Une fournaise sous embargo financier : la tenaille qui s’est refermée sur l’Iran

Peinture murale sur l’ex-ambassade américaine à Téhéran © Vincent Ortiz pour LVSL

Pénuries médicales, explosion des prix alimentaires, dépréciation abyssale du rial… Depuis 2018, les sanctions qui frappent la République islamique d’Iran produisent des effets dévastateurs. Malgré les promesses de campagne, l’élection de Joe Biden n’a pas conduit à un assouplissement significatif de l’embargo financier. Le récent embrasement du Moyen-Orient pourrait au contraire signer son rétablissement intégral. Par-delà les dommages immédiats qu’elles causent au tissu social iranien, les sanctions économiques ont d’autres conséquences plus redoutables, de long terme : elles enferment le pays dans un modèle de surexploitation des matières premières, dont la pénurie commence à poindre. Alors qu’à Téhéran on souffre de la vie chère, dans la fournaise du Khouzestan c’est la disparition de l’eau que l’on redoute. Et tandis que dans tout l’Iran les effets du stress hydrique s’intensifient, à Washington une série d’acteurs profite directement de ce statu quo. Reportage.

Nulles files d’attente soviétiques devant les pharmacies de Téhéran, et pourtant la pénurie fait rage. Aucune irrégularité dans les étagères de médicaments, pleines à craquer, et pourtant certains produits de première nécessité manquent.

« Je suis désolé, nous n’avons plus de colistine ». Au centre de la capitale, nouveau client, nouveau refus. « Ce n’est pas le premier aujourd’hui », commente Ali, pharmacien de nuit fraîchement diplômé de l’Université de Téhéran. Cet antibiotique, comme tant d’autres, se fait rare depuis le rétablissement des sanctions contre l’Iran en 2018.

Le Département d’État américain prévoit bien une série d’exemptions pour raisons humanitaires. À leur mention, les pharmaciens se récrient : « aujourd’hui, 90 % des médicaments sont produits en Iran », là où le pays en importait l’essentiel par le passé. Cas emblématique d’over-compliance : les acteurs pharmaceutiques occidentaux peuvent théoriquement échanger avec l’Iran en toute légalité ; mais ils évitent de le faire, craignant d’envoyer un signal négatif aux marchés financiers.

© Vincent Ortiz pour LVSL

Sur les étagères, on trouve quelques rares produits étrangers, notamment européens, obtenus avec des méthodes opaques. Ali esquisse un sourire : « puisque les entreprises occidentales ne peuvent être créditées par un compte en banque iranien, on recourt à du cash. Un collègue de mon supérieur hiérarchique, au ministère de la Santé, a pour mission de se rendre à l’étranger avec de grosses sommes d’argent liquide pour rapporter des médicaments. »

Quand le vaccin contre le papillomavirus disparaît

L’Iran compte sur l’Inde – « à laquelle il est facile d’accéder » – pour se fournir en molécules chimiques, qui échappent plus facilement aux sanctions que les produits finis. Au prix d’un parcours du combattant, elles sont finalement assemblées. L’industrie pharmaceutique iranienne tente ainsi de reconstituer les biens finis qu’elle n’importe plus qu’au compte-goutte. Parfois avec des molécules de substitution, et non sans gaucheries : si leur qualité est jugée satisfaisante, la nationalité erratique des médicaments complique les prescriptions et génère des confusions dans la posologie.

En 2016 on échangeait un dollar contre 43,000 rials. Aujourd’hui c’est contre plus de 430,000 rials que l’on vend un billet vert.

Le gouvernement parvient-il ainsi à limiter la brutalité des sanctions ? Celles-ci affectent le système pharmaceutique de manière inégale. Pour les médicaments ordinaires, qu’il n’a pas été difficile de produire localement, l’effondrement a été évité – et l’on n’observe pas un désastre humanitaire similaire à celui du Venezuela1. Pour les autres, le tableau est moins reluisant. Ali détaille ainsi les différentes classes de produits qui connaissent un état de pénurie aiguë : « les antibiotiques pour maladies rares, les médicaments anti-cancer, les vaccins contre certaines infections sexuellement transmissibles ». Parmi celles-ci, il mentionne notamment « le papillomavirus, dont la prévalence s’accroît de manière alarmante. Il faut sept molécules pour produire un vaccin ; nous n’en avons que deux. »

S’il est difficile d’évaluer l’impact global des sanctions dans le domaine sanitaire, plusieurs études établissent une corrélation entre leur intensification et la décélération (voire la stagnation) de l’espérance de vie en bonne santé des Iraniens malades. De même, les maladies anormalement létales en Iran selon les chiffres de l’OMS – notamment cardiovasculaires – sont précisément celles dont la guérison nécessite des médicaments qui manquent en raison de l’embargo financier. Un article de Global Health datant de 2016 – avant la nouvelle salve de sanctions de Donald Trump -, estime « qu’en raison des obstacles à l’importation de médicaments vitaux […] six millions d’Iraniens n’ont pas accès à un traitement essentiel de maladies contagieuses et non contagieuses largement répandues ».

