“Notre objectif ultime est la prise du pouvoir” – Entretien avec Adrien Quatennens

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Exclusif. Portrait de Adrien Quatennens, depute de la 1e circonscription du Nord, membre du groupe France insoumise. Lille. Le 20 aout 2017. Credit: Sarah ALCALAY/Sipa

Adrien Quatennens est député France Insoumise de la première circonscription du Nord. A seulement 27 ans, il est une des figures montantes du mouvement et s’est notamment illustré par son discours en séance extraordinaire sur la réforme du Code du travail. A l’occasion de notre couverture des universités d’été de la France insoumise, nous avons souhaité l’interroger. Au programme : sa circonscription d’origine, le rôle de l’État, la loi travail et les mobilisations à venir, le FN et la question européenne.

 

LVSL : Vous êtes député de la première circonscription du Nord, située dans l’agglomération lilloise, qui est une circonscription populaire, à l’image du département du Nord hors métropole lilloise. Comment percevez-vous le fait d’être député de cette “France des oubliés”, ravagée à la fois par la désindustrialisation, le chômage, et la poussée du vote Front National ? Est-ce une responsabilité particulière ?

Tout d’abord, en soi, le fait d’être député, et de surcroit jeune député et député de la France Insoumise, est déjà une grande responsabilité, car nous sommes 17 dans cette Assemblée et nous avons été élus avec l’objectif clair d’incarner l’opposition écologique et sociale à Macron et à sa majorité, qui est écrasante dans l’Assemblée. Certains auraient pu penser que notre nombre ne nous donnait pas les moyens d’avoir prise sur le débat parlementaire, mais la session extraordinaire a démontré que même à 17, nous réussissions à nous faire davantage entendre et comprendre que les 300 députés de la majorité présents en face de nous. De ce point de vue, la « pente » qui a été prise par le début du quinquennat Macron laisse penser qu’à mesure que le temps va s’écouler, notre responsabilité va aller en grandissant. Car au-delà de la force d’opposition, nous devons être en capacité de démontrer que nous sommes prêts à être l’alternative pour la suite : c’est notre objectif premier.

Sur la question du territoire, la circonscription à laquelle j’appartiens est, certes, en quelque sorte à l’image du département, mais pas seulement. Le département du Nord est caractérisé par le fait que sa partie sud, celle qui jouxte le Pas-de-Calais, se compose d’anciennes zones industrielles sinistrées où le Front National fait des scores élevés — sur les 8 députés FN, 5 viennent de la grande région Hauts de France. Il est également marqué par l’abstention qui est un fait politique dans le pays. Mais c’est un territoire qui regorge d’énergie et de possibilités.

“Au-delà de la force d’opposition, nous devons être en capacité de démontrer que nous sommes prêts à être l’alternative pour la suite : c’est notre objectif premier.”

Plus précisément, lorsque l’on parle de la première circonscription du Nord, il s’agit du centre-ville de Lille et des quartiers sud. Lille est l’une des villes françaises qui subit le plus le phénomène de ségrégation : le centre urbain abrite des quartiers où habite une population plutôt favorisée que d’aucuns appelleraient « bobos », tandis que dans le sud de la ville sont ancrés les quartiers populaires — Lille sud, Wazemmes, Moulins — qui sont à la fois marqués par une plus forte abstention mais aussi par un vote plus important en faveur de la France Insoumise. Il est assez intéressant d’observer la carte électorale de Lille : si on trace la sociologie du vote à grands traits, on remarque que plus on monte vers le nord, plus les gens votent mais moins ils votent pour nous. A l’inverse, plus on descend, moins ils votent mais plus ils votent pour nous. Cela dit, le vote France Insoumise est fort dans toute la ville, la présidentielle l’a démontré.

La circonscription se compose également de deux autres villes, que l’on pourrait être tenté de considérer de façon précipitée comme des « villes dortoirs », alors qu’elles ont leur propre dynamisme : il s’agit de Faches-Thumesnil et de Loos. Faches-Thumesnil est une ville dirigée depuis le début des années 2000 par un maire de droite, Nicolas Lebas. A l’Assemblée, il serait plutôt « Constructifs » que « LR ». La ville de Loos est davantage marquée par la présence du FN — bien que ce vote reste contenu par le vote lillois. Le FN y a notamment réalisé de beaux scores à la présidentielle, mais c’est aussi une ville où nous avons prouvé notre capacité à convaincre l’électorat FN de venir vers nous. Nous veillons particulièrement à nous attaquer à la montée du vote FN, qui s’est par exemple développé dans Lille sud, mais il est très clair que dans l’entre-deux tour de la législative, les électeurs qui dans un premier temps avaient exprimé leur colère en votant FN, réalisent que LFI est aussi l’expression d’une colère, bien qu’elle n’ait pas le même aboutissement politique : il y a donc eu un report de voix assez net, notamment à Loos.

Personnellement, je suis satisfait chaque fois que j’entends « J’ai hésité à voter Le Pen ou Mélenchon, et finalement j’ai voté Mélenchon » : quelle plus grande satisfaction que d’avoir réussi à convaincre que c’est vers cette colère-là qu’il fallait se tourner ? Aux journalistes qui me disent alors que c’est la preuve de la porosité entre nos électorats, que nos thématiques sont finalement assez proches, je réponds, « Expliquez-moi comment vous faites pour faire tomber ou baisser le FN si ce n’est en lui prenant des électeurs ? »

Adrien Quatennens à l’Assemblée nationale. Crédit : Bertrand Guay/AFP

LVSL : De façon assez surprenante, vous avez été élu avec le soutien du candidat PS/MRC perdant, et avec les éloges du candidat FN Eric Dillies dans l’entre-deux tours. Votre victoire s’est faite d’une courte tête (46 voix). Ces soutiens, qui ne sont pas forcément désirés – notamment en ce qui concerne le candidat du Front National – révèlent en creux l’enjeu principal pour La France Insoumise : convaincre les classes moyennes urbaines et diplômées qui votaient traditionnellement PS et convaincre les classes populaires tentées par le vote FN. Comment aller plus loin dans ce sens ? Autrement dit, comment aller chercher ceux qui ne sont pas encore là ?

En effet, ce soutien n’était clairement pas désiré. Ce qui est très net est que sur une circonscription telle que celle-ci, c’est-à-dire une circonscription qui était le bastion du PS local, on remarque bien que la façon de fonctionner du PS, y compris dans sa mobilisation des réseaux municipaux, n’a plus la prise qu’elle avait auparavant, et c’est ce que j’ai pu vérifier avec les législatives. J’ai pu craindre pendant la campagne, malgré le désarroi du PS et le fait que leurs électeurs nous disaient depuis longtemps qu’ils ne voulaient plus de ce parti, que l’activation de leurs réseaux et de ce qu’ils avaient réussi à monter au sein de la municipalité ne fasse tout de même leur bénéfice. Finalement, cela n’a pas du tout été le cas. Les gens en ont définitivement soupé.

Ensuite, on a effectivement le vote de droite, mais qui dans cette circonscription reste minoritaire. Le phénomène numéro un demeure l’abstention criante. Enfin, il y a la question du FN : dans les débats du premier tour, notamment télévisés, le candidat FN n’était pas sur la posture ethniciste de son parti mais davantage sur une posture souverainiste, et je voyais bien que notre argumentaire ne lui déplaisait pas totalement, quand bien même les finalités politiques s’opposent : alors que le FN veut que La France retrouve son indépendance pour opérer un repli identitaire promis à l’impasse, nous voulons que la France retrouve son indépendance pour affirmer son caractère universaliste et marcher aux avant-postes des grands défis humains à relever comme la planification écologique. L’appel à voter pour nous du FN, nous ne l’avons certainement pas demandé, et plus qu’autre chose, il a surtout permis à notre adversaire principal, à savoir En Marche, de créditer la thèse selon laquelle il y avait bien une alliance des deux extrêmes, une porosité dans l’argumentaire et le programme politique, alors que c’est tout à fait sans fondements. L’essentiel pour nous est de convaincre, et nous ne faisons pas le tri pour savoir qui nous cherchons à convaincre.

“Alors que le FN veut opérer un repli identitaire promis à l’impasse, nous voulons que la France retrouve son indépendance pour marcher aux avant-postes des grands défis humains à relever comme la planification écologique.”

Selon moi, le principal chantier qui s’ouvre devant nous, et donc le principal enjeu, est de juguler l’abstention. Le fait qu’on soit à présent dans un temps qui n’est plus contraint par un calendrier électoral serré permet de faire de cet enjeu une priorité : l’idée est de réussir, hors temps électoral, à créer des méthodes qui localement permettent de réduire l’abstention. C’est évidemment un problème qui nous préoccupe depuis un moment puisque nous avons été très présents dans les quartiers populaires depuis le début de la campagne, en lançant notamment les caravanes insoumises dès début 2016 pour amener la question des droits.

Il me semble que LFI doit permettre de continuer à mener la bataille culturelle à travers les campagnes thématiques et apporter le contenu politique qui est le nôtre. Mais dans le même temps, nous devons être capables de nous dire que ce n’est pas seulement en allant dans les quartiers populaires qu’on va réussir à les faire revenir à la politique : il faut que nous, les militants politiques, soyons conscients des problématiques auxquelles sont confrontées les gens et que nous soyons en capacité d’y répondre, en étant des facilitateurs de l’auto-organisation. Je disais par exemple à mes camarades à Lille que s’ils voient un quartier où il leur semble qu’il y a un besoin criant en soutien scolaire, ils pourraient organiser les conditions de création de ce soutien scolaire. Cela reviendrait à répondre directement à des problématiques pour faire en sorte que la politique ne soit pas vécue comme hors sol : ainsi, notamment dans un contexte où les municipalités ont de moins en moins de marges de manoeuvre financières, cela démontrerait une capacité des citoyens à s’auto-organiser. Je pense qu’il y a là un coup double à jouer : à la fois mener les campagnes thématiques, et en même temps se mettre au service de la population pour recréer le lien entre la politique et les citoyens.

En ce qui concerne le FN, j’ai toujours considéré que son électorat n’était pas sa propriété, qu’il ne lui appartient pas, que les électeurs du FN ne sont pas le FN, et cela fait longtemps que de notre côté, nous ne répondons plus de la caricature qui veut que ces électeurs soient d’affreux fascistes. Certes, il y en a, mais le vote FN dans notre pays est d’abord et avant tout un vote qui exprime une colère, un ras-le-bol, une volonté de donner un coup de pied dans la fourmilière, et charge à nous de faire la démonstration que le vote FI est aussi l’expression d’une colère : ce qu’il faut alors prouver est que la question n’est pas d’engendrer une colère pour la colère, mais de savoir ce que l’on fait de cette colère. Au projet ethniciste du FN s’oppose ici le projet propulsif de LFI qui permet d’ailleurs bien souvent de répondre au terreau qui crée la montée du FN, à savoir notamment les problématiques sociales. Pour résumer, il y a véritablement deux enjeux primordiaux : Ne pas céder un pouce à Macron et sa majorité, et faire la démonstration que l’on peut incarner la suite.

LVSL : Parmi les causes de la montée du FN dans le Nord et le Pas-de-Calais, on revient souvent sur le fort taux de chômage des zones concernées. On parle moins souvent du recul généralisé de l’État et des services publics, de la perte de lien social qui va avec. Pourquoi l’État a-t-il abandonné ces territoires ? Comment les réinvestir, et selon quelle vision de l’État ?

Très clairement, on voit bien qu’après l’ère des Trente Glorieuses, avec l’émergence de l’économie libérale, les dirigeants ont particulièrement misé sur le tertiaire dans le Nord. Or, il y a divers endroits où ce n’était absolument pas adapté, et cela a participé de cette ségrégation que l’on retrouve notamment dans des villes comme Lille.

Sur la question de l’emploi, il est nécessaire de réaffirmer le fait que le problème du chômage n’est pas celui du « chômage volontaire », contrairement à ce que les gouvernements successifs ont cherché à démontrer. Sous Hollande par exemple, le gouvernement ressassait en permanence la musique des emplois non pourvus. Nous sommes sans cesse dans l’obligation de rappeler ce qu’est la réalité statistique sur les emplois non pourvus : aujourd’hui, si je ne me trompe pas, on a affaire à 1 emploi non pourvu pour 300 chômeurs, ce qui correspond véritablement à une situation de pénurie d’emplois. A la France Insoumise, nous prônons un modèle de relance de l’activité qui serait nécessairement centralisé par l’Etat, car l’Etat est la courroie de transmission de grandes politiques de relance permettant de réactiver le levier de l’emploi. La planification économique que nous proposons permettrait de créer des centaines de milliers d’emplois, ce qui est une nécessité absolue.

“Là où l’Etat cède du terrain, deux forces avancent essentiellement : la logique de privatisation et le pouvoir de l’argent d’abord, puis la misère sociale.”

On aurait tort de croire que c’est en rabotant le modèle social français par des lois telles que la Loi Travail que l’on va créer de l’emploi : ce type de politiques est mené depuis longtemps, même bien avant Sarkozy. Elles se fondent sur l’idée que flexibiliser davantage le marché du travail et augmenter la compétitivité va créer de l’emploi, alors que l’on voit bien qu’il n’y a pas de corrélation entre le droit du travail et la baisse du chômage. Il faut donc commencer par battre en brèche cet argumentaire politique majoritaire qui provoque un sentiment de culpabilité chez les gens. La seconde étape sera d’expliquer que le principal problème est la relance de l’activité. En ce sens, stratégiquement, nous considérons par exemple que l’Etat français a davantage intérêt à conserver des boîtes comme Alcatel et les grands secteurs stratégiques, plutôt qu’à batailler pour flexibiliser davantage le marché du travail, car la première option apportera bien plus d’emplois à long terme. Il est nécessaire d’annihiler l’idée selon laquelle le seul objectif est la politique de l’offre, la concurrence libre et non faussée entre tous, et qu’à la fin le moins disant social remporte la bataille.

De fait, là où l’Etat cède du terrain, deux forces avancent essentiellement : la logique de privatisation et le pouvoir de l’argent d’abord, puis la misère sociale. Les politiques libérales menées depuis les années 1980 ont toujours été suivies par la montée du chômage. Très clairement, il y a un lien de cause à effet entre le désengagement de l’Etat, dicté notamment par les politiques budgétaires impulsées par l’Union européenne, et la montée du chômage, provoquant un cercle qui s’auto-entretient. Plutôt que de jouer une compétition perdue d’avance et qui pousse au moins-disant social, nous pourrions faire tant d’autres choses qui nécessitent des compétences et des énergies dont la France regorge.

 

LVSL : La vieille gauche radicale a longtemps été très méfiante vis-à-vis de la fonction tribunicienne, associée au culte de la personnalité et aux pires dérives du XXème siècle. A tel point que l’émergence de nouvelles figures politiques avec la création du groupe LFI en a surpris plus d’un : François Ruffin ; Ugo Bernalicis ; ou encore vous-même. Vous étiez-vous préparé à jouer ce type de rôle ? La présence de tribuns est-elle la clé du succès pour les mouvements progressistes auparavant en mal de visibilité ?

Le fait d’avoir un groupe à l’Assemblée qui a attiré l’intérêt des médias a permis au public ainsi qu’aux milieux politiques et médiatiques de découvrir quelque chose qu’ils ignoraient, c’est-à-dire que LFI ne se cristallise pas uniquement autour de Jean-Luc Mélenchon. Ce dernier est de longue date soucieux des compétences des gens qui l’entourent et de faire en sorte que d’autres figures émergent. Il est intéressant de remarquer que nous sommes passés sous leurs radars pendant longtemps, jusqu’à aujourd’hui. Ugo, moi, et tant d’autres, malgré notre jeune âge, avions depuis des années des responsabilités locales comme bénévoles, nous prenions la parole en public, nous faisions des campagnes et nous nous rendions visibles sur les places publiques, ce qui ne nous a pas empêchés de passer inaperçus — les médias locaux nous reprenaient de temps en temps sans toutefois s’intéresser à nous dans le détail.

Personnellement, depuis que je milite, il me tient à coeur, mais c’est aussi le propre de notre courant, d’être dans la formation permanente, de beaucoup lire et d’écrire également, d’avoir la capacité de prendre la parole en public et de savoir construire un discours : quand on sait qu’on a une demi-heure et un objectif fixé, il faut faire en sorte de ciseler son propos de manière à aller droit au but. Nous sommes donc rompus à l’exercice.

Prenons le cas de la Loi Travail : je me suis trouvé au premier plan uniquement parce que j’avais choisi de travailler dans la Commission d’Affaires Sociales qui se penchait en premier sur ce texte, puisque nous nous étions répartis les commissions entre les 17 députés que nous sommes. Lorsque nous avons décidé de déposer une motion de rejet et que notre motion a été tirée au sort — puisque plusieurs groupes en avaient déposé une également —, il a fallu choisir un orateur pour prendre la parole. Le groupe fonctionne en collectif. Le but n’est pas de se singulariser les uns des autres, au contraire. Or, compte tenu de ce qui avait été fait en Commission d’Affaires Sociales et étant donné que mes deux camarades de commission étaient d’accord pour que je m’y colle le premier, il a été décidé que je défendrais cette motion.

Je suis donc rentré chez moi le week-end, j’ai préparé le discours, et très honnêtement, lorsque je l’ai achevé, je n’ai pas eu le sentiment d’avoir fait quelque chose d’exceptionnel, mais simplement d’avoir accompli ma tâche qui était de produire un discours respectant les trente minutes de parole et visant un objectif clair. Puis je suis monté à la tribune, et j’ai prononcé mon discours comme tout un chacun dans ce mouvement l’aurait fait à ma place et sans me dire que ce que je faisais était formidable. Pourtant, lorsque je suis descendu de la tribune et que j’ai rallumé mon téléphone, jai réalisé l’ouragan que ce discours avait provoqué : les médias nous découvraient.

J’ai compris que pour les députés de la majorité mais aussi pour les communistes, cela représentait l’arrivée d’un OVNI qu’ils n’avaient pas vu venir, c’est-à-dire cette génération montante de gens entre vingt et trente ans, très soucieuse de se former — vous en faites sûrement partie d’ailleurs — et capable de monter en puissance. C’est pour cette raison que Jean-Luc disait déjà depuis un moment : « Ne croyez pas que lorsque vous en aurez fini avec moi, vous en aurez terminé, parce qu’avec eux, vous en prenez pour quarante ans ». Je l’entendais aussi répéter aux gens du groupe : « Je suis ravi qu’on vous entende davantage ». Il faut réussir à amplifier ce mouvement collectif.

