Ces dictatures brésiliennes qui servent de modèle à Bolsonaro

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Jair Bolsonaro ©Marcelo Camargo/Agência Brasil

Jair Bolsonaro a cultivé pendant sa campagne la nostalgie qu’éprouve encore une partie des Brésiliens pour les deux dictatures militaires qu’a connues leur pays. Le nouveau président a en effet multiplié les déclarations ouvertement favorables à ces périodes de l’histoire brésilienne. Au XXème siècle, le Brésil a vécu durant trente-quatre ans sous le joug de deux régimes dictatoriaux : le régime à parti unique de Getulio Vargas de 1930 à 1945 (l’Estado Novo) puis celui de la junte militaire initiée par le coup d’Etat de Castelo Branco, de 1964 à 1985. La dictature de Vargas, à caractère corporatiste, protectionniste et nationaliste, diffère assez largement de celle de la junte: libérale et pro-américaine, cette dernière s’est singularisée par sa politique économique et sociale, dictée par le FMI et favorable aux grandes multinationales. Sans surprises, le souvenir du second régime est davantage mobilisé par Bolsonaro. Préfigurerait-il la politique qu’il se prépare à mettre en place ?


L’Estado Novo, en toile de fond.

Notre plongée dans les méandres dictatoriaux du Brésil débute en 1930. Une révolution menée par Gétulio Vargas, alors gouverneur de l’Etat de Rio Grande do Sul, met fin à la Republica Velha (« La Vieille République ») et instaure un régime dictatorial. Les griefs contre cette première République étaient nombreux. Parmi eux, la pratique du « colonelisme » qui s’était mise en place au fil des années du fait de la forme fédérale de l’Etat, et qui consistait à déléguer aux oligarques locaux des pouvoirs considérables. Les collusions de ceux-ci avec les exploitants de café – principalement installés à São Paulo – ou de lait étaient flagrantes. Ces deux secteurs étaient alors tellement importants que l’on disait de la politique brésilienne que c’était une politique du café com leite (café au lait), puisque les gérants faisaient la pluie et le beau temps dans la vie politique du pays. La corruption n’est pas un phénomène neuf dans la vie politique brésilienne !

Getulio Vargas.

Lors de son arrivée au pouvoir, Vargas choisit de répondre à cette situation par la mise sous tutelle des États fédérés. Il place à leur tête des interventores (administrateurs) chargés de nommer les autorités au sein des Etats. Au début des années 1930, suite au krach de 1929, le pays se trouve dans une profonde crise économique. La production est en forte baisse : elle perd 4% en 1930 et 5% en 1931; le gouvernement manque de moyens car les réserves d’or ont fondu comme neige au soleil. Pour ne rien arranger à cet état de fait, l’agriculture connaît une situation catastrophique, le pays ne peut plus exporter. Enfin, la monnaie de l’époque, le cruzeiro, est dévalué de 40% et l’Etat brésilien suspend le remboursement de sa dette. Vargas entreprend de résoudre ces problèmes par des mesures travaillistes, protectionnistes et corporatistes. Il s’inspire de la doctrine sociale du Pape Léon XIII qui promeut une collaboration des classes sociales, basée sur un idéal de charité de la part des patrons et de modération de la part des travailleurs. C’est ainsi que sont mises en place sous la bannière de l’Estado Novo des mesures telles que la journée de travail de 8 heures, l’abolition du travail des enfants, la mise en place de congés payés, ou encore le droit de vote des femmes. Ces mesures ont valu à Vargas le surnom de « Père des pauvres ».

Il faut cependant faire remarquer toutes les limites de cette politique sociale. D’une part, elles n’ont concerné qu’une minorité de travailleurs : ceux des villes et qui occupaient des postes réglementés. Les travailleurs informels ne bénéficiaient eux d’aucune protection. D’autre part, les syndicats demeuraient fortement encadrés par l’État, et les mouvements sociaux ont été réprimés avec une grande violence par le gouvernement, Vargas ayant été jusqu’à ordonner la déportation de ses opposants communistes dans les camps de concentration de l’Allemagne nazie. L’éducation était quant à elle réservée à l’Église catholique. Enfin, la Constitution de l’Estado Novo, qui proclamait le droit de vote des femmes, n’a jamais été appliquée: le Parlement brésilien ne s’est pas réuni une seule fois sous le régime de Vargas.

Le régime ne manque pas de traits autoritaires. Son nom, l’Estado Novo, est une reprise du titre officiel de la dictature de Salazar au Portugal, et sa Constitution est dite “polonaise” tant elle rappelle celle du maréchal Pilsudski de 1926. On y retrouve les traits habituels des dictatures catholiques qui pullulent en Europe : parti unique, police politique, suspension des libertés individuelles, culte de la personnalité.

