Vers la fin du dollar et de l’euro : le projet de monnaie mondiale commune

« Le dollar est notre devise, mais votre problème », selon la formule d’un ministre américain de l’Economie. Pour lutter contre les effets néfastes d’un système monétaire international dominé par le billet vert, de nombreux économistes ont envisagé la mise en place d’une devise mondiale unique, tels Keynes dès 1944, ou de manière plus contemporaine Michel Aglietta, Agnès Benassy-Quéré et Jean Pisani-Ferry. Concrètement, un projet de monnaie mondiale commune est sur les rails depuis 2009, poussé par les puissances émergentes comme la Russie et la Chine.


Le dollar américain : une devise quasi-hégémonique à l’échelle internationale

A l’échelle mondiale nous payons et épargnons majoritairement en dollar : il représente la principale devise « de transaction » (en 2013, 87 % des échanges internationaux concernaient le dollar contre une autre devise ; 33% pour l’euro), ainsi que la principale devise de réserve, ou « monnaie refuge » (environ 62% des réserves de change mondiales seraient en dollars ; 22% en euros). Bien que géré par l’institution d’un seul Etat, à savoir la Banque centrale américaine (la FED), le dollar est donc incontournable pour tous les Etats du monde.

Or, les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) et autres « Pays du Sud » sont particulièrement affectés par l’absence de contrôle mondial sur l’émission du dollar et par la volatilité de son taux de change (due à la politique unilatérale de « planche à billet » américaine) qui peut perturber le commerce mondial. D’autre part, le dollar peut aussi être un outil politique pour imposer des sanctions extraterritoriales : la banque BNP Paribas s’était par exemple vue infliger une amende de près de 9 milliards de dollars en 2014 par les régulateurs américains pour avoir contourné des embargos imposés par les Etats-Unis à Cuba, l’Iran, le Soudan et la Libye. La Société générale s’apprête également à payer une amende pour les mêmes raisons.

En quoi constituerait le projet de monnaie commune proposé en 2009 par la Chine et la Russie ?

Cette « monnaie internationale » serait émise par une institution financière internationale (FMI ou institution ad hoc) et composée d’un panier de devises donnant plus de poids aux pays du Sud. Deux options sont envisagées :

1) L’émission de nouveaux « Droits de tirage spéciaux » (DTS) du FMI, monnaie mondiale déjà existante, en modifiant leur composition pour y rajouter du rouble, de la roupie et d’autres devises de pays émergents (la composition des DTS est actuellement la suivante : dollar – 41 % ; euro – 31 % ; yuan – 11% ; yen – 8 % ; et livre sterling – 8 %).

2) la création d’une nouvelle monnaie, en plus de ce panier de devises, qui serait encadrée par une nouvelle institution financière internationale, encore inexistante (la Nouvelle banque de développement des BRICS, par exemple ?).

Cette monnaie commune permettrait : de stabiliser les taux de change (ce qui pourrait mettre fin à la « guerre des monnaies » et ainsi favoriser le commerce international) ; de prévenir les « dévaluations compétitives », les crises de change et les crises économiques qui en découlent ; de promouvoir le développement de pôles financiers régionaux (là où le système monétaire actuel consacre la domination des devises USA-Canada, de l’Union Européenne et du Japon).

L’entrée du Yuan dans le panier de devises du FMI en 2015 n’a pas changé la donne

Si le FMI a reconnu le Yuan chinois comme sa 5e monnaie internationale de réserve à la fin 2015, les DTS ne peuvent toutefois pas encore jouer le rôle de nouvelle monnaie commune. Seule avancée : en consacrant la place du Yuan et par conséquent la confiance que peuvent lui accorder les acteurs économiques, le système international devrait progressivement moins reposer sur le dollar.

Et de fait, les pays du Sud cherchent activement à réduire leur dépendance au dollar. Plusieurs décisions ont été prises en ce sens ces dernières années. Sur un plan unilatéral, d’abord : la Banque centrale chinoise a annoncé en novembre 2013 qu’elle allait cesser d’accumuler des dollars. La Russie et la Chine mettent par ailleurs tout en œuvre pour effectuer des transactions dans leurs deux devises : comme un méga-contrat gazier d’approvisionnement de 30 ans conclut en mai 2014 (pour près de 300 milliards d’euros) et un accord de « swap » (échange de devises rouble / yuan) en août 2014 pour éviter le recours au dollar dans leurs transactions commerciales, accord dont la prolongation est actuellement en cours de négociation. La « guerre commerciale » menée depuis janvier 2018 par le président américain Donald Trump contre la Chine va par ailleurs probablement accentuer cette coopération.

Ensuite, sur un plan multilatéral : la Nouvelle banque de développement des BRICS, mise en place en 2016, pourrait émettre à terme l’équivalent des DTS du FMI – qui seraient toutefois principalement constitués de devises des BRICS (et non d’un panier plus large de monnaie d’autres « pays du Sud ») –.

Ce sont donc les contours d’un nouvel ordre monétaire international à long terme qui se dessinent. Et avec l’émergence économique de la Chine et de l’Inde, gageons qu’il sera plutôt arc-en-ciel que monochrome !

“La bataille n’est pas entre droite et gauche, mais entre citoyens et puissants” – Entretien avec Alessandro Di Battista, numéro 2 du M5S

Alessandro DI Battista pendant la campagne électorale.

Alessandro Di Battista, 39 ans, est l’une des principales figures du Mouvement Cinq Etoiles, le premier parti politique d’Italie. Avant de rejoindre le mouvement de l’humoriste Beppe Grillo, Di Battista a travaillé pour l’UNESCO et auprès du Conseil Italien pour les Réfugiés (CIR). Il a également parcouru l’Amérique latine en tant que reporter. Élu à la chambre des députés en 2013 pour la région du Lazio, il réalise une entrée remarquée dans la politique institutionnelle. Alors que le Mouvement Cinq Etoiles verrouille scrupuleusement sa communication, il est l’un des rares députés à s’exprimer devant les caméras, et la virulence de ses interventions en font l’un des porte-paroles les plus en vue. Souvent considéré comme le représentant de l’ « aile gauche » du parti, garant de son esprit contestataire originel, Di Battista est aussi régulièrement présenté comme l’alter ego de Luigi Di Maio, leader du M5S depuis 2017 et actuel Ministre du développement économique et du travail. Lors de la campagne décisive pour les élections de mars 2018, tandis que Di Maio entame une quête de respectabilité auprès des élites économiques italiennes et européennes, Di Battista sillonne les places du pays et harangue la foule au cours de meetings survoltés. Alessandro Di Battista aime cultiver et mettre en scène sa proximité avec les citoyens ordinaires, les « gens d’en bas ». Le 25 avril dernier, avant la concrétisation de l’alliance de gouvernement entre le M5S et la Lega (extrême-droite), il nous recevait au seuil d’un modeste café à deux pas de son appartement, au Nord de Rome. Dans ce long entretien, celui qui a renoncé à se présenter à sa réélection pour se consacrer à sa famille, « faire le tour du monde et écrire », évoque volontiers l’identité, insaisissable, de l’OVNI politique M5S. Nous l’avons également invité à nous en dire plus sur son expérience en Amérique latine, son rapport aux gauches européennes et à Emmanuel Macron, sur la démocratie directe et la fracture Nord-Sud en Italie, ou encore sur les positions fluctuantes du M5S au sujet de la question européenne. 


LVSL – Dans votre livre A testa in su, vous revenez sur votre expérience en Amérique Latine, et vous écrivez : « Cette année au Guatemala m’a amené à me passionner pour la politique avec un P majuscule ». Qu’entendez-vous par politique avec un P majuscule ? De quelle manière cette expérience latino-américaine a-t-elle été structurante pour vous ?

Alessandro Di Battista – Pour moi, la politique est sans doute l’activité la plus importante qu’un être humain puisse exercer. Les politiques, peut-être les partis, l’ont dévalorisée. Cela dit, pour moi, la politique est splendide. Ainsi, quand je parle de politique avec un P majuscule, je parle de la politique qui se fait partout, et pas seulement à l’intérieur du parlement. J’ai passé quasiment un an au Guatemala. J’y suis retourné pour travailler dans une communauté indigène composée d’ex-guérilleros. Ils s’étaient rassemblés après les accords de paix et tentaient de vivre une vie un peu plus digne et juste, tous ensemble.

J’étais alors conscient des problématiques de ce pays, qu’elles soient sociales, économiques ou financières. J’ai vu comment s’organisaient ces gens qui cherchaient simplement à se construire une vie digne. Pour moi, la politique, c’est la résolution collective des problèmes. C’est se mettre ensemble, et essayer de trouver une solution pour résoudre un problème précis. La politique avec un P majuscule, c’est cela. Ce ne sont pas les partis et les élections. Les élections sont importantes bien sûr, mais pour l’amour de Dieu, la politique doit signifier la tentative collective d’améliorer la société dans laquelle nous vivons. Dans ce sens-là, la politique avec un P majuscule, j’en ferai toute ma vie, y compris en dehors du parlement.

LVSL – Ce lien avec l’Amérique Latine est un point que vous avez en commun avec plusieurs leaders de Podemos et Jean-Luc Mélenchon. Qu’est-ce qui vous rapproche et qu’est-ce qui vous distingue d’eux ?

Alessandro Di Battista – Je ne connais pas les propositions qu’ils mettent en avant de manière exhaustive. Je ne connais personnellement ni Pablo Iglesias ni Jean-Luc Mélenchon. Reste que j’ai un peu étudié leurs programmes et leurs débats. Il me semble que ces forces politiques, tout comme le Mouvement 5 Étoiles, se sont beaucoup intéressées aux droits économiques et sociaux. C’est ce que toute force politique devrait faire. Cela dit, il me semble que ces deux partis sont très connotés à gauche sur le plan politique. Bien que Podemos ait toujours expliqué qu’il se situait en dehors du clivage gauche/droite, ces deux forces sont ancrées dans cet espace politique. Elles restent perçues comme des formations de gauche.

Avant le Mouvement 5 Étoiles, j’ai toujours voté à gauche. Cependant, aujourd’hui, gauche et droite sont deux catégories qui ne représentent pas les citoyens. Elles ne sont plus capables de représenter, non seulement les nuances politiques qui segmentent les citoyens, mais également le fonctionnement du monde.

« Durant la dernière campagne électorale, l’un des rares arguments du PD a consisté à dire : « nous avons fait tous ces droits civils ». Reste que si les gens ne savent pas comment se déplacer, comment se soigner, et où s’installer pour vivre, ils ne votent pas pour toi. Les jeunes fuient l’Italie car il n’y a pas de travail, et qu’il y a un énorme problème d’éducation publique. Les gens ne votent pas pour les partis qui se concentrent exclusivement sur les droits civils. »

C’est notre principale différence. Podemos et la France Insoumise appartiennent au monde de la gauche. Or, c’est une mouvance qui se meurt.

Elle dépérit avant tout parce qu’elle s’est beaucoup trop concentrée sur les droits civils. Que les choses soient claires : les droits civils sont importants. L’un des derniers votes que j’ai fait au Parlement concernait justement le bio-testament.

Cela dit, je remarque que durant les 30 dernières années, les gouvernements occidentaux se sont concentrés sur les droits civils. Pendant ce temps, les droits sociaux, les droits économiques, et l’État social ont été démantelés. Dans une logique de « social washing », on présente les droits civils comme une avancée. Très bien. Les droits civils sont importants, mais si les droits économiques et sociaux sont abandonnés, alors les gens ne votent pas pour toi.

Le Partito Democratico a massacré l’Etat social de la même manière que Berlusconi. Du point de vue des politiques menées, je ne vois pas de différence entre le PD et Berlusconi. Durant la dernière campagne électorale, l’un des rares arguments du PD a consisté à dire : « nous avons fait tous ces droits civils ». J’ai compris. C’est important. Il n’y a aucun doute là-dessus. Reste que si les gens ne savent pas comment se déplacer, comment se soigner, et où s’installer pour vivre, ils ne votent pas pour toi. Les jeunes fuient l’Italie car il n’y a pas de travail, et qu’il y a un énorme problème d’éducation publique. Les gens ne votent pas pour les partis qui se concentrent exclusivement sur les droits civils.

En cela, le Mouvement 5 Étoiles est différent de toutes les autres formations européennes. Je note que le score du Mouvement 5 Étoiles a été beaucoup plus élevé que celui de Mélenchon ou de Podemos, ce qui laisse à penser que notre méthode est la bonne.

« Le populisme, c’est la capacité de déceler les exigences populaires. Et aujourd’hui, ce que je peux vous dire, c’est qu’il est nécessaire de placer à nouveau les droits économiques et sociaux au centre du débat. Tout simplement parce qu’ils n’existent plus en Italie. Ils disparaissent aussi petit à petit en France, alors que ce pays a longtemps été un modèle international d’État social. »

Une dernière remarque. Les médias et les politiques nous définissent comme populistes. C’est la même chose pour Podemos et Iglesias. C’est moins le cas pour Jean-Luc Mélenchon. Je peux me tromper, mais il me semble qu’il n’a pas été défini comme populiste comme nous l’avons été.

LVSL – Mélenchon a également été qualifié de populiste…

Alessandro Di Battista – Peut-être est-ce le cas. Je ne connais pas bien sa situation. Il n’en demeure pas moins que pour moi, ce n’est pas du populisme. Le populisme, c’est la capacité de déceler les exigences populaires au niveau mondial, au niveau national, et au niveau social. Il s’agit ensuite de définir les réponses à apporter. Et aujourd’hui, ce que je peux vous dire, c’est qu’il est nécessaire de placer à nouveau les droits économiques et sociaux au centre du débat. Tout simplement parce qu’ils n’existent plus en Italie. Ils disparaissent aussi petit à petit en France, alors que ce pays a longtemps été un modèle international d’État social.

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Alessandro Di Battista, numéro 2 du M5S, ©Kaspo

LVSL – Avant de venir, nous avons regardé une de vos interventions télévisées. Celle-ci a eu lieu chez vous. Nous avons pu observer que votre bibliothèque est remplie d’auteurs comme Lénine, Brejnev, et Gramsci. En quoi ces auteurs et cette tradition politique et intellectuelle vous inspirent ? 

Alessandro Di Battista – La pensée de Gramsci est pour moi très actuelle. C’est un homme dont l’histoire mérite un énorme respect, une énorme considération, et qui reste pertinent aujourd’hui. En ce qui concerne les biographies de Lénine et Brejnev, c’est avant tout parce que je suis un lecteur friand. Ce journaliste, qui est un peu de gauche, a cadré ces livres, pour jouer un peu, en disant qu’ils ne seraient pas chez Massimo D’Alema, et qu’il les avait trouvés chez moi. Cela dit, à côté, il y a aussi des livres de géographie, des biographies de Gengis Khan ou de Napoléon Bonaparte, ou des livres sur la Révolution française et beaucoup d’autres choses. J’aime lire, j’aime beaucoup les biographies. D’ailleurs, la biographie de Brejnev ne m’a pas vraiment influencé. Je pense être l’un des rares Italiens à avoir une biographie de Brejnev. La vie de Lénine est plus intéressante. J’aime énormément lire. Lire crée de l’indépendance.

« De nos jours, la bataille n’est pas entre droite et gauche, mais entre les citoyens qui veulent reprendre un peu de souveraineté, et les puissants, qui continuent à centraliser non seulement le pouvoir, mais aussi d’énormes richesses. »

Il est vrai que certains journalistes disent que je représente « l’âme de gauche » du Mouvement 5 Étoiles. La vérité est qu’il n’y a ni âme de gauche, ni âme de droite. Je le répète, ce sont des catégories du passé. Nous analysons les problèmes, nous les décortiquons et nous cherchons une solution. Quelquefois, la solution apparaît comme une solution de droite. Soutenir les entreprises avec une banque publique d’investissement peut être vu comme une solution venant de la droite. D’autres penseront à l’inverse qu’il s’agit d’une solution de gauche. Le revenu de citoyenneté peut apparaître comme une solution de gauche au problème de la pauvreté. C’est d’abord une solution juste, qui peut ensuite influer positivement sur l’économie. En effet, certains entrepreneurs y voient des avantages, car cela augmente le pouvoir d’achat des citoyens italiens, ce qui constitue un élément positif pour les entreprises.

Je désavoue complètement ces catégories. Il en a toujours été ainsi dans l’histoire du M5S. On a toujours cherché à nous étiqueter et à nous cataloguer. Ainsi, quand on veut abolir Equitalia [Ndlr, une société publique qui perçoit l’impôt pour le compte de l’État] et avoir une fiscalité plus juste, nous sommes de droite. Pourtant, c’est le centre-droit qui a créé Equitalia. Quand nous voulons protéger les travailleurs, nous sommes de gauche. Or, c’est le centre-gauche qui a aboli l’article 18 du Statut des travailleurs [Ndlr, article qui protégeait les salariés contre les licenciements injustifiés]. Vous voyez bien qu’il y a une sorte de court-circuit à ce sujet. De nos jours, la bataille n’est pas entre droite et gauche, mais entre les citoyens qui veulent reprendre un peu de souveraineté, et les puissants, qui continuent à centraliser non seulement le pouvoir, mais aussi d’énormes richesses. Regardez ce qui se passe au niveau mondial. La richesse est concentrée en si peu de mains…

Dans un mois, je pars avec ma famille. Nous allons voyager de San Francisco à Panama. Je ne suis jamais allé à San Francisco. Cela dit, je lis sur le sujet. San Francisco est probablement une des villes les plus riches du monde. Cette ville a tout pour plaire : la Silicon Valley, Steve Jobs, d’immenses multinationales, des droits civils incroyables, etc. Au niveau mondial, c’est sans doute la ville la plus avant-gardiste pour ce qui concerne les droits civils. Elle porte un discours quasi-libertaire. Or, c’est une des villes du monde où il y a le plus de sans-abris et de personnes qui vivent dans la rue. Vous avez donc le lieu le plus riche du monde, qui en même temps est l’endroit où vivent le plus de personnes dans la rue.

« Je crois aux réseaux sociaux, car si tout n’y est pas bon à prendre, Internet est un lieu où se rompt l’intermédiation. Je me suis un peu intéressé à tout ce qui touche à la blockchain et aux cryptomonnaies, car cela pourrait aussi devenir une façon de rompre un peu les intermédiations financières. Aujourd’hui, ce qui dirige le monde n’est ni la droite ni la gauche, c’est le capitalisme financier. »

Vous voyez que le problème n’est plus de trouver une solution de gauche ou de droite, mais d’apporter un minimum de redistribution des richesses et de rééquilibrage dans la société au niveau mondial. Le statu quo nous amène à l’implosion. L’humanité ne pourra pas y survivre. Je crains des guerres pour l’eau. Je crains une centralisation des pouvoirs. Je crains également l’augmentation des phénomènes de racisme et de xénophobie. Il est clair que ces phénomènes de racisme sont liés à la désintégration de l’État social. Il y a un moyen de détruire la xénophobie et d’attaquer le racisme, c’est de renouer avec les droits économiques et sociaux. Sinon, les populations se battent entre elles. Les pauvres se font souvent la guerre entre pauvres plutôt que de la faire à ceux qui sont responsables. Nous tendons à pointer du doigt ceux qui sont dans une situation pire que la nôtre.

J’ai choisi le M5S car je crois fermement à la rupture de l’intermédiation. Pour moi, l’intermédiation est une manière d’exercer le pouvoir. En fait, je me suis intéressé au mouvement car il a réussi à rompre cette intermédiation entre partis et institutions. Je suis entré au Parlement sans connaître qui que ce soit et sans argent. J’ai dépensé 140€ en frais de campagne la première fois. Je crois aux réseaux sociaux, car si tout n’y est pas bon à prendre, Internet est un lieu où se rompt l’intermédiation. Je sais qu’il y a des problèmes avec les algorithmes et des histoires comme celle de Cambridge Analytica. Je me suis un peu intéressé à tout ce qui touche à la blockchain et aux cryptomonnaies, car cela pourrait aussi devenir une façon de rompre un peu les intermédiations financières. Aujourd’hui, ce qui dirige le monde n’est ni la droite ni la gauche, c’est le capitalisme financier. C’est le primat de la finance sur la politique. Quand je vous parle de politique avec un P majuscule, je parle d’une politique qui commanderait à la finance. C’est la politique, entendue comme représentation de tous les citoyens, qui doit commander la finance. Nous pouvons aussi parler de démocratie directe, car je crois que c’est notre avenir

LVSL – En France, le Mouvement 5 Étoiles est défini comme populiste, anti-système, et tend à être perçu comme incohérent, ou sans colonne vertébrale idéologique. Comment le définiriez-vous ? Quelles sont ses influences idéologiques ?

Alessandro Di Battista – Qui dit cela en France ? Le Monde ? Ce sont sans doute eux qui nous définissent ainsi. C’est encore l’establishment. Les mêmes qui n’ont absolument rien compris à ce qui s’est passé au cours des 10 dernières années. Le comble est qu’il s’agit du même establishment qui a soutenu Hillary Clinton aux Etats-Unis. Finalement, c’est Trump qui a gagné. C’est le même establishment qui a soutenu le « remain ». Or, c’est le Brexit qui a gagné. Ils ne comprennent toujours pas pourquoi.

« Nous sommes le fruit d’une sorte de réaction à un système politique qui ne nous représente plus ! Auparavant, je votais PD, tandis que certains de mes camarades votaient pour d’autres partis. Nous nous sommes dit collectivement : très bien, on va se débrouiller tout seuls »

Probablement parce qu’ils regardent le monde et le Mouvement 5 Étoiles du haut de leur tour d’ivoire dans le centre de Paris. Je les définis comme des intellectuels « faucille et cachemire » [Ndlr, un équivalent de « gauche caviar »]. Que dois-je ajouter ? Que ce serait comme dire que 11 millions d’Italiens sont sans colonne vertébrale idéologique…

Ce n’est pas le cas. Ce n’est évidemment pas le cas. La vérité, c’est qu’à chaque fois que naît un mouvement politique qui tente de changer le système, la première chose que fait le système est de trouver quelque chose qui le décrédibilise. Il tente d’abord de l’étiqueter comme « populiste ». Cela ne marche pas car plus le système nous attaque, plus les personnes qui sont contre ce système injuste soutiennent le Mouvement Cinq Étoiles. C’est donc une stratégie aveugle. Regardez plutôt : ils ont attaqué Trump de tous les côtés, et les gens ont finalement voté Trump.

En définitive, la chose la plus populiste qui soit aujourd’hui est de définir comme populiste une force politique qui tente de changer les choses. Anti-système… On nous a qualifié d’anti-système. Que signifie anti-système ? Vouloir changer les choses ? Oui ! Mais comment essayons-nous de les changer ? En se présentant aux élections, en faisant des réunions sur des places, sans jamais un incident, sans prendre de financements publics, en gagnant les élections à Rome, à Turin, en se présentant aux élections européennes… Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’avons-nous fait de mal ?

Nous nous sommes présentés aux élections et nous avons obtenu de nombreuses voix, voilà tout. C’est ce que les paladins de la démocratie attaquent. La vérité est qu’ils ne parviennent pas à comprendre comment une force politique, fondée par un brillant intellectuel [Ndlr, Roberto Casaleggio], et un comique [Ndlr, Beppe Grillo], a pu s’imposer sans argent public et sans siège au parlement. C’est quelque chose qu’ils ne veulent pas voir. Ils sont là à se creuser la tête. Et que disent-ils ? Attaquons-les, attaquons-les, attaquons-les… Ils ne comprennent pas qu’ils obtiennent l’effet inverse à celui attendu.

Roberto nous a dit une chose : les partis, avant de disparaître, chercheront à nous ressembler. C’est ce qui se passe en ce moment. Je note que quelques élus comme l’ancien vice-président de la Chambre, renoncent au cumul des mandats, à la double indemnité de mandat et au double salaire. Je note aussi qu’ils se déplacent tous sans escorte policière et qu’ils essaient de limiter l’usage des fonds publics. Désormais, ils cherchent à jouer les amis du peuple, à faire des photos dans la rue, en chemise plutôt qu’en costume-cravate. Tout cela est inutile ! Ils tentent de copier le Mouvement 5 Étoiles.

Ils veulent diminuer l’adhésion au Mouvement 5 Étoiles ? Il n’y a qu’une manière de le faire : voter pour les lois que nous voulons ! S’ils réussissent à faire voter une vraie loi anticorruption, un revenu de citoyenneté, un paquet de lois sur les conflits d’intérêts, une politique de soutien aux finances publiques, et de développement des droits économiques et sociaux, le Mouvement 5 Étoiles n’a plus de raison d’exister ! Nous sommes le fruit d’une sorte de réaction à un système politique qui ne nous représente plus ! Auparavant, je votais PD, tandis que certains de mes camarades votaient pour d’autres partis. Ils faisaient comme tout le monde. Ils soutenaient un parti, puis un autre, etc.