Selon une ONG iranienne, l’embargo financier est à l’origine du décès de 650 personnes atteintes de thalassémie depuis 2018, tandis que 10,000 doivent vivre avec « de sérieuses complications », sur les 23,000 affectées2. Cette maladie héréditaire provoque une pénurie d’hémoglobine et génère une anémie qui ne peut être conjurée que par une consommation régulière de produits pharmaceutiques – ceux-là mêmes qui, depuis six ans, n’ont plus droit de cité en Iran.

Au-delà des privations directes qu’elles engendrent dans divers secteurs, les sanctions grèvent les performances macro-économiques du pays. Si en 2016 on échangeait un dollar contre 43,000 rials, aujourd’hui c’est contre plus de 430,000 rials que l’on vend un billet vert – une dépréciation qui ne fait que restreindre les possibilités d’importation. Le PIB iranien, divisé par deux suite à l’élection de Donald Trump, n’a toujours pas recouvré son niveau antérieur. Alors que l’inflation a frôlé les 50% pour l’année 2023, aucune hausse conséquente des salaires n’est venue la compenser.

Mais ce n’est pas avec ces indicateurs économiques que l’on comprendra l’impact le plus profond des sanctions en Iran. Depuis 1979, c’est tout un mode de production qui a été façonné en réaction aux États-Unis. Étatiste et protectionniste, il a permis au gouvernement de conquérir son indépendance dans de nombreux secteurs, au prix d’une extraction à marche forcée de ses matières premières. Mais il atteint aujourd’hui ses limites, alors que la ressource la plus précieuse du pays vient à manquer.

Les eaux contaminées de la fournaise du Khouzestan

Dans une petite île du lac Shadegan, au centre du Khouzestan, frontalier de l’Irak, des palmiers sans feuilles s’étendent à perte de vue. « Autrefois, ce paysage était luxuriant. Aujourd’hui, à cause de l’assèchement des marais, les arbres se meurent. » Dans ce village de pêcheurs reculé, où l’on parle davantage arabe que persan, les eaux refluent, lentement. « De jour en jour, la diversité des espèces diminue. Pendant des décennies, nous avons veillé à la préservation de notre écosystème. Nous ne pêchions qu’une quantité limitée, adaptée au rythme de reproduction des poissons. »

Les marais de Shadegan, Khouzestan © Vincent Ortiz pour LVSL

Muhammad, fabricant de bateaux, continue : « Aujourd’hui, des braconniers pullulent. Comme ils recourent à la pêche électrique, ils éradiquent toutes les espèces vivantes des zones qu’ils parcourent. » Ces chasseurs illégaux ne sortent pas de nulle part. Sous la pression de l’assèchement des eaux, ils recourent à des méthodes désespérées, qui ne font que dégrader encore leur environnement de pêche.

Au Khouzestan, le progrès de la sécheresse constitue un motif d’inquiétude majeur, dans les zones marécageuses de Shadegan comme dans sa capitale industrielle, Ahwaz. En été, des vents brûlants se répandent sur la région, et un écran de poussière orange recouvre l’atmosphère, forçant les habitants à se réfugier chez eux plusieurs journées entières. Lorsqu’il se retire, un problème tout aussi aigu demeure : la pénurie d’eau potable. « 2850 milligrammes de particules solides pour un litre d’eau (mg/L) ». Sous nos yeux, Soraya, propriétaire d’un luxueux appartement à Ahwaz, mesure la toxicité de l’eau du robinet. Dès 500 mg/L, une eau n’est plus considérée comme potable. Une machine à six filtres lui permet de la purifier.

Le Khouzestan est l’une des régions les plus touchées par le réchauffement planétaire. Mais ce ne sont pas des causes climatiques qui expliquent en premier lieu le stress hydrique.

Qui peut s’offrir un tel engin ? « Tous ceux que je connais possèdent cette machine. Mais ce n’est pas le cas de tous les habitants de la région », reconnaît Soraya. Euphémisme : sitôt sorti du centre cossu d’Ahwaz, il est impossible d’en trouver une seule. « Le coût serait exorbitant », résume Jawad, habitant de la petite ville de Hamidiyeh. « Nous devons acheter des bouteilles d’eau, qui pèsent lourd sur nos revenus. C’est l’une des causes majeures d’émigration. »

De cette région, l’exode a déjà commencé. Ces migrants de la sécheresse se réfugient dans des zones plus salubres du pays, où ils viennent grossir le rang des chômeurs et travailleurs informels qui atteignent déjà une proportion critique dans la banlieue des grandes villes.

