Politique occidentale : vers la tripartition ?

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Malgré la très mauvaise image de l’activité politique au sein des populations, c’est bien celle-ci qui s’apprête à se réorganiser en profondeur pour absorber les turbulences actuelles. Si la crise politique occidentale actuelle est porteuse d’un vent « dégagiste », la politique, avec un grand P vit un retour impressionnant de rapidité et de violence. Il y a quelques années encore, la « fin de l’histoire » et la mondialisation heureuse semblait guider l’ordre politique mondial, et de conflits d’idées, voire d’idéologies, il n’y aurait plus. 

Aussi profonde que soit la crise politique, elle n’en est encore qu’à ses débuts et les difficultés à former des gouvernements seront encore présentes aussi longtemps que le décès des formations bipartites traditionnelles ne s’est pas achevé. Toutefois, chaque crise finit par un dénouement et aujourd’hui, 3 grands courants idéologiques, conjuguant chacun le populisme de sa propre façon, sont en train de se former pour prendre la relève.

« Radicalisation » des forces libérales

C’est sans doute le courant politique que l’on attendait le moins, tant les logiques néolibérales régissent déjà notre planète. Si le libéralisme économique règne d’ores-et-déjà presque partout, ce sont souvent des formations politiques de centre-droit ou de « troisième voie » autrefois de gauche qui l’ont mis en place. La nouveauté actuelle réside plus dans l’émergence, ou la réémergence de courants authentiquement libéraux, voire de plus en plus orientés vers le libertarisme.

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Justin Trudeau, premier ministre libéral du Canada. © Joseph Morris. Licence : Attribution-NoDerivs 2.0 Generic (CC BY-ND 2.0)

L’un des grands atouts de ces forces libérales est d’avoir assez peu gouverné ces dernières années, bien que leur programme économique soit largement repris ailleurs dans le spectre politique. Le cas des Liberal-Democrats britanniques, ayant gouverné avec David Cameron de 2010 à 2015 est un bon contre-exemple. Cet argument est loin d’être mineur, à l’heure où les partis et les responsables politiques traditionnels sont plus discrédités et haïs que jamais. La lutte contre la corruption et l’accroissement de la transparence tiennent d’ailleurs une place importante dans les programmes libéraux, notamment dans celui de Ciudadanos en Espagne. La jeunesse et la supposée fraîcheur des leaders est également importante dans l’attrait qu’il suscite. Il suffit de penser à Albert Rivera, 37 ans, Emmanuel Macron, 39 ans ou même aux 45 ans de Justin Trudeau.

L’autre grande force de ces mouvements est d’allier le libéralisme moral ou culturel à l’économique, aidant en quelque sorte à faire passer la pilule. La mobilité des individus, la dépénalisation ou la légalisation des drogues, la bienveillance à l’égard du multiculturalisme, la reconnaissance et la protection des droits des minorités sont ainsi défendues clairement. Ici, le meilleur exemple venant à l’esprit est bien sûr celui de Justin Trudeau, télégénique premier ministre du Canada, ayant promis la légalisation de la marijuana, participant à la Gay Pride, accueillant déjà plus de 40.000 réfugiés syriens et ayant formé un gouvernement paritaire et pluriethnique.

L’influence du « capitalisme californien » y est particulièrement forte, en lieu et place d’un Wall Street trop discrédité. Le vocabulaire et les pratiques de la Silicon Valley sont en effet omniprésents : « l’innovation » fait l’objet d’un culte absolu, les codes de la communication de l’ère digitale sont parfaitement maitrisés (jusqu’aux messageries instantanées durant les meetings de Macron), l’entreprise y est décrite positivement (Google, Apple, Facebook, Tesla ne font-ils par rêver ?) et l’uberisation de tout est associée à un progrès. D’ailleurs, certaines personnalités publiques du monde de l’entreprise high-tech se positionnent de plus en plus en potentiels candidats, tel Mark Zuckerberg.

