Ce scrutin l’a encore montré : plus l’extrême droite progresse, plus son discours sur l’Union européenne (UE) se modère. Il suffit pour s’en convaincre de considérer le slogan de campagne de la première ministre italienne Giorgia Meloni : « l’Italie change l’Europe ». Le changement de position du leader néerlandais Geert Wilders, autrefois partisan de la sortie de l’UE, qui a rapidement abandonné cette position dès le début de sa campagne. Ou l’évolution de Marine Le Pen, autrefois favorable à un rupture avec le cadre européen, désormais attachée à un « changement de l’intérieur ». Et si le parti Droit et Justice de Pologne est en conflit avec Bruxelles depuis des années, il n’a jamais sérieusement évoqué l’idée d’un « Polexit », tandis que le Fidesz hongrois n’envisage pas de quitter le naviremalgré sa rhétorique souverainiste. Par Christopher Bickerton, traduction par Alexandra Knez depuis la New Left Review.
Les élections parlementaires européennes n’ont pas la même signification pour tout le monde. Pour le corps de presse bruxellois, elles sont l’occasion de spéculer fiévreusement sur qui obtiendra les « postes clés » – les présidences du Conseil et de la Commission, la direction du Parlement, le poste de Haut représentant pour la politique étrangère – et ce, après des jours de marchandage et de tractations en coulisses. Pour les dirigeants des États membres, c’est l’occasion de faire progresser le nombre de députés européens appartenant à leur parti et, éventuellement, l’espoir de diriger un groupe parlementaire – ce qui leur confère puissance et prestige, ainsi qu’un certain pouvoir de négociation avec les autres nations européennes. Pour les politiciens de l’opposition, le Parlement européen est un passage utile (et lucratif) pour patienter jusqu’à ce que des opportunités politiques veuillent bien se présenter dans leur pays respectif. L’actuel ministre italien des affaires étrangères, Antonio Tajani, y a passé plus de vingt ans ; Marine Le Pen et Nigel Farage y ont également siégé longtemps.
Quant aux citoyens de l’Union, ils estiment que l’importance des élections réside souvent dans leur capacité à cristalliser les luttes politiques nationales. Le scrutin de 2014 a consacré la percée de Podemos et du Mouvement 5 étoiles, et a permis à Syriza d’écarter le Pasok et de devenir la première force électorale de gauche en Grèce. Au Royaume-Uni, le vote de 2019 a fonctionné comme un second référendum sur le Brexit. En 2024, nous étions censés assister à un sorpasso réactionnaire à l’échelle du continent : un moment où les populistes et les extrémistes réduiraient à néant les principales formations politiques du Parlement. Ursula von der Leyen, candidate à un second mandat en tant que présidente de la Commission, craignait de ne pas pouvoir maintenir sa « grande coalition » de centristes et de libéraux et a fini par tendre la main à l’Italienne Giorgia Meloni juste avant le vote, laissant entrevoir la possibilité d’un accord avec l’extrême droite.
Le clivage entre partisans et détracteurs de l’Union européenne a été mis en sourdine.
Pourtant, lorsque l’élection a eu lieu la semaine dernière, l’idée que le scrutin allait être un véritable raz-de-marée s’est avéré exagérée. Aux Pays-Bas, le Parti pour la liberté de Geert Wilders a gagné six sièges, mais a été battu par la coalition de centre-gauche et des Verts. En Allemagne, l’AfD a bondi de neuf à quinze sièges, mais reste loin derrière l’alliance CDU-CSU, qui en a obtenu 29. En Espagne, Vox a gagné deux sièges, mais sa part de voix est restée inférieure à 10 %, tandis que le Partido Popular a remporté la victoire, avec quatre points de pourcentage d’avance sur le PSOE au pouvoir. Les Vrais Finlandais ont également obtenu moins de 10 % des voix et ont perdu un siège, tandis que les Démocrates suédois en ont gagné un mais ont terminé à la quatrième place, derrière les partis traditionnels du pays et les Verts. Les groupes dominants au Parlement européen ont également relativement bien résisté. Le Parti populaire européen (PPE) de centre-droit a gagné neuf sièges, portant son total à 185, tandis que les Socialistes et Démocrates (S&D) de centre-gauche n’en ont perdu que deux, les ramenant à 137. Les plus grands perdants sont les libéraux de Renew Europe et les Verts, qui perdent respectivement 23 et 19 sièges.
