dans le domaine (comme GEOS). Pourtant, la plupart des gouvernants tendent vers une légalisation progressive de l’activité. Même en hexagone, des groupes de pressions se forment pour faire accepter cette délégation [29] (comme l’atteste le rapport de 2012 présenté par les députés Christian Menard (UMP) et Jean-Claude Violet (PS), en faveur des sociétés militaires privées).

Plusieurs raisons peuvent faire craindre cette utilisation intensive de groupes privés en remplacement de l’armée régulières [30]. On a déjà évoqué le peu d’emprise des gouvernements sur ces compagnies avec une autonomie quasi totale dans leurs décisions. Du fait du lien intrinsèque entre sécurité et confidentialité, il est extrêmement difficile pour les gouvernements d’avoir accès aux clauses des contrats signés par ces entreprises.

Mais comme le souligne Elliott Even, il est également à craindre de voir se profiler une perte de savoir-faire et ce qui pourrait constituer un brain drain des forces armées vers les sociétés privées. La logique d’externalisation et les salaires avantageux du privé ne peuvent que pousser les spécialistes (dans le secteur des nouvelles technologies notamment) à se détourner du service de l’État. Certains domaines de compétence risquent ainsi de devenir la possession exclusive des sociétés militaires privées dans plusieurs années. À l’horizon de la délégation, la dépendance.

Enfin comme l’évoquait en son temps Hawkwood, les compagnies militaires privées vivent de la guerre. Attiser les braises pour provoquer des affrontements entre pays n’effraierait pas nombre d’entre-elles (tout comme faire du lobbying auprès de gouvernements pour obtenir une guerre). Elles ne sont mues que par l’impératif de maximisation du profit. Elles n’hésitent donc pas à dramatiser les risques que courent les populations pour vendre leurs matériel de contrôle et proposer leurs services, favorisant les factions les plus belliqueuses au sein des États et recourant à la propagande de guerre pour légitimer leur existence.

Déléguer, oui… mais à quel prix ?

Notes :

[1] : https://www.rfi.fr/fr/europe/20200201-groupe-wagner-une-soci%C3%A9t%C3%A9-militaire-priv%C3%A9e-russe (Wagner)

[2] : https://www.cairn.info/revue-inflexions-2007-1-page-137.htm

[3] : https://www.youtube.com/watch?v=6LaSD8oFBZE (Vice)

[4] : https://www.monde-diplomatique.fr/2004/11/MAKKI/11663

[5] : https://journals.openedition.org/sdt/20562

[6] : https://www.persee.fr/doc/polit_0032-342x_2004_num_69_4_1117

[7] : https://www.lesechos.fr/2009/07/blackwater-une-armee-tres-privee-474501

[8] : https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/guinee-equatoriale/passage-en-revue-des-mercenaires-chiens-de-guerre-et-autres-societes-militaires-privees-presents-en-afrique_3749699.html

[9] : https://www.washingtonpost.com/national-security/2020/06/30/military-contractor-study/

[10] : https://www.lexpress.fr/actualite/monde/afghanistan-irak-des-guerres-tres-privees_894324.html

[11] : http://www.assemblee-nationale.fr/13/rap-info/i4350.asp (Rapport parlementaire AN 2012)

[12] : https://www.cairn.info/revue-inflexions-2007-1-page-107.htm

[13] : https://watson.brown.edu/costsofwar/files/cow/imce/papers/2020/Peltier%202020%20-%20Growth%20of%20Camo%20Economy%20-%20June%2030%202020%20-%20FINAL.pdf

[14] : https://www.sourcewatch.org/index.php/Diligence,_LLC

[15] : https://www.washingtonpost.com/politics/pentagon-nominees-ties-to-private-firms-embody-revolving-door-culture-of-washington/2017/01/19/3524e8f4-dcf9-11e6-918c-99ede3c8cafa_story.html?utm_term=.3650925cd8bf

[16] : https://www.youtube.com/watch?v=37FPLhAU9uU (RT France)

[17] : https://www.monde-diplomatique.fr/2004/11/VIGNAUX/11674

[18] : https://www.theguardian.com/world/2001/jul/29/unitednations (DynCorp)

[19] : https://www.washingtonpost.com/local/public-safety/abu-ghraib-contractor-treatment-deplorable-but-not-torture/2017/09/22/4efc16f4-9e3b-11e7-9083-fbfddf6804c2_story.html (CACI International Inc)

[20] : https://www.liberation.fr/planete/2007/10/08/en-irak-blackwater-accuse-de-massacre-delibere_12437 (Blackwater)

[21] : https://www.reuters.com/article/us-iraq-usa-blackwater/blackwater-involved-in-195-shootings-report-idUSN0150129520071002

[22] : https://www.marianne.net/monde/blackwater-en-irak-la-securite-sans-foi-ni-loi

[23] : https://www.nytimes.com/interactive/2014/06/30/us/30blackwater-documents.html

[24] : https://www.youtube.com/watch?v=KOB4V-ukpBI (interview de Erik Prince pour Al Jazeera en faveur de la privatisation de la guerre en Afghanistan en 2019)

[25] : https://www.mediapart.fr/journal/international/150520/au-venezuela-l-echec-d-une-operation-de-mercenaires-embarrasse-l-opposition (Venezuela)

[26] : https://www.theguardian.com/world/2020/may/06/venezuela-maduro-abduction-plot-luke-denman-americans-capture   

[27] : https://www.washingtonpost.com/world/2020/05/07/de-miami-venezuela-fall-el-plan-de-capturar-maduro/ (contrat Guaido)

[28] : https://www.visiongain.com/private-military-security-services-market-set-to-grow-to-420bn-by-2029-says-new-visiongain-report/ (Rapport centre d’analyse Visiongain)

[29] : https://www.lemonde.fr/international/article/2013/05/29/les-societes-militaires-privees-francaises-veulent-operer-plus-librement_3420080_3210.html

[30] : https://www.cairn.info/revue-inflexions-2014-1-page-149.htm

Entretien avec Arthur Rizer : « C’est dans la mentalité des policiers américains que se trouve le véritable danger »

Screenshot from The Square One Project
https://www.youtube.com/watch?time_continue=7&v=8UaWaERR6yM&feature=emb_logo

Arthur Rizer est membre du think tank R Street Institute et a travaillé au Columbia Justice Lab de l’Université de Columbia (New York). Ses contributions sont singulières dans le paysage universitaire des travaux sur la police, en ce qu’il s’intéresse aux mentalités autant qu’aux pratiques des agents sur le terrain. Une de ses thèses principales est celle de la redéfinition de l’habitus des forces de l’ordre par le biais de leur militarisation aux États-Unis. Conservateur revendiqué, il n’en demeure pas moins très critique à l’égard de l’arbitrage entre sécurité et liberté et rappelle combien l’on ne saurait sacrifier la seconde à la première. Entretien réalisé, à distance, par Marion Beauvalet et traduit par Rémy Choury.


Le Vent Se Lève – Pouvez-vous au préalable présenter le think tank dont vous faites partie : est-il affilié aux démocrates ou aux républicains ? Plus largement, auprès de qui bénéficie-t-il d’une audience aujourd’hui ? Comment en êtes-vous venu à vous intéresser aux questions de militarisation et de police ?

Arthur Rizer – Nous ne nous alignons absolument pas sur un parti ou un autre. Néanmoins, nous nous situons au centre-droit de l’échiquier, à l’échelle duquel nous portons les idées de la droite conservatrice. Cette dernière recouvre plusieurs significations selon l’endroit où vous êtes dans le monde.

Pour simplifier, pour ce qui est des États-Unis, mon idéal est de croire en des questions comme la gouvernance limitée, la responsabilité fiscale, l’utilisation intelligente de l’argent des contribuables, etc. Ce sont, selon moi, des valeurs qui transcendent l’échiquier. Avant, j’étais professeur dans une université. J’aimais enseigner, j’enseigne toujours, mais je voulais vraiment mener des actions qui avaient la capacité de changer les choses par l’intermédiaire de personnes réelles et me détacher des seuls bancs universitaires parfois déconnectés. Je me suis donc consacré à un travail plus politique.

J’enseigne toujours dans l’université George Mason et je donne aussi des cours à l’université de Londres. À Oxford, j’étudie les questions liées au maintien de l’ordre, à la violence policière et à la militarisation de la police. Mon intérêt pour la police et sa militarisation réside dans le fait que j’étais soldat et j’ai combattu en Irak. Quand je suis revenu d’Irak en 2005, j’ai atterri à l’aéroport de Minneapolis. Le hasard a fait que j’ai vu un policier qui se tenait là avec un fusil M4. Il s’agit justement  du modèle de fusil que j’avais en Irak. Je me suis demandé dans quelle situation il pouvait avoir besoin d’une telle arme, quel était l’intérêt d’avoir cela pour patrouiller dans les rues aux États-Unis. Je précise qu’il ne s’agissait pas d’un officier du SWAT (Special Weapons And Tactics) ou d’un policier qui recherche des terroristes.

J’ai écrit un article dans The Atlantic en 2008 qui parlait de la façon dont nous brouillons les frontières entre la police et l’armée. Je suis allé dans plusieurs pays en Europe, au sein desquels j’ai parfois élu domicile : je note qu’il y a une différence historique entre la police et l’armée en Europe. Aux États-Unis, nous sommes censés avoir une démarcation très claire entre les deux.

LVSL – Qui parle aujourd’hui aux États-Unis de ces sujets ? En quoi considérez-vous votre voix comme singulière ? Quelles sont les lignes structurantes du débat et les positions des différents acteurs ?

A. R. – La singularité de mon propos réside essentiellement dans le fait que j’ai été soldat. J’ai combattu, été sur le terrain, j’étais un officier de police civile et j’ai également été officier de police dans l’armée. J’ai aussi étudié la police d’un point de vue académique et j’enseigne à l’UCL un cours appelé « Éthique de la police ». Cela me mène à penser que j’ai une vue d’ensemble sur la question… Enfin, j’ai interrogé un grand nombre de policiers dans le cadre de mes travaux à Oxford. Je suis allé à Los Angeles, à Miami ou à Montgomery en Alabama. J’ai passé près de 320 heures avec ces officiers à les interroger et à leur parler.

Aux États-Unis, comme je l’ai mentionné, nous ne sommes ni républicains ni démocrates, mais nous sommes censés croire en un gouvernement limité, un gouvernement qui est contrôlé par des civils, mais la police est la chose la plus puissante et la plus réelle que le gouvernement puisse vous faire éprouver.

C’est pourquoi mon opinion a toujours été que si vous voulez dire que vous êtes un conservateur ou de droite, vous devez vraiment estimer que les civils doivent contrôler la police et que, dans le même temps, la police doit servir le peuple. Si vous ne le faites pas, vous n’êtes pas vraiment un conservateur.

LVSL – Qu’entendez-vous par « les civils doivent contrôler la police » ?

Capture d'écran d'un tweet d'Obama dont le matériau est une interview de Rizer
Barack Obama, mentionnant les analyses d’Arthur Rizer.

A. R. – Ce que je veux dire c’est que, dans ce pays, pour être une société libre, les gens qui sont élus devraient être ceux qui décident de la façon dont nous allons être gouvernés. Pensez à l’affaire George Floyd. Ce policier agissait en dehors de la politique ainsi que de ses prérogatives. Il n’avait pas le droit de faire cela. Nous sommes dans une situation où, heureusement, il a été poursuivi, mais il y a une centaine d’autres cas où l’agent de police ne le sera pas ou ne l’a pas été. Il en est ainsi dans ce système. Les gens votent et les personnes qui sont élues doivent décider de l’apparence et du comportement des forces de police.

Trop souvent dans ce pays, à cause des syndicats de police et d’autres éléments qu’il conviendrait également d’appréhender, la police semble agir de façon presque indépendante et sans beaucoup de déférence envers ses maîtres civils élus, et je pense que cela a causé beaucoup de problèmes.

LVSL – Pourriez-vous décrire les différentes étapes qui ont conduit à la militarisation de la police ?

A. R. – C’est un problème de longue date aux États-Unis et vous pouvez remonter jusqu’à la prohibition. À un moment donné, dans ce pays, l’alcool était illégal. Nous avons eu plusieurs années où l’alcool n’était pas servi. Nous avons donc eu la mafia et le crime organisé qui se sont développés pour vendre de l’alcool, faire de l’argent, et la possession d’armes s’en est trouvée changée.

C’est là que la militarisation a débuté : vous pouvez regarder n’importe quel film américain des années 1920, vous voyez le « méchant » avec un pistolet automatique, tandis que le policier a un petit groupe de six tireurs. Je remonte à cette période, mais la militarisation est devenue réelle lorsqu’une vraie guerre contre la drogue a été enclenchée.

Nous combattions des cartels qui avaient des armes de qualité militaire. Nous voulions riposter, mais les services de police ont appris qu’ils pouvaient obtenir plus d’argent et de ressources s’ils ressemblaient davantage à des officiers militaires et s’ils agissaient dans le cadre de ces groupes de travail. Il faut ajouter à cela la guerre contre la terreur et le terrorisme.

Après le 11 septembre, nous avons constaté une augmentation très importante des types d’équipements dont dispose la police dans ce pays. Il y a également eu cet événement appelé le North Hollywood shootout, une fusillade qui sert de sujet au film Heat. Lorsque cet incident a eu lieu en 1994, les braqueurs de banque avaient des fusils mais les policiers ne disposaient que de gilets pare-balles.

Cela a provoqué un nouveau pic dans l’appel à donner à la police des armes plus importantes. À cela s’ajoute le programme appelé 1033 qui a permis de transférer beaucoup d’équipements de l’armée vers la police. Ce que je décris ici constitue un moment crucial. Vous aviez ce graphique qui montre qu’à chaque étape nous avons eu de plus en plus de soldats dans les forces de police. Il est extrêmement important de s’en souvenir car la mission de la police dans le monde entier est de protéger et de servir.

« Pour la Patrie, ils veillent », voilà la devise de la police française. Il s’agit précisément de protection ! Pour le soldat, la devise de l’armée américaine est : « Je suis prêt à engager l’ennemi dans un combat rapproché et à le détruire ». Ce n’est pas ce que les policiers devraient faire. C’est pourquoi c’est si dangereux. C’est un peu comme cela que nous avons militarisé les États-Unis. Une grande partie de tout cela est également lié à des enjeux budgétaires.

Beaucoup de services de police ont pu obtenir plus d’argent pour leur département en faisant ce type de travail. En Amérique, la criminalité est en fait au plus bas. New York est l’une des villes les plus sûres au monde. Per capita, il y a moins de crimes violents à New York que presque partout ailleurs. Elle n’est pas si éloignée de Tokyo et de villes comme celle-là. La criminalité était très élevée dans les années 1980, et elle a diminué depuis. Cependant, le recours au SWAT a augmenté de 1400 % entre les années 1980 et aujourd’hui.