Quand ils ont compris que tous ces partis ne les écoutaient pas, nous nous sommes dit collectivement : très bien, on va se débrouiller tout seul ! Le mouvement est donc né des déceptions et lâchetés des autres forces politiques. Voilà la vérité, ils se sont mal comportés. Dans ce cas, essayons nous-mêmes, car pour l’instant personne ne nous représente. Telle est l’alternative : soit je pars du pays, soit je reste et je conspire. Conspirer est un mot merveilleux. Cela veut dire « respirer ensemble », « con spirare ». C’est cela que nous faisons, respirer ensemble, à 11 millions d’Italiens, pour essayer de changer les choses. Ils veulent contrer le Mouvement 5 Étoiles ? Qu’ils approuvent le revenu de citoyenneté ! Génial ! Ils augmenteront le nombre de voix du PD, de la Lega, et ils diminueront le nombre de votes en faveur du Mouvement Cinq Étoiles. S’ils croient pouvoir nous contrer avec des phrases du type : « ce sont des populistes », « ils n’ont pas de colonne vertébrale », « ils n’ont pas de culture politique », « ils ne savent pas ce qu’est la démocratie », ils se trompent. Je connais toutes ces phrases. Berlusconi les disait aussi. Vous pouvez donc aller dire au Monde qu’ils ont la même position que Berlusconi.

LVSL – En 2013, vous avez lancé l’initiative « invite un député à dîner ». En 2016, nous vous avons vu faire la tournée des places pour faire vivre l’opposition à Matteo Renzi. Cette volonté de créer une proximité avec les citoyens semble être votre marque de fabrique. Quels sont vos objectifs ?

Alessandro Di Battista – Pour moi, l’objectif est toujours de rompre l’intermédiation entre citoyens dans et hors de l’institution. Le terme « électeurs » lui-même ne me plaît pas. Que veut dire électeurs ? Cela signifie que je suis celui qui peut être élu, tandis que les autres sont ceux qui ont seulement le pouvoir d’élire ? Durant mes cinq années de parlementaire, j’ai mis en avant ce que vous avez défini comme ma « marque de fabrique ». Ce n’est pas seulement la mienne. C’est celle du Mouvement 5 Étoiles. Faire de la politique partout, et supprimer cette distance entre les citoyens dans et hors de l’institution. Je me suis toujours défini comme un porte-voix des citoyens, et non comme un député de la République. Je suis aussi député, mais pas dans le sens distant que l’on entend généralement. Le terme classe dirigeante ne me plaît pas non plus. Que veut dire classe dirigeante ? Dire que je suis de la classe dirigeante, cela voudrait dire qu’il existe des personnes faites pour diriger, et d’autres faites pour être dirigées. Mais qu’est-ce que la classe dirigeante ?

Je crois fermement à la construction progressive de la démocratie directe. C’est pourquoi aller chez les gens, discuter avec eux, parler de ce qu’ils pensent du M5S, des aspects que l’on pourrait améliorer et de ce qu’ils jugent positivement, est, pour moi, un exemple de démocratie directe. Il s’agit d’un rapport direct ! C’est la même chose dans les places. De la même manière, je suis uniquement allé à des émissions télévisées en direct. J’ai essentiellement fait de la politique sur les places car c’est un lieu où la distance est moins forte et peut être réduite.

Tout cela est fondamental. J’espère aussi que peut-être, un jour, parmi les personnes qui sont venues m’écouter sur les places, il y en aura qui entreront au Parlement, et ce sera alors à mon tour de les écouter depuis les places.

« Je ne dis pas que toute usine doit appartenir aux ouvriers, mais j’estime que les travailleurs doivent pouvoir coopérer au développement de l’entreprise dans laquelle ils travaillent. D’ailleurs, il y a une série d’entreprises qui sont en crise aujourd’hui en Europe, et en particulier en Italie. Ces crises peuvent être affrontées par la responsabilisation des travailleurs, en permettant à ceux-ci de contribuer non seulement au développement mais aussi à la gestion des entreprises. »

Je vois les choses comme cela : la politique est un passage de témoin. Et le témoin, ce sont les idées, qui peuvent ensuite être améliorées par les citoyens. J’ai passé du temps à mener des batailles dans le Parlement. Désormais, il y a quelqu’un d’autre, et peut-être que j’y retournerai la prochaine fois, ou qu’une autre personne y entrera à son tour. Ce principe est fondamental. Bien sûr, il y a le modèle de la « classe dirigeante », du parti, et de la politique professionnelle.

Mais la politique n’est pas une profession. Le journaliste est un professionnel. Le barman, l’avocat, le médecin, l’ouvrier, le glacier, l’entrepreneur sont des professionnels. Ce n’est pas le cas de l’homme politique. Le politique est celui qui se met à disposition de la collectivité, qui travaille un temps limité de sa vie à l’intérieur des institutions, et qui retourne ensuite faire son métier. Je vis la politique de cette façon, et c’est pour cela que j’ai décidé de ne pas me présenter de nouveau.

LVSL – Toujours dans votre livre A testa in su, vous évoquez l’expérience autogestionnaire des ouvriers de la “Fabrica sin patron” en Argentine (l’usine Zanon reprise par les travailleurs en 2001 dans le contexte de la crise économique argentine). Vous proposez un rapprochement avec la politique italienne, avec cette idée que les Italiens doivent s’approprier leur destin. Comment redonner aux citoyens le pouvoir dans la démocratie italienne d’aujourd’hui ? Cela peut-il passer par les instruments de la démocratie directe ?

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A testa in su (La tête haute) , le dernier ouvrage d’Alessandro Di Battista. © Rizzoli

Alessandro Di Battista – En Patagonie, j’ai pu appréhender l’expérience d’ouvriers qui ont récupéré des usines sabotées par leurs patrons. Dans le cas de Zanon, le patron était d’origine italienne. Cette expérience a renforcé ma conviction en faveur de la socialisation des entreprises. Je ne dis pas que toute usine doit appartenir aux ouvriers, mais j’estime que les travailleurs doivent pouvoir coopérer au développement de l’entreprise dans laquelle ils travaillent. D’ailleurs, il y a une série d’entreprises qui sont en crise aujourd’hui en Europe, et en particulier en Italie. Ces crises peuvent être affrontées par la responsabilisation des travailleurs, en permettant à ceux-ci de contribuer non seulement au développement mais aussi à la gestion des entreprises. J’y crois fermement. Je pense également qu’elles doivent appartenir aux travailleurs.

Comment et dans quelle situation ? C’est à voir au cas par cas. J’y crois beaucoup, de même que je crois que les institutions doivent appartenir aux citoyens.

C’est pourquoi je pense que l’introduction d’instruments de démocratie directe, à l’intérieur même de notre Constitution, est décisive. Le Mouvement 5 Étoiles propose de mettre en place une procédure de référendum d’initiative populaire, sans quorum. Ce référendum permettrait aux citoyens italiens de faire des propositions. Actuellement, la Constitution italienne ne prévoit pas cet instrument. Nous n’avons qu’un référendum législatif abrogatif, avec quorum.

Ensuite, il y a l’obligation de discuter de la loi d’initiative populaire au Parlement. Par exemple, lorsque nous récoltons 50 000 signatures pour instituer une banque publique d’investissement, nous déposons cette loi au Parlement. Selon moi et selon le Mouvement 5 Étoiles, le Parlement est dans l’obligation de discuter et de mettre au vote cette loi dans un délai contraint. Les parlementaires peuvent la rejeter, mais ils ont l’obligation de discuter et de voter. Ainsi engagent-ils au moins leur crédibilité devant le pays. Ils ne peuvent pas se cacher derrière les contraintes temporelles de la politique et du bicaméralisme. Il est faux de dire que les institutions italiennes sont lentes. Il me semble que nous avons fait beaucoup plus de lois qu’en France. Cela veut dire que lorsque le Parlement a la volonté de travailler, il travaille. Il y a des cochonneries de Berlusconi qui ont été adoptées en 18 jours. Le revenu de citoyenneté ? On n’a pas le temps d’en discuter. L’abolition des privilèges de la caste ? On n’a pas le temps d’en discuter ! Est-ce que c’est une blague ?

On peut recréer un lien étroit entre les citoyens qui sont à l’intérieur des institutions et ceux qui sont à l’extérieur en introduisant des instruments de démocratie directe. De la même façon, nous pouvons le faire en mettant en œuvre des instruments législatifs pour soutenir les travailleurs qui veulent récupérer les entreprises et les usines en crise.

Souvent, la crise ne dépend pas seulement de la globalisation et de la crise économique, mais aussi d’une mauvaise gestion de la part des patrons. L’État et le Ministère du développement économique doivent s’occuper de cela. En d’autres termes, ils doivent parvenir à associer les travailleurs d’une entreprise en crise, afin que cette entreprise puisse se régénérer et sortir de cette crise. Je ne dis pas qu’il ne doit pas exister des entreprises qui ont un entrepreneur. La prise de risque existe ! Je dis néanmoins que la gestion ouvrière, notamment dans certains contextes, si elle est bien codifiée et bien organisée au niveau législatif, est une réponse à cette crise que nous vivons à l’échelle mondiale.

LVSL – Vous parlez beaucoup de régénération morale et de lutte contre la vieille classe politique corrompue. Mais pensez-vous que cela puisse suffire à régénérer la politique, sans s’attaquer aux pouvoirs des oligarchies et des institutions financières ?

Alessandro Di Battista – Non, je ne pense pas que cela suffise, mais c’est nécessaire. J’ai souvent dit qu’un politicien corrompu est probablement un pantin entre les mains d’un capitaliste financier ou entre celles de la criminalité organisée. Dans notre pays, la corruption est l’arme principale utilisée par les mafias. Est-ce pour autant que, pour contrer les mafias, il suffit de contrer la corruption ? Bien sûr que non ! S’attaquer durement à la corruption est un outil pour commencer à régénérer la politique. Je suis d’accord avec vous : les pouvoirs oligarchiques existent. Le politicien corrompu est un instrument entre leurs mains. C’est pourquoi, afin de lutter contre ces pouvoirs, je lutte également contre le politicien corrompu. Ce n’est évidemment pas suffisant. Une loi anti-corruption ne résoudrait pas tous les problèmes de l’Italie. Je ne dis pas cela. Reste qu’il faut la faire pour faire le ménage.

On peut affronter les grandes oligarchies par une loi contre la corruption et les conflits d’intérêts. Il faut également s’attaquer à la concentration des pouvoirs entre si peu de mains. C’est un danger qu’il faut conjurer à tout prix. Il existe des conflits d’intérêts dans le sport, dans la politique, dans la santé, dans les médias… Il y a évidemment de l’interpénétration entre les oligarchies financières et les oligarchies médiatiques.

Dans notre pays, le groupe éditorial L’Espresso appartient à De Benedetti. Ce dernier a des intérêts dans le bâtiment, dans l’énergie et dans de nombreux domaines. Il n’a pas hésité à utiliser son système médiatique, non pas pour garantir la liberté d’information, mais pour protéger ses intérêts financiers. C’est la même chose avec Berlusconi. Cela ne me convient pas que quelqu’un comme Berlusconi commence une carrière politique en ayant à sa disposition des journaux, des radios et des télévisions. Ce n’est pas acceptable. Ici-même, à Rome, pendant de nombreuses années, un entrepreneur a dicté sa loi : il s’appelle Caltagirone. Il a des intérêts dans le secteur de l’eau, du bâtiment et dans les hôtels. Il s’agit d’énormes intérêts ! Il en va de même pour le propriétaire du journal le plus lu à Rome : Il Messaggero, ou du journal le plus lu à Naples : Il Mattino.

« J’ai souvent dit qu’un politicien corrompu est probablement un pantin entre les mains d’un capitaliste financier ou entre celles de la criminalité organisée. S’attaquer durement à la corruption est un outil pour commencer à régénérer la politique. On peut ensuite affronter les grandes oligarchies par une loi contre les conflits d’intérêts. Il y a évidemment de l’interpénétration entre les oligarchies financières et les oligarchies médiatiques. »

En Italie, l’ENI (Ente Nazionale Idrocarburi = Société Nationale des Hydrocarbures), a une agence de presse, appelée AGI. Ce matin, j’ai reçu un petit message du directeur du Corriere della Sera pour un entretien avec M. Fontana. Il y a certainement d’excellents journalistes dans ce quotidien. Je n’ai aucun doute là-dessus. Néanmoins, il n’est pas acceptable que 10 % du Corriere della Sera soit entre les mains de Mediobanca, une holding dans laquelle investissent en particulier Fininvest et Berlusconi. Nous ne devons pas accepter non plus qu’une multinationale chinoise de la chimie ait 3,5% des actions du Corriere della Sera. Cette situation ne me convient pas ! Je me bats contre les éditocrates corrompus.

Aujourd’hui les oligarchies financières vont de pair avec les oligarchies médiatiques. De même, le grand capitalisme financier pénètre la politique. Je veux en donner deux exemples rapides : avant d’être Premier Ministre et Président de la Commission Européenne, Romano Prodi a travaillé chez Goldman Sachs. Avant de devenir Premier ministre, Mario Monti a travaillé pour Goldman Sachs. En quittant la présidence de la Commission Européenne, M. Barroso retrouve rapidement un travail comme vice-président de Goldman Sachs. Cette situation est inacceptable.

Pour lutter contre ces oligarchies, il ne suffit pas d’intervenir contre la corruption. Barroso n’est pas un corrompu. C’est quelqu’un qui est pris en tenaille par des conflits d’intérêts. Il faut donc lutter à la fois contre la corruption et les conflits d’intérêts. Tout cela est intolérable ! Pour moi, quelqu’un qui travaille dans le Ministère du développement économique ne doit pas avoir le droit de travailler pour une banque d’affaires pendant cinq années. Sinon cela laisse à penser, que lorsque cette personne travaillait (théoriquement) pour les citoyens au Ministère de l’économie, elle veillait non pas à l’intérêt de la collectivité, mais aux intérêts du système bancaire privé, qui garantit plus tard des emplois de conseillers très bien rémunérés. On parle de millions et de millions d’euros !

LVSL – À côté du succès du Mouvement 5 Étoiles, très fort dans le Sud, il y a eu une percée importante de la Ligue de Matteo Salvini, notamment dans le Nord. Peut-on dire que vos deux mouvements reflètent la division Nord/Sud du pays ?

Alessandro Di Battista – Non, on ne peut pas le dire, ce serait une grande erreur. Ne vous fiez pas aux lectures données par certains pseudo-intellectuels. Regardez plutôt : l’ancienne Ligue du Nord s’est renommée la Ligue. Elle est naturellement très forte dans le nord du pays. Son histoire politique est marquée par son activisme dans cette partie du pays.

Ensuite, on peut aimer Salvini ou non, mais je lui reconnais un investissement considérable ces cinq dernières années. Il n’en demeure pas moins que le Mouvement 5 Étoiles est la première force politique dans les régions du Nord de ce pays. Si je ne m’abuse, nous avons gagné en Ligurie. Nous sommes peut-être la première force politique dans le Piémont, et nous avons fait élire la première femme parlementaire du Val d’Aoste. Il est vrai que le Mouvement 5 Étoiles est largement plébiscité dans le Sud. Cela est, de toute évidence, lié aux problèmes économiques et sociaux criants qui touchent les régions méridionales. Personne ne peut le nier.

« Certes, nous avons obtenu 50% des voix en Campanie, mais nous avons recueilli plus de 30% des voix en Ligurie. Considérer que la Lega et le M5S incarnent la division Nord/Sud est donc une interprétation faussée. On peut évidemment être impressionné par les voix que nous avons obtenues dans le Sud. Cependant, ne vous y trompez pas : le Mouvement 5 Étoiles est très très fort dans le Nord. »

En même temps, nous sommes la seule force politique de masse au niveau national, parce que le Mouvement 5 Étoiles a été plébiscité du nord au sud. Certes, nous avons obtenu 50% des voix en Campanie, mais nous avons recueilli plus de 30% des voix en Ligurie. C’est un résultat incroyable ! Considérer que la Lega et le M5S incarnent la division Nord/Sud est donc une interprétation faussée. On peut évidemment être impressionné par les voix que nous avons obtenues dans le Sud, cependant, ne vous y trompez pas : le Mouvement 5 Étoiles est très fort dans le Nord. Nous avons déjà conquis les mairies de Turin et de Rome, c’est-à-dire deux des plus grandes villes du pays, l’une au centre et l’autre au nord. Nous n’avons pas encore gagné à Naples, à Palerme ou à Catane. Il s’agit donc d’une lecture erronée.

LVSL – Depuis que Luigi Di Maio est là, on a commencé à parler d’une « macronisation » du Mouvement 5 Étoiles. Pendant la campagne électorale, Luigi Di Maio a écrit une lettre à Macron sur la réforme de l’Union Européenne. Nous voudrions savoir quel regard vous portez sur le président Emmanuel Macron…

Alessandro Di Battista – Je vais être honnête : si j’avais été un citoyen français, je n’aurais pas voté pour Macron. Je ne vous dirai pas pour qui j’aurais voté. Finalement, les choses sont là où elles en sont. Emmanuel Macron est votre président. Ce n’est pas à moi, ni à Luigi Di Maio, ni à un parlementaire de la République italienne, de s’exprimer sur les choix démocratiques des Français. Nous pouvons commenter votre système électoral, nous demander s’il y a une réelle et forte représentation, si les voix de Macron au premier tour reflètent vraiment la volonté de la plupart des Français. Cela reste votre système et c’est à vous de vous en occuper.

Alessandro Di Battista et Beppe Grillo.

En ce qui me concerne, je dois déjà m’occuper de réformer le système italien, ce qui n’est pas facile. Parler de macronisation est un procédé qui consiste à coller une étiquette, à cataloguer des phénomènes complètement différents. Le Mouvement 5 Étoiles n’aurait probablement pas pu voir le jour dans un autre pays que l’Italie, notamment parce que Beppe Grillo est Italien. Objectivement, sans Beppe Grillo, sans cette proposition initiale qu’il a faite, vous ne seriez pas là aujourd’hui pour m’interviewer. C’est essentiellement grâce à lui que j’ai fait mon entrée au Parlement, même si je ne le connaissais pas. Ce n’est qu’après que je l’ai rencontré. Le Mouvement 5 Étoiles est un phénomène reproductible probablement au niveau mondial, mais il prendrait alors des caractéristiques propres à chaque contexte national.

Macron est le président de la République française. Je crois beaucoup au principe de l’auto-détermination des peuples et au principe de non-ingérence dans les affaires d’autrui. Je ne le dis pas pour esquiver votre question. Je le dis parce que c’est ce que je pense profondément. Je vais vous donner un exemple. Lorsque, pendant le référendum constitutionnel, l’ambassadeur des États-Unis Philips a pris parti pour le oui, en prédisant une catastrophe en cas de victoire du non, je me suis beaucoup énervé. L’ambassadeur américain ne devrait pas se permettre de tels propos. De la même façon, juger un président français que vous avez élu excède mon rôle. Je ne dois pas me le permettre.

Que puis-je dire sur Macron ? Il est président depuis peu. Comme tout le monde, comme les citoyens français, j’attends un peu avant de le juger. Je peux faire un commentaire sur François Hollande. Il a dilapidé le soutien historique que les socialistes avaient en France depuis les années 1930. Il l’a dilapidé parce qu’il a mené des politiques extrêmement libérales et a été, entre autres, extrêmement agressif au niveau international. Je peux parler de Sarkozy si vous le souhaitez, je peux vous parler de Kadhafi, s’il est vrai que Sarkozy a reçu de l’argent de Kadhafi. Je peux vous parler de cette guerre ignoble que la France a mené aux côtés du Prix Nobel de la paix Barack Obama.

« J’ai employé des mots forts car je crois que le capitalisme financier, entendu comme phénomène de concentration des pouvoirs et de démantèlement progressif des droits économiques et sociaux, oblige beaucoup de citoyens à réduire leurs ambitions économiques et sociales et à accepter des travaux dignes d’esclaves modernes. »

Cependant, en tant que parlementaire en fin de mandat et en tant que figure du Mouvement 5 Étoiles, d’une force politique qui va peut-être arriver au pouvoir [Ndlr, depuis lors, le M5S est au pouvoir en coalition avec la Lega], il ne me semble pas juste de donner mon avis sur un président de la République élu de manière démocratique par le peuple français. Ce n’est pas à moi de le faire. Je suis franc, parce que je crois en l’auto-détermination des peuples, mais aussi en la non-ingérence dans les questions nationales qui concernent d’autres pays.

LVSL – En France, on a commencé à parler de l’éventualité d’un nouveau groupe réunissant Ciudadanos, le Mouvement Cinq Étoiles et En Marche au parlement européen. Macron le refuse pour le moment. Cependant, il y a tout de même eu un article sur le sujet dans Il Foggio qui faisait mention de contacts et de discussions. Que pensez-vous de la possibilité de faire un groupe avec Macron ?

Alessandro Di Battista – Nous n’y avons jamais songé. Pour le moment, le Mouvement 5 Étoiles a son propre groupe en Europe. Pour les prochaines élections, nous verrons s’il y a la possibilité de changer de groupe. Et puis, aux prochaines élections, il y aura peut-être des forces politiques dont nous ignorons encore l’existence ! Nous n’avons pas encore abordé le sujet. Un article a été publié dans les médias ? Permettez-moi de vous rappeler que les journaux de Berlusconi ont récemment écrit que je ne me présentais pas aux élections parce que je voulais céder mon siège au Parlement à mon père ! Des fake news, vous en aurez autant que vous voulez !

LVSL – On semble assister à un adoucissement de votre discours sur l’euro et l’OTAN. Le temps semble révolu où vous disiez : « Pour nous, il est important de nommer aujourd’hui notre ennemi commun. Notre ennemi aujourd’hui, c’est le pouvoir central, une sorte de nazisme central, nord-européen, qui est en train de nous détruire. Ils sont en train de créer une sorte de génération Walmart, qui produira de plus en plus d’esclaves. Ils veulent, en substance, coloniser l’Europe du Sud ». Reniez-vous vos positions passées ?

Alessandro Di Battista – Non, je ne les renie pas du tout. Au cours de mon activité politique, il m’est parfois arrivé d’employer des mots très forts, afin de « donner un coup de pied dans la fourmilière ». C’est aussi un choix de communication. Nous vivons dans un pays, l’Italie, où personne ne t’écoute si tu parles tout bas. C’est pourquoi j’ai également fait le choix d’employer des mots forts dans ma communication. Cela ne veut pas dire que je pense qu’il y a une « solution finale ». Je ne l’ai jamais cru. J’ai employé des mots forts car je crois que le capitalisme financier, entendu comme phénomène de concentration des pouvoirs et de démantèlement progressif des droits économiques et sociaux, oblige beaucoup de citoyens à réduire leurs ambitions économiques et sociales et à accepter des travaux dignes d’esclaves modernes, aussi bien au niveau européen qu’au niveau global.

Ce capitalisme se transforme donc de plus en plus en société Walmart. J’en suis convaincu. Je crois donc ce que j’ai dit. Le seul moyen dont nous disposons afin de nous opposer à ce pouvoir financier extrêmement injuste et dangereux est de réinvestir dans l’État social et de démanteler une série de situations de conflits d’intérêts entre politiques et pouvoirs financiers.

LVSL – Quid de la zone euro ? Qu’en pensez-vous maintenant ? Aux élections européennes de 2014 vous proposiez un référendum sur le maintien de l’Italie dans la zone euro. Vous avez un peu évolué depuis. La sortie de l’euro reste-t-elle une option pour vous ? Que feriez-vous en cas d’impossibilité de réformer l’Union européenne ?

Alessandro Di Battista – A l’époque, nous étions en train de récolter des signatures pour un référendum consultatif. Il ne s’agissait pas de quelque chose d’aisé, car nous aurions dû faire une loi constitutionnelle pour demander l’opinion des citoyens italiens sur l’euro. Ce que vous dîtes est vrai. Notre évolution répond à des changements qu’on a pu observer en Europe ces dernières années. Je pense au Brexit, à l’affaiblissement de Merkel qui n’a plus un pouvoir aussi fort qu’auparavant, et même au changement politique en France. Si nous arrivons au pouvoir, nous devons essayer de changer certaines choses en Europe. Il faut essayer. Pendant la campagne, nous avons clairement dit que le référendum consultatif était une sorte d’extrema ratio.

Honnêtement, je suis convaincu qu’un peuple n’est pas libre s’il n’a pas la possibilité de mener des politiques fiscales et monétaires indépendantes. Nous ne sommes pas contre l’Union européenne. D’ailleurs, nous nous sommes présentés aux élections européennes et avons des élus au Parlement Européen. Cependant, nous avons pris position contre certaines politiques européennes. En ce moment, nous pensons que si nous arrivons à former un gouvernement politique fort, nous aurons une opportunité importante afin d’exercer une juste pression au niveau européen, dans le but de modifier des choses qui ne vont pas.

La vérité est que cette Union européenne n’est pas une véritable union des peuples. Vous vous sentez européens ? Un peu français, un peu italien ? La vérité est que la construction politique et sociale de l’Europe n’a pas encore eu lieu. Pour l’instant, l’Union européenne est une organisation financière qui impose l’âge de départ à la retraite aux Italiens, et le prix de la féta à la Grèce. Voilà ce qu’est l’Union européenne aujourd’hui. Toute son action s’appuie sur la monnaie unique, l’euro n’est pas une monnaie : c’est un système de gouvernement. Après, on verra ce qu’on peut faire si nous arrivons au pouvoir. Pour l’instant, nous n’y sommes pas malgré nos 32% aux dernières élections.