Le Khouzestan est l’une des régions les plus touchées par le réchauffement planétaire. Mais ce ne sont pas des causes climatiques qui expliquent en premier lieu le stress hydrique. Il ne découle pas principalement du rétrécissement des fleuves en surface, mais du pillage des eaux souterraines.

Souveraineté, pistaches et sécheresse

Celui-ci trouve son origine dans le modèle de développement hautement extractiviste mis en place suite à la révolution de 1979, qui a débouché sur l’institution de la République islamique. Si sa composante religieuse est indéniable, elle cible avant tout une bourgeoisie « compradore » aux liens incestueux avec les États-Unis, choyée par Mohammed Rêza Pahlavi. Le dernier « Shah » d’Iran avait bénéficié d’un appui logistique précieux de la part des dirigeants américains. En échange il avait docilement accepté le rôle de « gendarme des États-Unis », écrasant les soulèvements anti-occidentaux qui émergeaient dans la région.

Aussi l’année 1979 devait-elle marquer le grand divorce avec l’Oncle Sam. Anti-impérialiste, la révolution allait imposer à l’Iran un modèle productif endogène, visant à l’émanciper des tutelles occidentales ; et la batterie de sanctions qui allait s’abattre sur le pays devait le confirmer dans cette voie, quand bien même la fièvre révolutionnaire des premières années était retombée – et que les mollahs, représentants d’une nouvelle classe dominante, s’attelaient à en démanteler les acquis.

C’est donc à marche forcée que le nouveau régime a voulu conquérir l’autosuffisance. En un sens, la réussite est éclatante. L’expérience iranienne constitue l’une des rares tentatives couronnées de succès d’industrialisation impulsée par l’État, à une époque où les pays du Sud s’ouvraient au libre-échange3. Mais dans de nombreux secteurs, ce fut au prix d’une extraction irraisonnée des ressources naturelles, dont les conséquences allaient être douloureuses.

Ainsi en fut-il pour le domaine agricole, qui accapare aujourd’hui 90% de l’eau du pays. Dans un pays aride aux sols ingrats, la conquête de la souveraineté alimentaire allait s’avérer ardue. Sous le « Shah », l’importation de denrées agricoles permettait de bénéficier d’indéniables avantages comparatifs. Mais après 1979, l’heure n’était plus au doux commerce ; elle était à la consolidation de la souveraineté pour la République islamique, et à l’isolement du pays pour Washington.

Des enfants s’adonnant à la pêche sur le lac Shadegan © Vincent Ortiz pour LVSL

Pour accroître les rendements agricoles, les gouvernements iraniens ont donc puisé dans les ressources aquifères du pays, à un rythme inégalé. Les réserves des nappes phréatiques, principale source d’eau potable, en ont fait les frais. L’Iran est ainsi le troisième pays qui a subi les pertes d’eau souterraine les plus importantes ces dernières décennies, juste après la Chine et les États-Unis – mais avec une population et un territoire considérablement plus réduits. Aussi la tension s’accroît-elle sur l’autre source majeure d’eau courante du pays : les glaciers. Les fleuves qu’ils alimentent en subissent les conséquences.

Aux abords de la ville d’Ahwaz, sur une terre craquelée, Jawad montre du doigt un mince filet d’eau. « Dans mon enfance, j’avais l’habitude de jouer sur les bords du fleuve, qui s’étendait jusqu’à l’endroit où nous marchons. Depuis quelques années, les eaux qui s’écoulent des glaciers du Mont Zagros ont été détournées vers l’Est, pour alimenter l’autre partie du pays. À nos dépens. » Le fleuve Karoun, qui tire sa source des chaînes montagneuses du Nord, irrigue une bonne partie du Khouzestan, puis se jette dans un delta commun au Tigre et à l’Euphrate.

Récemment, les autorités iraniennes ont imposé une déviation aux glaciers du Mont Zagros pour privilégier la ville d’Isfahan, plus à l’Est, dont les fleuves s’asséchaient. La disponibilité de l’eau a décru de manière significative au Khouzestan, provoquant des heurts répétés. Sa qualité également : les flux d’eau pure provenant des montagnes se rétrécissant, l’impact des déchets industriels rejetés dans le fleuve s’en est trouvé décuplé. En bout de chaîne, cette décision a provoqué un incident diplomatique avec l’Irak, dont Bassora, la seconde ville du pays, dépend des glaciers du Mont Zagros et des eaux du fleuve Karoun.

Ce n’est pas simplement « l’extra-territorialité » du droit américain qui est en cause. Bien davantage, c’est la « territorialité hégémonique » de la finance – dont l’épicentre est à New York – qui permet de comprendre l’efficacité des sanctions.