Les services de police ont expliqué qu’ils avaient besoin de matériel supplémentaire et ont débloqué des crédits en plus. C’est l’utilisation de ces derniers qui a posé problème quant à l’équipement.

LVSL – En plus de faire partie d’un think tank, vous avez également travaillé les questions de militarisation et de sécurité à Oxford et à l’UCL. Quel est l’état de la recherche sur ces sujets à l’heure actuelle ? Quelles grilles de lecture dominent dans le champ universitaire ?

A. R. – C’est le problème auquel nous sommes confrontés dans le domaine du maintien de l’ordre, je pense. La plupart des recherches portent sur des questions qui, à mon avis, ne changeront rien. La plupart des recherches sur la police portent sur les nouveaux agents de police et leur formation et sur les chefs de police. Mais il y a très peu de recherche sur ce qui se passe au sein des services de police. Afin de changer réellement la culture policière – ce que nous devrions faire – nous ne pouvons pas simplement changer de direction, nous ne pouvons pas simplement engager plus de policiers. Nous devons changer la façon dont les policiers envisagent leur rôle, mais nous ne comprenons pas vraiment bien comment ils le perçoivent.

La plupart des recherches dans ce domaine portent spécifiquement sur des chiffres comme « à quelle fréquence la police commet-elle des actes de violence ». C’est important. Cependant, les lacunes de la recherche concernent spécifiquement la compréhension de la culture policière et la tentative faite pour comprendre comment les cadres moyens de la police, comme le sergent, pensent leur rôle et comment nous pouvons les amener à penser différemment.

Mes recherches portent précisément sur ce sujet, à travers l’étude des agents de formation sur le terrain (FTO) : ce sont les formateurs directs des nouveaux agents. Toutes les recherches sur les FTO portent sur le programme de formation, et non sur les pratiques et ressentis réels des FTO. Or, là réside tout l’intérêt : mes recherches portent alors sur ces dernières questions et cherchent à identifier concrètement ce qu’il se joue dans la tête des forces de police.

LVSL – Comment les médias traitent la question de la police ? Est-ce que cela a changé à l’aube des mouvements Black Lives Matter ?

A. R. – C’est une excellente question. Dans l’histoire du journalisme, le maintien de l’ordre a toujours été un moyen de vendre des journaux. L’adage dit que « si le sang coule, le sujet sera plus porteur ». Montrer de la violence permet de vendre des journaux. C’est un domaine très médiatisé parce qu’il permet d’obtenir facilement des clics. En même temps, chaque fois que j’ai lu quelque chose sur le maintien de l’ordre sur des sujets que je maitrisais, c’était faux.

Des erreurs, parfois importantes, parfois minimes, mais des erreurs, toujours et encore. Je pense que les médias ont causé un préjudice considérable en faisant du sensationnalisme sur la police. Je voudrais m’étendre un peu sur le mot « médias ». Quand je pense à ce mot, je ne pense pas seulement aux nouvelles du journalisme. Il faut également penser aux émissions, aux films.

Dans ces derniers, je suis prêt à parier que vous avez des références dans lesquelles les policiers font des choses qui sont probablement répréhensibles. Mais ils peuvent le faire et agissent ainsi car ils ont le beau rôle, et cela ne choque pas le spectateur. Aux Etats-Unis, et je sais que c’est aussi le cas en France, dans les services de police, il y a les affaires internes. Ce sont les agents de police qui contrôlent les autres agents de police. Si vous pensez à tous les films ou émissions de télévision américains où il y a des agents des affaires intérieures, ce sont toujours eux les méchants. Ce sont toujours eux qui essaient d’empêcher la justice de se faire, qui empêchent les policiers de faire leur travail correctement.

Nous avons fait du sensationnalisme avec l’idée qu’un policier peut faire du mal s’il pourchasse un « méchant ».

C’est un problème majeur. Je vais à nouveau m’intéresser à la culture populaire : si vous regardez le film Training Day, Denzel Washington incarne un policier sans foi ni loi. Pourtant, c’est lui qui retient la sympathie du spectateur. Nous voyons en fait des policiers qui agissent en dehors de l’éthique et qui sont rendus sensationnels. On fait du sensationnalisme avec l’idée qu’un policier peut faire du mal s’il pourchasse un « méchant ».

Nous regardons parfois ces émissions en direct où nous voyons des policiers être agressifs envers la population. C’est scandaleux. Je pense que le journalisme a alimenté tout cela parce qu’il a fait du sensationnel dans la violence et a donné l’impression que le mauvais travail de la police était « amusant ».

Concernant les Black Lives Matter, les blancs n’ont pas la même interaction avec la police que les autres personnes. Tant que nous n’aurons pas compris cela, nous aurons toujours des problèmes. Je vais prendre mon exemple : mes enfants sont noirs, mon ex-femme est noire, et la façon dont ils voient le monde est différente de la mienne. Si je ne comprends pas cela, je vais être un mauvais père, assorti d’un mauvais citoyen. Si je ne suis pas en accord avec tout, j’ai néanmoins conscience de la grandeur de ce mouvement. Je pense que ceux qui y prennent part mettent en lumière de vrais sujets, notamment cette égalité prétendue, parce que si c’était le cas, les choses ne seraient pas ce qu’elles sont.

Quand un policier vous pousse contre le mur et vous donne un coup de poing derrière la tête, cela n’est pas enregistré.

Regardez la façon dont nous rendons compte des violences policières. Beaucoup de médias relativisent le sujet en assénant qu’il y a autant de fusillades pour les blancs que pour les noirs, et d’une certaine manière, ils agissent comme si cela prouvait qu’il n’y a pas de problème. Cela ne prend en compte que les fusillades qui sont enregistrées. Quand un policier vous pousse contre le mur et vous donne un coup de poing derrière la tête, cela n’est pas enregistré, et je vous garantis que cela arrive bien plus souvent aux pauvres, aux noirs, pas seulement aux États-Unis mais partout dans le monde. Nous devons regarder cette réalité en face et la reconnaître.

Aujourd’hui, je pense que beaucoup de blancs dans le monde sont paralysés. Il faut s’affirmer sur cette question et dire « le droit c’est le droit ». Ce n’est pas une question de droite, ni de gauche, ni démocrate, ni républicaine, c’est une question de justice.

LVSL – La militarisation permet de passer du paradigme d’un maintien de l’ordre, de la tranquillité publique à une opposition entre l’ami et l’ennemi, ce dernier étant donc, de fait, une menace à éliminer. Quelle est la doctrine à l’oeuvre ? Y’a-t-il une idéologie derrière cela ? Pensez-vous que cela puisse mener à une forme de guerre civile, qui sont des choses très présentes dans l’imaginaire américain ?

A. R. – La guerre civile est certainement présente dans l’imaginaire américain, et nous avons tant de séries télévisées et de films sur la guerre civile. C’est une question très pertinente, qui me ramène à certaines des choses que j’ai dites plus tôt. J’ai écrit un article qui traite spécifiquement des « raisons pour lesquelles les équipements militaires sont mauvais pour le maintien de l’ordre ». L’article défend l’existence de la police. Il dit que les policiers doivent être protégés et qu’ils doivent avoir les outils dont ils ont besoin, mais ces outils sont mauvais pour le maintien de l’ordre.

Cependant, ce que je fais vraiment dans cet article, si vous regardez les mentalités, c’est que la mentalité de la police est censée être « protéger et servir ». La police est censée protéger les gens, indépendamment de ce qu’ils ont pu faire, même quand il peut s’agir d’un crime ou d’une infraction grave. En revanche, quand j’étais soldat en Irak, mon travail consistait à tuer certaines personnes. C’est le rôle du soldat. Cela peut choquer, mais c’est comme ça depuis que les civilisations ont organisé les armées.

En brouillant les frontières entre la police et l’armée, vous causez vraiment d’énormes problèmes dans un pays. Si vous formez un policier comme un soldat, que vous l’équipez comme un soldat, et que vous lui dites ensuite que sa mission est essentiellement militaire, pourquoi être surpris qu’il agisse comme un soldat ?

Regardez ce qu’ils ont fait à Buffalo quand ils ont poussé cet homme au sol et qu’ils sont passés devant lui sans s’en soucier. De toutes vos questions, c’est la plus importante pour moi. C’est dans la mentalité des policiers que se trouve le véritable danger.

Est-ce que je pense que la militarisation peut conduire à une guerre civile ? Non. Beaucoup de gens sont très frustrés par le système américain, parce qu’il est si lent et qu’il semble mis sur écoute par tant de choses différentes, mais c’est fait exprès. Notre système a été conçu pour être lent et très monotone. Franchement, à quoi pourrait ressembler une guerre civile ? Cependant, cela pourrait-il conduire à plus de troubles civils, plus de gens dans les rues et plus d’émeutes ?

Si vous formez un policier comme un soldat, que vous l’équipez comme un soldat, que vous lui dites ensuite que sa mission est essentiellement militaire, pourquoi sommes-nous surpris qu’il commence à agir comme un soldat ?

Nous n’en avons cependant pas fini avec cette question. Est-ce que je pense que nous risquons la guerre civile ? Non. L’Amérique est très douée pour trouver le prochain bouc émissaire. Après le 11 septembre 2001, c’était le fondamentaliste musulman. Puis quand Donald Trump a été élu, il s’agissait des migrants à la frontière. Nous sommes vraiment bons pour cela : nous trouvons toujours la prochaine personne sur laquelle nous allons mettre notre haine.

Donc pour l’instant, c’est eux qui concentrent les critiques, mais il s’agit d’eux avant la désignation d’un autre bouc émissaire. Il y aura d’autres menaces qui vont surgir et auxquelles les gens vont donner la priorité. Pour citer Benjamin Franklin, « ceux qui sont prêts à renoncer à la liberté pour la sécurité ne méritent ni l’un ni l’autre ». C’est à cela que nous sommes confrontés dans ce pays.

Il y a des gens qui disent que nous avons besoin de la police, et que nous avons besoin qu’elle soit militarisée pour la sécurité. Et ce que je réponds c’est que si vous êtes prêt à abandonner votre liberté pour cette sécurité, vous ne méritez ni l’un ni l’autre. Dans l’histoire, cela a toujours été le cas. Est-ce que je pense que nous allons avoir un dictateur en Amérique ? Non. Mais je pense que nous allons lentement nous frayer un chemin vers la perte de la protection de notre Constitution.

LVSL – Pensez-vous que la situation actuelle, et plus largement les situations dites de « crise », peuvent constituer des temps où les citoyens sont enclins à tolérer davantage de surveillance ou qu’il s’agit d’un moment où des évolutions plus profondes dans le rapport à la surveillance prennent forme ? Comment arbitrer entre liberté et sécurité ?

A. R. – Je pense que nous l’avons montré dans notre histoire. Dans la période qui suit le 11 septembre, personne n’a remis en question les lois relatives à la surveillance et à la sécurité et à l’espionnage des Américains, personne n’a rien dit à ce sujet. Quand nous sommes allés en Afghanistan, personne n’a rien dit à ce sujet, je veux dire que vous êtes venus avec nous. Il faut du temps pour que ces choses se rattrapent, mais ce que je crains, c’est que chaque fois que vous avez ce genre de montagnes russes, vous vous retrouvez toujours dans le pire des cas. Si votre liberté est ici, et qu’ensuite il y a le 11 septembre et que les choses s’effondrent, vous ne revenez jamais au point de départ.

Dans la période qui suit le 11 septembre, personne n’a remis en question les lois relatives à la surveillance et à la sécurité et à l’espionnage des Américains, personne n’a rien dit à ce sujet.

En plaçant votre liberté à un certain niveau puis que vous viviez le 11 septembre, les choses s’écroulent, et vous ne revenez jamais au niveau de liberté initiale. Cette dernière se trouve rognée. Il en va de même pour les questions de militarisation.

Finalement, nous arrivons à un point où cela devient la norme. Je pense que c’est effrayant, et qu’en tant que peuple libre, nous devrions agir. Regardez toutes les caméras en Europe, en France, en Angleterre. Les gens n’auraient pas toléré cela il y a 40 ans. Mais aujourd’hui, c’est un peu normal : vous êtes dehors, vous êtes devant la caméra. Je ne dis pas que c’est une mauvaise chose, peut-être juste que nous ne devrions pas être aussi disposés à être d’accord avec cela.

Pour aller plus loin, références :

https://www.theatlantic.com/national/archive/2011/11/how-the-war-on-terror-has-militarized-the-police/248047/

https://www.vox.com/policy-and-politics/2020/7/7/21293259/police-racism-violence-ideology-george-floyd

https://www.youtube.com/watch?v=KOAOVbyfjA0&t=415s

Inde-Chine : un point de non-retour dans la guerre économique globale ?

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Prime_Minister_of_India_Narendra_Modi_and_President_of_China_Xi_Jinping_before_the_beginning_of_the_2017_BRICS_Leaders%27_meeting.jpg
Poignée de main entre Narendra Modi et Xi-Jinping lors du sommet des BRICS en 2017 © 新華社

Dans la nuit du 15 au 16 juin, une rixe violente entre des soldats des armées chinoises et indiennes, aux conséquences létales, a éclaté dans la vallée himalayenne de Galwan. Alors que New Delhi fait le deuil d’une vingtaine de soldats, la Chine n’a pas souhaité divulguer le nombre de ses victimes. Cette nouvelle confrontation vient fragiliser les relations diplomatiques sino-indiennes déjà mises à rude épreuve à cause d’affrontements passés. Aujourd’hui, malgré une décision commune des gouvernements indiens et chinois de privilégier une résolution pacifique à cet incident, resurgissent à la surface des sentiments nationalistes. Un accroissement des tensions qui ravive d’anciens différends entre la Chine et l’Inde, et s’inscrit dans l’affrontement commercial et stratégique global entre Pékin et Washington. 


Le 5 mai, un groupe de soldats indiens sont missionnés sur les rives du lac Pangong Tso pour s’assurer que l’Armée Populaire de Libération ne s’aventure pas au-delà de la « line of actual control ». Considérée comme un affront par des soldats de l’armée de l’Empire du Milieu et malgré une tentative avortée des chefs des deux armées de trouver un terrain d’entente, la mission de surveillance entraîne dans la nuit du 15 au 16 juin une rixe entre les deux armées dans la vallée de Galwan. Rapidement, la Chine et l’Inde se renvoient la responsabilité de la confrontation meurtrière. Zhao Lijian, porte-parole du ministère des affaires étrangères de la République populaire de Chine, accuse l’Inde « d’avoir franchi la frontière à deux reprises, avant de se livrer à des actions illégales, de provoquer et d’attaquer des soldats chinois ». L’Inde, quant à elle, reproche à la Chine de vouloir changer le statu quo à la frontière.

New-Delhi s’allie avec les États-Unis, premier concurrent de la Chine. Cette coopération permet à l’Inde de disposer d’une aide économique et militaire importante.