Les deux principales formations d’extrême droite n’ont gagné que treize sièges à elles deux : les Conservateurs et Réformistes européens (ECR) en ont désormais 73, tandis qu’Identité et Démocratie (ID) en a 58. Il y a peu de chances que ces deux formations s’unissent, et la place de l’AfD – qui n’est affiliée à aucune d’entre elles – n’est pas encore claire. L’ECR a été créé en 2009 par les conservateurs britanniques qui estimaient que le PPE devenait trop pro-européen. Ce groupe qui représente l’aile la plus modérée de l’extrême droite échappe au cordon sanitaire qui exclut les députés européens de la droite radicale des postes de pouvoir au sein du Parlement. Il compte parmi ses membres les Fratelli d’Italia de Meloni ainsi que le parti polonais Droit et Justice. L’ID, en revanche, est considéré comme infréquentable, abritant le Rassemblement national de Le Pen et la Lega de Matteo Salvini, ainsi que le Parti populaire conservateur d’Estonie.
On constate donc bien un virage à droite dans la composition du Parlement européen, mais à un rythme plus lent que prévu, avec des groupes populistes-nationalistes affligés par de profondes divisions. Les résultats des élections indiquent que le statu quo va se poursuivre. Mme Von der Leyen a rappelé que « le centre tient » et que sa coalition perdurera, peut-être avec l’appui des Verts. Les principaux courants politiques de l’Union semblent prêts à mettre de côté leurs divergences pour pérenniser leur hégémonie. Pourtant, comme beaucoup le savent à Bruxelles, cette stratégie de la grande coalition risque de donner au centre politique l’image d’une masse indifférenciée de politiciens assoiffés de pouvoir, ce qui alimente le soutien à leurs adversaires et présage des difficultés à plus long terme.
Les scrutins nationaux les plus significatifs ont été ceux qui semblaient annonciateurs d’évolutions politiques sur le plan national. Les bons résultats de Péter Magyar – un membre du Fidesz devenu opposant et lanceur d’alerte – ont été interprétés, peut-être prématurément, comme un signe du déclin de la domination de Viktor Orbán. En Pologne, Droit et Justice a poursuivi son déclin, perdant cinq sièges et cédant du terrain à la Plate-forme civique (PO) de Donald Tusk. Giorgia Meloni a mené une campagne incroyablement personnalisée, demandant à ses partisans d’écrire « Giorgia » sur leur bulletin de vote, obtenant ainsi un peu moins de 30 % des voix et 14 sièges supplémentaires. Le SPD de Scholz a, quant à lui, été dépassé à la fois par l’opposition principale et par l’AfD, ce qui a lancé les spéculations sur la durée de mandat du chancelier.
C’est toutefois la France qui a remporté la palme en matière de coups de théâtre au niveau national. Le Rassemblement national a fait de ces élections un référendum sur le second mandat d’Emmanuel Macron et a obtenu le double des voix de la formation électorale du président. Raphaël Glucksmann, soutenu par le Parti socialiste, est apparu comme une nouvelle figure du centre gauche, remportant treize sièges avec sa liste commune, soit le même nombre que le parti de M. Macron. Les autres partis membres de la NUPES s’en sortent mal, à l’exception de la France insoumise, qui a réussi à obtenir 10 % des voix et neuf sièges. Face à ces résultats, Emmanuel Macron a dissous l’Assemblée nationale et programmé de nouvelles élections législatives pour le 30 juin et le 7 juillet. On peut penser qu’il s’agit là d’une tentative pour mettre le RN au pied du mur. L’extrême droite se dit prête à gouverner, mais si elle remporte le prochain scrutin, son leader Jordan Bardella pourrait bien devenir Premier ministre, et Macron sait que cette fonction ne rend pas très populaire.
Pendant ce temps, on parle moins de ce que tout cela signifie vraiment pour le point de discorde principal de la politique européenne : le clivage entre partisans et détracteurs de l’Union européenne. Le politologue Peter Mair soulignait que la structure particulière de cet organe supranational faisait qu’il était difficile pour les citoyens de façonner ou de contester certaines initiatives politiques. Par conséquent, l’opposition à ces politiques prenait nécessairement la forme d’une opposition à l’UE en tant que telle. Alors que l’euroscepticisme a occupé une place prépondérante au sein de la gauche tout au long de la période d’après-guerre, il a été associé à la droite souverainiste et nationaliste à partir des années 1990 – incarnée par l’UKIP au Royaume-Uni et le Parti de la liberté en Autriche. Cette évolution reflète à la fois l’implosion des partis communistes du continent en tant que force électorale, à l’instar du déclin spectaculaire du Parti communiste français, et l’abandon par la gauche au sens large du principe de souveraineté nationale, comme en témoigne le parcours du Pasok, qui est passé du statut d’ardent critique de l’intégration européenne dans les années 1970 à celui de fidèle partisan de l’union à la fin des années 1980.