On ne saurait ramener cet accroissement des tensions sur l’eau à l’embargo financier. Au sein de l’Iran, un puissant secteur agro-exportateur est attaché au statu quo pour des raisons qui n’ont qu’un rapport distant avec la souveraineté alimentaire. Les producteurs de pistaches, dont la culture requiert une déplétion particulièrement intense des eaux souterraines, ont par exemple vendu 40 % de leurs récoltes à l’étranger de 2016 à 2021. Pour autant, les sanctions empêchent tout changement significatif. En entravant l’importation de denrées, elles contraignent l’Iran à persévérer dans le modèle d’autosuffisance alimentaire impulsé par la Révolution de 1979. En induisant une pression à la baisse sur le rial, elles incitent les acteurs de l’agro-industrie à exporter leur production (de manière cachée) pour bénéficier des quelques devises qui peuvent encore entrer dans le pays.

Elles compromettent également les échanges technologiques, logistiques ou académiques avec l’étranger qui pourraient accroître l’efficacité de la gestion de l’eau. En 2018, un article du Carnegie Endowment for International Peace avertissait : « les nouvelles sanctions américaines vont probablement entraver les nécessaires échanges d’expertise [pour pallier le problème de l’eau] et radicaliser l’establishment iranien dans sa politique d’auto-suffisance ».

Sanctions et « territorialité hégémonique » de la finance

Dans la ville de Shiraz, nous entrons dans un endroit qui a tous les attributs d’une start-up européenne. À l’entrée il est demandé de se déchausser, pour rendre l’atmosphère plus friendly. Le PDG, l’une des figures de proue de la tech iranienne, expose fièrement ses accomplissements. Un « cloud » endogène a été mis en place, et l’Iran ne dépend plus de serveurs situés à l’autre bout du monde. Pour la plupart des applications occidentales prohibées en Iran, un substitut a été trouvé, d’Uber à Tinder – avec certes moins de possibilités récréatives dans ce dernier cas.

« En 2015, lorsque Barack Obama a partiellement levé les sanctions – dans le cadre du Joint Comprehensive Plan of Action (JCPOA) – nous avons commencé à nouer des liens avec des acteurs européens », se remémore notre interlocuteur. « Côté américain, aucun échange n’a jamais eu lieu. Puis, avec le retour de Donald Trump au pouvoir, tous les contacts avec les Occidentaux ont été coupés. Plus personne ne voulait prendre le risque de collaborer avec nous. »

La tech iranienne a été recluse dans un isolement croissant ces dernières années. Arvan Cloud, l’une des rares entreprises qui maintenait des liens avec l’Union européenne – et notamment des serveurs aux Pays-Bas – a été sanctionnée par cette dernière en novembre 2022 et dépossédée de ses actifs. Sous pression des États-Unis, qui ont mis l’entreprise à l’index au nom de ses liens supposés avec le régime, dans le contexte de la répression du mouvement qui a fait suite à l’assassinat de Mahsa Amini. Plusieurs de ses membres fondateurs ont pourtant ouvertement critiqué le gouvernement iranien.

À Yazd, une marche religieuse qui fait suite à la commémoration des « martyrs » de la guerre Iran-Irak, l’une des sources mémorielles de la matrice anti-impérialiste du régime © Vincent Ortiz pour LVSL

Un temps, l’Union européenne refusait d’appliquer aveuglément les sanctions américaines. En 1996, l’Iranian Sanctions Act adopté sous Bill Clinton menace les entreprises américaines et non-américaines d’une exclusion des marchés financiers dans le cas de transactions illégales. En réaction, le Conseil européen adopte une série de mesures (22 novembre 1996, 2271/96) interdisant aux entreprises européennes de se plier à cet embargo : amendes contre celles qui y céderaient, compensations monétaires pour celles qui en souffriraient. Une fermeté difficilement concevable aujourd’hui.

Cuba, Corée du Nord, Irak, Venezuela… La République islamique d’Iran n’est pas le premier système à la longévité singulière, que les sanctions américaines semblent renforcer plutôt que fragiliser.

L’autonomie du Vieux continent vis-à-vis des États-Unis devait se restreindre comme peau de chagrin. Ainsi que l’expliquent les chercheurs Grégoire Mallard et Jin Sun, ce n’est pas simplement « l’extra-territorialité » du droit américain qui est en cause. Bien davantage, c’est la « territorialité hégémonique » de la finance, dont l’épicentre est à New York, qui permet de comprendre l’efficacité des sanctions4. La crise de 2008 marque un tournant. Alors que les banques et entreprises européennes ont un besoin criant de liquidités, les États-Unis – via la FED puis la BCE – acceptent de les renflouer à condition qu’elles se plient à leurs règles.