Face à la préoccupation grandissante de l’ONU et du gouvernement Trump, qui appellent à la retenue, une entrevue entre les ministres des Affaires étrangères des deux pays frontaliers a permis de résoudre le conflit pacifiquement. Selon un communiqué du ministère chinois des Affaires étrangères, « les deux parties ont convenu de traiter équitablement les graves éléments causés par le conflit dans la vallée de Galwan ».

Les deux géants asiatiques : l’enlisement progressif

Les relations sino-indiennes n’ont jamais été un long fleuve tranquille. En effet, les questions relatives aux frontières et à la ligne de contrôle ont fragilisé les rapports entre les deux géants asiatiques. Les contestations territoriales ont provoqué en 1962 une « guerre-éclair », depuis laquelle la Chine, sortie victorieuse du conflit, occupe le territoire de l’Aksai Chin, revendiqué par l’Inde car lui appartenant autrefois. La Chine, quant à elle, aspire à récupérer les territoires de l’Aruchanal Pradesh et de Jammu-et-Cachemire, qui étaient sous sa tutelle pendant la guerre sino-indienne jusqu’au cessez-le-feu du 20 novembre 1962. Le tracé de la ligne de contrôle n’ayant jamais été officiel, un accord entre l’Inde et la Chine avait été signé en avril 2005 afin de régler les différends frontaliers.

Néanmoins, l’Empire du Milieu viole plusieurs fois l’accord en déployant des troupes au-delà de sa frontière, ce qui entraîne par conséquent une augmentation de la présence militaire de part et d’autre de la ligne de contrôle. En 2019, New-Delhi modifie le statut du Cachemire indien, composé aujourd’hui de la région du Ladakh et celle de Jammu-et-Cachemire. L’ancien statut avait permis de faire de ces deux régions fusionnées un territoire autonome, régi par sa propre constitution. La division du Cachemire indien en deux territoires administratifs distincts permet au gouvernement de les placer sous sa tutelle, et ainsi lui octroie un plus grand pouvoir dans la gestion des affaires locales. Néanmoins, la mise en place de cette mesure a été prise unilatéralement et dans le plus grand secret par le gouvernement nationaliste hindou de Narendra Modi, ce qui a une fois de plus ravivé les hostilités avec la Chine, mais aussi avec le Pakistan.

Aujourd’hui, malgré la décision commune des gouvernements indiens et chinois de régler pacifiquement la rixe meurtrière de la nuit du 15 au 16 juin, afin d’apaiser les tensions entre les deux géants asiatiques, l’Inde a pris la décision ce mardi 30 juin de bloquer 59 applications chinoises, dont Tik-Tok, très populaire auprès des jeunes Indiens. Interdire l’utilisation de ces applications ne répondrait qu’à un seul objectif : « assurer la sécurité et la souveraineté du cyberespace indien ». Cette mesure s’inscrit dans une certaine continuité avec les manifestations nationalistes qui ont éclaté au lendemain de la rixe dans la vallée de Galwan, pendant lesquelles des citoyens indiens ont appelé au boycott des produits chinois et ont brûlé des portraits de Xi-Jinping ainsi que des drapeaux de la République populaire de Chine.

Traduisant une coopération infaillible entre les deux puissances nucléaires, le concept de chindia semble aujourd’hui être remis en cause. La relation sino-indienne se dégrade au fil du temps et les rencontres diplomatiques entre les deux gouvernements afin de trouver un terrain d’entente pérenne ne portent plus ses fruits.

L’Inde selon les États-Unis : un enjeu stratégique

Alors que la Chine se rapproche du Népal, de la Birmanie, du Sri Lanka et du Pakistan, grand rival de l’Inde, cette dernière, ambitieuse elle aussi, se tourne vers de nouveaux partenaires afin de contrebalancer la puissance de l’Empire du Milieu en Asie du Sud-Est. New-Delhi s’allie ainsi avec les États-Unis, premier concurrent de la Chine. Cette coopération permet à l’Inde de disposer d’une aide économique et militaire importante. Elle a notamment accès désormais à du matériel et des informations militaires, mais aussi à une partie des troupes américaines.

Renforcer la coopération avec New-Delhi représente pour les États-Unis un enjeu géopolitique des plus stratégiques. À l’heure où les relations sino-américaines sont au plus bas, notamment à cause des attaques répétées du gouvernement Trump contre Pékin – amplifiées dès l’expansion du coronavirus, puisque le locataire de la Maison-Blanche demande « plus de transparence sur l’origine » du virus et a mis fin à sa collaboration avec l’OMS, la considérant comme la « marionnette de la Chine » –, elle permettrait aux États-Unis d’exercer une forte pression sur son adversaire en ayant un contrôle conséquent sur la région et sur la mer de Chine. De surcroît, ce désir commun de limiter l’influence géopolitique de l’Empire du Milieu s’inscrit dans une certaine continuité historique, puisque l’Aigle américain avait versé une aide financière considérable à l’Inde et mis à sa disposition une aide militaire dans les années 1950 et 1960.

Contrebalancer le poids de la Chine en Asie du Sud-Est est devenu un objectif majeur pour l’Inde, mais aussi pour l’Australie et le Japon. Ces derniers se sont constitués en une unique structure, le « Quadrilateral Security Dialogue » (Quad), aux côtés des États-Unis

Il existe néanmoins entre les deux pays des divergences. En visite officielle à New-Delhi le 26 juin, Mike Pompeo, secrétaire d’État américain, s’est entretenu avec le premier ministre Narendra Modi et son homologue indien Subrahmanyam Jaishankar. Il s’agissait dans un premier temps de régler les actuels différends commerciaux qui entravent la relation indo-américaine. Face à la puissante politique protectionniste indienne, les États-Unis avaient exclu l’Inde du régime préférentiel américain le 5 juin. L’Inde, voulant riposter, a imposé des droits de douanes supplémentaires sur l’importation d’une trentaine de produits américains. De plus, la signature en octobre dernier d’un accord de 4,5 milliards d’euros entre New-Delhi et Moscou concernant l’achat de missiles sol-air S-400 a contrarié Washington, qui a menacé l’Inde de sanctions économiques. Cette dernière maintient toutefois son accord commercial avec la Russie malgré la pression américaine. Dans sa conférence de presse qu’il a tenu à la suite de son entrevue avec ses pairs indiens, Mike Pompeo s’est montré toutefois confiant quant à la résolution de ces tensions et a souligné l’importance de la relation indo-américaine, second objectif de cette visite officielle.

New Delhi a plusieurs cordes à son arc

Désireuse de faire de l’ombre au Dragon chinois, l’Inde multiplie les partenariats à l’échelle régionale et internationale. La main tendue des États-Unis ne lui suffit plus. Il s’agit désormais de tirer profit de l’angoisse de certains pays face à l’influence exponentielle de la Chine. Elle s’entoure d’alliés voisins, comme le Vietnam, Singapour ou le Japon, avec lequel a été mis en place dès 2006 un important partenariat stratégique. New-Delhi, ambitieuse, signe aussi des accords de nature militaire avec l’Australie – par exemple, l’actuel accord « Mutual Logistics Support Agreement » qui lui permet d’avoir accès aux bases militaires australiennes et vice versa. Face à l’implantation de plusieurs bases militaires chinoises en Mer de Chine, le partenariat militaire indo-australien permet de faire front à l’Empire du Milieu, l’Inde au Nord de l’Océan indien et l’Australie au Sud. Selon Mikaa Mered, géopolitologue, « les deux partenaires sont complémentaires » et doivent « étendre leurs capacités d’action ». Canberra, à qui Pékin a infligé des sanctions économiques lourdes pour avoir demandé une enquête sur les origines du coronavirus, permet à l’Inde de « créer sinon une force, du moins un rapprochement conséquent pour contrebalancer le poids de la Chine et recréer un équilibre » dans l’espace indopacifique. Au-delà des intérêts militaires, le partenariat indo-australien offre « la possibilité de nombreuses autres opportunités commerciales » et le partage « d’une vision de systèmes multilatéraux ouverts, libres et régulés » selon le premier ministre Scott Morrison. De surcroît, l’Australie représente pour l’Inde un soutien essentiel à son obtention d’un siège de membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU, fonction qu’exerce d’ores et déjà la Chine.

Contrebalancer le poids de plus en plus important de la Chine en Asie du Sud-Est est devenu un objectif majeur pour l’Inde, mais aussi pour l’Australie et le Japon. Ces derniers se sont constitués en une unique structure, le « Quadrilateral Security Dialogue » (Quad), aux côtés des États-Unis. Ce projet a l’unique objectif de rivaliser avec la puissance de Pékin. De surcroît, le Quad se voit renforcé par l’intégration progressive de la Nouvelle-Zélande, de la Corée du Sud, du Vietnam ou de l’Indonésie.

A l’échelle internationale, l’Inde peut compter parmi ses plus fervents alliés la France. L’Hexagone « contribue directement à cette offre alternative de sécurisation indopacifique » en représentant « une force importante qualitativement » selon Mikaa Mered. La coopération indo-française est de nature majoritairement militaire, puisque la France fournit du matériel militaire à l’Inde mais aussi à l’Australie – des sous-marins ont été vendus à Canberra pour 35 milliards d’euros en 2016.

La Heritage Foundation, puissante fondation néoconservatrice derrière Donald Trump

Un discours de Donald Trump auprès de la Heritage Foundation en 2017 © Alexandra Jackson

En 2016, l’élection de Donald Trump avait bouleversé la classe politique américaine. Relativement isolé, le nouveau président était porteur d’un programme peu construit lorsqu’il est arrivé au pouvoir. Il se devait de structurer une action programmatique avec une équipe pour la porter. Le milliardaire s’est ainsi tourné vers la frange néoconservatrice du Parti républicain – tournant le dos à son aile isolationniste, qu’il avait pourtant courtisée. Il a trouvé dans la très influente Heritage Foundation le réseau et l’agenda programmatique qui lui manquaient. Interventionnisme en politique étrangère, libéralisme économique et conservatisme sociétal : depuis le commencement de sa présidence, Donald Trump demeure fidèle aux grandes lignes de la fondation.


« La mission de la Heritage Foundation est de promouvoir des politiques publiques conservatrices basées sur les principes de la libre entreprise, du gouvernement limité, de la liberté individuelle, des valeurs américaines traditionnelles et d’une solide défense nationale ». C’est ainsi que l’institution dépeint sa fonction.

En 2007, l’organisme était déjà désigné comme le « think tank conservateur le plus écouté aux États-Unis » par les chercheurs de l’Observatoire européen des think tanks[1], mais son influence semble s’être encore accrue depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump.

Au niveau international, le think tank est en faveur d’une démonstration de force des États-Unis, ainsi que d’un renforcement des alliances avec les Européens pour lutter contre la « menace russe ».

Le courant néoconservateur a subi de nombreuses évolutions au fil du temps. À l’origine, on pouvait le considérer comme une doctrine visant simplement à promouvoir un agenda expansionniste pour les États-Unis dans les relations internationales. Au fil du temps, il s’est teinté d’une coloration résolument libérale sur le plan économique, et conservatrice sur le plan des moeurs. C’est donc tout naturellement qu’il trouve aujourd’hui ses alliés tant du côté de la droite religieuse que des néolibéraux.

Aux origines de la Heritage Foundation

Comme nombre de think tanks de cette famille politique, sa création fait suite au fameux « Memorandum de Powell » [2] de 1971. Ce plan d’action, rédigé par Lewis Powell Jr, défendant la création de nouveaux lobbies et think tanks visant à porter des idées néoconservatrices. Violemment anti-communiste sur le plan international, il s’attaquait de front au New Deal en appelant à des politiques favorables à la « libre entreprise ».

Le logo de la Heritage Foundation

C’est en 1973 que la Heritage Foundation voit le jour, à l’initiative du milliardaire et entrepreneur Joseph Coors, co-propriétaire de la Coors Brewing Company.

Proche du Parti républicain sous Ronald Reagan, l’organisation parviendra à peser sur sa présidence, ainsi que sur la ligne politique du Parti républicain pendant les décennies suivantes. Le think tank soutiendra la Première Guerre du Golf sous George Bush. Ce dernier suivra une partie des recommandations de l’organisation sur les questions budgétaires. La Heritage Foundation verra également d’un bon œil la présidence de Bush fils et ses diverses interventions à l’étranger. De surcroît, le tournant néolibéral du Parti républicain a été fortement applaudi par la fondation.

Après un passage à vide pendant la présidence de Barack Obama, son influence s’est considérablement renforcée avec l’arrivée au pouvoir de Donald Trump.

L’événement le plus important du travail de l’institution est la publication de son « Mandate for Leadership ». Il s’agit d’une série de livres publiés généralement peu avant une élection présidentielle. Ils dressent un rapport des différentes mesures conservatrices supposées nécessaires pour le redressement du pays. Le premier rapport pensé en 1979 avait été publié pour les élections de 1981. Suivirent six autres ouvrages, le dernier étant paru en 2016 durant la campagne électorale ; il a beaucoup influencé le nouveau président américain. Depuis décembre 2017, c’est une nouvelle présidente qui dirige la Heritage Foundation en la personne de Kay Coles James, ancienne membre de l’administration de George W. Bush. Signe des liens étroits tissés entre le nouveau président et la fondation, elle a été nommée membre de la « Commission du centenaire du droit de vote des femmes » par Donald Trump en septembre 2018.

Force de frappe médiatique

L’organisation dispose d’une communication bien rodée. Très présente sur les réseaux sociaux, elle bénéficie de 660 000 followers sur Twitter, quand son compte facebook est suivi par 2 millions de personnes. Depuis 2014, le think tank possède aussi son média numérique : le Daily Signal, auquel participe une centaine de leurs experts. Ce dernier permet d’élargir la communication de la fondation en lui donnant un aspect plus neutre. La Heritage Foundation organise également de nombreuses conférences et réceptions réunissant la fine fleur des mouvements conservateurs. En 2017, elle avait d’ailleurs convié le président Trump à son traditionnel « President’s Club annual meeting » qu’elle donne tous les ans.

https://www.flickr.com/photos/gageskidmore/32325311613
Donald Trump au « President’s Club annual meeting » en 2017  ©Gage Skidmore

La fondation revendique aujourd’hui plus 500 000 donateurs. Elle dépenserait chaque année près de 80 millions de dollars dans divers programmes (éducatifs, rapports…) visant à imposer leurs idées. Elle organise par exemple des centres de formations pour les futures élites dirigeantes.

L’influence de la Heritage Foundation sur la présidence Trump

La campagne populiste de Trump autour du mot d’ordre America First s’est faite sans réelle vision d’ensemble. Le candidat a bien sûr répété à l’envie ses diatribes contre l’immigration, le libre-échange ou les impôts, mais ses mesures étaient souvent floues, voire contradictoires. Il a pu trouver dans la Heritage Foundation un projet néoconservateur cohérent pour gouverner.