Cette année, alors que les partis d’extrême droite ont réalisé des avancées électorales sans précédent dans l’histoire de l’UE, les élections ont également révélé combien ils s’étaient accommodés de l’institution. L’euroscepticisme forcené a été remplacé par un réformisme tiède, bien illustré par le slogan de campagne de Meloni : « L’Italie change l’Europe ». Wilders, autrefois partisan de la sortie de l’UE, a rapidement abandonné cette position dès le début de sa campagne. De même, Mme Le Pen a plaidé pour le « Frexit » lors des élections européennes de 2014, mais a depuis adopté une politique de « changement de l’intérieur ».
Les partis d’extrême droite d’Europe occidentale ont, en ce sens, commencé à reproduire les stratégies de leurs homologues d’Europe centrale et orientale. Le parti Droit et Justice est en conflit avec Bruxelles depuis des années, mais il n’a jamais sérieusement évoqué l’idée d’un « Polexit ». Le Fidesz se heurte fréquemment à l’UE au sujet de ses obligations conventionnelles, mais il n’envisage pas de quitter le navire. L’exception à cette tendance réformiste semble être l’AfD qui adopte toujours une position dure sur la sortie de la zone euro et la réintroduction du deutschemark ; cependant, ce n’est en aucun cas la raison d’être du parti, ni la cause de son succès, qui doit beaucoup plus à son rôle dans la fomentation des guerres culturelles en Allemagne.
L’une des raisons de cette tendance à la modération est le Brexit : un événement qui, en provoquant une crise constitutionnelle et en ne parvenant pas à réduire l’immigration, a appris à l’extrême droite européenne à être prudente quant aux mérites d’une sortie de l’UE. Le soutien indéfectible de la population de la plupart des États membres à l’Union en est une autre. Avec des groupes comme le RN et Fratelli d’Italia cherchant à supplanter les partis traditionnels de la droite en courtisant les électeurs hésitants, les positions anti-européennes sont devenues un handicap électoral. Bien que les dirigeants de ces partis soient souvent présentés comme des idéologues intransigeants, la plupart d’entre eux sont en réalité des pragmatiques tout en souplesse. Ceux qui, comme Maxmilian Krah de l’AfD, sont trop rigides, se retrouvent généralement marginalisés. Ces dernières années, les forces populistes européennes ont été lentement assimilées à la hiérarchie bruxelloise. Cette élection ne les a peut-être pas vues se hisser à son sommet, comme certains l’avaient prédit. Mais ce scrutin a permis de constater que ces forces sont disposées à faciliter leur ascension en prenant leur distance avec l’euroscepticisme.
Il est difficile d’évaluer la popularité de l’Union européenne en son sein et, a fortiori, en France. Bientôt deux ans après l’élection d’Emmanuel Macron pourtant marquée du sceau de l’Europe et, à quelques mois des élections européennes, nous semblons entrer dans une ère d’euroscepticisme comme rarement le pays en a connu depuis l’édification du projet européen. Les récents événements qui ont agité le devant de la scène sociale dans le pays ont remis au goût du jour la question européenne, au grand dam du gouvernement Philippe et d’Emmanuel Macron. Mais la donne se complexifie encore puisque les partis d’opposition censés incarner ce rejet peinent à lui trouver une expression politique cohérente.
Selon une enquête d’Odoxa-Dentsu consulting, 29 % de Français continuent à croire que la construction européenne demeure une source d’espoir, contre 61 % en 2003. Si l’euroscepticisme n’a rien de nouveau en France, ce sentiment de défiance atteint aujourd’hui un seuil critique dans l’opinion publique. Il faut pourtant s’accorder sur ce que désigne ce terme au cours du temps et selon l’étendard politique qui l’agite. Le sentiment d’euroscepticisme peut se référer aussi bien à la zone euro, à la monnaie unique, aux traités de Maastricht et de Lisbonne, mais être également invoqué pour rejeter le projet européen depuis sa genèse.
Histoire d’une crainte précoce
Car il faut bien remonter à l’origine de ce projet pour partir en quête des racines de l’euroscepticisme1. Ce qui n’est encore qu’une ambition de construire une communauté européenne est accueilli avec circonspection voire avec rejet dès les années 1950 et notamment lors du traité de Rome de 1957 dont le texte est fustigé par les communistes, y voyant une initiative antisoviétique qui « réduit la France à n’être plus qu’une province » tout comme les élus gaullistes et poujadistes pour des motifs parfois différents.