Parfois affublés du qualificatif « d’extrême-centre », qui ne fait pas l’unanimité en raison de leur nature syncrétique, ces formations ont appris à exploiter le populisme pour leurs intérêts, en rejetant tout amalgame avec les conservateurs et les anciens partis de gauche schizophrènes, en s’opposant systématiquement à la corruption et en jouant sur leur image « neuve ». Ce populisme libéral s’est construit sa propre centralité en opposant clientélisme, immobilisme, arriération et dynamisme, multiculturalisme et un supposé « progressisme ». Cela correspond typiquement aux lignes éditoriales de The Economist, de Les Echos ou de Vox.

En fait, le projet civilisationnel porté par ces nouveaux mouvements n’est ni plus ni moins que l’absolutisation de l’individualisme et de l’utilitarisme. Parfois décrite comme une « société liquide » ou une « société d’image » remplie d’interactions toutes plus superficielles les unes que les autres, la recherche de l’aboutissement de la « concurrence pure et non faussée » ne manquera pas d’achever le remplacement d’une solidarité organique, locale et traditionnelle par une solidarité mécanique mondialisée faite d’écrans, d’applications en tout genre et d’automatisation généralisée.

L’électorat de ces libéraux next-gen est avant tout constitué des gagnants de la mondialisation, bien éduqués, parfois expatriés, métissés et très majoritairement urbains. Ils voient dans l’Union Européenne un organisme qui facilite leurs déplacements, professionnels comme touristiques, et fond les « marchés » et les cultures nationales dans une grande soupe, riche de « flexibilité ». A ceux-là, la violence du modèle économique libéral à l’égard des « autres » n’émeut pas, ou plutôt est invisible, loin de leurs métropoles, de leurs écrans et de leurs pratiques hipster.

La nouvelle droite radicale au plus haut

Le populisme de droite radicale est une réalité de plus en plus incontestable dans de nombreuses démocraties occidentales, mais pas que. Le désenchantement du passage au libéralisme économique et de l’entrée dans l’UE de nombreux pays de l’ancien bloc de l’Est, associé à la discréditation encore fraîche de l’expérience communiste, a nourri une poussée d’extrême-droite que personne n’avait senti venir : PiS en Pologne, la Fidesz en Hongrie et toute une nébuleuse de mouvances nationalistes dans les autres pays.

Le clivage discursif utilisé par la droite radicale est simple : les nationaux, bons petits travailleurs et contribuables, se font rouler dans la farine à la fois par les immigrés, légaux comme illégaux, qui « profitent du système » et apporte l’insécurité, et par les pays étrangers ou institutions supranationales. La subtilité des nouveaux populistes de droite est également de récupérer un certain nombre de critiques de la gauche traditionnelle, à la fois pour susciter les votes des victimes de la mondialisation libérale coorganisée et pour s’offrir un vernis populaire. En sont les reflets la stratégie de Donald Trump, « milliardaire en col bleu », d’accuser la Chine ou le Mexique ou celle de Marine Le Pen, héritière et dirigeant d’un parti mouillé dans de nombreuses affaires, de pointer la responsabilité de l’UE dans tous les problèmes nationaux. Cette stratégie de triangulation s’est révélée d’autant plus efficace que la « gauche » de gouvernement participait ouvertement à la mise en place de politiques néolibérales, permettant un passage à droite toute du vote ouvrier.

En arrivant au pouvoir dans de nombreux états, la droite radicale populiste franchit une nouvelle étape, encore inimaginable il y a quelques années. Pourtant, cet accès aux responsabilités pose problème car elle se retrouve face à ses propres incohérences.

Pour l’instant, l’extrême-droite parvient à contourner ces problèmes en trouvant de nouveaux boucs-émissaires et en usant de la rhétorique d’un complot institutionnel à son égard, ce qui lui permet en outre de conserver une apparence « antisystème » et de revendiquer l’accès à toujours plus de pouvoir. Trump continue par exemple à tenir des meetings alors qu’il est élu, en se faisant passer comme victime des juges, qui empêchent son « Muslim Ban » d’entrer en vigueur, et des médias, « parti de l’opposition », qui tirent à boulets rouges sur tout ce qu’il fait. De manière semblable, les attaques de Vladimir Poutine contre la Cour Européenne des Droits de l’Homme lui permettent à la fois d’alimenter son discours de « victime de l’Occident » et de légitimer la sortie de son pays d’une institution qui s’est déjà montrée nuisible à son égard.