Le nationalisme constitue un autre trait structurant du régime de Vargas. Ce dernier a notamment instrumentalisé le carnaval de Rio et le football pour consolider la « brésilianité » de ses habitants, instauré une « préférence nationale » pour les Brésiliens et favorisé un climat de xénophobie envers les étrangers qu’il désignait comme des « kystes ethniques ». L’ère Vargas n’a pas été pour rien dans l’importance que revêt aujourd’hui le football dans la culture brésilienne, la dictature subventionnant massivement les clubs en échange de la loyauté politique des joueurs. L’écho considérable qu’a rencontré l’appel à voter Bolsonaro de la part de joueurs comme Ronaldinho ou Kaka est, au moins en partie, un héritage de la dictature de Vargas.

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Une affiche de propagande de l’Estado Novo de 1940

L’Estado Novo connaît son épilogue en 1945, lorsque Gétulio Vargas est déposé par l’armée avec l’aide des Etats-Unis. On le soupçonne alors d’être devenu pro-communiste à cause de son rapprochement avec Moscou à la fin de la guerre…

L’héritage de Vargas est perçu comme ambivalent et contradictoire. Le volet social de sa politique mène parfois à l’amnésie concernant les aspects répressifs de son régime. Pour nombre de Brésiliens, Vargas est d’abord connu pour sa fin tragique – un suicide – et pour le « testament » qu’il a rédigé à la veille de sa mort.« Le Père des pauvres » s’y dépeint en protecteur héroïque de la nation brésilienne, acculé par les puissances étrangères à mettre fin à ses jours : « Je me suis battu contre le pillage du Brésil. Je me suis battu contre le pillage du peuple. Je me suis battu avec la poitrine ouverte. La haine, l’infamie, les calomnies ne m’ont pas submergé. »

On comprend donc que les références faites à l’Estado Novo pendant la campagne de Jair Bolsonaro aient été discrètes – l’hommage à la dictature corporatiste et interventionniste jurait avec le caractère néolibéral du programme de Bolsonaro. De Vargas, Bolsonaro retenait surtout la nécessité d’un leadership fort et personnalisé garant de la stabilité sociale, d’une pratique éthique de la politique teintée de catholicisme, et d’un encadrement des mouvements sociaux et syndicaux. C’est à la junte militaire brésilienne (1964-1985) que va la préférence du nouveau président brésilien.

Le spectre de 1964.

La prise de parole la plus célèbre de Bolsonaro à ce sujet s’est produite lors du vote de l’impeachment de la présidente Dilma Rousseff en 2016. Au micro de la Chambre, il rend un hommage public au colonel Carlos Alberto Brilhante Ustra, premier militaire à être reconnu coupable de torture pendant la dictature.

Cette dictature militaire est inaugurée par un coup d’Etat des généraux brésiliens perpétré à l’encontre du président João Goulart, le 31 mars 1964. Bien que n’étant pas un radical, celui-ci était perçu comme un sympathisant communiste par l’administration américaine, les classes supérieures brésiliennes et la hiérarchie ecclésiastique, car il défendait la mise en place d’une réforme agraire et le renforcement de la protection des travailleurs brésiliens. Le coup d’État, soutenu par la CIA, survient à l’issue d’une campagne de presse hostile dépeignant João Goulart comme un nouveau Fidel Castro.

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João Goulart

Le maréchal Castello Branco, placé au pouvoir, prétend « remettre la maison en ordre ». Les similitudes avec la situation actuelle ne manquent pas. L’anticommunisme, la volonté de mettre fin à un régime « extrémiste de gauche » qui favorise l’agitation sociale, et de rétablir « l’ordre » au Brésil, ont été des éléments rhétoriques structurants de la campagne de Bolsonaro. Celui-ci n’avait de cesse de pointer du doigt les liens entre son adversaire Fernando Hadad, Cuba et le Venezuela. Il l’accusait d’avoir pour projet d’intégrer le Brésil à une « Union des Républiques Socialistes d’Amérique Latine ». Par ailleurs, on retrouve des acteurs sociaux similaires derrière le coup d’Etat de 1964 et la campagne de Bolsonaro sont les mêmes : les multinationales, les propriétaires terriens, une partie du secteur médiatique.

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“La Marine chasse Goulart”, 1965

La dictature instaurée en 1964 n’est pas sans évoquer celle de Pinochet au Chili ou de Videla en Argentine. Le Parlement brésilien est officiellement maintenu dans ses fonctions, mais son rôle n’est plus que décoratif ; l’exécutif s’autorisant à révoquer les députés qui s’opposent à ses projets, il se transforme en chambre d’enregistrement. L’administration fait l’objet de purges, la délation est encouragée et la torture institutionnalisée. On estime qu’au total, ce sont 20 000 Brésiliens qui ont été victimes des chambres de torture sous la junte militaire ; parmi eux, la future présidente Dilma Rousseff, âgée de vingt ans, qui a acquis une certaine aura grâce au stoïcisme dont elle a fait preuve alors. La peine de mort, supprimée en 1891, est rétablie : au cours de la junte militaire, 400 Brésiliens, victimes de la répression étatique, trouvent la mort. Faisant écho à cette période, Bolsonaro a déclaré lors de sa campagne qu’il souhaitait « une police qui tire pour tuer », qu’il rétablirait la peine de mort abolie depuis, qu’il condamnerait ses opposants les plus radicaux à l’exil, et que « l’erreur » des tortionnaires brésiliens avait été de ne « pas tuer » leurs victimes.