Le débat autour d’un projet fédéraliste européen s’insère dans un climat d’après guerre mondiale toujours prégnant, de constructions internationales et de dépassement des nationalismes qui glisse rapidement vers un dépassement des nations en soi.
Une partie de l’opinion publique ainsi que des forces politiques françaises redoutent déjà un transfert de souveraineté. Et bien qu’il recouvre aujourd’hui de nouvelles formes, le sentiment de réserve au sujet du projet européen fait preuve à certains égards d’une continuité étonnante. En témoigne l’inquiétude consécutive à la Communauté européenne du charbon et de l’acier – CECA de devenir une nation diluée dans un fédéralisme européen, celle on ne peut plus actuelle de l’impact de la libéralisation des échanges sur l’économie nationale ou encore celle de l’abaissement des barrières douanières et de la libre circulation de travailleurs.
Le débat autour d’un projet européen s’insère dans un climat d’après guerre mondiale toujours prégnant, de constructions internationales et de dépassement des nationalismes qui glisse rapidement vers un dépassement des nations en soi. La Communauté économique européenne – CEE suscite d’emblée des interrogations du fait de la mise en place très complexe en matière institutionnelle d’une union douanière ou d’une politique agricole commune entre six États.
L’euroscepticisme traverse alors de part et d’autre l’échiquier politique français. A l’UMP comme au PS, la tendance semble être à l’intégration européenne, avec toutefois, dans les deux camps des voix discordantes ; un parallélisme qui contribuera à faire s’affaisser le clivage entre les deux partis.
L’euroscepticisme s’incarne aujourd’hui dans des doutes qui sont propres à une étape d’intégration européenne découlant de l’acte unique de 1986 et des traités de Maastricht en 1992 puis Lisbonne en 2009, comme l’immigration, liée à l’espace Schengen ou encore plus récemment, la législation fiscale entourant les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple).
Par voie de fait, nombre de contestations des politiques d’austérité en France qui résultent des krach boursier de 2008 puis de la crise de la dette dans la zone euro sont des formes d’euroscepticisme, de même que le sentiment de trahison ressenti par la partie de la population qui fut majoritairement opposée au traité de Lisbonne, avant de se retrouver spolié sur cette question au référendum de 20052. L’euroscepticisme traverse alors de part et d’autre l’échiquier politique français. À l’UMP comme au PS, la tendance semble être à l’intégration européenne, avec toutefois, dans les deux camps des voix discordantes ; un parallélisme qui contribuera à faire s’affaisser le clivage entre les deux partis.
Des citoyens français qui entretiennent un rapport subtil aux enjeux européens
Les premiers sondages qui émergent dans les années 1970 sur la question européenne donnent les Français dans la moyenne des autres pays, c’est à dire à 70 % favorables à la CEE. Mais déjà dans les années 1980, ce chiffre retombe à 48 %, puis en 1992, le traité de Maastricht est approuvé à 51 % de Oui, et avec 44 % de Français redoutant que l’intégration n’affaiblisse l’économie française, ce sentiment se renforçant jusqu’en 2013, date à laquelle 77 % des Français jugeront que l’étape du traité de Maastricht a amoindri l’économie française.
Cela étant, la tendance eurosceptique des Français sur cette période est moins linéaire qu’on ne voudrait le croire. Ces premiers chiffres sont à relativiser avec ceux recensant les opinions négatives à propos de l’Europe, soit jamais plus de 10 % au cours des années 1980, puis ne dépassant pas les 20 % dans la décennie suivante. Entre 1990 et 2000, une moyenne de 28,9 % s’établit quant à un sentiment de relative indifférence vis-à-vis des affaires européennes chez les Français. Là encore ce chiffre se situe dans la moyenne des autres pays membres. Il faut attendre l’apparition de la monnaie unique3 pour percevoir un impact significatif dans l’opinion publique, avec une tendance eurosceptique qui se dessine plus clairement après le référendum de 2005 sur l’adoption d’un traité établissant une constitution pour l’Europe, se heurtant à un 54 % de non en France. Dès lors, l’opinion favorable à l’Union européenne se retrouvera en constante diminution, et en 2015, 51 % des Français auront une mauvaise opinion de l’Union européenne.
Un débat dont la complexité se retrouve au centre du jeu politique
La question européenne à la fin des années 90 n’intéresse plus tellement le citoyen français. Parallèlement et paradoxalement, c’est à ce moment précis que l’euroscepticisme atteint son paroxysme à gauche, avec la création de partis principalement dédiés à lutter contre l’idée maastrichtienne de l’Europe comme le MRC (Mouvement Républicain et Citoyen). Les partis de gauche font alors preuve de réticence quant à afficher leur euroscepticisme de peur d’essuyer des affronts électoraux, un tel positionnement demeurant encore sensible et problématique. Le Mouvement républicain et citoyen de Jean Pierre Chevènement, qui promeut l’image d’un monde multipolaire sans puissance dominante, rompt son alliance avec le PS sur un désaccord autour du traité de Maastricht. Il fonde alors le Pôle Républicain qui attire des eurosceptiques de tous bords politiques.