Les acteurs européens signent des accords visant parfois à « remplacer l’intégralité de la direction de leur branche bancaire – comme dans le cas de BNP et de HSBC – par une nouvelle équipe montrant une volonté claire de coopérer avec les autorités américaines », rappellent Mallard et Sun. Pour faire montre de leur bonne foi, certaines banques recrutent même d’anciens régulateurs américains. À l’instar de HSBC, qui finit par nommer à la tête de son département compliance Stuart Levey, ex-directeur… de l’Office of Foreign Assets Control (OFAC), la branche du Trésor américain en charge de l’application des sanctions. En 2013, avec l’Anti-Money Laundering Directive Four (AMLD4), l’Union européenne devait institutionnaliser cet alignement sur les pratiques américaines en matière de réglementation financière5.

Le contexte aidant, l’OFAC durcit le ton dès 2008. Il exige l’accès aux transactions des acteurs européens, et sanctionne ceux qui auraient échangé avec l’Iran – comme BNP-Paribas en 2013, à hauteur de 9 milliards – ou ceux qui refuseraient de lever le secret bancaire – comme HSBC en 2012, juste avant la nomination de Stuart Levey. Mais l’arme la plus redoutable de l’OFAC réside dans son simple contrôle de la monnaie de réserve internationale. En 2008, il interdit aux entreprises européennes qui violeraient la loi américaine sur l’Iran de se refinancer auprès de la FED, les réduisant de facto au statut de parias des marchés financiers6.

En quelques années, un tournant à 180 degrés a eu lieu. Craignant les foudres de la loi européenne, des investisseurs, de l’OFAC et de la FED, les entreprises européennes évitent désormais tout contact, direct ou indirect, avec l’Iran. Comment s’étonner, dans ces circonstances, que les « exemptions humanitaires » prévues par les États-Unis ne soient pas respectées, et qu’aucune entreprise occidentale (à quelques exceptions près) n’ose exporter nourriture ou médicaments en Iran ?

« Néocons » et mollahs : meilleurs ennemis ?

La doctrine de « pression maximale » à l’égard de l’Iran, impulsée par Donald Trump et poursuivie par Joe Biden, semble étrangement inapte à fragiliser l’hégémonie des mollahs. La contraction de l’économie et la raréfaction des importations renforcent manifestement l’emprise de l’État, de sa branche militaro-policière et de ses milices paramilitaires sur la société. « Les sanctions et la censure sont les deux lames d’un même ciseau » déclare le directeur de l’entreprise que nous rencontrons à Shiraz. « En 2015, lorsqu’elles ont été partiellement levées, le secteur privé iranien s’est mis à bourgeonner, lui permettant de conquérir une certaine autonomie vis-à-vis du régime. Par la suite, le rétablissement de l’embargo a empêché cet écosystème de croître naturellement, et a resserré ses liens avec l’État. »

Dans la petite ville de Hamidiyeh au Khouzestan, le son de cloche n’est guère différent. À quelques centaines de kilomètres, c’est un tout autre univers dans lequel on vit : « il n’y a aucun avenir ici. Corruption, chômage, pollution de l’eau, pollution de l’air, chaleur étouffante toute l’année… Nous haïssons ce régime qui a tué nos rêves depuis de nombreuses années », déclare Jawad. Les habitants de cette région arabe, qui se plaignent fréquemment de discriminations et d’un sous-investissement anormal, expriment un rejet particulièrement fort de la République islamique. Mais le souvenir de la guerre avec l’Irak y est encore vif, tout comme le soutien occidental à Saddam Hussein, et l’identification à la cause palestinienne y demeure prégnant. « L’embargo a favorisé le développement d’une incroyable misère. Il rend la population encore plus dépendante de l’État, et des quelques miettes qu’il accepte de lui reverser. »

Cuba, Corée du Nord, Irak, Venezuela… La République islamique d’Iran n’est pas le premier système à la longévité singulière, que les sanctions américaines semblent renforcer plutôt que fragiliser. Si elles échouent à satisfaire les objectifs des « néocons », elles enrichissent une quantité considérable d’acteurs. Les entreprises américaines de l’armement et les sociétés de sécurité privée sont les bénéficiaires les plus évidents de l’accroissement des tensions avec l’Iran. Le PDG du géant Lockheed Martin avait exprimé son opposition à l’accord sur le nucléaire iranien (JCPOA) imposé par Barack Obama, au motif que son carnet de commandes s’en trouverait diminué.

Au-delà de cette nébuleuse militaro-industrielle, le secteur pétrolier connaît un boom toutes les fois qu’une nouvelle sanction est proclamée contre l’Iran. Il revient aux chercheurs Jonathan Nitzan et Shimshon Bichler d’avoir mis en évidence une corrélation serrée entre accroissement des tensions entre les États-Unis et les pays pétroliers du Moyen-Orient d’une part, hausse des profits des géants américains de l’or noir de l’autre7.

