20 ans après le référendum de 2005 : le « non » fait la force !

© Nino Prin pour LVSL

Il y a vingt ans, le « non » de 55% des Français à la Constitution européenne soumise à référendum envoyait un message clair de rejet d’une construction supra-étatique néolibérale, technocratique et austéritaire. Ultra-majoritaire chez les classes populaires et victorieux malgré la propagande médiatique en faveur du « oui », ce vote dessinait une majorité sociale pour une autre politique, bâtie sur la souveraineté populaire et un Etat fort face à l’oligarchie et à la mondialisation. Malgré le passage en force du Traité de Lisbonne, cette majorité existe toujours et doit servir de base électorale et sociale pour la gauche. C’est en tout cas l’avis du député LFI de Loire-Atlantique Matthias Tavel. Tribune.

Vingt ans après le « non » du peuple Français au Traité constitutionnel européen le 29 mai 2005, la poutre travaille encore. L’histoire a donné raison à ceux qui ont défendu la rupture avec la construction libérale de l’Europe. Les dogmes libéraux (austérité budgétaire, libre-échange, banque centrale indépendante, soumission à l’OTAN etc.) ont montré leur incapacité à faire face aux crises comme aux défis durables. Même les libéraux ont dû les mettre parfois entre parenthèses depuis, face au Covid par exemple. 

Mais les fanatiques de la Commission européenne et leurs relais veulent persévérer avec cette boussole, « quoi qu’il en coûte » économiquement, socialement, écologiquement, démocratiquement. Car dans un contexte structurel de changement climatique, de désindustrialisation, d’impérialisme douanier des Etats-Unis, de concurrence déloyale chinoise, de sécurité collective européenne mise à mal par la guerre de Poutine en Ukraine, la poursuite du « monde d’avant » n’est ni possible, ni souhaitable. 

Un « non » populaire

Le monde d’après ne peut avoir d’autre fondement que l’exigence populaire exprimée dans les urnes du 29 mai 2005. Ce jour-là, 55% des Français votaient « non » à l’Europe libérale, avec une très forte participation de 70%, au terme d’un débat intense. Plus encore, le « non » l’emportait chez 80% des ouvriers et dans 84 départements sur 100, dans 413 circonscriptions sur 577. C’est cette « force du peuple » que l’oligarchie a voulu effacer. Sans succès.

« Le champ politique reste profondément structuré par l’onde de choc de 2005. »

Le champ politique reste profondément structuré par l’onde de choc de 2005. Au bout de vingt ans de manœuvres et fausses alternances, le camp du « oui » est à bout de souffle. L’effondrement du PS en 2017, de l’UMP en 2022, du macronisme depuis, confirme le rétrécissement continu de la base sociale du « oui » de 2005, libéral et européiste. Si les deux porte-parole du « oui » qui s’affichaient ensemble à la une de Paris Match à l’époque, François Hollande et Nicolas Sarkozy ont été élus, ils auront été le chant du cygne de leurs partis. Et la fusion de ces deux courants d’opinion dans le macronisme en aura signé l’agonie. A l’inverse, les forces politiques en dynamique sur ces vingt dernières années, en particulier la gauche radicale par le Front de Gauche puis la France insoumise, mais aussi le RN, sont directement liées au « non ». 

L’Europe austéritaire contre la souveraineté

La forfaiture de la ratification du Traité de Lisbonne par voie parlementaire en 2008 aura donné le départ d’une série de coups de force pour imposer aux peuples les choix qu’ils refusaient : référendums contournés ou piétinés en France, Pays-Bas, Irlande, Grèce ; recours à l’article 49-3 de la Constitution en France pour imposer la privatisation d’EDF-GDF, la loi El Khomri, les budgets austéritaires ou la retraite à 64 ans ; criminalisation des Gilets jaunes ainsi que des mouvements sociaux, écologistes, ou pour la paix à Gaza etc. La « normalisation » libérale de la France se fait contre la démocratie, par un néolibéralisme autoritaire dont 2005 a été la genèse. La brutalité du refus d’Emmanuel Macron de respecter le résultat des élections législatives de 2024 en écartant le Nouveau Front Populaire de la formation du gouvernement n’est que la suite logique du rétrécissement autoritaire du « oui » liée à sa minorisation dans la société française.

L’aspiration à la souveraineté n’a fait que se renforcer depuis 2005. Souveraineté populaire face à la monarchie présidentielle et aux diktats européens comme l’a par exemple exprimé l’exigence du référendum d’initiative citoyenne. Souveraineté industrielle et agricole pour produire ce dont le pays a un besoin impérieux contrairement aux pénuries subies, à la concurrence déloyale, aux délocalisations. Souveraineté sociale des salariés face à la toute puissance des actionnaires et aux licenciements boursiers ou pour reprendre les entreprises en coopératives comme les Fralib ou les Duralex. Souveraineté en matière de défense pour une politique non-alignée face à Trump et Poutine. Souveraineté énergétique et numérique pour ne plus dépendre des énergies fossiles importées au prix de soumissions géopolitiques ni du féodalisme numérique des GAFAM. Souveraineté par la planification et l’adaptation pour faire face aux incertitudes d’un climat déréglé. Et même souveraineté sur soi-même par la constitutionnalisation du droit à l’avortement ou l’exigence du droit à mourir dans la dignité.

Pour un populisme unitaire

Car vingt ans après, les leçons de 2005 sont toujours valables. Il n’y aura pas de rupture économique et sociale sans refondation démocratique, sans reprise du pouvoir par les citoyens à travers la 6e République. Il n’y aura pas de reconstruction des services publics ou de l’industrie, de bifurcation écologique sans protectionnisme, sans mise en cause du mythe de la « concurrence libre et non faussée », du libre-échange, de l’austérité budgétaire et de l’indépendance de la Banque centrale européenne. Il n’y aura pas de voix européenne pour la paix sans sortie de la soumission à l’OTAN. Pour le dire simplement, il n’y aura pas de politique de défense des intérêts populaires et de l’intérêt général sans confrontation avec les traités et institutions de l’Union européenne.

Dans nombre de pays, c’est l’extrême-droite nationaliste qui en tire profit. Elle joue sur l’ambiguïté, mélangeant un discours hypocrite prétendant défendre la souveraineté pour mieux servir de force d’appoint ou de remplacement aux oligarchies néolibérales affaiblies, en reprenant ses grandes réformes. Elle divise les intérêts populaires par le poison du racisme pour empêcher les résistances et dissimule ainsi son projet libéral derrière un vernis identitaire. L’extrême-droite n’est pas la défenseure de la souveraineté du peuple, mais de la confiscation de celle-ci pour la détourner au service de l’oligarchie. 

« Une autre leçon de 2005 est qu’il est possible de gagner à gauche contre la sainte alliance des médias dominants, de l’oligarchie qui les possède, et des forces politiques qui défendent ses intérêts. »

La France peut basculer dans le même chemin si la gauche n’est pas capable de porter haut ce qui a fait sa force en 2005, la défense de la souveraineté populaire au service d’un projet égalitaire et émancipateur. En un mot, la République jusqu’au bout.

Une autre leçon de 2005, pleine d’espoir, est qu’il est possible de gagner à gauche contre la sainte alliance des médias dominants, de l’oligarchie qui les possède, et des forces politiques qui défendent ses intérêts. Bien sûr, en 2005, les chaines d’information en continu et les réseaux sociaux n’existaient pas. Mais le matraquage médiatique pour le « oui » et pour insulter les partisans du « non de gauche » en les assimilant au FN était féroce. Et il a perdu. Dans les urnes du 29 mai 2005, le « non » était majoritaire chez les sympathisants de gauche et les voix de gauche étaient majoritaires dans le « non » français.

C’est par un discours clair, un autre projet de société autour de la souveraineté et de la dignité, centré sur la défense de toutes les classes populaires et de l’identité républicaine de la France face à la mondialisation libérale que le « non » de gauche a emporté la conviction et la victoire. Comment ? Par une campagne unitaire et citoyenne avec une multitude de comités locaux rassemblant partis, syndicats, associations et citoyens engagés autour du « non » et mêlant le meilleur de toutes les cultures de la gauche de rupture. C’est ce « populisme unitaire » qui a permis la victoire.

Dans toute l’Europe, un cordon sanitaire se forme contre la gauche

Steve Bannon, propagandiste d’extrême-droite proche de Donald Trump a étendu son offensive à l’Europe. © Gage Skidmore

Aux quatre coins de l’Europe, les partis centristes dépeignent de plus en plus la social-démocratie, même modérée, comme une menace « d’extrême-gauche ». La rhétorique outrancière sur le danger gauchiste a un objectif clair : justifier les alliances avec des partis d’extrême-droite autrefois mal vus [1].

En janvier, l’homme le plus riche du monde a offert une tribune mondiale à la dirigeante de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD), un parti d’extrême-droite. Ancienne membre de la Hayek Society, conseillère financière et toujours fervente adepte du néolibéralisme, elle ne s’est pas privée de proférer des obscénités telles que « Hitler était communiste, socialiste ».

Les propos tenus par la présidente de l’AfD, Alice Weidel, sur le site X avec Elon Musk peuvent sembler extrêmes. Pourtant, cela illustre ce qui est désormais une tendance de fond en Europe.

Cela fait déjà des années que nous regardons la classe politique traditionnelle faire tomber les derniers obstacles qui se dressent contre l’extrême-droite. Mercredi dernier, au Bundestag, les chrétiens-démocrates (CDU) et l’AfD de Weidel ont voté ensemble une motion appelant à une restriction de l’immigration. Mais aujourd’hui, la situation est telle que nous ne pouvons plus parler uniquement de la levée de ces barrières. En effet, le fameux cordon sanitaire se dresse désormais activement contre la gauche.

Par « gauche », je n’entends pas seulement les partis ayant une vocation sociale, comme nous l’avons vu récemment avec la diabolisation du Nouveau Front Populaire en France et l’exclusion des sociaux-démocrates des négociations gouvernementales en Autriche. Car ce bâillonnement s’étend également aux mouvements sociaux, aux militants pour le climat, aux ONG, aux syndicats et, plus généralement, à une société civile vitale capable de réagir contre l’alliance sans scrupules des néolibéraux et des populistes de droite.

Exclusion du pouvoir

Les effets de cette tendance sont particulièrement marqués en Autriche, où il n’y a jamais eu de véritable cordon sanitaire contre l’extrême-droite. Ici, le premier gouvernement dirigé par le Parti populaire conservateur (ÖVP), incluant le Parti de la liberté (FPÖ) post-nazi, remonte à 2000. Mais les positions relatives de ces forces ont changé. Au début de l’année, Herbert Kickl, le chef du FPÖ, est entré en négociation pour diriger un gouvernement dans lequel le parti d’extrême-droite serait le chef de file et le parti traditionnel de centre-droit, l’ÖVP, le partenaire minoritaire [ndlr : les négociations entre l’ÖVP et le FPÖ n’ont finalement pas abouti et ce gouvernement ne semble plus à l’ordre du jour, néanmoins la proximité croissante entre les deux partis demeure].

L’ÖVP avait précédemment rejeté ce scénario, entamant des discussions avec le Parti social-démocrate (SPÖ) avant de les interrompre brutalement au début de cette année. L’ancien dirigeant et chancelier de l’ÖVP, Karl Nehammer, a expliqué le point de rupture en ces termes : « À un moment donné, le dirigeant social-démocrate Andreas Babler est passé à une rhétorique de la lutte des classes et à une proposition de social-démocratie à l’ancienne. » Ainsi, même le centre-gauche traditionnel est plus diabolisé que les post-nazis. Le soi-disant centre-droit cherche maintenant un accord avec l’extrême-droite au nom de la poursuite d’un programme favorable aux entreprises sans éléments perturbateurs, et c’est ainsi que les propositions du SPÖ en matière de justice fiscale et sociale sont présentées de manière défavorable.

Alors que les négociations avec les sociaux-démocrates étaient encore en cours, Harald Mahrer, président de la chambre économique fédérale autrichienne et membre de l’équipe de négociation de l’ÖVP, a admis que « certaines personnes flirtent avec le programme économique du FPÖ parce qu’il a été en partie copié sur le nôtre et sur celui de la Fédération des industries autrichiennes », en référence au principal groupe patronal du pays. Le retrait de la Nouvelle Autriche et du Forum libéral (NEOS) de ces premières négociations – élément déclencheur, sinon cause absolue de leur échec – et la rupture définitive annoncée par l’ÖVP immédiatement après, furent tous deux motivés par les intérêts et les pressions du monde des affaires.

« Ce qui compte pour nous, c’est que le budget ne soit réformé que du côté des dépenses publiques », a déclaré Georg Knill, président de la Fédération des industries autrichiennes. En tandem avec l’extrême-droite, l’ÖVP se rallie rapidement à ce point de vue. « Avec les sociaux-démocrates, cela aurait été impossible », a conclu M. Knill. Au nom de la défense des plus riches, l’ÖVP assimile ce qu’il sait être un parti d’origine nazie, pro-Moscou, pro-AfD, pro-Viktor Orbán — en utilisant ce parti comme croquemitaine, tant que cela sert ses propres intérêts — et s’ouvre désormais à l’idée d’avoir Kickl comme chancelier.

En France, une tendance similaire est également évidente depuis un certain temps. Des forces néolibérales, comme le parti Renaissance d’Emmanuel Macron, sont prêtes à s’entendre avec l’extrême-droite – ils dînent même ensemble, comme l’a révélé l’été dernier le quotidien Libération, qui a fait état de réunions secrètes entre des personnalités du camp du président et les dirigeants du Rassemblement national, Marine Le Pen et Jordan Bardella – tout en essayant de diaboliser et d’exclure la gauche du pouvoir. Ici, la dynamique politique se combine à un changement inquiétant dans le discours public, ce qui rend la tendance encore plus alarmante.

Aux origines de la diabolisation

« Au final, personne n’a gagné. » Dans une lettre datée de juillet dernier, le président français a informé les électeurs qui venaient de faire du Nouveau Front populaire de gauche le plus grand bloc de l’Assemblée nationale que les élections législatives n’avaient en fait produit aucun résultat concluant.

Depuis, au cour de mois de crise politique interminables qu’il a lui-même amorcée, Emmanuel Macron n’a pas hésité à confier le gouvernement à des personnalités politiques issues de forces ultra-minoritaires, comme Michel Barnier des Républicains, et a même imaginé des gouvernements dépendants du soutien extérieur de Marine Le Pen. Bref, Macron a tout fait pour exclure la gauche de tout accès au pouvoir. Il est allé jusqu’à nier que le Nouveau Front Populaire était arrivé en tête des élections. Comment a-t-il pu faire cela ?

« Initialement, la République désignait un ensemble de principes garantissant la liberté et l’égalité constitutionnelles. Désormais, quiconque remet en cause la logique dominante est qualifié d’antirépublicain. »

Comme l’a écrit le sémiologue français Roland Barthes, « les grandes mutations ne sont pas liées à des événements historiques solennels, mais à ce qu’on pourrait appeler une rupture discursive ». Déjà lors des précédentes élections législatives, en 2022, Macron avait pleinement mis en œuvre sa stratégie de diabolisation de la France Insoumise et de son fondateur Jean-Luc Mélenchon. C’était le même type de diabolisation qu’il avait utilisé avec succès contre Marine Le Pen en 2017. Le terme « extrême-gauche » s’est imposé dans le discours public, où il a la même connotation négative, voire pire, que l’extrême-droite qui, elle, s’est entre-temps de plus en plus banalisée. À l’été 2022, le Rassemblement national de Le Pen a réussi à faire élire deux membres à la vice-présidence de l’Assemblée nationale, grâce au soutien des députés macronistes.

Après les élections de 2024, la stratégie de diabolisation de Macron visait d’abord et avant tout à boycotter l’union des gauches en tentant d’exclure la France Insoumise de ce que le président français interprète comme le « front républicain ». La dynamique politique d’exclusion du pouvoir est étroitement liée à cette attaque sémantique. Selon le philosophe Michaël Foessel, « le mot république perd son sens originel. Initialement, la république désignait un ensemble de principes garantissant la liberté et l’égalité constitutionnelles. Désormais, quiconque remet en cause la logique dominante est qualifié d’antirépublicain, et donc, par ce résonnement, les mouvements de protestation aussi ». La gauche s’est fait voler son langage : « Nous sommes passés de la république des principes, avec sa vocation sociale, à la république des valeurs, qui devient exclusive et disciplinaire ».

Une tendance européenne

Ainsi que l’effondrement de la barrière protectrice contre l’extrême-droite, la projection du cordon sanitaire contre la gauche correspond à une tendance européenne. Cela se voit également au niveau des institutions de l’UE. Sophie Wilmès, ancienne Première ministre belge et actuelle vice-présidente du Parlement européen, a récemment déclaré dans une interview : « Les libéraux vont également appliquer le cordon sanitaire contre l’extrême-gauche ». Cette tendance est loin d’être récente, et le premier à l’avoir mise en avant a été le principal groupe démocrate-chrétien, le Parti populaire européen (PPE).

En 2021, le président du PPE, Manfred Weber, a conclu une alliance tactique avec la leader post-fasciste Giorgia Meloni ; dans le même temps, il a entamé une bataille politique et sémantique contre la gauche. Bien que la première réaction virulente du groupe des socialistes et démocrates (centre-gauche) au Parlement européen ne soit survenue qu’il y a quelques mois, lorsque Manfred Weber avait déchaîné les forces du PPE contre la vice-présidente socialiste de la Commission européenne, Teresa Ribera, l’assaut avait commencé bien avant. La première élection de Roberta Metsola à la présidence du Parlement européen, en 2022, s’est déroulée avec le soutien de l’extrême-droite, tandis que les groupes de gauche et les verts ont été marginalisés dans les négociations. Il y a des années déjà, la conservatrice Metsola ne cachait pas qu’elle avait plus en commun avec ses amis du parti Fratelli d’Italia de Meloni qu’avec la gauche, qu’elle a même réprimandée récemment pour avoir chanté l’hymne antifasciste « Bella ciao » dans la salle du Parlement.

Si les socialistes de centre-gauche espéraient être épargnés par les assauts du PPE, ils peuvent désormais constater, à travers la stratégie agressive de Weber, que laisser les forces de droite diviser les forces progressistes finit par rendre tout le monde plus vulnérable, à Bruxelles comme à Paris.