Une gauche populiste en plein essor

Longtemps divisée entre deux courants que Manuel Valls avait un jour qualifié « d’irréconciliables », entre sociaux-démocrates convertis au libéralisme et radicaux ne s’adressant qu’aux marges, la « gauche » semble enfin amorcer un renouveau populiste. Sur les préconisations théoriques de Chantal Mouffe et d’Ernesto Laclau, les dernières années ont conduit à la profusion de nouveaux mouvements. Le cas de Podemos est sans doute le plus éloquent, le jeune parti ayant, jusqu’à récemment en tout cas, construit son discours sur la lutte du peuple contre les forces de l’argent, des multinationales aux politiciens véreux, en passant par l’industrie financière, la Commission Européenne et l’éditocratie médiatique. La « caste » régulièrement évoquée par Jean-Luc Mélenchon et le « top 1% » de Bernie Sanders sont de la même manière les avatars des ennemis du peuple.

Les thématiques environnementales et la volonté d’un renouveau démocratique des institutions trouvent également toute leur place au sein de cette dichotomie, puisque l’immobilisme patent sur ces questions est expliqué par l’influence des lobbys et les intérêts des élites économiques. La lutte des classes, dans sa vision économique théorisée par Marx, se retrouve dès lors enrichie de nouvelles dimensions intrinsèquement liées à la répartition des richesses. Comment imaginer améliorer la situation climatique et environnementale sans une hausse du pouvoir d’achats des ménages ? Comment relancer l’économie sans de vastes plans de protection de l’environnement ? Comment, enfin, changer le système économique sans une refonte d’institutions sclérosées par le clientélisme, l’opportunisme et les conflits d’intérêts ou la récupération du pouvoir transféré aux bureaucrates bruxellois ?

Pour gagner, les populistes de gauche tentent donc à la fois de rejeter les marqueurs trop clivants de la gauche radicale classique et d’intégrer les nouveaux combats clairsemés que sont l’antiracisme, l’écologie, le féminisme ou l’altermondialisme. Cette « coalition des précaires », vise à réunir étudiants surdiplômés condamnés aux stages et aux petits boulots, « zadistes » décroissants, pacifistes, féministes ou minorités ethniques victimes de discrimination autant que syndicalistes, chômeurs, retraités précaires et ouvriers, électeurs de gauche plus traditionnels. Etant donné la réalité des inégalités et la prévalence de la hantise du déclassement, ce peuple potentiel rassemblant bien au-delà des frontières habituelles de la gauche a toutes les chances de pouvoir former une majorité électorale. Le problème réside plutôt dans l’inaudibilité des discours de la nouvelle gauche populiste dans les médias dominants, d’où la nécessité d’une offensive culturelle gramscienne considérable.

 

L’irrémédiable déclin des forces du passé

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Angela Merkel et Sigmar Gabriel, partenaires dans la grande “Koalition” © OTRS. Tobias Koch. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Germany license.

Si le débat sur la pertinence du clivage gauche-droite bat son plein en Europe, c’est bien parce que ces nouvelles formations politiques, viennent brouiller les lignes traditionnelles. Mais c’est aussi en raison de l’ébranlement du bipartisme traditionnel, entre la « gauche » et la « droite », tellement aseptisées au fil du temps que beaucoup les associent dans un même rejet. Les anciens partis « de gauche » se sont fourvoyés dans le néolibéralisme, par exemple à travers la « troisième voie » au Royaume-Uni ou la pratique des grandes coalitions en Allemagne et au Parlement Européen, tandis que le conservatismes chevronnés des partis « de droite » peinent à récolter le soutien des jeunes cadres, entrepreneurs et autres CSP dominantes, qui n’ont que faire de la religion et des traditions tant que le business fonctionne.