Cela me permet aussi de rebondir sur l’analyse que Lenny Benbara fait dans l’article que vous avez publié lorsqu’il dit que le niveau atteint lors de la session extraordinaire doit être maintenu, et que pour cela, il faut engranger une logique qui incarne l’alternative. Je pense que le discrédit de Macron va se poursuivre voire s’accélérer, et à mesure qu’il tombe, nous devons symboliser le changement et la capacité à prendre la relève.

 

LVSL : La France Insoumise a réalisé de très bons scores dans la métropole lilloise, et a été capable de faire élire deux députés dans le département. Ces résultats constituent à l’évidence un point d’appui pour le futur, notamment pour les élections municipales de 2020. Quelle stratégie de long terme comptez-vous mettre en place pour asseoir votre implantation ? La mairie de Lille est-elle un objectif ? Cela posera à terme, la question des alliances éventuelles que le mouvement peut nouer s’il veut prendre des mairies…

Il est évident que la mairie de Lille ainsi que d’autres mairies d’envergure nationale sont un objectif très clair pour le mouvement, objectif qui se place dans la continuité de notre stratégie. Dire le contraire serait mentir. Mon état d’esprit, qui est d’ailleurs assez partagé dans LFI, est que tous nos actes politiques, que ce soit dans l’Assemblée ou au sein du mouvement en ce qui concerne les campagnes thématiques ou encore les élections intermédiaires, sont des étapes intermédiaires vers notre objectif ultime qui demeurera toujours la prise du pouvoir dans ce pays. Certains groupes politiques peuvent considérer qu’avoir un groupe parlementaire est déjà un accomplissement en soi et qu’ils peuvent en rester là, mais ce n’est en rien notre cas : pour nous, l’Assemblée n’est qu’une étape de plus.

Avant les municipales, il y a les Européennes, et le pari que je fais d’ici là est que l’illusion Macron va s’éroder plus vite que prévu. Actuellement, nous tendons à prouver que le renouveau qu’il semble incarner, parce qu’il est un jeune président qui prétend mettre à la porte la vieille classe politique et parce qu’il prône de nouvelles pratiques, n’est qu’illusoire. On remarque déjà dans son gouvernement les mêmes fêlures, des gens liés par les mêmes affaires — quand on voit qu’en plein débat sur la confiance, Pénicaud se fait prendre la main dans le sac des stock options… Notre but est donc de mettre à jour le continuum qui existe entre les politiques de droite de Sarkozy, les politiques prétendument de gauche de Hollande, et les politiques centristes de Macron : il faut faire la démonstration, bien qu’elle se fasse d’elle-même, que ces gens-là, derrière des oppositions qui sont feintes pour pouvoir se partager le pouvoir politique, ont un socle idéologique de l’ordre de 70 à 80% de commun – si l’on met de côté les questions sociétales – car c’est la commission européenne qui se tient derrière eux.

Deux hypothèses se présentent alors concernant l’avenir : soit la situation reste telle qu’elle est aujourd’hui et les élections intermédiaires dictent la suite. Soit un événement fortuit bouscule les choses et nous devons alors nous tenir prêts à tout moment. Si c’est le calendrier électoral qui dicte la suite, voyons : les premières élections intermédiaires sont les européennes, qui seront un moment idéologiquement intéressant pour nous où il faudra faire la preuve que nous sommes bien là face au « grossiste » [la commission européenne, NDLR] qui impulse les politiques nationales depuis trop longtemps. L’élection européenne devra être la traduction dans les urnes de la déflagration contre Macron. C’est aussi l’occasion pour nous d’avoir davantage d’élus, donc de monter en crédibilité et de gagner en visibilité afin de pouvoir s’exprimer.

Puis arrivent les élections municipales — il se peut d’ailleurs qu’elles aient lieu en 2021 et non en 2020, et qu’elles viennent s’ajouter aux régionales et aux départementales. Nous devons donc être préparés à décrocher le plus de positions possibles. Ainsi, pour revenir à votre question après ce passage de contextualisation, il apparaît que oui, dans la métropole lilloise, étant donné que LFI a été capable de décrocher deux anciens bastions socialistes avec la première et la deuxième circonscription du Nord, il y a clairement plusieurs villes de la métropole que nous pouvons remporter aux élections municipales. Cela nous ferait arriver à la veille de la présidentielle dans une position totalement différente de celle où se trouvait Jean-Luc Mélenchon en 2016 lorsqu’il a lancé le mouvement, avec la force de dire que nous incarnons l’alternative, face à un Front National qui à l’inverse est d’ores et déjà en difficulté. A l’Assemblée, les frontistes sont presque inaudibles, et leur parti est rongé par des guerres intestines. Je crois qu’ils sont assez durablement enlisés.

En ce qui concerne la question des alliances aux municipales, tout va dépendre des européennes. Je souscris totalement à l’idée que nous ne devons plus mettre le doigt dans des stratégies qui nous latéralisent avec la tambouille des chapelles à gauche, et qu’il faut refuser les assises de refondation et autres potages qui semblent se profiler. Ces gens sont en cendres et pensent que l’on va pouvoir faire renaître le phénix, alors que pour notre part, nous avons plutôt intérêt à poursuivre la stratégie qui a fonctionné lors des présidentielles et des législatives, c’est-à-dire celle qui consiste à opposer peuple et oligarchie, le « nous » et le « eux » que théorise Chantal Mouffe. Cela s’incarne d’ailleurs dans les nouvelles têtes du mouvement et au sein de notre électorat : plusieurs fois, lors de la campagne, des gens sont venus me voir en me disant que si Mélenchon avait été candidat du Front de gauche en 2017, jamais ils ne l’auraient ne serait-ce qu’écouté.

“Nous cherchons donc à élargir notre électorat en refusant les codes politiques par lesquels on essaie de nous enfermer dans une position minoritaire.”

La campagne de Mélenchon en 2012 par exemple restait très ancrée dans les codes traditionnels de la gauche radicale, notamment dans l’imagerie politique. C’’était déjà un premier filtre qui a fait que certaines personnes ne sont pas allées plus loin. En effet, même si nous avons raison d’être attachés à nos drapeaux rouges, lorsqu’il s’agit de convaincre la majorité de la population nous ne pouvons plus nous présenter comme la gauche radicale, ce qui implique de mettre les drapeaux au placard. De la même manière que lorsque Benoît Hamon ouvre un meeting en disant qu’il s’adresse à la gauche socialiste, comment peut-il prétendre gouverner le pays s’il commence par parler à une stricte minorité ? Nous cherchons donc à élargir notre électorat en refusant les codes politiques par lesquels on essaie de nous enfermer dans une position minoritaire.

Les alliances dépendent donc moins de LFI que de la manière dont les autres vont se positionner. Certains continuent à avoir des œillères et à penser que le choix qu’a fait Mélenchon en 2016 était de se lancer dans une grande aventure en solitaire pour avoir le contrôle, alors que c’était un choix tout à fait réfléchi, fruit d’une réflexion politique profonde. Aujourd’hui, ils commencent à réaliser qu’ils avaient tort. Dès lors, soit ils se rapprochent de l’espace de discussion dans lequel nous les accueillons à bras ouverts, soit ils décident de continuer à alimenter la sclérose de cette gauche déclinante. Ainsi, selon leur positionnement, nous ferons nos propres choix de discussion. Il faut notamment les appeler à la cohérence. Par exemple, lorsque mon adversaire socialiste – François Lamy, l’ancien ministre – critiquait la potentielle Loi Travail de Macron en se posant comme la caution de gauche à cette loi,  que je lui répondais que c’était le PS qui avait ouvert la brèche et qu’il répliquait « oui mais moi c’est différent », il y avait clairement un problème de cohérence entre lui et son propre parti. Nous leur demandons simplement une clarification. C’est-à-dire, par exemple, de voter contre la confiance au gouvernement, et cela ne dépend alors que d’eux. S’ils l’avaient fait, ils nous trouvaient à la table de discussion sans aucun problème.

LVSL : En Espagne, Podemos aussi refusait la latéralisation, mais pour gouverner Barcelone, Madrid et d’autres villes, ils ont dû passer des accords avec le PSOE bien qu’ils se fassent la guerre au niveau national. Peut-être est-il possible de trouver des gens mieux disposés au niveau local…

Nous verrons bien ce qu’il en est. Pour ma part, je suis désormais convaincu qu’il faut de la clarté et qu’il faut pour cela se tenir éloigné des tambouilles. Laissons les autres faire leur travail de réflexion propre. Ils doivent encore comprendre notamment que la langue qu’ils parlent est bien souvent une langue morte. Nous devons de notre côté faire ce dont nous sommes capables par nous-mêmes. Si nous utilisons véritablement les ressources dont nous disposons à l’action, nous pouvons lever de grands espoirs.

Pour le moment, on voit bien que l’on est dans un grand moment de recomposition des partis politiques, et c’est d’ailleurs aussi le cas à droite car En Marche vient marcher sur les plates-bandes des Républicains, ce qui déclenche des débats houleux chez ces derniers. Nous n’avons pas ce problème-là : le travail de construction idéologique et stratégique est fait, et nous avons donc un temps d’avance car nous sommes déjà dans le moment où nous pouvons discuter avec les autres et envisager la manière dont il faut avancer.

 

LVSL : Lors de la session extraordinaire, l’Assemblée nationale a adopté la loi d’habilitation qui permet au gouvernement de réformer le code du Travail par ordonnances. La réforme devrait permettre d’inverser la hiérarchie des normes, de précariser le CDI, de revoir le périmètre du licenciement économique ou encore d’outrepasser les syndicats (référendum, négociation sans délégué syndical mandaté). Pouvez-vous exposer plus concrètement les intentions du gouvernement ? En quoi cette loi diffère-t-elle de la loi El Khomri ?

Cette loi et les précédentes sont la traduction directe de directives européennes qui tracent les contours de la législation du Travail, avec pour logique de fond l’idée que le principal problème est celui du coût du travail et de son manque de flexibilité et de compétitivité. Il faut ici répéter qu’il n’y a pas de corrélation entre le droit du travail et la baisse du chômage, ce qui a été démontré par l’OCDE, mais aussi par le bilan du quinquennat Hollande. Pour notre part, la première étape est donc de démontrer que l’analyse de la question de l’emploi n’est pas bonne, et par la suite de prouver que ces lois ne profitent qu’au secteur des actionnaires d’entreprise, car sous couvert de dialogue social on renforce l’arbitraire patronal.

Sur la loi en tant que telle, la différence avec les précédentes, qui précisaient leur contenu, est que celle-ci est une loi dite « d’habilitation à légiférer par ordonnance sur » c’est-à-dire une loi qui délimite un périmètre à l’intérieur duquel le gouvernement pourra, disons-le franchement, faire à peu près ce qu’il voudra. Ce périmètre pose la suprématie des accords d’entreprise dans la hiérarchie des normes : Jean-Luc Mélenchon utilise donc à raison l’expression de « un code du Travail par entreprise », car c’est bien l’objectif du gouvernement qui souhaite que tout se fasse, dixit la ministre du travail, « au plus près du terrain ». Cela signifie qu’on rompt avec le cadre républicain d’une loi qui s’applique à tous. Selon le lieu où l’on travaille, on peut être soumis à un ordre juridique différent.

Rassemblement de la France Insoumise sur la place de la République à Paris, le 3 juillet 2017.

En ce qui concerne les points importants de la loi, on peut évoquer la question des instances représentatives du personnel — le comité d’entreprise, le CHSCT, les délégués du personnel — qui ont actuellement des compétences et des délégations propres, et que, sous prétexte d’archaïsme et de manque d’efficacité, on veut faire fusionner pour créer une instance unique. Il peut en résulter une perte de levier d’action pour les syndicats. La philosophie générale de la loi, en résumé, est de faire en sorte que toute autre personne que celles qui étaient habilitées à négocier aujourd’hui puisse le faire. Il s’agit de contourner les syndicats. On nous vend entre autres les bénéfices du référendum d’entreprise en prétendant que cela donne la parole au salarié, alors que l’on sait très bien que cela se déroule sous chantage, comme le montre par exemple le cas de Smart où les employés ont accepté une augmentation du temps de travail dans des conditions lamentables par crainte de licenciement et de délocalisation : référendum, certes, mais sous la forme d’un pistolet sur la tempe.

Il y a quelques éléments sur lesquels il faut également insister, comme la barémisation, non pas des indemnités prudhommales comme on le croit, mais des dommages et intérêts aux prudhommes, qui permettrait dorénavant à un patron de savoir combien va lui coûter un licenciement abusif. La loi préconise aussi l’extension du contrat de chantier à d’autres domaines que le bâtiment, c’est-à-dire qu’il pourra y avoir des chantiers dans tous les domaines : le contrat de chantier est présenté juridiquement comme un CDI alors qu’en réalité, il s’agit d’une mission, donc d’un CDD qui de surcroît ne comprend pas d’indemnités de précarité. Cela correspond à une véritable précarisation de l’emploi.

Un autre point important est que le texte du gouvernement dit qu’il faut revoir le périmètre d’appréciation des difficultés économiques des entreprises, mais il ne dit pas que ce sera le cas au périmètre national. Or, quand le texte passe au Sénat, celui-ci précise qu’il veut que ce soit un périmètre national. Il y a donc tout un jeu politique du « passe-moi le sel, je te passe le poivre » entre les uns et les autres, c’est-à-dire qu’une majorité ouvre une brèche en disant qu’elle ne souhaite pas aller plus loin, puis le Sénat qui est à droite passe derrière pour marquer le pli, et En Marche repasse finalement afin d’entériner le projet. J’ai personnellement assisté à la lecture à l’Assemblée du texte qui s’était durci en passant par le Sénat, suite à laquelle a été mise en place une commission mixte paritaire — c’est-à-dire sept députés et sept sénateurs — qui avait pour objectif de partir du texte du Sénat afin de trouver un compromis sur les points de désaccords : j’ai alors pensé que ce serait à nouveau une guerre de tranchées interminable, mais le travail a été expédié en une heure car ils s’étaient accordés sur à peu près tout, notamment sur les concessions faites à la droite et surtout sur un point central de la loi qui est l’appréciation du périmètre économique. C’est donc dans un jeu d’alliance objective entre la majorité et son opposition que le texte se trouve durci.

“La loi actuelle ne fait donc qu’achever de retourner l’ordre juridique et social qui régit les salariés du privé, à savoir environ 18 à 20 millions de personnes (…) Le projet d’Emmanuel Macron, c’est le remplacement du chômage de masse par l’emploi précaire.”

Néanmoins, ce texte n’est qu’un processus d’aboutissement de ce que l’on observe depuis des années, car la loi El Khomri avait déjà fait l’essentiel, et c’est une logique qui est valable dans plein d’autres secteurs. Prenez par exemple la privatisation des secteurs stratégiques comme EDF, où la législation n’a jamais été bouleversée d’un seul coup car les acteurs de ce changement savaient que cela serait impossible. Ils entreprennent donc toujours de « saucissonner » l’objectif en diverses lois qui passent à mesure que les quinquennats avancent, et si l’on rassemble tout — par exemple l’ensemble des lois comprenant notamment la loi de sécurisation de l’emploi, la loi Rebsamen, la loi Macron, la loi El Khomri et la loi Pénicaud —, on se retrouve face au saucisson dans son entier.

La loi actuelle ne fait donc qu’achever de retourner l’ordre juridique et social qui régit les salariés du privé, à savoir environ 18 à 20 millions de personnes. Le choix de l’été 2017 comme moment pour faire passer cette loi n’était d’ailleurs pas anodin, puisque l’Assemblée n’était pas encore tout à fait installée, et je caricature à peine lorsque je dis que nous devions étudier le texte dans les escaliers : nous avions trois ou quatre jours pour le lire et déposer l’amendement dans des conditions délétères. Tout a été pensé méthodiquement pour être sûr qu’il n’y ait pas de contestation possible. Le projet d’Emmanuel Macron, c’est le remplacement du chômage de masse par l’emploi précaire.

LVSL : Comment envisagez-vous la contestation sociale contre cette nouvelle loi Travail ? Ne craignez-vous pas une léthargie populaire liée à la période post-électorale et à la rapidité avec laquelle cette réforme est menée ?

Comme je le disais, tout a été calculé pour que la contestation sociale soit minorée, entre la venue de l’été et une session extraordinaire dans un moment où le Parlement n’était pas encore aguerri. Je considère même que la convocation du Congrès de Versailles le lundi où les amendements étaient attendus en Commission d’affaires sociales a contribué à freiner le travail d’amendement — même si je n’irais pas jusqu’à dire que le Congrès a été convoqué dans ce but.

Il est clair, étant donné ce que je viens d’expliquer, que le moment pourrait ne pas être favorable à une contestation sociale. Néanmoins, il y a un réveil attendu, notamment de l’opposition syndicale, puisque nous avons par exemple des syndicats comme la CFE-CGC qui ne sont pourtant pas les plus virulents et qui clament leur mécontentement. D’ailleurs, pour revenir au texte de loi, le fait de séparer les différents syndicats pour qu’ils ne s’assoient pas à la même table, tout en cachant cela sous une multiplicité de réunions, est aussi un choix stratégique. Toutefois, bien que nous ayons chez LFI notre propre analyse du texte de loi, nous nous gardons bien de commenter les stratégies syndicales et de prendre position sur les décisions des syndicats. En tous cas, j’entends de nombreux syndiqués autour de moi qui affirment qu’ils vont débrayer comme il se doit à la rentrée.

LVSL : A l’occasion de ces contestations, la France Insoumise va encore apparaître comme le camp de la résistance. Dans ces conditions, comment peut-elle faire émerger un ordre alternatif à la pagaille néolibérale ?

Nous avons autour de nous des gens qui ont rédigé un code du Travail alternatif, en collaboration avec un comité de recherche : il s’agit d’un code qui serait réellement émancipateur et protecteur, et que l’on voudrait faire prévaloir aujourd’hui car il permettait à l’employé d’être un véritable citoyen dans l’entreprise. On peut donc aussi, en disant que l’on défend le code du Travail, en proposer une version améliorée.

Pour revenir sur la mobilisation, je peux vous assurer que nous allons y contribuer. Nous avons commencé à nous préparer dès la session parlementaire, notamment en répandant les débats dans le pays afin qu’ils ne restent pas cloisonnés à l’Assemblée : il y a ainsi déjà eu des actions organisées par des militants de LFI afin d’expliquer les enjeux de la loi. Néanmoins, il est certain qu’il faut que le mouvement se réveille. Je suis inquiet de constater le décalage qui existe entre la gravité de ce qui se passe à l’Assemblée et le climat dans le pays : nous sommes face à une véritable liquidation d’un siècle d’acquis sociaux. Mais nous nous trouvons au terme d’un processus où tous les rapports au travail ont été individualisés, et il est donc très compliqué de mobiliser les gens pour engranger un phénomène collectif qui permettrait de défendre le modèle social que nos opposants sont en train de démonter méthodiquement, sachant qu’ils sont bien organisés pour le faire.