L’alliance entre les forces néolibérales et l’extrême-droite s’accompagne également d’une tendance de plus en plus marquée à la répression de la dissidence. En ce sens, le cordon sanitaire se dresse non seulement contre les partis de gauche, mais aussi contre les syndicats, les ONG, les mouvements écologistes et la société civile en général lorsque ces forces tentent d’exprimer et d’organiser la dissidence.

Peu de gens ont remarqué que le PPE a tenté d’utiliser le Qatargate (un scandale de corruption qui a éclaté au Parlement européen en 2022) pour introduire une politique de criminalisation des ONG. Le chef du PPE Weber a fait preuve de plus de zèle en voulant imposer des restrictions aux ONG qu’en faisant pression pour des réformes radicales contre les intérêts des entreprises. Cela constitue un autre facteur d’harmonie avec l’extrême-droite.

Souvenons-nous que l’ancien ministre de l’Intérieur français, Gérald Darmanin, a même tenté de criminaliser la Ligue des droits de l’homme, ainsi que les associations environnementales. Et il est impossible de ne pas mentionner la répression brutale des mouvements sociaux, environnementaux et des manifestations contre la réforme des retraites en France. La criminalisation des mouvements écologistes est une tendance qui concerne également l’ensemble de l’Europe. Ces dernières années, plusieurs gouvernements (Italie, Hongrie, Royaume-Uni, France) ont tenté à plusieurs reprises de limiter le droit de grève des travailleurs.

Les gouvernements qui tolèrent les dérives autoritaires, comme nous le voyons en Italie avec Giorgia Meloni et comme nous l’avons vu en Hongrie avec Orbán, ont également tendance à réprimer la dissidence. Combinées, la levée des barrières contre l’extrême-droite et l’imposition d’une logique d’exclusion contre la gauche s’amplifient mutuellement avec des résultats dévastateurs. L’Europe baigne dans une atmosphère suffocante.

[1] Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez.


« Les BRICS ne sont pas un “contre-Occident” mais un club non-aligné sur l’Occident » – entretien avec Jean-Claude Trichet

Siège de la Banque Centrale Européenne à Francfort (Allemagne). © Maryna Yazbeck

Depuis sa création, LVSL assume une ligne éditoriale critique de la construction européenne. Nous avons dédié de nombreux articles aux politiques de la BCE, à l’austérité encouragée par le cadre européen, à la polarisation intra-européenne induite par le marché unique, à l’erreur qu’a constitué le passage à l’euro, ou encore à l’inanité géopolitique de l’Union européenne à l’heure du renforcement des empires. Dans cet article nous donnons la parole à Jean-Claude Trichet. Ancien président de la Banque centrale européenne (2003-2011), il a également été gouverneur de la Banque de France (1993-2003). Dans cet entretien, outre les enjeux européens, il revient notamment sur le développement des BRICS et leur rôle dans une remise en question progressive de l’hégémonie du dollar. Il aborde également les responsabilités des institutions occidentales dans la marginalisation des pays émergents. Entretien réalisé et édité par Julien Chevalier.

LVSL – Dans quelle mesure les initiatives des BRICS, comme la création de la Nouvelle Banque de Développement ou l’établissement d’une monnaie commune, reflètent-elles leur volonté de s’affirmer face aux institutions dominées par l’Occident ? Quelles en pourraient être les implications pour l’équilibre géopolitique mondial ?

Jean-Claude Trichet – Premièrement, je dois dire que nous assistons en ce moment à une rupture importante entre les différents participants à l’économie internationale. Les BRICS apparaissent comme étant symboliquement tous ceux qui ne veulent pas s’aligner sur l’Occident. Mais de là à considérer qu’ils constituent un ensemble homogène, je crois que ce serait exagéré, puisque nous avons clairement, au sein même des BRICS, des pays très importants – je pense singulièrement à la Chine et à l’Inde – qui ne sont pas sur la même ligne stratégique. Cela introduit – au sein même des BRICS, un climat de tension, un enjeu de réflexion contradictoire, qui n’en fait pas, me semble-t-il, exactement un contre-pouvoir mondial. Donc, je considère que les BRICS, pour le moment, forment un club : un club très important, qui entend ne pas s’aligner sur ce qu’on appelle communément l’Occident. Ce n’est donc pas un “contre-Occident”, mais un club non-aligné sur l’Occident. À partir de là, le leadership des BRICS, en ce qui concerne un certain niveau d’opérationnalité et d’incarnation – vous avez cité la Banque de développement –, repose sur deux institutions majeures créées dans le cadre des BRICS. L’une a son siège à Shanghai et l’autre à Pékin, ce qui montre bien l’importance de l’influence de la Chine au sein de ce “club”. Et j’insiste sur cette notion de club, car entre les Émirats arabes unis, l’Arabie Saoudite, la Chine, l’Inde et la Russie, il y a évidemment des différences considérables. 

« Les Européens […] n’acceptent pas volontiers de céder leur influence de détenteurs de quotas et d’actionnaires, comme ils le devraient »

L’Occident, dans la mesure où il a été dominant au sein de toutes les institutions internationales depuis la Seconde Guerre mondiale, a de très grandes responsabilités dans la création des BRICS et de leurs banques. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il a eu énormément de mal à reconnaître la montée en puissance des pays émergents et des pays du tiers-monde en général, et à leur faire la place appropriée – une place qu’ils méritent – compte tenu de leurs niveaux de PIB et de leur développement économique spectaculaire. Cette place ne leur a pas été accordée comme elle aurait dû l’être, que ce soit au FMI ou à la Banque mondiale, ou, d’une manière générale, dans la plupart des institutions internationales, pas seulement financières. Il n’est donc pas étonnant que les membres des BRICS, tout en participant bien entendu au FMI et à l’ensemble des institutions internationales, cherchent, en parallèle, à marquer leur volonté de démontrer qu’on ne leur a pas fait la place qu’ils méritaient. En particulier, je dois dire que les États-Unis portent une responsabilité importante dans ce domaine, notamment parce que le Congrès est régulièrement bien plus conservateur que ne l’est l’exécutif américain. Les Européens, eux aussi, ont d’importantes responsabilités, car ils n’acceptent pas volontiers de céder leur influence de détenteurs de quotas et d’actionnaires, comme ils le devraient. La responsabilité est donc partagée, me semble-t-il, en Occident.

LVSL – L’accélération des tensions géopolitiques, comme le conflit en Ukraine et le retour de la grande rivalité sino-américaine avec l’arrivée de Trump, renforce la fragmentation économique. Ces tensions annoncent-elles la fin de la globalisation financière telle que nous la connaissons ?

Jean-Claude Trichet – Ces tensions géostratégiques jouent un rôle évidemment très important d’une manière générale dans l’ensemble des relations, qu’elles soient financières, économiques, commerciales, et bien entendu politiques. Nous sommes en présence d’une rupture, disons, depuis les événements de Crimée et du Donbass, donc depuis l’année 2014. Cela marque la concrétisation d’un monde différent, un monde dans lequel les tensions géopolitiques prennent une importance considérable. La question est : est-ce qu’elles vont, à elles seules, provoquer la fin de la globalisation ? Je dirais que nous sommes à la croisée des chemins. Mais, fort heureusement, je ne suis pas sûr que ces tensions géostratégiques, par elles-mêmes – à condition, bien sûr, qu’elles ne dégénèrent pas en une guerre mondiale – puissent marquer la fin de la mondialisation au sens large.

Que cette mondialisation devienne plus précautionneuse, plus prudente de la part de tous les partenaires, qu’elle intègre des éléments d’assurance, de hedging, contre les risques inhérents aux chaînes de valeur internationale très longues et, par conséquent, très vulnérables aux événements imprévus, je crois que c’est certainement le cas. Nous vivons une période où, par rapport à l’expansion presque indéfinie des chaînes de valeur internationale que nous connaissions auparavant, il y a aujourd’hui davantage de prudence. En revanche, je ne crois pas, pour le moment, que nous soyons à la veille d’un changement monumental du commerce mondial et du système monétaire et financier international. Ce système repose non seulement sur le dollar, mais aussi sur l’euro et, disons, sur les grandes devises convertibles. Actuellement, le dollar reste numéro un avec environ 60 % de l’utilisation de ces devises (réserves de changes, etc.) suivi de l’euro (numéro deux) avec environ 20 %. Pour mémoire, au début de l’euro, la répartition était de l’ordre de 70 % pour le dollar et 20 % pour l’euro. Cette proportion est maintenant de 60-20, ce qui montre une certaine diminution relative de la place du dollar au cours des 25 dernières années dans la structure du système monétaire international.

Cela dit, un vrai changement dans ce système dépendrait, selon moi, de deux événements majeurs qui, à eux seuls, pourraient modifier fondamentalement les choses. Premièrement, concernant les Européens, ce serait la création d’une véritable fédération politique, qui donnerait à l’euro le statut d’une monnaie émise au sein d’une entité politique unique – la Fédération Européenne. Étant signé par cette nouvelle fédération, les instruments financiers en euro auraient la même profondeur et la même liquidité de marché que ceux libellés en dollar. Ce scénario pourrait émerger dans une perspective de long terme et transformerait profondément la structure du système monétaire international. Deuxièmement, un événement peut-être plus précoce bien qu’encore lointain serait la convertibilité totale du yuan (Renminbi). Si le yuan devenait librement convertible, sa position sur la scène monétaire internationale changerait profondément.

LVSL – Face à la diminution relative de l’importance du dollar, pensez-vous qu’il serait opportun d’organiser une nouvelle conférence internationale, à l’image de celle de Bretton Woods en 1944 ? Une telle initiative pourrait-elle aboutir à un nouveau système financier international, intégrant d’autres monnaies ou même une monnaie unique mondiale ?

Jean-Claude Trichet – Je crois que la question que vous posez est importante et qu’il faut peut-être distinguer le court, le moyen terme et le très long terme. À court et moyen terme, je dirais que nous avons un élément qui me paraît très important. Nous n’avons plus, comme avant la Deuxième Guerre mondiale, un étalon-or, l’étalon monétaire universel, accepté comme tel. Pas davantage, comme après la deuxième guerre mondiale, un étalon de change-or, où le dollar était pris comme ancre du système monétaire international, mais avec sa convertibilité en or, ce qui faisait que l’on conservait un lien avec l’or. On était passé de l’or lui-même comme ancre du système mondial au dollar comme ancre, sous réserve qu’il soit convertible. C’était le système de Bretton Woods qui a explosé en 1971 ! Nous sommes entrés dans un système de changes flottants, dans lequel il n’y avait plus aucun ancrage. Les Européens ont essayé, avec beaucoup de détermination, de maintenir entre eux un certain ordre via le Système Monétaire Européen, qui a finalement donné naissance à l’euro, c’est-à-dire à une nouvelle monnaie de pleine existence. Mais jusqu’à une période récente – je dirais pratiquement jusqu’à la création de l’euro, nous étions dans un système qui n’était pas ancré au niveau mondial. L’euro a décidé de fixer sa définition de la stabilité des prix : moins de 2% mais proche de 2%. La livre sterling a retenu également 2% lorsqu’elle envisageait de rejoindre l’UE… Après la très grande crise financière, la Fédéral Reserve en 2012 et la Banque du Japon en 2013 ont également précisé leur objectif de stabilité des prix et/ou leur définition de cette stabilité en retenant également 2%. 

Désormais, nous sommes dans un système qui est ancré mondialement, c’est-à-dire que chacune des grandes banques centrales des pays avancés dit publiquement quelle est sa définition, son objectif, en matière de stabilisation des prix dans une perspective de moyen terme : c’est la même référence qui est retenue par les quatre grandes banques centrales.

Il s’agit ici du moyen terme et pas du long terme. C’est un ancrage défini par chaque pays ou banque centrale. Mais l’élément absolument remarquable, sur lequel j’insiste, est que les principales banques centrales du monde ont déclaré qu’elles ancrent leur politique monétaire à une définition précise de la stabilité des prix. Et c’est le cas maintenant de toutes les banques centrales qui émettent les monnaies présentes dans le panier des droits de tirage spéciaux (DTS). Le dollar, le yen, l’euro et la livre sterling sont les quatre monnaies qui, avec le renminbi, forment les cinq monnaies du panier des droits de tirage spéciaux du FMI. Ces quatre monnaies partagent la même définition de la stabilité des prix et ont – j’insiste beaucoup – réitéré leur volonté de maintenir cet objectif de stabilité des prix à 2 % à moyen terme. Elles avaient peut-être l’occasion, avec la montée de l’inflation vers le milieu de l’année 2021, de revoir cette position, mais cela n’a pas été le cas. Elles ont toutes réitéré leur engagement, y compris le Japon et les États-Unis, qui avaient pris cette décision relativement récemment, au début des années 2010. Donc, je considère qu’à moyen terme, nous sommes dans un système mondial qui a un véritable ancrage, un ancrage nominal sur une stabilité des prix autour de 2 %. C’est, disons, un nouvel épisode du fonctionnement du système monétaire international : après l’étalon-or, l’étalon de change-or, et le flottement généralisé, nous avons maintenant au niveau des principales monnaies convertibles du monde, un étalon (2%) unique de stabilité des prix à moyen et long-terme ! J’insiste beaucoup là-dessus, car je considère que c’est de facto la plus importante réforme structurelle du système monétaire international que l’on ait connue depuis l’explosion du système de Bretton Woods.

« L’embranchement “idéal” serait celui d’une monnaie mondiale unique »

Maintenant, je me place dans une hypothèse de long terme ou de très long terme. Il y a plusieurs embranchements possibles. L’embranchement “idéal” serait celui d’une monnaie mondiale unique. Mais cela apparaît chimérique pour des raisons géostratégiques et géopolitiques. Une telle hypothèse supposerait un développement ordonné des différentes économies mondiales, une convergence, une montée en puissance des pays émergents jusqu’à un niveau leur permettant d’atteindre celui des pays avancés en termes de prospérité et de PIB par habitant. 

Il existe d’autres hypothèses, notamment celle d’un ancrage du système international sans qu’il y ait une monnaie mondiale unique, mais autour d’une évolution des droits de tirage spéciaux. Les droits de tirage spéciaux peuvent évoluer. L’entrée du renminbi dans le panier des DTS a été une avancée majeure. Toutefois, comme le renminbi n’est pas encore convertible, il n’occupe pas la place qu’il devrait avoir, compte tenu de la taille de l’économie chinoise. Cela dépendra de la décision de la Chine de rendre le renminbi convertible ou non. On peut imaginer une évolution des DTS, leur conférant un rôle d’ancrage réel pour le système mondial. C’était, d’ailleurs, l’idée initiale du FMI lors de leur création. Cela ne s’est pas concrétisé, mais cela supposerait une forte volonté politique et stratégique. Dans cette hypothèse, les droits de tirage spéciaux pourraient devenir, en quelque sorte, le nouveau dollar des accords de Bretton Woods. Cela supposerait une incorporation de nouvelles monnaies issues des pays émergents, comme la roupie indienne. Mais il n’y a pas trente-six évolutions possibles : soit nous restons dans le système actuel, soit nous évoluons vers une monnaie mondiale unique (peu probable), soit nous renforçons le rôle des DTS (plus réaliste). Le système actuel peut lui-même évoluer vers un système multipolaire, dominé par trois monnaies centrales également influentes : le dollar, l’euro et le renminbi. Même avec un objectif commun de stabilité des prix, ces monnaies continueraient de flotter les unes par rapport aux autres, comme c’est déjà le cas entre elles, dont le flottement est visible par tous.

LVSL – Face à une dette publique mondiale dépassant les 100 000 milliards de dollars, pensez-vous qu’une annulation partielle ou totale de ces dettes pourrait être une solution envisageable pour offrir aux États de nouvelles marges budgétaires ? Serait-il temps d’envisager un « Grand Jubilé » et quels en seraient les principaux risques et bénéfices ?

Jean-Claude Trichet – On a déjà abordé ces grands problèmes de dettes accumulées, principalement par les pays en développement et les pays les plus pauvres. Il y a, à mon avis, deux problèmes différents que je caractériserais de la manière suivante. 

D’abord, la question est de savoir si le système financier mondial tout entier, principalement en raison de l’endettement des pays avancés eux-mêmes – et non de l’endettement des pays les plus pauvres –, n’est pas encore plus vulnérable que celui que nous avions au moment de la crise des subprimes et de la banqueroute de Lehman Brothers. C’est ma thèse : je pense que nous avons, au niveau mondial, laissé l’endettement public et privé augmenter tellement que, au moment où nous parlons, l’encours d’endettement, en proportion du produit intérieur brut, est significativement plus important que ce qu’il était au moment de la banqueroute de Lehman Brothers. Cela concerne les pays avancés, mais aussi, et de façon encore plus marquée, les pays émergents. Nous observons un formidable accroissement de l’endettement par rapport au niveau qu’était considéré comme l’une des causes majeures de la crise financière de 2008. Par ailleurs, l’endettement privé a également augmenté considérablement. Donc, je dirais qu’au total, nous sommes en présence d’une anomalie des encours de dettes en proportion du PIB flagrante : le leverage (l’endettement total en proportion de la richesse de l’économie internationale) nous rend significativement plus vulnérables aujourd’hui qu’au moment de la dernière grande crise financière. C’est une première constatation sur laquelle j’insiste énormément.

Deuxièmement, nous avons un problème plus spécifique, qui n’est pas mondial mais plutôt local, même s’il est très important au niveau mondial. Ce problème concerne un ensemble de pays, en particulier les pays les plus pauvres et les pays émergents les moins développés. Nombre d’entre eux ne sont pas dramatiquement endettés, mais je pense évidemment aux pays les plus vulnérables. Là, nous avons effectivement un certain nombre de pays considérablement entravés par leur endettement total. Dans le passé, nous avons, à plusieurs reprises, permis à ces pays de restructurer leurs dettes dans le cadre de systèmes organisés comme le Club de Paris – que j’ai présidé pendant dix ans – ou encore par des décisions collectives d’annulation de dettes. Tout cela a été fait, et doit continuer d’être fait, à mon avis. La seule transformation structurelle monumentale que nous observons en ce moment est qu’un pays émergent très puissant, avec un excédent important de sa balance des transactions courantes, s’est engagé dans des prêts massifs aux pays en développement. Ce pays, c’est la Chine, qui est devenue le principal prêteur aux pays en développement, notamment en Afrique, au cours des dernières années. Cependant, pour des raisons complexes, la Chine a beaucoup de mal à rejoindre le Club des pays créanciers et à accepter de faire la même chose que ces derniers, qu’il s’agisse de rééchelonnements ou d’annulations de dettes. Pour la Chine, toutes ces opérations étaient nouvelles. Elle n’avait pas envisagé que les pays en question pourraient un jour être incapables de rembourser et avoir des difficultés à honorer leurs dettes.

