Commerces fermés, emplois menacés

Restaurant fermé à Paris suite aux mesures contre le COVID-19. © Mikani

Alors que semblait se profiler un troisième confinement, les bars et restaurants restent désespérément clos. Comme tant d’autres, ces professionnels se retrouvent donc sans perspective stable après presque un an de fermeture. Cette mesure, catastrophique pour les petits commerces, ne repose pourtant sur aucun fondement scientifique, notamment dans les zones peu denses. Dès lors, elle est apparue comme une distorsion de concurrence au profit de la grande distribution et de la vente en ligne. La portée des conséquences pour les 600.000 entreprises et les 1,3 millions d’actifs potentiellement menacés est loin d’être pleinement mesurée par le pouvoir politique.

Le 30 octobre, le président annonçait une deuxième vague de confinement en France. Dès le lendemain, les commerces « non essentiels » devaient baisser leur rideau. Depuis, la fronde autour de cette définition floue a traversé tout le pays. L’opinion a en particulier perçu la situation de concurrence déloyale induite par la possibilité pour d’autres canaux de distribution de continuer à vendre. Cette mesure est subie d’autant plus durement que les efforts et investissements consentis par ces « commerces non essentiels » pour se conformer aux nouvelles contraintes ont été importants. En tout état de cause, la définition du protocole après la fermeture administrative plutôt qu’avant laisse songeur.

La brutalité de cette mesure, annoncée la veille pour le lendemain, sans concertation et sans alternative, est symptomatique de la gestion de crise. La grande distribution avait pourtant bénéficié de quelques jours pour faire fermer ses rayons non essentiels, suscitant la ruée sur les jouets de Noël. In fine, cette dernière mesure s’est révélé parfaitement inique : elle n’a bénéficié qu’aux géants de la vente en ligne, comme l’ont déjà fait remarquer associations et élus.

La brutalité de cette mesure, annoncée la veille pour le lendemain, sans concertation et sans alternative, est symptomatique de la gestion de crise.

Les déclarations – uniquement symboliques – du gouvernement à propos d’Amazon révèlent un rapport de force largement défavorable. Visiblement, l’intérêt général ne permet pas d’envisager des mesures limitatives à l’égard de la vente en ligne, alors qu’il s’agit de la justification qui a présidé à la fermeture des commerces. Et ce malgré la distorsion de concurrence induite par le virus et les risques existants sur les plateformes logistiques. En parallèle, les propos de la start-up nation invitant les commerces traditionnels à se numériser et les aides proposées font l’impasse sur la relation humaine au cœur de leur activité.

En outre, le passage à la vente en ligne relève d’une véritable stratégie, et ne constitue en rien une solution de crise. Les villes qui ont permis d’effectuer ce passage l’avaient préparé dès le premier confinement. Aussi, l’État aurait eu davantage intérêt à nationaliser l’une des start-ups qui interviennent dans le domaine. En créant un véritable service public pour ces entreprises, il aurait offert une aide concrète et immédiate. En l’absence de stratégie coordonnée pour engager ce virage, les initiatives ont essaimé dans tous les sens. Bien que proche du terrain, cette effusion a beaucoup coûté en énergie et en temps, et elle désoriente le consommateur.

Un tissu économique vital très fragilisé

Depuis le premier confinement, les commerces physiques se trouvent fragilisés. En effet, malgré les aides existantes, les commerces ont dû investir pour rouvrir en mai mais sont encore confrontés à des évolutions du protocole sanitaire. En parallèle, suite aux restrictions, ces établissements se voient contraints de fonctionner en sous régime par rapport à leurs capacités. En conséquence, ils se retrouvent face au dilemme suivant : ou bien rester fermés et ne plus avoir de revenus pour assumer leurs charges, ou bien rester ouverts en fonctionnant à perte.

La première variable d’ajustement sera logiquement l’emploi, malgré les mécanismes mis en place pour le soutenir. Les aides apportées, notamment sous forme de prêts ou de reports de charges, se sont vite avérées insuffisantes. Si elles répondent à un besoin temporaire de trésorerie, elles ne compensent pas les pertes liées au manque d’activité. Et ce d’autant que l’endettement des entreprises avait déjà augmenté ces dernières années. Les montants consentis dans le cadre du plan de relance en septembre, entre 10 et 20 milliard d’euros, apparaissent déjà bien en deçà des besoins.