Pour l’instant, nous allons faire en sorte que la mobilisation syndicale du 12 septembre soit la plus importante possible. Notre initiative de mouvement politique sera le 23 septembre, durant laquelle le mot d’ordre sera « Contre le coup d’état social », car nous lions aussi à cela d’autres éléments qui participent de la même logique libérale, comme le fait que le CETA sera appliqué dès le 21 septembre transitoirement sans vote du Parlement. Cette marche du 23 septembre n’est pas celle de La France Insoumise. C’est notre initiative mais tout le monde peut s’en saisir.

Meeting du candidat Jean-Luc Mélenchon, le 18 mars 2017, sur la place de la République à Paris.

LVSL : A l’occasion des élections européennes, quelle ligne doit tenir LFI ? En effet, votre électorat ne souhaite pas forcément sortir de l’UE, même s’il est très critique et qu’il veut récupérer des parts de souveraineté, tandis que l’électorat FN est le plus eurosceptique. Allez-vous rester sur l’idée du plan A/plan B ? Allez-vous accentuer le rapport de force et envisager de sortir de l’euro en cas d’échec des négociations ?

La préparation de la sortie de l’euro est incluse dans le plan B. Le FN est pétri de contradictions sur cette question, mais en tout cas jusqu’à présent, dans son projet politique, il incluait la sortie de l’Union européenne. Ce que nous disons est différent. Nous souscrivons à l’idéal européen tel que conçu à sa création, c’est-à-dire un idéal de coopération entre les peuples pour éviter que la guerre ne revienne. Mais on remarque rapidement qu’une fois que les bonnes intentions ont été dictées, la construction européenne a été une construction libérale où l’économie a tout dirigé, et il en résulte aujourd’hui un paquet bien ficelé de pays qui n’ont pas les modèles sociaux ni les mêmes niveaux fiscaux et auxquels on a dit : « que le meilleur gagne ». Cela crée d’importantes tensions économiques qui contredisent largement les motivations pacifiques premières de la création de l’UE. Il y a donc un dévoiement complet de l’idéal européen.

“Si LFI arrive au pouvoir, et nous nous y préparons, elle s’assiéra à la table des négociations en disant que la France, pays fondateur de l’UE, refuse que le système se maintienne tel qu’il est : il sera alors temps de renégocier les traités.”

Aujourd’hui, nous considérons qu’il faut lutter contre l’Europe libérale qui nous enferme dans des directives, et il faut donc assumer un rapport de force, notamment face à l’Allemagne qui a des intérêts économiques totalement divergents des nôtres. L’Allemagne est un pays vieillissant là où la France rajeunit et sera bientôt la première puissance démographique d’Europe ; l’Allemagne est sur un système de retraite par capitalisation alors que nous avons un système par répartition, ce qui ne nécessite pas un euro fort contrairement à eux.

Si LFI arrive au pouvoir, et nous nous y préparons, elle s’assiéra à la table des négociations en disant que la France, pays fondateur de l’UE, refuse que le système se maintienne tel qu’il est : il sera alors temps de renégocier les traités. Nous avons la liste, dans le plan A, des revendications que nous souhaitons faire entendre. Nous savons bien que les pays à qui nous allons soumettre cela, l’Allemagne en tête, n’y ont pas intérêt, bien que d’autres pays seront très probablement de notre côté, tels que l’Espagne, le Portugal et l’Italie. Si la réponse est positive, nous pourrons avancer vers la construction d’une autre Europe. Si la réponse est négative, il sera temps d’appliquer le plan B : nous commencerons par désobéir et nous organiserons une sortie unilatéralement.

Mais la menace du plan B n’est pas un objectif politique en soi, et il participe même d’une manière à rendre crédible le plan A. C’est parce que nous avons un plan B, que nous pouvons mettre en avant avec force le plan A. En ce sens, Alexis Tsipras, en Grèce, a fini par plier car il a cru que le plan A suffirait. Jean-Luc Mélenchon, quant à lui, croit véritablement que si Merkel et les autres lui opposaient une fin de non recevoir et qu’il tentait de s’en aller, ils ne le laisseraient pas quitter la salle car ils feraient le calcul de ce que cela leur coûterait. En effet, si la France sort de l’Europe, cela aurait pour conséquence la dislocation de l’Europe. Le pari que nous faisons est que l’Europe ne peut tenir sans la France. Toutefois, si nous devons en arriver à appuyer sur le bouton nucléaire, nous le ferons. Ce n’est pas une menace en l’air. Mélenchon l’a dit, dans ces formules lapidaires : « Entre l’application de notre programme, et l’Union européenne, nous choisirons toujours le programme. Entre la souveraineté du peuple français et le respect des traités européens, nous choisirons toujours la souveraineté ». Mais il est important de rappeler que le problème n’est pas « l’europe en soi » mais « cette europe là ».

Entretien réalisé par Antoine Cargoet, Sarah Mallah et Lenny Benbara

 

Crédits photo :

Sarah ALCALAY

http://www.lejdd.fr/politique/comment-les-deputes-de-la-france-insoumise-saisissent-le-leadership-de-lopposition-3386561

http://www.europe1.fr/politique/la-photo-comme-un-bachelier-qui-a-reussi-son-examen-3389120

Entretien avec Omar Anguita, nouveau dirigeant des Jeunesses Socialistes d’Espagne

http://www.vozpopuli.com/politica/Omar-Anguita-nuevo-Juventudes-susanismo_0_1044196654.html
Omar Anguita © Javier Martinez

En juillet dernier, Omar Anguita, 26 ans, a pris la tête des Jeunesses Socialistes d’Espagne (JSE). Nous revenons avec lui dans cet entretien sur les évolutions récentes du PSOE suite à la victoire de Pedro Sánchez, ses rapports avec Podemos, la crise de la social-démocratie européenne et la question catalane. 

LVSL : Que pensez-vous de l’élection de Pedro Sánchez à la tête du PSOE ? Croyez-vous que cela représente un tournant à gauche pour le parti ?

L’impression que j’ai est qu’il ne s’agit pas d’une question de virage à gauche ou non : le Parti Socialiste a pris une décision, celle d’appuyer majoritairement Pedro Sánchez. A partir du soir des résultats, le  21 mai, nous sommes tous dans le même bateau, comme nous l’avons toujours été. Nous sommes surtout unis pour gagner les élections, c’est la raison pour laquelle nous sommes là.

LVSL : Que signifie être membre des Jeunesses Socialistes Espagnoles aujourd’hui ?

Militer parmi les Jeunesses Socialistes, c’est appartenir à une famille : cette organisation existe et mène des actions depuis plus de cent ans. Je crois que le mouvement des indignés a été un moment important pour les jeunes, comme une  manière d’exprimer collectivement, tous ensemble, des messages communs.  Il est la clé d’une nouvelle dynamique et d’un possible changement de la situation dans laquelle se trouvent aujourd’hui les jeunes Espagnols.  En tant que Jeunes Socialistes, nous devons nous atteler à des défis de grande importance comme l’éducation, la santé et le monde du travail. Un monde du travail dans lequel nous sommes contraints d’accepter des jobs à 650€ par mois, qui ne nous permet pas d’acquérir un logement ni de payer nos loyers, qui nous oblige à vivre chez nos parents jusqu’à nos 35 ans. Il est donc vital que nous donnions à la jeunesse l’espoir d’un avenir plus radieux, pour lequel nous devons nous battre.

LVSL : Quelles sont les priorités affichées par votre organisation ?

La première consiste à modifier la réforme du marché du travail afin que chacun dispose d’une réelle possibilité de travailler pour un salaire juste. Sur le plan interne, la priorité est de maintenir la solidité que nous avons en tant qu’organisation. Nous avons réussi à supporter ensemble les épreuves de ces dernières années qui ont été très mouvementées pour la social-démocratie. Les Jeunesses socialistes sont restées unies : le plus important est donc de perpétuer cet héritage, pour continuer à travailler ensemble, pour essayer de changer l’avenir, et surtout pour nous fortifier.

LVSL : Votre organisation n’a-t-elle pas traversé une crise au lendemain du 15-M ?

En tant que socialistes nous avons subi une crise après avoir perdu les élections municipales et générales en 2011. Et nous avons dû nous refonder idéologiquement, actualiser notre logiciel. Les gens étaient demandeurs d’une actualisation du parti afin qu’il corresponde mieux aux revendications exprimées dans la rue. Nous faisons en sorte de permettre cette rénovation. Les Jeunesses s’adaptent vite, le parti évolue un peu plus lentement.

LVS :Que pensez-vous de la crise que traverse la social-démocratie en Europe, qui semble aujourd’hui se scinder en deux orientations divergentes, entre adhésion au néolibéralisme et virage à gauche ? Comment la social-démocratie peut-elle se réinventer ?

Je crois que la social-démocratie a commis une erreur importante dans le sens où elle a cherché à expliquer plutôt qu’à écouter. La clé pour une social-démocratie renouvelée est donc de recommencer à écouter tous ces gens qui sont en attente de solutions. Quant à l’Europe, ses piliers sont affaiblis parce que nous ne sommes pas capables de donner des réponses aux besoins des Européens.

La clé pour une social-démocratie renouvelée est donc de recommencer à écouter tous ces gens qui sont en attente de solutions.”

Je crois que la social-démocratie est essentielle pour offrir un appui à la population et surtout pour fournir les solutions qui permettent d’améliorer la situation actuelle des Européens. Nous voulons tous une Europe beaucoup plus juste, mais nous devons écouter les gens en dehors du parti pour qu’ils nous donnent le chemin à suivre. En tant que sociaux-démocrates, ils nous faut écouter les demandes de ceux qui ont besoin de notre soutien et de nos partis pour transformer leur avenir.

LVSL : Les origines de cette crise ne sont-elles pas  à chercher dans l’Union européenne et la politique néolibérale ?

Non, je crois que l’Union européenne a été une solution adéquate pour apaiser le continent au lendemain de la Seconde guerre mondiale.  Je pense que le problème a surgi lorsque nous avons commencé à oublier les principes sur lesquels l’Europe a été construite : les principes d’égalité, de travail, de tolérance, et nous sommes en train de le constater avec la crise des réfugiés. L’Europe ne donne aucune sorte de solution à ces centaines de milliers de Syriens qui fuient la guerre et qui meurent à nos frontières. Cette Europe n’est pas celle qui a été fondée, et nous devons la changer pour créer une Europe de tolérance dans laquelle tout le monde est bien reçu, dans laquelle nous fournissons un abri à ceux qui en ont besoin. C’est dans ce but que s’est constituée l’Europe, et non pour avoir un Parlement européen inefficace. Nous avons la preuve de cette inefficacité sur le thème des réfugiés, auquel l’Europe et la social-démocratie encore davantage se montrent incapables d’apporter des réponses. C’est une honte pour moi qui suis Européen et surtout socialiste.

LVSL : Ce ne sont donc pas tant les politiques d’austérité qui sont en cause ?

C’est une accumulation de choses. Effectivement, des décisions économiques ont été prises dans le sens de la mise en place de politiques d’austérité, incarnées par Angela Merkel. Ces politiques sont dans l’erreur, car elles affaiblissent les marchés et la demande publique. Les jeunes n’ont plus l’opportunité de s’en sortir avec des emplois dignes. Pour ces raisons, l’austérité en Europe est un problème majeur. Il est vital que nous puissions disposer de nouvelles marges de manœuvre budgétaires afin de réinvestir dans l’éducation, la santé, les transports. Nous avons des problèmes économiques et sociaux, et nous devons être capables de les résoudre : l’austérité a un impact social dramatique et fait aujourd’hui couler plusieurs pays. Beaucoup de camarades d’autres pays, tout comme mois, ne pouvons qu’avoir honte de ces politiques d’austérité européennes.

LVSL : Comment réformer l’Europe alors qu’elle se trouve dans une telle situation, avec une Allemagne hégémonique ? Que pensez-vous d’une alliance possible entre la France, l’Italie, le Portugal, la Grèce et l’Espagne, c’est à dire les pays du Sud, pour changer le fonctionnement de la zone euro ? Quel projet crédible avez-vous imaginé, au PSOE, pour réformer cette Europe ?

Selon moi, le problème réside dans le fait que l’Europe est née avec certains principes, et au fur et à mesure, ces principes ont été remodelés, tournant le dos aux Européens. Il y a une situation hégémonique de Merkel à laquelle le reste des pays sont soumis. Je pense qu’il est important que ceux qui subissent la crise de manière beaucoup plus dure que l’Allemagne, ceux que l’austérité est en train de tuer, tâchent de s’unir pour commencer à changer cette Europe. Moi je crois en cette Europe, elle doit continuer à fonctionner, mais nous devons la réformer et faire face à ceux qui veulent que rien ne change.

“Comme toujours, ceux qui souffrent le plus doivent s’allier pour faire face à ceux qui les font souffrir, afin de défendre leurs intérêts.”

L’Allemagne ne veut pas que quoi que ce soit change, parce qu’elle n’a pas souffert de la crise, chez eux le chômage et l’âge de départ a la retraite ont baissé, et chez nous c’est le contraire. Il n’est pas possible qu’une partie de l’Europe travaille pour l’autre. De ce fait, comme toujours, ceux qui souffrent le plus doivent s’allier pour faire face à ceux qui les font souffrir, afin de défendre leurs intérêts. Il est important que nous fassions un pas en avant et que nous oublions que nous venons de pays différents pour travailler ensemble et former une Europe bien plus juste dans laquelle chacun se sente inclus, vous comme moi.

LVSL : Pensez-vous qu’il est réellement possible de tout changer en Europe ? Ne pensez-vous pas, du fait du Brexit notamment,  que l’Europe est en train de mourir ?

Nous avons le sentiment que l’Europe ne fonctionne pas, que nous ne parvenons pas à trouver des solutions. Personnellement, je crois à l’idée que l’union des pays peut aboutir à une Europe plus forte. Toujours est-il que si nous ne changeons pas l’Europe actuelle, elle est condamnée à la destruction : il n’y a pas seulement eu le Brexit, la France aussi aurait pu quitter l’UE si le FN l’avait emporté, et on a vu se soulever en Italie une vague d’opposition à l’Europe. C’est aussi le cas en Grèce, avec la montée des néo-fascistes, et plus généralement dans les pays qui subissent le harcèlement de l’Europe, comme le Portugal ou l’Espagne. Raisons pour lesquelles, si nous souhaitons continuer à vivre dans une Europe de tous et de toutes, nous devons la transformer. Il y a des marges de manoeuvre pour la changer. Il ne manque que les acteurs disposés à le faire.

LVSL : En Espagne, vous sentez-vous plus proche de Podemos ou de Ciudadanos ?

De Podemos. Pour une raison simple : je me sens bien plus de gauche que du centre, et c’est ce pourquoi je suis proche de l’idée que représente Podemos. Le problème avec Podemos, c’est qu’ils n’ont pas voulu mettre la droite dehors. Ils se sont présentés aux élections en croyant qu’ils allaient gagner, et la seule chose qu’ils ont réussi à faire, c’ est de renforcer la droite. Pour cette raison, je me sens proche d’eux idéologiquement, mais ils doivent changer énormément de choses afin que nos deux partis puissent de nouveau s’asseoir à la même table, pour le bien de la gauche.

LVSL : Vous semble-t-il possible que l’Espagne connaisse le même scénario que le Portugal, avec une alliance relative des forces de gauche ?

En Espagne, nous sommes obligés d’en arriver à des accords, car notre Parlement n’est aujourd’hui plus divisé entre deux partis mais entre quatre formations : pour pouvoir gouverner, il faut au minimum passer des accords avec un ou deux autres partis. La première question à se poser est donc de savoir si nous sommes disposés à discuter. Et je crois que le PSOE, qui est le parti majoritaire à gauche, doit tendre une passerelle vers Podemos afin de permettre un accord à gauche. Mais Podemos doit accepter de la traverser.

“Si Podemos veut transformer le panorama politique espagnol, il faudra compter avec le PSOE.”

Nous avons tendu une passerelle, il y a deux ans, entre Podemos et nous, et ils l’ont détruite en votant “non” à la candidature de Pedro Sánchez pour laisser Mariano Rajoy gouverner. Si Podemos veut changer le panorama politique espagnol, il faudra compter avec le PSOE. Et le PSOE doit de son côté voter en accord avec Podemos pour changer les choses : il faut que ce soit un accord entre les deux partis.

LVSL : Que pensez-vous du concept de “plurinationalité” récemment avancé par Pedro Sánchez pour décrire la structure territoriale de l’Espagne ?

Personnellement, je continue de croire en l’organisation territoriale que mettent en avant les Jeunesses Socialistes, qui est l’Etat fédéral : dans un Etat fédéral, toutes les identités culturelles et territoriales sont inclues et font partie intégrante d’un même Etat. Je crois que c’est la clé. Nous devons avancer vers l’autonomie des territoires en donnant la priorité à leurs cultures – car l’Espagne est riche de la variété de ses cultures et c’est un grand avantage que nous avons par rapport à d’autres pays, non un handicap –, vers un Etat fédéral dans lequel chaque communauté fédérée se sente elle-même, avec sa propre identité. Mais aussi un Etat dans lequel chacune d’entre elle se sente appartenir à une entité plus générale. Il n’est pas possible que chaque communauté avance en décalage avec le reste de l’Espagne, nous devons marcher tous ensemble.

LVSL : Que faire dès lors du souverainisme catalan ? 

Le souverainisme catalan est une manière d’occulter le problème que connait la Catalogne.. J’ai moi-même vécu en Catalogne et là-bas, de 2011 à 2015, il y a eu de violentes coupes budgétaires, dans les domaines de la santé et de l’éducation principalement. Les autorités politiques ont donc hissé le drapeau de l’indépendantisme pour cacher ce qu’elles étaient en train de faire : de l’austérité. Evidemment, il y a bien une partie de la population catalane qui compte s’exprimer sur l’indépendance et qui souhaite se séparer de l’Espagne. Mais il y a des priorités : que les enfants d’un ouvrier puissent continuer à aller à l’Université, qu’ils soient en bonne santé. Nous ne pouvons pas nous cacher derrière le drapeau de l’indépendantisme alors que nous avons l’obligation morale et politique de régler ces problèmes prioritaires. Il faut bien avoir en tête que les conservateurs, le Parti populaire en l’occurence, ont un large écho dans notre pays : une majorité de nos concitoyens s’interroge sur le devenir de la Catalogne et se demande si Carles Puigdemont  [président du gouvernement régional catalan] n’est tout simplement pas en train de l’amener au désastre…

“Mariano Rajoy et le gouvernement catalan ne souhaitent pas dialoguer, car chacun juge que l’absence de dialogue lui est électoralement bénéfique.”