Entretien réalisé par Marie Lucas, Lenny Benbara et Vincent Dain. Retranscrit par Sébastien Polveche. Traduit par Rocco Marseglia, Andy Battentier et Lenny Benbara.

En Allemagne, la recomposition politique avance à grands pas

Merkel en fin de course?

Au cœur d’une Europe en plein bouleversement, où chaque élection confirme une recomposition politique rapide et radicale avant tout motivée par le dégagisme d’élites honnies, l’Allemagne semblait longtemps faire figure d’exception. Pourtant, seulement trois mois après la difficile formation d’un quatrième gouvernement dirigé par Angela Merkel celui-ci semble déjà se fracturer sur la question migratoire. En parallèle, l’extrême-droite continue de progresser et inspire toujours davantage les partis de droite classique à la recherche d’un nouveau souffle. En face, le SPD continue de perdre son statut de grand parti de la gauche allemande, les écologistes semblent maintenir leur puissance électorale, et Sarah Wagenknecht cherche à briser le plafond de verre atteint par Die Linke. Une recomposition majeure de la scène politique allemande prend donc forme, à la fois similaire à d’autres en Europe et unique en son genre.


 

La fin d’une époque

Si la reconduction d’Angela Merkel pour quatre nouvelles années à la chancellerie allemande lors des élections législatives de septembre dernier n’a surpris personne, en déduire une inertie politique totale outre-Rhin serait une grave erreur. Certes, la Chancelière dispose toujours d’un certain talent politique et d’une image plutôt bonne, et peut toujours égaliser le record de longévité au pouvoir – seize ans, de 1982 à 1998 – de son mentor politique Helmut Kohl. Pourtant, si l’Union chrétienne-démocrate qu’elle dirige a réuni un tiers des voix l’an dernier, dominant largement le reste du spectre politique, la continuité et la stabilité proposées semblent séduire de moins en moins. L’électorat de la CDU-CSU est vieillissant et avant tout composé de retraités aisés ou d’indépendants souhaitant prolonger un contexte économique qui leur est favorable. Pour le reste de la population, ce projet politique séduit peu, après plus de douze ans d’exercice du pouvoir par Angela Merkel. D’autant qu’il y a de nombreux problèmes qu’ils n’estiment pas traités correctement par le pouvoir actuel, en particulier la question migratoire et les inégalités grandissantes.

“L’électorat de la CDU-CSU est vieillissant et avant tout composé de retraités aisés ou d’indépendants souhaitant prolonger un contexte économique qui leur est favorable.”

La difficile formation d’un nouveau gouvernement en témoigne : six mois, alimentés de nombreuses péripéties, ont été nécessaires pour y parvenir. En effet, les chrétiens-démocrates ont d’abord tenté de mettre en place une “coalition Jamaïque” avec les libéraux du FDP et les écologistes de Die Grünen, en réponse à la volonté du SPD de retourner dans l’opposition pour mieux se relancer par la suite. Après moultes discussions, le dirigeant du FDP Christian Lindner a fini par annoncer son refus de participer à un tel attelage politique, jugeant l’accord préliminaire de gouvernement trop imparfait à son goût. Afin d’éviter de nouvelles élections qui auraient sans doute vu leur base électorale se réduire davantage et usant de la peur d’une nouvelle progression de l’extrême-droite, le leader du SPD Martin Schulz se montra alors prêt à renouveler la “Groẞe Koalition” avec la CDU-CSU en échange de concessions minimes. Au terme d’un succinct mouvement de contestation intitulé “NoGroKo” mené notamment par la faction jeune du parti et d’un scrutin interne, le SPD a approuvé cette option, débouchant sur la création du gouvernement actuel, en mars 2018. Depuis, l’Allemagne se contente de mener la même politique ordolibérale que précédemment, quoi qu’en dise le SPD, qui promettait un tournant en obtenant le ministère des finances jusqu’alors tenu par Wolfgang Schaüble.

D’ores-et-déjà, le gouvernement Merkel IV se fissure, à mesure que certains appétits politiques progressent, en particulier celui de Horst Seehofer, ministre de l’intérieur et leader de la CSU bavaroise (parti frère de la CDU au sein de “Die Union”, présent uniquement en Bavière et historiquement plus conservateur que cette dernière). Jouant sur la vague d’opposition à l’arrivée de migrants en Allemagne et en vue des élections bavaroises d’octobre, ce dernier a encore réclamé de nouvelles mesures pour expulser davantage à l’occasion d’une rencontre avec le très droitier chancelier autrichien Sebastian Kurz. Si cette insistance sur la question migratoire dure depuis 2015, elle a cette fois-ci franchi une nouvelle étape, avec la menace d’une rupture de l’alliance entre la CSU et la CDU, ce qui priverait Angela Merkel de majorité au Bundestag. Une nouvelle coalition sans la CSU et avec les Verts – qui soutiennent la politique d’accueil des migrants – et le SPD semble être en discussion pour permettre d’évacuer l’encombrant ministre de l’Intérieur, mais la séparation CSU-CDU n’en représenterait pas moins un coup de tonnerre politique. Au-delà des manoeuvres de Seehofer, il faut également s’attendre à de plus en plus de soubresauts internes chez les chrétiens-démocrates de la part d’une génération de “jeunes loups” impatients d’exercer le pouvoir maintenant qu’Angela Merkel est sur une pente déclinante.

Une fin de règne se prépare donc, nonobstant les ridicules présentations téléologiques qui qualifiaient encore récemment Angela Merkel de “femme la plus puissante du monde” ou de “leader du monde libre”. Surtout, ce sont plus largement les fondements de la politique allemande d’après-guerre qui s’effondrent les uns après les autres : le compromis économique social-démocrate a été démantelé par les réformes libérales du chancelier Gerhard Schröder (SPD) ; le bipartisme traditionnel, avec le FDP en force d’appoint, disparaît à mesure que la CDU-CSU et le SPD cèdent du terrain face aux autres partis; l’extrême-droite est entrée en force au Bundestag l’an dernier, et voilà maintenant que l’alliance CDU-CSU, aussi vieille que la République fédérale, est remise en cause. Loin de ne constituer qu’un épisode politique mineur, la déclaration de Seehofer est donc l’expression d’une crise politique beaucoup plus large, et de changements majeurs à venir.

A droite toute !

Rencontre entre Horst Seehofer (CSU) et Sebastian Kurz (ÖVP).

C’est avant tout à droite que la recomposition politique allemande a débuté, avec pour déclencheurs la crise de l’euro du début des années 2010 puis la crise migratoire qui dure depuis 2015. En effet, ces évènements majeurs, desquels la politique voulue par Berlin est directement responsable, ont conduit à une mutation profonde, et à un essor, des partis de droite, comme cela est visible ailleurs en Europe. Suite à la multiplication des difficultés financières des pays du sud de l’Europe, toujours plus dépendants industriellement de l’Allemagne, l’AfD (Alternative für Deutschland, extrême-droite) voit le jour en 2013 comme parti anti-euro, accusant les pays du sud de vivre à crédit sur le dos des contribuables allemands, premiers contributeurs aux plans “d’aide” austéritaires. Par la suite, alors que l’Allemagne accueillait plus d’un million de réfugiés en 2015 afin d’endiguer son déclin démographique, le parti s’est concentré sur l’opposition à l’immigration, les questions sécuritaires et a critiqué de plus en plus violemment l’islam, donnant naissance à la première formation politique d’extrême-droite allemande depuis la Seconde Guerre Mondiale. Désormais au coude-à-coude avec le SPD pour la seconde place dans les sondages, l’AfD est donc le produit direct de l’Europe ordolibérale d’Angela Merkel qui a désindustrialisé les pays d’Europe du Sud et rendu toute gestion humaine de l’immigration impossible pour ces pays paupérisés, conduisant à une catastrophe humanitaire.

Le succès fulgurant de l’AfD a rapidement inspiré le FDP, absent du Bundestag entre 2013 et 2017, qui a vu son électorat siphonné par les chrétiens-démocrates après avoir gouverné avec eux lors du second mandat Merkel (2009-2013). Afin de séduire des électeurs partis pour la CDU-CSU, Christian Lindner a décidé d’adopter la rhétorique d’intransigeance budgétaire et de refus d’aide financière aux pays d’Europe du Sud abandonnée peu à peu par l’AfD. Cette stratégie, couplée à une opposition grandissante à l’immigration et à une campagne de communication focalisée sur la personnalité de Lindner, a permis au parti de réaliser un score relativement élevé l’an dernier, 10,7%. Le refus de participer à une nouvelle coalition avec les chrétiens-démocrates et les écologistes s’explique donc par la volonté de s’opposer depuis la droite à la CDU-CSU, en continuant à siphonner le réservoir électoral traditionnel d’Angela Merkel.

Désormais, ces deux crises atteignent le coeur de la droite allemande traditionnelle, à savoir la CDU-CSU. Malgré le soutien du SPD au projet de réforme de la zone euro d’Emmanuel Macron – qui visait la création d’un ministère des finances de la zone euro et des nouveaux instruments de contrôle des budgets nationaux pour mieux resserrer le contrôle de l’UE sur les états-membres de l’union monétaire – Merkel s’y est opposée vigoureusement, afin de ne pas céder davantage de terrain politique au FDP. La courte phase d’accueil massif de réfugiés en 2015 a quant à elle vite été remplacée par une politique de lutte contre l’immigration, notamment sur volonté de la CSU. Il faut dire que le climat politico-médiatique est devenu brûlant sur cette question à mesure que la surenchère sécuritaire se déployait et que des évènements particuliers venaient renforcer l’assimilation des réfugiés à un vaste groupe de terroristes et de criminels. Dernier exemple en date: l’assassinat et le viol d’une adolescente par un demandeur d’asile irakien, débouté en 2015 et demeuré dans le pays illégalement depuis.

“Il est fort probable que cette logique bénéficie avant tout au plus radical, à savoir l’AfD, les électeurs préférant l’original à la copie.”

La concurrence politique à droite sur les sujets sécuritaires, identitaires et sur l’euro est donc devenue de plus en plus forte ces dernières années, chaque parti adoptant des positions et des déclarations toujours plus radicales pour se différencier des autres ou dans l’espoir de ne pas céder de terrain. Il est fort probable que cette logique bénéficie avant tout au plus radical, à savoir l’AfD, les électeurs préférant l’original à la copie. A noter également que la candidate de l’AfD pour la chancellerie en 2017, Frauke Petry, a quitté le parti peu après les élections pour créer son propre parti de droite conservatrice avec l’aide de quelques anciens cadres de l’AfD : le parti bleu (Die Blaue Partei). Cette scission se fonde sans doute sur une ambition personnelle, comparable à celle de Florian Philippot en France, bien que des divergences programmatiques entre les “bleus” et les “patriotes” existent. L’émiettement des voix de droite en Allemagne pourrait toutefois se résoudre par une alliance entre droite “traditionnelle” et “extrême”, comme cela a été le cas durant la campagne des élections italiennes – entre la Lega de Matteo Salvini et Forza Italia de Silvio Berlusconi – ou en Autriche, où Sebastian Kurz – ÖVP, droite “traditionnelle” – gouverne avec le FPÖ. Ce type d’alliance a beau être de plus en plus répandu, une longue période de “normalisation” de l’extrême-droite la précède souvent – comme en Autriche où l’ÖVP et le FPÖ ont déjà gouverné ensemble entre 1999 et 2005-, alors que la droite radicale demeure un phénomène récent en Allemagne. Dans l’avenir proche, il est en tout cas certain que la politique d’immigration et européenne de l’Allemagne continuera de se durcir.

 

La “gauche” également en pleine restructuration

Sarah Wagenknecht et Dietmar Bartsch, les “spitzkandidaten” de Die Linke en 2017.

Les forces politiques communément qualifiés “de gauche” connaissent elles aussi de nombreux bouleversements. En premier lieu, le SPD, parti social-démocrate historique qui œuvra pendant des décennies pour plus de justice sociale et pour une cogestion des grandes entreprises entre syndicats et patronat, semble désormais sur la même pente déclinante que les autres partis socio-démocrates européens, sanctionnés pour leur politique néolibérale. A cet égard, l’éphémère leadership de Martin Schulz, précédemment président du Parlement Européen, mérite l’attention : élu par plébiscite – 100% des voix – lors d’un congrès du parti en mars 2017 et profitant d’un engouement médiatique pour sa candidature, il s’élève dans les sondages, avant de retomber tout aussi rapidement et d’encaisser plusieurs défaites dans des Länder où le SPD est historiquement fort. Martin Schulz mène le parti à son plus faible score fédéral depuis 1945, 20,5%, et finit par être contraint de quitter la présidence du parti après avoir accepté de former une nouvelle grande coalition avec Angela Merkel, contrairement à sa promesse durant les élections. L’usure aussi rapide d’une figure politique majeure du SPD démontre que l’insatisfaction des militants vis-à-vis des orientations suivies par le parti est grandissante, alimentant à plein le dégagisme. L’ambiance actuelle au SPD est moribonde, l’énergie militante absente, et la nouvelle présidente du parti, Andrea Nahles, ministre du travail de 2013 à 2017 et soutien de la “GroKo”, semble ne disposer ni du charisme ni de la volonté de rupture avec le centrisme merkelien que réclament les électeurs.

A en juger par les sondages, les premiers bénéficiaires du vote sanction contre le SPD semblent être les Verts, qui ont récemment progressé de plusieurs points, alors que Die Linke est stable. Pourtant, ces variations statistiques légères ne signifient rien en l’absence d’élection et les Verts pourraient tout à fait connaître le même sort que le SPD s’ils venaient à rejoindre la CDU et le SPD au gouvernement. D’après le doctorant en sciences politiques Alan Confesson, l’électorat de Die Grünen est “volatile, peu politisé, majoritairement ancré à gauche et plutôt jeune”, autant d’éléments qui pourraient être défavorables au parti dans un contexte de repolitisation et de radicalisation. Les seuls orientations politiques claires de Die Grünen et de ses militants sont l’écologie et l’accueil de réfugiés, les contorsions idéologiques étant très nombreuses sur les autres thèmes, en particulier la répartition des richesses. Avec l’effondrement du SPD et la perspective de remplacer la CSU au sein du gouvernement Merkel, nul doute que les électeurs allemands auront bientôt un avis bien plus arrêté sur la politique proposée par les Verts.

Enfin, Die Linke, issue de la fusion du successeur de l’ancien parti unique de RDA (PDS) et de dissidents du SPD sous Gerhard Schröder (WASG), va également au devant de changements majeurs. Alors que les dernières élections du Bundestag ont montré la stagnation du parti autour de 10% des voix, la sociologie et la distribution géographique du vote Die Linke se transforme. Le parti de gauche radicale réalise toujours ses meilleurs scores dans l’ex-RDA mais son électorat populaire est de plus en plus disputé par l’AfD, désormais deuxième force politique à l’Est. Au contraire, Die Linke a sensiblement progressé dans plusieurs grandes métropoles de l’ouest en septembre dernier en séduisant d’anciens électeurs du SPD ou de Die Grünen. Le parti peut donc espérer progresser davantage auprès des électeurs de sensibilité de gauche et obtenir un pouvoir plus important dans un certain nombre de municipalités à l’avenir. Même si le caractère proportionnel de la politique allemande force à l’organisation de coalitions, Die Linke pourrait donc être en mesure d’imposer un certains de ses choix au SPD et aux Verts si ces derniers s’affaiblissent.

“Depuis les élections de septembre, Wagenknecht n’a eu de cesse de critiquer le manque d’attractivité des partis politiques traditionnels, la stagnation électorale de Die Linke et de mettre en avant la nécessité d’adopter un discours ouvertement populiste pour construire un nouveau clivage à même d’attirer des électeurs ne s’associant pas nécessairement à “la gauche”.”

En attendant, la progression du vote AfD dans l’électorat populaire menace de transformer l’image de Die Linke en parti des classes moyennes éduquées, urbaines et jeunes, un bloc électoral important mais évidemment insuffisant. Inspiré par les expériences populistes de la France Insoumise et de Podemos, Sarah Wagenknecht, idéologiquement et personnellement proche de Jean-Luc Mélenchon – tout comme son compagnon et ancien dirigeant de Die Linke Oskar Lafontaine -, prévoit de lancer un mouvement politique similaire au mois de septembre. L’ancienne co-candidate à la chancellerie – partageant la fonction avec le peu charismatique Dietmar Bartsch (ex-WASG) afin d’assurer un équilibre en les différentes tendances du parti – prévoit ce geste depuis un certain temps déjà. Depuis les élections de septembre, Wagenknecht n’a eu de cesse de critiquer le manque d’attractivité des partis politiques traditionnels, la stagnation électorale de Die Linke et de mettre en avant la nécessité d’adopter un discours ouvertement populiste pour construire une nouveau clivage à même d’attirer des électeurs ne s’associant pas nécessairement à “la gauche”. Après la publication d’un rapport détaillé sur la stratégie de la FI par la Fondation Rosa Luxembourg, le think-tank du parti, et le récent congrès de Die Linke à Leipzig marqué par des luttes de pouvoir internes, la rupture semble consommée entre quelques grandes figures du parti et Sarah Wagenknecht. L’ancienne économiste est en particulier critiquée pour son opposition à l’ouverture totale des frontières soutenue par le parti, mais c’est surtout sa volonté de dynamiter les murs du parti et de d’adopter un discours plus populiste qui semble déranger. La question européenne est également une ligne de fracture importante, Die Linke comptant à la fois des soutiens de la stratégie plan A/plan B et des européistes critiques proches de Diem25 mais rejetant catégoriquement toute idée de sortie de l’UE. Si les contours exacts du mouvement populiste de gauche de Sarah Wagenknecht ne seront pas connus avant la fin de l’été, on peut s’attendre à l’émergence d’une nouvelle force politique similaire à la France Insoumise et ayant au moins le mérite de s’attaquer aux défis stratégiques majeurs du parti.

Avec la fragilisation de la coalition gouvernementale, l’épuisement politique du SPD et d’Angela Merkel, la radicalisation des partis de droite sur les questions migratoires et européennes et l’émergence à venir d’un mouvement de gauche populiste, la politique allemande est à son tour atteinte par les recompositions visibles ailleurs en Europe. Un tournant politique majeur, comparable à l’arrivée d’un nouveau président à l’Elysée, est cependant peu probable dans une démocratie parlementaire proportionnelle où les coalitions sont indispensables. Par ailleurs, la structure démographique de l’Allemagne, plus âgée que les pays voisins, et les bons indicateurs macroéconomiques – avec toutes les limitations que chacun connaît – laissent à penser que la transition vers un nouvel équilibre politique devrait prendre un certain temps. Néanmoins, l’après-Merkel se prépare dès aujourd’hui et la demande d’alternative aux grandes coalitions successives devrait continuer à progresser. Comme dans bon nombre d’Etats européens, l’extrême-droite capte pour l’instant l’essentiel de cette demande de rupture, rendant un travail de repolitisation considérable plus que jamais nécessaire pour la gauche radicale.

 

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L’Europe de la finance est façonnée par des réformes inégales – Entretien avec Jézabel Couppey-Soubeyran

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Au début du mois de février dernier, d’importants soubresauts boursiers ont laissé entrevoir la possibilité d’une crise financière imminente. Christine Lagarde, directrice générale du Fonds monétaire international, a alors déclaré : « Il nous faut anticiper d’où viendra la prochaine crise ». Dans ce contexte, l’Union européenne procède à d’importantes réformes de son système financier. Toutefois, selon Jézabel Couppey-Soubeyran (économiste à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), ces réformes ne sont pas de nature à améliorer la stabilité financière.


LVSL – Que pensez-vous de l’Union bancaire, lancée en 2014 pour assurer la stabilité du secteur bancaire dans la zone euro ?

L’Union bancaire est une construction nécessaire, mais elle aurait dû être mise en place en même temps que la monnaie unique. Elle est donc arrivée tardivement. Elle comporte trois volets : une supervision unique pour les grandes banques de la zone euro, un mécanisme de résolution unique pour restructurer les banques en cas de faillite et un mécanisme de garantie des dépôts. Le troisième volet est aujourd’hui le moins avancé.

L’Union bancaire s’est construite autour de la Banque centrale européenne (BCE) qui n’est pas forcément l’institution la mieux placée pour assurer la  supervision unique des banques, et ce pour deux raisons. D’une part, en assurant la seule surveillance des risques liés à l’activité des banques, la BCE ne prend pas nécessairement en compte ceux liés à celle du secteur des assurances et aux marchés financiers. D’autre part, dans le cadre de l’Union bancaire, la BCE doit exercer une supervision microprudentielle (banque par banque), alors qu’elle a une culture plutôt macro (globale) à travers la politique monétaire qu’elle conduit qui la prédispose davantage à la politique macroprudentielle. En conséquence, la BCE doit importer de l’expertise du secteur bancaire privé. Le phénomène des portes tournantes joue alors à plein. Les salariés issus du secteur privé importent dans l’institution publique les valeurs du secteur financier. Comme l’ont montré les récents travaux d’Ariell Reshef, les banquiers centraux sont d’autant plus enclins à déréguler qu’ils sont issus du secteur bancaire et financier, et non d’institutions publiques comme la Banque des Règlements Internationaux (BRI) ou le Fonds Monétaire International (FMI).

LVSL – Pour éviter une prochaine crise financière, il serait donc nécessaire d’exercer une surveillance plus globale des risques ?

Oui ! Cela passe par une supervision plus intégrée et une prévention plus active du risque systémique au moyen d’une action macroprudentielle. Les institutions de supervision doivent s’adapter à l’intégration croissante des activités bancaires et financières. Or, en confiant la supervision microprudentielle à la Banque centrale, on réduit cette capacité puisque le champ de compétence de la banque centrale s’étend rarement au-delà des banques.

“Les salariés issus du secteur privé importent dans l’institution publique les valeurs du secteur financier. Comme l’ont montré les récents travaux d’Ariell Reshef, les banquiers centraux sont d’autant plus enclins à déréguler qu’ils sont issus du secteur bancaire et financier.”

Une surveillance globale à l’échelle européenne implique aussi de mobiliser la politique macroprudentielle, dont l’objectif est la prévention du risque financier global. Il s’agit de surveiller et renforcer la résilience des banques (dites systémiques) qui contribuent à ce risque global, mais aussi de temporiser le cycle financier, en surveillant l’évolution du prix des actifs, et du crédit et en empêchant les emballements. Un tel dispositif est très important dans une économie financiarisée comme la nôtre, au sein de laquelle les déséquilibres économiques s’enracinent dans le cycle financier. Une prévention plus active des déséquilibres financiers constituerait de ce point de vue un instrument d’ajustement de l’activité économique[1]. Pour ces missions de macro-surveillance, l’expertise se situe à la BRI ou au Financial Stability Board (FSB), et pas dans le privé.

LVSL – A partir de quelles institutions européennes existantes pourrait-on aujourd’hui créer une autorité de stabilité financière européenne, comme vous le préconisez ?

Une telle autorité pourrait s’appuyer sur deux piliers institutionnels existants :

  • D’un côté, le Comité Européen du Risque Systémique (CERS), à même de conduire l’action macroprudentielle contracyclique (de tempérance du cycle financier), en observant les risques de de déstabilisation dans le temps de l’ensemble du système financier. Les cycles financiers des pays de la zone euro pouvant diverger, c’est au niveau de chaque pays que cette action est à calibrer, exigeant une coordination étroite entre les autorités nationales, comme le Haut Conseil de Stabilité Financière (HCSF) en France, et le CERS.
  • De l’autre, la BCE qui s’occupe aujourd’hui des banques systémiques de la zone euro (les banques dont la faillite, du fait de leur taille et de leurs interconnections, remettrait en cause la stabilité financière). La BCE pourrait donc développer sa batterie d’instruments macroprudentiels adaptés aux banques systémiques.

L’action macroprudentielle contracyclique, calibrée au niveau national et coordonnée au niveau européen, viendrait compléter la politique monétaire qui ne permet pas de faire des ajustements à l’échelle nationale (car, par définition, elle est unique en zone euro). Un tel dispositif permettrait de répondre aux chocs asymétriques, c’est-à-dire aux chocs n’affectant pas tous les pays de l’UE. Au sein d’une économie financiarisée, cet aspect est aussi important que de compléter la politique monétaire unique par des politiques budgétaires nationales coordonnées.

LVSL – En 2015, les Économistes Atterrés et l’ONG Finance Watch avaient tiré la sonnette d’alarme au sujet du projet européen d’Union des Marchés de Capitaux. Pouvez-vous nous expliquer de quoi il s’agit et où en est le projet ?