Évolution du Return on Equity du secteur pétrolier américain vis-à-vis de celui de l’ensemble des 500 acteurs à la capitalisation en Bourse la plus importante. Les périodes d’accroissement sont étroitement corrélées à l’apparition de conflits aves les pays pétroliers du Moyen-Orient. Source : Shimshon Bichler, Jonathan Nitzan, « Energy Conflicts and Differential Profits: An Update », Note de recherche, The Bichler and Nitzan Archives, 2014.

Par-delà la rhétorique incendiaire des « faucons » de Washington, la véritable fonction des sanctions n’est-elle pas de pérenniser un état de tension permanent avec une poignée de pays, pour maintenir un système économique dont la fin de la Guerre froide aurait dû signer la péremption ?

Notes :

1 Comme pour l’Iran, les sanctions financières contre le Venezuela ont été intensifiées suite à l’élection de Donald Trump. Selon une étude du Center of Economic and Policy Research (CEPR) menée en 2019, elles auraient conduit au décès de 40,000 Vénézuéliens, notamment du fait des restrictions à l’importation de produits de première nécessité. Le gouvernement iranien était quant à lui préparé – et depuis 1979 – à un tel défi.

2 Ces chiffres sont régulièrement brandis par la propagande iranienne. L’ONG qui les a fournis, la Société iranienne de la thalassémie, a démarré un procès contre l’OFAC (l’organisme américain chargé de l’application des sanctions) auprès de la Cour du district fédéral d’Oregon. Bien que de source iranienne, ils sont corroborés par l’ONU qui relève « de nombreux décès supplémentaires » parmi les victimes de cette maladie depuis 2018 en raison des sanctions.

3 Sous pression du FMI et de la Banque mondiale, ils abandonnaient progressivement le modèle « d’industrialisation par substitution aux importations » qui avait marqué les décennies antérieures. À leur encontre, l’Iran choisit la voie protectionniste et un interventionnisme étatique marqué. Pour une analyse de cette expérience singulière, voir Andreas Malm et Shora Esmailian, Iran on the Brink. Rising Workers and Threats of War, Londres, Pluto Press, 2007.

4 Grégoire Mallard et Jin Sun, « Viral Governance: How Unilateral U.S. Sanctions Changed the Rules of Financial Capitalism », American Journal of Sociology 128, 1, 2022.

5 Mallard et Sun notent qu’elle conduit à une hausse des amendes contre les acteurs qui violeraient les sanctions, ainsi qu’à une américanisation des procédures judiciaires contre les entreprises. Loin de se prétendre « neutres », les autorités compétentes ont à charge d’amasser un flot de preuves contre les inculpés, leur laissant le choix de se défendre ou de plaider coupable et de négocier une diminution de leur peine. L’effet dissuasif est indéniable.

6 Chaque entreprise européenne possède une branche new-yorkaise, dont le compte bancaire est crédité en dollars, qui lui permet d’avoir accès à la monnaie américaine. Cette branche est soumise au droit américain et directement dépendante de la FED pour son refinancement, que L’OFAC se réserve le droit d’interdire. Voir l’article de Mallard et Sun pour plus de précisions.

7 Shimshon Bichler, Jonathan Nitzan, « Energy Conflicts and Differential Profits: An Update », Note de recherche, The Bichler and Nitzan Archives, 2014. Ils mettent en évidence un phénomène a priori contre-intuitif : l’accroissement des profits pétroliers lorsque les voies d’acheminement de l’or noir sont perturbées.

Inflation tirée par les profits : quand les rapports de force s’invitent dans la hausse des prix

Inflation-profits- Le Vent Se Lève
© Éd. Joseph Édouard pour LVSL

Depuis quelques mois, les principales institutions internationales, BCE et FMI en tête, sont forcées de reconnaître que l’inflation est en partie tirée par une hausse des taux de profits des entreprises en situation de force. Cette augmentation des prix se fait au détriment du pouvoir d’achat des salariés, auxquels nombre d’acteurs gouvernementaux et médiatiques répondent que l’augmentation des salaires constituerait le principal risque de maintien d’une inflation forte. Sous couvert de pragmatisme, ce discours masque un énième déplacement du partage de la valeur ajoutée au bénéfice du capital, ainsi que la perte de pouvoir de négociation salariales pour les travailleurs entamée depuis plusieurs décennies – signe que la « courbe de Phillips » s’est aplatie. Une évolution que reconnaissent la plupart des institutions internationales… sans changer pour autant d’orientation politique.

Le 5 juin, dans une célèbre émission en prime time, le ministre de l’économie affirmait : « avant la fin du mois de juin, je publierai la liste de tous les industriels de l’agroalimentaire qui ont joué le jeu et (de ceux …) qui n’ont pas voulu faire baisser les prix de détail alors que les prix de gros baissent ». Chacun sera libre d’évaluer le degré d’exécution de cette mesure. Relevons tout de même qu’elle faisait indirectement référence à un élément d’actualité habituellement très peu mis en avant par le gouvernement : une part non négligeable de l’importance de l’augmentation des prix est purement imputable à celle des profits, une fois les causes « externes » prises en compte – reprise post-Covid, conflit ukrainien, ou encore phénomènes géologiques.