Le problème, c’est qu’il n’y a pas de dialogue.  Nous avons longtemps coexisté avec la Catalogne, le Pays basque, la Galice, et tout se passait bien, car un dialogue existait. Or, aujourd’hui, ce sont deux camps qui se font face :  celui de Mariano Rajoy, le président du Gouvernement espagnol, et celui de Carles Puigdemont, le président de la Generalitat catalane. Aucun des deux ne souhaite dialoguer, car chacun juge que l’absence de dialogue lui est électoralement bénéfique. Et c’est là que le PSOE doit proposer une solution, parce qu’aucun des deux camps n’est prêt à signer une trêve, ça ne les intéresse pas, ils préfèrent s’affronter.  En ce qui me concerne, cette solution passe par un Etat fédéral.

LVSL : Comment expliquez-vous que, malgré sa corruption institutionnalisée, le PP continue à se maintenir au pouvoir et obtienne de tels résultats électoraux ? Le socialisme espagnol peut-il encore représenter une alternative face aux conservateurs ? A quelles conditions ? 

Le Parti populaire a une base d’électeurs telle que ce qu’il fait une fois au pouvoir n’a aucune importance. Ses électeurs voteront toujours pour lui. Le PSOE, bien heureusement, a des électeurs qui sont des citoyens critiques : ils ne votent pas pour lui lorsqu’il commet des erreurs, comme ce fût le cas en 2011.  Le PSOE représentera toujours la gauche en Espagne, pour une raison très claire : nous la représentons depuis 130 ans, et nous avons survécu aux guerres, à la dictature, à la Transition à la démocratie, à l’exercice du pouvoir.  Nous avons toujours été là car nous sommes l’une des clés de ce pays. Maintenant, il est vrai que le PSOE doit s’actualiser pour suivre le rythme des nouveaux partis. Nous ne pouvons pas rester ancrés en 1870, nous devons continuer à avancer. Le Parti Socialiste est fondamental car nous avons 8 millions d’électeurs qui ont toujours eu confiance en nous, et je suis certain qu’ils continueront à avoir confiance en nous.

LVSL : D’autres partis socialistes en Europe sont en train de disparaître, mais ce n’est pas le cas du PSOE, et Podemos n’a pas réussi à le surpasser : comment expliquez-vous cela ?

Il est vrai que la social-démocratie et les partis socialistes européens sont en train de disparaître, et nous devons considérer les partis socialistes grec et français comme les exemples de ce qu’il ne faut pas faire. Le PSOE doit donc se maintenir solidement campé sur ses principes pour éviter de finir comme eux. Le Pasok en Grèce a oublié les gens et renié ses principes, il a préféré le pouvoir, c’est la raison pour laquelle il a disparu. Aussi longtemps que nous maintiendrons les principes solides que nous avons défendus toutes ces années, aussi longtemps que nous continuerons à nous actualiser en intégrant de nouvelles idées, le PSOE sera toujours fort à gauche.

“Nous devons considérer les partis socialistes grec et français comme les exemples de ce qu’il ne faut pas faire. Le PSOE doit donc se maintenir solidement campé sur ses principes pour ne pas finir comme eux.”

Nous continuons à nous battre parce que les gens croient davantage dans le PSOE que dans les nouveaux partis qui se contentent d’un discours agréable. Nous sommes des gens sérieux, nous avons gouverné pendant longtemps. Nous avons commis beaucoup d’erreurs, mais nous avons su faire notre autocritique. C’est la clé pour le PSOE, car l’idée n’est pas uniquement de survivre mais de gouverner et de changer le pays.

LVSL : Si l’on se penche sur la composition sociologique du vote PSOE, on remarque quel les ouvriers, les ménages aux faibles revenus y sont fortement représentés, tandis que Podemos attire un électorat davantage étudiant et urbain. En France, le vote socialiste est aujourd’hui essentiellement urbain, moins présent dans les périphéries et chez les ouvriers dont beaucoup accordent leurs suffrages au Front National. Comment expliquez-vous la persistance de cette implantation ouvrière du PSOE ? 

Le PSOE a toujours représenté les plus démunis et c’est principalement cela qui explique qu’il ait survécu durant plus de 130 ans. Nous devons poursuivre dans cette voie. C’est très facile d’être populiste aujourd’hui, à travers les réseaux sociaux, c’est très facile de chercher la complicité des gens qui ont l’habitude de critiquer l’état actuel des choses. Le PSOE doit non seulement établir cette complicité avec ceux qui ont peu, mais il doit aussi leur donner des solutions pour qu’ils cessent d’avoir aussi peu. La question étant de savoir si nous sommes capables de fournir des ressources à tout le monde ou non, et de gouverner pour tous, pas seulement pour ceux qui ont beaucoup. Pour autant, nous devons fixer des priorités, et l’attention aux plus démunis en fait partie. Il est vrai que nous nous sommes quelque peu éloignés de la ville, nous nous sommes davantage portés sur les périphéries et nous devons être capables de changer cela pour renforcer notre électorat.

LVSL : Au cours du la primaire du Parti socialiste français l’hiver dernier, la thématique du revenu universel a tenu une place importante. Quelle=est votre position à ce sujet ? 

Nous proposons également un revenu universel et défendons cette idée, car les perspectives éducatives et professionnelles actuelles ne garantissent pas la possibilité pour chacun d’obtenir un poste.  Ce qu’il faut éviter à tout prix, ce sont les phénomènes d’exclusion sociale liés aux différentiels de richesse. Le revenu universel est une sorte de joker pour éviter cette exclusion sociale, mais ce n’est pas un remède : le remède consiste à assurer un travail digne pour tout le monde, et non pas des emplois rémunérés 650€ par mois ou des minijobs où l’on bosse 6 à 10 heures par semaine. Non pas un travail qui permette uniquement de subsister, mais un travail qui puisse couvrir les besoins de tous et permette à chacun d’être heureux. Aujourd’hui, des gens cumulent plusieurs emplois sans pour autant parvenir à subvenir à leurs besoins. Dans ces conditions, on ne peut pas s’épanouir en tant qu’individu.

LVSL : Que penses-tu du parcours de Jeremy Corbyn au Royaume=Uni et de la manière dont il a transformé son parti ? Il y a un an, tout le monde le donnait sur le point de s’effondrer, et les études d’opinion le donnent  aujourd’hui à plus de 40%…

Corbyn a très bien compris qu’il fallait écouter avant de parler. Il y a plus d’un an, on pensait que Corbyn était mort politiquement. Il a donc cherché à écouter les gens et a entendu cette clameur sourde au Royaume=Uni, qu’il a su utiliser pour s’imposer politiquement et grimper dans les enquêtes d’opinion. Il a su donner du bonheur aux gens et leur assurer un sentiment de sécurité. Ce n’est pas du populisme, Corbyn n’est pas un populiste, c’est une personne qui sait ce qu’il faut faire pour changer les choses, qui ne dit pas seulement ce que les gens veulent entendre, mais qui écoute puis propose des choix. Nous avons tous des modèles, et Corbyn est l’un des miens, comme le sont également les socialistes portugais qui ont réussi à retourner la dynamique de leur pays pour le rendre plus digne. Tous ces gens-là sont un exemple du fait que l’on peut se relever même lorsqu’on est à terre.

Entretien réalisé par Léo Rosell, Vincent Dain et Lenny Benbara.

Traduction effectuée par Sarah Mallah.

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© Javier Martinez (http://www.vozpopuli.com/politica/Omar-Anguita-nuevo-Juventudes-susanismo_0_1044196654.html)

 

Comment le Brexit a sauvé le travaillisme anglais

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Le 8 juin dernier, lors des élections au Parlement britannique, les travaillistes ont remporté 40% des suffrages et près de treize millions de voix. Bien qu’insuffisants pour prendre le pouvoir, de tels résultats n’avaient pas été vus pour le Labour depuis la victoire de Tony Blair en 1997. Quels sont les clefs d’un succès qui pourrait déboucher sur un gouvernement travailliste en Grande-Bretagne dans les prochaines années ? Assurément, la refondation du Labour effectuée par Jeremy Corbyn depuis deux ans commence à porter ses fruits. Nul doute, cependant, que le vote du Brexit l’année dernière (suivi par la dissolution de l’extrême-droite anglaise) a permis aux travaillisme de dépasser ses hésitations sur la question de la souveraineté et de porter un discours social dénué d’ambiguïté europhile à l’attention des classes populaires du pays. 

Le tournant souverainiste du Labour

Interviewé sur BBC One le 23 juillet 2017, Jérémy Corbyn a surpris son monde. Bien que favorable à un nouvel accord de libre-échange entre la Grande-Bretagne et les pays européens, le leader travailliste a déclaré qu’il ne s’opposait pas à la sortie du Marché Unique de l’Union Européenne. “La participation au Marché Unique dépend de l’appartenance à l’UE” a-t-il affirmé — ce qui implique qu’il ne s’oppose plus ni à la sortie de l’un ni à la sortie de l’autre. Conséquence logique d’un Brexit qu’il convient désormais d’entériner, cette rupture permettrait d’élever le niveau des règlementations commerciales en matière d’écologie et de droits humains. Par ailleurs, en cas de prise de pouvoir, Corbyn a affirmé que les travaillistes renforceraient la sortie du Marché Unique par une interdiction du travail détaché : “il n’y aura plus cette importation à grande échelle de travailleurs sous-payés venus d’Europe centrale  qui est effectuée dans l’objectif de détruire les conditions de travail, particulièrement dans le bâtiment” a-t-il ajouté face au journaliste Andrew Marr.

Comme l’on pouvait s’y attendre, ces déclarations ont fait bondir les derniers carrés du camp anti-Brexit. Les Libéraux-Démocrates, les indépendantistes écossais et certains députés blairistes (comme Chuka Ummuna) ont sauté sur l’occasion pour attaquer Corbyn et lui reprocher son alignement sur les positions conservatrices de Theresa May. Bien sûr, le procédé est malhonnête. Alors que les conservateurs veulent quitter le Marché Unique pour raffermir les lois d’airain du néolibéralisme grand-breton, la sortie travailliste chercherait au contraire à se défaire des pauvres règlementations économiques de l’UE pour rediriger le commerce britannique dans un sens écologiquement et socialement soutenable.

En somme, la position nouvellement défendue  par Jérémy Corbyn s’apparente à celle d’un « Lexit » à retardement. Pendant la campagne précédant le référendum sur le Brexit, le « Lexit » (left-exit) fut la position inaudible de ceux qui prônaient une sortie de l’UE sur une base progressiste. En proie à l’indécision et à la fronde qui sévissait alors à la droite du parti travailliste, Corbyn n’avait su se lancer dans la direction souverainiste et sociale ouverte par la possibilité du Brexit. Un an plus tard, malgré les cris d’orfraies des derniers européistes britanniques, le Labour a enfin pu s’autoriser une volte-face inattendue et accepter le résultat du référendum de 2016 jusqu’à abandonner le Marché Unique. La situation britannique offre donc un contre-exemple parfait à la réaction de la sphère politique française suite au référendum de 2005. Alors que l’UMP et le PS eurent tôt fait d’enterrer le vote des Français, les Conservateurs et les Travaillistes se revendiquent désormais de la décision du peuple anglais pour justifier leurs réorientations stratégiques respectives : ultra-libéralisme xénophobe pour les uns, socialisme insulaire pour les autres.

Du Brexit au retour du travaillisme

Comment expliquer la volte-face du Labour Party sur la question européenne et la capacité de Corbyn à imposer la ligne du « Lexit » qui était encore ultra-minoritaire il y a moins d’un an ? La réponse se base sur un constat simple : le Brexit a sauvé le travaillisme, et les travaillistes l’ont compris.

Le référendum sur l’appartenance à l’UE a eu deux conséquences principales — et positives — pour le Labour. Premièrement, il a conduit à l’autodissolution de l’extrême droite anglaise qui depuis près d’une décennie détournait l’électorat ouvrier délaissé par le Labour. Deuxièmement, il a tranché la question de la souveraineté et permis à Corbyn de se concentrer sur la question sociale pour reconquérir son électorat perdu.

En effet, l’importance historique majeure représentée par la chute du UKIP (United Kingdom Independence Party) aux élections de juin dernier n’a que trop peu été relevée. Après avoir succédé au BNP (British National Party) comme capteur du ressentiment populaire face aux politiques libérales conservatrices et blairistes, le parti de Nigel Farage avait réussi, au début des années 2010, à créer un innovant cocktail idéologique à base de xénophobie identitaire et d’euroscepticisme patriote. Cet alliage prospère, bien connu en France, avait su  rallier aussi bien des ruraux conservateurs du sud de l’Angleterre qu’une partie du prolétariat des anciens bastions industriels du pays. Entre autres exemples, aux élections de 2015, avec 22% des voix à Barking, circonscription populaire de l’est londonien, 30% des voix à Rotherham et 32% à Rochdale, anciennes régions minières et textiles du nord, la stratégie du UKIP montrait toute son abilité à subvertir les bastions historiques du travaillisme. Un an plus tard, le vote en faveur du Brexit remportait 60% des voix à Rochdale, 62% à Barking, 68% à Rotherham, et ainsi de suite pour la grande majorité des bastions désindustrialisées de l’Angleterre et du Pays de Galles qui votèrent contre la ligne pro-européenne du Labour.

Malgré leur incurie et leur incapacité à s’être saisis du référendum sur le Brexit pour combattre l’extrême-droite et renouer avec leur base populaire, les travaillistes furent sauvés par la nature politique du UKIP. Contrairement au FN, le UKIP ne s’est jamais véritablement pensé comme un parti apte à conquérir le pouvoir et à réformer le pays. Le parti de Nigel Farage ne s’est pas construit autour d’un programme, mais autour d’une mission : sortir la Grande-Bretagne de l’UE. C’est donc logiquement que, le 4 juillet 2016, le leader charismatique du UKIP déclara sa « mission accomplie » et démissionna de la présidence de son parti. À cette autodissolution de la droite radicale anglaise, couplée au rôle historique jouée par cette dernière dans la résolution de la question souveraine qui n’avait cessé de tracasser la gauche britannique (à l’instar de la gauche française) depuis les années 1980, Corbyn est sans doute bien plus redevable qu’il ne pourrait se permettre de publiquement l’avouer.

Alors que les conservateurs eurosceptiques et les libéraux pro-UE (les blairistes, libéraux-démocrates et indépendantistes écossais) se jetèrent sur l’os du Brexit sitôt les résultats tombés, Corbyn eut l’intelligence d’esquiver les prises de positions hâtives et de concentrer ses efforts sur la reconquête des voix populaires un temps séduites par le UKIP devenu astre mort. De Juillet 2016 à Juin 2017, alors que l’essentiel des commentateurs politiques n’avaient d’yeux que pour les conséquences diplomatiques du référendum et conspuaient Corbyn pour son apparente inaptitude à s’emparer du sujet, le Labour raflait la véritable mise du Brexit. Sur les ruines d’un UKIP disparu sous ses propres lauriers, Corbyn a su déployer une langue émancipatrice nouvelle. En phase avec les préoccupations d’une classe ouvrière qui avait pris la porte du Brexit comme un ultime espoir et les sentiments d’une jeunesse qui, malgré son attachement à l’UE, ne fait pas du libre-échange européen l’alpha et l’oméga de ses choix, le travaillisme a retrouvé son souffle. Le 8 juin 2017, le Labour a remporté Barking avec 67.8% des voix, le meilleur résultat depuis 1994. De même, à Rotherham et à Rochdale, la victoire a été acquise avec 56 et 53% des voix, du jamais vu depuis 2001.

Alors même qu’il devait son aisance à la résolution du problème européen, le discours social de Corbyn a su raviver la flamme du travaillisme sans avoir à se brûler les doigts sur la question souverainiste. Mis devant le fait accompli alors que le UKIP disparaissait et que les Conservateurs étaient relégués au rôle technocratique de la gestion de l’après-Brexit, le Labour n’avait plus qu’à dérouler un programme social offensif sans pâtir des contradictions que connaissent les autres forces de transformations sociales européennes face à la question nationale.

Vers un “Lexit” à retardement ? 

Certes, cela ne fut pas suffisant pour l’emporter. Malgré de grandes difficultés, les conservateurs ont également bénéficié des reports de voix du UKIP, notamment dans les zones rurales et au Pays de Galles, et ont pu former une coalition précaire avec les protestants nord-irlandais. Par ailleurs, la situation écossaise, qu’il convient de traiter à part, reste une épine dans le pied travailliste, en dépit de certains bons résultats. Face à la fragilité des conservateurs, Corbyn a cependant toutes les cartes en main pour s’assurer la franchise d’une victoire prochaine. Sa prise de position récente sur les négociations post-Brexit témoigne de cette nouvelle position de force. Alors qu’un an auparavant, la remise en question de l’appartenance au Marché Unique et du libre-mouvement de la main d’œuvre bon marché lui aurait sans doute coûté sa place, Corbyn a désormais la légitimité populaire pour faire entendre sa voix dans la cour souveraine. Alors que le premier acte des négociations post-Brexit a été inauguré par les conservateurs, il n’est pas à exclure que l’acte final soit signé par les travaillistes, ce qui constituerait une spectaculaire victoire à retardement du Lexit.

Le Labour Party a donc bénéficié des retombées positives de la rupture entre la Grande-Bretagne et l’Union Européenne avant même d’effectuer son propre tournant souverainiste. Telles sont les conséquences d’une décision populaire dont la radicalité inattendue a laissé l’extrême-droite incapable de proposer une alternative au modèle qu’elle prétendait contester à travers l’UE. Seuls dans un boulevard historique que lui permet d’occuper le retour à un véritable programme de transformation sociale, le Labour peut désormais prendre le large et proposer un nouveau modèle insulaire. À son corps défendant, le parti a réalisé un coup de maître.

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Oeufs contaminés : l’agrobusiness nous empoisonne !

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Sept pays européens sont (pour le moment) concernés par le scandale des œufs contaminés au Fipronil. Le 1er août 2017, l’organisme néerlandais chargé de la sécurité alimentaire et sanitaire a annoncé discrètement qu’une substance toxique a été détectée dans des œufs vendus à la consommation. Décryptage d’un nouveau scandale d’anthologie pour l’agrobusiness.  