Si les gaullistes ont eux voté contre la Communauté européenne de défense, la Communauté économique européenne et Euratom en 1959, ils soutiendront plus tard la CEE, pensant que l’intégration européenne dirigée par les Français renforcerait de fait la position politique et économique du pays et servirait l’intérêt national. Puis, dans un énième revirement consécutif au traité de Maastricht, les gaullistes craignent la perte de l’État-nation et de la souveraineté, créant ainsi divers désaccords au sein du parti, le RPR (Rassemblement Pour la République) étant fortement divisé sur la question de l’euro. Le parti néo-gaulliste fondé par Jacques Chirac fusionne avec l’Union pour la majorité présidentielle créant l’UMP (Union pour un Mouvement Populaire) et commence à se saisir de la question européenne en y insufflant une orientation souverainiste, tandis que la question européenne n’est alors pas une question majeure pour la gauche en général.
C’est à travers les élections européennes en 1984 où il obtient 10% que le FN compte ses premiers succès. Le parti de Jean-Marie Le Pen commence par soutenir un projet européen autour de la défense, du nucléaire, de l’immigration, de la sécurité et des affaires étrangères. Mais le FN soutient alors l’idée de monnaie commune4contre celle de la monnaie unique, stratégie progressivement abandonnée pour lui préférer celle du retour pur et simple au franc. Marine Le Pen fera sa campagne autour du rejet de l’adhésion à l’euro et à l’espace européen en 2014, lors d’élections européennes où le parti obtient 23 sièges sur 72, devenant le parti français ayant la plus grande représentation au Parlement européen.
Plus généralement, l’euroscepticisme a façonné le paysage politique de ces dernières années au sein des partis traditionnels mais aussi en faisant émerger certains petit partis comme Debout La France, l’UPR ou Les Patriotes, demeurant toutefois à la marge du paysage politique.
Récemment la critique de l’Union européenne a percé au sein des milieux progressistes surtout depuis la crise grecque – le mouvement de la France insoumise créé en 2016 et qui remporte à l’élection présidentielle de 2017 près de 20% des suffrages au premier tour, fait de la refonte des traités européens un axe majeur de son programme. Le fondateur de LFI Jean-Luc Mélenchon réfute cependant le qualificatif de parti eurosceptique, préférant y voir une ligne pro-européenne mais critique, et voulant modifier les traités européens en s’appuyant sur la menace d’une sortie unilatérale de l’espace européen en cas de refus. L’Union européenne n’y est pas toujours vue comme un obstacle rédhibitoire à une politique redistributive ou de justice sociale, mais au contraire parfois perçue comme une opportunité de créer un carcan social à échelle européenne. La France insoumise reproche à l’Union européenne son tournant néolibéral et espère un infléchissement en faveurs des droits sociaux pour les populations européennes ainsi qu’une refonte des traités sans nécessairement mettre en cause le projet européen dans sa globalité.
Plus généralement, l’euroscepticisme a façonné le paysage politique de ces dernières années au sein des partis traditionnels mais aussi en faisant émerger certains petits partis comme Debout la France, l’UPR ou Les Patriotes, demeurant toutefois à la marge du paysage politique. Or si ces partis pèsent peu électoralement, ils occupent un espace politique radical qui attirent l’œil des médias et oriente de plus en plus le débat politique.
Une défiance qui a du mal à se convertir politiquement
Les nombreuses tergiversations et remaniements au sein des partis politiques au sujet de l’Union européenne sont sans doute le meilleur indicateur du caractère délicat de la question européenne pour les Français, à l’image de la stratégie précautionneuse de LFI concernant les traités européens, et du départ de deux figures souverainistes que sont François Cocq et Djordje Kuzmanovic. Le délaissement progressif de la thématique souverainiste acté par le départ de Florian Phillipot et les récentes difficultés à lire la stratégie européenne du RN qui semble aujourd’hui avoir fait volte-face sur la sortie de l’euro le confirme.
La scission entre citoyens électeurs et partis politiques explique cette difficulté contemporaine à lire l’euroscepticisme à travers une grille des partis politiques, puisque ce sentiment, attesté par les sondages comme profondément installé au sein de la population française, ne se reflète pas dans les mêmes proportions sur sa classe politique.