Aujourd’hui encore c’est l’incertitude qui menace les perspectives de ces employeurs.

Aujourd’hui encore c’est l’incertitude qui menace les perspectives de ces employeurs. Les tergiversations permanentes du gouvernement depuis les fêtes ont conduit de nombreux français à renoncer ou à reporter leurs dépenses, d’où une gestion particulièrement complexe des stocks, notamment dans le secteur de la restauration. Les restaurateurs, s’appuyant par ailleurs sur une date de réouverture aussi lointaine que provisoire, souffrent, à l’égal des dirigeants d’entreprise, d’un manque de visibilité sur la perspective d’une vraie reprise d’activité qui les empêche de prendre les mesures nécessaires pour « tenir ». Nous avons recensé ci-dessous le niveau de menace sur l’emploi dans les principaux secteurs concernés :


Tableau de synthèse du niveau de risque pour les principales activités touchées par le confinement.

Des chiffres encore parcellaires

Pourtant, l’ensemble des mesures consenties pour soutenir les entreprises a amorti les effets de la crise. De nombreux facteurs s’alignent pour repousser les faillites d’entreprises. En premier lieu, le moratoire sur les dettes bancaires a permis de gagner plusieurs mois. En outre, de nombreux professionnels ont cherché à limiter leurs pertes au moment du déconfinement. Le temps du bilan est attendu avec la clôture comptable, au 31 décembre ou au 31 mars, pour l’essentiel des entreprises. Enfin, les procédures de liquidation ont également pris du retard, même si, pour l’heure, l’activité des tribunaux de commerce reste limitée.

Le nombre d’entreprises en difficulté pourrait en revanche faire gonfler le volume des fermetures très prochainement.

A ce titre, les données de leur activité 2019 et les statistiques de 2020 (à fin novembre), sont éloquentes. Si le bilan est globalement positif, l’impact sur les créations d’entreprise est déjà visible – en baisse de 4 %. Toutefois, une forte concentration est observée sur le début d’année (20 % des créations sur janvier-février). Le nombre d’entreprises en difficulté (procédure de sauvegarde, de redressement judiciaire, ou liquidation judiciaire) pourrait en revanche faire gonfler le volume des fermetures très prochainement. Les annonces successives de plans sociaux ajoutées à celles de ces fermetures laissent présager une année noire pour l’économie et l’emploi.

Dynamiques de création d’entreprises en 2019 et 2020 (source : Observatoire statistique des greffiers des tribunaux de commerce).

En outre, de nombreuses entreprises se trouvent fragilisées en termes de trésorerie. Elles y ont largement puisé pour assumer leurs charges au cours du premier confinement, mais le deuxième et le troisième pourraient s’avérer fatal. Ainsi, selon l’observatoire BPI France des PME, 50 % d’entre elles déclaraient déjà rencontrer des difficultés de trésorerie à la veille du reconfinement. Or, c’est une double crise qui menace ces établissements. Tout d’abord, une crise d’insolvabilité, compte-tenu de l’activité non réalisée et non récupérable. À ce titre, les seules mesures de prêts ou de reports se révèlent insuffisantes, comme évoqué précédemment. En second lieu, c’est une crise de rentabilité qui s’annonce. En effet, même avec des comptes positifs, de nombreux dirigeants d’entreprise estimeront que les revenus tirés de leur activité récompensent péniblement leurs efforts et le risque associé.

De lourdes conséquences à venir

Ce contexte risque d’avoir des conséquences durables, en particulier dans les villes moyennes et certaines zones rurales, où le petit commerce représente l’essentiel de l’activité et de l’emploi. Ainsi, le commerce en ville moyenne représente 12 % du nombre total de commerces en France. Pourtant, avant d’être jugés « non essentiels » ceux-ci avaient fait l’objet d’une attention particulière des pouvoirs publics. Le programme Cœur de ville prévoyait 5 milliards d’euros d’aides sur un programme pluriannuel. Et 5 millions d’euros avaient déjà été mobilisés en soutien aux boutiques impactées par les manifestations des Gilets jaunes.