En France, la dynamique autour des campagnes de Benoît Hamon et François Fillon a rapidement pris du plomb dans l’aile, et ce malgré la prétendue légitimité qu’étaient censée leur apporter des primaires où c’est avant tout le dégagisme qui s’est exprimé. Le premier a été pris dans de multiples scandales dont les tentacules s’étendent chaque jour; sa guerre contre le « lynchage médiatique » dont il prétend faire l’objet, si elle a convaincu des partisans dont la moyenne d’âge n’invite pas à être confiant pour le futur du parti, a éloigné les sympathisants hésitants. Le second, refusant d’assumer le bilan d’un quinquennat désastreux qu’il n’a que très mollement critiqué, a vu son électorat potentiel être en partie siphonné par Jean-Luc Mélenchon et Emmanuel Macron et peine à remplir les salles.

Le second tour de la présidentielle se déroule finalement sans l’un ni l’autre, répliquant les séismes politiques de la présidentielle autrichienne et des élections espagnoles de Décembre 2015 où le bipartisme traditionnel s’est pris une claque à en faire pâlir Manuel Valls. Les Républicains et le PS semblent de plus en plus devoir choisir entre le schisme, la métamorphose ou la marginalisation. Qu’importe ? Pour beaucoup, la droite et la gauche de gouvernement et ses avatars étrangers ont montré ce dont ils étaient capables et le futur se dessine autour de ces 3 nouveaux courants politiques. Un match qui s’annonce d’une violence considérable.

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Emmanuel Macron, anatomie d’une stratégie politique

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© Пресс-служба Президента Российской Федерации

Les Français sont loin d’adhérer majoritairement au néolibéralisme, dont Emmanuel Macron est l’un des principaux fers de lance dans cette campagne. Pourtant, force est de constater la dynamique qui entoure le leader d’En Marche, désormais l’un des – sinon le – favoris de l’élection présidentielle. Comment expliquer son succès ? Retour sur une stratégie politique qui a jusqu’ici porté ses fruits malgré ses nombreuses failles, ainsi que sur les enjeux d’une candidature qui pourrait, en cas de victoire, accélérer la recomposition du paysage politique français. 

C’est en utilisant efficacement ses réseaux, forgés au cours d’une décennie parmi les cénacles d’experts soucieux de « réformer », de « moderniser » le socialisme français – les Gracques, le cercle des économistes de la Rotonde – qu’Emmanuel Macron a construit son ascension politique. Le 6 avril 2016, en lançant son propre mouvement, En Marche, il réalise le pari de s’affranchir des contradictions historiques d’un Parti socialiste tiraillé entre son attachement à l’Etat-Providence et l’acceptation croissante en son sein de la mondialisation néolibérale. En ce sens, la candidature d’Emmanuel Macron peut être interprétée comme la proposition d’un social-libéralisme émancipé, dont la matrice philosophique transparaît à la lecture de son programme et a fortiori de ses discours : le primat de la responsabilité individuelle et de l’égalité des chances sur la solidarité collective et l’égalité des conditions, la « mobilité » plutôt que les « statuts », l’attachement à l’Union européenne, la réduction des dépenses publiques et des prélèvements obligatoires, ainsi qu’une redéfinition du droit du travail au profit d’une plus grande flexibilité.

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Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie ©Pablo Tupin-Noriega

En juin 2016, une enquête dirigée par Luc Rouban pour le CEVIPOF constatait pourtant la faiblesse de l’électorat potentiel du social-libéralisme en France, cantonné à 6% du corps électoral et réduit à une fraction des catégories sociales supérieures. C’est sans doute ce qui explique les ambiguïtés et les volte-faces récurrentes d’Emmanuel Macron au cours de la campagne : le candidat d’En Marche tâtonne pour « fabriquer » un électorat composite, bien au-delà de ce socle extrêmement limité. Néanmoins, force est de constater que la dynamique autour de sa candidature semble se confirmer. Comment l’expliquer ? En grande partie grâce à une stratégie discursive adaptée au « sens commun » de l’époque, à même d’imprimer le rythme de l’agenda politique et de susciter de nouvelles logiques d’identification.