Le think tank a publié pour les présidentielles de 2016 un nouveau « Mandate for leadership » décrivant toutes les mesures devant être mises en place par un nouveau président conservateur.

Ce programme est divisé en trois parties. Il comprend une réorganisation de l’administration visant à réformer ou supprimer des programmes jugés trop coûteux comme l’Obamacare ; une exception est prévue pour le budget de la défense, dont la fondation promeut au contraire l’accroissement. En douze ans, ce n’est pas moins de dix mille milliards de dollars que la Heritage Foundation propose au gouvernement américain d’économiser. Elle se prononce également en faveur de nombreuses privatisations, ainsi que pour la suppression de régulations et de taxes, accusées d’être des freins à la compétitivité économique. Ce nouveau programme rejette toute préoccupation écologique, défendant une sortie des accords de Paris et l’utilisation des énergies fossiles.

Sur le plan sociétal, ce plan de gouvernement fait peu de cas de la défense des minorités. Il s’oppose nettement à l’avortement et défend le second amendement, qui concerne le droit de porter une arme.

Au niveau international, le think tank est en faveur d’une démonstration de force des États-Unis, ainsi que d’un renforcement des alliances avec les Européens (la Grande-Bretagne en priorité) pour lutter contre la « menace russe ». Il alterne entre défense agressive d’accords de libre-échange et mesures protectionnistes pour défendre certains secteurs américains.

« le président Trump a connu une première année extraordinairement réussie ».

Trump suit scrupuleusement de nombreuses recommandations de la Heritage Foundation [3]. Il a relayé dans un tweet posté en Février 2018 les dires de l’organisation, selon lesquels il aurait mis en place 64% de ces mesures en une année de présidence.

https://twitter.com/realdonaldtrump/status/968818810005450752
Trump annonce avoir suivi 64% des recommandations de la fondation dès sa première année à la présidence

Thomas Binion, directeur des relations avec le Congrès et le pouvoir exécutif à la Heritage Foundation l’a reconnu d’ailleurs sur Fox Business, en janvier 2018. Pour lui, « le président Trump a connu une première année extraordinairement réussie ».

La Heritage Foundation a tenu une classification des 334 mesures issues de ses rapports, pour juger de leur suivi par le pouvoir exécutif[4]. Ainsi, 215 recommandations de l’organisation sur 334 auraient été adoptées par l’administration Trump dès sa première année.

Sur le plan des relations internationales et des questions de défense, le retrait des États-Unis de l’accord de Paris et de l’Unesco, ainsi que la hausse spectaculaire des dépenses militaires (de 54 milliards de dollars pour la première année, soit une augmentation de 9%) s’inscrivent dans l’esprit de la fondation. Contrairement à ce que laissent à penser les accusations d’isolationnisme que subit le président, lancées par nombre de démocrates, c’est bien une doctrine néoconservatrice qui préside à l’orientation géopolitique de Donald Trump.

Il proclame haut et fort sa volonté de mener à bien une politique de regime change à l’encontre des adversaires traditionnels des États-Unis – Iran et Venezuela au premier chef. Des sanctions économiques d’une grande brutalité ont été votées à l’encontre de ces pays, qui n’épargnent pas la Russie. Les relations avec Moscou ont continué de se détériorer sous la présidence Trump, scandée entre autres par l’expulsion de 60 ambassadeurs russes, la nomination de « faucons » anti-russes comme ambassadeurs en Allemagne ou à l’ONU, le bombardement unilatéral des forces de Bachar-al Assad en Syrie, ainsi que la signature d’un décret autorisant la livraison d’armes létales en Ukraine. À l’exact opposé du récit médiatique entretenu par les démocrates d’une collusion entre Vladimir Poutine et Donald Trump, Glenn Greenwald note dans The Intercept que « l’administration Trump s’est montrée davantage belligérante à l’égard de Moscou que l’administration Obama ne l’a été ».

Sur le plan économique, Donald Trump a initié des réductions budgétaires dans la plupart des secteurs. La justice, l’éducation, le logement ou encore le transport ont été les premiers budgets touchés par ces coupes. Donald Trump a également favorisé les privatisations comme celle du service de navigation aérien l’ATO (Air Traffic Organization) recommandé par la Heritage Foundation.

C’est également une certaine conception des mœurs qui rapproche le nouveau président des dirigeants de la fondation. Trump s’est en effet affiché de nombreuses fois en tant que défenseur du port d’armes et opposant à l’avortement. Il s’est d’ailleurs illustré comme étant le premier président américain à avoir participé à une marche « pro-vie » – un événement organisé par de nombreuses organisations conservatrices le 24 janvier 2020.

Le noyautage de la Heritage Foundation au sein de l’administration Trump

Si la fondation tente d’influer sur l’action publique comme un agent extérieur en produisant un travail de lobbying, elle a également acté qu’il lui faudrait placer ses pions directement au sein des plus hautes instances de l’État américain. En plus de son programme, la Heritage Foundation a donc cherché à approvisionner l’équipe dirigeante du président avec des personnalités issues de ses rangs.

Peu après les élections, une rencontre aurait eu lieu entre Trump et un des dirigeants de l’organisation. Le New York Times relate cet entretien entre le président et Ed Corrigan, alors vice-président à la promotion des politiques publiques à la Heritage Foundation [5]. Le nouveau dirigeant n’ayant pas réellement anticipé sa victoire, l’organisation conservatrice lui a donc fourni ses conseils pour former un gouvernement et une administration. Quelques années plus tôt, le think tank avait inventorié une liste de plus de 3000 noms de personnalités américaines, toutes issues de mouvements néoconservateurs, et désireuses de servir dans un gouvernement post-Obama.

La victoire de Donald Trump, dans ce contexte, fut pour la fondation une consécration. Le nouveau président n’a pas manqué d’utiliser ce répertoire au moment de la constitution de ses équipes. Ainsi, on comptabilisait en juin 2018 près de 66 membres issus de cette liste servant dans l’administration de Trump.

Parmi ces bienheureux, certains ont d’ailleurs hérité d’une tâche importante. On peut citer entre autre :

  • Scott Pruitt, Directeur de l’Agence de Protection de l’Environnement (EPA) avant sa démission le 05 Juillet 2018. Climato-sceptique notoire, ses liens privilégiés avec l’industrie du pétrole et ses multiples dérives avaient finis par le pousser à démissionner.
  • Betsy DeVos, Secrétaire à l’Éducation. Milliardaire, son incompétence et sa volonté de calquer le modèle de l’école privée catholique à l’enseignement public lui ont attiré de nombreuses critiques.
  • Mick Mulvaney, nommé directeur du budget de l’État fédéral puis chef de cabinet en décembre 2018. Il assurait anciennement un poste d’élu à la Chambre des représentants sous l’étiquette du Tea Party.
  • Rick Perry, Secrétaire à l’Énergie, démissionnaire en Décembre 2019. Cet ancien gouverneur du Texas est connu pour son opposition forcenée à l’avortement et sa défense du port d’armes.
  • De cette liste, le plus connu reste Jeff Sessions. L’ancien attorney general (ou ministre de la Justice) a quitté son poste en novembre 2018. Son départ résulte de pressions exercées par Donald Trump qui ne lui avait pas pardonné de s’être récusé pendant l’enquête sur les ingérences russes. Sessions avait pourtant été l’un des premiers soutiens de Trump durant les présidentielles, assurant même un rôle de conseiller sur l’immigration. Cet ancien sénateur de l’Alabama assurait la ligne la plus conservatrice du parti Républicain.

Au total ce sont donc près de 70 personnalités issues du répertoire de la Heritage Foundation qui ont intégré l’administration Trump. Mais l’objectif du think tank n’est pas seulement d’immiscer des personnalités néoconservatrices au sein des cabinets de l’exécutif. L’organisation lorgne également du côté du pouvoir judiciaire. Le système américain est différent du nôtre : dans ce pays, les juges ont un rôle quasi-politique, notamment au sein de la Cour suprême.

La Heritage Foundation et la Cour suprême

Son rôle est fondamental aux États-Unis. Sa fonction est de statuer en dernier recours en faveur ou en défaveur d’une décision prise dans l’un des cinquante États, ou par l’État fédéral. Elle est censée être le garant de la constitutionnalité des textes de lois. Sa jurisprudence est donc suivie par tous les États américains, ne pouvant être modifiable que par elle-même. Selon sa composition, des revirements ont ainsi pu avoir lieu sur des décisions centrales.

Du fait de leur pouvoir, le choix des neuf juges est donc décisif. Les mouvements néoconservateurs comme la Heritage Foundation pèsent donc de tout leur poids pour pouvoir influer sur leur nomination.

En mars 2016, le directeur du Centre d’Edwin Meese III John G. Malcolm, qui supervise le travail de la Heritage Foundation sur les questions constitutionnelles, publiait une note dans le Daily Signal [6]. Dans celle-ci, il constituait une liste de 8 candidats potentiels au poste de juge à la Cour Suprême. Cette recherche de remplaçants faisait suite à la disparition de l’un des membres de la haute juridiction : le juge Antonin Scalia. L’ultraconservateur était décédé un mois plus tôt et Barack Obama, soumis à l’opposition du Sénat, n’avait jamais réussi à le remplacer avant l’élection présidentielle.

Dans son article, Malcolm pointe également l’âge avancé de certains juges progressistes comme Ruth Bader Ginsburg ou Stephen Breyer. La Cour Suprême risquait donc bien de subir un renouvellement. Et la Heritage Foundation – ainsi que d’autres organisations conservatrices comme la Federalist Society – misait sur la victoire d’un ultraconservateur pour pouvoir y imposer ses candidats.

Donald McGahn, qui devient après l’élection de Trump conseiller juridique de la maison blanche, va superviser avec elles la constitution d’une liste totale de vingt-six candidats. Ils seront évidemment tous choisis du fait de leur profil néoconservateur, McGahn étant lui même membre de la Federalist Society.

En Mai 2016, le candidat Donald Trump sort son premier rapport comprenant les potentiels candidats qu’il tenterait d’investir une fois président [7]. Sur les onze noms dévoilés, on en retrouve cinq issus de la liste de John Malcolm de la Heritage Foundation. Il ajoutera en Septembre 2016, dix nouveaux noms avec deux autres personnalités provenant du court répertoire constitué par l’organisation [8].

Arrivé au pouvoir, Donald Trump tente rapidement de combler le poste vacant du juge Scalia. Il choisit de nominer Neil Gorsuch. Un choix peu étonnant, celui-ci faisant parti de la liste des dix nouveaux noms publiée en Septembre 2016. Ce juge à la cour d’appel est apprécié pour sa « lecture originelle » de la constitution. Il recevra donc un fort soutien de la Heritage Foundation, qui va faire campagne pour lui.

Gorsuch est validé par le Sénat en Avril 2017 après une âpre bataille parlementaire. Mais cette nomination n’entérine que le remplacement d’un juge conservateur (Scalia) par un autre juge conservateur. Trump espérait pouvoir rapidement changer le rapport de force avec les démocrates au sein de la Cour Suprême.

Il décide donc d’ajouter encore cinq noms de juges potentiels en Novembre 2017 [9], portant à vingt-cinq sa liste entamée par l’élection de Neil Gorsuch. Encore une fois, l’un d’entre eux est issu du rapport de John Malcolm de la Heritage Foundation. Au total, sept des huit noms de sa liste auront été utilisé. Et Donald Trump voit encore le vent tourner. Après avoir fait pression dans ce sens, le juge Anthony Kennedy décide de prendre sa retraite le 28 Juin 2018. Ce juge plus libéral que conservateur avait été nommé par Reagan en 1988. Il assurait à la Cour un rôle de juge pivot. Il faisait ainsi plus souvent pencher la balance du côté démocrate plutôt que de celui des conservateurs.

Pour le remplacer, Trump choisit de nominer l’ultraconservateur Brett Kavanaugh. Une nomination sans surprise, celui-ci étant le septième nom de la Heritage Foundation dévoilé dans le dernier rapport de la présidence en Novembre 2017. Kavanaugh faisant l’objet d’accusations de harcèlement sexuel et de tentative de viol, sa « promotion » s’est rapidement avérée compliquée à concrétiser. En plus de la pression des sénateurs, de nombreuses manifestations s’étaient également formées pour s’opposer à cette nomination. Donald Trump va finalement réussir à l’imposer au Sénat à une courte majorité (cinquante voix contre quarante-huit), décrit pourtant comme le « juge le plus mal élu depuis 1881 ». La présidence a toutefois réussi à propulser cette figure conservatrice à la Cour Suprême.

«la contribution la plus durable de Donald Trump et des républicains du Sénat à l’avenir du pays ».

Depuis son élection, le rapport de force a changé, on retrouve au sein de cette instance supérieure davantage de conservateurs que de progressistes. L’âge de certains juges progressistes comme Ruth Bader Ginsburg est également facteur d’inquiétude pour de nombreux Américains.

Cette domination conservatrice à la Cour pourrait entraîner des changements sur les questions du droit à l’avortement, mais également du port d’armes. Le chef des républicains au Sénat, Mitch McConnel le reconnaissait d’ailleurs il y a quelques mois sur la chaîne Fox News. Selon lui, le fait de remplir les tribunaux américains de juges conservateurs est un processus déterminant. Il s’agit pour lui de « la contribution la plus durable de Donald Trump et des républicains du Sénat à l’avenir du pays ».

La Heritage Foundation a donc bâti une charpente solide autour de la figure de Donald Trump pour développer ses idées néoconservatrices. Une toile s’est tissée autour de la présidence pour influer sur sa politique. Le vivier de personnalités et d’idées de l’organisation s’installe pour le long terme dans les plus hautes sphères de l’État.

Les élections présidentielles de 2020, un nouveau défi pour l’organisation ?

La fondation et ce qu’elle a porté ces dernières années auront une incidence sur la campagne qui s’annonce aux États-Unis. Elle prévoit d’ores et et déjà de soutenir de façon inconditionnelle la candidature de Donald Trump à sa réélection. Elle employera à cet égard tous les moyens mis à sa disposition.

Un nouveau « Mandate For leadership » est susceptible de sortir en 2020, à quelques mois des élections. Sans nul doute, les nouveaux axes de ce rapport risquent d’avoir des répercussions sur la campagne. Une réélection de Donald Trump entraînera fatalement une nouvelle mainmise des néoconservateurs sur les affaires publiques. Cela leur donnera encore quatre ans supplémentaires pour installer leurs politiques visant à influer la première puissance mondiale et refaçonner par là-même la géopolitique globale.

 

Sources :

[1] Olivier Urrutia, The Heritage Foundation, 13 Juillet 2007, Observatoire Européen des Think Tanks.

[2] F.U., Le trumpisme et les origines du néolibéralisme aux Etats-Unis, 21 Décembre 2017, le Club de Mediapart.