Le soutien aux commerces et artisans a pu être jugé excessif au regard d’autres dispositifs d’aides. Il faut toutefois prendre en compte le fait qu’il agit pour contrer un risque impondérable et global ; comme pour l’emploi au travers du chômage partiel, il est légitime que la collectivité prenne sa part de l’effort. Mais malgré cela, la protection face à la perte d’activité des indépendants reste limitée. Il faut également considérer qu’il s’agit d’un moment économique inédit, celui d’un arrêt complet de l’activité. On ne peut le comparer à la « destruction créatrice » chère aux économistes libéraux. Ici, le coût de la destruction économique a d’autres répercussions : l’effondrement simultané de plusieurs secteurs sans possibilité de transfert, le découragement des entrepreneurs, des coûts liés à la liquidation des entreprises.

Il convient par ailleurs de relativiser la pertinence de ce soutien. En effet, de nombreuses entreprises n’ont pas encore accédé à ces dispositifs, du fait de la complexité des dossiers et de l’engorgement des services chargés de les traiter. Pour étayer ce point, il suffit de relever que l’administration compte 1.923 types d’aides différents pour les entreprises, cela ne contribue guère à leur lisibilité. En outre, les 402.000 entreprises créées cette année sont exclues d’office des aides directes.

La conséquence la plus spectaculaire devrait être un renforcement de la concentration du capital.

La conséquence la plus spectaculaire devrait être un renforcement de la concentration du capital. Or, l’économie française est déjà particulièrement hiérarchisée. Selon les données de l’INSEE sur les entreprises, 50 grandes entreprises emploient 27 % des salariés, réalisent 33 % de la valeur ajoutée totale et portent 46 % du total de bilan des sociétés. L’accroissement du patrimoine des grandes fortunes en est un symptôme. En parallèle, tandis que l’économie n’a cessé de croître, le nombre des indépendants (artisans, commerçants et chefs d’entreprise) a baissé de façon spectaculaire sur des décennies.

Ceci implique qu’un nombre croissant d’entreprises se retrouve entre les mains d’un nombre de plus en plus restreint d’individus, expliquant pour partie la croissance des inégalités. La concurrence exacerbée tendra inexorablement à amplifier cette concentration ; on l’observe sur de nombreux marchés, les grandes entreprises finissent par avoir les moyens de racheter ou de faire disparaître les plus petites. Les données de l’INSEE montrent ainsi que le poids des artisans, commerçants et chefs d’entreprise dans la population totale a diminué de deux tiers depuis 1954 et encore de moitié depuis 1982.

Part des indépendants dans la population active (source : INSEE).

Cette baisse n’est pas continue, elle s’est stabilisée dans les années 2000 peu avant une remontée liée au statut d’auto-entrepreneur, remontée qui ne traduit toutefois pas véritablement un regain de « l’esprit d’entreprise » si l’on s’en tient au profil et aux activités des créateurs concernés. En effet, pour une part significative d’entre eux, l’autoentreprise représente principalement une alternative au chômage. Ainsi 25 % des 400.000 nouveaux auto-entrepreneurs de 2019 étaient chômeurs au lancement de leur activité. En complément, il ne faut pas négliger le phénomène « d’uberisation » – d’externalisation du salariat –, plus avancé qu’il n’y paraît. Ainsi, les chauffeurs représentent une part non négligeable de la croissance des microentreprises, dont près de 10 % sont actives dans les transports. Le secteur du BTP est également bien représenté, où il s’agit aussi en grande partie d’un salariat déguisé.