En effet, la BCE, suivie du FMI, a récemment reconnu que l’inflation était en partie tirée par une augmentation des taux de marge des entreprises, non justifiée par la « part incompressible » liée à l’augmentation des coûts de production. Cette observation détonne avec une crainte mise en avant par nombre d’acteurs politiques et médiatiques : l’inflation risquerait d’être prolongée par les revalorisation des salaires exigée par nombre de salariés et de syndicats, pour faire face à l’augmentation des prix. Face à ces demandes, les entreprises n’auraient en effet pas d’autre choix que d’augmenter les prix, provoquant donc une spirale prix-salaire. Le constat d’un mécanisme inverse, une inflation tirée par les profits, doit éclairer les nouvelles formes que prend le conflit autour du partage des richesses créées.

La mise en route des mécanismes inflationnistes

L’inflation est, à tort, souvent réduite au résultat d’une utilisation excessive de la « planche à billet ». Pour comprendre l’inflation présente, il faut examiner – cela paraît évident – le comportement des entreprises et ses causes dans cette hausse des prix. En général, une entreprise cherche a minima à couvrir ses coûts de production1. Elle y ajoute ensuite un markup, autrement dit une marge bénéficiaire, le profit, qui sert à financer les investissements internes, à accumuler une trésorerie de sécurité, mais également à rémunérer les propriétaires du capital (dividendes). C’est d’ailleurs le cœur de l’affectio societatis, la raison juridique de constitution d’une entreprise par des associés dans le Code civil : partager les bénéfices. On peut donc réduire la hausse des prix à trois causes au sein de l’entreprise : faire face à une hausse des coûts de production, produire moins que la demande, et augmenter la marge bénéficiaire, donc la profitabilité.

les salaires réels ont malgré tout diminué, avec une baisse de 2 % en 2022 et de 2,7 % aux deux premiers trimestres de 2023. L’augmentation des prix n’a pas été compensée par celle des salaires.

Qu’en est-il de l’ inflation qui touche depuis deux ans les pays développés ? Dans un premier temps, l’on trouve un ensemble de contraintes géophysiques sur la production, dépassant le seul conflit russo-ukrainien. En effet, le retour de l’inflation, et notamment celle de l’énergie, a commencé avant même le début du conflit, comme l’illustre l’augmentation des coûts des intrants, en particulier les matières premières et l’énergie. La hausse du prix de l’énergie a été de 56 % entre fin 2019 et février 2022. Concernant le pétrole brut, son prix mondial a doublé entre juin 2020 et février 2022. Le prix mondial du charbon, lui, a triplé entre juin 2020 et septembre 2021. Mais le plus flagrant réside dans la situation du gaz : en Europe, il a été multiplié par 12 entre mai 2020 et décembre 2021, contre 2,6 pour le gaz américain. Cette hausse n’est pas liée comme en 2009 à la spéculation financière, comme elle n’est pas uniquement liée à la guerre en Ukraine et à la gestion du gazoduc Nord Stream 2.

Elle est d’abord le produit du phénomène qu’est l’effondrement tendanciel des taux de retour sur l’investissement énergétique (EROI, pour Energy Return Over Investment)2 : pour dire la chose simplement, il faut désormais de plus en plus d’énergie pour extraire la même quantité de ressources fossiles, les rendant de moins en moins rentables3. Ajoutons à ces contraintes géologiques différents incidents majeurs tels que le blocage du canal du Suez en mars 2021, l’incendie dans une usine gazière en Sibérie à l’été 2021, l’ouragan Ida dans les régions productrices de pétrole du golfe du Mexique à la fin de l’été 2021, aux côtés de la reprise économique post-Covid. Tout cela parallèlement à des goulets d’étranglement suite à la sortie du Covid et des confinements, les chaînes d’approvisionnement internationales étant alors encore bien déstabilisées. Bien sûr, le conflit russo-ukrainien a largement amplifié cet état de fait.

Il faut noter que l’inflation n’a pas touché de manière uniforme les différentes catégories de la population. En cela, sa mesure par l’IPC (indice des prix à la consommation), soit le prix d’un panier de biens et de services censé être représentatif d’une consommation moyenne, est foncièrement réductrice. Cet indicateur ne permet pas d’étudier les inégalités que l’inflation génère entre les individus, produits de structures de consommation différentes : on notera notamment que les ménages les plus pauvres, pour lesquels l’énergie et l’alimentation représentent une proportion plus conséquente du budget, ont été relativement plus touchés4, une inflation moyenne de 5 % pouvant cacher une inflation alimentaire et énergétique de 13 %.