Scandale estival sur les œufs

Peut-être comptaient-ils sur l’effet vacances pour étouffer le scandale dans l’œuf. Manque de chance, les associations et les médias relaient l’affaire. Après l’annonce néerlandaise, le ministère allemand de l’Agriculture confirme le 3 août, qu’au moins trois millions d’œufs contaminés ont été livrés et commercialisés en Allemagne. Le lendemain, la chaîne de supermarchés Aldi retire tous les œufs de ses 4 000 magasins implantés en Allemagne. En France, le ministère de l’Agriculture fait l’autruche et minimise les conséquences. Une enquête nationale est en cours chez et cinq entreprises ont été identifiées comme ayant importé des œufs contaminés. En France, d’après le ministère, “aucun œuf issu de cet élevage n’a été mis sur le marché”. Nous referait-on le coup de Tchernobyl et du nuage qui s’arrête à la frontière ? 

La vérité sur le Fipronil

Le pesticide en cause s’appelle le Fipronil. Les experts tombent d’accord sur sa faible toxicité, mais seulement sur les animaux à sang chaud (dont l’Homme) quand il est « présent dans l’enrobage de semences et utilisé dans de bonnes conditions ». On réalise à ce stade que l’on en ingère allègrement au quotidien, mais puisque l’on nous dit que tout va bien… Respirez.  Une controverse s’est pourtant développée dans les années 2000 quant à sa nocivité pour les abeilles et autres pollinisateurs. Depuis 2013, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa) considère qu’il présente “un risque aigu élevé” pour la survie des abeilles quand il est utilisé comme traitement des semences de maïs. Cette utilisation a donc été interdite en juillet 2013 par la Commission européenne. Si son usage est partiellement limité, il continue d’être utilisé comme insecticide, notamment contre les puces des animaux domestiques. Oui, c’est celui dont vous aspergez votre chat sous le nom-déposé « Frontline ». Utilisé également contre les termites, une étude réalisée en Inde a montré que le Fipronil persistait encore dans le sol 56 mois (oui, plus de quatre ans) après son application jusqu’à 30 cm de profondeur, et des résidus de Fipronil ont été retrouvés jusqu’à 60 cm de profondeur. Alors, rassurés ?

Cafouillage européen

Si l’affaire est révélée au grand public en août 2017, on réalise rapidement qu’elle couve depuis plusieurs mois. En Belgique, la première alerte est donnée à l’agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire (AFSCA) le 2 juin, par un exploitant qui constate lui-même la présence de Fipronil dans ses œufs. L’Afsca lance une série de tests et d’investigations pour remonter à la source de la contamination. S’agit-il d’un problème d’alimentation ou d’un problème de traitement antiparasites ? Le lien avec une entreprise basée aux Pays-Bas est fait et la Belgique demande des comptes. La réponse n’arrive qu’un mois plus tard, le 13 juillet. Le gouvernement belge notifie ensuite la Commission européenne via un système d’alerte mis en place en cas de risque pour la santé des consommateurs le 20 juillet. Les Pays-Bas font de même le 26 juillet, et l’Allemagne le 31. Deux mois ont passé. Cerise sur le gâteau : le ministre belge de l’Agriculture annonce le 9 août que : “L’Afsca, […] s’est vue transmettre par hasard des informations internes, […] un rapport de l’agence néerlandaise (de la sécurité alimentaire) transmis à son ministre néerlandais […] qui fait état du constat de présence de Fipronil au niveau des œufs néerlandais dès la fin novembre 2016. » Le gouvernement néerlandais dément, les états se renvoient la responsabilité ; et vous réalisez que pendant tout ce temps vous vous êtes innocemment gavés de pâtes fraîches à la Carbonara et de crèmes aux œufs.

Le consommateur, dindon de la farce

Côté français, on nous apprend qu’un seul élevage est pour l’instant mis en cause, après avoir lui-même signalé l’utilisation du fameux Fipronil. Si les analyses qui y ont été menées se sont révélées positives, soyez bien sûrs qu’ « aucun œuf issu de cet élevage n’a été mis sur le marché », nous dit le ministère de l’Agriculture. Les expressions françaises sont nombreuses pour exprimer le fait que l’on nous prend pour des naïfs tout juste sortis de l’œuf.  Pour nous rassurer deux fois plus, le ministère s’engage même à ce que ces œufs soient « détruits ». Encore heureux, faut-il les remercier pour cela ?

Le ministère souligne par ailleurs que la toxicité de ce produit est « peu élevée », d’autant qu’il n’est présent qu’à l’état de traces, suivant les constats de l’OMS qui le juge “modérément toxique”. Peut-on faire confiance aux autorités quand on sait que l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), sous-financée et dépendante de donateurs privés, avait fait l’objet de vives critiques suite à ses prises de positions sur le Glyphosate ? En mars 2015, le Centre international de recherche contre le cancer (CIRC) de l’OMS avait jugé le risque pour la santé humaine “probable” en cas de très forte exposition. Puis, le 16 mai 2016, estimait qu’il était “peu probable” que l’exposition alimentaire au Glyphosate soit cancérogène pour finalement classer le produit comme « cancérogène probable » en 2017. Ces hésitations n’ont par ailleurs pas empêché les deux agences européennes (celle des produits chimiques et celles de la sécurité des aliments) de considérer que le Glyphosate n’est ni cancérogène ni mutagène, ouvrant la porte à une nouvelle autorisation de commercialisation en Europe de celui-ci, et ce pour 10 années supplémentaires. Ces grandes agences et organismes ne sont-elles pas devenues les pantins des lobbyistes [1] de l’industrie agroalimentaire ?

Les ovoproduits : moins chers et plus pratiques

Le problème c’est le système dans son ensemble. A savoir la production intensive d’œufs consommés par millions en Europe sous toutes leurs formes. Ainsi que la multiplication des étapes de fabrication et d’intermédiaires : éleveurs, grossistes, casseries, usines diverses, grande distribution, etc. Notamment pour alimenter les besoins de la chaîne des ovoproduits, c’est-à-dire la base tous les produits transformés vendus dans nos rayons de supermarchés. Pâtisseries, glaces, plats cuisinés… Les ovoproduits sont partout. Chaque Français consomme ainsi en moyenne 216 œufs par an, dont 40% sous forme d’ovoproduits, d’après les chiffres du Conseil national pour la promotion de l’œuf. En 2013, quelque 290 000 tonnes d’ovoproduits ont étés fabriqués en France par une soixantaine d’industriels, selon France AgriMer. Et leur utilisation s’est fortement accrue ces dernières années. Pourquoi ? Car ils seraient bien plus simples d’utilisation pour les professionnels. Meilleur stockage et une conservation plus longue des produits, quoi de plus merveilleux pour la grande distribution !

Par ailleurs, on peut se demander pourquoi acheter des œufs dans d’autres pays alors que la France est la première productrice d’œufs de consommation dans l’Union européenne ? L’argument économique est mis en avant par la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) : “Les usines s’approvisionnent en priorité dans les pays du nord de l’Europe, essentiellement la Belgique et les Pays-Bas, car ils coûtent moins cher” [2], explique Christine Lambert, présidente. On touche du doigt l’absurde du ” jeu naturel de l’offre et la demande”. Si la France produit suffisamment pour subvenir à sa consommation, le grand déménagement permanent des produits est ridicule, surtout pour une économie de 2 centimes par œuf au détriment de la santé des citoyens. Si la production ne suffit pas, alors peut-être faut-il questionner notre consommation excessive ? Ce scandale n’est pas le premier du genre. N’est-il pas temps d’arrêter le massacre ? Relocaliser des productions de qualité semble plus que jamais une priorité. 

L’agrobusiness nous empoisonne

Tout ce cinéma a vite fait de faire oublier au consommateur que le problème n’est pas le degré de toxicité élevé ou non de tel ou tel produit, mais leur utilisation tout court dans nos circuits alimentaires. Pourquoi diable utiliser un produit pareil ? Ce que les autorités évitent de vous expliquer, c’est que ce produit est utilisé dans l’agroalimentaire pour traiter les invasions de poux rouges dans les élevages de volailles. Hors, si toutes les poules peuvent y être sujettes, les conditions d’élevage en cages (promiscuité, saleté, nombre de poules) favorisent leur développement.L’élevage en batterie est réglementé en Union Européenne depuis 2012. Pourtant, en 2015 en France, sur 47 millions de poules pondeuses, 32 millions sont en cages.[3] En élevage intensif, on compte 13 poules au mètre carré. Chaque poule dispose donc de moins d’espace que la taille de votre écran d’ordinateur. Cette proximité accentue les invasions d’insectes mais provoque également des maladies.  A commencer par la grippe aviaire, qui oblige à abattre régulièrement des milliers de bêtes. Le député écologiste belge Jean-Marc Nollet affirme avoir reçu “le témoignage d’un éleveur de poules belge qui a été démarché dès le mois de janvier 2017 par une entreprise hollandaise qui vendait un produit antiparasitaire soi-disant miracle”.[4] Plus il y a de virus et d’insectes, plus on vend de traitements. L’industrie pharmaceutique n’aurait-elle pas elle aussi des intérêts à ce que l’élevage intensif perdure ?

Ainsi, sont fabriqués des hectolitres d’ovoproduits issus de la production d’élevages intensifs, aromatisés aux pesticides-miracles dont l’utilisation fait la joie (et le compte en banque) de l’industrie pharmaceutique. Et qui empoisonnent jusqu’à la glace à l’italienne que vous savourez au bord de l’eau, par une chaude après-midi d’août.


[1] Pour en savoir plus, voir le documentaire d’Arte “L’OMS dans les griffes des lobbyistes”

[2] Crise des oeufs contaminés, les ovoproduits dans le collimateurLe Parisien, 8 août 2017

[3] Plongée dans l’univers sordide des élevages en batterie de poules pondeuses, Le Monde, 17 septembre 2014

[4] Oeufs contaminés, les lourdes accusations d’un député belge, Le Parisien, 9 août 2017

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Ismaël Omarjee : «On assiste à une évolution préoccupante des instruments juridiques européens».

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Le droit communautaire est assez mal connu. Il est pourtant très important, au sein d’une Europe conçue avant tout comme un ensemble économico-juridique. L’intégration s’est faite d’abord par le droit, comme le rappelle ci-dessous Ismaël Omarjee, maître de conférence à l’université de Nanterre, co-directeur de M2 “juriste européen” et spécialiste de ces questions. Ce dernier revient ci-dessous sur la primauté du droit communautaire, sur les implications de l’appartenance européenne sur l’identité constitutionnelle de la France, sur les entorses à la charte des droits fondamentaux dans certains pays au nom de l’austérité, et sur bien d’autres points encore. 

***

 

Deux arrêts fondateurs de la Cour de Justice des communautés européennes de 1963 et 1964 ont posé, en droit européen des principes essentiels que sont « l’effet direct » et la primauté du droit européen sur les droits nationaux. Pouvez-vous expliquer en quoi ces jurisprudences, très peu connues du grand public, sont fondamentales à connaître ?

Par ses arrêts rendus le 5 février 1963 (Van Gen en Loos) et le 15 juillet 1964 (Costa Enel), la Cour de justice a en effet consacré ces deux principes fondamentaux que sont l’effet direct et la primauté. L’importance de ces principes tient à ce qu’ils sont constitutifs de l’ordre juridique communautaire c’est à-dire qu’ils confèrent à la Communauté européenne (aujourd’hui Union européenne) d’une part, sa spécificité au regard des autres organisations internationales d’autre part, son autonomie à l’égard des Etats membres. Leur compréhension est indispensable si l’on veut saisir le fonctionnement de l’Union européenne notamment dans ses rapports avec les Etats membres.

Evoquons d’abord le principe de primauté. Ce principe a été consacré par l’arrêt Costa Enel du 15 juillet 1964 alors même qu’il n’était pas inscrit dans le Traité de Rome du 25 mars 1957 instituant la Communauté économique européenne ! Au terme d’une lecture particulièrement audacieuse de ce traité, s’appuyant davantage sur son esprit que sur sa lettre, la Cour de justice a considéré que les Etats « ont limité, bien que dans des domaines restreints, leurs droits souverains et créé ainsi un corps de droit applicable à leurs ressortissants et à eux mêmes ». Elle en a tiré comme conséquence que « le droit du Traité ne pourrait (…) se voir judiciairement opposé un texte interne quel qu’il soit, sans perdre son caractère communautaire, et sans que soit mise en cause la base juridique de la Communauté elle même ». Autrement dit, le droit communautaire prime le droit interne des Etats. En cas de conflit, le juge national doit nécessairement écarter la règle nationale au profit de la règle interne.

L’importance de ce principe a par la suite été redoublée par l’extension progressive des compétences de la Communauté et par son application non plus aux seules dispositions du Traité mais également aux dispositions prises pour leur application : règlements et directives notamment.

L’effectivité de ce principe repose sur les sanctions dont sont passibles les Etats s’ils manquent à son respect. En particulier, le recours en manquement permet à la Commission de saisir la Cour de justice contre un Etat récalcitrant.

Il est vraiment important de comprendre que ce principe de primauté, sur lequel l’Europe s’est construite – construction essentiellement par le droit – a été imposé par le juge européen alors que les pères fondateurs, en dépit de leur engagement supra national, n’avaient pas osé l’inscrire dans les traités. D’un point de vue démocratique, cela n’est pas sans poser problème car il s’agit d’une mise sous tutelle des droits nationaux.

Aujourd’hui, le principe de primauté ne figure toujours dans les Traités. Une déclaration annexée au Traité de Lisbonne (Déclaration n°17) en rappelle la substance « Les Traités et le droit adopté par l’Union sur la base des traités priment le droit des Etats membres …».

Le principe de l’effet direct a, pour sa part, été consacré par l’arrêt Van Gend en Loos du 5 février 1963. Il désigne l’aptitude qu’à la règle européenne à créer directement des droits ou des obligations dans le chef des particuliers et la possibilité pour ces derniers de les invoquer devant le juge national. Pour cette raison, le juge national est considéré comme le garant de l’application du droit de l’Union.

Le principe de l’effet direct est important car il permet au particulier de se prévaloir contre son Etat l’application d’une règle européenne devant le juge s’il estime que cette règle n’a pas été respectée. L’effet direct est alors vertical.

Le principe peut aussi être invoqué dans des litiges entre particuliers. Par exemple, entre un employeur et son salarié. L’effet direct est alors horizontal. Cet effet horizontal ne concerne cependant pas les directives.

Pour qu’une norme soit reconnue d’effet direct, elle doit cependant remplir certaines conditions : être suffisamment précise et inconditionnelle. Suffisamment précise, en ce sens qu’elle doit énoncer un droit ou une obligation dans des termes non équivoques ; inconditionnelle en ce sens qu’elle n’est pas assortie de conditions et ne requiert pas une mesure ou un acte complémentaire.

 

Les juridictions nationales françaises ont longtemps résisté à l’idée d’entériner la primauté du droit communautaire. Mais la Cour de cassation l’a fait en 1975, et le Conseil d’État en 1989 avec l’arrêt Nicolo. Ce dernier est un « grand arrêt » très connu, qui fait disparaître le principe de la « loi écran ». Qu’est-ce que cela signifie ? Contourner ainsi le législateur national au nom de l’Europe ne pose-t-il pas un problème démocratique ?

La reconnaissance de la primauté en France a été, en effet, tardive pour des raisons tenant à la tradition juridique française, plutôt réticente à accepter la supériorité des normes internationales, et au silence de la version initiale de Constitution de 1958 sur le phénomène communautaire.

L’article 55 de la constitution qui, faut-il le rappeler, affirme la supériorité des traités internationaux sur la loi française sous réserve de réciprocité aurait pu fonder, dès l’origine, la reconnaissance du principe de primauté. Mais pendant longtemps, les juridictions françaises ont privilégié une application a minima de l’article 55 de la Constitution, considérant que cette disposition ne s’imposait qu’au législateur. Si elles reconnaissaient la supériorité d’un Traité sur une loi antérieure contraire, elles considéraient que le Traité devait s’incliner devant une loi postérieure contraire compte tenu de la volonté souveraine du législateur.

L’évolution est venue d’abord de la Cour de Cassation à l’occasion d’un arrêt Société des cafés Jacques Vabre rendu le 24 mai 1975. Appelée à se prononcer sur la compatibilité d’une loi française avec certaines dispositions du Traité de Rome, la Cour de Cassation reconnaît la primauté du droit communautaire en se fondant tant sur la spécificité de l’ordre juridique communautaire que sur l’article 55 de la Constitution. S’agissant de cette dernière disposition, elle estime que la condition de réciprocité qu’elle contient doit être écartée pour l’application des Traités de l’Union.

Le Conseil d’Etat a mis davantage de temps à reconnaître le principe de primauté arguant dans un premier temps de la souveraineté du législateur français et de l’inopposabilité de l’article 55 de la Constitution au juge national. Comme vous le soulignez, la rupture est venue de l’arrêt Nicolo du 20 octobre 1989. Etait en cause la compatibilité d’une loi française organisant les élections au Parlement européen avec les dispositions du Traité de Rome relatives à son champ d’application, notamment outre-mer. Opérant un revirement complet, donnant effet à l’article 55 de la Constitution, le Conseil d’Etat reconnaît la primauté des dispositions du Traité de Rome sur la loi française y compris lorsque celle-ci est postérieure au Traité. C’est en ce sens que le principe dit de la « loi écran » a disparu puisqu’aucune loi, qu’elle soit antérieure ou postérieure au Traité, ne peut plus s’opposer à l’application des traités.

On peut y voir une restriction au pouvoir du législateur mais cela n’est pas propre aux Traités européens. Les décisions du Conseil d’Etat se réclament moins de la spécificité de l’ordre juridique européen que d’une application bien comprise de l’article 55 de la Constitution. La primauté vaut ainsi pour tous les Traités et pas seulement pour les Traités européens.

Il est vrai cependant que pour les autres Traités, la primauté reste soumise à une condition de réciprocité alors qu’elle est inopposable aux Traités européens.

La reconnaissance de la primauté par la Cour de Cassation et le Conseil d’Etat est complète : elle s’étend aux règlements, aux directives et aux arrêts de la Cour de justice.