Par conséquent, ce coup d’arrêt forcé pourrait plus que jamais mettre à mal le modèle concurrentiel fondé sur l’entreprise individuelle, modèle déjà progressivement rongé par les privilèges exorbitants que peuvent se faire attribuer les grandes entreprises. Il faut également garder à l’esprit que l’entreprise, et plus précisément le commerce, a permis à des générations entières d’accéder à une promotion sociale en dehors du cursus scolaire classique. Il reste dès lors à prendre la mesure des conséquences morales et politiques de cette période. En effet, un tiers des artisans est âgé de plus de 50 ans, et nombre d’entre eux pourraient se montrer complètement découragés, menaçant l’extinction d’une grande partie de notre savoir-faire en matière d’artisanat, de gastronomie, d’hospitalité et de tant d’autres domaines.

La crise économique du coronavirus expliquée à tous

Cours de bourse en chute. @jamie452

À l’heure où le gouvernement engage un déconfinement progressif, l’activité économique est restée gelée dans de nombreuses entreprises depuis deux mois. Une crise économique de grande ampleur est devant nous. Cet article s’adresse aux personnes peu familières de l’économie, en expliquant les mécanismes de base qu’entraîne la crise sanitaire due au coronavirus sur l’économie, afin que chacun puisse comprendre les enjeux de la récession à venir. En ce sens, il ne vise pas l’exhaustivité mais fait davantage office d’introduction.


Commençons par le plus simple : en économie, on raisonne généralement en termes de confrontation de l’offre (la production de biens et services des entreprises et de l’État) et de la demande (la consommation des ménages, mais aussi les dépenses d’investissement des entreprises et de l’État).

La plupart des crises connues par le capitalisme libéral sont des crises de demande, c’est-à-dire une situation où l’offre est trop élevée comparativement à la demande ; pour le dire de manière moins ampoulée, les gens n’ont plus assez d’argent (ou ne dépensent pas assez) pour acheter ce qui est produit, ce qui conduit les entreprises à vouloir moins produire, donc à licencier, ce qui diminue à nouveau la demande, et ainsi de suite. La forme la plus commune de la crise de demande est la crise financière, où un certain nombre de personnes ou d’entreprises n’ont plus assez d’argent pour rembourser leurs dettes.

Connaissons-nous une crise de demande ? Oui, car le confinement a conduit les ménages à épargner davantage, et donc à moins consommer (à part dans le secteur alimentaire), et les entreprises à (beaucoup) moins investir par peur de l’avenir. Ainsi, la demande chute, cela ne fait pas de doute, et c’est une des raisons pour laquelle l’offre chute.

Une seule des raisons ? Oui, car, fait rarissime (voire nouveau), la crise de la demande se cumule à une crise d’offre provoquée volontairement. Des entreprises ne peuvent plus produire à cause des mesures prises pour contenir l’épidémie. Pour imposer une distanciation physique entre les personnes, certaines activités ont été interdites, puisque les conditions de celles-ci concentraient les personnes dans un même lieu (bars, restaurants, centres commerciaux, cinémas, etc.). D’autres se voient contraints d’utiliser le télétravail (notamment parmi les emplois de bureau), ce qui peut compliquer la production [1]. Le commerce international tourne également au ralenti notamment du fait des restrictions sur les voyages internationaux et du renforcement des contrôles aux frontières, or de nombreuses entreprises ont besoin d’importer des biens pour continuer à produire [2]. Enfin, la fermeture des écoles contraint un certain nombre de parents à devoir trouver des solutions de garde, ce qui est particulièrement compliqué lorsque le télétravail n’est pas possible, c’est-à-dire dans une majorité des cas ; ce qui conduit certains parents à devoir rester chez eux et à ne pas pouvoir travailler [3], et d’autres à voir leur travail entravé.

Il est à noter que, contrairement à ce qui a parfois été affirmé, toutes les entreprises ont la possibilité de continuer leur activité, si elle n’implique pas de rassemblement et que certaines mesures sanitaires sont respectées.

Si l’on en croit l’estimation de l’OFCE du 20 avril dernier, le secteur le plus atteint est celui de la construction (en raison des mesures sanitaires difficiles à faire appliquer sur les chantiers, et des ruptures des chaînes d’approvisionnement), suivi de l’hébergement-restauration, pour des raisons évidentes. D’autres secteurs ont vu leur production de valeur chuter d’au moins 40 %, notamment ceux liés aux transports (les transports eux-mêmes, matériels de transport, la cokéfaction et le raffinage), au commerce ou aux services aux entreprises (parmi lesquels nous retrouvons notamment les sous-traitants ou les activités de conseil).