Or, comme vous le soulignez, un certain nombre de ces pays sont aujourd’hui étouffés par la dette, ne peuvent plus rembourser, et demandent légitimement un allègement – voire, dans certains cas, une annulation – du service de leur dette. Le problème que vous soulevez est donc très important, car il pose également la question des relations entre pays créanciers. Jusqu’à présent, l’idée était que tous les pays créanciers devaient faire les mêmes efforts. Cela paraît légitime, surtout dans un cadre d’aide au développement pour des pays en situation très difficile. Actuellement, des efforts sont déployés pour convaincre tous les pays concernés qu’il faut adopter cette approche collective. On imagine mal que certains pays créanciers acceptent d’alléger ou d’annuler des dettes, simplement pour que les pays en développement puissent rembourser d’autres créanciers qui, eux, ne feraient aucun effort.

C’est un vrai grand sujet. Je ne doute pas qu’il finisse par être réglé, mais, pour le moment, le principal blocage vient des difficultés de la Chine. La Chine, bien qu’étant un pays très respectable et ayant investi de manière considérable dans les pays en développement, peine à comprendre que, dans certaines situations, tous les créanciers doivent collectivement faire des efforts, de manière équilibrée entre eux.

LVSL – En particulier, la dette publique américaine atteint aujourd’hui 36 000 milliards de dollars et continue de croître quotidiennement de plusieurs milliards. Comment analysez-vous cette trajectoire ? Pensez-vous qu’elle est tenable à terme ? Enfin, avec la réélection de Donald Trump, qui a déjà exprimé des critiques sur l’indépendance de la Réserve fédérale, quelles évolutions pourrait-on attendre concernant la gestion de cette dette ?

Jean-Claude Trichet – Premièrement, l’indépendance de la Banque centrale américaine, comme Jay Powell l’a rappelé lui-même, ne dépend pas de l’exécutif américain. Les décisions du Federal Open Market Committee ne dépendent pas de l’exécutif, et de manière plus générale, les objectifs assignés à la Banque centrale américaine ainsi que la structure de la Réserve fédérale sont définis par le Congrès. C’est donc le pouvoir législatif qui fixe les objectifs et la structure de la Banque centrale, et non l’exécutif. L’exécutif, lui, nomme un certain nombre de responsables, mais ces responsables, notamment les membres du directoire de la Banque centrale américaine – les gouverneurs –, doivent être approuvés par le Sénat. On voit donc qu’il existe une coopération entre l’exécutif et le législatif en ce qui concerne la nomination des hommes et des femmes responsables. Cependant, les objectifs eux-mêmes restent fixés par le pouvoir législatif. C’est un premier point très important, car je ne crois pas qu’il soit dans l’intention du Congrès, particulièrement du Sénat républicain, de renoncer à sa responsabilité concernant les objectifs assignés à la Réserve fédérale.

« Les États-Unis doivent au reste du monde presque l’équivalent d’une année entière de production »

En ce qui concerne l’endettement des États-Unis, il est clair, comme vous l’avez souligné, que cet endettement croît année après année. Le résultat est que la position extérieure nette négative des États-Unis représente environ 90 % du PIB annuel ! Autrement dit, les États-Unis doivent au reste du monde presque l’équivalent d’une année entière de production. Cela ne peut pas, me semble-t-il, durer éternellement, même si les Américains n’ont pour le moment aucune difficulté à se financer. Comme je le rappelais, il existe approximativement un rapport de 3 pour 1 entre le dollar et l’euro en termes de réserves de changes, et d’autres indicateurs pertinents : 60 % pour le dollar et 20 % pour l’euro. Cela montre que la liquidité et la profondeur des marchés financiers américains sont sans équivalent pour le moment dans le reste du monde. Par conséquent, jusqu’à présent, ils n’ont aucune difficulté à se financer, malgré leurs déficits jumelés, à la fois budgétaire et de la balance des paiements courants. C’est donc, en dernière analyse, le reste du monde qui finance ces deux déficits. 

Je disais que cela ne pouvait pas durer éternellement, mais cela peut tout de même durer très longtemps. Je crois qu’il serait sage, pour le reste du monde, pour l’ensemble de l’économie internationale, et pour la stabilité et la prospérité mondiales, que les États-Unis reviennent progressivement à une situation plus équilibrée, où ils ne demanderaient plus éternellement au reste du monde de financer leurs déficits. Il semble peu probable que les États-Unis parviennent rapidement à cette conclusion, sauf en cas de nouvelle crise financière internationale majeure, disons une crise équivalente à la très grande crise financière de Lehmann Brothers, qui pousserait les investisseurs et les épargnants mondiaux à se demander s’ils peuvent continuer à financer indéfiniment l’économie américaine.

« Il serait sage […] que les États-Unis reviennent progressivement à une situation plus équilibrée, où ils ne demanderaient plus éternellement au reste du monde de financer leurs déficits »

Un tel scénario serait une catastrophe, que je ne souhaite évidemment pas. Ce que je souhaite, c’est une transition progressive, sans crise grave, sans drame, une évolution du système international. Nous avons déjà évoqué ce système : il pourrait évoluer vers un modèle multipolaire, qui ne donnerait plus au dollar le privilège extraordinaire dont il bénéficie actuellement. Comme je l’ai mentionné, deux événements majeurs pourraient conduire à un tel système : a) des changements politiques en Europe – la création d’une véritable fédération politique achevée – permettant à l’euro de jouer pleinement son rôle ; ou b) une réforme technique majeure en Chine, à savoir la convertibilité du renminbi.

Dans un tel système tripolaire, avec le dollar, l’euro et le renminbi, les États-Unis ne pourraient plus compter sur un financement sans limite venant du reste du monde. Ils seraient soumis à une pression externe, ce qui modifierait leur comportement économique. Pour le moment, il n’y a aucune contrainte externe ressentie par les États-Unis. Contrairement à toutes les autres entités économiques du monde, ils échappent encore à ces contraintes.

LVSL – Passons au niveau européen. Le discours dominant en zone euro prône un désendettement rigoureux des États, mais le « rapport Draghi » estime qu’il faudrait investir 800 milliards d’euros par an pour relever notamment les défis climatiques et technologiques. Est-il envisageable de concilier ces deux injonctions contradictoires ? 

Jean-Claude Trichet – Ce n’est peut-être pas entièrement contradictoire, car le rapport Draghi, qui intègre une contribution importante de grands spécialistes de la Commission, est un rapport qui fait flèche de tout bois : il s’appuie à la fois sur des capitaux publics, des investissements publics et sur des investissements privés. N’oubliez pas que l’Europe est excédentaire en matière d’épargne. Sa balance des paiements courants est d’environ +3 % du PIB, bon an mal an. Dans le même temps, les États-Unis, auxquels on se compare en permanence – et à juste titre – présentent une situation diamétralement opposée. Les Américains sont en déficit d’épargne : ils empruntent régulièrement au reste du monde, en moyenne environ 3 % de leur PIB, et ce depuis quarante ans. On observe donc un paradoxe : deux grandes entités continentales avancées – les États-Unis et l’Union européenne – avec, d’un côté, un excédent d’épargne flagrant, et de l’autre, un déficit d’épargne tout aussi flagrant. Pourtant, ce sont les États-Unis, en déficit, qui investissent davantage dans les technologies nouvelles, notamment dans la défense, la digitalisation et, plus généralement, les innovations stratégiques !

Concernant les 800 milliards d’euros mentionnés, il est clair qu’ils incluent à la fois des investissements publics et des investissements privés. L’idée est de faire en sorte que le secteur privé, grâce à l’achèvement du marché unique des capitaux et à la mobilisation des forces européennes, puisse effectivement nous permettre d’investir davantage. Je ne crois pas que le rapport Draghi demande, ni que ce serait souhaitable, une augmentation globale des financements publics. Il recommande plutôt, à mon avis, d’inciter le secteur privé à investir en Europe au lieu d’investir aux États-Unis et de redéployer les dépenses publiques en Europe pour investir davantage dans la recherche et le développement, les technologies nouvelles, et l’accompagnement des entreprises innovantes, notamment dans la digitalisation. Le fait que l’Europe ne possède aucune grande plateforme digitale est une anomalie. Cela est partiellement lié au fait que les États-Unis investissent massivement dans la recherche et le développement, y compris via des fonds publics, souvent par l’intermédiaire du Département de la Défense (DoD) et de la DARPA, qui jouent un rôle crucial dans le financement des technologies émergentes aux États-Unis.

Il y a donc certainement matière à redéployer les ressources publiques au sein de l’Europe. Je ne pense pas qu’il soit stratégiquement pertinent que les Européens augmentent encore leurs dépenses publiques totales, d’autant qu’ils dépensent déjà bien plus que les Américains et que la plupart des autres pays avancés. Cela est particulièrement vrai pour la France, mais également pour l’Europe dans son ensemble. Ce qui est nécessaire, c’est un redéploiement efficace de ces dépenses, notamment pour favoriser, grâce à l’achèvement de l’Union des marchés de capitaux, un secteur privé européen beaucoup plus actif dans la recherche et le développement et dans l’essor des nouvelles technologies, comme c’est le cas aux États-Unis. C’est, me semble-t-il, l’essentiel des messages que véhicule le rapport Draghi comme le rapport Letta, du nom d’un autre ancien Premier ministre italien.

LVSL – Certains économistes estiment qu’au cours de votre mandat à la BCE, le maintien de taux d’intérêt élevés en Europe entre 2008 et 2010, contrairement aux États-Unis qui les avaient rapidement abaissés, a freiné la reprise économique européenne et aggravé les récessions dans plusieurs pays. À l’heure où l’écart entre le PIB américain et européen est plus marqué que jamais, qu’en pensez-vous ? 

Jean-Claude Trichet – Cette excellente question, qui porte à la fois sur la période de la très grande crise financière et sur aujourd’hui, mériterait de très larges développements. Je vais tâcher d’être bref. Je réponds d’abord à la première partie de la question. 

Trop souvent, les comparaisons entre les taux d’intérêt des deux côtés de l’Atlantique n’évoquent que les taux d’intérêt les plus courts fixés par les Banques centrales. Ce n’est pas approprié car les taux à six mois et à un an sont très importants en Europe : ils sont utilisés très généralement par les Banques pour prêter aux ménages et aux entreprises. La comparaison avec les taux équivalents aux États-Unis, mesurée sur la période mai-juin 2009, à titre d’exemple, montre des taux de marché interbancaire inférieurs dans la Zone euro à ce que l’on observe aux États-Unis. Les taux interbancaires à 12 mois étaient à hauteur de 1,64 % en Europe contre 1,73 % aux États-Unis, alors que les taux pratiqués par les Banques centrales étaient respectivement de 1 % en Europe et entre 0 % et 0,25 % aux États-Unis. Ce phénomène s’explique par le fait que les écarts entre les taux du marché monétaire garantis et non garantis étaient inférieurs en Europe à ce qu’ils sont aux États-Unis. La raison essentielle de cette différence réside dans la décision de la Banque centrale européenne (BCE) de pratiquer l’allocation de quantités illimitées de liquidités à taux fixes après le dépôt de bilan de Lehman Brothers. 

D’autres considérations permettent de comprendre les différences entre les discours des deux Banques centrales : la FED mettant l’accent exclusivement sur sa politique monétaire accommodante et la BCE mettant en regard sa politique également très accommodante et son souci de stabilité des prix. Dans le contexte de la monnaie unique, monnaie entièrement nouvelle dont la crédibilité aux yeux non seulement de l’ensemble des participants du marché mais aussi des citoyens européens eux-mêmes n’était pas encore totalement établie, seulement 10 ans après sa création, il était important d’insister sur le fait que l’objectif de stabilité de la monnaie et de conservation de sa valeur restait essentiel. C’est la raison pour laquelle mes discours et les discours de la BCE étaient toujours équilibrés en mettant au regard de nos décisions extrêmement audacieuses de politique monétaire, souvent sans équivalent aux États-Unis, la réaffirmation de notre mandat de stabilité des prix. J’avais et nous avions le souci permanent de ne pas donner prise à la critique, toujours possible et parfois bruyante en Europe du Nord, selon laquelle la BCE était prête à abandonner la stabilité des prix au profit de la lutte contre la crise. L’accrédition d’une telle thèse erronée aurait à elle seule contribué à augmenter les anticipations d’inflation future, donc les taux d’intérêt de marché. 

Enfin, il faut souligner que les mesures non conventionnelles de la BCE, par exemple l’octroi de liquidités sans limite en 2008, l’achat des obligations grecques, irlandaises, portugaises, espagnoles et italiennes en 2010 et 2011, avait, en dehors de leur audace, l’intérêt de faire baisser les taux d’intérêt de marché moyen dans l’ensemble de la Zone euro, ne serait-ce qu’en diminuant considérablement les marges supplémentaires correspondant aux primes de risque des pays en difficulté. 

S’agissant de la situation d’aujourd’hui, les taux en Europe sont très inférieurs aux taux américains, le succès de la désinflation en Europe est incontestable et les différences de croissance économique ne sont pas dues, selon moi, aux différences de politique monétaire mais, en dehors des remarquables qualités de flexibilité et d’innovation propres à l’économie des États- Unis, à l’impact de la guerre en Ukraine qui frappe très durement les Européens et à la politique budgétaire exagérément expansive des États-Unis.

Europe : la lubie française du saut fédéral

Macron - Europe fédérale - Le Vent Se Lève
© Parlement européen

Le discours d’Emmanuel Macron à la Sorbonne en avril 2024 était clair : l’avenir de la France est irrémédiablement lié au projet continental. La « souveraineté européenne » était alors portée en étendard par le président de la République, qui rêvait d’une union toujours plus étroite. C’est ici que le bât blesse : ce projet est loin de faire l’unanimité. Il est de bon ton d’incriminer les dirigeants « populistes » – de la Hongrie à l’Italie – qui freinent des quatre fers face aux velléités fédérales. Mais ils ne sont pas les seuls. Les « bons élèves » de l’Allemagne, des Pays-Bas aux pays scandinaves, manient plus subtilement l’art de plaider pour le projet européen tout en refusant – voire sabotant – toute initiative pouvant compromettre leurs intérêts. Un pragmatisme qui détonne avec l’idéalisme béat des dirigeants français. À force de vouloir faire de l’Union européenne l’outil de sa puissance, la France n’est-elle pas devenue l’outil de la puissance européenne ?

La France en cavalier seul

Le « couple franco-allemand » a longtemps été sur toutes les lèvres. Et pour cause : le projet européen a – pour partie – été pensé sur le mode de la réconciliation entre deux puissances rivales. Cette union nouvelle n’a pourtant pas empêché l’un des deux partenaires de rester plus proche de ses intérêts et jaloux de son indépendance. Déjà en 1963, le Général de Gaulle essuyait un premier revers lors de la signature du traité de l’Elysée par lequel l’alliance européenne souhaitée, loin du bloc américain, comme du bloc soviétique, avait été compromise par l’ajout de la mention de l’OTAN par l’Allemagne à l’insu des représentants français.

Les plus grandes étapes de la construction européenne vont alors régulièrement être promues par la France, en manque de nouvelles inspirations. Faisant le constat d’un affaissement relatif mal adapté à un idéal de grandeur hérité des temps napoléoniens, François Mitterrand avait déjà en tête un nouvel idéal mobilisateur. Il allait instrumentaliser les conséquences nullement alarmantes pour l’économie française des chocs pétroliers afin d’enterrer définitivement l’idéal socialiste. Ce vide idéologique étant insoutenable, il est alors rempli par l’alibi européen. Mitterrand pouvait ainsi affirmer que si « la France est notre patrie, l’Europe est notre avenir ». Première concrétisation de ce projet : l’Acte unique de 1986, où « quatre libertés » fondamentales de circulation (pour les capitaux, les travailleurs, les marchandises et les services) ont été instituées. 

Le « rapport Delors » de 1989 prévoyait les conditions de réussite d’une monnaie unique continentale. Et à l’issue des pourparlers avec Helmut Kohl, qui exprimait quelques réticences, François Mitterrand devait accepter que l’euro devienne un nouveau Deutsche mark – soit une monnaie forte, permettant de lutter contre l’inflation, mais structurellement inadaptée à l’économie française. En parallèle, des programmes de « convergence » drastique devaient être adoptés et les budgets nationaux étroitement contrôlés et surveillés. L’Europe allemande souhaitée par la France était née.

Le rapport de l’Ecole de guerre économique de juin 2023 est formel : la volonté allemande de neutraliser le concurrent industriel français a encouragé un sabotage de la filière nucléaire.

Cet engouement pour le projet européen devait être capable de dépasser les intérêts nationaux des Etats-membres. Du moins, c’est ce qu’espérait la France. La réalité lui a pourtant donné tort, son enthousiasme ayant finalement été fort peu communicatif.

« Partenaires » européens aux intérêts bien compris 

L’Allemagne, à ce titre, a toujours maintenu son cap, refusant de se laisser contaminer par l’euphorie de son voisin. Elle est ainsi restée à l’écart du projet français d’Union pour la Méditerranée qui aurait pu réorienter la priorité européenne sur le flanc sud, alors que l’Allemagne convoitait les pays de l’Est en vue d’en faire son Hinterland. Le grand élargissement de l’UE à l’Europe centrale en 2004 permet ainsi à l’Allemagne de disposer d’une base-arrière de travailleurs bon marché pour son industrie. De la même manière, toute indulgence pour la situation grecque a été mise de côté de sorte à préserver un ordo-libéralisme forcené s’assurant d’une rigueur budgétaire mettant en péril des actifs stratégiques européens, à l’exemple du port du Pirée racheté par un fonds d’investissement chinois. 