[3] The Heritage Foundation, Trump Administration Embraces Heritage Foundation Policy Recommendations, January 23rd, 2018.

[4] The Heritage Foundation, Mandate for Leadership Policy Recommendations, January 23rd, 2018.

Classification des mesures du rapport de la Heritage Foundation de 2016 avec leur statut actualisé après la première année de la présidence Trump.

[5] Jonathan Mahler, How One Conservative Think Tank Is Stocking Trump’s Government,  June 20, 2018, The New York Times Magazine.

[6] John G. Malcolm, The Next Supreme Court Justice, March 30, 2016, The Daily Signal.

[7] Nick Gass, Trump unveils 11 potential Supreme Court nominees, May 18, 2016, Politico.

[8] Reena Flores, Major Garrett, Donald Trump expands list of possible Supreme Court picks, September 23, 2016, CBS News.

[9] Michelle Mark, Justice Anthony Kennedy’s replacement will come from Trump’s list of 25 potential names, 27 Juin 2018, Business Insider France.

La Colombie, éternelle tête de pont des États-Unis en Amérique du Sud

Le président colombien Iván Duque en compagnie de Donald Trump © Carolina F. Vazquez.

En mai, les États-Unis annonçaient l’envoi de neuf contingents armés en Colombie. Si leur mission officielle est d’appuyer la lutte du gouvernement contre le narcotrafic, cette manoeuvre s’inscrit dans un contexte d’accroissement des tensions entre les États-Unis et le Venezuela – avec lequel la Colombie frontalière d’Iván Duque entretient des relations exécrables. Le président colombien, élu en 2018, affiche une proximité idéologique certaine avec Donald Trump. L’alignement de la Colombie sur l’agenda géopolitique de la Maison Blanche répond cependant à un schéma bien plus ancien. Régie sans interruption par des gouvernements pro-américains depuis des décennies, opposante de longue date au « socialisme du XXIème siècle » promu par le Venezuela, la Colombie est le plus solide allié de Washington dans le sous-continent. Par Jhair Arturo Hernandez, traduction Lucile Joullié.


La tradition de « coopération » entre Washington et Bogotá est dictée par les intérêts géostratégiques des États-Unis dans la région, qui souhaitent notamment s’assurer l’accès à la première réserve mondiale de pétrole – celle du Venezuela. En Colombie, la question vénézuélienne a également servi d’outil à des fins électorales pour la droite ; elle a permis de passer sous silence la grave crise des droits humains que vit le pays [à lire sur LVSL : « En Colombie, le réarmement des FARC et la revanche de l’extrême droite paramilitaire »].

La Colombie, enclave pro-américaine d’Amérique du Sud

La Colombie a longtemps été l’un des principaux alliés des États-Unis en Amérique Latine, notamment lors des gouvernements du président de droite Álvaro Uribe Vélez (2002-2006, 2006-2010). Sa proximité diplomatique avec les États-Unis avait poussé Uribe à s’aligner sur la doctrine de « guerre contre le terrorisme » impulsée par George W. Bush à la suite des attaques terroristes du 11 septembre 2001. Le président colombien déclarait que son pays ne vivait pas un conflit armé mais était constamment sous « menace terroriste » – effaçant ainsi les causes politiques et sociales de la guerre civile que vit le pays depuis les années 1960 qui oppose le gouvernement à des guérillas d’inspiration marxiste. Ces choix politiques, s’inscrivant dans une logique « ami-ennemi », ont eu pour conséquence la criminalisation des mouvements sociaux, la couverture de la persécution des membres de l’opposition et des médias alternatifs, des mises sur écoute téléphoniques illégales de toute personne considérée comme ennemi du gouvernement, ainsi que le scandale des « faux-positifs » (plus de 2000 assassinats extrajudiciaires de civils par des membres de la force publique présentés comme des guérilleros morts au combat).

La présence militaire américaine en Colombie ne fait aucun doute. On sait grâce à un rapport du département de la Défense américaine qu’en 2012, au moins 32 immeubles préposés à des fonctions militaires appartenaient aux Etats-Unis en Colombie

En 2009, la Maison Blanche et le gouvernement colombien cherchent à approuver un accord de coopération militaire grâce à la mise en place de sept bases militaires dans différents points stratégiques du territoire colombien. Cette coopération est justifiée par la supposée lutte contre le narcotrafic et les groupes armés, principalement les guérillas. Bien sûr, cet accord se conjugue aux intérêts de Washington, qui souhaite s’assurer le contrôle des points stratégiques de surveillance dans la région – dans un contexte de multiplication des gouvernements critiques du néolibéralisme et des États-Unis dans la région.

Face à la potentielle mise en place d’un accord Colombie-USA, les autres chefs d’États latino-américains ont tiré la sonnette d’alarme : Evo Morales (Bolivie), Cristina Kirchner (Argentine), Rafael Correa (Équateur), Tabaré Vásquez (Uruguay), Lula (Brésil) et Hugo Chávez (Venezuela). Ce dernier affirmait catégoriquement que ledit accord était le produit d’une stratégie visant à surveiller et déstabiliser la région, dans le but de s’emparer du pétrole vénézuélien et des ressources de l’Amazonie brésilienne.

Le 28 août 2009 a lieu un sommet extraordinaire de l’Union des nations sud-américaines (UNASUR) à Bariloche (Argentine) afin de débattre de la présence de bases militaires en Colombie. La majorité des chefs d’États s’opposent formellement à l’accord en avançant trois raisons principales.

La première est de nature historique : il est rappelé que les États-Unis sont intervenus à de nombreuses reprises dans la région par le biais d’autres pays afin de déstabiliser ou de s’attaquer militairement à des États considérés comme dangereux pour leurs intérêts. Deuxièmement, il est avancé qu’aucun contrôle réel de l’utilisation de la technologie militaire sophistiquée des Etats-Unis ne pourrait être fait par un autre gouvernement. Elle pourrait donc être utilisée à d’autres fins, par exemple pour des missions d’espionnage du Venezuela de Chávez. Enfin et plus généralement, les chefs d’États considèrent que l’accord entre Washington et Bogotá dépasse les frontières de la Colombie et concerne toute la région.

La délégation diplomatique colombienne a maintenu sa position et refusé les arguments de ses homologues, générant de fortes tensions et éloignant la Colombie de ses voisins. La question est finalement tranchée par la Cour constitutionnelle colombienne, qui invalide l’accord. Sous le gouvernement de Juan Manuel Santos (2010-2014, 2014-2018) aucun nouvel accord n’a été présenté. Cependant, en 2018, la Colombie est devenue le premier pays à intégrer l’OTAN en tant que partenaire, tandis que des accords militaires antérieurs avec les États-Unis sont toujours en vigueur, rendant toute relative la portée de l’abandon de l’accord. Il est actuellement impossible de connaître avec certitude l’importance des effectifs et de l’infrastructure militaire américaine en Colombie, car la coopération avec les États-Unis a toujours été semi-clandestine. Cependant, la présence militaire américaine elle-même ne fait aucun doute. Un rapport du département de la Défense américaine révèle qu’en 2012, au moins 32 immeubles colombiens préposés à des fonctions militaires appartenaient aux Etats-Unis, et qu’ils en louaient douze autres.

La dépendance et la subordination militaire de la Colombie aux États-Unis remonte au traité Mallarino-Bidlack de 1846, qui autorisait l’intervention militaire des « marines » dans l’isthme de Panama afin de réprimer les révoltes sociales. Quatorze interventions militaires étasuniennes ont eu lieu entre 1850 et 1902, culminant dans une opération décisive visant à forcer l’indépendance du Panama – alors région colombienne -, afin de permettre la construction d’un canal. En 1942, Eduardo Santos (1938-1942), grand-père de Juan Manuel Santos, autorise des missions navales et aériennes étasuniennes et met la souveraineté nationale à disposition afin d’intervenir sans demande d’autorisation préalable. La Colombie est le seul pays latino-américain ayant participé à la guerre de Corée (1950-1953) en envoyant 4300 soldats au nom de la « lutte contre le communisme ».

L’influence nord-américaine a doté les forces armées colombiennes d’une importante coloration anticommuniste – une perspective accueillie avec enthousiasme par les élites du pays avant même la création du Parti communiste colombien. Cet héritage se reflète aujourd’hui dans les actions paramilitaires de « prévention » dirigées contre les guérilleros, la criminalisation du conflit social, des adversaires politiques appartenant à des courants alternatifs, des syndicats ou des intellectuels.

Le spectre du « castro-chavisme » et du « socialisme » étaient abondamment agités, et la « vénézuélanisation » potentielle de la Colombie a servi de repoussoir au candidat de gauche Gustavo Petro ; il sert aujourd’hui de PRÉTEXTE POUR REFUSER la signature des accords de paix avec l’ancienne guérilla FARC.

Les États-Unis, la Colombie et la question vénézuélienne

Le contexte a radicalement changé depuis le sommet de 2009 à Bariloche, où le Venezuela pouvait escompter un fort soutien de la part de ses voisins latino-américains. L’Amérique Latine a, depuis, connu un virage résolu à droite (qui commence en 2015 avec l’élection de Mauricio Macri en Argentine). Depuis le tout premier jour de son mandat, le 7 août 2018, le chef d’État colombien Iván Duque fait du règlement de la situation au Venezuela une question prioritaire de son agenda international ; il appuie la stratégie de la Maison Blanche visant à faire tomber le gouvernement de Nicolas Maduro depuis plusieurs années.

Cette stratégie commence en 2015, lorsque Barack Obama applique de manière unilatérale les premières sanctions économiques contre le gouvernement de Maduro, et déclare que celui-ci représente une « menace extraordinaire » pour la sécurité nationale des États-Unis. Depuis l’élection de Donald Trump, une série de pressions économiques et diplomatiques sont mises en place pour faire chuter Nicolas Maduro, dont la Colombie est le principal soutien dans le sous-continent.

Le 23 février 2019, dans le cadre du concert Venezuela Aid Live organisé à Cúcuta en Colombie, qui avait pour but d’apporter une supposée « aide humanitaire » aux Vénézuéliens, des camions remplis d’aliments et de médicaments ont voulu traverser la frontière sans l’autorisation du gouvernement de Nicolas Maduro ou d’accord préalable. Quelques instants auparavant, le président colombien avait soutenu auprès des médias que si l’aide humanitaire était interdite de passage, ladite interdiction serait considérée comme un « crime contre l’humanité » et provoquerait l’équivalent de la « chute du mur de Berlin ». L’acheminement de « l’aide humanitaire » était largement perçue, dans le camp « chaviste », comme un moyen d’encourager un conflit régional, de saper l’autorité du gouvernement de Maduro et de justifier une potentielle intervention militaire. La dimension « humanitaire » de « l’aide » apparaissait en effet douteuse, de la part d’acteurs politiques qui soutenaient par ailleurs les sanctions économiques dirigées contre le Venezuela, à l’origine d’innombrables victimes civiles – 40 000 décès, selon une étude dirigée par un universitaire bien peu suspect de sympathies chavistes [voir à ce sujet l’entretien de Christophe Ventura publié sur LVSL : « Le Venezuela révèle les fractures de l’ordre mondial »].

Le refus d’entrée de ces camions a fait l’objet d’une intense médiatisation internationale. Au moment où l’un des camions prenait feu, des opposants de Maduro annonçaient que la Garde nationale vénézuélienne était celle qui avait provoqué l’incendie. Pourtant, dans une vidéo publiée par le New York Times, on pouvait apercevoir un jeune opposant à Maduro lancer un cocktail Molotov sur le camion, provoquant l’incendie. Le quotidien américain, dans cet article, relevait le biais des médias colombiens à l’égard de cette affaire et la désinformation qu’ils colportaient. Dans le cadre de son intervention le 23 septembre dernier à L’Assemblée Générale de l’ONU, Iván Duque a utilisé près de la moitié du temps qui lui était imparti pour parler du Venezuela, accusant le régime de Maduro de donner refuge aux guérilleros du Ejército nacional de liberación (« Armée de libération nationale ») et aux dissidents de l’ancienne guérilla FARC (« Forces armées révolutionnaires de Colombie »). Il a par la suite remis un dossier à l’ONU dénonçant cette supposée complicité. L’AFP avait toutefois mis en lumière de nombreuses erreurs : au moins quatre photos, supposément prises sur le territoire vénézuélien, avaient en fait été réalisées en Colombie, quelques années auparavant.

L’alignement de la Colombie sur les États-Unis a des répercussions internes majeures. Elle crée un climat qui ne peut qu’être défavorable à l’opposition au pouvoir actuel.

Les répercussions sur la Colombie

En Colombie, la crise vénézuélienne a été abondamment utilisée par le parti du gouvernement lors de la précédente campagne présidentielle, le Centre démocratique (rassemblant la droite et l’extrême droite de l’éventail politique colombien), dirigé par l’ancien président et actuel sénateur Álvaro Uribe. Le spectre du « castro-chavisme » et du « socialisme » étaient abondamment agités, et la « vénézuélisanisation » potentielle de la Colombie a servi de repoussoir au candidat de gauche Gustavo Petro ; il sert aujourd’hui de prétexte pour refuser la signature des accords de paix avec l’ancienne guérilla FARC. [Lire ici l’entretien de Gustavo Petro avec LVSL : « La mafia colombienne est en mesure de dicter ses lois »].

La focalisation sur la crise vénézuélienne empêche l’émergence d’un débat sur les violations massives des droits de l’homme qui ont cours en Colombie – qui compte 7 millions de personnes en situation de déplacement forcé, et plus de 500 leaders sociaux et 130 ex-soldats des FARC assassinés en 2019. Les contestations sociales ont été violemment réprimées, les accords de paix ne reçoivent pas le soutien logistique et financier pour être mis en œuvre et le système de justice transitionnelle (mis en place dans le cadre de ceux-ci) est constamment attaqué par les membres du parti de Duque. À l’ONU, Duque n’a mentionné ces questions à aucun moment, pas plus que les problèmes structurels que traversent la Colombie, car trop occupé à mener une guerre contre Nicolas Maduro et à satisfaire les membres de son parti, ainsi que le gouvernement de Washington.

L’alignement de la Colombie sur les États-Unis a donc des répercussions internes majeures. Elle crée un climat qui ne peut qu’être défavorable à l’opposition au pouvoir actuel. Ce n’est donc pas un hasard si le principal opposant à Iván Duque, Gustavo Petro, fait de la défense de la souveraineté colombienne face aux États-Unis un enjeu structurant.