Double crise d’offre et de demande : pourquoi est-ce un problème ?

L’économie de marché est une sorte de « machine à créer de la croissance ». Elle produit toujours plus et ne peut pas être arrêtée comme cela : il faut, à minima, payer les salariés et les loyers, sinon c’est la faillite, et les licenciements. Sans ressources suffisantes, cela implique de s’endetter [4].

Si l’endettement des entreprises pose lui-même problème puisqu’il faut que les entreprises puissent rembourser plus tard, un autre problème se pose : pour s’endetter, il faut qu’il y ait des institutions qui acceptent de prêter. Or, ces institutions elles-mêmes ne doivent pas faire faillite. C’est ainsi qu’on passe de la sphère de l’économie réelle à celle de la finance.

Les banques commerciales qui réalisent ces prêts sont très frileuses en période de crise : pour prêter, il faut être à peu près sûr que le nombre de personnes qui ne rembourseront pas ne sera pas trop élevé ! C’est loin d’être garanti en ce moment. C’est pour cela que l’État français a affirmé garantir les prêts à hauteur de 300 milliards d’euros, en partenariat avec la Banque Publique d’Investissement (BPI). Si une entreprise ne rembourse pas, l’État empruntera lui-même auprès des marchés financiers pour racheter les dettes des entreprises défaillantes, permettant par ce biais de rembourser les banques, pour un maximum de 300 milliards. Mais alors, que sont les marchés financiers ? En faisant un gros raccourci, on peut dire que c’est la Bourse. Ce qu’il faut retenir, c’est que prêter à l’État est considéré comme faiblement risqué car la probabilité qu’il rembourse est très forte [5].

Alors, tout va bien, les banques prêtent à nouveau ? Certes un peu plus, mais il y a un autre problème : la Bourse chute, ou du moins, elle chutait dans la deuxième moitié de mars et il est toujours possible qu’elle fasse une “rechute”. Qu’est-ce que la bourse ? C’est un marché où s’échangent des actifs financiers. Lorsqu’on dit que la Bourse baisse, ça veut dire que les prix de ces actifs diminuent. La valeur de la Bourse représente la valeur (théorique) des actifs financiers, dont les plus connus sont les actions, c’est-à-dire les titres de propriété des entreprises. Autrement dit : la valeur théorique des entreprises chute (car les propriétaires estiment que les bénéfices vont chuter, pour le dire vite). Mais en soi, on pourrait s’en ficher royalement : tout ce que cela change sur le court terme, c’est une baisse de la rémunération des actionnaires (les propriétaires de l’entreprise) et autres acteurs financiers. Et aussi, plus problématique, une baisse des retraites par capitalisation, qui restent heureusement peu répandues en France (il en est autrement, par exemple, des Pays-Bas…). Autre conséquence fâcheuse : les dirigeants sont souvent mis sous pression par les actionnaires pour restaurer leurs profits en baissant leurs coûts, parmi lesquels les salaires, ce qui peut entraîner des licenciements et une dégradation des conditions de travail.

Mais revenons-en aux banques : quasiment tout ce qu’elles possèdent, ce sont des actifs financiers. Lorsque la valeur théorique des entreprises baisse, cela veut dire que la valeur des possessions des banques chute drastiquement. Or, principalement en raison de normes comptables, une entreprise ne peut pas posséder moins que son niveau d’endettement – cela vaut aussi bien pour les entreprises classiques que pour les banques commerciales. Si cela arrive, il y a alors une faillite dite d’insolvabilité, c’est-à-dire que la faillite est non négociable. Si la banque ne peut plus prêter, toute l’épargne qu’elle détient part en fumée – c’est-à-dire, toutes vos économies si vous êtes client de cette banque. C’est pour cela qu’un Fonds spécifique permet une garantie bancaire des dépôts pour indemniser les déposants.