Plus inquiétant encore pour l’autonomie stratégique européenne, l’adhésion absolue de l’Allemagne au libre-échange. Les récents accords avec le Kenya, la Nouvelle-Zélande et le Chili ont ainsi largement été dictés par la volonté exportatrice de Berlin, de même que le futur accord avec le MERCOSUR. La balance commerciale foncièrement excédentaire du pays – plus de 200 milliards d’euros par an sur la dernière décennie – impose aux homologues européens de demeurer passifs face à cette fuite en avant libre-échangiste, toute mesure protectionniste pouvant pénaliser les carnets de commande de l’industrie allemande. C’est notamment cette intransigeance allemande qui explique l’échec de la mise en œuvre d’une taxe sur les GAFAM au niveau européen [mise en place seulement en France, elle a été remplacée par la taxe internationale à 15% de l’OCDE cette année NDLR], ou des mesures ambitieuses de protection face aux pratiques anti-concurrentielles chinoises. Et la France dans tout cela ? Son modèle social est mis en cause par ce libre-échange forcené, tandis que l’euro crée un différentiel de compétitivité nuisant à ses exportations. Aucun sacrifice ne semble suffisamment grand pour l’idéal européen. 

Certains « partenaires » cherchent même à nuire à leurs voisins, voire au projet européen, en vue de préserver leurs intérêt. L’Allemagne déploie ainsi des fondations (Rosa Luxembourg, Heinrich Böll) afin de faire pression sur les politiques français de sorte à éviter une relance du nucléaire. Ce dernier pourrait alors menacer l’avantage compétitif outre-Rhin, mis à mal par un gaz de plus en plus onéreux. Ces fondations financent également des associations (Greenpeace France, Les Amis de la Terre…), des lobbys et organisent des formations pour les élites. Le rapport de l’Ecole de guerre économique de juin 2023 est ainsi formel : la volonté de neutraliser le concurrent industriel français est la principale raison à ce sabotage de la filière nucléaire. Le budget consacré à ces fondations s’est ainsi élevé à 690 millions d’euros en 2023 et est en augmentation constante. Une autre illustration de cette ambivalence allemande dans le projet européen réside dans ce lobbying exercé par le constructeur de satellites allemands OHB pour que les lanceurs proviennent de l’entreprise américaine SpaceX plutôt que de l’entreprise européenne Arianespace après l’impossibilité d’utiliser les lanceurs russes.

Les pays dits « frugaux » à l’exemple des Pays-Bas ou de l’Autriche manifestent des réticences à l’approfondissement européen pour des considérations essentiellement économiques. Il n’est pas possible pour ces pays d’envisager une mutualisation des dettes ou des mécanismes de sauvetage trop ambitieux, l’orthodoxie budgétaire étant au cœur de leur identité. Dans le cadre de la pandémie, les Pays-Bas proposaient ainsi un « don » à destination de l’Espagne ou de l’Italie. Seul l’assentiment de l’Allemagne les a fait changer d’avis, avec la promesse d’une solvabilité de l’endettement européen par les ressources propres de l’UE.

A leur tour, les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) font montre d’une ambivalence certaine. Rejetant les acquis de l’État de droit mais dépendants des subventions européennes, ils n’hésitent pas à paralyser les institutions supranationales quand leurs intérêts sont menacés. Viktor Orban a ainsi empêché le début des négociations pour l’adhésion de l’Ukraine, jusqu’à ce qu’en décembre 2023, la Commission débloque 10,2 milliards d’euros pour la Hongrie. En parallèle, le président hongrois bloque les projets de sanctions pouvant porter préjudice au secteur nucléaire russe au grand dam de ses partenaires européens.

l’Allemagne achète massivement des avions F-35 aux Américains, délaissant les productions françaises de Rafales. La Pologne n’est pas en reste : en 2023, le pays a commandé pour pas moins de dix milliards de dollars de matériel américain de défense

Le projet fédéral est alors loin de faire l’unanimité. La France, prise dans une vision messianique de son destin, se sent alors comme contrainte d’endosser un rôle trop large pour ses épaules. Il se pourrait pourtant bien qu’une telle fonction d’impulsion soit très coûteuse, tant pour les intérêts stratégiques nationaux, qu’au vu du risque d’envenimement des relations avec ses homologues européens.  

La France victime de sa propre illusion

L’Union européenne, nouveau cadre politique pour déployer la puissance française perdue ? Les appels tonitruants d’Emmanuel Macron pour de nouvelles impulsions fédérales sont loin de rencontrer l’écho recherché. De 2017 à 2020, l’Allemagne a ainsi, par la voix de la Cour de Karlsruhe, contesté le programme de rachat massif de titres de dette par la Banque centrale européenne au prétexte que celui-ci outrepasserait son mandat. Ces joutes juridiques ne font que témoigner encore des réticences face à un projet fédéral européen ambitieux.

Pendant ce temps, les acquis français au sein de l’Union européenne sont mis en cause. La politique agricole commune, une des rares politiques européennes dont bénéficie la France, est menacée de renationalisation. Les États se trouveraient alors gestionnaires de ces aides, et le volume financier accordé dépendrait pour partie du bon-vouloir de chaque Etat-membre. La seule politique européenne qui avait pu motiver le Général de Gaulle à paralyser les institutions européennes par la politique de la chaise vide dans les années 1960 se trouve alors potentiellement compromise. Ce sont ainsi plus de neuf milliards d’euros par an dont la France bénéficie qui sont mis en péril.

L’Europe de la défense est certainement la thématique pour laquelle le jeu de dupes est le plus manifeste. La guerre en Ukraine et les menaces – contradictoires – de Donald Trump d’abandonner la protection apportée aux pays de l’OTAN, auraient pu motiver une action ambitieuse en la matière. Emmanuel Macron a alors tendu la main à cette nouvelle étape pour la construction européenne en proposant en avril 2024 l’ouverture d’un débat sur la mutualisation de l’arme nucléaire française. Le revers de ces grandes déclarations est tout autre : Berlin est accusé de bloquer l’exportation de l’avion de transport A400M « Atlas » ; met une pression maximale sur les industriels français pour qu’ils cèdent plus de commandes aux industriels allemands dans le cadre du programme SCAF [futur avion de chasse élaboré principalement par la France et l’Allemagne, NDLR]…  Dans le même temps, l’Allemagne achète massivement des avions F-35 – pourtant notoirement inefficaces et hors de prix – aux Américains pour leur interopérabilité, délaissant les productions françaises de Rafales. La Pologne n’est pas en reste : de 2017 à 2020, le pays a commandé pour au moins dix milliards de dollars à l’industrie de défense américaine. Et la dynamique va en s’accélérant. En 2023 le pays a ainsi fait l’achat entre autres de lance-roquettes Himars de production américaine pour un total de 10 milliards d’euros.

Ces achats non coordonnés amènent l’ancien secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, Louis Gautier, à craindre l’impossibilité pour l’UE de rationaliser des panoplies militaires disparates. Emmanuel Macron aura alors beau appeler à une « préférence européenne dans l’achat de matériel militaire », rares seront les États-membres prêts à engager un bras de fer avec les Etats-Unis. Cela s’expliquant par la peur des mesures de rétorsion, tant en matière commerciale que géopolitique, notamment par des menaces de non-intervention en cas de conflit ou de retrait de troupes au sol. Ainsi, depuis le début de la guerre en Ukraine, 68% des achats des pays européens se sont portés hors de l’Europe selon un étude de l’IRIS. Ici aussi le saut fédéral pourrait être trop exigeant pour des Etats encore aussi dépendants commercialement et géopolitiquement du géant américain.

Cette grande attente que place la France dans ses homologues européens peut lui coûter cher et rapidement ternir ses relations bilatérales. Cela a notamment été le cas concernant l’accostage du bateau de migrants Ocean Viking refusé par l’Italie et que la France a fini par accepter sous la pression de Bruxelles. Le ministre Gérald Darmanin avait alors annoncé que la France « tirera aussi les conséquences » de l’attitude italienne. Le rêve fédéral que fantasme la France n’en finit plus de percuter les intérêts bien installés d’Etats-membres décidés, amenant l’idéal à sombrer d’illusion en illusion et à se transformer, progressivement, en amertume.

Chaque jour dévoile davantage l’impasse que constitue cet irénisme. Le saut fédéral ne se fera jamais seul mais bien dans l’unanimité, or cette dernière semble bien difficile à trouver. Dans l’interlude, l’Hexagone ne cesse de brader ses savoir-faire à ses « partenaires » dans l’espoir de poursuivre une intégration européenne à tout prix. La candeur d’une France qui se rêve capitaine d’un vaisseau européen uni derrière elle fait frémir d’allégresse mais ne convainc plus grand monde. L’idéal impose de passer par le réel – comme le rappelait Jean Jaurès. Il appartient d’écouter les coups de semonce de celui-ci, plutôt que de s’enfermer dans un fantasme suranné. Une Europe des coopérations, fondée sur la libre participation des États à des projets communautaires, serait à même d’éviter le déchaînement des frustrations nationales. Pour préserver l’harmonie d’une union dans la diversité, il n’y a d’autres choix que de concilier les divergences sans forcer constamment leur confrontation agressive.

Pourquoi associer le Brexit à l’extrême-droite est trop simpliste

Le Premier ministre britannique Boris Johnson célébrant le Brexit le 31 janvier 2020. © Number 10

Le vote britannique en faveur d’une sortie de l’Union européenne est souvent présenté comme une percée de l’extrême droite. Toutefois, à mesure que les partis anti-immigration se multiplient dans l’UE, la prétention de l’Union européenne à vouloir représenter les valeurs internationalistes semble devoir être sérieusement remise en question. L’analyse du vote des Britanniques non blancs lors du référendum de 2016 invite ainsi à une analyse plus nuancée. Par Hans Kundnani, traduction par Alexandra Knez [1].

Au cours de la dernière décennie, et plus particulièrement depuis 2016, la tendance à considérer la politique nationale et internationale d’une manière extraordinairement simpliste s’est généralisée. La politique internationale est largement perçue comme une lutte entre autoritarisme et démocratie, et son pendant national comme une lutte entre centristes libéraux et « populistes » illibéraux, ces derniers étant à leur tour alignés sur des États autoritaires comme la Russie et bénéficiant de leur soutien. Depuis l’invasion russe de l’Ukraine il y a deux ans, cette propension à voir la politique en termes de « gentils » et de « méchants » s’est encore accentuée.

L’une des conséquences de cette pensée binaire a été de placer sur un pied d’égalité toute une série de personnalités, de mouvements et de partis hétérogènes à travers le monde, qui suivraient une « feuille de route populiste ». Dans le cas du référendum britannique sur la sortie de l’UE en 2016, cet usage abusif du concept de populisme a même été élargi pour inclure un processus de décision démocratique prise par référendum. Les opposants au Brexit, au Royaume-Uni et ailleurs, ont interprété cette sortie de l’UE comme étant intrinsèquement d’extrême droite et l’ont présenté comme un équivalent britannique de la victoire électorale de Donald Trump aux États-Unis quelques mois plus tard.

Derrière le vote Brexit, des motivations très diverses

Pourtant, le Brexit a été en réalité un phénomène beaucoup plus complexe et évolutif. Des acteurs politiques de tous horizons ont avancé toutes sortes d’arguments en faveur de la sortie de l’UE. Bien que les arguments de droite aient été les plus visibles, la gauche d’Outre-Manche avait également de nombreuses raisons de souhaiter une sortie de l’UE. Plus largement, nombres d’arguments liés aux enjeux de démocratie et de souveraineté étaient difficiles à classer selon un clivage gauche/droite. Lors du référendum de juin 2016, les électeurs n’ont pas été invités à choisir entre des partis dont les programmes exposaient des positions politiques, mais à répondre à une simple question : faut-il quitter l’UE ou y rester ? Établir un lien entre le Brexit et l’extrême droite obscurcit non seulement ce qui s’est réellement passé en 2016, mais aussi la trajectoire de la société britannique depuis ce vote.

Les recherches dont nous disposons aujourd’hui sur les raisons pour lesquelles 17,4 millions de personnes ont voté pour quitter l’UE révèlent un tableau extrêmement complexe, ce qui n’a pas empêché de nombreux commentateurs et analystes, tant au Royaume-Uni qu’ailleurs, de porter des jugements simplistes et fallacieux sur les causes ou la signification du Brexit. Plus particulièrement, cette signification est souvent ramenée à la rhétorique d’hommes politiques comme Nigel Farage ou associée à des stéréotypes simplistes à propos des catégories d’électeurs, comme la « classe ouvrière blanche », dont on dit qu’elle a été à l’origine du vote en faveur de la sortie de l’UE.

Un coup d’œil sur la perception de l’UE par les Britanniques non blancs – dont un tiers, soit environ un million de personnes, ont voté pour une sortie de l’UE – suffit à compliquer encore ce tableau. Pour certains d’entre eux, le vote en faveur du Brexit n’était pas tant une manifestation de racisme que son contraire : un rejet de l’UE en tant que bloc que beaucoup considèrent comme raciste. En particulier, certains considèrent la liberté de circulation comme une sorte de discrimination à leur égard en faveur des Européens – toute personne originaire de Bulgarie, par exemple, avait le droit de s’installer librement au Royaume-Uni, alors que de nombreux citoyens britanniques non blancs ne pouvaient pas faire venir les membres de leur propre famille, leur pays d’origine étant situé hors d’Europe.

Certes, les deux tiers des Britanniques non blancs qui se sont rendus aux urnes le 23 juin 2016 ont voté pour rester dans l’UE, soit une proportion plus élevée que l’ensemble de la population (48%). Néanmoins, il est clair qu’ils ont eu tendance à s’identifier encore moins à l’UE et à l’idée de l’Europe que les Britanniques blancs. Les raisons en sont multiples : la façon dont, historiquement, « européen » signifiait « blanc » ; le sentiment que l’Europe continentale (en particulier l’Europe centrale et orientale) est plus hostile aux personnes de couleur que la Grande-Bretagne ; et la perception que l’UE n’avait pas fait grand-chose – certainement beaucoup moins que le Royaume-Uni – pour les protéger contre les discriminations raciales.

Pour certains, les mesures désespérées prises par le gouvernement conservateur depuis quelques années pour « arrêter les bateaux », c’est-à-dire empêcher les demandeurs d’asile d’atteindre le Royaume-Uni, confirment que le Brexit était bien un projet d’extrême droite depuis le début. Ces mesures extrêmes à l’encontre des demandeurs d’asile s’inscrivent pourtant dans une tendance européenne plutôt que spécifiquement britannique. La différence entre l’approche des soi-disant « populistes » et celle des centristes sur l’enjeu migratoire semble difficile à discerner. Ainsi, la stratégie du gouvernement britannique consistant à envoyer les demandeurs d’asile au Rwanda a déjà été mise en pratique par le gouvernement social-démocrate du Danemark.

En outre, quelles que soient les intentions de ceux qui ont fait campagne et voté en sa faveur, le Brexit n’a pas du tout entraîné une diminution générale de l’immigration, mais plutôt une augmentation spectaculaire. Il est vrai que le nombre de citoyens de l’UE vivant au Royaume-Uni en vertu du principe de libre circulation a diminué. Mais on a assisté à une augmentation considérable de l’immigration non européenne – en particulier en provenance d’anciennes colonies britanniques comme l’Inde et le Nigéria. Ces évolutions soulèvent la question de savoir si, après le Brexit, le Royaume-Uni deviendra effectivement une société davantage multiculturelle et multiraciale qu’elle ne l’a jamais été pendant près de cinq décennies au sein de l’UE et de son prédécesseur, la Communauté européenne.

Nationalisme et régionalisme

Le fait d’identifier la décision de quitter l’UE à l’extrême droite est le reflet de deux phénomènes voisins très répandus en Europe mais qui existent également aux États-Unis, en particulier chez les progressistes. Premièrement, la volonté d’idéaliser l’UE en tant que projet cosmopolite et post-national, donc incompatible avec les idées de l’extrême-droite, voire aux antipodes de celles-ci. Deuxièmement, une tendance à rejeter tous les nationalismes comme étant une force intrinsèquement négative dans la politique internationale, plutôt que de faire une distinction entre les différentes versions de ce nationalisme.

Il est clair que l’Union européenne est un projet anti ou post-nationaliste – malgré les arguments d’historiens révisionnistes comme Alan Milward qui affirment qu’au cours de sa première phase, l’intégration européenne était supposée « sauver » l’État-nation après la Seconde Guerre mondiale plutôt qu’à le surmonter ou à le dépasser. Mais surtout depuis la fin de la guerre froide, les « pro-européens » – c’est-à-dire les partisans de l’intégration européenne sous sa forme actuelle – sont allés plus loin en l’idéalisant comme un projet cosmopolite. Le sociologue Ulrich Beck et le philosophe Jürgen Habermas ont notamment œuvré à théoriser l’idée d’une « Europe cosmopolite » dans les années 2000.

Cependant, en imaginant l’UE de cette manière, on a tendance à confondre l’Europe avec le monde. On imagine que lorsque quelqu’un dit « je suis européen » et rejette ainsi l’identité nationale, il dit qu’il est un citoyen du monde plutôt que d’une région particulière. On imagine qu’en supprimant les obstacles à la circulation des capitaux, des biens et des personnes en Europe – l’essence même de l’intégration européenne – l’UE s’ouvre en quelque sorte au monde. Quitter l’UE est donc perçu comme un rejet non seulement de l’Europe, mais aussi du monde qui l’entoure, malgré le discours du gouvernement conservateur centré sur l’idée d’une « Grande-Bretagne globale ».

Cette idéalisation de l’UE a pour conséquence le rejet indifférencié du nationalisme en tant que « force obscure, élémentaire et imprévisible de la nature primitive, menaçant le calme ordonné de la vie civilisée », comme l’a exprimé le politologue indien Partha Chatterjee. C’est une tendance qui se manifeste dans toute l’Europe. Ainsi, dans son dernier discours devant le Parlement européen en 1995, le président français François Mitterrand déclarait simplement : « Le nationalisme, c’est la guerre ». Compte tenu de sa propre expérience désastreuse de l’État-nation, il n’est pas surprenant que l’Allemagne partage particulièrement attachée ce point de vue.

Il semblerait même parfois que les gens ne se contentent pas d’associer le nationalisme à l’extrême droite, mais qu’ils les confondent – ou, pour le dire autrement, qu’ils pensent que ce qui caractérise l’extrême droite, c’est qu’elle est nationaliste. En Allemagne, les membres de l’Alternative für Deutschland sont ainsi souvent qualifiés de nationalistes allemands, comme si c’était là leur principal défaut, au détriment de leurs idées d’extrême droite – notamment leur approche des questions liées à l’identité, à l’immigration et à l’islam.