L’Union des Marchés de Capitaux (UMC) a été lancée par Juncker en 2014 lorsqu’il était candidat à la présidence de la Commission européenne. Le projet est en cours. C’est aujourd’hui la seule réforme en Europe qui a le vent en poupe, alors que la réforme de la zone euro est en panne. Elle est présentée comme permettant de réintégrer les marchés de capitaux en zone euro, désintégrés au moment de la crise des dettes souveraines.

“Un projet de directive bancaire européenne, s’il voyait le jour, devrait par ailleurs limiter la taille des banques et s’attaquer à la concentration du secteur bancaire européen. Ce n’est pas du tout la position qui est tenue actuellement dans les institutions européennes.”

Jézabel Couppey-Soubeyran

A ce sujet, il faut dire “attention danger”. L’UMC réintroduit deux ingrédients de la crise de 2007-2008. Le premier est l’accès élargi à la dette de marché, notamment pour les PME, sous prétexte de diversification des sources de financement. Or, cela ne fera qu’accroître la dette du secteur privé (dont on parle peu, contrairement à la dette publique), qui sera alors d’autant plus vulnérable à la prochaine remontée des taux d’intérêt (du fait de la normalisation des politiques monétaires, déjà entamée aux Etats-Unis et à venir en Europe) et source de nouvelles instabilités financières. Par ailleurs, les marchés de capitaux ne sont pas adaptés aux besoins de financement des PME, qui sont à petites échelles et nécessitent une relation de proximité. Plutôt que de favoriser l’endettement privé, il serait plus judicieux pour les entreprises d’assainir leurs finances ou de se financer sur fonds propres, grâce à l’émission d’actions. Ainsi, en cas de problème, ce sont les actionnaires qui épongent les pertes. Il faudra dans ce cas veiller à ce que l’actionnariat ne soit ni trop concentré ni court-termiste. Le deuxième ingrédient réintroduit par l’UMC est la titrisation. Dans le discours de la Commission européenne, la titrisation serait plus sécurisée, plus transparente et plus standard. En réalité, il s’agit ici de titriser les crédits aux PME, ce qui ne se fait même pas aux Etats-Unis. Un point de fragilité supplémentaire sera ainsi introduit dans le système.

LVSL – Que peut-on proposer, à la place de l’Union de Marchés de Capitaux et pour favoriser le financement de l’économie réelle en Europe ?

L’UMC détourne le projecteur du coeur des difficultés de financement des PME, qui tient au modèle d’activité actuel des banques. Aujourd’hui, les banques les plus importantes ne consacrent qu’une toute petite partie de leur bilan (5-6 %) au financement des PME. Elles se détournent ainsi complètement de leur rôle. La banque d’aujourd’hui est bien loin de celle décrite dans les manuels d’économie. Le développement des Fintechs atteste notamment de l’espace économique laissé vacant par les banques dans le financement des PME. Or, les pouvoirs publics ont leur mot à dire en matière d’activité bancaire. Parce qu’elle est porteuse de nombreuses externalités sur la société, la distribution de crédit n’est pas une activité privée quelconque. A l’échelle européenne, il est nécessaire de réorienter le crédit : les banques doivent consacrer une part plus grande de leurs activités au crédit aux entreprises.

Je ne suis pas favorable à une séparation entre les banques d’affaires et les banques de dépôt. A mon sens, il importe plutôt de décourager les activités inutiles au financement de l’économie. La séparation devrait en revanche intervenir au niveau des normes sur les exigences prudentielles : les exigences doivent être plus fortes et dissuasives pour les activités considérées comme inutiles que pour les activités de crédit à l’économie. Un projet de directive bancaire européenne, s’il voyait le jour, devrait par ailleurs limiter la taille des banques et s’attaquer à la concentration du secteur bancaire européen. Ce n’est pas du tout la position qui est tenue actuellement dans les institutions européennes ; c’est pourtant essentiel pour réduire les risques de crise financière à l’avenir.

[1] Voir à ce sujet l’étude pour le Parlement européen de Jézabel Couppey et Salim Dehmej “Le rôle de la politique macroprudentielle dans la prévention et la correction des divergences au sein de la zone euro”, mai 2017.

 

Entretien réalisé par Jeanne Chevalier et Jean Kerrel

Quelle stratégie européenne pour la gauche ?

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Alors que le CETA est entré en application et que le président Macron a dévoilé ses perspectives de réforme de l’UE, la contestation de l’Europe néolibérale semble faire du surplace. Si la renonciation d’Alexis Tsipras, encore dans toutes les têtes, est unanimement rejetée, deux visions différentes semblent fracturer les forces de gauche entre tenants de la renégociation des traités européens et ceux prêts à en sortir. Quelle crédibilité accorder aux propos de Yanis Varoufakis ou au plan B soutenu par Jean-Luc Mélenchon ? Surtout, comment articuler les efforts de toute la gauche du continent pour mettre en place un modèle alternatif ? A l’heure où le gouvernement français veut restreindre la souveraineté nationale et ses attributs et où le FDP et la CSU allemands refusent toute forme de solidarité, l’avenir de l’Europe est plus que jamais crucial.

L’impact de l’Union Européenne sur la vie du demi-milliard de citoyens qui y vivent est désormais largement connu : libre-échange sauvage au sein du marché commun et via les accords bilatéraux avec des pays étrangers (CETA, TAFTA, JETA…), politique agricole commune encourageant la surproduction industrielle pour gonfler les exportations et réduire les coûts d’approvisionnement des distributeurs, droits sociaux rognés dans tous les sens, austérité de gré ou de force, privatisations et ouverture à la concurrence obéissant à une logique dogmatique qui n’apporte rien de positif sinon des profits pour quelques uns. Face à un tel bilan, la réponse de la gauche ne peut être que le rejet de cette entité technocratique qui se veut la pointe avancée du néolibéralisme.

A ce titre, il est jouissif de constater l’effondrement des forces “social-démocrates” (Pasok grec, PS, SPD allemand , SDAP néerlandais, restes blairistes du Labour britannique…) sur tout le continent après qu’elles ont soutenu de telles politiques depuis plusieurs décennies. Mais la transformation rapide et heureuse des paysages politiques nationaux en faveur de structures renouant avec les fondamentaux de la gauche, qu’ils s’en réclament ou non, demeure inutile tant qu’un certain nombre d’institutions – Commission Européenne, BCE, ECOFIN, Parlement gangrené par les lobbys et les arrangements de partis – continuent de dicter les conditions dans lesquelles les politiques nationales peuvent être menées. Le Président de la Commission Européenne Jean-Claude Juncker, lui-même “élu” par arrangement des puissants, n’a jamais caché cette réalité, la résumant avec un étonnant cynisme par la formule : “il ne peut y avoir de choix démocratiques contre les traités européens”.

“En jouant sur leur détestations réciproques, la droite radicale et les néolibéraux se sont mutuellement renforcés en asséchant progressivement une gauche intellectuellement exsangue.”

Bien sûr, il est aisé de critiquer un organe politique aussi pourri que l’Union Européenne, le confronter sur tous les terrains et proposer une alternative viable est autrement plus difficile et beaucoup s’y sont cassé les dents, Alexis Tsipras en particulier. Jusqu’ici, une certaine paresse intellectuelle a conduit la gauche à refuser de creuser ces questions et préférer se rattacher à des mots d’ordre aussi creux que “démocratisons l’Europe” ou “l’Europe sociale” sans intention de remettre en cause les fondements mêmes de l’UE. Durant les 2 ou 3 dernières décennies, les partis de gauche classiques ont usé de ce discours à l’outrance sans progresser sur un quelconque point, si ce n’est celui de l’inventivité novlinguistique.

Autant de temps perdu et de déceptions accumulées qui ont nourri les forces de droite radicale aujourd’hui aux portes du pouvoir, fortes d’un discours nationaliste simpliste qui fait l’économie des nuances et des subtilités des questions socio-économiques et environnementales. En jouant sur leur détestations réciproques, la droite radicale et les néolibéraux se sont mutuellement renforcés en asséchant progressivement une gauche intellectuellement exsangue.

Le rapport de force actuel en Europe est favorable à nos adversaires puisqu’ils construisent leur monde en opposition les uns par rapport aux autres : la Fidesz de Viktor Orban et le PiS polonais se nourrissent de la détestation légitime de l’UE tandis que Macron et le Parti Démocrate italien ne tiennent que par des “fronts républicains” brinquebalants dénonçant le populisme pour mieux légitimer la technocratie antidémocratique. Le cas du Brexit constitue d’ailleurs un excellent contre-exemple, dans la mesure où la droite radicale, voyant son premier adversaire disparaître du jour au lendemain, s’est retrouvée en manque de haine et confrontée à une réalité inattendue.

Pour l’heure, la position de la gauche sur la question européenne n’est pas claire et divise ses propres rangs. Quelle est la bonne stratégie pour forcer la main à l’adversaire et fédérer un engouement suffisamment large pour rompre le fatalisme et la résignation ? Dans la montagne de propositions pondues par les thinks tanks et les hommes politiques, peu méritent que l’on retienne leur attention. Ici, il s’agit revenir sur les propos classiques de démocratisation de l’Europe, les projets de Yanis Varoufakis et la question centrale du “Lexit” (ndlr: “left-exit”, une sortie de l’Union Européenne sur un projet de gauche).

Les solutions classiques discréditées

Durant les dernières décennies, le discours de la “gauche de gouvernement” s’est concentré sur la revendication de démocratisation des instances européennes, en particulier le Parlement Européen, organe d’avalisation des décisions de la Commission et du Conseil européen depuis sa création en 1979. Les avancées réalisées sur cette question se sont révélées extrêmement minces, comme en atteste le registre des lobbyistes à Bruxelles et à Strasbourg qui n’est que facultatif. L’organisation de la procédure législative européenne demeure extrêmement dominée par la Commission Européenne sur laquelle l’organe strasbourgeois ne dispose que d’un droit de censure qui n’a jamais été utilisé.

“La très grande majorité des propositions de lois émanent en réalité des fonctionnaires de la Commission dans des conditions d’opacité totale, et sous une influence profonde des lobbys industriels.”

Au mieux le Parlement peut-il proposer à la Commission de légiférer sur un sujet, ce qui ne comporte aucun caractère contraignant et de telles situations sont rares. Dès lors, le Parlement européen ne peut que se contenter de retoucher les textes proposés par le travail commun de la Commission et du Conseil de l’Union Européenne (réunion des ministres nationaux relevant des mêmes thématiques) ou éventuellement de les bloquer. Lorsque l’on sait que l’intervention d’un député européen est plafonnée à 1 minute et que l’absentéisme est élevé, on mesure à quel point le Parlement européen est loin d’être l’espace de débat démocratique qu’il est censé être. Ainsi, ce sont les ministres et les commissaires non élus qui sont à l’origine de la quasi-totalité de la production législative de l’Union.

Etant donné les disparités des calendriers électoraux nationaux et la complexité des sujets, la très grande majorité des propositions de lois émanent en réalité des fonctionnaires de la Commission dans des conditions d’opacité totale, et sous une influence profonde des lobbys industriels. Le cas des accords de libre-échange est encore plus scandaleux puisqu’ils sont négociés dans le secret absolu par des négociateurs choisis par la Commission et que le Parlement Européen est mis devant le fait accompli un fois l’accord rédigé, ne pouvant plus l’amender.

Même en supposant qu’il existe un Parlement européen élu avec une forte participation dans tous les pays membres, dans le cadre de véritables campagnes démocratiques, ce qui est on ne peut plus éloigné de la réalité, les équilibres internes du Parlement sont conçus pour favoriser le consensus néolibéral : les partis politiques nationaux se rassemblent au sein de groupes parlementaires européens qui ne représentent une cohérence idéologique que très limitée. Ainsi, les partis à la droite de l’échiquier politique se regroupent dans le Parti Populaire Européen (PPE) et votent en bloc sur tous les sujets tant que les accords tacites entre leaders nationaux sont tenus. La Fidesz de Viktor Orban, qui ne doit sa qualification de parti de droite qu’à l’existence du parti néo-nazi Jobbikéchange sa participation au PPE, nécessaire pour faire tenir la majorité en place, contre l’indulgence de l’UE sur la politique intérieure du gouvernement hongrois qui est pourtant en effraction notoire avec les principes démocratiques contenus dans les traités européens.

La création de listes transnationales, souhaitée par Emmanuel Macron, ne consisterait alors qu’à présenter devant les électeurs européens ces alliances partisanes hétéroclites derrière des étiquettes vides de sens dans les différents cadres politiques nationaux. De même, face à la forte présence des mouvements nationalistes dans l’hémicycle strasbourgeois depuis 2014, le schéma de la Grande Coalition, incarnation même d’une supercherie démocratique, a été mis en place pour garantir une majorité systématique jusqu’aux prochaines élections européennes. Ajoutons à cela un mode d’élection qui donne aux petits Etats, notamment les paradis fiscaux de Malte, Luxembourg ou Chypre, une représentativité considérable et l’on comprend pourquoi les textes sur la lutte contre l’évasion fiscale sont systématiquement bloqués.

“Comme le déclarait Yanis Varoufakis, la proposition de Thomas Piketty ne ferait que légitimer les politiques d’austérité en leur conférant un vernis démocratique, ce qui était peu ou prou le plan de l’ancien ministre des finances allemand, Wolfgang Schaüble.”

Au vu de l’impuissance notoire du Parlement Européen, on n’ose imaginer à quoi ressemblerait le Parlement de la zone euro de Thomas Piketty. Compte tenu de la tendance de la “gauche de gouvernement” à former des grandes coalitions avec la droite pour modifier quelques virgules de textes, l’austérité ne serait certainement pas mise en défaut de sitôt, si l’on se base sur ses estimations et les espoirs de Benoît Hamon d’une victoire de Martin Schulz aux élections allemandes en septembre dernier. En revanche, la mise en place d’un tel organe ne pourrait être acceptée par l’Allemagne qu’à une condition : celle du transfert de toutes les compétences budgétaires des Etats membres de la zone euro vers ce Parlement, afin de mettre fin aux marges de manoeuvre nationales pour reporter les programmes d’austérité tant souhaités par la CDU-CSU et le FDP allemands. Comme le déclarait l’économiste et ancien ministre grec des finances Yanis Varoufakis au terme d’un débat en France, la proposition de Thomas Piketty ne ferait que légitimer les politiques d’austérité en leur conférant un vernis démocratique, ce qui était peu ou prou le plan de l’ancien ministre des finances de Mme Merkel, Wolfgang Schaüble.

Ainsi, les propositions de démocratisation des instances européennes qui se contente de conférer plus de pouvoir au Parlement Européen sont quasi-inutiles tant que la BCE demeure indépendante, que la Commission Européenne demeure aussi opaque et que le droit d’initiative citoyenne est tant limité. Surtout, de telles propositions nécessiteraient de franchir un nouveau palier d’intégration européenne en faveur d’une hypothétique démocratisation d’organes justement conçus pour ne pas l’être. Pour le futur proche, le cadre national demeure donc sans nul doute le cadre d’expression populaire le moins imparfait.

Les contradictions de Yanis Varoufakis et de Diem25

Économiste reconnu et ancien ministre des finances grec durant les 6 premiers mois du gouvernement Tsipras, Yanis Varoufakis s’est imposé comme l’un des critiques les plus reconnus de l’UE depuis sa démission après le non-respect du référendum “OXI” (ndlr: OXI signifie non en grec, choix exprimé par 61% des électeurs vis-à-vis du mémorandum d’austérité de la Troïka) de Juillet 2015. Désormais à nouveau enseignant à la London School of Economics, il publie Adults in the Room (Conversation entre adultes en français) pour dévoiler les coulisses des négociations européennes de 2015. Yanis Varoufakis a créé un mouvement dénommé Diem25 pour “démocratiser l’Europe”. Partant du constat de l’échec des revendications traditionnelles et rejetant l’option du “Lexit”, il propose une stratégie hybride de désobéissance concertée aux traités européens et d’indifférence aux menaces d’exclusion des institutions européennes. Cette proposition en apparence alléchante pour répondre à la division des gauches européennes sur cette question souffre pourtant d’importantes faiblesses. 

L’éventualité de la sortie n’est jamais évoquée de manière cohérente : Varoufakis et son mouvement se prononcent effectivement contre, considérant que des référendums de sortie ne peuvent qu’être monopolisés par les droites dures qui en profiteraient pour appliquer leur programme nationaliste. Ce faisant, il convainc les instances européennes de sa préférence pour l’UE plutôt que pour la sortie de celle-ci, ce qui ne manquera pas d’affaiblir considérablement sa position dans les négociations.

L’Eurogroupe, la BCE et les instances politiques de l’UE n’auraient pas intérêt à céder aux demandes de leurs adversaires si ceux-ci ne sont pas prêts à remettre en cause leur appartenance aux institutions européennes. Malgré la primauté juridique des institutions européennes sur de larges pans de l’économie et de la politique des Etats-membres, les dissidents acquis au programme de Diem25 n’auraient qu’à répondre par la continuité de leur désobéissance. C’est alors que le réel rapport de force débuterait : si les “rebelles” disposent d’un poids important dans la zone euro ou dans l’UE en général – suivant le type de politiques combattues – il est possible de faire céder les organisations européennes sur bon nombre de points et d’obtenir une avancée, même partielle.

Mais si la désobéissance se cantonne à quelques villes, quelques régions ou à un ou deux Etats faibles de l’UE, l’asymétrie de puissance demeurera considérable et les mesures prises par les organes européens forceront le retour à la table des négociations. C’est la situation qu’a connu la Grèce : après avoir refusé pendant 6 mois de se soumettre aux diktats de la Troïka, elle s’est retrouvée à cours d’argent et un contrôle des capitaux a été imposé par la BCE. La Grèce a été forcée de choisir entre sortie de la zone euro et obéissance aux politiques néolibérales. La position de Varoufakis est alors plus ambigüe que jamais : dans son dernier livre, il considère la sortie préférable à la soumission mais se refuse en à parler – tout comme Syriza avant les élections de 2015 – afin de faire porter la responsabilité de l’exclusion sur l’UE. Si la sortie est une option envisageable, pourquoi ne pas la brandir comme menace dans les négociations ? Pourquoi ne pas être parfaitement clair avec le peuple et le préparer à cette éventualité ?

Evidemment, Diem25, comme n’importe quel David opposé à un Goliath, est optimiste. L’objectif du mouvement est de créer un front d’opposition à l’Europe néolibérale transcendant les appartenances partisanes, une organisation qui soit suffisamment mobilisatrice pour “créer un demos européen” au lieu de se résigner à utiliser seulement les structures nationales dans la lutte. On ne peut que souhaiter la réussite de Diem25 dans sa volonté de concrétiser le vieux rêve d’un internationalisme européen, au moins temporaire, permettant de transformer l’UE et la zone euro. Si le mouvement y parvenait, il s’agirait du plus grand bouleversement politique sur le vieux continent depuis la chute des régimes communistes autoritaires en 1989.

“Il est impossible de bâtir une stratégie de transformation radicale de l’Europe en espérant vainement un alignement des astres dans une majorité de pays européens, qu’il s’agisse de l’arrivée simultanée de gouvernements de gauche radicale au pouvoir ou du soulèvement d’un peuple européen espéré par Diem25.”

Toutefois, les mouvements anti-TAFTA, anti-CETA ou autres sont demeurés faibles malgré la popularité de leurs positions dans les populations. Le dernier mouvement étant parvenu à une puissance notable à l’échelle européenne était le Forum Social Européen et cela commence à dater. Dans une union plus divisée que jamais et avec très peu sinon aucun relais au sein des mouvements sociaux et des partis dans les cadres nationaux – Diem25 ne souhaite pas s’associer à des formations politiques pour rester ouvert à tous – on est en droit d’être sceptique sur les chances de succès du mouvement. Surtout, il est étrange d’entendre un tel discours de la part de Yanis Varoufakis, personnage flamboyant qui ne se réfère presque jamais au peuple grec dans son livre, donnant à penser que les tractations bruxelloises n’étaient qu’une partie d’échecs entre puissants alors que l’austérité, les privatisations, la destruction du droit du travail et la récession ont eu des conséquences bien réelles sur des millions d’individus.

De même, Syriza, n’a pas non plus appelé à une mobilisation de soutien en Europe alors même que le continent entier a vécu au rythme de la confrontation gréco-européenne pendant 6 mois. Les ambitions personnelles de Tsipras et de Varoufakis et leur distance manifeste avec le peuple grec sont justement l’exemple même de ce qu’il ne faut plus faire.

Ainsi, la stratégie de Diem25, basée sur un internationalisme utopiste hérité du 19ème siècle, fait largement fi de la – triste – réalité des rapports de force. Etant donné la difficulté pour la gauche radicale de remporter les élections dans un seul pays européen – la Grèce et le Portugal étant les seuls exemples et leurs résultats plus que mitigés – il est impossible de bâtir une stratégie de transformation radicale de l’Europe en espérant vainement un alignement des astres dans une majorité de pays européens, qu’il s’agisse de l’arrivée simultanée de gouvernements de gauche radicale au pouvoir ou du soulèvement d’un peuple européen espéré par Diem25. L’éventualité d’une sortie de l’Union Européenne ou de la zone euro doit donc être considérée sérieusement.

Le “Lexit”, point de discorde

Malgré les effets désastreux de la construction européenne sur la démocratie, les droits des travailleurs, les systèmes de protection sociale, les services publics ou l’agriculture, l’option de la sortie des traités européens fait figure de tabou à gauche alors que les populations y sont de plus en plus enclines et que la réalité oblige à l’envisager en cas d’échec des volontés de renégociation. Toute ambiguïté ou toute déclaration légèrement “eurosceptique” est systématiquement clouée au pilori par les médias dominants et les donneurs de leçons désavoués depuis des lustres. Alors pourquoi la gauche s’interdit-elle encore de penser le “Lexit”, non comme fin en soi, mais comme une éventualité préférable à la prison austéritaire et ultralibérale qu’est l’UE ?

Les arguments sont connus : l’UE aurait apporté la paix sur un continent ravagé par deux guerres mondiales et des millénaires de combat, y renoncer signifierait aider les nationalistes dangereux qui sont déjà aux portes du pouvoir. Yanis Varoufakis, comme beaucoup d’autres, explique d’ailleurs son refus de cautionner un “Lexit” par le fait qu’une campagne de sortie de l’UE dans le cadre d’un référendum national serait automatiquement dominée par les forces réactionnaires et nationalistes. Une telle affirmation est un aveu d’impuissance et de lâcheté absolu : si l’extrême-droite parvient obligatoirement à bâtir son hégémonie idéologique sur ce sujet, la gauche n’a plus qu’à vendre des réformes de l’UE auxquelles plus personne ne croit et à soutenir les néolibéraux par “front républicain”.

Si la sénilité intellectuelle de la gauche l’empêche de concevoir ce risque pour parvenir à respecter ses engagements de démocratie et d’harmonie sociale et environnementale, l’ordolibéralisme s’appliquera sans fin jusqu’à ce que la cage de fer soit brisée par la haine nationaliste et  la rengaine xénophobe. Se refuser à lutter contre l’extrême-droite dans les référendums en lui préférant toujours l’oligarchie néolibérale “ouverte” revient à reconnaître la victoire irréversible de ces deux courants sur la scène politique.

Il est possible d’avoir une critique radicale de l’Europe, jusqu’à la sortie, et ne pas laisser de terrain à la droite radicale. Le référendum français de 2005 a prouvé que cela était possible, cette victoire n’a pas été uniquement celle des haines racistes. Le Brexit est en train de faire éclater au grand jour l’incompétence et l’irresponsabilité du UKIP et de l’aile droite du parti conservateur. Ces derniers fuient les responsabilités, cherchent d’autres boucs émissaires et prônent un monde toujours plus inégalitaire et antidémocratique. En face, une alternative s’est imposée en un temps record et les Britanniques la plébiscitent toujours davantage : celle du Labour de Jeremy Corbyn. Au Royaume-Uni, c’est bien le Brexit qui a achevé la droite radicale et fait renaître l’espoir.

“L’extrême-droite se nourrit des renoncements, des peurs et du désir égoïste de préserver – avec un certain chauvinisme – ce qui peut l’être. Face à cela, un “Lexit” propose une sortie par le haut de la prison ordolibérale qui a des chances de conquérir le vote des sceptiques.”

D’aucuns mettront en avant les conséquences économiques néfastes : celles-ci s’expliquent entièrement par la politique désastreuse du parti conservateur et du New Labour. Si le gouvernement britannique s’était préoccupé de la sauvegarde de l’industrie et de sa modernisation par des investissements conséquents dans les usines menacées et la recherche et développement, la productivité moyenne du Royaume-Uni ne serait pas la plus faible parmi les pays développés. Au lieu de cela, les gouvernements Thatcher, Major, Blair, Brown, Cameron et May n’ont fait qu’encourager la destruction du secteur secondaire, le jugeant archaïque et trop peu rentable, pour développer une économie de bulle immobilière, de petits boulots précaires dans les services et une industrie financière toujours plus prédatrice.