 

Pourquoi Bernie Sanders a perdu son pari

https://flickr.com/photos/gageskidmore/49624946428/
©Gage Skidmore

Passé à deux doigts de la nomination en 2016, Bernie Sanders abordait les primaires de 2020 en position de force. À quatre jours du Super Tuesday, les sondages lui promettaient une victoire décisive. Pourtant, c’est Joe Biden qui, en remportant une série d’États dans de très larges proportions, s’est rapidement constitué une avance insurmontable. Comment expliquer cet échec ? La campagne de Bernie Sanders était-elle trop « à gauche », pas assez « populiste » ou bien l’appareil démocrate est-il trop puissant pour être renversé? Autrement dit, la défaite s’explique-t-elle par des erreurs stratégiques ou par le contexte structurel de cette élection ?


S’il a gagné la bataille des idées, Sanders n’a pas réussi à convaincre les électeurs démocrates que celles-ci pouvaient triompher à l’échelle nationale. Or, battre Donald Trump constitue leur priorité absolue. Malgré ses faiblesses manifestes, Joe Biden leur est apparu comme un choix moins risqué. 

« L’argent contre les gens »

Les électeurs démocrates étaient-ils mal informés ? Pour répondre à cette première question, il est utile d’observer les trois principaux leviers dont dispose une campagne pour diffuser son message :

  • L’engagement direct : les meetings de campagne et l’action des militants qui réalisent du porte-à-porte, appels téléphoniques, envoient des SMS etc. ;
  • Les médias payants (publicité à la télévision et sur internet, campagne sur les réseaux sociaux, brochures dans les boîtes aux lettres, affiches…) qui sont très peu régulés aux États-Unis ;
  • Les médias gratuits (participation dans des émissions du candidat et de ses porte-paroles, plus la couverture médiatique sans la présence du candidat en plateau). Aux États-Unis, il n’y a pas de décompte du temps de parole ni de règle de parité.

En termes d’engagement direct, Bernie Sanders bénéficiait d’un avantage indéniable. Il a tenu le plus grand nombre de meetings, rassemblé les plus grandes foules et disposait de la plus large organisation militante observée depuis des années. Cette dernière a téléphoné à tous les électeurs de l’Iowa, frappé aux portes de tous les démocrates du New Hampshire, et délivré des millions d’appels téléphoniques, SMS et centaines de milliers de porte-à-porte en Californie et au Nevada. [1]

Deuxièmes et troisièmes sur cet aspect, les campagnes de Warren et Buttigieg avaient également établi un maillage important dans les deux premiers États, avec des résultats remarqués pour Buttigieg et décevants pour Warren.

À l’inverse, Joe Biden n’avait aucune infrastructure de terrain digne de ce nom. Il a cependant bénéficié indirectement de l’auto-organisation d’une partie de la base électorale démocrate. Depuis 2017, le mouvement « indivisible » inspiré des tactiques du Tea Party s’est mobilisé pour défendre la réforme de la santé Obamacare et s’opposer aux politiques de Trump les plus brutales dans une forme de résistance spontanée. Si cette base électorale issue des zones périphériques n’est pas dédiée à un candidat particulier, elle a contribué à l’augmentation de la participation en faveur de Biden dans les jours qui ont précédé le Super Tuesday. [2] Dire que Biden n’avait aucune force militante est donc inexact, bien qu’elle se soit manifestée sans son intervention et dans des proportions moins importantes.

Avec cette primaire, l’organisation de terrain montre tout de même ses limites. Un porte-à-porte de vingt minutes s’avère souvent insuffisant pour changer définitivement l’opinion d’une personne qui entend quotidiennement dans les médias le point de vue inverse et reste influencée par son milieu. À ce titre, l’analyse effectuée par la journaliste et militante pro-Sanders Megan Day, qui a conduit des centaines de porte-à-porte, est éclairante. Si son expérience démontre le peu d’information et de temps dont disposent les électeurs pour se forger une opinion, elle tend à valider l’hypothèse d’un électorat désinformé ou peu informé. Des choses aussi évidentes que le fait que Sanders défendait un système de santé universel, gratuit et public, et que Biden y était férocement opposé n’avaient pas atteint de nombreux électeurs. [3]

En clair, si Sanders bénéficiait d’un avantage certain sur le terrain militant, il n’était pas suffisant pour contrebalancer les deux autres leviers que sont les médias payants et gratuits.

meeting de sanders à houston
Bernie Sanders en meeting à Houston le 24 février 2020, photo @politicoboyTX pour LVSL.fr

Sanders a récolté près de 190 millions de dollars, soit plus du double de Joe Biden et davantage que tous les autres candidats à l’exception des milliardaires Tom Steyer (250 millions de dollars) et Mike Bloomberg (1 milliard). Mais ces sommes ne servent pas seulement à diffuser de la publicité ciblée : il faut aussi payer l’infrastructure de la campagne.

Avec l’argent des Super Pacs, c’est l’inverse. Or, Sanders fut le seul candidat majeur à refuser l’aide de ces entités privées, et à subir les attaques de certaines d’entre elles pourtant non affiliées à un candidat. Des millions de dollars furent ainsi dépensés par divers lobbies hostiles, alors que les candidatures de Biden, Buttigieg et Warren furent maintenues en vie par leurs Super Pacs respectifs après la primaire du New Hampshire. [4]

Si l’on compare l’argent dont disposait Sanders pour diffuser des spots publicitaires susceptibles de convaincre les électeurs avec le total des dépenses réalisées dans ce domaine par ses multiples adversaires et Super Pacs indépendants, le socialiste accuse un déficit conséquent – contrairement à 2016 ou il avait pu faire jeu égal avec Clinton.

Mais c’est encore le troisième levier, celui des médias “gratuits”, qui lui aura fait le plus défaut.

Le rôle problématique des médias démocrates

Aux États-Unis, les médias sont de plus en plus structurés selon leurs cœurs de cible. Pour la presse écrite, le New York Times et le Washington Post sont les titres de références des démocrates, tandis que CNN et MSNBC jouent ce rôle dans l’audiovisuel.

Suite à l’élection de Donald Trump, ils ont recruté une pléthore d’anciens cadres des services de renseignements et d’ex-stratèges républicains qui s’étaient illustrés comme Never trumpers en appelant à voter Hillary Clinton. Qu’ils tiennent des colonnes quotidiennes dans la presse ou monopolisent les plateaux télé, leur parole s’ajoute à celle des anciens cadres de la campagne de Clinton et membre de l’administration Obama pour produire une information particulièrement éditorialisée.

L’opposition médiatique à Donald Trump s’est davantage axée sur la forme que le fond, traitant en priorité les questions de politique étrangère et de protocole, promouvant des théories conspirationnistes de type RussiaGate et se nourrissant des nombreux scandales qui ont touché la Maison-Blanche. Inversement, ils ont dépensé très peu d’énergie à couvrir la politique intérieure de Trump. [5]

Leur discours a ainsi produit trois effets dominants : faire apparaître Donald Trump comme la cause principale des problèmes du pays (et non un symptôme), porter une critique de droite à son encontre, et marteler le fait que seul un candidat de centre droit serait capable de le battre.

Dans ce cadre, la candidature Sanders ne pouvait qu’être mal accueillie. CNN comparera sa campagne au Coronavirus, MSNBC à l’Allemagne nazie. Selon une enquête sociologique, les téléspectateurs de cette chaine avaient une opinion moins favorable du sénateur socialiste que ceux de Fox News. Le Washington Post est allé jusqu’à écrire que Sanders était aussi dangereux que Donald Trump pour le climat. CNN a monté une polémique la veille d’un débat télévisé pour repeindre le socialiste en sexiste avec le concours d’Elizabeth Warren, ce que le journaliste Matt Taibbi a décrit comme la pire tentative d’assassinat politique de l’histoire moderne. Quant au Times, les douze membres de son service politique ont classé Sanders en dernière position des candidats susceptibles d’obtenir le soutien officiel du prestigieux journal.

Sanders en meeting à Houston le 24 février 2020, photo @politicoboyTX pour LVSL.fr

Lorsque la primaire a atteint une phase critique, les fameux Never Trumpers et anciens membres de la campagne Clinton ont ressassé l’idée que Sanders allait offrir un second mandat au président sortant, nombre d’entre eux allant jusqu’à refuser publiquement de voter pour lui contre Trump, en matraquant l’idée que seul un candidat modéré comme Hillary Clinton pouvait gagner.

Les services de renseignements américains l’ont également accusé d’être une marionnette de Poutine, en diffusant de fuites anonymes “révélées” par le Washington Post et amplifiées par les chaines d’informations continues. [6]

Or, ce sont les électeurs âgés de 45 ans et plus qui ont été le plus exposés à ce discours, ceux qui avaient été nourris pendant trois ans au RussiaGate et ont voté dans les plus larges proportions. Faut-il s’étonner qu’ils aient plébiscité Biden malgré leurs préférences pour le programme de Sanders ?

Lors des deux derniers jours précédant le Super Tuesday, Biden bénéficiera d’une couverture médiatique extrêmement large et positive, dont la valeur sera estimée à 72 millions de dollars. Plus de dix fois le montant publicitaire dépensé par Sanders dans le même laps de temps, alors que ce dernier recevait une couverture faible et extrêmement négative.

Sanders était-il condamné à subir ce désavantage ? Pas nécessairement. Il aurait pu se rendre plus souvent sur les plateaux, en particulier chez MSNBC, au lieu d’adopter une stratégie de contournement des médias. De même, il aurait pu orienter leur discours en lançant ses propres polémiques. Avant l’Iowa, sa campagne avait réussi à imposer un cycle médiatique centré sur le fait que Biden avait, par le passé, systématiquement cherché à réduire la sécurité sociale dont dépend une majorité des seniors qui constituent son électorat. Mais cette tactique offensive n’a pas été poursuivie plus avant.

Bernie 2020, une candidature trop à gauche ?

Si Sanders a musclé son programme depuis 2016, les enquêtes d’opinion montrent que ses propositions phares restent majoritaires non seulement auprès des électeurs démocrates, mais de l’ensemble du pays. En particulier, près de 90 % des Américains sont d’accord avec sa critique du rôle de l’argent en politique et 70 % sont favorables à un impôt sur la fortune. Ses propositions de légalisation du cannabis, de hausse du salaire minimum et de New Deal vert reçoivent toutes une majorité d’opinions favorables.

Même lorsqu’elle est formulée de manière négative, la nationalisation de l’assurance maladie a systématiquement reçu l’adhésion d’au moins 60 % des électeurs à la primaire, soit plus du double des suffrages obtenus par Sanders. D’autres enquêtes d’opinion vont dans ce sens. Une étude de l’institut Data for Progress a montré que l’étiquette socialiste n’avait pas d’impact négatif sur les chances de victoire de Bernie Sanders face à Trump, contrairement au qualificatif « démocrate ». Au Texas, une large majorité d’électeurs démocrates a indiqué préférer le socialisme au capitalisme.

Si la polémique lancée par CBS en diffusant les propos que Sanders avait tenus sur Fidel Castro dans les années 80 a été utilisée pour alerter sur le fait qu’il ne pourrait pas gagner la Floride, les fameux « latinos d’origine cubaine » de Floride ont voté en majorité pour Sanders à la primaire.

La présence de Warren le forçait à défendre son aile gauche, mais il a été débordé par divers candidats sur les questions de réformes institutionnelles et de contrôle des armes à feu. Sa campagne aurait cessé de solliciter l’aide d’Alexandria Ocasio-Cortez suite à ses propos en faveur des immigrants, jugés trop radicaux par l’équipe Sanders. [7]

À l’inverse, le sénateur du Vermont a cherché à étendre son électorat vers la droite, notamment en participant à deux émissions sur Fox News et en donnant une interview à Joe Rogan, le youtubeur le plus populaire du pays – qui, s’il se définit comme apartisan, accorde souvent des entretiens à des personnalités très marquées à droite.

En clair, le positionnement idéologique de Bernie Sanders ne semblait pas représenter un obstacle en vue de la présidentielle. Mais la perception qu’il en constituerait un explique certainement le ralliement des électeurs derrière Biden. Son erreur fut-elle de tenir un discours d’élection présidentielle lors d’une primaire, et de parler aux Américains dans leur ensemble plutôt que de cibler les électeurs démocrates ?

Une campagne trop populiste ?

En 2020, Bernie Sanders pouvait poursuivre le mouvement « populiste » entamé en 2016 ou rentrer dans le rang pour incarner le nouveau visage du parti démocrate.

Cette seconde voie aurait impliqué de rejoindre officiellement le parti au lieu de maintenir son statut d’indépendant, de cesser de critiquer « l’establishment » et de jouer le jeu des alliances et des compromis tout en ouvrant ses équipes aux anciens conseillers de Clinton et Obama.

Mais le programme de Sanders remet en cause les structures du parti et s’attaque aux industries qui le financent. Les innombrables conseillers qui gravitent autour n’auraient pu être intégrés dans son équipe, et encore moins dans sa future administration, sans entrer en conflit avec son programme. Pour ces centaines de personnes, Sanders représentait une menace existentielle.[8]

Quelle que soit la bonne volonté affichée par le sénateur, cette option risquait de tourner court, comme l’a démontré Elizabeth Warren. En dépit de ses mains tendues à l’establishment, y compris en recrutant d’anciens dirigeants de la campagne d’Hillary Clinton, Warren a été sévèrement attaquée par l’appareil et boudée par les cadres du parti. Les fameux vétérans de la campagne Clinton l’ont orienté vers une stratégie désastreuse. Quant aux médias, ils lui ont réservé un traitement parfois aussi hostile qu’à Bernie Sanders. En clair, le capital ne cède pas aux flatteries, il ne répond qu’au rapport de force.

Sachant cela, l’alternative consistait à poursuivre sa stratégie « populiste » et «insurrectionnelle ». Pour avoir toutes les chances de fonctionner, elle devait être menée avec détermination. Or, dès 2016, Sanders a refusé la rupture. Il a fait activement campagne pour Hillary Clinton, puis suivi la stratégie d’opposition des dirigeants démocrates, attendant patiemment que les tentatives d’abrogation de l’Obamacare menées par Trump échouent avant de proposer sa propre réforme « Medicare for All ». En bon soldat, il a embrassé la stratégie du RussiaGate et soutenu la tentative de destitution maladroite de Donald Trump. Contrairement à Alexandria Ocasio-Cortez, il n’a jamais critiqué un cadre du parti publiquement.[9]

Lorsque Obama a imposé Tom Perez contre son allié Keith Ellison à la tête du DNC, Bernie n’a pas protesté. Pourtant, Perez était connu pour son opposition viscérale à Sanders.[10]

Dès le début des primaires, il a affirmé qu’il ferait campagne pour le vainqueur, quel qu’il soit, au lieu d’agiter la menace d’une candidature dissidente aux élections générales ou d’un soutien minimaliste qui risquerait de pousser sa base électorale vers l’abstention. Il s’est ainsi privé d’un levier important pour dissuader les attaques de l’establishment. Ses adversaires ont pu le qualifier de sexiste, de corrompu et dénoncer sa volonté de détruire le parti en toute impunité.