« Remettre la maison en ordre » passe aussi par l’économie. Le Brésil de la junte traverse une crise importante avec des taux d’inflation de quasiment 100%, que le régime réussit à diviser par trois avec son PAEG (Programa de Ação Econômica do Governo : Programme d’action économique du gouvernement). Celui-ci prévoit la limitation des salaires que le précédent gouvernement avait revus à la hausse. De 1969 à 1973, l’économie fait un gigantesque bond en avant. Surviennent ensuite les krachs pétroliers de 1973 (mandat d’Ernesto Garrastazu Médici) et 1979 (mandat de João Figuereido) qui minent l’économie. Il n’est pas anodin de noter que cette relance est soutenue par le FMI qui prête massivement à l’Etat brésilien : 125 millions pour contenir l’inflation en 1965, puis 13,2 milliards entre 1982 et 1985 pour attirer les investisseurs étrangers – corollaire de sa politique de gel des salaires et de répression des mouvements syndicaux et sociaux.

Si la hiérarchie ecclésiastique brésilienne soutient également la mise en place de la dictature, saluant le coup d’Etat militaire, elle s’en désolidarise bien vite au moment des « années de plomb » qui marquent le durcissement de la dictature. Les évangélistes qui soutiennent actuellement le président brésilien suivront-ils la même évolution si celui-ci se livre à des pratiques répressives similaires ?

Aujourd’hui, une situation comparable ?

Un travail mémoriel important a été effectué au Chili ou en Argentine à l’égard de la période dictatoriale ; cela n’a pas été le cas au Brésil. Cette différence s’explique notamment par le vote d’une loi d’amnistie, en 1979 (sous la dictature militaire), qui protège, aujourd’hui encore, les tortionnaires de poursuites pénales. Bien que la « Commission Nationale de la Vérité »  brésilienne ait demandé sa suppression à plusieurs reprises, le statu quo demeure. Pour l’historienne Armelle Enders, la création de cette Commission en 2011 signe le retour sur la scène publique des nostalgiques de la dictature initiée par Castelo Branco.

Si les deux dictatures brésiliennes (l’Estado Novo de Vargas et la junte militaire de 1964) partagent de nombreuses points communs – la volonté d’ordre, l’autoritarisme, la fibre ecclésiastique, le discours nationaliste et conservateur -, elles ont eu des implications sociales et tenu des positionnements géopolitiques différents. Défenseur de « l’ordre » et conservateur, partisan d’un Etat fort, protecteur de la police et de l’armée (même lorsqu’elles se comportent comme des milices politiques), militaire lui-même, Bolsonaro est sans conteste un avatar du militarisme de ces régimes. Ce n’est pas pour rien qu’il expose fièrement les portraits des dictateurs successifs dans son bureau. Néolibéral, pro-américain, soutenu par l’oligarchie brésilienne, il s’inscrit cependant bien davantage dans la continuité du second régime que du premier.

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Ces deux dictatures ont été mises en place lors de crises économiques importantes, or le Brésil traverse aujourd’hui ce que le FMI considère comme la plus grave crise économique de son histoire, avec une récession de 7.2% du PIB sur deux ans, soit bien plus que les 5.1% perdus suite au krach de 1929.
L’une des bases idéologiques sur lesquelles reposaient les dictatures brésiliennes était la désignation et le rejet de bouc-émissaires par le gouvernement. Aux communistes et aux étrangers, se sont aujourd’hui ajoutés les membres de la communauté LGBT: Bolsonaro a accompagné et légitimé les actions violentes perpétrées à leur égard, en s’appuyant sur les groupes évangélistes les plus radicaux, et fait ainsi l’apologie d’une société uniformisée sous l’égide d’un homme fort, lui aussi en uniforme.

Dans un contexte social de plus en plus tendu, doit-on craindre que Bolsonaro ne mène le Brésil vers un autoritarisme croissant, et ne tue une deuxième fois Camus, qui écrivait que « la démocratie n’est pas la loi de la majorité, mais la protection de la minorité » ? La violence de ses propos à l’égard de l’opposition, des « communistes »  supposés du PT (Parti des travailleurs), des LGBT, des Afro-Brésiliens et des communautés indigènes, ainsi que les tensions multiples qui traversent le Brésil, ne présagent en tout cas rien de rassurant.

Pour aller plus loin :

FAURE Michel, Une histoire du Brésil, Place des éditeurs, 2016
ZIEGLER Jean, L’Empire de la honte, seuil, 2006