Une structure économique aussi fragile est un château de cartes, il est en train de s’effondrer. Bien sûr, un choc économique important est à envisager à court-terme chez les autres Etats mettant en oeuvre une sortie. Il y a même de grandes chances que celui-ci soit inévitable. Mais nous sommes à la croisée des chemins : ou de nouvelles bulles financières éclatent, nos entreprises industrielles disparaissent les unes après les autres et la misère et la colère rance explosent, ou bien nous décidons d’engager une reconstruction de notre Etat, de nos services publics et de notre économie sur des bases saines, en offrant à la population une raison de se fédérer en peuple pour bâtir un avenir meilleur.

Au vu de la demande pour un changement politique radical et de l’inévitabilité de la détérioration socio-économique, environnementale et démocratique dans un scénario de prolongement du statu-quo, il est suicidaire de ne pas avoir le courage d’assumer le risque d’une éventuelle sortie devant les électeurs. L’extrême-droite se nourrit des renoncements, des peurs et du désir égoïste de “préserver” – avec un certain chauvinisme – ce qui peut l’être. Face à cela, un “Lexit” propose une sortie par le haut de la prison ordolibérale qui a des chances de conquérir les votes des sceptiques si la campagne est menée avec honnêteté et sérieux.

“L’appui de millions d’européens, peu importe leurs affiliations politiques, sera un atout décisif dans le rapport de force avec les forces néolibérales et réactionnaires, qui pourra servir de tremplin à la construction d’une Europe alternative dans le cas d’un échec des négociations et d’un “Lexit”.”

Bien sûr, le “Lexit” ne doit pas être une fin en soi, seulement un joker absolu dans le face-à-face avec l’oligarchie bruxelloise. Si les négociations ne donnent pas des résultats suffisants sur la lutte contre le pouvoir des lobbys, la convergence fiscale, sociale et environnementale ou la fin de l’austérité, le “Lexit” sera la carte à abattre. La désobéissance civile prônée par Diem25 est évidemment à mettre en oeuvre, mais elle ne peut servir de solution de long-terme. Quant à un mouvement populaire de contestation pan-européen, il s’agit d’une priorité pour construire l’Europe alternative que nous revendiquons depuis si longtemps. L’initiative de Diem25 doit être appuyée malgré la personnalité ambigüe de Yanis Varoufakis. Tout mouvement de gauche radicale arrivant au pouvoir doit appeler à serrer les rangs derrière toutes les organisations à même d’aider à la réussite d’un projet de réforme radicale de l’UE.

L’appui de millions d’européens, peu importe leurs affiliations politiques et le gouvernement en place dans leurs pays, sera un atout décisif dans le rapport de force avec les forces néolibérales et réactionnaires, qui pourra servir de tremplin à la construction d’une Europe alternative dans le cas d’un échec des négociations et d’un “Lexit”. C’est justement le travail du “Plan B”, dont le cinquième sommet s’est tenu ce week-end au Portugal en pied de nez au traité de Lisbonne adopté dix ans plus tôt. Il est heureux que celui-ci fédère des membres de Die Linke, du Bloc de Gauche portugais, du Parti de Gauche suédois, de l’alliance rouge-verte danoise, de Podemos, du Parti de Gauche – quasiment fondu avec la France Insoumise – et de formations plus marginales en Grèce et en Italie derrière une stratégie commune dite “plan A – plan B” similaire à celle défendue par Jean-Luc Mélenchon durant la campagne présidentielle.

Bien que cette initiative soit assez peu médiatisée et dominée par les représentants politiques, l’avancement progressif des négociations et l’optimisme qui s’en dégage témoignent de la popularité grandissante de cette stratégie au sein des élites politiques européennes. Plus ce “plan B” grandira en popularité et en précision, plus la gauche européenne disposera d’un cadre d’action cohérent alliant une feuille de route stratégique – “plan A – plan B” – et le soutien mutuel des forces alliées pour le mener à bien.

“Epaulée par une mobilisation pan-européenne de masse et la menace d’un référendum de sortie, la demande de renégociation des traités européens peut aboutir, surtout si elle émane de poids lourds de l’UE et de la zone euro.”

L’attaque simultanée des forces néolibérales contre les derniers restes de l’Etat-providence et de l’extrême-droite contre la solidarité internationale et interclassiste ne peut conduire la gauche à attendre l’éclatement des contradictions et des colères, comme certains marxistes l’espéraient dans les années 1930. Les appels niais à des transformations cosmétiques de l’UE ne font plus recette. Voilà trente ans que les mots d’ordre sont les mêmes. Or la situation a évolué et nous sommes attendus de pied ferme pour combattre nos adversaires jusqu’au bout à travers une tactique cohérente. Les derniers naïfs qui croient à une renégociation aisée face à des ennemis surpuissants et qui sont prêts à jeter à la benne leur programme pour rester dans l’UE sont en train de disparaître : à l’élection présidentielle française, cette position incarnée par Benoît Hamon –  quasi-unique point de discorde avec Jean-Luc Mélenchon – a récolté à peine 6% des suffrages.

Le défaitisme de ceux qui affirment que la renégociation est impossible car elle requiert l’unanimité, position portée par l’UPR de François Asselineau par exemple, nie la réalité du rapport de force: nombreux sont les Etats en infraction avec les principes juridiques européens sans que rien ne leur en coûte (les limites arbitraires de déficit et de dette publique imposées par le Traité de Maastricht ne sont guère respectées et les Etats d’Europe Centrale flirtent avec les frontières des critères démocratiques). Epaulée par une mobilisation pan-européenne de masse et la menace d’un référendum de sortie, la demande de renégociation des traités européens peut aboutir, surtout si elle émane de poids lourds de l’UE et de la zone euro. Sinon, il sera temps d’abandonner une Europe, qui au lieu de nous protéger, nous amène chaque jour plus proches d’un conflit généralisé.

 

 

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« Partout en Europe, nous assistons à la réaffirmation des États », entretien avec Rémi Bourgeot

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Rémi Bourgeot est économiste et chercheur associé à l’IRIS. Il a poursuivi une double carrière de stratégiste de marché dans le secteur financier et d’expert économique sur la zone euro et les marchés émergents pour divers think tanks. Concernant la zone euro, ses études traitent des divergences économiques, de la BCE, du jeu politique européen, de l’Allemagne et des questions industrielles. Catalogne, pays de l’Est, Brexit, Allemagne : il revient sur tout cela aujourd’hui.

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La situation est incertaine en Espagne et devient dangereuse. Le Parlement catalan a voté vendredi dernier l’indépendance. Madrid a a répondu en annonçant la mise sous tutelle de la région, conformément à l’article 155 de la Constitution espagnole. Quelles pourraient être, pour l’Europe, les conséquences de la dislocation d’un de ses États membres ? L’UE peut-être aider à régler la crise catalane ?

La crise catalane renvoie à un risque existentiel pour l’Union européenne. Alors que l’UE a été vue historiquement comme un soutien des divers régionalismes, cette crise représente la limite absolue à cette approche. Quoi que l’on pense de la gestion littéralement désastreuse de Mariano Rajoy, ou des revendications catalanes, une UE qui encouragerait, près du point de rupture, l’éclatement d’un de ces grands États membres, s’aliénerait la quasi-totalité des États et ferait face à une situation de blocage fondamentale. L’UE est une construction internationale qui repose sur la participation volontaire de ses membres. Cette réalité est de plus en plus apparente depuis la crise. Ce constat est évidemment paradoxal si l’on a, par exemple, à l’esprit les programmes d’austérité. En réalité,, toutefois marquée par les lourds déséquilibres qui affectent les relations entre États, en particulier autour de la puissance allemande.

L’UE a été le cadre de développement de ces déséquilibres qui s’avèrent d’autant plus extrêmes une fois que l’illusion d’un dépassement institutionnel des États se défait. Il n’est donc guère surprenant que l’UE soit la grande absente de la crise catalane. Ce non-soutien a douché les espoirs des indépendantistes catalans qui imaginaient transformer la Catalogne en une sorte de région à nu dans l’UE, en dépassant ce qu’ils considèrent comme un simple échelon madrilène. Sans soutien d’une UE dont le pouvoir politique apparaît de plus en plus comme inexistant en dehors du jeu interétatique (certes déséquilibré), la sécession catalane est impossible… sauf à accepter de plonger dans une forme ou une autre de chaos légal et économique. La Catalogne n’appartiendrait plus à l’UE et aurait les pires difficultés à rejoindre le club. Pro-européenne, elle chercherait à conserver l’euro mais se verrait formellement exclue de l’union monétaire en même temps que de l’UE et se retrouverait donc à utiliser la monnaie unique sur une base légale très faible, au même titre que le Kosovo ou le Monténégro.

Le cas catalan renvoie à un itinéraire historique particulier mais illustre un certain type d’instabilité politique. Il s’agit de la tendance plus générale à la désagrégation des États, les régions les plus riches s’émancipant progressivement de leur appartenance nationale en se représentant plus libre dans un cadre plus large et plus abstrait. Christopher Lasch avait justement relevé ce phénomène à la fin de sa vie, au début des années 1990, en évoquant notamment le cas de la Californie qui rêvait d’une forme d’émancipation dans le cadre de la mondialisation, par son appartenance économique au « Pacific Rim ». La crise politique que traversent nos sociétés dépasse le cadre du populisme et s’ancre davantage dans une remise en question des cadres étatiques qui ont, depuis plus de quatre décennies, organisé leur propre délitement.

Tout autre pays, tout autre type de manifestation identitaire : un parti populiste de droite hostile à l’immigration (ANO) a remporté la victoire aux élections législatives tchèques du 21 octobre. Une semaine auparavant, le très conservateur Sebastian Kurz gagnait les élections autrichiennes, et entreprend actuellement de former une coalition avec le parti de droite radicale FPÖ. Pourquoi cette épidémie de revendications identitaires à l’Est de l’Europe ?

La thèse défendue, au lendemain de l’élection d’Emmanuel Macron, selon laquelle la vague populiste incarnée par Donald Trump et les partisans du Brexit se serait échouée sur les côtes de l’Europe continentale, n’aura pas tenu longtemps. La remise en cause du statu quo politique est en train de devenir une réalité où que l’on regarde en Europe, mais cette tendance prend des formes bien différentes d’un pays à l’autre. Les développements politiques qui touchent l’Europe centrale paraissent d’abord surprenants si l’on cherche à expliquer le populisme par une lecture quelque peu simpliste des chiffres de croissance économique ou par la seule question de la relégation des classes populaires. Si cette ligne d’analyse permet assez bien d’expliquer l’essor des mouvements populistes en France, au Royaume-Uni ou aux États-Unis, le cas de l’Europe centrale est de nature assez différente, tout comme celui de l’Allemagne.

Les pays d’Europe centrale issus du bloc communiste ont tendance à rester bloqués à des niveaux de développement plus bas que ceux d’Europe occidentale mais l’ampleur du chemin économique parcouru ces deux dernières décennies ne fait aucun doute et ils ont, de plus, tendance à jouir de taux de chômage plutôt limités. La République tchèque que vous évoquez, connaît même une situation proche du plein emploi, et, sur le plan financier, fait office sur les marchés mondiaux de havre de stabilité, de « safe haven » alternatif, comme une sorte de Suisse d’Europe centrale. D’ailleurs, n’oublions pas que la riche Suisse a été précurseur en matière de populisme de droite visant le pouvoir, avec le SVP/UDC de Christoph Blocher qui, tout comme l’américain Donald Trump ou le tchèque Andrej Babiš, est chef d’entreprise et milliardaire.

Si les bénéfices économiques de leur intégration à l’Union européenne sont apparus comme assez évidents à la Tchéquie et à ses voisins d’Europe centrale, notamment dans le cadre de leur rattrapage économique et des fonds structurels versés aux nouveaux États-membres, les nombreuses implications de la participation à l’UE y paraissent plus problématiques. Il est évident que, pour ces pays, la question de l’abandon de pans de leur souveraineté est, pour des raisons historiques notamment, particulièrement sensible, et alimente une réaction identitaire souvent épidermique voire brutale.

Sur la question même de la « success story » économique, il convient tout de même de souligner les limites de leur rattrapage qui a essentiellement consisté en une intégration à l’appareil industriel allemand. La sous-traitance est un puissant outil de rattrapage économique mais ce phénomène connaît, dans la quasi-totalité des pays émergents, une limite intrinsèque qui conduit en général à un pallier dans le développement. Le modèle de sous-traitance nourrit par ailleurs une frustration liée à une structuration économique et sociale qui ne s’ancre pas dans la conception et qui ne mobilise pas la créativité du pays.

En somme, il existerait un type de frustration identitaire lié à un modèle de croissance économique peu valorisant et devant tout à l’extérieur (ici, à l’Allemagne) ?

Oui. Les gouvernants qui se contentent de jouer la petite musique de l’adaptation bureaucratique au marché unique ou à la mondialisation suscitent rarement une forte adhésion populaire au bout du compte, que cette approche économique produise un certain succès comme en Europe centrale ou une logique de délitement de l’appareil productif comme en France et en Italie. Le rattrapage économique est très souvent le résultat de l’imitation d’un modèle, comme cela fut d’ailleurs le cas des pays d’Europe occidentale suivant la révolution industrielle anglaise. Mais, même en suivant un modèle éventuel, le dépassement du simple cadre du rattrapage nécessite l’intégration de la conception et de la production. Un pays comme la République tchèque a une longue histoire industrielle derrière lui, et était bien plus industrialisé et productif que le bloc communiste dans son ensemble. Ce qui y nourrissait une grande fierté.

Le type de rattrapage des deux dernières décennies, écrit d’avance et connaissant par ailleurs de nombreuses limites, si ce n’est un plafond de verre, a un caractère débilitant lorsqu’il ne s’accompagne pas d’un véritable projet national, et l’on peut à cet égard comprendre le vertige économique de ces pays dans le cadre de l’Union européenne. Toutes les modalités de croissance économique ne se valent pas. Alors qu’il est évident que l’Union européenne souffre de l’absence de projets de coopération viables, les États aussi ont eu tendance à se vider de leur substance dans le cadre de cette simple logique d’allocation du capital productif à l’échelle européenne et mondiale.
La dimension identitaire de ces développements politiques est préoccupante mais peu surprenante. Nous sommes témoins de l’effondrement de l’illusion quant au dépassement des États-nations. Non seulement pour les pays qui connaissent un délitement économique mais aussi pour ceux qui ont connu un extraordinaire rattrapage, comme les anciens pays du bloc communiste, ou ceux qui affichent une solide prospérité comme l’Autriche, qui n’a rejoint l’UE qu’en 1995 une fois que la disparition de l’URSS l’y a autorisée, ou comme la Suisse qui, bien qu’à l’écart de l’appartenance formelle à l’UE, y est largement intégrée.

Et la question migratoire alors ? La république tchèque n’a pratiquement pas reçu de « migrants »….
Il n’est pas très surprenant de voir, dans ce contexte, une partie de l’électorat de ces pays se focaliser sur la figure de l’immigré, que l’immigration y soit importante ou très faible. Si le mouvement historique de dépassement des États a neutralisé la capacité de mobilisation positive des peuples européens, il semble que des tendances plus sombres lui aient au contraire survécu. Bien que l’on puisse aborder les questions d’immigration de façon apaisée, il convient de ne pas prendre à légère ces obsessions identitaires et leurs conséquences, qui nous dépassent forcément. Nous ne revivons probablement pas les années trente, mais le type de vide politique qui apparait à tous les étages de la structure européenne engendre rarement vertu et raison. Cette réalité s’applique aussi bien aux Etats, qui pensaient s’en remettre à l’Europe pour à peu près tout et à une mondialisation prétendument heureuse, qu’à la bureaucratie européenne elle-même.

En tout état de cause, l’idée de vouloir sauver les meubles en divisant l’Europe centrale entre pro-européens (République tchèque, Slovaquie…) et eurosceptiques (Pologne, Hongrie) est inefficace car erronée dans ses prémisses, comme le montre justement le résultat de l’élection tchèque. Il est, dans tous les cas, trop tard désormais pour ce type de stratégie. Si les pays de ce que l’on appelle le groupe de Visegrád suivent effectivement des tendances politiques assez différentes, la remise en cause du cadre européen y est commune et profonde. A vouloir stigmatiser à tout prix la critique de l’UE chez les membres les plus récents, on ne fait que donner du sens à une sorte de front commun de ces pays et surtout on y légitime les tendances politiques les plus néfastes.

Les responsables européens devraient renoncer à l’instrumentalisation de cette « nouvelle Europe » et s’attaquer à la question essentielle du rééquilibrage du continent, du point de vue politique et économique. Les dérives politiques qui mettent en danger l’État de droit doivent être dénoncées. Mais les stratégies de stigmatisation de l’euroscepticisme en tant que tel sont vouées à l’échec.

Le Brexit semble bien mal engagé. Pourquoi le processus de séparation de la Grande-Bretagne et de l’Union avance-t-il aussi peu ? Qui bloque ? Les Britanniques ? Les États membres de l’UE ? Pensez-vous, comme l’a récemment affirmé l’ancien ministre grec Yanis Varoufakis que le couple franco-allemand ne souhaite pas une véritable réussite des négociations mais veuille au contraire faire un exemple en rendant les choses difficiles aux britanniques ?

L’analyse de Yanis Varoufakis est intéressante et parfois même savoureuse, du fait de sa connaissance intime du cadre des négociations européennes, mais elle est limitée par une forme d’incohérence. Il ne cesse de démontrer sa compréhension du cadre inégalitaire qui organise les relations entre États au sein de l’Union européenne, mais il semble n’y reconnaître que deux échelons, celui d’hegemon et celui de dominion. Il ne fait aucun doute que la Grèce a exploré tous les aspects imaginables de cette dichotomie dans le cadre des plans d’aide. Mais les choses ne sont, en temps de crise, pas si simples ou binaires pour les grands pays. Autant la dépression grecque était un sujet d’importance parfaitement mineure pour l’Allemagne, autant la question du Brexit est tout de même d’un autre ordre.

L’instauration de barrières douanières entre le Royaume-Uni et l’UE, dans le cadre de l’OMC, n’aurait pas de conséquences économiques catastrophiques pour l’Allemagne, malgré son excédent bilatéral d’environ 50 milliards d’euros (86 milliards d’exportations contre 36 milliards d’importations…) avec Londres. Cela serait tout de même problématique pour l’industrie automobile, parmi d’autres secteurs. Dans le cadre politique allemand et de ses règles tacites, la chancelière n’a pas de mandat pour pénaliser délibérément un secteur phare de l’économie nationale à des fins politiques. Même dans le cas des sanctions contre la Russie, on a fini par voir les responsables économiques se manifester et rendre la position allemande ambivalente.

L’UE souffrirait moins que le Royaume-Uni de l’instauration de barrières douanières mais il est évident que cela serait problématique pour un certain nombre de secteurs qui exportent massivement vers le Royaume-Uni. Plus encore, le commerce entre le Royaume-Uni et l’UE se fait très largement entre entreprises d’un même secteur dans le cadre de chaînes de valeur intégrées. L’instauration de barrières douanières dans ce cadre, tout comme l’addition d’une couche supplémentaire de bureaucratie, affecteraient ces secteurs de façon sensible. Par ailleurs, certains pays comme la Belgique et les Pays-Bas sont encore plus orientés vers le Royaume-Uni et souffriraient bien plus que l’UE prise dans son ensemble.

Alors oui, on entend beaucoup à Paris l’idée qu’un Brexit chaotique, sans accord, servirait d’exemple. Mais dans la plupart des pays européens, l’intérêt économique jouit encore d’une certaine priorité, et c’est notamment le cas en Allemagne, même si cette question n’y a pas d’implication macroéconomique majeure.

Côté britannique, le principal problème réside aujourd’hui dans la faiblesse politique de Theresa May à la suite des élections générales désastreuse du moi de juin. La Première ministre ne jouit pas d’un véritable mandat pour négocier une nouvelle relation avec l’UE. Elle fait par ailleurs face à la fronde au Parlement des députés les plus pro-européens des deux bords, qui veulent s’assurer d’avoir leur mot à dire non seulement sur l’accord final mais aussi sur la possibilité de l’absence d’accord. Dans la réalité, l’idée d’un accord est de plus en plus ancrée de tous les côtés et les dirigeants des divers États membres sont pressés d’entamer les négociations sur la question commerciale. Évidemment, ceux-ci souhaitent aussi récupérer une partie de l’activité de la City et souhaiteraient donc un accord qui présente d’importantes contraintes pour le Royaume-Uni, en échange d’une limitation de l’immigration européenne.

Reste que l’idée d’encourager délibérément un véritable échec final des négociations est éloignée de la réalité. Le cadre fixé dans le cadre de la Commission est inefficace, et naturellement cette inefficacité en partie volontaire peut servir à orienter l’accord final. Des négociations chaotiques peuvent permettre de finir par mettre un accord sur la table, côté européen, et de négocier de simples amendements avec les Britanniques, qui seraient prétendument soulagés d’échapper à une forme de rupture et surtout à l’incertitude. Il semble ainsi que des brouillons d’accord commercial circulent entre ministères à Berlin.

Le déraillement des négociations, dans le cadre caricatural qui a été fixé à Michel Barnier, a révélé les inquiétudes de divers États européens autant que la forme de chaos qui règne à Westminster et empêche les Britanniques de développer une véritable stratégie.

Et le couple franco-allemand, alors ? Existe-t-il toujours ? Emmanuel Macron poursuit Angela Merkel de ses assiduités mais cette dernière semble plutôt occupée à monter sa coalition « jamaïque ». Les projets de Macron de relance quasi-fédérale de l’Europe vous semblent-ils réalistes une fois cette coalition formée, où sont ils iréniques ?

Les projets d’Emmanuel Macron pour une réforme de la zone euro vont dans le sens du « gouvernement économique européen » dont rêve l’élite française depuis la conception de l’euro, malgré le rejet catégorique de l’Allemagne qui se focalise pour sa part sur le respect de simples règles budgétaires, par la contrainte. Cependant, même sur ce seul plan économique, les projets du Président français font l’impasse sur la question de la coordination macroéconomique qui est en réalité encore plus importante que celle du dispositif institutionnel. Si l’on a à l’esprit l’absence complète de coordination macroéconomique, l’Allemagne étant engagée dans une longue phase de désinvestissement visant à la maximisation de l’excédent budgétaire, on comprend que l’idée, encore bien plus ambitieuse, d’une sorte de fédéralisation de la zone est parfaitement exclue en Allemagne. Et c’était déjà le cas dans le cadre de la coalition sortante entre la CDU/CSU et le SPD. Le SPD et la myriade d’experts proche du parti assuraient le service après-vente fédéraliste de la politique de Mme Merkel, mais n’orientaient pas concrètement celle-ci dans ce sens.

Les élections allemandes de cet automne, avec l’entrée dans la coalition du FDP et l’arrivée massive de l’AfD au Bundestag aggravent cette réalité et la révèlent aux yeux du monde. L’élection d’Emmanuel Macron a, pendant quelques semaines, nourri l’idée d’une convergence de vues entre les dirigeants français et allemands, mais il n’y avait quasiment aucune réalité derrière ces affirmations, bien qu’elles semblaient faire consensus non seulement en Europe mais un peu partout dans le monde, de façon assez étonnante.

Ce que l’on a appelé « couple franco-allemand » dans l’après-guerre n’existe plus depuis le début des années 1990. D’un côté la réunification allemande et l’intégration économique de l’Europe centrale ont changé en profondeur la place et le poids de l’Allemagne en Europe. De l’autre, les dirigeants français se sont empressés de se débarrasser de leurs prérogatives économiques, vues comme écrasantes, en imposant l’idée de l’euro aux Allemands, en échange d’un soutien à la réunification. Il n’y a jamais eu de couple franco-allemand parfait, symbiotique. Mais les mandats de Gerhard Schröder, bien qu’officiellement pro-européen et social-démocrate, ont changé en profondeur le rapport de l’Allemagne à la France et à l’Europe, quand simultanément la France parachevait son grand rêve bureaucratique d’abandon de ses responsabilités économiques.

Le discours de la Sorbonne d’Emmanuel Macron a souvent été vu comme une grande feuille de route pour l’Europe, mais il semblait davantage prendre acte de la divergence de vue avec l’Allemagne sur les sujets les plus cruciaux comme l’euro, bien qu’il existe une certaine convergence sur d’autres sujets extérieurs.

Dans un entretien donné au Figaro, le philosophe Pierre Manent expliquait récemment : « L’Allemagne se trouve aujourd’hui dans la situation nationale la plus favorable où elle se soit jamais trouvée. Elle exerce sur l’ensemble européen une hégémonie qui est acceptée et souvent appréciée ». On sent pourtant un malaise dans ce pays, ainsi que l’ont montré le bon score de l’Afd aux élections du 24 septembre et le virage souverainiste des libéraux du FDP comme vous venez de le dire. Pourquoi ce malaise ?