 

A l’occasion de son arrêt « Lisbonne » de 2009, qui étudiait le traité du même nom, la Cour constitutionnelle allemande a renforcé les pouvoirs du Bundestag. Désormais, celui-ci est davantage consulté sur la question de l’Europe. De son côté, le Conseil constitutionnel français a posé pour la toute première fois une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union en 2013, semblant valider de fait la supériorité du droit de l’Union sur la loi fondamentale française. Il semble que selon les pays, le principe de la primauté du droit européen soit vécu différemment, et que certaines Cours constitutionnelles préservent mieux que d’autres la souveraineté de leur pays. Qu’en pensez-vous ?

Il ne faut pas se méprendre sur la position des juges français quant aux rapports entre la Constitution française et le droit de l’Union européenne.

Il faut distinguer l’attitude du juge et celle du Constituant. Rappelons d’abord les termes de l’article 54 de la Constitution : « Si le Conseil constitutionnel, saisi par le Président de la République, par le Premier ministre, par le président de l’une ou l’autre assemblée ou par soixante députés ou soixante sénateurs, a déclaré qu’un engagement international comporte une clause contraire à la Constitution, l’autorisation de ratifier ou d’approuver l’engagement international en cause ne peut intervenir qu’après révision de la Constitution ». De cette disposition, il résulte qu’un Traité contraire à la Constitution ne peut être ratifié qu’après une révision de la Constitution. En l’absence d’une telle révision, il convient soit de renoncer à la ratification soit de renégocier le Traité afin de l’expurger des termes inconciliables avec la Constitution. Cette disposition pose, à sa manière, la supériorité de la Constitution au Traité puisque la contrariété de ce dernier à la Constitution est un obstacle à sa ratification.

L’application de ce principe aux Traités européens devrait empêcher la ratification de Traités dont les dispositions heurtent les dispositions constitutionnelles. Or, à chaque fois que la question s’est posée, le Constituant français s’est résolu à modifier la Constitution pour permettre la ratification des traités européens. Ce fut le cas en 1992, en 1999 en 2008 pour la ratification des traités de Maastricht, d’Amsterdam et de Lisbonne. Ces modifications successives de la Constitution – texte fondamental s’il en est – contribuent à sa banalisation et trahissent une attitude du Constituant peu respectueuse de l’identité constitutionnelle de la France.

La position des juges est nettement plus nuancée. Le Conseil d’Etat comme la Cour de Cassation dénient toute primauté de la règle européenne face aux normes constitutionnelles. En cas de conflit, ces juridictions appliquent les normes constitutionnelles. Ainsi en a-t-il été dans les affaires Sarran (CE, 30 octobre 1998) et Fraisse (Cass. A.P, 2 juin 2000) relatifs à la mise en œuvre des accords de Nouméa. De même, le Conseil constitutionnel a jugé que la primauté du droit dérivé de l’Union – règlements, directives – cédait devant une disposition contraire de la Constitution (Décisions du 10 juin et du 1er juillet 2004).

Il est vrai cependant que pour tenir compte de la participation de la République à l’Union européenne, le Conseil constitutionnel refuse de contrôler la constitutionnalité des lois de transposition d’une directive, estimant que « la transposition en droit interne d’une directive résulte d’une exigence constitutionnelle ». Ce signe d’ouverture vers le droit de l’Union européenne résulte directement de l’article 88-1 de la Constitution selon lequel « La République participe à l’Union européenne constituée d’États qui ont choisi librement d’exercer en commun certaines de leurs compétences en vertu du traité sur l’Union européenne et du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, tels qu’ils résultent du traité signé à Lisbonne le 13 décembre 2007 ».

Faut-il pour autant conclure à l’immunité constitutionnelle des lois de transposition d’une directive ? La situation est plus complexe qu’elle n’y parait car le Conseil constitutionnel considère que la transposition d’une directive « ne saurait aller à l’encontre d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France » (Cons. Const 27 juillet 2006 ; 30 novembre 2006). Cette référence à l’identité constitutionnelle nationale n’est pas propre au Conseil Constitutionnel français. On la retrouve aussi chez le juge constitutionnel allemand et traduit l’idée, exprimée par nombre de Cours constitutionnelles (allemande, polonaise, espagnole, italienne) que le droit de l’Union européenne n’a pas la primauté sur les exigences constitutionnelles définissant une identité nationale.

A la lumière de ces observations, on ne peut conclure que le Conseil Constitutionnel français préserve moins bien que ses homologues étrangers la souveraineté du pays. Ce constat n’est pas remis en cause par la saisine de la Cour de justice à titre préjudiciel : celle-ci ne peut être perçue comme un acte de soumission de la Loi fondamentale au droit de l’Union européenne. Si elle traduit certes, incontestablement, une plus grande ouverture du vers le droit de l’Union européenne, elle ne signe pas le renoncement à assurer la suprématie de la Constitution française.

Il n’en demeure pas moins – et je vous suis sur ce point – que cette plus grande ouverture du Conseil constitutionnel vers le droit européen tranche avec la position plus hésitante de la Cour constitutionnelle allemande compte tenu de l’importance que ce pays accorde à la protection des droits fondamentaux. Longtemps méfiante vis à vis du droit communautaire, la Cour de Karlsruhe a semblé plus ouverte à partir des années quatre-vingt prenant acte de la volonté croissante des institutions communautaires, notamment de la Cour de justice, d’assurer protection des droits fondamentaux. Toutefois, la période récente, initiée en 1992 semble marquer le retour sinon d’une méfiance du moins d’une certaine vigilance. La jurisprudence récente met en avant une « clause d’éternité », noyau identitaire auquel le droit de l’Union ne saurait porter atteinte. Par ailleurs, la décision de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe du 30 juin 2009 sur la ratification du Traité de Lisbonne a renforcé le contrôle démocratique de la Cour sur les Traités inaugurant à bien des égards une nouvelle ère dans les relations entre l’Union et les Etats. Cette décision peut être résumée en quelques points :

– comme « organisation internationale », l’Union ne peut se prévaloir d’une souveraineté comparable à celle des Etats qui la composent. Aussi, le Parlement national doit se voir reconnaître des pouvoirs suffisants dans la participation à la procédure législative et à la procédure d’amendement des traités.

– il appartient au juge constitutionnel de faire obstacle à l’application en Allemagne de dispositions européennes incompatibles avec la Constitution.

– Il n’existe pas de « peuple européen » souverain, par conséquent la souveraineté primordiale demeure aux mains des peuples et il s’ensuit que le Parlement européen n’a pas la même légitimité que les Parlements nationaux.

 

La Constitution française a été réformée plusieurs fois pour y intégrer les traités européens. Elle possède désormais un titre XV intitulé « de l’Union européenne ». Dans ce cadre et si la France devait un jour sortir de l’Union européenne à l’instar de la Grande-Bretagne, n’y aurait-il pas un laps de temps où le gouvernement devrait agir de manière inconstitutionnelle ? Comment réagiraient les différentes juridictions nationales ?

C’est une question difficile. La probabilité d’une sortie de la France de l’Union européenne me paraît assez faible surtout depuis le résultat des dernières élections françaises.

En se plaçant dans cette hypothèse, je ne perçois pas ce laps de temps ou le gouvernement devrait agir de manière inconstitutionnelle. Le titre XV de la Constitution ne fait que tirer les conséquences de la participation de la République à l’Union européenne. Il n’impose nullement cette participation. Il va de soi cependant que l’officialisation d’une éventuelle sortie de l’Union s’accompagnerait nécessairement de la suppression du titre XV de la Constitution. De même, elle serait nécessairement accompagnée d’un acte transitoire pour le règlement des situations en cours. C’est l’usage en matière d’adhésion ou de sortie d’une organisation. Les solutions restent à imaginer et le Brexit pourrait valoir d’exemple. Il faudra suivre attentivement les modalités de sa concrétisation.

 

Récemment, le président de la Commission Jean-Claude Juncker a expliqué que le traitement économique actuellement infligé à la Grèce n’était certes pas conforme à la Charte des droits fondamentaux de l’Europe, mais que ce n’était pas si grave puisque la Troïka est une structure ad hoc qui agit hors cadre juridique. N’est-ce pas là, précisément, la définition de l’arbitraire et du droit du plus fort ?

Oui, je partage votre sentiment sur la brutalité et le caractère arbitraire d’une telle déclaration qui n’est, cependant, ni le fruit du hasard ni le signe d’une maladresse. La position défendue par Jean-Claude Juncker fait écho à la gouvernance économique et en particulier au schéma imaginé lors de l’adoption du Mécanisme européen de stabilité qui, à dessein, a été conçu en dehors du droit de l’Union européenne et donc de la Charte des droits fondamentaux.

A plusieurs reprises, la Cour de justice a été saisie de la conformité à la Charte des mesures nationales d’austérité exigées par l’Union ou contenues dans les accords de facilité d’assistance financière conçus dans le cadre du Mécanisme européen de stabilité. Qu’il s’agisse des mesures adoptées en Grèce, au Portugal, à Chypre, en Roumanie ou en Irlande, la Cour a constamment jugé que ces mesures ne pouvaient être soumises au contrôle de la Charte car elles ne relevaient pas du droit de l’Union.

On assiste là à une évolution assez préoccupante consistant à créer des instruments en dehors du cadre juridique de l’Union pour ensuite les soustraire au contrôle juridictionnel ou aux textes fondamentaux. Encore récemment, le tribunal de l’Union s’est déclaré incompétent pour connaître des recours de demandeurs d’asile à l’encontre de la déclaration UE-Turquie tendant à résoudre la crise migratoire au prétexte que cet acte n’a pas été adopté par l’une des institutions de l’Union européenne.

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« Faire le mariole avec Trump pourrait coûter cher à Macron » – entretien avec Tony Corn

©US Embassy France. La photo est dans le domaine public.

 

Né à Paris en 1956, Tony Corn a travaillé pour le Département d’Etat américain de 1987 à 2008, et a été en poste à Bucarest, Moscou, Paris, Bruxelles et Washington. Il a enseigné les études européennes à l’U.S. Foreign Service Institute, l’école de formation des diplomates américains. Il est l’auteur de plusieurs articles publiés dans Le Débat, dont le dernier, Vers un nouveau concert atlantique, est paru dans le n°194 (mars-avril 2017). Il livre ci-dessous un point de vue américain sur les Etats-Unis de Trump, l’Europe de Merkel et la France de Macron. 

***

Dans un article publié dans la revue Le Débat en 2014, vous appeliez la France à s’unir le plus étroitement possible avec les Anglo-Saxons. Vous disiez précisément que « pour la France aujourd’hui, le principal multiplicateur de puissance n’est pas son appartenance à ce géant économique, nain politique et larve militaire qu’est l’Europe mais, à tout prendre, son association au sein de directoires discrets avec les Anglo-Saxons ». L’élection de Trump aux États-Unis et celle de Macron en France changent-elles la donne ? Entre première poignée de main commentée dans les moindres détails et passe d’armes autour de l’accord de Paris, la relation entre les deux présidents ne semble pas commencer sous les meilleurs auspices….

Je serais plus optimiste que vous. Chacun à leur manière, Trump et Macron sont avant tout des mavericks qui ont gagné leur pari respectif contre le Système – ce qui ne peut manquer de créer une certaine complicité entre les deux hommes. Cela dit, l’un comme l’autre étant des néophytes en politique étrangère, il y aura inévitablement quelques « couacs » dans le court terme. 

Côté américain, Trump est avant tout un dealmaker : autant il peut être pragmatique dans le cadre de relations bi- ou tri-latérales, autant il devient mal à l’aise et « psycho-rigide » à mesure que le cadre se multilatéralise davantage (comme on l’a vu au G7 ou, a fortiori, au sommet des 28 membres de l’OTAN). Plus que jamais, donc, la France aura intérêt à traiter le maximum de dossiers dans un cadre « minilatéraliste » de type P3 (Etats-Unis, Royaume-Uni, France).  

Deuxième observation : l’Elysée devra prendre en compte que, tant dans la forme que dans le fond, la politique de Trump est, pour une bonne part, une politique en Trump-l’œil, si j’ose dire. Trump a recruté pas mal de gens qui ne partagent pas ses opinions, s’inspirant en cela de la fameuse formule de Lyndon Johnson : « celui-là, il vaut mieux l’avoir à l’intérieur de la tente en train de pisser dehors, qu’à l’extérieur en train de pisser dedans. » Il s’ensuit que les personnes dont le nom apparaît dans les organigrammes officiels ne sont pas nécessairement les plus influents, notamment sur les dossiers sensibles. Sur la Russie, par exemple, c’est officiellement Fiona Hill – partisane d’une ligne dure – qui est en charge à la Maison-Blanche ; en réalité, Trump a un back channel avec Poutine via Kissinger (et Thomas Graham, l’ancien Monsieur Russie de Bush, aujourd’hui directeur de Kissinger Associates), qui est, lui, partisan d’un rapprochement avec la Russie. 

Comme s’il y avait une sorte de diplomatie américaine parallèle ?

Disons que le véritable centre de gravité de la politique étrangère américaine aujourd’hui, ce n’est pas Tillerson, Mattis ou McMaster (« les trois adultes », comme on les appelle), mais une jeune femme inconnue du grand public, mais bien connue des insiders : Dina Powell. En tant que numéro deux du NSC (National Clandestine Service), c’est elle qui préside le « Deputies Committee », et donc qui gère la politique étrangère au jour le jour. De plus, elle a plus beaucoup plus d’expérience de la politique étrangère et de « l’interministériel » que son boss nominal, le général McMaster. Enfin, à l’inverse des « trois adultes », Powell est très bien introduite dans la tribu Trump. Dina et Donald, c’est un peu « la Belle et la Bête » à la Maison-Blanche. Si j’étais d’humeur badine, je dirais que si le jeune Manu parvient à séduire la jolie Dina, celle-ci pourrait devenir sa meilleure avocate auprès du vieux Donald !!

Troisième point : l’Elysée devra se rappeler que si, sur certains dossiers (comme la Russie), Trump est en conflit ouvert avec l’Establishment américain, sur bon nombre d’autres dossiers (l’OTAN en général, l’Allemagne en particulier), il ne fait que dire tout haut ce que l’Establishment dit tout bas depuis un certain temps déjà. J’ai lu récemment dans la presse française qu’en omettant les traditionnelles génuflexions au sujet de l’Article 5, « Trump avait porté un coup à la crédibilité de l’OTAN ». On marche sur la tête ! 

L’Amérique contribue 70% du budget de l’OTAN ! Et voilà maintenant six ans que, par la voix du secrétaire à la défense Bob Gates, l’Establishment américain a fait connaître son exaspération à l’égard des free riders européens ! Jugez plutôt : alors que l’Allemagne a accumulé mille milliards d’excédent commercial durant ces cinq dernières années, l’armée allemande est de plus en plus une bouffonnerie sans nom : la moitié du matériel militaire allemand est inutilisable ; quant aux soldats allemands, ils ne sortent jamais de leurs bases quand ils sont en Afrique, et ils n’hésitent pas à quitter, au bout de douze jours, un exercice de l’OTAN de quatre semaines sous prétexte qu’on ne leur a pas payés leurs heures supplémentaires ! Dans un récent sondage du Pew Center, 56% des Américains, mais seulement 38% des Allemands, se disaient favorables à l’utilisation de la force pour défendre un allié. 58% des Allemands s’y déclarent opposés !

Voilà six ans, donc, que les Européens en général, les Allemands en particulier, « portent un coup à la crédibilité de l’OTAN » en continuant de faire la sourde oreille aux injonctions de Washington. D’où la « gaffe calculée » – et parfaitement justifiée – de Donald Trump. D’ailleurs, même si son attitude à Bruxelles a été un peu trop bourrue dans la forme, il n’a pas été désavoué dans le fond par les véritables « poids lourds » américains (Henry Kissinger, George Schultz, Jim Baker, Condi Rice, etc…).  Les Européens devraient même s’estimer heureux que Trump n’ait pas mis davantage les points sur les « i » en rappelant cette évidence : l’article 5 n’a jamais garanti une automaticité d’action – seulement une automaticité de consultation. 

Côté français, vous disiez donc qu’Emmanuel Macron est lui aussi un néophyte en politique étrangère…

C’est même pire : c’est quelqu’un qui vient de l’Inspection des finances – autant dire la pire (dé)formation qui soit pour la diplomatie. A l’exception d’un Couve de Murville, ces gens-là n’ont jamais rien compris à la politique étrangère. Je pense sincèrement que Macron peut, avec le temps, acquérir l’étoffe d’un véritable chef d’Etat. Mais il va falloir qu’il désapprenne le mode de pensée technocratique des « gnomes de Bercy », et qu’il ait l’humilité d’apprendre le mode de pensée stratégique auprès des vrais « pros » (essentiellement Le Drian et Védrine). Ce qui est encourageant, c’est que Le Drian, tout en gardant un œil sur la Défense, a hérité des Affaires étrangères, de l’Europe, du Développement, du Commerce extérieur, du Tourisme, de la Francophonie, des Français de l’étranger, etc. Le Drian est quasiment un vice-président ! 

Macron arrive au pouvoir dans une conjoncture internationale très particulière. Durant le quart de siècle qui a suivi la fin de la guerre froide, la « diplomatie coopérative » a été la norme dans les relations entre les Etats, et la « diplomatie coercitive » a été l’exception. Or nous sommes entrés dans une ère où la diplomatie coercitive va devenir de plus en plus fréquente, et dans ce domaine, la diplomatie française a tout à réapprendre. Si je n’avais qu’un conseil à donner à l’intellectuel Macron, ce serait de délaisser l’herméneutique philosophique pour la sémiologie diplomatique – en clair, de troquer Temps et Récit de Paul Ricoeur pour Arms and Influence de Thomas Schelling. Pour déniaiser les Inspecteurs des finances, rien ne vaut ce Machiavel moderne qu’est Schelling – qui est aussi Prix Nobel d’économie…

Macron devra aussi apprendre qu’en politique étrangère, le plus difficile n’est pas de décider quelle position adopter sur tel ou tel dossier, mais de hiérarchiser ses priorités, et cela selon le seul critère qui vaille : l’intérêt national. Cet exercice est d’autant plus délicat que, sur nombre de dossiers, les capacités d’action de la France sont limitées sans l’appui de l’allié américain, et que les priorités (plus encore que les positions) de cet allié ne coïncident pas nécessairement avec celles de la France. Il faut toujours garder à l’esprit qu’il y a une asymétrie.

Asymétrie au niveau géographique, d’abord. L’Allemagne est certes dans le collimateur de Trump, mais « l’Europe » en tant que telle est le cadet de ses soucis. A l’origine, la priorité de Trump était de faire ce que l’on appelle un « Nixon in reverse », c’est-à-dire d’opérer un rapprochement avec la Russie afin de mieux endiguer la Chine. Or la russophobie ambiante à Washington est telle qu’un tel programme a été ajournée. La nouvelle priorité de Trump, semble-t-il, c’est désormais le monde musulman, et plus précisément la succession saoudienne. Et là, il faut être attentif au fait qu’une politique qui, du point de vue du court terme, apparaît comme « surréaliste », peut en fait constituer la politique la plus « réaliste » qui soit du point de vue du long terme.