Progrès, renouveau, efficacité : une rhétorique habile mais fragile 

Le succès de la démarche d’Emmanuel Macron tient sans doute à sa capacité de sortir par le discours des cadres traditionnels qui régissent la vie politique française,  auxquels bon nombre de citoyens ne s’identifient plus. Si l’ancien ministre de l’Economie peut se targuer d’avoir impulsé un mouvement « ni à droite, ni à gauche », c’est précisément parce que le  clivage gauche/droite a considérablement perdu de son sens aux yeux d’une majorité de Français.

Ces catégories qui structurent la vie politique depuis la Révolution française sont davantage des coordonnées permettant de se repérer dans la complexité du paysage politique à un moment donné, plutôt que des identités figées. Il est des périodes où la puissance structurante de cet axe vacille, et ces séquences sont propices à la formulation de nouvelles logiques d’identification politique. C’est le cas aujourd’hui : l’alignement de François Hollande sur des positions nettement libérales – dont Emmanuel Macron est d’ailleurs l’un des principaux artisans – a débouché sur la relative indifférenciation des politiques macroéconomiques menées par la gauche socialiste et la droite républicaine. Les Français ne s’y retrouvent plus.

Dans cette situation brouillée, Emmanuel Macron sort du lot en proposant de « dépasser » ce clivage, tout en traçant une nouvelle ligne de démarcation au sein du paysage politique français : la frontière oppose désormais le « rassemblement des progressistes », qu’il prétend incarner, aux conservateurs de tous bords. La construction de ce nouvel antagonisme est habile dans le sens où il permet de renvoyer dos à dos une droite républicaine rétive au changement et une gauche présentée comme arc-boutée sur un système social obsolète.

En réinvestissant le terme de « progressisme », ce « signifiant flottant » pour reprendre la terminologie d’Ernesto Laclau, Emmanuel Macron peut développer un récit politique mobilisateur : gauche et droite ont plongé la France dans l’immobilisme. Les Républicains et le Parti socialiste sont conjointement responsables des blocages et des rigidités qui « étouffent » la société française, qui ne demande qu’à être « libérée ». Le « progrès » ne consiste donc pas à conquérir de nouveaux droits sociaux pour les travailleurs, contrairement au sens traditionnellement assigné au terme par les gauches, mais réside dans la capacité à lever les entraves qui empêchent le pays d’avancer, afin de « bâtir une France nouvelle » et de lui « redonner son esprit de conquête ».  A travers son « contrat avec la nation », l’ancien ministre de l’Economie prétend recréer une communauté de destin animée par un même désir de changement, de « mobilité » – un terme récurrent dans ses propos. C’est la #RévolutionEnMarche.

Emmanuel Macron cherche également à capter la demande profonde de renouvellement de la classe politique exprimée par les citoyens. La « modernité », elle aussi omniprésente dans le discours du candidat d’En Marche, doit ainsi associer l’innovation et la libération des carcans en matière économique à un renouveau démocratique en matière politique. Cela se traduit dans sa rhétorique par un rejet du fonctionnement des partis traditionnels enfermés dans des combines bureaucratiques mortifères. Son discours est ici largement renforcé par le désastre des primaires organisées par les deux grands partis : elles ont non seulement révélé l’étendue des contradictions idéologiques qui traversent LR et le PS, mais aussi accentué la défiance des citoyens à l’égard des appareils verrouillés, en proie à des tractations permanentes.

 Afin de désamorcer les critiques concernant son parcours au sein des hautes sphères, Emmanuel Macron s’attache à mettre en valeur la diversité de ses expériences professionnelles par opposition aux autres candidats qui ont « fait carrière » en politique. C’est là une autre caractéristique de sa stratégie discursive : capitaliser sur le rejet des élus, très prégnant parmi la société française, à travers une rhétorique qui frôle parfois l’antiparlementarisme. Le candidat d’En Marche s’oppose à l’élite politique carriériste et immobiliste, souhaite contourner les structures sclérosées pour promouvoir à la tête de l’Etat des hommes et des femmes d’action et d’expérience : « l’alternance entre l’impuissance et l’efficacité, entre le monde d’hier et le siècle nouveau ».