Plutôt que de rejeter purement et simplement tout attachement à la nation, une meilleure façon d’envisager le nationalisme serait d’en distinguer les différentes versions. Nous pouvons notamment faire la distinction entre un nationalisme ethnique/culturel d’une part et un nationalisme civique d’autre part – une distinction conceptuelle qui remonte à l’ouvrage de Hans Kohn intitulé The Idea of Nationalism : A Study in Its Origins and Background, publié pour la première fois en 1944. Cette distinction peut également s’appliquer à l’UE en tant que projet régionaliste, que nous pouvons considérer comme analogue au nationalisme, à l’échelle plus large d’un continent.

Si nous réfléchissons de manière plus nuancée aux différents types de nationalisme et aux différents types de régionalisme, nous constatons que l’extrême droite peut influencer à la fois un État-nation comme le Royaume-Uni et un projet d’intégration régionale comme l’UE. Quitter l’UE n’est pas en soi un acte d’extrême droite – on peut également imaginer le Royaume-Uni post-Brexit selon une optique de gauche. Inversement, ce n’est pas parce que l’UE est un projet post-nationaliste qu’elle ne peut pas être rattrapée par l’extrême droite. En fait, alors que l’extrême droite progresse dans toute l’Europe et que le centre droit se calque de plus en plus sur elle, notamment sur les questions d’identité, d’immigration et d’islam, il semble que ce soit exactement la direction dans laquelle l’UE s’engage.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre : « No, Brexit Didn’t Make Britain a Far-Right Dystopia ».

Importations de gaz de schiste en Europe : nouvelle dépendance létale pour le climat

Un navire transportant du gaz naturel liquéfié (GNL). © Venti Views

L’année 2023 s’est terminée avec la COP28 de Dubaï, dont l’une des lignes directrices principales était la sortie des énergies fossiles. Cet objectif est contrecarré les importations croissantes de gaz de schiste en Europe – sous la forme de Gaz naturel liquéfié (GNL) -, en pleine expansion depuis le conflit ukrainien. Sa nocivité climatique concurrence celle du charbon. Tandis qu’une série d’acteurs privés, notamment américains, s’enrichissent par ces ventes, l’Union européenne multiplie les renoncements en matière de transition énergétique.

Article originellement publié sur le site de notre partenaire Lava Media.

Il était une fois l’histoire d’une énergie fossile trop chère et jugée incompatible avec les objectifs climatiques mais qui, en l’espace de quelques années, est devenue une énergie d’avenir. À tel point qu’on signe des contrats d’importation sur trente ans à plusieurs milliards d’euros. Ce récit est celui du gaz de schiste des États-Unis – qui établit à quel leur hégémonie sur le Vieux continent constitue une menace pour le climat.

En réalité, ce pays est assez pauvre en gaz naturel « facile » à trouver dans le sol, celui qu’on appelle conventionnel. Par contre, il possède d’importantes réserves de gaz plus difficile à extraire, et donc beaucoup plus cher, que l’on nomme non conventionnel, et dont le plus connu est le gaz de schiste. Celui-ci nécessite l’utilisation de technologies lourdes comme la fracturation hydraulique pour fissurer les roches de schiste dans lesquelles le gaz est contenu.

Lors de la fracturation de la roche visant à extraire le gaz de schiste, des pertes de méthane – au pouvoir de réchauffement global 25 fois plus important que le CO2 – sont fréquentes.

À partir des années 70, le gaz de schiste a commencé à être extrait par quelques petites compagnies qui osaient investir dans cette exploitation risquée. Cette production, restée marginale aux États-Unis jusqu’au début des années 2000, a connu un véritable essor en 2008 grâce à Wall Street. Pour éteindre l’incendie de la crise des subprimes, une politique de quantitative easing consistant à inonder l’économie américaine de millier de milliards de dollars a été rapidement mise en place. Cet argent « gratuit » à disposition des entreprises a permis au privé d’investir massivement dans des technologies jugées risquées, comme celles de l’exploitation du gaz de schiste.

Choc des empires et crise climatique

Ainsi, les États-Unis sont passés de plus gros pays importateur de gaz à l’autosuffisance en la matière, grâce à une production de gaz de schiste qui a été multipliée par 12 entre les années 2000 et 2010. Sans cet argent facile octroyé par l’État, l’essor de cette exploitation fossile n’aurait sans doute pas eu lieu. Ayant produit du gaz en surplus par rapport à leurs besoins domestiques, les États-Unis ont cherché à l’exporter. Mais ils ont été confrontés à trois problèmes de taille. Le premier réside dans le prix plus élevé du gaz de schiste sur le marché par rapport au gaz conventionnel. Le deuxième, dans la mauvaise presse au plan climatique et environnemental qui accompagne cette énergie. Le troisième, les contraintes en termes de transport.

Acheminer du gaz depuis les puits du Texas jusqu’à nos logements : tel fut le premier défi à relever. Le moyen de transport le plus simple et donc le moins cher est de garder cette énergie sous forme de gaz et de la déplacer par d’immenses gazoducs. C’est de cette manière que le gaz russe était importé en Europe – notamment via Nord Stream, saboté en septembre 2022. Les gazoducs ne nécessitent pas d’infrastructure de transformation majeure entre la production et la consommation, le gaz naturel une fois importé pouvant être directement introduit dans le réseau.

L’autre technologie de transport est celle du Gaz naturel liquéfié (GNL) qui consiste à refroidir et compresser le gaz naturel pour le rendre liquide. Ensuite, il est embarqué dans des bateaux spécialisés – méthaniers – jusqu’au client pour y être décompressé et injecté dans le réseau de distribution. Contrairement aux gazoducs, le GNL peut donc être transporté dans le monde entier. La contrainte est de disposer de terminaux de compression et décompression du gaz aux points de départ et d’arrivée et de méthaniers. Ce qui ne compte pas pour rien dans la facture du GNL, puisqu’il n’existe pas de gazoduc qui traverse l’Atlantique ou encore le Pacifique. La solution était donc d’utiliser le GNL pour les exportations de gaz étasunien en développant des terminaux sur les côtes.

La deuxième épine dans les pieds pour vendre ce GNL est d’ordre environnemental et climatique : l’impact en la matière du gaz de schiste est bien documenté par de nombreuses recherches scientifiques et ONG. La fracturation hydraulique nécessite en effet l’utilisation d’une grande quantité d’eau ainsi que de produits chimiques. Elle cause des pollutions majeures au niveau des nappes phréatiques et des écosystèmes marins. L’exploitation de gaz de schiste va même jusqu’à provoquer des séismes. Ces phénomènes ont déjà des effets concrets sur la santé de milliers d’individus.

C’est par exemple le cas pour les 420.000 personnes exposées aux émissions toxiques des forages de gaz de schiste de TotalEnergies au Texas. Les habitants s’organisent depuis des années contre la mise en place de puits de forage à quelques mètres de crèches et d’écoles publiques qui provoquent de nombreux symptômes de vertiges, maux de têtes ou encore saignements de nez. En plus des impacts environnementaux, l’exploitation du gaz de schiste accroît le réchauffement climatique. Lors de la fracturation de la roche, des pertes de méthane – gaz à effet de serre au pouvoir de réchauffement global 25 fois plus important que le CO2 – sont fréquentes. Que l’on ajoute à cela la quantité d’énergie nécessaire à l’extraction de ce gaz, et l’on pourra estimer qu’il est jusqu’à deux fois plus néfaste que le gaz conventionnel. Au point d’avoir un impact climatique… plus mauvais encore que le charbon.

L’abandon de cette énergie fossile avait été érigée en priorité par la COP28. C’est une grande victoire des producteurs de gaz – et donc des États-Unis – d’avoir fait reconnaître le gaz comme une « énergie de transition » pour remplacer le charbon. « L’expert » en énergie de Bloomberg, Javier Blas, avait déclaré, euphorique : « Ne parlons plus de Gaz naturel liquifié mais bien de Carburant liquifié de transition ». Les mots sont fleuris, mais la réalité demeure : si le GNL est une énergie de transition, celle-ci nous achemine vers des énergies plus polluantes que les précédentes.

Malgré son impact climatique et environnemental désastreux, les profits gigantesques qu’engendre à présent le gaz de schiste pour les producteurs américains justifient son exploitation croissante. Une trajectoire en rupture complète avec les impératifs de transition climatique, qui nécessiterait de cesser net tout investissement dans les énergies fossiles, si l’on en croit l’Agence internationale de l’énergie (IEA). La même agence signale que dès 2030, les États-Unis à eux seuls seraient responsables du dépassement des volumes mondiaux de GNL estimés acceptables dans les scénarios permettant de limiter le réchauffement climatique à 1,5°C…

Il restait aux producteurs à trouver un client fidèle pour ce gaz. Or, les acheteurs européens ne voulaient pas de cette énergie plus chère que le gaz issus de Norvège ou de Russie – à l’image environnementale désastreuse qui plus est. Ce, avant le 24 février 2022…

Nouvelle ruée vers l’or pour les géants du gaz

L’Europe est fortement dépendante pour son approvisionnement en gaz. En 2021, elle importait 83% de son gaz naturel. Jusqu’en 2021, ses importations étaient issues pour près de la moitié de Russie. Ce choix était notamment justifié par le faible coût de ce gaz abondant et acheminé par gazoduc. De son côté, Gazprom, la compagnie publique russe qui a le monopole sur les exportations de gaz, effectuait un lobbying intense auprès des autorités européennes. À titre d’exemple, l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder avait été engagé comme représentant de commerce par l’entreprise russe…

Le 24 février 2022, l’invasion de l’Ukraine par la Russie devait brutalement mettre fin à cette configuration. Les Européens ont alors tenté de se passer au plus vite du gaz russe. Ainsi, en novembre 2022, la part d’importation de Russie du gaz européen n’était plus que de 12,9%, alors qu’elle était de 51,9% une année plus tôt. Si près de 40% de l’approvisionnement en gaz était manquant sans qu’aucune pénurie significative fasse son apparition, c’est qu’une autre source avait remplacé la précédente… Les États-Unis et leurs compagnies gazières sont les premiers profiteurs, et de loin. Comme l’explique un article du magazine Forbes, les exportations de gaz des États-Unis vers l’UE sont devenues une nouvelle ruée vers l’or. Ainsi, entre 2021 et 2022, les exportations de gaz des États-Unis vers l’Europe ont augmenté de 119%, faisant de l’Europe le premier marché d’exportation.

Cette hausse s’est poursuivie en 2023. Cette nouvelle donne constitue une victoire pour les géants du gaz américain. Depuis plusieurs années, les autorités américaines font pression pour ouvrir le marché européen à leurs exportations. D’abord en soutenant la libéralisation du marché du gaz européen pour casser les contrats d’approvisionnement à long terme avec la Russie ou la Norvège. Ensuite, sous Donald Trump puis Joe Biden, en sanctionnant les entreprises qui participaient à la construction de nouveaux gazoducs reliant la Russie à l’UE. La diplomatie américaine a été particulièrement active, notamment en Europe de l’Est, pour retourner la situation en sa faveur.

Autre manifestation de ce lobbying : lors du huitième Conseil de l’énergie entre les États-Unis et la Commission Européenne en 2018, son président Jean-Claude Juncker avait convenu avec Donald Trump de renforcer la coopération stratégique entre les deux parties en matière énergétique. L’objectif étant d’accroître les importations de GNL au nom de la sécurité énergétique européenne.

L’Europe, de son côté, encouragée par les géants du secteur et par les États-Unis, y a vu une échappatoire à la crise du gaz russe. En développant de nouveaux terminaux de GNL dans ses ports, elle escomptait réceptionner du gaz issu du reste du monde. Le plan REPowerEU, réponse de l’UE à la crise du gaz, prévoit un financement d’environ 10 milliards d’euros pour les infrastructures gazières. Alors qu’il existait 38 terminaux de GNL en Europe en 2021, huit nouveaux terminaux de gaz liquéfié sont aujourd’hui en cours de construction et 38 autres ont été proposés.

Le plan REPowerEU – réponse de l’UE à la crise du gaz – prévoit un financement d’environ 10 milliards d’euros pour les infrastructures gazières. Cela équivaut à doubler la capacité d’importation européenne. L’explosion de la demande de GNL alimente aussi les investissements du côté des producteurs. Les experts du secteur estiment que la demande de gaz européenne explique à elle seule l’ensemble de la croissance mondiale des investissements dans la production de GNL.

Volte-face anti-écologiste de l’Union européenne

Pour justifier ces investissements, l’Union européenne avance l’impératif de la sécurité des approvisionnements. Ces nouveaux terminaux seraient nécessaires pour ne pas manquer de gaz en cas de coupure complète des approvisionnements russes. On peut émettre des doutes sur ce récit. Tout d’abord, les terminaux européens actuels ne sont utilisés qu’à hauteur de 60% de leur capacité – il y a donc une marge très large pour accueillir de nouvelles cargaisons de gaz si nécessaires. Si l’Europe respecte ses engagements climatiques, les besoins gaziers, y compris en GNL, devraient commencer à baisser dès 2024, même en tenant compte d’une interruption complète des importations russes. Le risque est donc grand que ces infrastructures soient très au-dessus des capacités effectivement nécessaires.

Suite à la guerre en Ukraine, le prix du gaz a été multiplié par dix par rapport au niveau moyen des années précédentes. Vendre du gaz américain en Europe est ainsi devenu incroyablement rentable.

Les entreprises gazières profitent de la situation de crise pour faire approuver en urgence des investissements collectivement inutiles et qui risquent ensuite d’enfermer le continent dans une dépendance longue vis-à-vis d’une source d’énergie polluante. D’ailleurs, toujours au nom de cette crise, plusieurs pays européens ont signé des contrats d’approvisionnement en GNL américain sur 25, voire sur 30 ans. C’est donc au-delà de 2050, date à laquelle nous devrions être complètement sortis des énergies fossiles pour respecter les objectifs climatiques…

Tous les scrupules environnementaux sur le gaz de schiste semblent s’être évanouis. Le 28 février 2022, soit 4 jours après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, Robert Habeck, Vice-chancelier de l’Allemagne déclarait encore fièrement dans la presse : « Il y a différents fournisseurs [de gaz], cela ne doit pas être les États-Unis […] L’UE va se fournir en gaz naturel ailleurs dans le monde, on ne veut pas du gaz issue de la fracturation hydraulique des États-Unis ». Les convictions du Vice-Chancelier n’auront pas survécu six mois. Le 16 août, il annonçait la signature d’un mémorandum pour maximiser l’utilisation des capacités d’importations de GNL du pays…

Les États-Unis récoltent les fruits de leur politique et se repeignent alors en sauveurs. Alors qu’il participait à un sommet de l’UE à Bruxelles en mars 2022, le président américain Joe Biden a annoncé que 15 milliards de mètres cubes de GNL étasunien, devenu entre-temps le Freedom gas, seraient livrés à l’UE pour l’aider à remplacer le gaz russe. Les États-Unis et l’Union européenne ont lancé une « task force commune sur la sécurité énergétique ». Un extrait des textes communs donne une idée des objectifs :

La Commission européenne « travaillera avec les États membres de l’UE pour garantir une demande stable de GNL américain supplémentaire jusqu’en 2030 au moins ». Pour s’assurer de la fidélité de ce nouveau client modèle, les États-Unis ont aussi lancé en novembre 2023 un nouveau train de sanctions, visant les exportations de GNL russe, qui représentent toujours 12% des importations de GNL de l’Europe. Ces sanctions seront même soutenues par l’Union européenne.

Ainsi, l’Union européenne substitue en catastrophe sa dépendance au gaz russe à une autre, aux conséquences environnementales et sociales dramatiques. Ce choix n’est pas le fruit du hasard, ou de la main invisible du marché, mais bien d’un lobbying intense, d’une stratégie en cours depuis une vingtaine d’années. Les États-Unis tirent profit de l’isolement de la Russie et du contexte de nouvelle guerre froide pour inonder le monde avec leur gaz de schiste. Cette nouvelle ruée vers l’or les pousse à développer de manière faramineuse leurs capacités de production de gaz de schiste. Au point qu’ils prévoient de tripler leurs capacités d’exportations d’2030 et ainsi d’écraser la concurrence mondiale…

Ces importations de gaz de schiste se font au prix fort, et ce sont les plus pauvres qui en paient la facture. Suite à la libéralisation du marché du gaz, son prix d’achat est maintenant fixé par les bourses. Or, la guerre en Ukraine en a fait exploser les cours. Le prix du gaz a été multiplié par dix par rapport au niveau moyen des années précédentes. Vendre du gaz américain en Europe est ainsi devenu incroyablement rentable. Au pic de la crise, chaque bateau rempli de gaz des États-Unis traversant l’Atlantique pour vendre sa cargaison en Europe rapportait entre 80 et 100 millions de dollars à son propriétaire. 850 bateaux ont fait cette traversée en 2022. De l’or en barre pour les vendeurs de gaz, dont les coûts de production n’ont pas augmenté, mais qui ont pu écouler leur GNL en Europe à un prix bien plus élevé qu’aux États-Unis. Début 2024, les prix européens du gaz restent quatre fois au-dessus du prix américain.

En Europe, la facture mensuelle des importations de gaz est passée d’environ 5 milliard d’euros par mois en 2019 à près de 27 milliards en 2022 au pic de la crise et 12 milliards aujourd’hui. Bien sûr, tous les fournisseurs de gaz à l’Europe en ont profité, de la Norvège au Qatar, en passant par la Russie. Mais avec le tarissement des exportations russes et la montée du GNL américain, les États-Unis se profilent comme le premier profiteur de cette hausse des prix.

Ces profits alimentent la machine du secteur pétrolier. Jusqu’il y a une dizaine d’années, de nombreux experts gaziers estimaient que cette technologie n’avait pas d’avenir, en raison de son bilan environnemental, mais aussi de son coût, plus élevé que celui des forages traditionnels. Ce n’est plus vrai aujourd’hui : la demande renouvelée alimente des prix élevés à l’exportation, tandis que les technologies se sont standardisées et améliorées, faisant baisser fortement les coûts de production du gaz de schiste. Par le jeu des fusions et acquisitions, les plus petites entreprises qui avaient commencé l’exploitation du gaz de schiste aux États-Unis et qui deviennent aujourd’hui très rentables se sont muées en nouveaux géants du secteur, comme ConocoPhillips. D’autres ont été rachetées par les géants « traditionnels » comme ExxonMobil ou Chevron. La production de gaz de schiste représente maintenant un lobby puissant, qui fait pression sur l’administration Biden pour accélérer les procédures d’autorisation de construction de nouveaux puits et de nouveaux terminaux de GNL pour exporter le gaz produit.