Surréaliste, c’est le mot, même si Trump n’est pas le premier chef d’Etat à prétendre vouloir lutter contre l’islamisme tout en demeurant le meilleur ami de l’Arabie saoudite…

Justement, ce n’est pas si simple. Schématiquement et depuis la création de la Ligue Islamique Mondiale et de l’Organisation de la Conférence Islamique par Riyad dans les années 1960, l’Arabie saoudite a dépensé 90 milliards de dollars pour la propagation globale du salafisme, et s’est progressivement imposé comme une sorte de Califat du monde sunnite. Or depuis 2015, un « printemps saoudien » a de facto commencé avec la décision du vieux roi Salmane (82 ans) de rompre avec la tradition et de nommer son neveu (57 ans), prince héritier, et son propre fils (31 ans), héritier en second. Contrairement à Obama qui, dès 2009, s’était éloigné de l’Arabie saoudite pour se rapprocher de l’Iran, Trump veut se rapprocher de Riyad afin de s’assurer que la succession conduise bien à une relève générationnelle, ce qui du même coup permettrait au Califat saoudien de faire, à terme, son « Vatican II », si je puis dire. 

En bref, dans la mesure où Trump «soutient» l’Etat qui a le plus contribué à la propagation du djihadisme dans le passé, c’est seulement au sens où la corde «soutient» le pendu. Quant à la diabolisation rhétorique de l’Iran, elle paraîtra évidemment « surréaliste » au moment même où les Iraniens plébiscitent le modéré Rohani. En revanche, cette diabolisation est tactiquement « réaliste » dans la mesure où elle permet aux chefs d’état arabe de « vendre » à leurs opinions publiques l’idée d’un rapprochement avec Israël (un rapprochement qui peut conduire, à terme, à une résolution de la question palestinienne). Bref, dans ce domaine plus que dans tout autre peut-être, la politique de Trump est une politique en Trump-l’oeil. 

Il existe une asymétrie Etats-Unis / France au niveau « fonctionnel », ensuite. Macron n’a pas encore assimilé le fait que, lorsqu’on est le président d’une grande puissance comme la France, il y a lieu de faire une différence très nette entre high politics et low politics. La prolifération nucléaire relève de la première, le réchauffement climatique, que cela plaise ou non, relève de la seconde. L’Accord de Paris, qui n’inclut aucun mécanisme contraignant, mérite bien son sobriquet de « Pacte Briand-Kellog de l’environnement ».  D’ailleurs, même si tous les signataires tenaient toutes leurs promesses, tout le monde sait bien que l’impact à long-terme de cet accord serait extrêmement modeste : une réduction de l’ordre de 0,2 degré à l’horizon 2100. D’ici là, l’arme nucléaire, aux mains de pays comme la Corée du Nord ou de l’Iran, aura eu le temps de faire beaucoup plus de dégâts environnementaux que le réchauffement climatique. Il faut donc garder le sens des proportions même s’il faut évidemment regretter que Trump ait choisi de « sortir » d’un accord qui allait dans le bon sens. 

Est-il vrai selon vous que la poignée de main « virile » entre Trump et Macron a vexé le premier et précipité la sortie de l’accord ? 

Disons que pour des raisons de politique intérieure, Macron a cru bon d’en rajouter une louche. Il est actuellement en campagne électorale. Or il n’a lui-même été élu que par 44% des inscrits, et 43% de ses électeurs ont d’ailleurs voté contre Marine Le Pen plutôt que pour lui. Il est donc à la recherche d’une majorité, d’où le parti-pris d’un certain histrionisme sur la scène internationale, avec des boursouflures du genre « la vocation de la France est de mener ces combats qui impliquent l’humanité toute entière ». Appelons cela la posture Aldo Macrone : « plus belle-âme que moi, tu meurs ! ». Compte tenu de la proverbiale vanité des Français, une telle posture sera évidemment payante électoralement. Pour autant, il ne faut pas oublier qu’il y a aura sans doute un prix diplomatique à payer.

En diplomatie, en effet, tout est affaire de calibrage. Autant la fameuse poignée de main  était en elle-même acceptable, autant Macron a eu tort de se livrer à une exégèse de sa gestuelle dans les colonnes du Journal du Dimanche (« Trump, Poutine et Erdogan sont dans une logique de rapports de force… il faut montrer qu’on ne fera pas de petites concessions, etc… »). Un président ne devrait pas dire ça. D’abord, parce que lorsque l’on commente ses propres actions, on ressemble à « Flamby. »  Ensuite parce que comme comme vous le dites et comme l’a révélé le Washington Post, cette interview au JDD a fortement irrité Trump, et n’a pas peu contribué à sa décision de sortir de l’accord de Paris. Macron a cru bon de réagir à cette sortie en « remettant le couvert » – cette fois, en invitant les scientifiques américains à venir se réfugier en France !!

Il serait bon que le Président français comprenne rapidement 1) que la politique étrangère en général (et pas seulement celle de Trump, Poutine, Erdogan) est un rapport de forces avant d’être un débat d’idées ; 2) que l’Amérique et la France ne boxent pas tout à fait dans la même catégorie ; et 3) que la France n’a rien à gagner à se lancer dans une surenchère verbale. Pour dire les choses simplement : une croisade anti-Trump sur une question de low politics risque fort de mettre en péril la coopération franco-américaine dans le domaine de la high politics. La confusion entre « faire le président » et « faire le mariole » pourrait coûter d’autant plus cher que Trump est du genre rancunier. En bref, on ne voit pas très bien ce que la France aurait gagné si demain Washington décidait de cesser toute assistance militaire aux opérations militaires françaises en Afrique.

Votre jugement sur l’Union européenne est en général assez dur. Faites-vous partie de ceux qui pensent que l’UE est devenue un instrument au service de Berlin ? L’arrivée au pouvoir de Macron en France vous semble-t-il de nature à changer la donne et à relancer le « couple franco-allemand » ?

Un jugement assez dur ? En 1991, à la veille de Maastricht, le ministre belge des affaires étrangères avait défini l’UE comme « un géant économique, un nain politique, une larve militaire ». Un quart de siècle plus tard, force est de constater que rien n’a changé. L’Europe est toujours « l’idiot du village global » (Védrine) ; la seule nouveauté, c’est qu’entretemps, la France elle-même est devenue « l’idiot du village européen. » Dès 2005, l’opinion française avait compris que « les Français sont les cocus de l’intégration européenne » (Marcel Gauchet). Depuis plus de dix ans, en revanche, les élites françaises sont toujours dans le déni, ou continuent de croire qu’elles pourront masquer (ou compenser) un alignement toujours croissant de la France sur l’Allemagne au niveau intra-européen par un activisme brouillon au niveau extra-européen, que ce soit en Libye (Sarkozy) ou en Syrie (Hollande).

Il n’y a qu’en France, où les médias – qui dépendent, pour une bonne part, des annonceurs publicitaires allemands pour leur survie financière – pratiquent l’auto-censure et/ou nient l’évidence : l’UE est bel et bien un instrument au service de Berlin. Voilà des années que le FMI, le Treasury américain et les médias étrangers ne cessent de répéter qu’avec un excédent commercial de plus de 6 pour cent de son PIB, l’Allemagne est en violation des traités européens. Dans une récente interview avec Spiegel, Wolfgang Schäuble lui-même reconnaissait que, sans l’existence de l’euro, l’excédent allemand serait la moitié de ce qu’il est aujourd’hui. 

Que peut faire la France ? Sortir des traités européens ? Quitter l’euro ? 

La France ne retrouvera sa crédibilité diplomatique que le jour où elle n’aura plus peur de faire du brinkmanship avec l’Allemagne. Au début de l’année, le gouverneur de la Banque de France a voulu faire peur aux Français en déclarant qu’une sortie de l’euro coûterait 30 milliards par an à la France. C’était là une façon technocratique, et non stratégique, de voir les choses. Une sortie de la France de l’euro signifierait, concrètement, la fin de l’euro. Or d’un point de vue stratégique, ce qui compte en dernière instance, c’est que l’Allemagne aurait beaucoup plus à perdre (130 milliards) que la France elle-même (30 milliards) d’une fin de l’euro. Et c’est précisément cette asymétrie qui donne à la France une certaine marge de manœuvre dans un game of chicken avec l’Allemagne. C’est seulement en menaçant l’Allemagne d’une « sortie » (et donc d’une explosion) de l’euro que Paris (soutenue en sous-main par Washington) pourrait rééquilibrer la relation franco-allemande. Mais pour mettre en œuvre une telle « politique du bord du gouffre », encore faut-il avoir quelque chose dans le pantalon ! 

Depuis 1945, l’Allemagne a un énorme avantage sur la France : elle n’est pas membre permanent du Conseil de Sécurité. A l’inverse des Français, les Allemands n’ont donc pas été tenté de se disperser dans la « gouvernance globale » et la « gestion des crises », et ont eu tout loisir de son concentrer sur leur « intérêt national » au sens le plus traditionnel du terme. 

Durant les quatre années où il fût ministre des affaires étrangères, Laurent Fabius a paru s’occuper de tout (de la COP 21 à la crise syrienne), sauf de l’intérêt national français. Fabius n’a montré aucun intérêt pour l’Europe, pour l’Afrique, ou encore pour la vocation maritime de « l’Archipel France. » Et à aucun moment, il ne s’est posé la question : quel est, au juste, l’intérêt national français en Syrie ? Sans être inexistant, cet intérêt est-il si vital qu’il faille adopter une attitude aussi rigide sur une question cruciale (le départ d’Assad) ? Et surtout, est-il si vital qu’il faille tenter de forcer la main des Américains ? Le capital d’influence de Paris sur Washington n’est pas illimité : quitte à forcer la main des Américains, autant le faire pour des questions qui relèvent de l’intérêt national français (par exemple, en demandant une plus grande assistance militaire au Sahel). Je vois qu’au sein des deux principaux think-tanks français, l’IFRI et l’IRIS, le concept d’« intérêt national », qui avait disparu du discours français depuis un quart de siècle, fait aujourd’hui un timide retour. Il était temps.   

Vous écrivez que pour l’Allemagne, le partenaire d’avenir est la Pologne parce que les deux pays partagent le même désintérêt pour le Sud (Afrique) et le même intérêt pour le Partenariat oriental (Biélorussie, Ukraine, Moldavie). Dans ce cadre, la France n’a-t-elle pas intérêt, pour éviter un tête à tête inégal avec Berlin, à soigner avant tout sa relation avec les pays d’Afrique francophone au Sud, et avec la Russie à l’Est ?

Pour ce qui est de l’Afrique, pas de souci. On peut compter sur Le Drian pour rappeler à Macron l’importance stratégique de ce continent pour l’avenir de la France. Pour ce qui est de la Russie, le problème est plus complexe. Il y a un paradoxe historique : de Louis XIV à Napoléon III inclus, la France a totalement raté ses rendez-vous avec la Russie alors même que les Russes étaient demandeurs, et qu’une alliance avec la Russie aurait pu constituer un véritable multiplicateur de puissance pour la France. A l’inverse, depuis « l’étrange défaite de 1940 » , les Français, à intervalles réguliers, se prennent à rêver d’une « bonne et belle alliance » avec la Russie alors que pour cette dernière, la France ne présente plus désormais qu’un faible intérêt, que ce soit sur le plan économique ou militaire. 

En 1944, Staline refusa sans ménagement de soutenir les projets de De Gaulle sur l’Allemagne. En 1966, Brejnev ne daigna même pas se rendre à Paris à l’invitation du même De Gaulle, et se contenta d’envoyer Kossyguine. En 1991, Mitterrand se fit plus russe que les Russes et milita en faveur d’une Confédération européenne incluant la Russie et excluant l’Amérique. Cette idée saugrenue ne mena qu’à une marginalisation de la France, et c’est un partnership in leadership germano-américain qui pilota l’élargissement de l’UE et de l’OTAN. Aujourd’hui plus que jamais, pour Moscou, les rapports avec Washington, Pékin et Berlin restent autrement plus importants que les rapports avec Paris. Pour la Russie, la France ne sera jamais qu’un partenaire tactique, et non stratégique. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille traiter cavalièrement la Russie !

Macron ne l’a pas traitée cavalièrement. Il a reçu Poutine en grandes pompes à Versailles…. 

C’est une erreur d’interprétation ! L’organisation de la récente visite de Poutine à Paris trahit, au mieux, une certaine improvisation et, au pire, un amateurisme consternant. Les rencontres entre chefs d’état doivent être « pensées » longtemps à l’avance et chorégraphiées au millimètre près. Il y a toute une sémiotique à prendre en compte et, dans le cas de la Russie, une certaine symétrie à respecter. Très schématiquement : dès lors que Poutine venait à l’occasion de la commémoration d’un voyage de Pierre le Grand en France (signal : « la Russie reconnait la grandeur de la civilisation française »), Macron se devait d’aller visiter le nouveau centre culturel russe avec Poutine (signal : « la France reconnait la grandeur de la civilisation russe »). Concrètement, l’impression d’ensemble qui ressort de cette visite est que les communicants de l’Elysée ont instrumentalisé Versailles, Poutine et trois siècles de relations franco-russes à des fins purement électoralistes. J’ignore évidemment la teneur des discussions privées entre les deux hommes : mais ce qu’il était impossible d’ignorer durant la conférence de presse, c’était le body language de Poutine – celui d’un homme qui a le sentiment d’avoir été pris en embuscade. L’Elysée peut s’attendre à des représailles…

Je ne serais pas surpris si, par exemple, Moscou faisait comprendre à Paris que, pour la Russie, la France n’est en aucun cas une indispensable nation. Sur la Syrie, Poutine dispose déjà du cadre multilatéral d’Astana, d’une part, et de sa relation bilatérale avec Washington d’autre part – ce qui est largement suffisant. Même chose en ce qui concerne l’Ukraine : il n’a sûrement pas du échapper aux diplomates français en poste à Washington que le jour même où le président Trump rencontrait le ministre russe Lavrov, le vice-président Pence, lui, rencontrait le ministre ukrainien Klimkine (le tout, sous la houlette de Henry Kissinger). Or, pour Poutine, ce White House Format, s’il venait à être institutionnalisé, serait autrement plus intéressant que le Normandy Format (Allemagne, Russie, France, Ukraine) que tente de réactiver Macron. 

Contrairement à ce que s’imaginent certains paléo-gaullistes aujourd’hui encore, l’Amérique et la Russie n’ont aucunement besoin de la France (ou de quelque pays que ce soit) comme « médiateur ». En revanche, Trump lui-même aurait bien besoin d’un soutien français dans sa guerre avec ce que l’on appelle les Beltway Bandits (le Beltway est le nom du boulevard périphérique de Washington). Pour des raisons économiques autant qu’idéologiques, les Beltway Bandits, depuis la crise de Crimée, ne cessent de pousser à la confrontation avec la Russie, et disposent d’une formidable machine de propagande. La France devra se montrer particulièrement vigilante à l’égard de toute tentative d’ « enfumage » émanant de Washington. En particulier, si d’aventure un commandant en chef (par définition américain) de l’OTAN venait à sortir du rôle strictement militaire qui est le sien et à faire des déclarations politiques, l’Elysée ne devrait pas hésiter à remonter publiquement les bretelles de ce Général Folamour – quitte à causer des vapeurs aux Norpois de service. 

Que ce soit à l’égard de Berlin ou de Washington, un peu de brinkmanship ne peut pas faire de mal à la diplomatie française. Le brinkmanship, c’est d’ailleurs ce qui fait tout le sel de la diplomatie – à condition d’être parfaitement calibré et ciblé…

Crédit photo : ©US Embassy France. La photo est dans le domaine public.

Papa Schulz à la chancellerie ?

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Martin Schulz, ©fsHH. Licence : CC0 Creative Commons

Si depuis quelques semaines vous vous languissez de la frénésie électorale qui a amené Emmanuel Macron à la tête de notre pays le 7 Mai, ne désespérez pas. Il vous suffit de traverser le Rhin pour retrouver pendant quelques mois l’ « air de la campagne ». Le 24 septembre 2017, nos voisins allemands devront également se rendre aux urnes pour choisir la nouvelle composition de leur Parlement. Les députés fraîchement élus auront alors la charge d’élire la personne qui occupera le poste de chancelier pour les quatre prochaines années.

Comme en France, les sondeurs, politistes et autres experts plus ou moins fiables ont sorti leur boule de cristal depuis longtemps pour tenter de déterminer qui occupera la fonction suprême. On pense en premier lieu à Angela Merkel qui brigue un quatrième mandat. Si sa candidature a été approuvée par 89,5 % des représentants de la CDU en décembre 2016, elle se retrouve cependant en mauvaise posture face à un électorat précarisé se tournant de plus en plus vers le parti d’extrême-droite Alternative für Deutschland. Les déboires de la CDU lors de certaines élections régionales, dans le Mecklenburg-Vorpommern en Septembre 2016 notamment, illustrent parfaitement cette nouvelle tendance qui pourrait bien mettre fin au règne de Merkel. Elle doit également faire face à un nouveau challenger dont le visage n’est pas inconnu en Allemagne : Martin Schulz.

Que penser alors de ce nouveau venu ? Martin Schulz se distingue tout d’abord par un parcours assez atypique. Alors que les politiciens allemands sont habitués à collectionner les diplômes de l’enseignement supérieur (un cinquième des députés du Bundestag possède un doctorat), il arrête le lycée avant d’obtenir l’Abitur (“équivalent” du baccalauréat, ndlr) et suit une formation de libraire. Membre du parti social-démocrate (SPD), il est élu député européen en 1994 et devient Président du Parlement européen en 2012. C’est donc en quittant ce poste en janvier 2017 qu’il décide de s’engager à l’échelon national en vue des élections fédérales de septembre. Il est depuis pressenti comme potentiel remplaçant d’Angela Merkel, annonçant une possible rupture avec ses politiques de restriction budgétaire et d’ouverture commerciale appliquées en Allemagne et fortement encouragées dans les autres pays européens.

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Martin Schulz et son grand ami Jean-Claude Juncker © ErlebnisEuropaBerlin. Adam Berry/EU/AFP-Service. Licence : l’image est dans le domaine public.