De même, les tentatives avortées de réunir des coalitions à échelle européenne de partis eurosceptiques montre à quel point il existe quasiment autant de façons de se revendiquer eurosceptique, que d’États membres voire de partis politiques européens. Cet euroscepticisme pragmatique et virevoltant montre aussi que, dans beaucoup de cas, les partis politiques ne sont plus les meilleurs vecteurs du sentiment eurosceptique et ne sont plus que l’objet d’un théâtre politique aux velléités électorales.
Ce phénomène s’inscrit dans l’idée plus globale d’une crise de représentativité démocratique qui traverserait le pays. La scission entre citoyens électeurs et partis politiques explique cette difficulté contemporaine à lire l’euroscepticisme à travers une grille des partis politiques, puisque ce sentiment, attesté par les sondages comme profondément installé au sein de la population française, ne se reflète pas dans les mêmes proportions sur sa classe politique. Cela signifie que la question européenne est largement transversale aux partis et qu’il est aujourd’hui bien plus intéressant de lire le phénomène à travers une grille de lecture socio-géographique ; l’Union européenne étant désormais perçue en grande partie par les eurosceptiques comme un projet de classe élitaire, technocratique et oligarchique. Ce fossé entre des citoyens plutôt eurosceptiques et une classe politique somme toute assez europhile, renforce l’idée naissante chez les Français que le choix en faveur ou en défaveur de l’Union européenne est un choix de classe.
La particularité du paysage politique français dans ce contexte d’euroscepticisme sur fond de crise de représentativité démocratique du système politique traditionnel est que même les partis d’oppositions censés proposer une alternative et offrir un vote protestataire se sont retrouvés relativement disqualifiés ces derniers temps. Là où ailleurs en Europe il y a pu avoir des partis à même de capter politiquement ce sentiment de défiance envers l’Union européenne, le mouvement des gilets jaunes en France, composé pour grande part d’abstentionnistes ou de prétendus non-alignés politiquement, est venu matérialiser un nouveau degré de méfiance envers la représentativité démocratique qui n’épargne que moyennement les partis d’opposition. C’est la question même des corps intermédiaires qui est mise en doute.
Une superposition du sentiment eurosceptique à des strates sociales et géographiques identifiables
Jean Claude Milner5 écrit dans Les penchants criminels de l’Europe, que, « les attitudes anti-européennes se retrouvent principalement parmi ceux qui ont un faible niveau de revenu et de qualification scolaire », l’euroscepticisme est surtout présent « parmi les cols bleus et les cols blancs de bas niveau ». Si on prend l’exemple du Royaume-Uni, une cartographie de la répartition des votes Leave et Remain lors du référendum sur le Brexit permet de mettre en évidence une catégorie sociale et géographique derrière les deux votes respectifs. Les campagnes de l’Est et du Nord autrefois acquises à la gauche ouvrière ont par exemple majoritairement votés Leave tandis que l’aire métropolitaine londonienne concentre les votes Remain. En France, les cartographies de vote des référendums sur les traités de Maastricht et Lisbonne ou encore des élections européennes de 2014 jouent ce rôle de marqueur socio-géographique.
La région Nord-Pas de Calais – Picardie où les handicaps socio-économiques sont légions vote massivement pour le non tout comme les zones rurales de la diagonale du centre et les département littoraux du midi méditerranéen. La tendance s’accroît en 2005 avec même de nouveaux territoires comme l’Alsace ou la Bretagne centrale avec une nuance toutefois loin d’être négligeable : pour certains territoires on observe la dynamique inverse. Le recul du non est significatif notamment dans des terres de droite comme le Cantal, la Lozère, mais aussi des territoires aisés type banlieue ouest parisienne ou métropole lilloise, bénéficiant de l’attractivité internationale et étant bien équipé pour la mise en concurrence des territoires. De sorte qu’il serait caricatural de réduire le vote Oui comme un vote exclusivement urbain, et le Non comme vote rural. Cela confirme une nouvelle fois la complexité du sentiment qu’entretiennent les Français vis-à-vis des affaires européennes. Enfin lors des élections européennes de 2014, au-delà du score important du Front national, perçue alors comme un vote anti-européen, c’est le taux d’abstention qui marque cette élection (57 % des inscrits) qui peut-être interprété à la fois comme un désintérêt ou un sentiment d’indifférence à l’égard de l’Union européenne, mais également comme un signe de protestation ou de lassitude.
Il y a tout de même au moins deux tendances grossièrement linéaires à dégager depuis Maastricht : une montée globale de l’euroscepticisme, même si ce sentiment recouvre divers réalités, et une polarisation des sentiments eurosceptiques ou europhiles selon un découpage de classe socio-géographique.