Pour plusieurs journalistes indépendants, cette timidité explique le manque d’enthousiasme suscité auprès des jeunes, qui l’ont considéré comme un démocrate de plus et se sont peu mobilisés. [11]

Cependant, une stratégie confrontationnelle semblait risquée. L’électorat démocrate reste attaché à son parti, et l’élection de Donald Trump a changé ses priorités. Sanders lui-même considère que battre Trump est plus important que de gagner l’élection, contrairement à une part de l’aile droite démocrate. Il a donc refusé d’attaquer directement ses adversaires et accepté de jouer l’unité, tout en conservant son statut d’indépendant et sa rhétorique anti-establishment.

Ce faisant, il a pu heurter des pans entiers de l’électorat démocrate qui s’identifient fortement au parti, sans pour autant mettre en difficulté l’establishment.

Se situer entre le « tout populiste » et le « tout démocrate » restait probablement le meilleur choix. Mais encore fallait-il l’exécuter avec agilité. Si la stratégie retenue par Sanders semblait fonctionner jusqu’à la primaire de Caroline du Sud, après le come-back de Biden et la consolidation de l’establishment, le socialiste a été incapable de pivoter efficacement et a payé cher ses erreurs initiales.

Les erreurs propres à la personnalité de Bernie Sanders

En 2018, Bernie Sanders a effectué une tournée dans le deep south à la rencontre de la « communauté » noire et de ses représentants afin de préparer 2020. Malheureusement, cet effort fut contre-productif, comme le rapportera un article du New York Times mettant en cause les choix sémantiques malheureux de Sanders et son manque de sensibilité. Surtout, il s’est montré incapable de mentionner son engagement pour le mouvement des droits civiques et son arrestation par la police lors d’une action non violente.

Comme l’a expliqué le journaliste Anand Giridharadas lors d’un long portrait en couverture du magazine Time, Sanders pèche par excès de matérialisme. Parler de sa personne n’est pas dans ses habitudes. Or, dans le jeu politique américain, cette capacité à démonter et susciter de l’empathie reste cruciale. Son autre problème restera son inaptitude à s’attirer des soutiens de poids. À l’exception d’Alexandria Ocasio-Cortez, venue d’elle même, Sanders est apparu isolé. 

À l’inverse, Biden a bénéficié de nombreux ralliements à l’impact déterminant. Le soutien du baron Jim Clyburn lui a offert près d’un tiers des votes de Caroline du Sud. De même, l’écrasante majorité des électeurs de Buttigieg et Klobuchar a voté Biden pour le Super Tuesday, provoquant une cascade de ralliements supplémentaires dans les jours suivants.[12]

Sanders aurait pu répondre à Biden coup par coup s’il avait lui aussi récolté des soutiens importants. Quelqu’un comme Clyburn, financé par les lobbys pharmaceutiques, était probablement hors de portée. Mais suite à sa victoire écrasante au Nevada, Sanders disposait d’une courte fenêtre de tir. Chuck Schumer (président du groupe démocrate au Sénat) et Nancy Pelosi (président de la chambre des représentants du Congrès) avaient publiquement déclaré qu’une victoire de Sanders ne présentait pas de risque pour le parti, sans pour autant se ranger derrière lui.

Beto O’Rourke constituait une cible plus aisée, tant cette étoile texane s’était inspirée de Sanders pour sa campagne sénatoriale de 2018 et avait recruté des vétérans de son équipe de 2016. Quant aux candidats Tom Steyer et Andrew Yang, le fait qu’ils n’aient pas de carrière politique à défendre et étaient idéologiquement proches du sénateur socialiste en faisaient des alliés évidents. Si leur poids politique restait faible, leur ralliement aurait permis de casser le récit médiatique.

Elizabeth Warren, enfin, restera le gros point noir des primaires. Non seulement son maintient jusqu’au Super Tuesday aura divisé le vote progressiste, mais elle aura également empêché l’union des institutions de la gauche américaine derrière Sanders. D’innombrables syndicats, élus, organisations militantes, médias, journalistes, activistes et personnalités influentes seront restés neutres jusqu’au Super Tuesday. Pendant que les néolibéraux se ralliaient derrière Biden, les institutions progressistes sont majoritairement restées spectatrices ou divisés. Enfin, Warren a livré d’innombrables attaques d’une rare violence contre Sanders, au point de décourager une part de son électorat de se reporter sur Bernie. Mais en ce qui la concerne, il semble que Sanders ait fait tout ce qui était en son pouvoir pour la rallier. [13]

La principale faute de Sanders fut-elle d’avoir été trop conciliant ?

En janvier 2020, un soutien de Sanders, Zephyr Teachout, publie une colonne très détaillée dans le Guardian, intitulé « Joe Biden a un problème de corruption ». David Sirota, conseiller stratégique de Sanders, diffusera cet article massivement. Devant l’indignation de Biden, Sanders s’excusera publiquement au lieu de saisir l’opportunité pour imposer ce thème majeur dans la campagne. [14]

Par la suite, les différents conseillers de Sanders vont le supplier d’attaquer Biden sur son bilan, et de formuler des arguments clairs pour expliquer en quoi le vice-président serait un candidat catastrophique à opposer à Trump. Bernie Sanders a refusé de rentrer dans ce jeu, prétextant qu’il était un « ami » des Biden. Enfin, lorsqu’un journaliste lui a demandé si Joe Biden pouvait battre Trump, Sanders a répondu positivement, détruisant ainsi son principal argument électoral. [15]

Pour des raisons personnelles que le journaliste Matt Taibbi a très bien explicité, Sanders n’était pas capable de confronter Biden de manière décisive, malgré les innombrables opportunités qui se sont présentées. Mais au-delà des errements stratégiques, Bernie Sanders pouvait-il s’imposer dans ce contexte électoral particulier ?

L’électorat démocrate de 2020, plus à droite qu’en 2016 ?

Deux électorats clés ont fait défaut à Bernie Sanders : les Afro-Américains de plus de 45 ans et les habitants des banlieues aisées. Or, ces deux groupes ont massivement voté à la primaire.

Comme le révèle une enquête de The Intercept, les Noirs du Sud des États-Unis ont majoritairement voté pour Biden en connaissance de cause. Bien qu’ils préfèrent le programme de Bernie Sanders, ils ne font pas confiance aux électeurs blancs aisés pour élire un « socialiste » à la Maison-Blanche. [16]

Quant aux zones périurbaines aisées, leur vote s’explique d’abord par la stratégie du parti démocrate, explicité par Chuck Schumer en 2016 : « pour chaque électeur que nous perdons dans la classe ouvrière de l’ouest de la Pennsylvanie, nous en gagnerons trois dans les banlieues aisées de Philadelphie, et ce modèle peut se répliquer à travers tout le pays ». Si une telle stratégie a coûté la Maison-Blanche en 2016, elle a permis de reprendre le contrôle de la Chambre des représentants du Congrès en 2018. Outre le positionnement politique du parti, ce succès s’explique par la présence de Donald Trump à la Maison-Blanche.

Médias et Parti démocrate ont matraqué l’idée que le milliardaire représentait un danger existentiel, en l’attaquant quasi exclusivement sur la forme. Ils ont alimenté le feuilleton conspirationniste du RussiaGate avant de lancer une procédure de destitution bâclée, qui n’a produit aucun résultat probant, mais permettait d’éviter toute autocritique de fond aux cadres du parti.

Les électeurs les plus âgés et idéologiquement modérés, qui sont aussi le cœur de cible des médias de masse, semblent avoir adhéré à cette logique. Puisque Trump est la source de tous les problèmes, et que le parti démocrate est la solution, pourquoi prendre le risque d’élire un « socialiste » ?

Quelques appels téléphoniques de Barack Obama en arrière-plan auront suffi à rallier le parti derrière Biden, et par voie de conséquence, la majorité de son électorat. Les électeurs qui avaient pour priorité d’améliorer leurs conditions d’existence ont voté Sanders, les autres ont préféré Joe Biden par vote utile.

Cette élection aura signé le retour des vieilles recettes que 2016 semblait avoir discrédité : médias traditionnels, l’argent investi en spots télévisés et le poids des instances du parti auront triomphé des nouvelles techniques militantes, des campagnes ciblées à l’aide des réseaux sociaux et des médias alternatifs. Malgré ses faiblesses, Joe Biden reste le vice-président du plus populaire président démocrate depuis Kennedy, ce qui en faisait un adversaire bien plus redoutable qu’Hillary Clinton.

Quel futur pour la gauche américaine ?

En pleine crise de coronavirus, la défaite de Bernie Sanders laisse un gout amer.

La catastrophe sanitaire, économique et sociale qui tétanise le pays démontre la pertinence de son programme, tandis que l’ampleur des crédits débloqués par la FED et le Congrès prouvent que son projet était finançable. [17] Théoriquement, cette crise devrait placer la gauche américaine en position de force en vue des échéances futures.

D’abord, seuls les plus de 65 ans ont voté massivement pour Joe Biden. Sanders a remporté de très loin le vote des moins de 30 ans, et confortablement celui des moins de 45 ans. Cette génération de millenials, qui a connu le 11 septembre et la crise des subprimes reste durablement ancrée à gauche. Et dans quatre ans, une jeunesse marquée à son tour par une crise profonde viendra grossir les rangs du mouvement progressiste.

Ensuite, Bernie Sanders a remporté le vote latino, seul électorat en forte expansion démographique, dans des proportions écrasantes. Il s’agit d’un immense vivier de voix qui ne demande qu’à être « organisé ». Reste à savoir si Sanders et son mouvement auront la capacité de poursuivre le travail et de saisir cette opportunité…

 

Sources :

  1. Lire ce long article de Ryan Grim, en particulier pour les détails sur l’organisation militante de Sanders https://theintercept.com/2020/01/03/bernie-sanders-democratic-party-2020-presidential-election/
  2. Lire à ce propos Ryan Grim, “We’ve got people”, chapitre 19 et surtout Ryan Grim via reddit ici.
  3. https://www.vox.com/policy-and-politics/2020/3/16/21165201/bernie-sanders-joe-biden-2020-election-meagan-day
  4. Elizabeth Warren recevra un chèque de 14 millions de dollars de la part d’une richissime donatrice californienne pour former un Super Pac une semaine avant le Super Tuesday. L’argent sera utilisé pour tapisser le Texas, la Californie et le Massachusetts de spots télévisés anti-Bernie. https://theintercept.com/2020/03/20/karla-jurvetson-elizabeth-warrens-persist-super-pac/
  5. À ce propos, lire https://lvsl.fr/pourquoi-le-parti-democrate-renonce-a-sopposer-frontalement-a-donald-trump/
  6. Aaron Maté “The Russiagate playbook can’t stop Sanders
  7. Ce point reste très discuté, lire : https://www.huffpost.com/entry/alexandria-ocasio-cortez-bernie-sanders-campaign-rallies_n_5e6ade51c5b6bd8156f44356
  8. New York Times : Democratic Party leaders willing to risk party damage to stop Sanders. https://www.nytimes.com/2020/02/27/us/politics/democratic-superdelegates.html
  9. https://theintercept.com/2020/04/01/watch-our-new-weekly-video-commentary-and-interview-program-system-update-debuts-today/
  10. À lire absolument pour comprendre le rôle d’Obama dans la prise de pouvoir au DNC et ses conséquences : https://prospect.org/politics/tom-perez-should-resign-dnc/
  11. Lire Glenn Greenwald ici et Chris Hedges ici et .
  12. Lire sur LVSL le récit du come-back de Biden
  13. Lire à ce propos l’analyse de Current Affairs sur les causes de la défaite de Sanders
  14. Lire la réflexion de David Sirota sur cet épisode dans Jacobinmag, et l‘article du NYT qui le commente
  15. How things fell appart for Sanders, NYT
  16. À lire pour comprendre les problèmes de Sanders auprès des Afro-Américains : https://theintercept.com/2020/03/10/mississippi-sanders-biden-black-voters/
  17. Lire sur LVSL :  les USA face au Coronavirus

Planet of the humans : comment Michael Moore peut-il tomber si bas ?

Le documentaire Planet of the humans de Jeff Gibs – produit par Michael Moore – a suscité la polémique dans le milieu écologiste. Et pour cause, c’est un vaste plaidoyer contre les énergies renouvelables, sélectionnant des exemples à charge partout aux États-Unis. Si ce film a le mérite de poser des questions importantes sur les nombreux problèmes que posent des technologies – les énergies renouvelables – quand elles sont mal utilisées, il est néanmoins empreint de nombreux dénis de réalité. La critique qui suit vise ainsi à mettre en lumière les points étrangement laissés dans l’ombre, souligner les aspects intéressants – sur la mise en lumière de réseaux de “greenwasheurs”, notamment – et finalement montrer qu’il faut savoir dissocier technique et politique. Les énergies renouvelables sont non seulement fonctionnelles, mais essentielles. Par contre, certaines technologies renouvelables posent plus de problèmes qu’elles n’en résolvent, ce que le film montre bien, alors que d’autres sont en revanche largement acceptables, ce qu’il ne montre pas. Il faut donc sortir de tout manichéisme, car seul un pragmatisme à toute épreuve peut nous permettre de relever le défi de la transition écologique.


 

Planet of the humans (ici en accès libre sous-titré en français) cumule 6 millions de vues en moins de deux semaines, et suscite d’emblée des réactions étranges : il fait jubiler à la fois la droite climatosceptique, les tenants du business as usal fossile, les partisans du tout nucléaire et les plus cyniques des « collapsos ». Un tel axe de soutien met la puce à l’oreille. La collapsosphère se réjouit toujours des mauvaises nouvelles, a fortiori quand on évoque des « solutions », terme qui vient heurter directement ses certitudes quant à un effondrement “inéluctable”. Or nous sommes dans une époque particulièrement égotique, où l’on se réjouit intérieurement que rien ne puisse atténuer la catastrophe en cours, puisqu’on la prêche depuis toujours et que l’important c’est d’avoir raison. Le déni qui s’en suit logiquement vis-à-vis des « bonnes nouvelles » est particulièrement puissant, et résiste souvent à la démonstration rationnelle.

Avec la crise que nous traversons, l’idée de reconstruire un monde d’après résilient et neutre en carbone est devenue consensuelle dans nos milieux. Ce documentaire arrive à point nommé pour distiller du doute dans nos rangs et donc aider le camp d’en face, celui du retour à « l’ancien monde ». Il arrive à contretemps, alors que les faits démontrent que la transition énergétique est plus que jamais opérationnelle et que seul le verrou politique l’empêche de se concrétiser. Salir prend moins de temps que nettoyer, et un article ne permet pas d’aller dans le détail. Néanmoins, la mauvaise foi est assez facile à démontrer, tant le documentaire est biaisé. Le biais principal est de montrer seulement ce qui confirme sa thèse. Ce genre de biais est pardonnable si la conclusion nuance le propos et ouvre sur des pistes qui relativisent. Ce n’est aucunement le cas ici, la conclusion est d’ailleurs encore plus problématique que le reste.