 C’est ce qu’Emmanuel Macron entend par « retour de la société civile à la politique ». La « société civile », un concept suffisamment flou pour évoquer le renouveau sans avoir à fournir d’explications plus détaillées : on peine à discerner si les candidats présentés aux élections législatives par En Marche seront des citoyens sans expérience politique préalable, des militants associatifs, ou des lobbyistes chevronnés…  C’est probablement tout l’intérêt stratégique de cette catégorie par nature ambiguë.

Bien aidé par une couverture médiatique incommensurable, l’actuel favori des sondages a par ailleurs consolidé au fil du temps sa stature de présidentiable. A Bercy, notamment, où il a consciencieusement cherché à endosser le costume d’un ministre iconoclaste, hors du sérail, tranchant par ses déclarations transgressives à l’égard de son propre gouvernement (sur les 35 heures, la déchéance de nationalité, etc.). C’est ce numéro d’équilibriste, entre participation active à la politique économique du quinquennat et effort de distanciation à l’égard du paquebot socialiste accidenté, qui a étonnamment permis au candidat d’En Marche de faire de son passage au Ministère de l’Economie un tremplin pour son ascension politique… sans pour autant se voir accoler l’étiquette « hollandaise ». A cet égard, il est logique de voir aujourd’hui Les Républicains multiplier sur les réseaux sociaux les campagnes destinées à rappeler le rôle fondamental d’Emmanuel Macron dans la politique menée ces cinq dernières années. Et d’entendre François Fillon le rebaptiser « Emmanuel Hollande ».

Si cette stratégie discursive semble avoir été payante jusqu’à aujourd’hui, elle n’en demeure pas moins fragile. Les ralliements successifs de cadres socialistes, dont plusieurs poids lourds du quinquennat comme Jean-Yves Le Drian et Manuel Valls, pourraient affaiblir la portée de son discours orienté contre la classe politique traditionnelle. Le rafraîchissement de la vie politique qu’En Marche exhibe en marque de fabrique ne tient en réalité qu’à la figure d’Emmanuel Macron et à l’image qu’il s’est façonnée. Quiconque s’intéresse de plus près aux réseaux qui structurent sa campagne s’apercevra rapidement de l’omniprésence de nombreux dinosaures de la politique française. Le renouveau n’est pour le moment qu’une façade masquant ce qui s’apparente avant tout à une opération de recyclage.

Par ailleurs, ses déclarations fluctuantes sur certains sujets (la légalisation du cannabis, la colonisation, le mariage homosexuel, etc.) et ses ambiguïtés persistantes sur d’autres, nuisent à la crédibilité d’un discours axé sur la confiance et la compétence. De même que sa récente sortie hasardeuse sur l’ “île” de Guyane. Si sa démarche tente de donner corps à un nouveau sujet collectif autour du clivage progressistes/conservateurs, elle est contrebalancée par ses tâtonnements récurrents qui peuvent donner la sensation d’un pur et simple bricolage électoraliste.  Au risque de paraître flou et inconsistant, comme lors du premier débat qui a opposé les cinq principaux candidats, au cours duquel il n’est absolument pas parvenu à se démarquer. Difficile de déterminer dans quelle mesure ces incohérences manifestes freineront sa dynamique, tant la campagne est incertaine. Son arsenal communicationnel risque quoiqu’il en soit de révéler un peu plus son articificialité au fil des semaines.

Emmanuel Macron et le populisme

Le 19 mars dernier, l’ancien ministre de l’Economie déclarait au JDD : « Appelez-moi populiste si vous voulez. Mais ne m’appelez pas démagogue, car je ne flatte pas le peuple ». Le concept de « populisme », trop souvent vidé de son contenu analytique et désormais transformé en catégorie-repoussoir du débat politique, est régulièrement appliqué à Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon et Emmanuel Macron. Pour le candidat d’En Marche, la question est loin d’être évidente.

https://posthegemony.wordpress.com/2014/04/17/ernesto-laclau/
Le professeur argentin Ernesto Laclau (1935-2014), l’un des principaux théoriciens du populisme