Le vote AfD reste lié aux couches populaires, en particulier de l’Est. Mais le phénomène est plus complexe puisque le parti reprend en fait, en amplifiant la dimension eurosceptique, la grammaire économique ordolibérale. Il ne s’agit donc pas, en tant que tel, d’un relais économique de classes populaires sous pression, puisque le parti peut difficilement être vu comme défendant leurs intérêts. Même sa critique de l’euro, qui était la marque de fabrique du parti à sa création, suivait plutôt une ligne technocratique, à coup de dénonciations du système « Target 2 » (qui régit les flux entre banques centrales nationales dans le cadre de l’Eurosystème) qui fait l’objet d’une obsession maladive chez les eurosceptiques allemands. A l’origine, la ligne du parti semblait plutôt relever d’une sorte d’extrapolation des positions économiques allemandes traditionnelles. La crise des migrants a changé le cœur thématique du parti à partir de 2015. Si le manque de concertation dans les décisions du gouvernement d’Angela Merkel a été critiqué bien au-delà des cercles de l’extrême droite, l’AfD a alors affirmé un ancrage idéologique plus radical.

L’AfD participe de la montée d’un discours nationaliste qui, bien que minoritaire, dépasse le cadre sociologique de ce parti. On a vu au cours des derniers mois, un ouvrage révisionniste et antisémite, Finis Germania de Rolf Peter Sieferle, un historien et ancien conseiller du gouvernement pour l’environnement qui a mis fin à ses jours l’an passé, devenir un best-seller et susciter des prises de position contrastées, parfois complaisantes, au sein de l’establishment littéraire. Bien que l’élite médiatique ait fini par condamner cet ouvrage, dont l’auteur prétendait vouloir donner un sens non-négationniste à une expression telle que « mythe de la Shoah », le débat autour du livre a illustré la crise identitaire qui accompagne notamment la renaissance d’une extrême droite de masse, organisée politiquement.

L’AfD n’est pas un parti néonazi et, bien que nationaliste, ne s’inscrit pas dans l’environnement idéologique du fascisme, ne serait-ce que par sa conception limitée des prérogatives étatiques. Mais il encourage délibérément, notamment en son sein, une libération de la parole et une dédiabolisation de discours pour le moins ambigus sur le Troisième Reich, et l’utilisation de termes à connotation national-socialiste au sujet des immigrés (comme « Überfremdung » pour décrire la prétendue submersion des allemands de souche).

Par ailleurs, la notion de souveraineté a, en allemand, une forte connotation ethnique qui diffère de la conception française (bien que « Souveränität » ait évidemment une étymologie française). Cette différence se reflète également dans le sens donné à la nation, qui s’applique historiquement en France à un ensemble très hétérogène autour d’un projet étatique et d’un modèle de citoyenneté. Si certains philosophes comme Habermas, ont cherché à développer une orientation ouverte, plus politique, de la vision allemande dans le cadre notamment d’un dépassement européen, il convient de constater qu’ils ne sont finalement guère parvenus, malgré leur prestige académique, à orienter les conceptions nationales dans le sens résolument européen qu’ils avaient à l’esprit.

On constate, jour après jour, en Allemagne et ailleurs, le décalage entre les focalisations nationales et l’affichage rhétorique de la croyance en leur dépassement. Cette confusion produit des conséquences plus ou moins nocives selon les pays, mais elle va, dans tous les cas, à l’encontre d’une véritable coopération européenne.

L’Europe a tellement investi, à tous points de vue, dans la mise en avant de la vision fédérale qu’elle est aujourd’hui paralysée par une crise intellectuelle et même sociologique qui empêche de dessiner la voie d’un nouveau mode de coopération. Au lieu d’un nouveau modèle, nous voyons l’ancien dégénérer en une superposition de crises identitaires nationales, dont il serait imprudent de se réjouir.

Texte initialement paru sur L’arène nue

Crédits photo : ©Efraimstochter. Licence : CC0 Creative Commons.

 

Vladimiro Giacchè : « L’Allemagne de l’Est ne s’est pas remise de son annexion par l’Ouest »

https://www.youtube.com/watch?v=-EWVPCOYCSY
Vladimiro © a/simmetrie

Vladimiro Giacchè est un économiste italien, actuellement président du Centre de recherche européenne de Rome. Fin connaisseur de l’Europe et de l’Allemagne, il est l’auteur d’un ouvrage original et riche sur la réunification allemande, Le second Anschluss – l’annexion de la RDA (édition Delga, 2015). Alors que l’Allemagne vient de voter dans le cadre d’élections législatives dont les résultats fragilisent Angela Merkel et quelques jour après le vingt-septième anniversaire de l’unité du pays, il a bien voulu répondre aux questions de L’arène nue.

[Cet entretien a été traduit de l’italien par une fine équipe composée de Luca Di Gregorio, Gilles Tournier et Paul Moesch : un grand merci.]

***

 

Les résultats des élections législatives en Allemagne ont révélé de profondes divergences entre l’Ouest et l’Est du pays. Dans l’ex-RDA, le parti AfD fait 21,5 %, et est arrivé second. Die Linke y a réalisé ses meilleurs score (16 % contre 9 % au niveau national). J’imagine que vous n’en être guère surpris. Comment l’expliquez-vous ?

Aucune surprise, en effet. C’est la conséquence d’un pays qui reste toujours divisé vingt-sept ans après son unification, en même temps que d’un accroissement des inégalités sociales ces dernières années. Un citoyen qui vit en Allemagne de l’Est a deux fois plus de chances d’être chômeur que s’il vivait à l’Ouest. Et lorsqu’il travaille, il perçoit un salaire inférieur de 25 % à ce que perçoit un travailleur de l’Ouest.

Cela n’a pas grand chose à voir avec l’incapacité supposée des Allemands de l’Est à travailler (car oui, cet argument a parfois été avancé). C’est au contraire lié aux modalités de l’unification allemande. C’est lié au fait qu’à la nécessité de réaliser rapidement l’unité politique, qu’à la nécessité idéologique de supprimer complètement la RDA, ont été sacrifiées des exigences économiques élémentaires, en particulier celle de sauvegarder autant que possible l’industrie et les emplois des citoyens de l’Est. On a pratiqué la politique de la tabula rasa, en établissant le taux de change à un contre un entre le mark de l’Ouest et le mark de l’Est. Ce faisant, on a mis l’industrie de la RDA hors-jeu. Par ailleurs, l’ensemble du patrimoine industriel de l’ex-RDA a été confié à une société fiduciaire, la Treuhandanstalt, qui l’a liquidé, créant instantanément des millions de chômeurs. Il est beaucoup plus facile de fermer une industrie que de la reconstruire. Mais depuis, on s’est hélas rendu compte que lorsqu’on désindustrialise un pays (la désindustrialisation de la RDA n’a aucun autre exemple en Europe en période de paix) les conséquences peuvent durer des décennies, sinon des siècles. Le «Financial Times Deutschland» du 18 juin 2008 affirmait d’ailleurs que pour aligner complètement les revenus des deux parties de l’Allemagne, il faudrait 320 ans…

Le plus ridicule est que l’unification de l’Allemagne nous est  présentée aujourd’hui comme une réussite opposable, par exemple, au destin du Mezzogiorno italien. La vérité, c’est que de tous les pays ex-socialistes d’Europe orientale, les territoires de l’Allemagne de l’Est sont ceux qui, en valeur absolue, ont connu le moins de croissance ces 27 dernières années. Il est dès lors normal que les citoyens qui vivent dans ces territoires se sentent abandonnés par la politique, et qu’ils expriment leur protestation par le vote. D’autant que comme on le sait, le pourcentage de pauvres (et de travailleurs pauvres – les working poors) en Allemagne a augmenté partout ces dernières années, et pas seulement à l’Est. C’est aussi le résultat du fameux « Agenda 2010 » de Schröder que Macron, à ce qu’il semble, veut aujourd’hui reproduire en France.

Dans votre livre, « Le second Anschluss » vous expliquez qu’au moment de la réunification, l’ex-RDA a été « criminalisée », que ses élites ont été écartées. Outre les problèmes économiques générés par une unification brutale, tout cela n’a-t-il pas généré également un traumatisme identitaire ?

Oui, c’est un autre aspect considérable et peu connu de cette affaire. L’élite, non seulement politique mais aussi scientifique et culturelle de l’ex-RDA, a été complètement évincée. Aujourd’hui encore, rares sont les professeurs des universités enseignant à l’Est qui ne proviennent pas de l’Ouest. Dans la magistrature et dans l’armée, la proportion des « Ossies » est quasi nulle. Tous les instituts et les académies de l’Est ont été liquidés en un temps record. Certains, tel le juriste et éditorialiste Arnulf Baring, sont même allés jusqu’à écrire des citoyens de l’Est qu’ils avaient été « mentalement altérés » par le « régime collectiviste », et qu’ils étaient donc devenus malgré eux un « élément freinant d’un point de vue systémique».

Ces pratiques et ces propos ont évidemment contribué à engendrer dans une large frange de la population d’ex-Allemagne de l’Est, la sensation d’avoir été colonisée, et de voir mise en cause sa propre identité. Il est d’ailleurs intéressant d’observer que la population de l’Est ne partage guère l’idée – majoritaire dans le monde politique et dans les médias mainstream – selon laquelle tout ce qui existait en RDA méritait d’être éliminé. Un sondage commandé par le gouvernement à l’institut de recherche EMNID pour le vingtième anniversaire de la chute du Mur a en effet montré que 49% des habitants de l’ex-RDA approuvaient l’affirmation suivante : « la RDA avait plus d’aspects positifs que d’aspects négatifs. Il y avait des problèmes, mais on vivait bien ». Pour les « Ossies », la diabolisation de la RDA a donc largement été perçue comme une mise en cause de leur histoire personnelle et de leur identité.

Vous expliquez que l’unification allemande s’est faite par la monnaie, et que c’était une si mauvaise idée que le patron de la Bundesbank de l’époque, Karl-Otto Pöhl, était contre. Le même fut ensuite un farouche opposant à la mise en place de l’euro. Existe-t-il des similitudes entre l’unification monétaire des deux Allemagnes et la création de la monnaie unique européenne ?

Le témoignage de Karl-Otto Pöhl est très intéressant. Il était en effet opposé, en 1990, à l’unification monétaire immédiate. Celle-ci a cependant été réalisée, de surcroît au taux de 1 Deutschemark contre 1 Ostmark, alors que le taux de change réel dans les relations économiques entre les deux Allemagne était jusque-là de 1 pour 4,44. Du coup, le prix des marchandises produites en RDA s’est trouvé réévalué du jour au lendemain de 350 % ! Deux ans plus tard, Pöhl pouvait affirmer devant une commission d’enquête parlementaire que dans ces conditions « les entreprises de RDA perdraient toute compétitivité », et conclure en disant qu’on avait administré à l’Est « un remède de cheval qu’aucune économie ne pourrait supporter. » À l’époque de cette commission d’enquête, Pöhl n’était plus président de la Bundesbank. Il s’était en effet retiré en 1991, peu de temps après une audition au Parlement européen durant laquelle il avait déjà présenté l’unification monétaire allemande comme « un désastre », et déconseillé à ses auditeurs de ne pas renouveler l’erreur à l’échelon européen. Comme on le sait, il n’a pas été écouté.

Mais quelles sont les ressemblances entre les deux unions monétaires ? 

La plus importante tient au fait qu’une monnaie n’est pas simplement une monnaie, mais intègre des rapports juridiques et sociaux. Dans le cas du Deutschemark, il s’agissait de rapports sociaux capitalistes (ceux de la prétendue « économie sociale de marché » allemande). Dans le cas de l’euro, il s’agit du néolibéralisme qui inspire le traité de Maastricht et qui se caractérise par l’indépendance de la Banque Centrale par rapport aux gouvernements (ce qui signifie la dépendance de nombreux gouvernements par rapport à cette Banque centrale), dont l’objet unique est la stabilité des prix (et pas l’emploi ).

En découle une compétition entre les États qui est fondée sur le dumping social et fiscal, où celui qui joue le jeu le premier est gagnant. Évidemment, dans le contexte d’une monnaie unique, au sein de laquelle il est par définition impossible d’ajuster les différences de compétitivité par le taux de change, la victoire n’admet aucune contestation. L’Allemagne a joué ce jeu avec l’Agenda 2010 de Schröder et une forte réduction des impôts sur les entreprises. Résultat : une énorme croissance de sa balance commerciale, tandis que les autre États de la zone euro étaient en déficit. Du coup dans de nombreux autres pays européens et de la même façon quoi qu’avec une intensité moindre, on a pu observer, après 2008, des phénomènes semblables à ceux qui s’étaient manifestés en Allemagne de l’Est après la réunification : chute du PIB, désindustrialisation, augmentation du chômage, déficit de la balance commerciale, augmentation de la dette publique, émigration.

Les ressemblances, comme on peut voir, ne sont donc pas négligeables. Mais il y a également des différences, positives ou négatives. Dans l’eurozone, on n’a jamais vu se mettre en place la parité déraisonnable des monnaies comme ça avait été le cas entre le DM et l’Ostmark. En revanche, il n’y a pas eu non plus les transferts de fonds massifs qu’a effectués la RFA au profit de la RDA. L’opposition têtue de l’Allemagne à ce type de transferts démontre que la classe dirigeante de ce pays n’a pas retenu la leçon de l’unification d’un point de vue économique. Cette leçon est la suivante : si tu désindustrialises ton voisin, et si tu veux qu’il continue à acheter tes produits, tu dois financer sa consommation. L’Allemagne espère obtenir le beurre et l’argent du beurre, ce qui ne fait que rendre explosives les contradictions au sein de l’Eurogroupe.

On a évoqué plus haut la Treuhand, l’outil créé pour privatiser à toute vitesse en Allemagne de l’Est. N’était-elle pas une sorte d’ancêtre de la « Troïka » qui a si durement sévi dans les pays d’Europe du Sud ?

Si, bien sûr ! La réactivation d’une Treuhand pour la Grèce fait partie du train de mesures acceptées par Alexis Tsipras durant l’été 2015. Il s’agit en substance d’exproprier une partie du patrimoine public grec (dans le cas de l’Allemagne de l’Est, il s’agissait de la totalité), et de le confier à une société fiduciaire placée sous le contrôle des créanciers. En octobre 2016, j’ai participé à un congrès à Berlin durant lequel a été mise en évidence la continuité entre les privatisations opérées par la Treuhandanstalt et les mesures imposées par la « Troïka » et l’Eurogroupe à la Grèce. Il est incroyable que ce modèle ait été de nouveau choisi vu le désastre qu’il a provoqué en ex-RDA, c’est à dire la destruction de richesses pour un montant de 900 milliards de DM de l’époque, et l’anéantissement de l’industrie de l’Est. C’est là qu’on voit à quel point il peut être funeste de d’ignorer les leçons de l’histoire.

Aujourd’hui, vous qui avez écrit tour à tour sur l’Europe et sur l’Allemagne, comment voyez-vous l’avenir de ce pays, et celui de notre continent ?

Je ne suis pas très optimiste. L’Allemagne semble prisonnière de sa politique mercantiliste et incapable de modifier son approche. Chez les autres grands pays européens – à commencer par la France – demeure l’illusion de pouvoir la suivre sur son terrain. Il me semble que ni les classes dirigeantes allemandes ni celles européennes ne soient conscientes des immenses dégâts causés par l’idée de faire de l’union monétaire l’alpha et l’oméga de l’union politique du continent.

La plus grande promesse de la monnaie unique, celle de promouvoir la convergence entre les économies, a été trahie (et il ne pouvait en aller autrement, à la lumière du contenu du Traité de Maastricht). C’est le contraire qui s’est produit. La conséquence est une instabilité structurelle de la zone euro, mais également une dégradation des relations entre pays d’Europe, un «blame game» («jeu des reproches») continu et réciproque et la fin de toute volonté de solidarité européenne. On l’a parfaitement vu hier au sujet de la Grèce, on le voit encore aujourd’hui au sujet de la crise migratoire.

Voilà pour les dégâts. Quant aux risques, ils ne sont pas moindres. Le risque majeur est celui de l’explosion non coordonnée de la zone monétaire. La chose la plus raisonnable à faire serait de désamorcer cette bombe, et de le faire tous ensemble, en réfléchissant à la manière d’éliminer l’euro de la façon la moins douloureuse possible. Je constate qu’au contraire, on continue à divaguer sur un surcroît d’intégration européenne. Cette attitude est digne de ceux qui pensent que pour résoudre les problèmes d’un immeuble construit sur de mauvaises fondations il faut ajouter un nouvel étage. En général, dans ces cas-là, les choses ne se terminent pas bien.

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Augmenter les salaires permet de relancer l’économie – Entretien avec Miguel Viegas eurodéputé communiste portugais

Miguel VIEGAS. ©Parlement Européen.

Miguel Viegas est député européen du Parti communiste portugais (PCP). Alors que les bons indicateurs économiques du pays soulèvent de nombreux commentaires, il a accepté de revenir pour nous sur l’expérience politique à l’œuvre dans son pays et qui traduit de nombreux enjeux traversant les gauches européennes.


Avant toute chose, nous aimerions revenir sur votre parcours. Vous êtes né en France et êtes ensuite retourné vivre au Portugal, pourriez vous revenir un peu sur votre histoire personnelle ? Comment un enfant né à Paris devient-il député Européen du PCP ?

Je suis le fils d’une génération de portugais qui a du quitter le pays dans les années soixante, pour des raisons économiques, politiques ou pour échapper à la guerre coloniale. Plus d’un demi-million de Portugais ont émigré pendant cette période. La dictature fasciste s’acharnait sur toute opposition politique et en particulier sur les militants du Parti Communiste Portugais qui fut la seule organisation politique à résister (dans la clandestinité) contre le régime de Salazar.

L’entrée du Portugal dans l’UE et l’ouverture des frontières au commerce intracommunautaire en 1993 a lancé le pays dans une crise sociale et économique qui a fortement affecté la plupart des secteurs productifs et m’a amené à remettre en question beaucoup de choses qui nous ont été présentées comme l’unique chemin possible. C’est à partir de cet arrière-plan que j’ai décidé de devenir un acteur politique dans le seul parti qui non seulement dénonçait la situation mais en même temps proposait un modèle alternatif et un instrument pour y aboutir.

Le travail de base dans l’organisation, la solidarité et l’entraide dans une région difficile où le PCP représente entre 4 et 5% de l’électorat m’a aidé à comprendre l’importance de la lutte organisée, la nécessité de renforcer la discipline et rôle de la lutte idéologique contre les préjugés et contre toutes les offensives dirigées contre les communistes aussi bien au Portugal comme dans de nombreux pays de l’Europe capitaliste.

Aujourd’hui je suis député au Parlement européen au service du PCP. C’est une tâche que j’essaye d’accomplir avec la même joie et la même confiance que celle avec laquelle j’ai accompli tant de tâches dans mon organisation de base, mobilisant les travailleurs et renforçant le PCP, toujours avec cet objectif fondamental de transformation de la société.

 La situation politique du Portugal détonne dans le contexte européen. Une coalition de gauche est au pouvoir avec votre appui critique mais sans que le PCP ne participe directement au gouvernement dominé par le Parti socialiste. Cet accord appelé «geringonça» succède à 40 ans de défiance entre le PS et le PCP. Comment expliquer qu’une alliance ait pu se dessiner en 2015 ?

Nous avons aujourd’hui un gouvernement du Parti socialiste avec le soutien parlementaire du PCP, du Parti écologique “les Verts” et du Bloco de Esquerda. Pour le PCP, ce soutien repose sur une position commune qui exprime les termes de l’accord avec des aspects concrets plus immédiats et d’autres plus éloignés et moins précis.

Cet accord résulte de deux facteurs. Le premier a trait à la corrélation des forces issues des élections d’octobre 2015. Le second repose sur le défi lancé au PS dans la soirée électorale par notre secrétaire général, Jerónimo de Sousa. Au moment où le parti socialiste avait déjà félicité la droite pour sa victoire électorale, en se préparant à devenir le plus grand parti d’opposition, Jerónimo de Sousa, en direct à la télévision, a mis au défi le PS de former un gouvernement étant donné qu’il y avait une large majorité de gauche dans l’Assemblée de la République.

Cet accord et ses fruits reflètent la corrélation des forces existantes aussi au sein de la gauche. Dans une certaine mesure, on peut dire que les petits progrès réalisés pour inverser la dymanique d’austérité, l’augmentation des salaires et des pensions, l’arrêt des privatisations ou, par exemple, les manuels scolaires gratuits dans l’éducation primaire, reflètent la proportion de députés que nous avons face au nombre de députés socialistes. Avec plus de députés, nous aurions certainement pu aller plus loin. Ceci dit, nous apprécions à leur juste valeur toutes ces réalisations, mais nous continuons à mobiliser les travailleurs. La lutte de masse continue à être le moteur de l’histoire. Ce PS n’a pas changé sa nature de classe. Ce qui a changé, c’est la corrélation des forces au niveau social et politique.

 On estime que la croissance économique au cours du trimestre à venir devrait être de 2,9 %, le meilleur résultat en 17 ans au Portugal. La politique enclenchée – qui inclut des éléments de relance – n’est pourtant pas du gout de la Commission européenne qui a engagé une procédure de sanction pour endettement excessif mais qui reste étonnamment modérée dans ses réprimandes. Comment analysez vous cette situation ?

Le Portugal a été soumis à la procédure pour déficit excessif de façon permanente entre 2000 et 2016 (à l’exception de 2005 et 2008). Nous pouvons dire que notre présence dans la zone euro s’est faite sous un régime néocolonial avec les institutions européennes dictant, fusse au Parti Socialiste, fusse au Parti Social Démocrate (Centre-Droit), les mesures politiques économiques et budgétaires. Nous nous rappelons tous comment la Commission européenne a réagi lorsque le gouvernement du PS issu des élections de 2015, avec le soutien du PCP, a inversé certaines des mesures imposées par la Troïka, en augmentant le salaire minimum ou en annulant la privatisation de notre compagnie aérienne. Le chantage, les menaces avec des sanctions ou encore les coupes dans les fonds structurels ont atteint des niveaux intolérables. Un an plus tard, avec l’amélioration des indicateurs macroéconomiques et la performance des finances publiques, la Commission Européenne a du revoir son discours, jusqu’à faire de notre ministre des finances le Ronaldo de la zone euro !

L’importance de la consommation interne comme facteur de la croissance économique est reconnu. Nous avons toujours dit que la dynamisation de la demande n’était pas seulement une mesure de justice sociale. C’était aussi un moyen de relancer l’économie et d’augmenter les recettes fiscales. Cependant, nous reconnaissons également la nature conjoncturelle de cette croissance économique et la contribution du tourisme dont l’augmentation est due à l’instabilité de nombreuses destinations traditionnelles au Moyen-Orient ou en Afrique du Nord. Les faiblesses structurelles de notre économie perdurent. Le niveau d’endettement compromet notre avenir. Notre optimisme est donc modéré et nous restons convaincus qu’il est aujourd’hui plus que nécessaire de rompre avec les politiques actuelles.

 L’Euro a eu des effets dévastateurs sur l’économie portugaise et joue comme une contrainte importante. Le PCP est porteur d’une ligne affirmée de rupture avec les institutions européennes et de défense da la souveraineté nationale comme vous l’exprimez dans votre tribune sur Médiapart et publiée dans La Revue du Projet « De l’importance de la nation » . Pensez vous que ce discours soit porteur au Portugal ? Est-il possible de le concilier avec le soutien à une coalition gouvernementale dominée par des europhiles ?    

La médiocrité de la performance de l’économie portugaise dans l’euro ne fait aucun doute. Au cours des dernières décennies du vingtième siècle, le Portugal présentait un des meilleurs taux de croissance au niveau mondial. Entre 2000 et 2013, le Portugal et la Grèce (deux pays de la zone euro …) se situent dans le groupe des sept pays avec le plus bas taux de croissance du monde. Compte tenu du caractère conjoncturel de la croissance économique actuelle, le PCP continue de défendre sa triple proposition de renégociation de la dette, du contrôle public du système bancaire et de la libération du pays face aux impératifs de l’euro. Cette proposition n’est pas un objectif en soi, mais plutôt un moyen de mettre en œuvre une politique souveraine pour développer nots capacités de production et mettre ainsi fin à notre position de dépendance vis à vis de l’extérieur.

À l’heure actuelle, nous luttons pour récupérer des parcelles de notre souveraineté qui nous ont été retirées au fur et à mesure du processus d’intégration capitaliste de l’UE, et qui empêche objectivement toute solution politique alternative au capitalisme libéral. Nous défendons la coopération entre les partis progressistes et les organisations qui partagent avec nous des positions et des principes de gauche et anticapitalistes, mais nous ne partageons aucune illusion réformiste au niveau de cette UE et de son projet économique et politique.

 On parle beaucoup de la baisse du chômage qui a actuellement lieu au Portugal, mais moins du fait que des centaines de milliers de jeunes sont partis du pays depuis 2010. Cette baisse s’est-elle faite sur le sacrifice de la nouvelle génération ?

Au cours de la période de la troïka (2011-2016), 500 000 personnes ont quitté le Portugal. Ce flux migratoire est comparable en nombre à celui des années soixante en pleine dictature fasciste, avec cependant une différence : cette génération du présent est plus qualifiée. Cela signifie que le Portugal a consacré des ressources à la formation de milliers d’infirmiers, d’architectes, d’ingénieurs, mais malheureusement, ce sont d’autres pays qui bénéficient de cet investissement à cause des politiques d’austérité imposées par la Troïka avec la complicité active des partis qui ont signé l’accord (parti socialiste, parti social démocrate et centristes). Sans cette sortie massive d’une bonne partie de notre force de travail, le taux de chômage serait monté bien au dessus de 25%.