L’apparente complexité du sentiment français à l’égard de l’Union européenne se dissipe un tant soit peu lorsque l’on se penche sur des sondages qui choisissent de segmenter le recueil d’opinions par tranches sociales. Selon un sondage BVA-Orange, 56 % des Français se réclament citoyens européens, dont 68 % de cadres et 62 % de Franciliens, 89 % de sympathisants LREM, mais 46 % de ruraux, 33 % d’ouvriers et 25 % de sympathisants du Rassemblement national. Par ailleurs, seuls 33 % des Français partagent leur optimisme sur l’avenir de l’Union européenne et ils sont 54 % à penser que l’Union européenne constitue une « construction artificielle plutôt qu’une réalité qui a du sens » (60 % de ruraux, 58 % de retraités). Globalement, si les Français restent attachés au projet européen, ils sont de plus en plus nombreux à redouter son orientation néo-libérale et souhaitent paradoxalement un processus vers plus de souveraineté – « 63% des Français disent craindre qu’avec plus d’Europe on perde notre capacité à décider de ce qui est bon pour la France. »
Il y a tout de même au moins deux tendances grossièrement linéaires à dégager depuis Maastricht : une montée globale de l’euroscepticisme, même si ce sentiment recouvre divers réalités, et une polarisation des sentiments eurosceptiques ou europhiles selon un découpage de classe socio-géographique. Habermas s’étonnait déjà dans une tribune de voir les Français, peuple eurosceptique, élire un candidat aussi ouvertement europhile.
Un des révélateurs de la crise des gilets jaunes est le sentiment d’une classe populaire dépossédée du récit national et d’un modèle socio-historique là où les cadres de LREM ont montrés un zèle à toute épreuve pour faire avancer le transfert de compétences à l’Union, leur isolement sur la scène européenne ne semblant pas entacher cet enthousiasme robuste et sous perfusion médiatique. S’il semble s’accroître aujourd’hui, ce constat n’est pas nouveau. Comme le rappelle Ronan Blaise à propos du traité de Rome, « Rien d’étonnant alors à ce que l’événement fondateur du 25 mars, bien qu’entouré d’un faste exceptionnel, soit passé inaperçu dans la presse et l’opinion des pays signataires. Comme si l’Europe était [déjà] l’apanage des élites. »
De quoi l’euroscepticisme est-il le nom ?
Le clip de campagne des élections européennes pour la liste LREM réalisé par Renaissance, « initiative de refondation de l’Europe » qui englobe « la volonté de rassembler tous les progressistes européens face aux nationalistes » est une parfaite illustration d’une pauvreté de lecture des enjeux européens. La vidéo met en scène des images dantesques juxtaposées à des images présentant des monuments historiques, des métropoles européennes, des classes éduquées, d’une violence autrement symbolique puisqu’elle y est désignée comme la seule Europe qui vaille, et d’où résonne la voix intimidante d’Emmanuel Macron : « Vous n’avez qu’un choix simple », « Vous n’avez pas le choix ».
La dialectique manichéenne opposant un populisme à une élite éclairée caricature l’enjeu européen. Ces œillères colportent un imaginaire collectif savamment entretenu par le milieu médiatico-politique. Ainsi, le sentiment europhile s’offre sous les commentaires des médias et de la classe dirigeante une connotation progressiste, humanitaire, et désigne a contrario tout sentiment réfractaire à l’idée européenne comme passion triste, idée nationaliste voire fascisante.
Si l’on observe indéniablement, une montée quelconque d’une tendance hétérogène de rejet de l’Union Européenne, il est difficile de parler d’une montée de l’euroscepticisme comme d’un bloc uniforme à la façon dont la plupart des médias semble décrire le phénomène.
En réalité, l’euroscepticisme englobe divers certitudes qui se regroupe en au moins quatre catégories et aucune d’elles ne permettent de réduire l’alternative européenne à un choix entre nationalisme ingrat et philanthropie pro-européenne.
La contestation eurosceptique fédéraliste se place de facto dans un cadre structurel européen le légitimant par la même, mais s’opposant à davantage d’intégration européenne sur le modèle fédéraliste. L’euro-révisionnisme ou position euro-critique correspond à la volonté de refonte des traités européens, de l’idée européenne dans sa forme actuelle, et ne constitue donc pas non plus un rejet de la construction européenne en soi. Le pragmatisme eurosceptique est théoriquement opposé à l’idée européenne mais compose avec l’Union européenne actuelle en en tirant le meilleur parti dans une perspective souverainiste. Enfin, seul l’euroscepticisme radical conteste à la fois l’idée européenne dans sa genèse et l’Union européenne qui en résulte.