Le néolibéralisme, qui constitue la clé de voûte du projet d’Emmanuel Macron, se caractérise habituellement par la recherche du dépassement des « vieux » clivages au profit d’un traitement technique, supposément « désidéologisé », des grandes questions économiques et sociales. Le candidat d’En Marche n’échappe pas à la règle, lorsqu’il relativise la pertinence de l’affrontement gauche/droite et privilégie le registre de l’expertise et de la compétence. A cet égard, il semble excessif de voir dans le macronisme le « stade suprême du populisme », comme le suggère Guillaume Bigot dans un article du Figaro. Le populisme est en effet une méthode de construction des identités politiques qui repose sur la réintroduction du conflit, par la « dichotomisation de l’espace social en deux camps antagonistes », selon Ernesto Laclau, l’un de ses principaux théoriciens. Là où le populisme cherche à réinjecter du politique, envisagé comme conflictuel par nature, l’ « esprit » du néolibéralisme tend à l’inverse à dépolitiser.

Néanmoins, la stratégie discursive d’Emmanuel Macron que nous nous sommes attachés à présenter – nouvelle dichotomie de l’espace politique entre progressistes et conservateurs, rhétorique anti-élites et positionnement en dehors des cadres institutionnels, valorisation du renouveau – relève effectivement en partie de la construction populiste. Là où la droite républicaine présente l’austérité et les réformes structurelles comme un horizon indépassable, sur un registre fataliste en résonance avec le fameux « There is no alternative » de Margaret Thatcher, Emmanuel Macron tente de susciter un élan positif d’adhésion collective à son projet.

https://www.humanite.fr/loi-macron-sans-majorite-liberale-valls-passe-en-force-avec-larticle-49-3-565814
Emmanuel Macron et Manuel Valls ©Alain Jocard

Les analyses gramsciennes, développées notamment par le politiste Gaël Brustier, ou par Antoine Cargoët dans LVSL, prennent ici tout leur sens. Dans le sillage du penseur italien Antonio Gramsci, on peut considérer qu’un acteur politique détient l’hégémonie lorsqu’il réussit à donner une portée universelle à son projet, en installant la conviction que les intérêts qu’il défend sont ceux de l’ensemble de la communauté politique. Or, le néolibéralisme, en panne de récit de légitimation et incapable d’intégrer les secteurs subalternes, souffre aujourd’hui d’une profonde crise organique : son hégémonie est menacée de toute part. L’émergence du « phénomène » Macron peut dès lors être perçue comme une tentative de reprise en main des élites, à travers la formulation d’un « nouveau récit d’adhésion au libéralisme », d’après les termes de Gaël Brustier : désencombré du conservatisme des droites et des complexes des socialistes, débarrassé des appareils partisans disqualifiés, incarné par un nouveau visage plus dynamique et plus moderne, le néolibéralisme « en marche » est susceptible d’obtenir une plus large adhésion. C’est la « révolution passive ».

Emmanuel Macron reprend donc à son compte certaines caractéristiques clés d’une stratégie populiste, saisissant la nécessité d’adapter son discours à l’état de délabrement du champ politique français, et rapprochant le libéralisme du sens commun par son association au progressisme et au renouvellement démocratique. Seulement, le « populisme » du leader d’En Marche entre en tension avec l’essence d’un projet qui réaffirme clairement le primat des décisions techniques sur la souveraineté populaire.

Les enjeux d’une recomposition à l’extrême- centre 

Malgré les innovations discursives présentées dans cet article, la rhétorique d’Emmanuel Macron emprunte également plusieurs éléments « classiques » du centrisme politique : il y a du bon à gauche, il y a du bon à droite, pourquoi donc ne pas associer un peu des deux ? Le 28 mars, lors d’une conférence de presse, le candidat d’En Marche affirmait : « Moi-même quand j’étais ministre, combien de fois ai-je entendu : ce que vous faites, ce que vous dites est formidable, mais je ne peux pas le dire publiquement, vous n’avez pas de chance, vous êtes de l’autre côté de la barrière ».