Gestion publique, paix et coopération internationale

L’histoire du gaz de schiste américain est une nouvelle démonstration de la contradiction profonde entre le mode de production dominant et les intérêts de la vaste majorité de la planète. Que ce soit l’on parle des travailleurs américains – qui financent par leurs impôts l’exploitation de cette énergie fossile à la place du renouvelable, et en subissent les conséquences environnementales – ou européens forcés de payer des factures hors de prix, les antagonismes d’intérêts sautent aux yeux. Tant que l’une des deux sources fondamentales de développement de nos économies, à savoir l’énergie, sera pilotée par logique de profit à court-terme d’une poignée de multinationales, toute transition énergétique et climatique digne de ce nom peut être renvoyée aux oubliettes. Comme ne cessent de le répéter les climatologues, chaque dixième de degré compte. Dès lors, chaque dixième de dépendance en moins aux énergies fossiles aussi.

De même, le défi climatique à relever est en contradiction directe avec l’évolution impérialiste des relations internationales. Les scénarios du GIEC qui permettent de limiter le plus possible le réchauffement climatique se basent sur des choix de société basés sur une très forte coopération internationale. Or la paix, condition nécessaire avant de pouvoir coopérer, est sans cesse mise à mal par les intérêts des grandes puissances. Les milliards qui vont dans la guerre ne vont pas dans le climat. Les conflits et leur renforcement sous couvert d’intérêts économiques ne font que retarder la transition climatique nécessaire et servent de prétexte pour les géants du gaz et du pétrole.

Amorcer une politique mondiale de lutte contre le changement climatique et ses conséquences implique de mettre fin à l’hypocrisie des classes dominantes des pays du Nord, sans cesse mise en lumière lors des différentes COP. Partage des technologies de transition sans brevets, vente d’éoliennes et de panneaux solaires et non d’énergies fossiles et d’armes : telle devrait être la nouvelle ligne directrice des relations internationales. L’Europe ne pourra porter un modèle de transitions qu’en remplaçant sa dépendance à l’agenda des États-Unis par une gestion publique de l’énergie qui planifie la transition – et par une diplomatie indépendante, qui promeut la coopération internationale.

L’affaire Airbus, une bataille pour notre souveraineté : entretien avec le réalisateur David Gendreau

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Dès la fin de l’année 2017, le Department of Justice américain a engagé une enquête sur l’avionneur européen Airbus pour des faits de corruption. L’avionneur européen, en situation de quasi duopole avec son concurrent américain Boeing, venait s’ajouter à une longue liste d’entreprises européennes poursuivies par la justice américaine : BNP Paribas et Total en furent ainsi victimes en 2014. De telles poursuites, si elles s’inscrivent dans l’extraterritorialité du droit américain, masquent en effet une guerre économique sans concession. Les réalisateurs David Gendreau et Alexandre Leraitre, après avoir réalisé un documentaire marquant sur l’affaire Alstom (2017) viennent de porter à l’écran l’histoire de l’affaire Airbus sur Arte. Nous nous sommes entretenus avec David Gendreau.  

LVSL — Pouvez-vous résumer brièvement l’affaire Airbus ?

David Gendreau —   Il y a beaucoup d’entreprises françaises et européennes poursuivies par les États-Unis pour des faits de corruption. Derrière cette lutte judiciaire, vertueuse en apparence, se joue une véritable guerre économique qui vise à déstabiliser des concurrents et les racheter. C’est ce qui s’est passé dans le cas de l’affaire Alstom quelques années auparavant. Le Department of Justice (DOJ) avait choisi, après son attaque contre l’un des fleurons de notre industrie, spécialisé dans la construction ferroviaire, de s’en prendre à Airbus, symbole de l’opposition européenne et française au monopole américain dans l’aéronautique. Alors que sur l’affaire Alstom la France avait subi l’offensive américaine, dans cette deuxième affaire l’État français a choisi de se défendre sur le terrain juridique. 

LVSL — Comment avez-vous mené l’enquête sur cette bataille franco-américaine et en quoi votre méthodologie diffère-t-elle par rapport à votre précédent documentaire sur l’affaire Alstom ? 

D.G. — Sur le plan de la méthode, nous avons procédé de manière assez similaire. La différence se situe au niveau de l’échelle entre les deux affaires. Pour Alstom, très peu de gens avait traité le sujet et il restait, malgré tout, assez peu connu du grand public. À l’inverse, l’affaire Airbus a été très largement couverte dans les médias et, au sein de l’État français, tout le monde s’y intéressait. En raison de la taille d’Airbus et du nombre de ses sous-traitants, nous avions également bien plus de gens à interroger. 

D’abord, nous avons étudié l’ensemble des informations disponibles en source ouverte : enquêtes, articles et documents. Une fois ce premier travail effectué, nous avons tenté de délimiter tous les sujets relatifs à l’affaire. En tant que tel, il y a d’une part l’affaire Airbus, qui se situe entre 2015 et 2020 avec ses conséquences internes, et pléthore d’autres sujets tels que l’extraterritorialité du droit américain, la réponse juridique française avec la loi Sapin II, la différence de nature entre systèmes français et américain dans le domaine de la justice, l’histoire d’Airbus… Quand on se lance dans une enquête de ce type, l’interprétation qui va être donnée en définitive dépend énormément de la distance choisie par rapport aux différents sujets qu’elle recoupe. Une fois l’ensemble des éléments que regroupe cette affaire analysés, nous avons une connaissance plus précise du sujet et pouvons commencer à élaborer des questions pour mener des entretiens avec des acteurs qui ont vécu les événements, tant au sein de l’entreprise que de l’État ou en dehors. Une moitié des gens que nous avons rencontrés provenaient d’Airbus. Passé ce travail, il a été nécessaire de tout synthétiser dans un format accessible d’une heure et demie, ce qui est loin d’être une mince affaire. 

LVSL — Durant tout ce travail d’enquête, quelles difficultés avez-vous rencontrées ? 

D.G. — La première est certainement la mémoire. En ayant commencé l’enquête dès janvier 2020, nous avons dû parler à des personnes qui relataient des événements anciens de quatre ou cinq années et pouvaient mélanger les périodes, les cabinets d’avocats qui sont intervenus à différentes reprises. Ensuite, au sein d’Airbus, il s’agissait de lire et comprendre les guerres de clans propres à l’entreprise. Comme vous le savez, Airbus est une entreprise assez particulière avec un degré de contrôle sur ses activités extrêmement élevé. En se construisant contre un concurrent américain, il y a toujours eu une culture de la défiance à l’égard de cette nation et de ses pratiques économiques. De cette manière, il est assez aisé de parler de guerre économique et d’espionnage avec des salariés. Je peux vous assurer que ce n’est pas une culture commune à l’ensemble des entreprises françaises. La difficulté venait précisément de trier et d’analyser les propos de chacun, notamment lorsqu’il s’agissait d’accusations d’espionnage à l’intérieur de l’entreprise. Il n’y a que le recoupement et la vérification avec des preuves matérielles qui permet d’y parvenir. 

« En se construisant contre un concurrent américain, Airbus a toujours eu une culture de la défiance à l’égard de cette nation et de ses pratiques économiques. »

Nous n’avons pas eu de véritables freins ou blocages lors de notre enquête. Cela s’explique à la fois par la couverture médiatique antérieure du sujet, mais aussi par l’investissement de l’État, du renseignement jusqu’au ministère de la Justice en passant par Bercy, pour traiter avec sérieux cette attaque contre Airbus. Ce n’était pas le cas pour Alstom, il était bien plus délicat d’en parler avec les premiers concernés tant l’affaire a été un fiasco pour l’État français. 

LVSL— À quoi tient, d’après vous, la différence de perception que vous relatez dans votre documentaire entre les élites allemandes et françaises à propos de l’affaire Airbus ? 

D.G. — La principale explication est simple : les Allemands sont très atlantistes. Nous ne sommes pas en reste à ce sujet, mais il est frappant de voir à quel point ce tropisme est bien plus marqué de l’autre côté du Rhin. Si cela peut s’expliquer par des éléments historiques connus, il faut aussi avoir en tête que la lutte contre la corruption est vue avec assentiment par les Allemands qui considèrent, en outre, nullement certains faits comme de l’espionnage, mais simplement comme des procédures judiciaires classiques. Nous avons évidemment réussi à trouver des personnes dotées d’un point de vue plus critique sur la question, mais cela a été particulièrement difficile. Pour eux, il n’y a cependant pas eu d’affaire Airbus à proprement parler. Cela n’a nullement été un sujet d’actualité majeur en Allemagne. 

La bataille d'Airbus
La Bataille d’Airbus © David Gendreau et Alexandre Leraître

De leur côté, les Allemands considèrent que nous sommes simplement bien plus attachés à notre souveraineté qu’eux. C’est peut-être vrai. Mais lorsqu’il s’agit de défendre leur marché automobile nous ne pouvons que constater que l’attachement à la souveraineté n’est pas une spécificité française ! D’ailleurs, si les Allemands ne souhaitent pas véritablement répondre aux offensives américaines, c’est précisément pour conserver leurs exportations notamment dans le secteur automobile. Il faut se souvenir des menaces que Trump avait invoquées à cet égard. À l’inverse, les Allemands sont bien plus sensibles aux ingérences ou tentatives d’espionnage en provenance de la Chine et de la Russie. 

LVSL — Au niveau européen, quel fut la réponse de vos interlocuteurs ? Y a-t-il eu une prise en compte de ces sujets relatifs à la guerre économique ? 

D.G. — L’Union européenne n’a pas su nous désigner une personne pour répondre à nos questions sur ce sujet. La seule réponse que nous avons eue portait sur les embargos, car l’extraterritorialité se matérialise à la fois au niveau de ce sujet, du contrôle de l’armement et de la corruption. De fait, la guerre économique telle que nous pouvons la considérer en France n’est absolument pas présente dans la réflexion institutionnelle de l’Union européenne. C’est d’ailleurs ce qu’indique l’avocat Pierre Servan-Schreiber dans notre documentaire. Tout au long des affaires qu’il a traitées pour divers clients, il n’a jamais eu comme interlocuteur l’Union européenne. Elle ne se soucie absolument pas de ces enjeux. Pour la Commission, il n’y a jamais eu d’ingérence ou d’offensive de la part des Américains lorsqu’Abribus, entreprise européenne, a été ciblée par des procédures de la part des États-Unis. 

LVSL — N’y a-t-il pas eu un changement de paradigme, du côté français, entre les deux affaires que vous avez traitées dans vos documentaires ? 

D.G. — Absolument. La culture de guerre économique a infusé dans la société et surtout dans les cercles ou se prennent les décisions afférentes. Cela s’explique, à mon sens, par la prise de conscience imposée après l’échec qu’a représenté l’affaire Alstom. Si on laisse de côté les enjeux propres au personnel politique, les administrations et le renseignement ont été contraints de se remettre en questions tant la faillite a été importante. Ces éléments n’auraient cependant pas eu autant d’effet sans le témoignage de ce qu’a vécu Frédéric Pierucci. Son livre intitulé Le piège américain, dans lequel il relate l’incarcération qu’il a vécue, a eu un effet retentissant. La menace d’amende du DOJ et son emprisonnement y sont décrits comme ce qu’ils ont été : des moyens de pression monumentaux pour que General Electric puisse racheter Alstom. Il y a bien entendu eu une pression considérable de la part des grandes entreprises elles-mêmes, qui ne supportaient plus les amendes à répétition qu’elles pouvaient recevoir. 

LVSL— Le Service de l’information stratégique et de la sécurité économique (SISSE), désormais sous la tutelle de la Direction générale des entreprises (DGE), a souvent été critiqué après sa mise en place. Considérez-vous que ce service a su répondre aux enjeux de la guerre économique que vous décrivez dans vos documentaires ? 

D.G. — Le SISSE a connu quelques difficultés lors de son lancement, mais il s’est très rapidement imposé dans le paysage de l’intelligence économique. Il fait aujourd’hui office de point de convergence entre différentes directions et services de l’État, qui ont à connaître des ingérences et déstabilisations qui peuvent avoir cours dans la sphère économiques. Il est indéniable que le scandale de l’affaire Alstom a joué pour beaucoup dans le changement de stratégie et le réajustement de l’État sur ce type de questions. Paradoxalement cela a également influé sur le traitement médiatique de l’affaire Airbus. Si les articles ont été bien plus nombreux et informés que pour Alstom, il y a eu un changement important d’angle car l’État a su répondre et éviter une nouvelle déroute. 

LVSL — Quelle est aujourd’hui, pour vous, l’échelle la plus pertinente à laquelle la lutte contre l’extraterritorialité du droit américain peut être menée ? 

D.G. — La France a adopté une stratégie défensive d’une double manière. D’abord en entamant des procédures sur son propre sol, la France est parvenue à couper l’herbe sous le pied de la justice américaine. Ensuite, cela lui a permis de contrôler la transmission des informations à destination des États-Unis avec des procédures de contrôle et de vérification accrues. En creux, ce processus a contribué à une américanisation de notre droit dans le domaine de la lutte contre la corruption. Nous aurions apprécié développer davantage cet aspect dans notre film, mais désormais le juge, dans ce genre de cas, n’est plus celui qui établit la vérité sur les faits qui ont été commis. Il a pour rôle d’entériner une négociation entre les parties prenantes de la procédure. Ce processus transactionnel va complètement à l’encontre de notre conception du droit et, si c’était la bonne solution de court terme, il fera dans l’avenir le bonheur des cabinets d’avocats anglo-saxons dont ce type de procédure est la spécialité. C’est d’une certaine manière une victoire à la Pyrrhus. 

Il serait à présent intéressant de passer à une position offensive à l’égard des procédures de corruption. Boeing n’a-t-il jamais commis de faits répréhensibles en matière de corruption ? Puisque nous avons désormais également une loi extraterritoriale, il serait bienvenu de s’en servir. Mais comme souvent, c’est une question de moyens et de choix politiques. L’un des freins principaux à ce sujet est à mon sens la réponse que pourraient donner les Américains en restreignant fortement la transmission d’informations dans le cadre des alliances de nos services de renseignement. Derrière toutes ces affaires et les enjeux juridiques ou de renseignement qu’elles recoupent, cela reste une décision politique sur les partenaires diplomatiques que nous voulons et quels liens nous entretenons avec eux. 

LVSL — Comment percevez-vous les évolutions possibles en matière de lois extraterritoriales, tant au niveau européen que chinois ?

D.G. — Je ne les placerais pas sur le même plan. L’Union européenne n’a pas de position commune sur ce sujet. Ne serait-ce qu’entre la France et l’Allemagne, comme nous le montrons dans notre documentaire, nos intérêts et positions divergent considérablement. Pour trouver un accord en la matière à 27 États membres, cela me paraît extrêmement difficile. À cet égard, je n’ai personnellement aucune attente. 

En ce qui concerne la Chine, elle se dote de lois extraterritoriales dans d’autres domaines et notamment sur l’export control qui concerne entre autres les embargos ou le secteur militaire. La Chine demeure cependant sur une attitude défensive semblable à ce que nous avons développé avec la loi Sapin II. Sans aucun doute, elle se prépare cependant à d’autres éventualités imposées par le grossissement de son économie et son expansion en termes de marchés. Toutefois, pour l’instant l’extraterritorialité reste une spécificité américaine. Même si tout cela reste de la prospective, le jour où la Chine changera de position, la situation sera considérablement modifiée et nous risquons alors de nous retrouver, sans changement d’ici-là, en grande difficulté.

Yanis Varoufakis : « Sans sortie de l’OTAN, l’Europe restera un continent vassal »

Yanis Varoufakis, ex-ministre des Finances de la Grèce © Jack Taylor

Les dernières élections grecques ont été marquées par le faible score du parti de « gauche radicale » SYRIZA, au pouvoir quelques années plus tôt. Élu en 2015, le leader du parti, Alexis Tsipras, avait abandonné au bout de six mois sa promesse de lutte contre l’austérité et les privatisations, entraînant la démission de son ministre des Finances Yanis Varoufakis. Demeuré un analyste attentif de l’actualité, ce dernier nous livre ici son analyse sur l’endettement de la Grèce, la récession de la zone euro, mais aussi l’alignement du Vieux continent sur Washington et l’émergence des BRICS. Il se montre particulièrement critique à l’égard de la perspective « d’autonomie stratégique » européenne portée par Emmanuel Macron, qu’il juge chimérique sans une sortie de l’Alliance atlantique. Entretien réalisé et édité par Julien Chevalier.

LVSL – Depuis 2019 et la chute du gouvernement Tsipras, le pays est dirigé par le Premier ministre Kyriákos Mitsotákis, leader du parti conservateur la Nouvelle Démocratie. Lors des dernières élections législatives, le parti Syriza, au sein duquel vous étiez membre, n’a obtenu que 17,84 % des voix. Récemment, le chef du parti, Alexis Tsipras, a annoncé sa démission. Quelle conclusion tirez-vous de cette situation ?

Yanis Varoufakis – La conclusion est que les radicaux ne sont jamais accueillis longtemps dans le club des puissants, même s’ils sont prêts à trahir leurs principes pour bien les servir.

Tsipras a toutes les raisons de se sentir maltraité par le pouvoir en place. Après avoir imposé au peuple grec, impitoyablement et plutôt efficacement, les mesures politiques face auxquelles il avait été élu pour s’opposer, il a « réussi » à stabiliser la Grèce aux dépens du plus grand nombre et dans les intérêts de l’oligarchie internationale. Pour ce faire, il a imposé – au nom de la gauche radicale ! – des politiques que même les représentants politiques les plus fervents de l’oligarchie, lorsqu’ils étaient au gouvernement, avaient été réticents à introduire.