C’est du moins ce que s’imaginent les observateurs. Il serait hâtif de voir en Martin Schulz le héraut de l'”Europe sociale”, de par son engagement dans les institutions européennes tout d’abord. Son accession au poste de Président du Parlement Européen fut le résultat d’un accord passé avec les Partis Populaires Européens mettant de facto le Parlement au service de la Commission grâce à la construction d’une « grande coalition » à l’allemande entre les sociaux-démocrates et les conservateurs. On note ainsi le soutien indéfectible de Schulz aux politiques promues par José Manuel Barroso puis Jean-Claude Juncker, en particulier la signature des accords de libre-échange avec les États-Unis et le Canada. Il est donc difficile d’imaginer que l’élection de Schulz puisse porter un coup au consensus néolibéral régnant en Europe.

Si l’on cherchait à comprendre Martin Schulz d’après le spectre politique français, on pourrait le comparer à Emmanuel Macron, voire à François Fillon. 

Avec Emmanuel Macron, il partage une vision fédéraliste de l’Europe (qui va souvent de pair avec une adhésion aux idées néolibérales, assumée ou non), qui lui a valu de devenir en peu de temps le petit chouchou des médias allemands. Il faut dire que dans un pays où la modération est de rigueur dans les discours politiques, Schulz fait office d’exception et joue sur son image d’homme sympathique et énergique pour séduire une partie des électeurs. Mais il devra également se démarquer de la CDU d’Angela Merkel, une mission compliquée quand on sait que les deux partis gouvernent en coalition depuis 2013 et que c’est Gerhard Schröder, membre du SPD, qui a mis en place les réformes les plus dures en termes d’emploi et de budget au début des années 2000 (un peu comme le PS en France).

Enfin, on a découvert récemment des points communs entre Martin Schulz et François Fillon, soit une même tendance à siphonner l’argent public et à placer ses proches à des postes clés. Selon Der Spiegel, il aurait entre autres fait usage d’un jet privé aux frais du contribuable et rémunéré plusieurs de ses alliés en les plaçant au sein de l’administration du Parlement Européen. Ces pratiques ont notamment attiré l’attention de sa compatriote Ingeborg Grässle, chargée du contrôle budgétaire au Parlement. Il est cependant trop tôt pour déterminer l’impact de ces accusations sur la campagne de Schulz qui pour l’instant se place encore devant Merkel dans certains sondages.

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Martin Schulz ravira-t-il à Angela Merkel le poste de chancelière? © ErlebnisEuropaBerlin. Licence : l’image est dans le domaine public. 

Pour finir, il faut prendre en compte les trois défaites subies par le parti de Schulz dans trois Länder, dont la Rhénanie du Nord-Westphalie qui constituait un bastion majeur de la SPD. Ces résultats à l’échelon régional contrastent beaucoup avec l’image d’un Martin Schulz parti pour gagner les élections fédérales en Septembre. Mais quelque soit son résultat, la question des coalitions se pose. Sans nécessairement arriver premier, le SPD pourrait tenter de constituer une alliance dite “rouge-rouge-verte”, avec les écologistes et Die Linke, et ainsi créer une nouvelle majorité au Bundestag. Mais on imagine très bien Schulz reconduire pour quatre ans la grande coalition avec la CDU, faisant ainsi perdurer l’austérité budgétaire si chère à la chancelière actuelle.

Sources :

https://www.mediapart.fr/journal/international/241116/le-depart-de-martin-schulz-rouvre-le-jeu-au-parlement-europeen

http://www.spiegel.de/politik/deutschland/martin-schulz-markus-engels-profitierte-von-fragwuerdigen-zahlungen-a-1134030.html

http://www.spiegel.de/politik/deutschland/martin-schulz-union-knoepft-sich-spd-kanzlerkandidaten-vor-a-1134142.html

http://www.euractiv.fr/section/elections-2014/news/martin-schulz-remis-en-cause-au-parlement-europeen/

http://www.zeit.de/politik/deutschland/2017-02/martin-schulz-spd-cdu-umfragen

Crédits photo

©fsHH. Licence : CC0 Creative Commons https://pixabay.com/fr/l-homme-martin-schulz-candidat-spd-2702583/

© ErlebnisEuropaBerlin. Adam Berry/EU/AFP-Service. Licence : l’image est dans le domaine public. https://www.flickr.com/photos/142261625@N04/26697717490

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Pourquoi Macron risque d’achopper sur l’Europe [vidéo]

Crédits : SciencesPo
Macron à Sciences Po pour un débat sur l’Europe. Crédits non nécessaires

En ce jour de “fête de l’Europe” (oui, il y a une fête de l’Europe. Pourquoi pas : il y a bien une Journée mondiale de la scie sauteuse…), voici un court entretien vidéo – 12 minutes environ – avec l’économiste et professeur de finances Steve Ohana. Auteur en 2013 d’un ouvrage intitulé Désobéir pour sauver l’Europe (Max Milo), il est interrogé ici par Coralie Delaume pour la web télé du blog L’arène nue, désormais associé à LVSL. L’économiste effectue un tour d’horizon de la situation en zone euro, notamment en Grèce et en Italie, de l’inanité de la politique de l’offre telle qu’elle est prévue dans le programme électoral d’Emmanuel Macron, et revient en fin d’entretien sur la question du Brexit.

 

 

 

 

R.I.P. – L’écologie, grand perdant du débat d’entre-deux-tours

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Pas de crédit. Creative commons

Le grand débat d’entre deux tours aura au moins eu le mérite de clarifier les choses pour les écolos qui pensaient trouver en la personne d’Emmanuel Macron une bouée de sauvetage, un kit de survie minimal face aux crises environnementales et face à la pseudo-écologie rétrograde du Front National. Pas un mot, pas une proposition, pas un geste pour les électeurs de Benoît Hamon et Jean-Luc Mélenchon ; un seul mot d’ordre, tacitement accepté par les deux protagonistes : l’écologie, ça commence à bien faire.

Certes, on ne peut pas parler de tout en deux heures et demie; mais ce n’est pas un prétexte pour ne parler de rien la plupart de temps, et que Le Pen ait voulu en découdre bien salement n’empêchait pas son technocrate d’adversaire d’essayer de parler un peu du fond, plutôt que de se faire courtoisement piétiner. Certes, bien d’autres thèmes essentiels (culture, enseignement supérieur et recherche, défense, logement…) sont purement et simplement passés à la trappe. Mais était-ce si difficile d’essayer d’en placer une sur la transition énergétique, le nucléaire, les pesticides, le modèle alimentaire, la bio, les filières courtes ? Macron, faisant preuve d’un rare sens du ridicule, ne pouvait s’empêcher de qualifier chaque sujet de “priorité”. L’écologie n’en est visiblement pas une.

Il a longuement été question de l’Europe. De transposition de normes, d’Europe “qui protège”. Contre des migrants, des terroristes, ça on avait compris. Et contre le glyphosate ? Contre les perturbateurs endocriniens, dont un éditorialiste avait dénoncé, quelques jours avant le premier tour, le fait qu’ils avaient “perturbé” le débat électoral (mais quel humour !) ? Et de cette Europe qui empêche les États de contraindre les géants de l’agroalimentaire à adopter l’étiquetage nutritionnel, dont l’une des vertus serait de mettre au pilori les seigneurs de l’huile de palme ? De cette Europe qui fait obstacle à toute forme de protectionnisme écologique ? De cette Europe-là, bien sûr, il n’a pas été question.

Un point de détail de la vie des Français, comme dirait l’autre (agirpourlenvironnement.org)

Il a été question d’emploi. Le Grand Marcheur, d’ordinaire si prompt à nous régaler de promesses d’emploi liés au numérique, s’est abstenu d’évoquer les emplois liés à la transition énergétique, à la rénovation thermique des logements (il est vrai que les “passoires énergétiques” sont rarement habitées par des banquiers d’affaires…), au développement de l’agro-écologie, de la permaculture, des recycleries. Pas un mot non plus sur les récentes crises agricoles : il va donc falloir s’attendre à des mesures-sparadraps d’urgence, pour accompagner la fuite en avant d’un modèle productiviste, aux ravages économiques, sociaux et environnementaux sans nombre.

Il a bien sûr été question de migrations. Mais pas des migrations climatiques, alors qu’elles concernent 250 millions d’hommes, de femmes et d’enfants d’ici 2050 (selon l’ONU), et déjà plus de 83 millions entre 2011 et 2014. Des “déplacés” qui n’ont pas encore de statut unifié au niveau du droit international. À croire que le changement d’échelle est tellement important qu’il en devient aveuglant.

Bilan des migrations climatiques en 2012 (d’après le rapport “Global Estimates 2012”, de l’International Displacement Monitoring Centre et du Norwegian Refugee Council)

Il a été question d’école, de savoirs fondamentaux, de lecture et d’écriture, mais pas du rôle clé qu’elle peut jouer dans la prévention et la sensibilisation au gaspillage, à l’éco-responsabilité en matière d’alimentation, de manière à la fois ludique et exigeante. Il a été question de santé : pas des milliers de victimes des particules fines, mais plutôt de montures de lunettes (sujet, il est vrai, autrement plus important !). Il a été question d’espérance de vie : pas de l’espérance de vie en bonne santé, qui baisse depuis deux ans, notamment en raison de l’explosion des maladies chroniques, de la hausse des cancers infantiles, fortement corrélés à des facteurs environnementaux. Il a été question d’atlantisme. Pas des négociations avec Trump à propos du massacre environnemental délirant dont il est l’auteur cynique, des mesures à prendre pour l’empêcher de traîner dans la boue, avec sa glorieuse “nouvelle révolution énergétique”, les engagements (même superficiels) pris au moment de la COP21, en matière de réduction des émissions de GES, de protection des espaces marins, compte-tenu de l’effet que peuvent avoir sur les pays émergents des mesures courageuses prises par les acteurs historiques du dérèglement climatique.

Sale temps pour les écologistes, donc. Alors même que le dernier scénario néga-Watt, ou le rapport “Pour une agriculture innovante à impacts positifs” de Fermes d’avenir confirment l’urgence et la crédibilité d’une vraie transition, pas d’un bricolage en carton-pâte. Le message est clair : la start-up Macron et la PME Le Pen n’ont pas, dans leur feuille de route, de stratégie à l’échelle de la civilisation humaine. D’autres devront assumer cette tâche.

L’extrême droite allemande (AFD) enlève son masque

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© Robin Krahl 

Lors d’une conférence donnée le jeudi 9 mars à Berlin, le nouveau parti d’extrême droite a dévoilé son programme politique. Les leaders de l’AfD ont annoncé les mesures dont le parti sera le porte-parole lors des prochaines élections qui auront lieu en septembre prochain. Sans grande surprise, celles-ci ne sont pas sans rappeler les propositions du Front National. Pour l’AFD, c’est un revirement par rapport aux propositions présentées lors du lancement du parti en 2013.

La sortie de l’Union Européenne 

La conférence a démarré sur ce postulat : « l’Allemagne n’est pas une démocratie ». L’idée majeure de l’AFD est de proposer la sortie de l’UE votée par les Allemands à l’aide d´un référendum afin que l’Allemagne « retrouve sa souveraineté ». A ses débuts, le parti s’était tout de même prétendu favorable à une intégration européenne dans le cadre des nations en se déclarant uniquement opposé à l’euro… tout en souhaitant conserver un marché commun. Le parti propose aussi d’introduire plus de référendums populaires sur le modèle suisse, ainsi qu’une regrettable réforme des institutions, ouvrant la porte aux interrogations : l’élection du Bundespräsident au suffrage direct par les citoyens, ainsi que la réduction des prérogatives des députés et du Chancelier. Actuellement, le Bundespräsident est élu par le Parlement et son rôle est celui d’un garant de la stabilité et de la continuité de l’Etat. Le système politique allemand a été décidé ainsi après la seconde guerre mondiale afin de prévenir toute nouvelle dérive d’un pouvoir trop personnel. La loi fondamentale (Grundgesetz) limite les pouvoirs du Président et les pouvoirs des députés du Bundestag et du Bundesrat. Que recherche réellement l’AFD en proposant cette réforme ? Il s’agit certainement d’une composante invariable de ce que les Allemands nomment le Rechtpopulismus, le populisme de droite qui revendique l’idée d’une personnalité forte à la tête de l’Etat.

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Frauke Petry, leader de l’AFP © Harald Bischoff

L’exclusion comme moteur politique et idéologique

De même que les frontistes français, les réactionnaires allemands prônent une politique dure et injuste envers les immigrés, et se font les chantres de la fermeture des frontières comme moyen de « protéger le pays » et d’« empêcher une invasion massive du système social ». La fermeture des frontières figure en tête de la liste du programme, le but de l’AfD étant de passer en dessous des 200.000 migrants par an (et une immigration basée sur des critères sélectifs), ainsi que d’interdire les regroupements familiaux pour les réfugiés. Alors que l’Allemagne a accueilli 890 000 réfugiés en 2015 et 280 000 en 2016, l’AfD propose de mettre fin à cette politique et souhaite diminuer l’accès au droit d’asile. En tant que proposition phare, figure aussi la reconduction à la frontière des criminels étrangers qui devront ainsi être emprisonnés dans le pays d’origine. Une dernière mesure phare concerne la déchéance de nationalité pour les immigrés binationaux coupables de crime. De plus, le parti songe à l’étendre aux Allemands ayant « des origines étrangères » sans apporter plus de précisions.

La question de l’Islam a aussi été longuement évoquée, l’AfD souhaitant interdire les cursus d’études universitaires sur l’Islam ou la théologie islamique (à l’instar des Gender Studies), ainsi que le port du voile dans les lieux publics, à l’école et à l’université. Marine Le Pen avait, elle aussi, fait part d’intentions allant dans le même sens. Selon l’AfD, l’intégration consiste à « plus qu’apprendre l’allemand », l’apprentissage et la promotion de la langue allemande occupant tout de même une grande place dans le programme politique, celle-ci étant définie comme le « centre de l’identité [allemande] ». Depuis ses débuts, le parti s’oppose radicalement au multiculturalisme et donne à la Leitkultur (voir l’article paru à ce sujet sur LVSLhttp://lvsl.fr/allemands-a-recherche-dune-identite-perdue) une définition se rapprochant du nationalisme exclusif. Il se positionne ainsi sur la même ligne que certains universitaires proches de la CSU et de la branche conservatrice de la CDU. Pour rappel, l’ex-CDU Friedrich Merz  avait expliqué que la culture de référence allemande (Leitkultur) devait “représenter un contre-poids” à la société multiculturelle. Position qui semble avoir été reprise par l’AfD. La communication du parti utilise aussi les même codes simplifiés et grossiers que le FN en France, en affublant certaines personnalités d’une burqa (représentation préférée des partis populistes de droite du “totalitarisme de l’Islam”) ou bien en éditant des tracts relatant des chiffres gonflés et établissant des parallèles douteux avec l’immigration et le chômage ou bien le terrorisme.

Et que vive l’armée !

En matière de défense, la restauration du service militaire pour « la protection et la puissance de la patrie » est proposée. D’une façon assez surprenante, l’AfD souhaite que les Etats-Unis restent un allié important et que l’OTAN reste une alliance de défense effective tout en refusant que les soldats allemands soient envoyés en mission pour les intérêts des « pays amis ». Ils doivent cependant pouvoir être mobilisés sous mandat de l’ONU. À ce méli-mélo incohérent s’ajoute la volonté dun « meilleur comportement » envers la Russie. L’AfD espère ainsi s’assurer la protection de l’Allemagne par des forces alliées étrangères, étant consciente de la faiblesse relative de la Bundeswehr qu’elle souhaite d’ailleurs « renforcer ». L’armée allemande est en effet peu dotée en effectifs et le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale reste un obstacle à toute tentative d’intervention militaire majeure (l’armée est totalement contrôlée par le Bundestag). Les récents exercices d’entraînement entre la police fédérale allemande et la Bundeswehr en cas d’attaque terroriste sont d’ailleurs largement relatés dans les journaux nationaux. Précisons aussi que l’AfD s’oppose à la construction d’une Europe de la Défense.

«L’Allemagne doit être fière de son passé»

Et si le pire était pour la fin ? Alors que le Front National – et la droite française en général – se plaisent à évoquer les « aspects positifs du colonialisme », l’AfD déclare, sans crainte, vouloir en finir avec la politique actuelle de mémoire du national-socialisme et « ouvrir l’histoire à de nouvelles possibilités » qui permettraient d’évoquer… les « aspects positifs de l’histoire allemande ». Il est assez douteux, de la part du parti d’extrême droite, de regrouper sous un même thème la critique de la mémoire du national-socialisme et la volonté de parler des points positifs de l’histoire allemande. Surtout lorsque cela figure sur un programme électoral. Mais encore récemment, il est possible d’entendre certaines personnes parler d’un ton naïf des « progrès en matière de transports sous Hitler, notamment pour les autoroutes ». Gruselig (effrayant), comme on dit en allemand. L’AfD n’est pas un parti “nazi” en tant que tel, mais parmi ses soutiens, certains le sont. Intervient alors le conflit entre la mémoire d’un fait ou d’une période historique, et de son utilisation dans la politique.

Une critique du monde post-idéologique ? 

La fin des idéologies – voire celle de l’Histoire – semble belle et bien n’être qu’une chimère. Car l’AfD, à l’instar du Front National, manœuvre et porte aussi un discours destinant à casser le clivage gauche-droite pour définir une nouvelle opposition entre les nationalistes et les pro-UE. La crise des réfugiés est à ce titre un motif concret prêtant à la construction d’une ligne idéologique correspondant à celle qui vient d’être détaillée est qui constitue le programme électoral de l’AfD. Merkel, en prétendant vouloir uniquement décider des mesures en ne faisant usage que du sacro-saint pragmatisme, donne en fait un sens idéologique à l’ouverture des frontières et du contenant à ce qu’est aujourd’hui l'”européisme” dont l’extrême-droite se sert pour se donner un contenu politique en “contre”. Et pour en terminer avec les idées reçues, l’AfD n’est ni un parti social, ni un parti qui se situerait “ni à droite, ni à gauche” de l’échiquier politique : ses idées sont réellement celles d’un renouveau du nationalisme allemand sur le modèle des autres partis nationalistes européens.

Pour retrouver le programme complet de l´’AfD : https://www.alternativefuer.de/programm/

Pour en savoir plus sur le système politique allemand : http://elections-en-europe.net/institutions/systeme-politique-allemand/

Crédits :

© Robin Krahl https://commons.wikimedia.org/wiki/File:2015-01-17_3545_Landesparteitag_AfD_Baden-Württemberg.jpg

© Harald Bischoff https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Frauke_Petry_5187.jpg