La réduction de l’investissement public persiste étant données les contraintes budgétaires qui découlent de notre présence dans l’UEM [la zone euro, ndlr]. Il faut bien noter que le Parti socialiste n’a jamais remis en cause les engagements envers l’UE. Vu la situation actuelle, le retour de cette génération n’est pas encore à l’ordre du jour.

 Le PCP est certainement un des derniers partis communistes d’Europe à assumer son héritage historique et une ligne politique que l’on peut qualifier de « marxiste-léniniste ». Pour beaucoup d’observateurs ce positionnement pourrait sembler anachronique, mais il ne vous empêche pas de réaliser des scores tout à fait honorables, autour de 10%. Cependant ne pensez vous pas – à l’instar de ce qui est prôné par certains dans d’autres partis communiste d’Europe – que cela soit un frein à votre progression et que cela permette à d’autres forces de gauche d’avoir un espace pour émerger ?

Notre ligne politique, l’origine de classe de notre parti et sa matrice idéologique résultent d’un débat interne et d’une analyse que nous faisons de façon régulière, notamment à chaque congrès. Le marxisme-léninisme représente pour nous un instrument fondamental destiné à interpréter la réalité sociale, économique et politique et à établir notre stratégie politique en fonction de nos objectifs. Les enseignements de Marx et de Lénine, que nous adaptons à la réalité portugaise, nous aident à comprendre l’importance d’avoir un parti organisé et uni où chacun peut et doit contribuer à l’unité du parti et à l’établissement de sa ligne politique.

Les appels qui ont pour but le gommage idéologique des partis communistes, sont souvent accompagnés de vagues médiatiques qui cherchent à diaboliser les réalisations de la révolution russe et de toutes les autres expériences socialistes. Inutile de dire que cela ne fait que renforcer nos convictions sur l’actualité du projet communiste. Suite à la fin de l’Union soviétique, le PCP a tenu un congrès extraordinaire (en 1990) pour analyser la nouvelle situation mondiale résultant de cet événement tragique. La conjoncture internationale renforce la validité des thèses approuvées lors de ce congrès. Le capitalisme n’est pas la fin de l’histoire. L’actualité du projet communiste s’affirme tous les jours, avec l’exploitation des travailleurs, les attaques contre les services publics ou les guerres impérialistes. Le rôle des partis communistes passe par l’assimilation critique des expériences du passé et du présent, contre le dogmatisme et en partant toujours de la réalité concrète.

 Quand on regarde la répartition géographique du vote CDU, la coalition menée par le PCP, on constate une grande disparité Nord-Sud, avec une implantation plus marquée au Sud. Vous êtes d’ailleurs candidat aux municipales à venir à Aviero dans le Nord. Comment expliquez vous cette disparité ? Lorsque l’on visite le Portugal, notamment dans les quartiers populaires de Lisbonne, la forte présence visuelle du PCP saute aux yeux ; cela est il révélateur d’un vote de bastion ?

Il existe des différences sociologiques importantes qui remontent au siècle dernier entre les régions du Sud où le prolétariat rural était dominant et les régions plus au Nord où domine la petite propriété. C’est en partie cette réalité qui explique une faible implantion du PCP dans le Nord du Portugal. Dans ma région, Aveiro, les préjugés contre les communistes sont fortement enracinés. C’est ici qu’une grande partie de l’offensive contre-révolutionnaire s’est concentrée après la révolution de 1974. D’importants secteurs de l’église n’ont jamais cessé d’agiter le danger communiste en insinuant qu’on allait confisquer les terres des petits agriculteurs. Entre 1974 et 1976 plusieurs sièges du Parti dans la région ont été détruits et brûlés.

Aujourd’hui, nous ne sommes plus menacés physiquement. Mais nous n’avons pas accès aux journaux locaux. Nous dépendons avant tout de notre capacité à chercher le contact direct avec les gens et les travailleurs. Tous nos efforts sont dirigés vers les entreprises, dans lesquelles nous essayons d’organiser le Parti et de renforcer le mouvement syndical. Nous pouvons dire que notre influence sociale va bien au-delà de notre influence électorale assez faible. À Aveiro, où je suis candidat, nous avons progressé un peu au cours des dernières élections municipales de 2013 en passant de un à trois élus (environ 4% des votes exprimés). Le 1er octobre, nous espérons pouvoir passer à quatre élus.

Contrairement aux autres partis politiques où la distribution géographique des votes est plus homogène, notre score électoral dépend beaucoup du niveau d’organisation et d’implantation. La couverture télévisée de nos candidatures n’existe pas ou se résume a des caricatures, entretenant l’idée que nous sommes un parti du passé, alors que nos élus parlementaires sont parmi les plus jeunes (aussi bien dans l’assemblée de la république qu’au Parlement européen). De fait, nous dépendons principalement de nous-mêmes, de notre organisation et de nos moyens de communication. Cela renforce ce que j’ai dit plus tôt, le parti et son organisation sont la base fondamentale indispensable à notre travail.

 Le PCP a fait face à l’émergence d’une nouvelle force politique à la gauche du PS avec la création du Bloco de Esquerda dans les années 2000. Ce parti parfois qualifié de « parti des causes fracturantes » semble, sur le modèle d’autres partis de gauche en Europe comme Podemos ou La France Insoumise dans une certaine mesure, mettre au second plan le discours traditionnel sur la lutte des classes au profit de positionnements « populistes ». Avec 19 députés contre 15 au Parlement national mais 1 contre 3 pour le PCP au Parlement Européen, les forces semblent d’un poids relativement comparable. Qu’est ce qui vous distingue de ce parti et comment expliquez-vous vos meilleurs résultats aux élections européennes ?

Ces forces politiques nouvelles et ces mouvements émergent régulièrement et visent principalement à contenir les hémorragies de la social-démocratie, afin d’éviter un transfert massif de votes vers les partis qui se battent pour une véritable alternative de gauche. Avec un soutien important des médias dominants, ces partis ou ces mouvements sont généralement construits autour d’une personne charismatique avec un programme purement médiatique et un discours de gauche, mais dépourvu d’engagements sérieux.

Au Portugal, le Bloco de Esquerda regroupe certains secteurs de la gauche, notamment certaines franges du Parti socialiste. Mais avec son discours antisystème allié à l’absence d’un véritable projet politique alternatif, le BE parvient à capturer les votes de diverses natures idéologiques. Le BE et le PCP convergent sur plus de 90% des votes au Parlement. Par contre, nous ne suivons pas le BE dans ses conceptions réformistes de l’UE qui aboutissent souvent à un soutien explicite de l’UE, par exemple lors de l’intervention en Lybie, en Syrie ou vis à vis du Venezuela.

Les résultats des élections européennes que vous mentionnez coïncident avec des divisions au sein du BE et une transition dans sa direction, avec l’émergence d’un nouveau parti, le «Libre» qui s’est mis en avant pour servir de nouvelle arme du capital pour diviser à gauche. Pour plusieurs raisons ce projet n’a pas abouti et les projecteurs se sont de nouveau reportés vers le BE.

 Pour conclure, qu’attendez vous des prochaines échéances municipales le 1 octobre, quel jugement portez-vous sur les résultats et l’avenir de l’union de la gauche dans votre pays ? 

Les élections à venir confirmeront le PCP en tant que force politique majeure au niveau municipal. Nous sommes la force politique qui se présente dans le plus grand nombre de municipalités, ce qui démontre notre forte implantation locale dans tout le pays. Nous espérons gagner plus de municipalités et renforcer le parti dans celles où nous sommes dans l’opposition.

Malheureusement, nous n’arrivons pas à conserver le même score qu’aux municipales aux élections législatives pour le parlement national. Ceci dit, le PCP augmente son score depuis 2002. Avec notre travail, nous espérons pouvoir aller plus loin et mobiliser plus de travailleurs pour renforcer le PCP et donner plus de poids à ceux qui défendent un véritable changement politique dans notre pays.

La question des alliances ne se pose pas en ce moment. Le PCP continue avec son projet qui est connu de la population portugaise. C’est pour ce projet unique et pour les propositions de politiques concrètes qu’il importe que nous nous battions. Le résultat électoral dictera la possibilité et la portée des accords à faire.

 

 

  1. Dans son sens original, geringonça désigne une invention « mal foutue », peu solide et destinée à se désagréger ; utilisée par un ex-député social-démocrate (PSD), pour désigner la solution de gouvernement du PS soutenu par les partis à sa gauche – jugée précaire et artificielle – la « geringonça » a été rapidement adoptée par tous, ayant été sacrée mot de l’année 2016 au Portugal. Dans la dimension politique qu’elle a acquise, la « geringonça » contredit son sens étymologique, résistant déjà depuis environ dix-huit mois à la désagrégation promise aux inventions brinquebalantes qu’elle désigne

L’Union européenne est devenue un domaine allemand – Entretien avec Zoe Konstantopoulou

Zoé Konstantopoulou a été membre de Syriza et présidente du Parlement grec au plus fort de la crise de 2015. Autrefois proche d’Alexis Tsipras, elle a rompu avec lui et avec son parti à la suite de ce qu’elle appelle “la trahison” de juin/juillet 2015 et la soumission de la Grèce aux exigences de ses créanciers. Par la suite, elle a fondé son propre mouvement Plefsi Eleftherias [Trajet de liberté, ndlr] qui vivra bientôt une convention nationale importante. Nous avons souhaité l’interroger sur son récit de la crise grecque, sur la question de la sortie de l’euro et sur le caractère colonial de la domination allemande sur la Grèce et le reste de l’Union européenne.

 

LVSL : Vous avez été présidente du Parlement grec avant de quitter Syriza au moment du référendum de 2015 et de l’acceptation du nouveau mémorandum par le gouvernement d’Alexis Tsipras. Pouvez-vous revenir sur les raisons qui vous ont conduite à rompre avec Syriza ?

Il faut préciser les faits. Le référendum a été proclamé fin juin 2015 lors d’une séance du Parlement grec, séance que je présidais. C’était le premier référendum proclamé en Grèce depuis la fin de la dictature. Je suis très fière d’avoir présidé cette séance. C’était un moment de démocratie, un moment où le peuple a eu l’opportunité, pour la première fois, de se prononcer sur ces politiques catastrophiques et tout à fait criminelles qu’il subissait. Le référendum effectué le 5 juillet 2015 a envoyé un signal très clair pour le gouvernement et pour les députés Syriza : il fallait rompre avec les créanciers, rejeter l’accord qu’ils avaient avancé sous forme d’ultimatum. Je vous rappelle que fin juin 2015 les créanciers et la Commission européenne nous ont dit que la Grèce avait quarante-huit heures pour rejeter ou accepter cet accord. Devant une telle pression, on a donné au peuple le droit de choisir. Et il a décidé de rejeter l’ultimatum.

“Ma première lecture des faits, c’était que Tsipras avait capitulé sous la pression des créanciers. Aujourd’hui, je suis convaincue qu’il avait décidé bien avant le référendum de conclure un accord.”

Ensuite, le lendemain du vote, Alexis Tsipras a convoqué les chefs des groupes parlementaires pour un conseil présidé par le Président de la République Hellénique, et c’est lors de ce conseil des chefs de partis  – auquel participaient tous les partis corrompus de l’ancien régime soutenant le mémorandum – qu’ils ont décidé de ne pas respecter le résultat du référendum. Ceci n’a été su que plus tard, car ce conseil s’est tenu à huis-clos.  Par la suite, Tsipras a préparé la capitulation, en introduisant une loi le 10 juillet 2015 qui permettait au ministre des Finances de signer un accord qui allait dans le sens inverse du résultat du référendum. Ma première lecture des faits, c’était que Tsipras avait capitulé sous la pression des créanciers. Aujourd’hui, je suis convaincue qu’il avait décidé bien avant le référendum de conclure un accord, et qu’il l’a utilisé comme prétexte en espérant que le peuple vote « Oui », pour pouvoir justifier sa décision. Finalement, il a été obligé de faire avec le « Non », mais s’en est tenu à son plan initial, contre le programme et les engagements de Syriza. Il a introduit au Parlement trois lois identiques à celles que Syriza avait pourtant combattues lorsque nous étions dans l’opposition, permettant la liquidation complète de la propriété publique, de nouvelles coupes budgétaires sur les retraites, des procédures de saisie par les banques des propriétés des Grecs. C’est-à-dire des mesures encore pires que celles rejetées par le peuple.

Zoé Konstantopoulou lorsqu’elle était présidente de la Vouli

En tant que Présidente du Parlement, je me suis prononcée contre ces lois, j’ai voté contre chacune d’entre elles. Tsipras a donc dissout le Parlement de manière soudaine. L’intention était de provoquer de nouvelles élections précipitées, et de raccourcir les délais, pour ne pas donner le temps à ceux qui défendaient le résultat du référendum de s’organiser contre cette trahison. Je vous signale pourtant que le 30 juillet 2015, il y a eu un Comité Central de Syriza où Tsipras a dit au parti qu’il ne provoquerait pas d’élections, en échange de quoi le parti ne devait pas se prononcer pour ou contre le mémorandum. Il est clair pour moi que c’était une trahison. Après la dissolution du Parlement, j’ai quitté Syriza et j’ai coopéré, en tant que candidate indépendante, avec Unité populaire pour les élections législatives anticipées du 20 septembre 2015. Tsipras a converti le parti à sa décision, et l’a conduit à accepter de violer ses engagements et à défendre les politiques que nous étions censés combattre. Tsipras, ainsi que ceux de Syriza qui sont restés avec lui (une grande partie ayant démissionné), ont violé tout notre travail, toutes les luttes et les mouvements sociaux sur lesquels Syriza se basait.

LVSL : Au plus fort de la crise, la Grèce semblait n’avoir d’autre choix que de se plier aux exigences de ses créanciers ou de sortir de l’euro et de faire défaut sur sa dette. Existait-il une alternative ? La sortie de l’euro était-elle un risque à prendre pour être crédible dans les négociations ?

Face à une menace qui met en danger tout un peuple, qui se dirige contre la démocratie, contre la liberté des Grecs et contre la souveraineté d’un pays, la seule alternative démocratique c’était la résistance. De plus, c’était l’engagement absolu et le mandat de Tsipras et de Syriza, mandat renouvelé par le résultat du référendum. La question de la monnaie est une question absolument subsidiaire à celle de la démocratie. Les monnaies ne sont que des outils au service de la prospérité des sociétés. Ce qui était menacé lors du référendum c’était la démocratie. Chaque gouvernement démocratique a l’obligation d’utiliser tous les moyens à sa disposition pour défendre le peuple. L’abolition souveraine d’une dette qui s’avère illégitime, illégale, odieuse et insoutenable, était parmi les impératifs du gouvernement. La restitution d’une souveraineté monétaire pour lutter contre l’extorsion par les créanciers était aussi une arme du gouvernement.

“Ce qui était menacé lors du référendum, c’était la démocratie. Chaque gouvernement démocratique a l’obligation d’utiliser tous les moyens à sa disposition pour défendre le peuple.”

La question n’est donc pas économique ou monétaire, c’est une question de souveraineté et de démocratie. Si une monnaie se retourne contre la population, si les coupures de liquidité sont utilisées pour l’extorquer, alors le gouvernement doit sans aucun doute tout faire pour lutter contre cela. Il est clair que le comportement des créanciers et des organes européens était en violation des traités de l’Union européenne. Menacer la population de privation de nourriture et de médicaments, si elle votait « non », était même un acte de guerre. Il y avait donc une obligation absolue d’être ferme face à cela et d’employer tout moyen possible pour protéger le peuple, que ce soit les réserves de la Banque centrale ou le recours à une monnaie nationale, quitte à prendre le risque de sortir de l’euro. Ce n’était pas juste un droit du gouvernement, c’était son devoir.

LVSL : Depuis le drame grec, l’Union européenne semble se déliter progressivement, ainsi que l’a montré le référendum sur le Brexit. Le chaos qu’on avait d’ailleurs annoncé pour les Britanniques n’a finalement pas eu lieu. Les Grecs ne se sont-ils pas fait peur de façon exagérée en ce qui concerne les conséquences d’une rupture avec l’ordre européen ?

Le peuple grec n’a pas eu peur. Au contraire, malgré les menaces, malgré la propagande, malgré la fermeture des banques. Il s’est prononcé de manière courageuse. Le peuple britannique non plus n’a pas eu peur. Cela montre que dans l’Histoire, ce sont les peuples qui prennent les décisions courageuses. Et je pense que ce sont les leaders qui respectent les décisions courageuses de leur peuple qui restent dans l’histoire. A mon avis, les Grecs ont été trahis d’une manière inouïe par Tsipras et son entourage. Le fait d’avoir été trahi ne diminue pas le poids de sa décision, qui est toujours valable. La leçon à tirer du référendum grec, c’est que rien n’empêchera les gens de revendiquer leur liberté. La seule chose qui les ralentit aujourd’hui, car je reste optimiste pour l’avenir, c’est un leader qui est un traître.

“Le viol des mandats électoraux est malheureusement une culture de l’Union européenne, comme vous l’avez expérimenté en France en 2005.”

Pour le Brexit, j’étais parmi celles et ceux qui, dès le début, disaient qu’il faudrait respecter le résultat du référendum britannique. Parce que le viol du résultat d’un référendum, comme en Grèce, est un précédent extrêmement grave pour l’Europe. Le viol des mandats électoraux est malheureusement une culture de l’Union européenne, comme vous l’avez expérimenté en France en 2005. C’est une culture d’édification de structures qui contournent les procédures démocratiques. On réduit les élections à un caractère purement décoratif – c’est le cas du Parlement européen. Le résultat de cette culture a été un monstrueux édifice antidémocratique : l’Union européenne d’aujourd’hui.

LVSL : L’acceptation du mémorandum par Alexis Tsipras a été un coup de massue terrible pour les gauches européennes puisqu’elle a permis de valider le discours du TINA (There Is No Alternative) des néolibéraux. La gauche grecque semble elle-même en miettes au regard des derniers sondages en Grèce…

Tout d’abord, Alexis Tsipras n’est pas la gauche. Malheureusement, beaucoup de forces de gauche européennes continuent de le prétendre et insinuent donc que la gauche se soumet au néolibéralisme et aux politiques antisociales. Ces forces de gauche continuent de coopérer avec le gouvernement Tsipras et à le soutenir malgré sa complicité avec les créanciers. Mais ce n’est pas ça, la gauche. Le comportement de Tsipras, de Syriza, et de ceux en Europe qui ne s’en distancent pas, est ce qui à mon avis a donné un coup fatal à la gauche dans toute l’Europe.

“J’ai la même approche que Jean-Luc Mélenchon : ce n’est pas l’heure de la gauche, mais celle du peuple et des citoyens. C’est l’heure d’une prise de conscience et d’une émancipation des sociétés.”

Le terme même de « gauche » a été souillé et violé par les politiques de Tsipras. Il y a donc un vrai devoir pour la gauche de repenser sa propre existence, avant de demander un renouvellement de la confiance qu’on lui accorde. Là-dessus, j’ai la même approche que Jean-Luc Mélenchon: ce n’est pas l’heure de la gauche, mais celle du peuple et des citoyens. C’est l’heure d’une prise de conscience et d’une émancipation des sociétés. Ensuite seulement, il pourra y avoir retour de la gauche. Parler de la gauche sur la base d’une société détruite comme la société grecque ne rend service ni à la gauche ni à la démocratie.

Zoé Konstantopoulou était présente aux universités d’été de la France insoumise aux côtés de Jean-Luc Mélenchon

LVSL : Y-a-t-il alors un espace pour construire un mouvement qui puisse redonner de l’espoir à la population grecque ?

La société est en avance sur la politique là-dessus, elle est bien plus radicale. Il faut quitter les vieilles recettes en vigueur au sein des partis. Les vraies initiatives de rupture et d’édifications démocratiques proviendront de la reprise du pouvoir des citoyens. Il s’agit alors pour nous de créer les conditions pour faciliter ce processus. C’est ce que je fais en Grèce, c’est ce que fait Jean-Luc Mélenchon en France, c’est ce que font les acteurs européens réunis autour du Plan B.

LVSL : Vous lancez votre mouvement à la rentrée. Qu’apporte-t-il de nouveau ? Est-ce que vous avez été inspirée par des expériences étrangères ?

Nous avons lancé Plefsi Eleftherias [Trajet de liberté, ndlr] il y a un an et nous préparons maintenant une rencontre de travail au niveau national pour octobre. C’est un pas décisif pour le mouvement. On revendique le pouvoir, on ne prétend pas être seulement un mouvement social, mais aussi un parti. Seulement, nous voulons opérer de manière ouverte, par la démocratie directe. J’ai soutenu La France insoumise depuis le début, et je pense que ce mouvement constitue un exemple : donner la parole aux citoyens en ayant confiance en la démocratie. Le Trajet de liberté est un mouvement sur plusieurs niveaux, qui prend des initiatives pour créer d’autres mouvements, comme « NON à leurs Ouis », qui défend le résultat du référendum et la propriété publique contre les privatisations. Il y a aussi l’initiative « Justice pour Tous », qui intervient lors des grandes affaires de justice qui touchent à l’intérêt publique. A travers elle, nous sommes intervenus notamment dans l’affaire des Réparations Allemandes, dues par l’Allemagne à la Grèce à cause des deux Guerres Mondiales. Nous avons déposé une plainte contre le gouvernement grec et le Président de la République Hellénique pour ne pas avoir revendiqué ces réparations, qui excèdent 341 milliards d’euros. C’est-à-dire plus que la dette. Cette somme, calculée par le ministère des Finances avant le mandat de Syriza, ne rentre jamais dans les négociations diplomatiques du gouvernement.

“Toute l’Union européenne est au service des intérêts de l’Allemagne (…) C’est une forme de néocolonialisme qui installe un régime de la “dettocratie” et a pour but la soumission totale des gouvernements et des peuples.”

Nous sommes aussi intervenus dans l’affaire Siemens, qui est un grand scandale de corruption : pendant deux à trois décennies, les représentants des deux partis qui gouvernaient la Grèce – PASOK et Nouvelle Démocratie – ont reçu des cadeaux pour donner des contrats publics à Siemens. L’affaire n’est jugée que maintenant, vingt ans après, alors que la prescription approche. Nous intervenons aussi dans l’affaire de la falsification des statistiques grecques par l’ancien chef de l’Agence de statistiques en liaison avec la Commission Européenne et Eurostat, affaire dans laquelle la Commission Européenne intervient publiquement pour que l’ancien chef de l’Agence soit acquitté, sans aucun égard pour l’indépendance de la justice grecque. Enfin, nous intervenons pour le dédommagement de la Grèce pour les crimes et les dommages causés par les créanciers, qui ont participé au surendettement du pays. Ces initiatives sont connectées  à notre mouvement, mais indépendantes. On multiplie les forces et les initiatives, ce qui permet la participation et la mobilisation de gens qui ne souhaitent pas adhérer à un parti, mais qui veulent se mobiliser à travers ces mouvements.

LVSL : A vous entendre, on a un peu l’impression que la Grèce est une colonie allemande. C’est le cas ?

Oui, et je dirai que toute l’Union européenne est devenue un domaine allemand. Toute l’Union est au service des intérêts de l’Allemagne. Il faut se mobiliser au niveau européen contre cela. Ce qui s’est installé en Grèce n’est rien de moins qu’un nouveau totalitarisme, avec des moyens économiques et bancaires. C’est une forme de néocolonialisme qui installe un régime de la « dettocratie » et a pour but la soumission totale des gouvernements et des peuples.

LVSL : Un mot sur l’international. Comment percevez-vous l’autoritarisme croissant du régime turc ? Est-ce une des motivations qui poussent les Grecs à rester arrimés au bloc Otan-Union européenne ?

L’accord entre l’UE et la Turquie au sujet des réfugiés prouve que l’UE n’a aucun problème à s’allier avec la Turquie, en violation directe des droits de l’Homme et du droit d’asile. La militarisation d’un problème humanitaire a été un choix commun entre l’UE, l’OTAN et Ankara. Le fait que la Grèce  participe à cette politique homicidaire montre justement que la critique envers les politiques antidémocratiques et autoritaires du gouvernement Erdogan n’est qu’une façade. J’ai défendu toute ma vie les droits de l’Homme et je sais que s’il y a un principe primordial dans les affaires internationales, c’est que s’il y a un État qui viole les droits de l’Homme, les autres États doivent couper les relations avec cet État. Aujourd’hui, on n’a pas du tout cette stratégie, précisément parce que l’Union européenne ne s’oriente pas vers la protection des droits de l’Homme et la Démocratie, mais vers les intérêts financiers et banquiers, notamment et surtout les intérêts allemands.