Qu’a-t-il obtenu en échange ? Lorsqu’il était Premier ministre du pays [entre 2015 et 2019, NDLR] et instaurait une politique d’austérité, les puissants l’aidaient et le gratifiaient de quelques compliments. Mais une fois le « sale boulot » accompli, le pouvoir en place l’a abandonné en soutenant ses représentants politiques traditionnels, le parti de la Nouvelle Démocratie dirigé par Kyriakos Mitsotakis. Sans une once de gratitude envers leur véritable sauveur, Tsipras, ils l’ont abandonné dans un environnement électoral où – en raison de ses propres choix – il n’avait aucune chance d’obtenir le soutien du peuple qu’il avait soumis à la torture oligarchique de la Troïka. Bref, que les politiciens de gauche qui hésitent à trahir se méfient : ça ne paie pas !

LVSL – Les avantages et les inconvénients d’un « Grexit » [sortie de la Grèce de la zone euro, NDLR] sont bien connus. Un tel choix serait-il aujourd’hui favorable au pays ? Plus largement, quel est pour vous le paradigme économique vers lequel devrait s’orienter la Grèce pour mettre fin à ce cycle récessif ?

Y.V. – L’économie grecque est devenue une vache à lait pour l’oligarchie transnationale à cause des politiques qui assurent sa non-viabilité et la diminution constante des perspectives de la majorité des citoyens grecs. Pour relancer l’économie du pays, et la rendre réellement stable, il faut mettre fin à l’hémorragie de richesse qui est actuellement exportée, sous forme de rentes massives vers divers paradis fiscaux. Par exemple, l’expropriation des biens immobiliers de la classe moyenne (par la vente de prêts à des fonds vautours), les privatisations d’actifs publics dans le cadre d’opérations de capital-investissement, les impôts indirects gigantesques, la diminution constante des biens communs qui nous restent (ressources en eau, santé publique, éducation…).

« Une dette non viable constitue un pouvoir entre les mains des prêteurs. »

Dans tout cela, la question de la monnaie est secondaire. Cependant, si la menace du Grexit est l’arme principale par laquelle l’oligarchie transnationale s’assure que toutes les pratiques prédatrices susmentionnées se poursuivront, alors les progressistes grecs doivent apprendre l’art d’imaginer la Grèce sans l’euro.

LVSL – De nombreux pays européens sont lourdement endettés, notamment la Grèce et l’Italie, dont les dettes représentent respectivement près de 180 % et 150 % de leur PIB. Dans le même temps, la zone euro est en récession et pourrait à nouveau connaître plusieurs années de faible croissance. Quelle politique monétaire estimez-vous que la BCE devrait adopter ?

Y.V. Aucune politique monétaire ne peut, à ce stade, faire face à l’endettement gigantesque (aussi bien privé que public) qui régit le capitalisme occidental. L’endettement excessif est sa caractéristique principale – pas un accident de parcours.

Il reflète un système qui a généré une demande insuffisante pour les produits qu’il fabrique et qui, par conséquent, a besoin de dettes pour maintenir la production et l’accumulation de capital. En outre, une dette non viable constitue un pouvoir entre les mains des prêteurs. Bref, il n’y a plus de perspective de traitement des dettes impayables, ni en Europe, ni ailleurs, qui n’implique pas une révolution dans la manière de produire et de distribuer les richesses. 

LVSL – Le parti politique MeRA25, dont vous êtes le fondateur, propose l’introduction d’un système de paiement numérique appelé « Demeter ». En quoi consiste-t-il ? Que pensez-vous d’une monnaie numérique créée par une banque centrale, notamment l’euro numérique ?

Y.V. J’ai beaucoup écrit sur les raisons pour lesquelles une monnaie numérique centrale serait très utile pour a) diminuer le pouvoir exorbitant du secteur financier sur le reste de la société et b) fournir les fondements d’un revenu de base universel.

La question qui se pose à tous les pays de la zone euro est la suivante : comment introduire un tel système de paiement numérique public lorsque l’on ne dispose pas de sa propre banque centrale ? La réponse de MeRA25 est « Demeter » : au lieu que la banque centrale offre des comptes numériques de banque centrale à chaque résident, les autorités le font en créant un compte par numéro de dossier fiscal. Il en résulte une sorte de monnaie fiscale. Bien qu’inférieure à une véritable monnaie numérique de banque centrale, elle offrirait bon nombre de ses avantages tant au public qu’à l’État.

[NDLR : Nous nous permettons de citer ici in extenso un extrait de l’article de Yanis Varoufakis paru dans Project Syndicate :

Cette monnaie fiscale serait présente sur la plateforme numérique de l’administration, en utilisant le numéro de dossier fiscal existant des particuliers et des entreprises. Toute personne possédant un numéro de dossier fiscal dans un pays recevrait un compte gratuit lié. Les particuliers et les entreprises pourront alors créditer ce compte en transférant de l’argent depuis leur compte bancaire habituel, comme ils le font aujourd’hui pour payer leurs impôts. Mais ils le feront bien avant de payer leurs impôts car l’État garantirait un taux d’intérêt annuel de 8 % payable à ceux qui sont prêts à payer leurs impôts un an avant la date prévue.

Par exemple, une fois que 1.000 euros ont été transférés sur un compte lié au numéro fiscal, un numéro d’identification personnel est émis, et peut être utilisé soit pour transférer le crédit de 1.000 euros sur le compte fiscal de quelqu’un d’autre, soit pour payer des impôts à l’avenir. Ces futurs euros peuvent être conservés pendant un an jusqu’à leur échéance ou être utilisés pour effectuer des paiements à d’autres contribuable. Le Trésor pourra contrôler l’offre de monnaie fiscale, en ajustant le taux d’intérêt pour garantir que la valeur nominale de l’offre totale ne dépasse jamais un pourcentage du revenu national, ou de l’ensemble des impôts. Pour garantir une transparence totale, et donc la confiance, un algorithme de blockchain, conçu et supervisé par une autorité nationale indépendante, pourrait régler les transactions en monnaie fiscale].

LVSL – Face à la guerre en Ukraine, l’OTAN se montre unie tandis que les pays européens souffrent des conséquences de ce conflit (hausse des prix de l’énergie, désindustrialisation…). Comment l’Europe peut-elle sortir de cette situation ?

Y.V. Ce n’est pas possible. Les rêves de Macron concernant « l’autonomie stratégique » de l’Europe restent et resteront des chimères tant que l’Europe ne sortira pas de l’OTAN. Tant qu’elle sera sous l’emprise de Washington, l’Europe restera un continent vassal, incapable de veiller aux intérêts de ses propres classes dirigeantes.

« Les historiens reconnaîtront dans l’alignement total de l’Europe sur la politique américaine vis-à-vis du conflit ukraino-russe, le moment de l’histoire où le continent européen sera devenu sans importance. »

Je ne doute pas un instant que les historiens des prochaines décennies reconnaîtront, dans l’alignement total de l’Europe sur la politique américaine vis-à-vis du conflit ukraino-russe, le moment de l’histoire où le continent européen sera devenu sans importance.

LVSL – Depuis plusieurs mois, et notamment le gel des avoirs russes, de nombreuses voix s’élèvent contre l’hégémonie du dollar (en particulier les présidents des BRICS). Quel serait, selon vous, les contours d’un système monétaire international plus juste et plus équilibré ?

Y.V. Il ne peut y avoir de système monétaire international équilibré tant que les capitalistes chinois, brésiliens, mexicains et indiens rêvent de profits en dollars à de réinvestissements dans le secteur de la finance, de l’assurance et de l’immobilier américain.

Tant que cette situation perdurera, l’idée que les BRICS représenteraient un défi à l’hégémonie américaine restera au mieux un rêve, au pire une distraction. 

Europe sociale : aux origines de l’échec

François Mitterrand et le chancelier allemand Helmut Schmidt en 1981 © Lothar Schaack

« Trahison » ? Facteurs structurels ? Les causes de l’échec du projet d’« Europe sociale », porté haut et fort par la gauche durant les années 1970, ont fait couler beaucoup d’encre. C’est l’objet de l’ouvrage d’Aurélie Dianara, Social Europe : the road not taken (Oxford University Press, 2022), issu de sa thèse. Elle met en évidence la difficulté du contexte européen dans lequel François Mitterrand parvient au pouvoir, marqué par le mandat de Margaret Thatcher et une volte-face des sociaux-démocrates allemands. Surtout, elle souligne l’absence de soutien populaire à l’idée d’Europe sociale défendue par les socialistes français, qui fut déterminante dans son abandon. Dès lors que François Mitterrand acceptait de poursuivre la construction européenne sur une voie libérale, elle ne devait plus en dévier… Nous publions un extrait de son livre, traduit par Albane le Cabec.

« L’Europe sera socialiste ou ne sera pas »… À en juger par l’état de l’Europe actuelle, la prophétie séduisante de Mitterrand ne pouvait être plus éloignée de la vérité. Depuis, l’Union européenne plusieurs fois élargie s’est engagée sur une voie qui s’éloigne chaque jour davantage de cette « Europe sociale » que les socialistes européens défendaient dans les années 1970.

Loin d’une Europe régulatrice, redistributive, planificatrice et démocratisée au service des travailleurs, se dessine une Europe de plus en plus néolibérale, dont la dimension sociale n’est plus seulement compatible avec le marché : elle constitue un véritable levier à la libre circulation des capitaux et à l’extension de la propriété privée. Que l’on choisisse d’y voir une illusion, un alibi ou une réalité, l’Europe qui émerge à partir du milieu des années 1980 est à bien des égards à l’opposé de « l’Europe sociale » pensée par la gauche européenne précédemment.

Volte-face des sociaux-démocrates allemands contre l’Europe sociale

La victoire de la gauche en mai 1981 en France, lorsque François Mitterrand est élu président de la République et qu’un gouvernement de ministres socialistes prend les rênes, rejoints en juin par quatre ministres communistes, était un événement majeur pour la gauche européenne. La France était bien sûr un pays clé en Europe occidentale comme au sein de la Communauté Economique Européenne (CEE), l’ancêtre de l’Union européenne.

Le nouveau gouvernement était bien conscient des contraintes imposées par l’interdépendance des économies européennes et par la Communauté elle-même, dans un contexte où ses principaux partenaires adoptaient des politiques d’austérité déflationnistes. Dans son programme commun de 1972, la gauche s’était engagée à réformer la Communauté et à préserver sa liberté d’action, nécessaire à la réalisation de son programme. Lorsqu’elle est finalement arrivée au pouvoir en 1981, elle s’y est essayée.

Dès le 11 juin 1981, lors d’une déclaration commune, le nouveau ministre de l’Économie et des Finances Jacques Delors en appelait à un plan de relance concerté à l’échelle européenne, tandis que le ministre du Travail Jean Auroux plaidait pour des mesures radicales contre le chômage et défendait notamment la réduction du temps de travail. Le 29 juin, au Conseil européen, Mitterrand effectuait une déclaration officielle en faveur d’une Europe « sociale », appelant à la création d’un « espace social européen » fondé sur la réduction coordonnée du temps de travail, un dialogue social amélioré et l’adoption d’un plan européen de relance économique. Le gouvernement français publiait également un mémorandum le 13 octobre sur la revitalisation de la CE : l’Europe « doit parvenir à la croissance sociale et être audacieuse dans la définition d’un nouvel ordre économique », pouvait-on y lire.

La stratégie des socialistes français reposait sur l’espoir que leur avènement au pouvoir soulèverait un enthousiasme populaire en Europe. Mais une fois élus, ils bénéficièrent d’un soutien extérieur bien faible, y compris au sein de la gauche européenne

Ces propositions avaient alors beau être prudentes, clairement dépourvues de rhétorique marxiste, moins ambitieuses que les revendications jusqu’alors portées par la gauche européenne, elles ne parvinrent pas à convaincre les partenaires de la France. Le chancelier social-démocrate allemand Helmut Schmidt ne se montrait pas beaucoup plus enthousiaste que son homologue Margaret Thatcher, frontalement hostile à cet agenda – et le soutien du gouvernement grec ne pesait pas bien lourd dans la balance. La proposition d’une relance européenne coordonnée en particulier, clé de voûte du plan français, fut accueillie avec un certain dédain.

Les raisons de l’échec de l’Europe sociale sont nombreuses et complexes. Parmi elles, le rôle du gouvernement social-démocrate allemand, qui avait pourtant été l’un des principaux promoteurs d’une « Union sociale européenne » quelques années plus tôt, ne doit pas être sous-estimé. Dès 1974, il œuvrait à l’émergence d’un ordre international fondé sur l’austérité et le libre marché. Au G7 comme au Conseil européen, Schmidt insiste sur la priorité de la lutte contre l’inflation, plaide pour la suppression des obstacles à la mobilité des capitaux et souhaite voir les gouvernements européens renoncer à leurs prérogatives dans le domaine monétaire pour les confier à des banques centrales « indépendantes » du pouvoir politique.

Schmidt contribue en effet à engager non seulement le système monétaire européen mais les États-Unis eux-mêmes dans la discipline monétaire en 1979 – année du « choc Volcker ». Il plaide également pour que l’octroi de crédits par le FMI aux pays confrontés à des crises financières particulièrement graves – comme l’Italie et le Royaume-Uni en 1976 – soit conditionné à l’adoption de politiques anti-inflationnistes et de mesures d’austérité. À contre-courant des réponses interventionnistes et expansionnistes envisagées alors par la majorité de la gauche européenne, la réponse de l’Allemagne à la crise des années 1970 contribuait au « désencastrement » de l’ordre économique international.

Côté britannique, Thatcher, figure de proue de la « révolution » conservatrice d’Europe occidentale, constituait un obstacle inamovible à toute orientation « sociale » de l’Europe. En parallèle, entre 1979 et 1984, la question de la contribution du Royaume-Uni au budget de la CEE empoisonnait les relations entre États-membres. Dans ce contexte, les perspectives d’une Europe de la redistribution, de la régulation des marchés et de la solidarité s’amenuisaient. Les propositions européennes de Mitterrand essuient donc un refus cordial.

​Le « tournant de la rigueur » et l’Europe

En 1983, le fameux « tournant de la rigueur » du gouvernement de Pierre Mauroy, qui allait devenir un traumatisme dans la mémoire collective de la gauche française, fut entrepris au nom de l’Europe. Pour ceux qui avaient cru au socialisme par l’Europe et à l’Europe sociale, il s’agissait là d’une cuisante défaite. Bien entendu, les causes de l’échec de l’expérience socialiste ne peuvent être réduites à la construction européenne. Il faut bien sûr mentionner la récession internationale, la politique déflationniste menée par les principales puissances mondiales ou le rôle des marchés financiers.

De la même manière, le projet socialiste français n’était pas exempt de défauts qui ont pu nuire à sa mise en œuvre. Un élément demeure central : le soutien populaire manquait au projet « d’Europe sociale ». La stratégie des socialistes français reposait sur l’espoir que leur avènement au pouvoir soulèverait un enthousiasme populaire en Europe. Mais une fois élus, ils bénéficièrent d’un soutien extérieur bien faible ; y compris au sein de la gauche européenne.

Il faut dire qu’avec le départ des travaillistes et Thatcher à la tête du gouvernement britannique, la France avait perdu un allié majeur. Malgré le soutien des socialistes français au gouvernement allemand concernant la question des euromissiles au cours des années précédentes, la coalition sociale-libérale de Schmidt refusait alors de considérer la proposition de Mitterrand pour un plan de relance coordonné afin d’éviter une nouvelle dévaluation du franc et une sortie du système monétaire européen. À l’instar des partis de gauche, les syndicats européens se caractérisaient eux aussi par leur absence de mobilisation – aussi bien au niveau institutionnel que dans la rue – en faveur de l’agenda français. En l’absence d’un mouvement populaire domestique et transnational à même de soutenir ses réformes, le recul du gouvernement français était difficilement évitable.

Tous les efforts déployés pour accroître la coopération entre les syndicats et partis européens et construire l’unité programmatique nécessaire pour ériger une Europe alternative semblaient donc avoir été vains. Plus que jamais, la gauche européenne était prise dans le dilemme européen. D’un côté, le renoncement français semblait confirmer que le « socialisme dans un seul pays » n’était plus une option dans une économie mondiale de plus en plus interdépendante.

De quoi donner du grain à moudre au discours désormais porté par la gauche européenne, selon lequel la réalisation du socialisme nécessiterait de s’organiser au-delà de l’État-nation. Malheureusement, d’un autre côté, les déboires de la gauche française, tout comme la défaite du combat de la gauche européenne pour un « New Deal » européen, pour une réduction du temps de travail, une démocratisation de l’économie, et une régulation des entreprises multinationales, avaient démontré l’incapacité de la gauche européenne à transformer la CE en une « Europe sociale ».

Il était désormais évident que la Communauté constituait un carcan de plus en plus étroit dans lequel les politiques économiques, sociales, industrielles, budgétaires et fiscales ne pouvaient plus être décidées indépendamment par les États-membres. À la lueur de cet échec français, la gauche européenne fut contrainte de repenser sa stratégie socialiste. Alors que certains tiraient pour conclusion que le cadre institutionnel européen était intrinsèquement incompatible avec le socialisme, la plupart se convainquaient que ce dernier ne pourrait être atteint qu’à l’issue d’une réforme de la Communauté européenne. C’est ainsi que le « tournant européen » du gouvernement français fut justifié – celui-là même qui conduisit Mitterrand à relancer le processus d’union économique, monétaire et politique avec Helmut Kohl à Fontainebleau en 1984.

​Quand les socialistes français édifiaient l’Europe libérale

Le sommet de Fontainebleau, tout comme la nomination de Jacques Delors comme président de la Commission européenne (1985-1995), confirmait le choix du gouvernement français, après avoir renoncé au « socialisme dans un seul pays », de réaffirmer son engagement européen aux côtés de son nouvel « ami » allemand, Helmut Kohl. Jacques Delors appartenait à l’aile libérale du parti socialiste français. C’était un homme politique expérimenté, qui avait été l’un des principaux artisans du virage français vers l’austérité et la persévérance au sein du système monétaire européen. Selon les propres mots de Margaret Thatcher, « en tant que ministre français des Finances, on lui savait gré d’avoir freiné les premières politiques socialistes du gouvernement et d’avoir assaini les finances françaises ».

Les pressions des différents lobbies patronaux ont été déterminantes dans la refonte du marché européen à partir du milieu des années 1980. En 1979, le Comité d’action Jean Monnet incluait pour la première fois des représentants d’entreprises en son sein.