– D’un point de vue général, une distinction fondamentale que le documentaire ne fait pas vraiment est celle entre technologie et gestion de la technologie. L’utilisation des énergies renouvelables à des fins de profit crée plus de dégâts que ce qu’elles sont censées épargner. Du côté constructeur, parce qu’on retrouve les phénomènes classiques de la course au profit capitaliste : on va faire des panneaux solaires à durée de vie courte car peu qualitatifs, 10-20 ans, des éoliennes de 10 ans à peine. Il faut néanmoins souligner que la norme constructeur est désormais – pour le solaire – de 25 ans de durée de vie garantie en moyenne en Europe. D’autre part, les avancées technologiques en matière solaire sont extrêmement rapides. C’est désormais l’énergie la moins chère au mégawatt installé – et au mégawatt heure. On me répondra à raison que le facteur de charge induit de quintupler le mégawatt installé pour que la comparaison avec d’autres sources d’énergie soit pertinente. C’est vrai si l’on est dans le déni vis-à-vis des progrès en matière de stockage – ce dont le film ne parle pas. Pourtant, les technologies sont déjà là, elles sont multiples et aucune n’est parfaite, mais certaines sont très acceptables : batteries redox (dont le liquide est inerte) pour l’électrochimique, hydrogène pour le stockage sous forme de gaz et la synthèse d’hydrocarbures « renouvelables », graphène pour l’électrostatique, sans parler des milliers de formes de stockage physique (eau, air comprimé…). Si ces formes de stockages sont pour certaines déjà utilisées et concurrentielles, d’autres présentent un coût élevé – qui peut néanmoins baisser en augmentant les échelles. Dès lors, c’est une question de choix politique. L’intermittence est de moins en moins un problème, surtout si l’on couple stockage et smart grids (réseaux intelligents qui optimisent la consommation des appareils en fonction de la production). De tout cela, le documentaire ne parle curieusement pas, alors que c’est fondamental.

– Du côté exploitant, des énergies renouvelables aussi mal gérées que celles montrées dans le film, sur un réseau qui n’est pas transformé pour, impliquent évidemment un recours systématique aux énergies fossiles pour compenser. Aux États-Unis, il s’avère que le profit et l’image publique priment sur un quelconque but écologique. Seul l’effet d’annonce intéresse les personnages mentionnés dans le film. Mais cela, ce ne sont pas les énergies renouvelables : cela s’appelle le capitalisme et le cynisme en politique.

– Sur le solaire, le documentaire montre, avec le cynisme caractéristique des productions de Moore (d’habitude bienvenu), l’exemple de cette petite centrale, à peine capable d’alimenter 10 foyers alors qu’elle recouvre un terrain de foot. Efficacité des panneaux : 8 %, et seulement quand ils marchent. Avec cette technologie, il faudrait une surface de plusieurs km² pour alimenter une petite ville – et encore, par beau temps. Il faut, pour fabriquer ces panneaux, du quartz, du silicium… et beaucoup de charbon. Mais ce que le film oublie de dire, c’est que nous sommes désormais en 2020. Les panneaux conventionnels approchent les 20% d’efficacité pour une quantité de matériaux bien moindre. Les progrès en la matière obéissent presque à une… loi de Moore[1]! Les prix qui se sont effondrés le montrent. En 2009, le MWh solaire coûtait en moyenne 179 dollars US contre environ une quarantaine aujourd’hui, et la tendance se poursuit. Scoop : il faut de l’énergie grise (énergie consommée pendant le cycle de vie d’un produit, lors de la fabrication, de l’entretien, du recyclage, etc.) pour les produire – comme pour… tout. On ne parle étrangement jamais de l’énergie grise qu’il faut pour fabriquer des chaudières charbon ou des réacteurs nucléaires. On pardonne à Nicolas Sarkozy ses truanderies mais pas à François Fillon, car ce dernier disait vouloir incarner la morale. De même, parce qu’on dit énergie « propre » pour les renouvelables, les détracteurs montreront du doigt ce qu’ils qualifient d’incohérence, parce que tout n’est pas propre. Or, en termes d’énergie, il n’y a pas de morale, juste des arbitrages à réaliser en fonction de ce qu’on juge acceptable ou pas pour l’environnement vis-à-vis de nos besoins. Investir de l’énergie grise – qui elle-même peut être décarbonée à terme – pour fabriquer des énergies renouvelables, c’est un moindre mal. Des pistes prometteuses de technologie solaire efficaces sur de très fines couches de matériaux basiques voient le jour en laboratoire. Il ne tient qu’à la puissance publique d’encourager la recherche et de pousser l’échelle de production. Pas un mot sur ces pistes dans le documentaire. Pas un mot non plus sur une solution simple pour pallier le besoin de surface : utiliser les surfaces inutiles comme les toits.

– Le solaire par concentration serait assimilable aux centrales à gaz, pour le réalisateur Jeff Gibs. En fait, les techniques diffèrent. Les plus grandes fonctionnent grâce à des sels fondus – qui amènent la chaleur pour la vapeur des turbines – qui doivent monter très haut en température pour fonctionner, à grand renfort de gaz pour le lancement. L’avantage présumé est l’inertie thermique qui permet de continuer à produire un peu le soir. Mais d’autres centrales, plus petites, fonctionnent avec des sodiums moins chauds et n’ont pas besoin de gaz. Elles produisent un peu moins longtemps, mais c’est sans doute déjà mieux, y compris pour l’entretien. Le problème de beaucoup de ces faramineux projets, c’est qu’à la moindre crise financière (ou changement d’avis/mauvaise opération financière des acteurs), les financements nécessaires à la finalisation des installations ou l’entretien peuvent s’évanouir. C’est ce qui est arrivé en Californie, mais également pour le projet Desertec au Sahara, qui avait fait couler beaucoup d’encre à l’époque. Seul le Maroc, qui a mis la main sur la gestion de certains projets initialement Desertec, fait tourner efficacement ses centrales à concentration (Noor I et bientôt II) et le pays en est très satisfait. Pas de gaz utilisé ici. Là encore, le documentaire ne montre pas ce qui marche.

– Sur l’éolien, il est mentionné l’énorme consommation en métal et béton, et les pâles qui tombent en désuétude rapidement. Ce sont là de vrais problèmes que le documentaire fait bien de montrer. Mais encore une fois, il y a éolien et éolien. Lorsque les entreprises dealent avec des pouvoirs publics corrompus, cela donne ce genre de scandales : à grands coups de subventions, des éoliennes sont installées, on s’en vante publiquement, on montre aux citoyens que l’on se soucie du climat, mais certaines ne sont ni entretenues ni parfois même… branchées au réseau. Même si des progrès sont réalisés sur les économies de matériaux et l’optimisation de la production des générateurs, il faut encadrer scrupuleusement leur déploiement là ou elles sont vraiment utiles dans les terres, mais a fortiori au large des côtes par exemple, et en flottant si possible car il faut prendre en compte l’acceptabilité sociale. Les consortiums privés ont quant à eux intérêt à en planter le plus possible, partout, sans prendre de responsabilité sur la suite, même si en la matière on note des progrès. Le Portugal, le Danemark ou encore l’Écosse, pour ne citer qu’eux, témoignent pourtant d’immenses succès en matière d’éolien, décarbonant sérieusement leurs mix énergétiques. Il n’y a aucune raison objective pour que la France ou les États-Unis fassent moins bien. Pas un mot sur les exemples qui marchent dans le documentaire – ce n’était pourtant pas compliqué à trouver ! Néanmoins, le potentiel éolien est globalement moindre que le solaire, mais malheur à ceux qui oublie que la résilience, c’est cultiver une biodiversité de solutions en même temps. Dans le scénario négaWatt – quoi qu’on en pense -, le nombre d’éoliennes (à technologie actuelle !) dont la France devrait disposer en 2050 n’est que de trois fois ce que nous avons actuellement, c’est moins que l’Allemagne aujourd’hui. Pas de fantasmes donc, rien de trop problématique.

– Sur la biomasse, le documentaire montre le bien les scandales environnementaux, et détricote avec brio le greenwashing que cela recouvre. Les centrales à bois sont une hérésie, et ne pourront jamais remplacer l’efficacité des fossiles, de la biomasse dont l’énergie a été concentrée pendant des millions d’années. Il faut oublier la substitution des fossiles par de la biomasse pour de la production électrique centralisée. Néanmoins, des petits incinérateurs consommant des déchets peuvent être intéressants pour produire directement de la chaleur. Et au niveau individuel, ceux qui ont un poêle à granulés savent très bien que c’est d’une très grande efficacité économique pour chauffer une maison. Or les granulés peuvent êtres produits facilement, à base de déchets végétaux et sciures, et les volumes nécessaires pour ne posent pas de soucis. Il faut y mettre le prix, mais c’est très optimisé, donc tolérable.

La biomasse aussi doit être abordée non pas comme un tout, et les postures morales qui l’accompagnent, mais avec discernement. Quand elle est en concurrence avec des terres agricoles ou naturelles, c’est intolérable. Si elle provient de déchets agricoles, pour faire du biogaz par exemple, c’est déjà plus tolérable. Les algues sont par ailleurs une excellente piste, dont l’évocation dans le documentaire est lapidaire. Il s’agit de cultiver du kelp (pas de l’arracher dans la nature), dont la matière sèche est à moitié composée d’huile. Les algues n’ont pas les mêmes contraintes que les plantes terrestres, elles poussent 10 fois plus vite, désacidifient et rafraîchissent les eaux alentour grâce à la photosynthèse, abritent une faune riche, etc. À grande échelle, c’est une solution majeure pour décarboner les carburants notamment, première source de consommation pétrolière en France. Une excellente filière pour reconvertir à la fois la pêche industrielle et les raffineries pétrolières.

– La fin du documentaire est problématique. Si Moore ne tombe pas dans “l’impasse Pitron” – du nom de Guillaume Pitron, coréalisateur du film documentaire Le côté obscur des énergies vertes et qui fait comme si les énergies renouvelables devaient remplacer le volume énergétique actuel alors qu’une transition digne de ce nom est justement de le diviser par un facteur trois (scénario negaWatt) – il avance sur une ligne de crête dangereuse, en mentionnant la démographie à de nombreuses reprises. On sait ici ce que ce genre de chose sous-entend, mais puisque Moore n’est pas d’extrême droite, que ses convictions sociales sont sincères, on ne lui fera pas un procès en malthusianisme. À force de répéter que c’est un tabou, la démographie apparaît pourtant comme le problème principal, sur lequel « on nous mentirait ». Sans rentrer dans les détails, ce sujet n’est nullement un tabou pour des écologistes humanistes conséquents : il faut éduquer massivement dans les pays du sud (a fortiori les petites filles : plus leurs études sont longues, moins elles font d’enfants), massifier la prévention/contraception, et surtout réduire notre empreinte à nous, car ce sont bien les classes moyennes consuméristes qui sont en surpopulation écologique. Un Tchadien ne consomme que 0.3 planète. Le documentaire ne soulève pas ce point essentiel, s’alignant avec les arguments des pires réactionnaires américains.

– Dans un monde qui consomme 3 fois moins d’énergie, les difficultés liées aux énergies renouvelables ne se posent pas de la même façon. Dans un monde qui investit dans le recyclage systématique des métaux, la maximisation de l’efficacité (adieu les SUV…) et la sortie du consumérisme, pas de problèmes de matières premières pour les énergies renouvelables : elles sont déjà dans les objets et machines inutiles qui nous entourent.

Sans une vision holistique, une sortie par le haut n’est pas envisageable. Or il ne peut y avoir de vision holistique si l’on refuse de voir. Les partisans du business as usual (nucléaire compris) – et ceux qui aimeraient que leurs thèses effondristes se vérifient – ne veulent pas voir que le vrai problème des énergies renouvelables tient en 9 lettres : POLITIQUE.

La transition énergétique n’a jamais été aussi faisable, et aussi urgente. Mais elle doit être conduite avec discernement. Difficile d’imaginer discernement et course au profit compatibles, l’énergie est une chose trop sérieuse pour la laisser aux marchés. Elle doit être gérée – ou contrôlée – par la puissance publique et les citoyens. Avec Gaël Giraud et Nicolas Dufrêne, nous avions produit une note sur comment financer cette transition. Spoiler : l’argent n’est pas un problème. Le problème, c’est bien de faire comprendre aux gens que l’obstacle, ce sont les lobbyistes et les dogmes politiques. En France, trop nombreux sont ceux – qui auront j’en suis sûr adoré le documentaire – qui veulent réduire la question énergétique au domaine du technique, en assommant leur auditoire de chiffres curieusement sélectionnés et d’un ton péremptoire sidérant (suivez mon regard…).

Ce film pose de bonnes questions mais refuse étrangement d’y répondre sérieusement. Pour beaucoup, c’est un crève-cœur de voir Michael Moore assumer de produire quelque chose d’aussi peu sérieux. De nombreux activistes importants, également proches de Bernie Sanders, comme l’auteur du film Gas Land (sur les dégâts du gaz de schiste) ou encore Naomi Klein ont tenté de dissuader Michael Moore de sortir le film, tant il était bourré d’erreurs. Mais ce dernier a fait la sourde oreille, et le film tourne désormais presque exclusivement dans les réseaux d’extrême droite climatosceptique.

On peut lui pardonner s’il assume un jour son erreur, qui s’explique certainement par un manque de connaissance technique élémentaire. Quelque part, l’existence de ce film n’est peut-être pas une si mauvaise chose, car si les détracteurs des énergies renouvelables assument quelque chose d’aussi fragile, ils se fragilisent avec. Si cela peut permettre aux écologistes sérieux de faire le ménage parmi leurs dirigeants corrompus et d’être plus alertes vis-à-vis du greenwashing, c’est une bonne chose. À ce titre, le passage ou Michael Bloomberg parle du gaz comme d’une énergie propre est particulièrement risible. Pour ne pas tomber dans ce genre de panneau et savoir faire preuve de discernement au quotidien, rien n’épargne aux militants climat de se former sur des notions élémentaires de technique. C’est long, exigeant, mais c’est passionnant et nécessaire à l’autodéfense intellectuelle. Ce documentaire doit être un signal pour tous : chacun doit à terme être capable de debunker ce genre de grossièretés.

[1] Cette loi concerne la technologie informatique, selon l’énoncé de Gordon E. Moore. Très vulgarisée, elle dit que le nombre de transistors que l’on peut mettre dans un ordinateur de même volume double tous les 18 mois, doublant la puissance de calcul. Cela est rendu possible grâce à la miniaturisation, aux progrès de fabrication, à la baisse des coûts. Cette loi n’est plus valide en informatique depuis quelques années, car on touche aux limites physiques dans la miniaturisation.