Pour éviter cette situation, la Banque Centrale Européenne, surnommée la « banque des banques », intervient avec un outil du nom de « quantitative easing » (ou assouplissement quantitatif en français). La banque centrale rachète les créances[6] des banques (les titres de dettes privées ou publiques qu’elles détiennent) avec de l’argent frais qui permet aux banques de continuer leurs activités. La Fed, banque centrale étasunienne, pratique le même genre de politique. Concrètement, les banques centrales créent directement de la monnaie pour racheter ces actifs auprès des banques afin de diminuer le risque bancaire. La dette est transformée en monnaie (on parle aussi de « monétisation de la dette »). La banque centrale européenne fait d’une pierre deux coups : elle sauve directement les banques, qui peuvent continuer à leur tour à prêter de l’argent aux organisations qui en ont besoin. C’est ce qui permet au système économique de se maintenir et de garantir la confiance des entreprises et des ménages. Étant donné que les indices boursiers sont fortement repartis à la hausse durant le mois d’avril, la BCE et la Fed ont atteint leur objectif de ce point de vue – du moins pour le moment.

Pour résumer, notre économie connaît une crise à laquelle il est extrêmement difficile de faire face puisque l’économie de marché est totalement incompatible avec un arrêt planifié de l’activité. Les dangers sont liés à l’endettement des entreprises qui entraînent des faillites et une montée du chômage, à l’endettement public, qu’on devra gérer plus tard [7], et à l’instabilité financière qui pourrait entraîner des faillites bancaires, ou au minimum un accès restreint à l’emprunt (qui, au passage, contraint également les possibilités d’investissement). Il est à noter que l’OFCE estime à 620 000 le nombre de chômeurs supplémentaires lié au confinement, ce qui représente une augmentation du nombre de chômeurs de près d’un quart.

L’inflation, un risque réel ?

Nous pouvons évoquer un dernier risque : l’inflation, c’est-à-dire la hausse généralisée des prix des biens et services. Le risque d’inflation n’est pas principalement lié, comme on l’entend parfois, à la création monétaire par la Banque Centrale (les 750 milliards dont nous avons parlé). En revanche, si trop d’entreprises font faillite ou ne sont pas en capacité de reprendre la production à la suite du confinement, et que l’épargne accumulée est dépensée, que les investissements reprennent en partie, alors il pourrait y avoir une hausse brutale de la demande sans que l’offre ne puisse suivre. C’est une situation où il n’y a pas assez de biens et services pour satisfaire tout le monde, et donc où un rationnement est nécessaire.

Dans une économie capitaliste, le rationnement se fait par l’argent : on priorise donc les plus riches via l’augmentation des prix. Cette situation pourrait devenir rapidement problématique : plus l’inflation est élevée, plus elle s’entretient elle-même [8], plus elle a tendance à s’accélérer et il devient très difficile d’en sortir. Si un taux d’inflation proche du taux de croissance est plutôt une bonne chose, les crises d’hyperinflation sont parmi les plus destructrices humainement que peuvent connaître le capitalisme. L’exemple le plus connu et récent est le Venezuela, mais on peut aussi rappeler que c’est suite à une crise d’hyperinflation en Allemagne qu’Adolf Hitler est arrivé au pouvoir.

Ce risque est toutefois à nuancer pour les économies développées : s’il peut y avoir une offre ayant des difficultés à remonter à son niveau d’avant-crise, la baisse du prix du pétrole (vidéo explicative) a également des conséquences déflationnistes, c’est-à-dire de baisse des prix. En effet, quasiment toutes les entreprises dépendent directement ou indirectement du pétrole (du fait du transports de marchandises ou de personnes, à minima, mais aussi en raison du fait qu’un nombre important de biens manufacturés sont composés en partie de pétrole). Cela entraîne des coûts réduits, qui peuvent partiellement compenser les autres difficultés connues. Au détriment, cela va sans dire, de leur impact écologique. De plus, la reprise de la demande pourrait être assez faible, car de fait, les personnes perdant leur emploi dépensent moins – sans compter que les ménages pourraient continuer à épargner par crainte d’une deuxième vague du coronavirus. Toujours est-il qu’un secteur comme l’alimentaire subit des pressions inflationnistes du fait d’une demande forte croisée à une distribution parfois défaillante (liée à la fermeture des marchés notamment) et à un manque de main-d’œuvre, causes d’une offre plus limitée.