Delors avait gagné la confiance des néolibéraux mais aussi celle du gouvernement allemand ; il connaissait le jargon bureaucratique européen aussi bien que la politique communautaire. Bien que le « moment Delors » soit souvent présenté comme le temps fort de la promotion d’une « Europe sociale », c’est d’abord l’intégration économique et le projet de marché unique que le nouveau président de la Commission plaça au sommet de son programme. Ce choix était consensuel, comme l’explique Delors lui-même quelques années plus tard : « Je devais me rabattre sur un objectif pragmatique qui correspondait aussi à l’air du temps, puisqu’on ne parlait alors que de déréglementation, de suppression de tout obstacle à la concurrence et aux forces du marché. »

Bien que les droits de douane et les quotas aient été supprimés avec la création du marché commun suite au traité de Rome, de nombreuses « barrières non tarifaires » persistaient, comme les règles d’hygiène alimentaire, les normes techniques et les subventions étatiques aux entreprises et aux services. Le parachèvement du marché intérieur – grâce à la suppression des obstacles aux « quatre libertés » : libre circulation des biens, des capitaux, des services et des personnes – était bien sûr encouragé par le gouvernement Kohl et par Thatcher elle-même. Le nouveau commissaire britannique chargé du marché intérieur et des services, Arthur Cockfield, ancien dirigeant de la chaîne britannique de pharmacies Boots qui avait détenu des portefeuilles ministériels dans les gouvernements Thatcher, joua un rôle central dans l’édification du projet.

Le projet européen plus que jamais au service des classes dominantes

Le projet de marché unique réunissait les aspirations de deux « fractions » rivales d’une classe capitaliste européenne de plus en plus transnationale. D’un côté, une frange « mondialiste », composée des plus grandes multinationales européennes (y compris les institutions financières). De l’autre, une frange « européiste » constituée de grandes entreprises industrielles desservant principalement les marchés européens et concurrencées par les importations bon marché extérieures à l’Europe. Les premiers défendaient un projet néolibéral pour l’Europe, avec une ouverture des marchés européens à l’économie mondiale appuyée par des déréglementations, des privatisations et la réduction de la place de l’État dans l’économie.

Les seconds étaient davantage favorables à un projet néo-mercantiliste, attachés à un « marché domestique » européen élargi ainsi qu’à des politiques publiques industrielles censées stimuler les « champions européens » – dans le but de les rendre compétitifs par rapport à leurs homologues nord-américains ou japonais. Ces deux fractions convergeaient alors pour exercer une pression croissante sur les élites politiques européennes pour la levée de tous les obstacles au libre-échange au sein du marché intérieur.

Les pressions des différents lobbies patronaux ont été déterminantes dans la refonte du marché européen à partir du milieu des années 1980. En 1979, le Comité d’action Jean Monnet incluait pour la première fois des représentants d’entreprises en son sein. En 1983, à l’initiative du directeur général de Volvo, Pehr Gyllenhammar, les dirigeants de dix-sept grandes multinationales – dont Volvo, Philips, Fiat, Nestlé, Shell, Siemens, Thyssens, Lafarge, Saint Gobain et Renault – se réunissaient à Paris pour fonder la Table ronde européenne des industriels (ERT). Son objectif était de promouvoir une plus grande ouverture des marchés ainsi qu’un soutien européen à l’industrie. Le « Livre blanc sur l’achèvement du marché intérieur » de la Commission de 1985 ressemblait comme deux gouttes d’eau aux recommandations de l’ERT. En particulier, il proposait quelques 300 mesures pour achever le marché unique d’ici 1992 par la suppression des barrières non tarifaires…

La logique qui sous-tendait le programme institutionnalisé par l’Acte unique était intrinsèquement liée à celle du libre-marché. Loin de la « planification socialiste » promue par Delors quelques années plus tôt, l’objectif de ce programme était de construire un marché plus étendu, « censé conduire à une concurrence plus rude entraînant une plus grande efficacité, de plus grands profits et finalement par un effet de ruissellement, plus de richesse générale et plus d’emplois ». Le marché était conçu comme indispensable à la croissance économique et à la création d’emplois et pour redonner à l’Europe occidentale sa place d’acteur économique dans un monde de plus en plus compétitif et globalisé.

Bien sûr, l’Acte unique européen ne se limitait pas à l’achèvement du marché unique européen : il étendait également le vote à la majorité qualifiée au sein du Conseil (y compris sur quelques questions sociales telles que les normes de santé et de sécurité au travail) ; augmentait les pouvoirs législatifs du Parlement européen avec les procédures de coopération et d’avis conforme (plus tard consolidées avec la procédure de « codécision », bien que la chambre n’ait jamais obtenu le droit d’initiative) et définissait parmi ses objectifs le renforcement de la coopération en matière de développement régional, de recherche et de politique environnementale. Cependant, la majeure partie du nouveau traité concernait la libéralisation, l’harmonisation et la « reconnaissance mutuelle » dans le secteur économique. Au cours des années suivantes, des directives cruciales furent adoptées concernant la libéralisation des mouvements de capitaux et la déréglementation des banques et des assurances.

Historiquement, et contrairement aux partis socialistes et aux syndicats locaux et nationaux, les structures socialistes et syndicales déployées à l’échelle européenne n’ont pas émergé d’une poussée populaire.

Delors et ses collègues n’avaient-il pas prévu que l’explosion des échanges, la libéralisation des services et la libre circulation des capitaux sans harmonisation fiscale et sociale, mettraient inévitablement en concurrence les travailleurs et les régimes de protection sociale, provoquant un nivellement par le bas des droits sociaux et des salaires ? La question est d’autant plus prégnante que les socialistes européens avaient prôné tout au long des années 1970 une harmonisation sociale et fiscale par le haut, alliée à un contrôle accru des mouvements de capitaux et des entreprises multinationales.

​Carence de dimension populaire de l’idée européenne

Une des principales raisons de l’échec des projets « d’Europe sociale » a résidé dans l’incapacité de la gauche européenne à construire une mobilisation populaire transnationale pour soutenir ses propositions. Une telle mobilisation aurait été – et serait toujours – nécessaire pour inverser le rapport de force en faveur des travailleurs et des travailleuses à l’échelle continentale. Il est significatif qu’en-dehors d’un rassemblement sous la tour Eiffel quelques jours avant les premières élections au Parlement européen, les partis socialistes n’aient pas même envisagé de se mobiliser sur leur projet européen ces années-là. Tout au long des années 1970, la politique européenne est restée l’affaire des chefs de parti, tout en n’étant qu’une préoccupation lointaine pour les militants des partis socialistes et communistes.

Pourtant l’« Europe sociale » n’était pas complètement déconnectée des mouvements sociaux de l’époque. Ce projet avait été formulé par les élites de la gauche européenne en réponse aux revendications issues des contestations sociales vives et diverses des années 1970. Mais dans le même temps, cette évolution de la « vieille gauche » et de son projet d’Europe sociale peut être interprétée, au moins en partie, comme une tentative paternaliste de réaffirmation de son autorité sur ses électeurs sans jamais essayer de susciter un soutien populaire massif pour leur projet européen. Bien sûr, sa perte progressive de soutien au sein des classes populaires – qui allait s’accentuer dans les années 1980 – ne ferait que rendre la perspective d’un tel mouvement populaire en soutien à une Europe sociale plus lointaine et improbable…

Les choses étaient quelques peu différentes du côté des syndicats où, comme le montre ce livre, il y a eu une véritable intention de construire un mouvement transnational des travailleurs pour soutenir « l’Europe sociale » à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Néanmoins, bien que la Confédération européenne des syndicats ait joué un rôle crucial dans l’élaboration de positions et d’une culture syndicale communes en contribuant à « l’européanisation » du syndicalisme, elle est restée jusqu’à ce jour un organe de représentation au sein des institutions, plutôt que de lutte.

Historiquement, et contrairement aux partis socialistes et aux syndicats locaux et nationaux, les structures socialistes et syndicales déployées à l’échelle européenne n’ont pas émergé d’une poussée populaire. Elles ont résulté des décisions des dirigeants des partis et des syndicats, sont demeurées éloignées des mouvements de masse et donc limitées dans leur pouvoir et leur influence. Contrairement aux attentes de la fin des années 1970, faute de volonté politique de la plupart des confédérations nationales, et faute de moyens, la Confédération européenne des syndicats est toujours demeurée un colosse aux pieds d’argile.

La gauche européenne n’a jamais réussi à édifier le bloc unitaire et combatif nécessaire pour construire un rapport de force suffisant et imposer une Europe alternative. Si elle y était parvenue, nous vivrions peut-être aujourd’hui dans une Europe très différente. Tout comme l’intégration européenne d’après-guerre était principalement un processus dirigé par les élites, l’« Europe sociale » est restée dans une large mesure un projet formulé et promu par les élites politiques et technocratiques.

L’incapacité des partisans de « l’Europe sociale » à construire un lien organique avec les populations et avec les mouvements populaires n’est pas seulement la principale raison pour laquelle ce projet a échoué. C’est aussi une pièce du puzzle qui permet de mieux saisir la transformation de la social-démocratie européenne, et le changement de paradigme vers le capitalisme néolibéral à partir de la fin des années 1970.

Pourquoi l’Europe va s’appauvrir à vitesse grand V

© Andrés Ramírez

Dans un rare accès de lucidité, le commissaire européen Josep Borrell a récemment évoqué la fin à venir de la prospérité – certes très mal répartie – de l’Europe. Dans le monde multipolaire qui se dessine, le Vieux continent ne pourra plus compter sur l’énergie bon marché issue de la Russie et les marchandises peu chères importées de Chine. La dépendance croissante à l’égard de Washington, et tous les risques qu’elle comporte, ne semble pas davantage être prise en compte par les élites politiques, qui espèrent vainement un retour à la « fin de l’histoire ». Article d’Aaron Bastani pour notre partenaire Novara Media, traduit par Jean-Yves Cotté et édité par William Bouchardon.

Le 10 octobre dernier, Josep Borrell, vice-président de la Commission européenne, a fait une des déclarations les plus importantes de 2022. Tandis que le gouvernement britannique de Liz Truss essayait d’imiter la politique de Margaret Thatcher, et que les soutiens de l’opposition travaillistes rêvent d’un retour à 1997 (date d’une victoire écrasante de Tony Blair), il a fallu que ce soit un eurocrate qui assène quelques vérités dérangeantes.

Le constat dressé par Borrell relève de l’évidence depuis une dizaine d’années, mais la classe politique ne s’en aperçoit qu’aujourd’hui : « Notre prospérité a reposé sur une énergie bon marché en provenance de la Russie », a-t-il déclaré, avant d’ajouter : « Les bas salaires des travailleurs chinois ont fait bien plus […] pour contenir l’inflation que toutes les banques centrales réunies. » Borrel a ensuite résumé en une seule phrase lapidaire le modèle économique européen des 30 dernières années : « Notre prospérité reposait sur la Chine et la Russie – l’énergie et le marché. »

Venant d’un technocrate bruxellois, ce constat est pour le moins saisissant. Les énergies fossiles bon marché appartiennent au passé, tout comme les biens de consommations à bas prix. Ces trente dernières années, tout en devenant dépendante du gaz russe, l’Europe continentale a également bénéficié d’une faible inflation grâce à ses importations depuis la Chine, devenue l’atelier du monde. Pendant les trois décennies qui suivirent la chute du mur de Berlin, les Occidentaux aux faibles revenus pouvaient donc au moins se procurer toute une panoplie de gadgets et une énergie plutôt abordable. Désormais, cette époque est révolue.

Pendant 30 ans, la faible croissance des salaires fut compensée par une abondance soudaine de biens bon marché, en particulier de produits électroniques, ainsi que par l’expansion du crédit.

Au Royaume-Uni, cette période, qui s’étend des années 1990 à la pandémie de Covid-19, fut déterminante pour le phénomène politique que fut le blairisme – qui relevait davantage d’une chance historique que des compétences du New Labour ou de la Banque d’Angleterre. Ainsi, la faible croissance des salaires fut compensée par une abondance soudaine de biens bon marché, en particulier de produits électroniques, ainsi que par l’expansion du crédit. Dans la terminologie marxiste, ce système économique mondialisé et reposant de plus en plus sur la dette était la base économique qui permettait la superstructure de la « fin de l’histoire » (pour les marxistes, la superstructure désigne les institutions politiques et l’idéologie d’une époque, qui est déterminée par des rapports de production, appelés “la base”, ndlr). Si des thinks tanks ou des universitaires avaient déjà annoncé la fin de cette époque, le fait qu’un homme d’Etat à la tête de l’UE finisse par le reconnaître acte la mort définitive de cette ère.

Les mauvaises nouvelles ne s’arrêtent pas là, car Borrell a ensuite souligné combien l’Europe continentale avait délégué sa défense aux États-Unis. La sécurité énergétique de l’Europe est un autre motif d’inquiétude, Borrell précisant également que le fait d’être moins dépendant des énergies fossiles russes ne devrait pas induire une plus grande subordination à Washington. « Que se passerait-il demain si les États-Unis, avec un nouveau président, décidaient d’être moins favorables aux Européens ? ». « On imagine aisément la situation dans laquelle notre dépendance excessive au GNL (gaz naturel liquéfié) importé des États-Unis poserait également un problème majeur. » Pour les atlantistes, c’est une question capitale : est-il souhaitable de remettre notre destin entre les mains d’un Donald Trump ou d’un Ron DeSantis (gouverneur républicain de Floride, fervent soutien de Donald Trump et potentiel candidat en 2024, ndlr) ? Veut-on qu’un individu comme Mike Pompeo décide si l’Europe peut ou non se chauffer ? Dépendre d’une puissance étrangère aussi profondément divisée n’est pas sans risques.

Borrell a également insisté sur les défis politiques, à la fois internes et externes, auxquels l’Europe est confrontée. À l’intérieur, le danger vient de la progression continue de l’extrême droite, de Giorgia Meloni en Italie à Viktor Orban en Hongrie en passant par le parti Vox en Espagne. A rebours du discours bruxellois classique, il faut d’ailleurs souligner que Borrell n’a pas attribué ce phénomène à l’influence de puissances étrangères perfides, déclarant que la popularité de tels partis correspondent  « au choix du peuple » et non à « l’imposition d’un quelconque pouvoir ». Des propos qui visaient clairement le centre de l’échiquier politique, qui tend à être de plus en plus complotiste, voyant partout la main de Moscou. Si l’extrême-droite gagne du terrain, c’est bien parce que les crises sociales et économiques ne sont pas résolues, et non à cause des usines à trolls de Saint-Pétersbourg – quand bien même l’intelligentsia libérale voudrait qu’il en soit autrement.

À l’extérieur, l’Europe est confrontée à la montée du nationalisme radical et de formes d’impérialisme dignes du xixe siècle, parfois jusqu’à l’annexion. Cela ne se limite pas à la Russie, qui après avoir annexé la Crimée en 2014 vient de s’emparer de territoires dans l’est de l’Ukraine, mais aussi de l’occupation turque dans le nord de la Syrie – un territoire que le ministre de l’Intérieur turc Süleyman Soylu a déclaré en 2019 comme « faisant partie de la patrie turque ». Ankara a également menacé d’envahir les îles grecques de la mer Égée. Le déclin de la superpuissance américaine signifie que nous entrons vraisemblablement dans une nouvelle phase, dans laquelle l’accaparement des terres vient s’ajouter à un monde multipolaire.

Le déclin de la superpuissance américaine signifie que nous entrons vraisemblablement dans une nouvelle phase, dans laquelle l’accaparement des terres vient s’ajouter à un monde multipolaire.

Tout cela est vu avec une profonde consternation dans les capitales européennes, Londres y compris. Alors que le modèle énergétique du continent se désagrège et face à la plus forte inflation depuis des décennies, le découplage avec la Chine semble acté, ce qui exacerbera la hausse des prix. Quand cela se produira, ce sera un tremblement de terre économique pour le consommateur européen, quand bien même des politiciens comme le conservateur britannique Iain Duncan se plaisent à durcir le ton. L’industrie automobile allemande est-elle désavantagée du fait de l’envolée des prix de l’énergie ? Assurément. Il en va de même pour d’autres pays, comme la France et l’Italie, qui ont déjà vu la ruine de leurs industries manufacturières au cours de ce siècle. Mais ajoutez à cela la disparition des biens de consommation bon marché – qui ont servi de palliatif à la stagnation des salaires pendant des décennies – et une vague massive de mécontentement est inévitable. En résumé, les Européens vont s’appauvrir très vite. Les hivers froids ne sont que le début.

Ajoutons à cela les autres défis que doit relever l’Europe, comme le vieillissement de la population et la faiblesse de l’innovation. Non que l’Europe continentale soit menacée d’effondrement – bien entendu, elle demeure incroyablement riche – mais elle va relativement s’appauvrir. Le prestige de ses capitales va décliner, sauf en matière de tourisme, tandis que l’attrait mondial de sa culture et de son modèle social vont également s’éroder. Les plaques-tournantes mondiales des peuples, des idées et de l’énergie se situeront ailleurs – essentiellement en Amérique du Nord et en Asie. L’Europe deviendra la Venise des continents : belle mais désuète, un musée plus qu’un acteur de l’histoire.

Pour le Royaume-Uni, désormais à l’écart de l’Union, cela est vrai à double titre. Le pays est un grand importateur net de produits alimentaires et d’énergies fossiles tout en ayant une classe politique qui – contrairement du moins à certaines du continent – refuse de s’atteler sérieusement à une politique industrielle. Pour l’heure, le réflexe des conservateurs britanniques est d’augmenter les réductions d’impôts, tandis que le New Labour ressasse que la mondialisation est une bonne chose. En définitive, ni l’un ni l’autre n’augmenteront le niveau de vie : les marchés punissent les zélateurs des premières, tandis que la mondialisation craque de toutes parts. La confrontation avec la Russie n’est que le début d’un effondrement plus vaste qu’aucun des partis n’a le courage d’admettre.

L’inflation est là pour durer et, comme le reconnaît Borrell, il faut apporter des réponses sérieuses aux questions énergétiques, commerciales, de croissance et de sécurité. Dans chaque domaine, le bon sens de ces trente dernières années s’est évaporé. Y aura-t-il au Royaume-Uni un politicien d’envergure assez courageux pour le dire ? N’y comptons pas trop. Un État bipartite, avec un système hiérarchique de whips (parlementaires qui veillent à ce que les élus de leur parti soient présents et votent en fonction des consignes du parti, ndlr) qui écrase toute dissension, signifie que la liberté de pensée est une denrée rare à Westminster. Elle n’a pourtant jamais été aussi nécessaire.