Emmanuel Macron souhaite s’ériger en pôle de recomposition entre les « socialistes libéraux » et la droite libérale, faisant sauter les digues partisanes artificielles qui les séparent. Qu’on en juge par cette déclaration du candidat, le 24 février, sur l’antenne de BFMTV : « le pays est divisé, bousculé, il doute de lui-même. Il est dans une crise sans précédent, le Front national est aux portes du pouvoir.  Il faut construire une forme de coalition ». C’est là l’ironie du « macronisme » : s’il puise sa force dans le rejet manifesté par les Français à l’égard du Parti socialiste et des Républicains, il propose en réalité une synthèse entre les deux, autour d’un « extrême-centre » d’obédience libérale.

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Albert Rivera, leader du parti centriste espagnol Ciudadanos © Contando Estrelas

En Marche serait-il sur le point de réussir ce que Ciudadanos (« Citoyens ») a échoué à réaliser en Espagne ? De l’autre côté des Pyrénées, le parti d’Albert Rivera, forgé sur une ligne et une stratégie politique à bien des égards similaires à celles d’Emmanuel Macron, n’a pas obtenu des résultats suffisants pour diriger la recomposition du système politique espagnol : la formation de centre-droit est désormais dans une situation inconfortable et hautement contradictoire, s’alignant tantôt sur les conservateurs, tantôt sur les socialistes, en fonction des contextes et, pourrait-on dire, du sens du vent. Emmanuel Macron, s’il venait à remporter l’élection présidentielle, pourrait à l’inverse parvenir à occuper la centralité de l’échiquier politique, en contraignant l’ensemble des acteurs à se positionner par rapport à lui.

En témoigne d’ores et déjà la provenance diverse des ralliements à sa candidature : vallsistes, centristes du MoDem et sénateurs de l’UDI, juppéistes… Des ralliements qui devraient se poursuivre s’il accédait au second tour.  Si sa victoire laisse toujours pour le moment planer la possibilité d’une crise institutionnelle, le Parti socialiste semble anticiper le succès de l’ancien ministre de Manuel Valls. Didier Guillaume, président du groupe PS au Sénat, déclarait très récemment que les socialistes avaient « vocation à gouverner dans une majorité avec Macron s’il est élu ». Quelle forme prendra précisément cette majorité composite ? C’est la grande question qui se posera au lendemain du 7 mai en cas de victoire du candidat d’En Marche.

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Emmanuel Macron contre Marine le Pen : mondialistes contre patriotes? ©Gymnasium Melle ©Copyleft

Dans son ouvrage sur l’histoire des droites en France, Gilles Richard affirme que « le clivage gauche(s)-droite(s), structurant l’histoire de la République depuis ses débuts, a aujourd’hui cessé d’organiser la vie politique française ». Pour l’historien, le surgissement de la question nationale – à propos de laquelle les gauches peinent à se positionner – dessine aujourd’hui une nouvelle ligne de fracture entre néolibéraux et nationalistes. Les projets respectifs d’Emmanuel Macron et de Marine Le Pen n’en seraient-ils pas l’expression la plus criante ? D’un côté, la cohérence d’un néolibéralisme économique couplé à un libéralisme socio-culturel ; de l’autre, une proposition nationaliste structurée autour de la défense de la souveraineté nationale et d’une identité française essentialisée.

Si Emmanuel Macron est l’antithèse idéologique du Front national, il en est aussi l’adversaire idéal : un ex-banquier d’affaires incarnant à merveille le mondialisme sous tous ses aspects et matérialisant parfaitement ce que Marine Le Pen a popularisé comme l’« UMPS ». Dès lors, lorsqu’Emmanuel Macron lèvera clairement le voile sur son projet, qui s’inscrit en réalité dans la continuité des politiques économiques et sociales menées ces dernières décennies, le Front national risque d’en sortir renforcé : il pourra développer son discours critique sur un terrain plus favorable encore qu’aujourd’hui. Cette clarification interviendra-t-elle avant ou après l’élection présidentielle ? Quoi qu’il en soit, l’histoire de ces dix dernières années démontre qu’on ne peut prétendre combattre Marine Le Pen en chantant les louanges de la mondialisation néolibérale.

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