Le fait d’entretenir un flou conceptuel sur la tendance eurosceptique de ces dernières années est indissociable d’une stratégie de polarisation du champ des idées politiques qui tend à restreindre l’horizon électoral à un choix binaire où la voie de l’Europe, peu importe laquelle, fera figure de rempart intangible face au raz-de-marée eurosceptique. Il peut s’agir d’un mauvais calcul dès lors que de décortiquer ce que recoupe le label eurosceptique à l’échelle européenne réserve quelques surprises et montre à quel point la dynamique est disparate.
Si l’on observe indéniablement une montée quelconque d’une tendance hétérogène de rejet de l’Union européenne, il est difficile de parler d’une montée de l’euroscepticisme comme d’un bloc uniforme à la façon dont la plupart des médias semble décrire le phénomène. Les discours eurosceptiques ne se contentent pas de revêtir une diversité de forme, ils vont parfois jusqu’à se contredire entre eux.
L’Union européenne et les Français : entre nuances et tendances lourdes
Les déterminants psychologiques qui limitent la portée de l’euroscepticisme en France expliquent en partie l’ambivalence des interprétations que l’on peut faire des données recueillis par les sondages. La peur d’être associé à toute une représentation eurosceptique xénophobe et le soucis d’appartenir au camp de l’humanisme trouble encore plus la question européenne et instaure un écart entre constat d’une réalité sociale et récit médiatique moralisant.
La tension qui subsiste entre opposition à l’orientation actuelle du projet européen et adhésion plutôt majoritaire à l’idée européenne sera déterminante pour les Français lors des élections prochaines et dans les années qui viennent ; une telle équation étant peut-être insurmontable pour la survivance du projet européen.
S’ajoute à cela les divers échelons de défiance envers l’Union européenne, les Français n’allant que très rarement jusqu’à soutenir un Frexit inconditionnel et unilatéral. L’hostilité à la tournure néo-libérale de l’Union européenne n’a souvent d’obstacle que la peur au moins équivalente d’une sortie de l’Union européenne et de ses conséquences économiques. L’appréhension de partager ce qui est présenté comme le sort du Royaume-Uni post-Brexit ou de la Grèce de Tsipras demeure assez rémanente. En ce sens, le dramatique précédent grec, toujours présent dans les consciences politiques, a agi à la fois comme un détonateur moral pour l’euroscepticisme que comme le révélateur d’un rapport de force qui appelle à la prudence. La frilosité politique des partis concernant les questions européennes, l’attentisme face au Brexit, véritable round d’observation, montre à quel point ce thème, qui brille à la fois par son absence et son omniprésence, reste délicat pour l’opinion publique et les partis politiques.
Très récemment, une inflexion notable est toutefois observable dans le débat public alors qu’une brèche de propos eurosceptique assez spectaculaire se fait sentir notamment à travers la démystification du fameux candidat du Frexit, François Asselineau, dernièrement invité à débattre à Sciences Po Paris et HEC ou à travers l’ancien ministre du Redressement productif Arnaud Montebourg critiquant ouvertement la position allemande sur l’Union européenne à l’antenne de BFMTV. Il faut ajouter à cela le caractère imprévisible de l’enchaînement des évènements dans un contexte de crise de la représentativité démocratique en France et compte tenu des évolutions incertaines des rapports de force au sein de l’Union européenne pour obtenir l’indétermination dans laquelle se trouve aujourd’hui le pays sur la question.
La tension qui subsiste entre opposition à l’orientation actuelle du projet européen, et adhésion plutôt majoritaire à l’idée européenne sera déterminante pour les Français lors des élections prochaines et dans les années qui viennent ; une telle équation étant peut-être insurmontable pour la survivance du projet européen.
1 Bien que le terme d’euroscepticisme nous parvient du journalisme d’outre-manche dans la décennie thatchérienne, il est aujourd’hui majoritairement employé pour qualifier tout le spectre allant de la critique ponctuelle à la remise en cause du système européen dans son entièreté.
2 En 2005, français et néerlandais refusent par voie de référendum le traité constitutionnel européen, qui sera tout de même adopté par le parlement français sous prétexte de modifications en réalité négligeables.
3 notamment lorsque les français se sont progressivement rendus compte que cette mise en place couvait en réalité une augmentation conséquente des prix.
4 Le FN a soutenu la monnaie commune européenne “ECU” pour “European Currency Unit”, une monnaie partagée par d’autres états membres sans supplanter leurs monnaies nationales respectives, contrairement à la monnaie unique.