Ainsi, si le risque d’inflation existe, il semble malgré tout assez limité, comparativement aux autres aspects de la crise économique que nous sommes en train de vivre – en dehors de certains secteurs comme l’alimentaire.


[1] Cela est par exemple démontré par l’économiste Mayasuki Morikawa sur des données japonaises. Quatre raisons sont avancées par ce dernier : un manque d’habitude aux logiciels de télétravail, une sécurité informatique moindre qui limite l’exécution de certaines tâches, la communication de moindre qualité, et un environnement de travail qui peut être moins confortable au domicile qu’au bureau. Nous pouvons y ajouter, au moins pour le cas de la France, la question de la garde des enfants.

[2] L’Organisation Mondiale du Commerce s’attend à un déclin des échanges internationaux compris entre 12 et 32% sur l’année 2020. Il est également à noter que dans certains cas, les exportations de fournitures médicales et de denrées alimentaires ont été interdites.

[3] Les télétravailleurs représentent 43 % des salarié-es hors chômage partiel, et les personnes ne travaillant pas pour garde d’enfant 9 % des mêmes salarié-es, selon l’OFCE (calcul effectué à partir du tableau 4, p.21).

[4] C’est pour éviter un endettement trop élevé des entreprises que l’État propose son aide, avec les fameux 45 milliards d’aide annoncés (en réalité, ce sera beaucoup plus, comme l’estime l’OFCE), qui représentent pour les quatre cinquièmes des reports de cotisations et d’impôts (il ne s’agit donc pas d’un cadeau mais d’une sorte de prêt à taux zéro !), et pour le reste le financement d’une très large partie du chômage partiel pour les entreprises qui voient leur activité chuter drastiquement. Il s’agit, pour cette dernière mesure, d’un transfert de l’endettement privé vers l’endettement public, qui pose moins de problèmes car l’État ne peut pas faire faillite.

[5] A noter que pour des raisons idéologiques, l’État ne peut emprunter qu’auprès d’entités privées, et pas auprès de la Banque Centrale (« banque des banques », publique), comme cela pouvait être le cas sous certaines conditions jusqu’au traité de Maastricht (1992, même si les conditions ont été rendues très strictes depuis les années 1970). Cela nous prive d’un outil qui pourrait nous être bien utile en de telles périodes, puisqu’on ne dépendrait plus des marchés financiers pour le taux d’intérêt de l’endettement public !

[6] Point vocabulaire : Si vous prêtez à quelqu’un, vous disposez d’une créance. La dette pour la personne endettée, représente la créance pour la personne qui prête.

[7] L’endettement public pose problème principalement parce que nous dépendons des marchés financiers pour emprunter, c’est-à-dire d’agents privés qui peuvent augmenter leurs taux d’intérêt si la confiance baisse (par exemple, si un gouvernement un peu trop à gauche arrive au pouvoir…). Si l’on pouvait emprunter directement auprès de nos banques centrales, alors le taux d’intérêt serait fixe et l’endettement public ne serait plus un gros problème, sachant que les États ne peuvent pas faire faillite. Problème : cela est strictement interdit à la BCE, de manière légale, et pour des raisons idéologiques liées principalement à ce qu’on appelle l’ordolibéralisme allemand (pour en savoir plus, vous pouvez regarder cette vidéo). L’idéologie de nos gouvernants tend à considérer qu’il faut avoir le niveau d’endettement public le plus bas possible, ce qui risque de faire pas mal de dégâts une fois la crise terminée : le grand perdant économique de la crise du coronavirus pourrait bien devenir nos services publics…

[8] C’est ce qu’on appelle une spirale inflationniste : l’augmentation des prix entraîne une augmentation des coûts pour les entreprises, à la fois via les achats qu’elle effectue, mais aussi potentiellement par les salaires sous la pression des syndicats ; ce qui amène les entreprises à augmenter les prix à nouveau, ce qui entraîne une augmentation des coûts, et ainsi de suite.