LVSL : Au plus fort de la crise grecque, Alexis Tsipras a rencontré Vladimir Poutine en Russie, ce qui avait conduit les observateurs à spéculer sur un rapprochement Grèce-Russie. Ce rapprochement était-il réel ? La Russie constitue-t-elle une alternative géopolitique pour la Grèce ?

Je n’ai jamais eu l’impression d’une perspective de coopération entre Tsipras et la Russie. J’ai même eu l’impression contraire quand j’étais Présidente du Parlement. Cela dit, l’émancipation des peuples ne passe pas par un changement de protecteur, mais par les forces des peuples eux-mêmes. Je ne soutiens aucune émancipation qui dépendrait d’une force extérieure. A mon avis, les vraies alliances sont édifiées au sein des peuples, ce sont eux qui peuvent bouleverser les rapports de forces internationaux. C’est pourquoi nous devons, en tant que force politique active, créer les conditions de mouvements citoyens internationaux et régionaux qui feront pression de manière décisive sur les gouvernements et les organisations internationales.

 

Entretien réalisé par Vincent Dain, Léo Rosell et Lenny Benbara

Portugal : une fin de l’austérité en trompe-l’oeil – Entretien avec Cristina Semblano

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Bairro do Aleixo (Porto)

Cristina Semblano est Docteur ès Sciences de Gestion par l’Université de Paris I, Panthéon-Sorbonne et membre du Bureau National du Bloco de Esquerda, un des partis de la gauche radicale portugaise. Elle est chef du Service Etudes et Planification à la succursale de France de la Caixa Geral de Depósitos, banque publique portugaise. Elle a enseigné l’économie portugaise à l’Université de Paris IV- Sorbonne.

Depuis un an et demi environ, le Bloco de Esquerda, parti de gauche radicale dont vous êtes membre, et le Parti Communiste Portugais, qui ont totalisé près de 20% des voix aux dernières élections législatives, soutiennent de façon critique le gouvernement d’António Costa, issu du PS Portugais. Quel bilan faites-vous de cette année de soutien sans participation au gouvernement ?

C’est, en effet, depuis environ dix huit mois qu’un gouvernement minoritaire socialiste soutenu, au  Parlement, par les partis à sa gauche, Bloco de Esquerda, Parti Communiste et Verts, gouverne le Portugal et ceci contre la volonté du président de la République d’alors, la droite en général et une bonne partie du parti socialiste lui-même qui aurait préféré avoir donné son soutien à un gouvernement de droite. Acteur essentiel du processus qui a mené à la situation actuelle, le Bloco de Esquerda ne peut que se réjouir du bilan de cette longue d’année de « coopération critique », moins par l’ampleur des conquêtes que celle-ci a permis d’obtenir que par les catastrophes supplémentaires qu’elle a su éviter. En effet, la poursuite au gouvernement de la coalition de droite qui pendant quatre années avait  appliqué au pays un programme de destruction massive, allant au-delà du dur mémorandum de la Troïka, signifierait la poursuite de la destruction du pays, de sa vente aux enchères, de l’appauvrissement de sa population qui est déjà l’une des plus pauvres de l’UE et de la zone euro. Cela aurait aussi conduit à la poursuite de la dérégulation du droit du travail, déjà fortement déréglementé par les quatre années de gouvernance de la droite radicale et au creusement des inégalités…

En nous proposant de soutenir le gouvernement, moyennant un accord de principe préalable portant sur certains thèmes qui nous tenaient à cœur –  et des négociations au coup par coup –   nous avons pu faire en sorte que soient rétablis les salaires des fonctionnaires amputés par la Troïka, les 35 heures dans la fonction publique, les  quatre jours fériés qui avaient été supprimés. Cela a également permis l’augmentation graduelle du salaire minimum – lequel, de 505 euros alors, est monté à 557 euros depuis le 1er janvier  et doit poursuivre son augmentation pour atteindre 600 euros à la fin de la législature. Nous avons pu revaloriser certaines pensions, élargir les critères d’attribution des minima sociaux et des allocations familiales et de chômage, ce qui a touché des milliers de personnes que le gouvernement de droite avait fait sortir du périmètre des bénéficiaires. Nous avons, par ailleurs, pu contribuer à faire marche arrière sur certaines privatisations (comme les concessions au privé des transports collectifs de Lisbonne et Porto) ou à réduire leur ampleur (avec, par exemple, l’accroissement à 50%  de la part détenue par  l’Etat dans la Compagnie nationale aérienne, qui venait d’être privatisée en catimini par le gouvernement de gestion de la droite). Des milliers de familles ont pu bénéficier du tarif social de l’énergie et une taxe a été instaurée sur l’énergie et les banques. En ce moment, nous nous battons pour que les travailleurs qui exercent une activité permanente pour l’Etat soient intégrés dans la fonction publique.

Enfin, du point de vue sociétal, nous avons pu rétablir le statut quo en ce qui concerne l’interruption volontaire de grossesse que la droite avait remis en cause en instituant un ticket modérateur et l’obligation pour la femme qui désirait avorter  de suivre un parcours psychologique. Nous avons légalisé l’adoption pleine pour les couples homosexuels et fait voter la loi sur la procréation médicalement assistée pour toutes les femmes, indépendamment de leur état civil ou de leur orientation sexuelle.

Le chemin parcouru est bien timide eu égard à ce que nous aurions souhaité, mais il faut tenir compte du fait qu’en barrant le chemin à la droite radicale, nous l’avons empêché de poursuivre sa politique de paupérisation/destruction, menée de concert avec les institutions européennes et le FMI,  tout en inversant certaines dispositions relatives aux revenus et en permettant l’adoption d’autres mesures au bénéfice de la population et du pays. Cette situation n’a été possible que grâce au score des partis de la gauche de la gauche aux élections législatives, lesquels, forts de 20%, ont pu proposer au parti socialiste, sorti minoritaire des élections face à la droite, un soutien parlementaire moyennant l’acceptation par ce dernier d’accords a minima. On ne peut, en effet, comprendre la possibilité de la naissance de la « geringonça »[1] au Portugal qu’à la lumière du  contexte spécifique dans lequel  elle a vu le jour :   celui, d’une part, d’un parti socialiste sorti minoritaire des élections, après quatre années d’austérité, et qu’un soutien à la coalition minoritaire, mais gagnante, de la droite, n’aurait pu que pasokifier ; et celui, d’autre part, de l’important score obtenu par la gauche de la gauche. En effet, si le parti socialiste avait eu la majorité absolue aux élections, il gouvernerait avec le programme le plus néolibéral de son histoire ; mais, en l’occurrence, les rapports de force n’étaient pas en sa faveur et il jouait sa survie s’il n’acceptait pas de répondre à l’offre de sa gauche qui a saisi là une occasion historique pour barrer le chemin à la droite et contraindre le parti socialiste à des mesures qu’il n’était pas prêt d’embrasser.

Cela dit, la « geringonça »1 n’est pas un gouvernement d’union de la gauche, mais un gouvernement du parti socialiste soutenu par les partis à sa gauche. Ce soutien est critique et le Bloco de Esquerda a déjà pu le refuser en votant contre des propositions du gouvernement. Pour pouvoir intégrer un gouvernement du PS – ce que ce dernier avait initialement proposé aux partis à sa gauche, mais que ces derniers n’ont pas accepté  – il aurait fallu négocier  des mesures bien plus audacieuses que celles qu’il a été possible de négocier. Ces mesures impliqueraient, au niveau du Bloco,  une remise en cause des traités européens et l’exigence de renégociation de la dette, toutes choses difficilement envisageables pour un parti qui a fait du respect des traités européens et de ses règles, la condition préalable à l’ouverture de négociations avec les partis à sa gauche.

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Le Portugal a été menacé de sanctions pour déficit excessif par la Commission Européenne il y a un an environ. Malgré l’abandon des sanctions, le gouvernement portugais a du annuler certains investissements publics pour être dans les clous fixés par Bruxelles. Peut-on se débarrasser de l’austérité en agissant dans le cadre des institutions européennes ?

Au-delà du principe aberrant des sanctions qui consiste à fragiliser davantage un pays qui est déjà en situation financière fragile, au-delà de la géométrie variable qui préside aux décisions d’appliquer ces  sanctions – laquelle aboutit à épargner  un pays comme la  France, par exemple, « parce que c’est la France » (dixit Junker), au détriment d’un pays périphérique au déficit somme toute inférieur – il y a dans cette menace de sanctions qui a pesé, de façon humiliante,  sur le Portugal un aspect très curieux. En effet, la période visée par les sanctions concernait les années  2014 et 2015, soit une période où le Portugal, bon élève, a appliqué avec zèle les politiques de la Troïka et ses recommandations – notamment dans le cadre du programme d’ajustement (2011-2014). C’est dire qu’en sanctionnant le Portugal comme elle menaçait de le faire, la Commission Européenne s’apprêtait en fait à sanctionner le résultat des politiques d’austérité qu’elle avait préconisées,  et ce faisant, à se sanctionner elle-même. La volonté d’appliquer des sanctions au Portugal ne peut cependant être comprise si l’on ne se réfère pas au contexte  politique nouveau  qui la sous-tend, à savoir celui d’un parti socialiste minoritaire porté au pouvoir par la gauche de la gauche et bénéficiant de son soutien.  Or, c’est bien cette alliance jugée contre nature du  parti socialiste qu’il s’agissait de sanctionner. Comment admettre en effet que des partis qui mettent en cause les Traités européens puissent influencer un gouvernement, quand bien même celui-ci se dit être leur garant ? Surtout si ce dernier a pu, même dans le cadre strict de ces traités montrer qu’il était possible, malgré tout, de revenir sur les salaires coupés, la baisse de la durée du temps de travail, qu’il était possible d’augmenter le salaire minimum et instituer, finalement, des mesures en faveur des plus démunis ?  En effet, il faut avoir présent à l’esprit que si la droite était restée au pouvoir, il y aurait eu un approfondissement des mesures d’austérité dans la droite ligne des desiderata de la CE et du FMI…

Cela étant, une fois précisé  le contexte politique des sanctions et pour répondre  maintenant de façon directe à votre question, je dirai très fermement  non, on ne peut pas se débarrasser de l’austérité en agissant dans le cadre des institutions européennes, car les traités européens – Traité de Maastricht, Pacte de Stabilité et à un degré supérieur dans l’escalade, le TSCG –, en  soumettant les politiques publiques des pays à l’atteinte d’objectifs financiers de déficit et de dette, ont figé l’austérité en lui donnant un caractère perpétuel. Si un Etat veut procéder à des investissements et que leur financement met en cause le respect du  ratio dette publique/PIB, il ne pourra le faire sans enfreindre les traités et s’exposer à des sanctions. De même, la décision d’embauche de nouveaux fonctionnaires, en pesant sur les dépenses publiques, se heurte sans cesse à l’obligation de respecter la barrière des 3% de déficit public et ce d’autant plus que l’on sera en période de crise ou de faible croissance, caractérisées par la chute des  recettes fiscales…

Vous pouvez trouver contradictoire – et je vous l’accorde volontiers- que ce que je viens de dire – à savoir que l’on ne peut se débarrasser de l’austérité dans le cadre des institutions européennes – n’est pas en phase  avec ce que j’ai soutenu par ailleurs, à savoir que le nouveau gouvernement portugais, soutenu par la gauche de la gauche,  a pu, malgré tout, prendre des mesures en faveur de la population, sans mettre en cause les engagements européens. Il faut dire, à ce propos, que  le travail accompli a été essentiellement de rétablir des revenus qui avaient été coupés. Mais il reste presque tout à faire. Les inégalités très importantes qui préexistaient à l’application du mémorandum et qui se sont creusées  avec ce dernier persistent, la pauvreté et l’extrême pauvreté sont parmi les  plus importantes des pays de l’OCDE, le chômage, même s’il a décru  de façon significative, est encore important (+ de 10%) et le travail est de plus en plus précaire. L’émigration se poursuit, alors qu’elle a atteint les dernières années des flux semblables  à ceux observés pendant  la dictature  et de la guerre coloniale. Il reste à  « détroikiser » le Code du travail des mesures ayant facilité les licenciements et changé les règles de leur indemnisation, à revenir sur les règles de rémunération des heures supplémentaires et à faire rentrer des milliers de salariés dans le cadre de conventions collectives du travail desquelles ils ont été exclus…

C’est pourquoi si l’atteinte en 2016 du plus petit déficit public de l’histoire de la démocratie portugaise (2.0%)[2] constitue un motif d’orgueil pour le gouvernement socialiste portugais, il n’en va pas de même pour le Bloco de Esquerda.  Au-delà des facteurs conjoncturels, l’histoire de ce faible déficit est davantage un motif de tristesse pour notre mouvement : car, c’est l’histoire d’un pays qui – même s’il a pu redynamiser quelque peu la consommation intérieure –  n’investit pas, d’écoles qui s’écroulent, d’universités qui sont au bord de la faillite, d’hôpitaux qui manquent cruellement de personnel… C’est l’histoire d’un pays où la qualification de la main d’œuvre est très faible,  les salaires sont très bas et les écarts de salaires, de revenus et de fortune obscènes.

Mais c’est surtout l’histoire d’un pays qui reste amarré à un modèle de développement qui ne peut que le pousser inexorablement vers le fond : un modèle basé sur des productions à faible valeur ajoutée et bas salaires, qui dans le cadre de la division internationale du travail voulue par la mondialisation et de la dépossession de la politique monétaire découlant de son appartenance à la zone euro, le lancent dans une course poursuite prix-salaires sans merci. Revoir ce modèle de développement, notamment en améliorant la formation de sa population, est indispensable pour le Portugal. Cela ne peut se faire néanmoins en l’absence de gros investissements publics rendus impossibles dans le cadre des traités européens et d’une renégociation de la dette. Absorbant des sommes équivalentes au budget de l’éducation et supérieures à celles du budget de la santé,  le seul service de la dette consomme des ressources qui étranglent le pays et l’empêchent de se restructurer. Notons, pour conclure,  qu’il ne s’agit pas de la dette d’un peuple qui aurait vécu au-dessus de ses moyens, car – rappelons-nous –  il s’agit d’un des peuples les plus pauvres de l’UE, mais d’une dette à l’augmentation de laquelle le processus même de construction européenne n’est pas étranger et qui a explosé lors de la crise financière et du sauvetage des banques par l’Etat voulue par l’Union Européenne…

Crédits Photo :
Des petits porteurs du BES
manifestent à l’entrée du Ministère des Finances (27/08/2015), un an
après l’effondrement de la deuxième banque privée du Portugal

En Italie, l’État met actuellement en place un plan de sauvetage des banques italiennes, et notamment de Monte Dei Paschi di Siena, la plus vieille banque européenne, du fait d’un excès de titres pourris dans leur bilan après cinq an de crise économique. On sait que les banques portugaises sont elles aussi très fragiles et que les épargnants portugais sont exposés à une faillite de ces banques. Craignez-vous un effondrement du système bancaire ? L’État portugais peut-il encore sauver les banques portugaises ?

Pour comprendre la situation actuelle des banques portugaises, nous devons faire un bref retour en arrière, aux années 1990 : en premier lieu, la libéralisation des marchés financiers et leur déréglementation se sont traduites par un essor vertigineux du crédit distribué par les banques au Portugal ; deuxièmement, ce crédit s’est dirigé majoritairement vers les secteurs protégés de l’économie et, au premier chef, le bâtiment  et l’immobilier qui bénéficiaient de perspectives de rentabilité plus importantes dans le cadre du processus de déflation asymétrique induit par les critères de Maastricht ;  troisièmement, le Portugal a connu depuis le début du siècle une quasi-stagnation économique, conséquence de son haut niveau  d’endettement mais aussi  de son adhésion à  l’euro, avec la perte de compétitivité qui en a été le corollaire. C’est dans ce contexte d’une économie stagnante coexistant avec un  secteur financier omniprésent où les bilans des banques portugaises regorgeaient de crédits financés par leurs congénères françaises, allemandes, italiennes, que survient la crise qui a fini par déboucher sur  l’intervention de la Troïka. Les politiques pro-cycliques [NDLR : qui renforcent le cycle, à la baisse ou à la hausse] imposées par le mémorandum, en faisant peser une austérité brutale sur une économie déjà à bout de souffle, ont aggravé la situation des agents économiques  et fait exploser  les créances douteuses dans les bilans des banques[3].

Cela étant, les banques portugaises ont bénéficié d’importantes aides publiques[4] : ces dernières représentaient déjà- sans compter les garanties accordées par l’Etat – plus de 10% du PIB fin 2015 et expliquaient près de 20% de l’accroissement de la dette publique dans la seule période 2008-2014.

Est-ce à dire, pour répondre directement à votre question,  qu’avec toutes les  aides dont elles ont  bénéficié, les banques ne représentent  plus un danger pour le système financier et donc les contribuables et les épargnants ? On ne saurait l’affirmer, les fragilités des banques portugaises tenant essentiellement à deux  facteurs : un niveau encore très élevé de créances douteuses (les NPL représentent environ  20%  des encours de crédit, notre pays n’étant dépassé à ce titre que par la Grèce et l’Italie au sein des PIIGS)  et un niveau d’endettement extérieur  très important. Dans ces circonstances et, compte tenu des transferts très substantiels  déjà réalisés  vers le  secteur bancaire d’une part (auxquels il faut ajouter  un nouveau renforcement de capitaux propres dans la banque publique en 2017) et des responsabilités qui pèsent sur l’Etat dans ce domaine (garanties, participation au Fonds de résolution des banques) il n’est pas exclu que l’Etat ait encore à intervenir.  Cela poserait de véritables problèmes, compte tenu de la dette  publique qui, à plus de 130% du PIB, est déjà l’une des plus élevées de la zone (la troisième  après la Grèce et l’Italie) et dans un contexte où la dette privée et la dette extérieure sont parmi les plus élevées au monde. Ceci en dehors du fait que l’on voit mal comment on pourrait encore faire peser de nouvelles mesures d’austérité, sur un peuple qui a déjà été saigné à blanc….

Pour conclure, je dois dire que le gouvernement de la droite qui a exécuté le mémorandum n’a pas pris les mesures qu’il fallait, ayant laissé au nouveau gouvernement la résolution des problèmes de certaines banques qu’il avait dissimulés, en ayant compté, à cet égard, sur la  complicité de la Banque du Portugal, ceci pour pouvoir faire, en mai 2014, une  sortie sèche du programme du mémorandum, en honorant sa réputation de bon élève de la Troïka. Cependant et, malgré les problèmes bancaires hérités, nous considérons que le  gouvernement actuel n’a pas pris les bonnes décisions, ayant obtempéré,  sans sourciller, à la volonté de la BCE et de la Commission européenne (DGComp) qui a imposé à notre pays des solutions qu’elle n’a pas imposées ailleurs et dont certaines ont d’ailleurs été testées pour la première fois au Portugal (comme c’est le cas de la mesure de résolution appliquée à la deuxième banque privée du pays qui s’est effondrée en août 2014). En fait les banques portugaises ont servi la stratégie de renforcement des grands groupes bancaires privés européens (cas du Banif vendue sur injonction de la DGCom à Santander Totta ou de la BPI passé sous le drapeau du catalan La Caixa[5]),  ou du capital international (comme c’est le cas récent du Novo Banco[6] en cours de vente, à hauteur de 75%, à un fonds immobilier spéculatif étasunien et où l’Etat conserve 25% du capital par le biais du fonds de résolution).

Depuis la crise, le Portugal n’a cessé de nationaliser les pertes des banques pour ensuite les renflouer et les vendre enfin en solde ou même les offrir (voire payer pour les offrir) au privé. Et, dans cette nouvelle configuration, on peut de moins en moins parler de banques portugaises, le secteur bancaire étant, dorénavant,  à 60% dans les mains du capital étranger.  A ce jour,  il ne reste seulement en effet que trois banques portugaises : le groupe public, Caixa Geral de Depósitos, et deux petites banques mutualistes, le Montepio Geral et la Caixa Agrícola[7]. Ce qui reste de  la banque portugaise des PME est actuellement sous le coup d’un processus de vente à un  hedge funds immobilier américain. C’est lui qui va décider du crédit des PME portugaises. Selon quels critères cette décision sera-t-elle prise ?  De même, comment seront traités, et selon quel ordre de préférence, les besoins des clients des anciennes banques portugaises appartenant maintenant à des grands groupes bancaires privés espagnols dont les centres de décision se trouvent à Madrid  ou à Barcelone ?

Pour le Bloco de Esquerda, il ne fait  aucun doute : le secteur financier doit être nationalisé. Seul un secteur bancaire public peut être le garant de la sauvegarde de la souveraineté nationale et de l’intérêt collectif. Les décisions concernant les banques ne peuvent être laissées dans les mains de la BCE et de la CE.

 

Des élections locales vont avoir lieu le 1er octobre  2017. Les positions politiques respectives du PCP et du Bloco de Esquerda semblent s’être rapprochées depuis la crise grecque, notamment sur la critique des institutions européennes. Assisterons-nous à un front des gauches au cours de ces élections ?

Notre critique des  institutions européennes ne date pas de la crise grecque, elle a pu, tout au plus, monter en puissance après cette crise. Une chose est sûre : s’il devait être confronté à une situation semblable à ce qui fut celle du gouvernement grec à l’été 2015, le Bloco de Esquerda ne capitulerait pas : plutôt que de céder au chantage de l’Europe, il quitterait l’Europe. Notre mot d’ordre est d’ailleurs « plus aucun sacrifice pour l’euro ». Mais la vérité est que nous n’en sommes pas là, nous ne sommes pas (pas encore !) au pouvoir, nous limitant à soutenir de façon critique un gouvernement socialiste minoritaire qui, tout en ne voulant pas affronter l’Europe,  est lui-même la cible d’attaques des institutions européennes qui auraient préféré la poursuite de la politique de destruction de notre Etat social menée par le gouvernement qui a exécuté le mémorandum.

Cela étant et, pour répondre maintenant à votre question concernant les élections locales du 1er octobre prochain au Portugal : il  n’y a pas de listes d’union de la gauche.  Le Bloco participera  à ces élections, soit en présentant ses propres candidats, soit en soutenant des candidatures de la société civile. Une fois les élections réalisées, le Bloco pourra faire des alliances avec d’autres partis, à l’exclusion, bien entendu des partis de la droite et à condition qu’il n’y ait pas d’incompatibilité avec les principes fondamentaux de son agenda politique au niveau local.

Notre participation à ces élections prétend, en effet, contribuer, de façon décisive,  à l’ouverture d’un nouveau cycle politique au niveau local, en projetant les villes vers un nouveau rôle social et écologique, une capacité à garantir des droits essentiels à tous, à promouvoir l’inclusion, la participation citoyenne et la démocratie.

Le succès de la gouvernance locale ne doit pas, dès lors – et contrairement à ce qui se passe jusqu’ici –  être mesuré par la quantité de commandes de béton passées, mais par la satisfaction des droits des citoyens, les indicateurs d’égalité et de cohésion sociale, le développement écologique, et la participation citoyenne aux  décisions et à la vie des communautés humaines.

[1] Dans son sens original, geringonça désigne une invention « mal foutue », peu solide et destinée à se désagréger ; utilisée par un ex-député social-démocrate (PSD), pour désigner la solution de gouvernement du PS soutenu par les partis à sa gauche – jugée précaire et artificielle – la « geringonça » a été rapidement adoptée par tous, ayant été sacrée mot de l’année 2016 au Portugal. Dans la dimension politique qu’elle a acquise, la « geringonça » contredit son sens étymologique, résistant déjà depuis environ dix-huit mois à la désagrégation promise aux inventions brinquebalantes qu’elle désigne

[2] En  mai 2017, la Commission Européenne a décidé la sortie du Portugal de la Procédure pour Déficit Excessif , dans laquelle  le pays se trouvait depuis huit ans

[3] A ces facteurs, il faut ajouter un autre, spécifique, à savoir la gestion abusive  des banques  qui trouve sa  source dans les défaillances de la supervision bancaire.

[4] Et ceci même si, seule une faible partie (eu égard aux besoins)  des prêts internationaux (UE et FMI), soit 12/78 milliards d’euros  a été réservée à la capitalisation des banques privées portugaises dans le cadre du mémorandum  (à noter que la banque publique était exclue de la possibilité d’utilisation de cette ligne de crédit –entièrement dédiée aux banques privées –devant, en cas de besoin,  se capitaliser par ses propres moyens)

[5] Ici, la main de la BCE – en exigeant à la BPI d’abandonner le gros de la participation qu’elle détenait dans sa  filiale  angolaise, d’où provenaient  80%  de ses résultats –  a forcé à la recomposition de l’actionnariat de la banque qui a abouti en fin de compte à la prise de contrôle total de son capital par La Caixa

[6] Banque de transition regroupant les actifs jugés sains du BES (deuxième banque privée du pays, ayant fait l’objet d’une mesure de résolution en août 2014).

[7] En effet, la première banque privée du pays (BCP), est dominée par les capitaux chinois et angolais, même si son siège est au Portugal.

Propos recueillis par Lenny Benbara pour LVSL

Crédits photos :

Paulo Pimenta, in Portugal é isto, Público.

Daniel Rocha,  in  Público.

Tiago Petinga,  Lusa