Face à cette baisse du pouvoir d’achat, nombre d’organisations syndicales réclament le retour de « l’échelle mobile », c’est-à-dire de l’indexation des salaires sur l’inflation. Quid, alors, de l’évolution des salaires dans le contexte inflationniste 5?

La spirale prix-salaire : spectre ou épouvantail ?

Depuis le début de la période inflationniste, une musique récurrente se fait entendre : alléger le poids de l’inflation en indexant les salaires sur la hausse des prix provoquerait un cercle vicieux, une spirale inflationniste nommée « spirale prix-salaire »6. Autrement dit, l’augmentation des salaires induirait aussi une hausse des coûts de production, ce qui forcerait mécaniquement les entreprises à augmenter du même montant leurs prix, provoquant un nouveau cycle de négociation. Selon l’expression du gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, en mai 2022, le supplément de salaire est alors « bouffé dans les mois qui suivent ».

Et d’ajouter que les augmentations généralisées de salaires avaient « toujours provoqué des spirales prix-salaires », notamment dans les années 1970. L’inflation due jusqu’ici à des causes exogènes et importées deviendrait alors « sous-jacente », inhérente aux comportements des agents (core inflation, en anglais). Résister à la tentation de l’indexation des salaires serait donc nécessaire afin d’empêcher l’amplification d’une inflation devenue hors de contrôle. Selon ses détracteurs, l’indexation, en plus d’être déstabilisatrice d’un point de vue macroéconomique, en deviendrait presque une mesure indubitablement antisociale. Certains, comme le gouverneur de la Banque d’Angleterre ou le ministre allemand des finances sont même allés jusqu’à appeler à « une restriction dans les négociations salariales ».

C’est donc cette musique, souvent mobilisée pour justifier des politiques de modération salariale7, qui est reprise par le gouvernement dans le cadre actuel et souvent accompagnée d’un discours sur la compétitivité des entreprises françaises. Bruno Le Maire expliquait ainsi en novembre 2022, à l’ouverture des débats au Sénat sur la loi de programmation budgétaire, qu’il était primordial d’« éviter la spirale inflationniste qui avait été provoquée dans les années 1970 par une augmentation générale et automatique des salaires totalement découplée de la productivité du travail ». Paroles surprenantes, quand on connaît le décrochage que la rémunération du facteur travail par rapport à l’augmentation de sa productivité a connu depuis les années 1980. En l’espèce, le gouvernement n’a pas choisi d’aller dans le sens du rattrapage des salaires.

Evolution de la productivité moyenne, du SMIC et du salaire moyen, en base 100 en France de 1980 à 2010 (Sources : Insee et OCDE, graphique par Factsory)

Que se passe-t-il donc au niveau des salaires français ? Il est vrai que les négociations salariales sont effectivement de retour depuis 2021. Les revalorisations du SMIC, ayant eu lieu 10 fois depuis 2021 avec un taux de croissance sur 2022 de 6,6 %, ont donné l’illusion d’un rattrapage des salaires sur l’inflation, pourtant sans répercussion sur le reste des salaires et provoquant même un tassement par le bas des faibles salaires (même ces revalorisations sont remises en cause car elles risqueraient de pousser à rediscuter les minima de branches au détriment de la productivité…).

l’érosion syndicale, la désindustrialisation, les délocalisations (…) ont profondément abîmé les capacités de négociation salariale des travailleurs, au point que la courbe de Phillips est empiriquement considérée comme « aplatie »

Pourtant, même si les salaires nominaux ont augmenté, ce sont des hausses seulement d’1,5 % en 2021, 3,2 % en 2022 et 2,4 % aux deux premiers trimestres de 2023. S’il y a donc bien eu une réaction des salaires, celle-ci n’a pas été suffisante pour faire face à l’inflation, et cette hausse est par ailleurs gonflée par la sortie massive du chômage partiel. Or, en moyenne annuelle, l’inflation a atteint 5,2 % en 2022 et reste relativement stable les deux premiers trimestres, avec une légère baisse en juin. Le résultat est que les salaires réels, qui représentent le pouvoir d’achat, ont malgré tout diminué, avec une baisse de 2 % en 2022 et de 2,7 % aux deux premiers trimestres de 2023. L’augmentation des prix n’a pas été compensée par celle des salaires. Ainsi, même si les négociations salariales prennent plus de temps que l’ajustement des prix des entreprises, la spirale prix-salaire tant évoquée semble pour l’instant inexistante – des mécanismes comme le versement de la « Prime de partage de la valeur » (PPV), en moyenne de 900€/an, ayant par ailleurs réduit ce risque.

Plus largement, et cela hormis pour les États-Unis qui sont concernés par des tensions très fortes sur le marché du travail, le risque de spirale prix-salaire est très modéré dans les économies développées comme le montrent deux études de la Banque des règlements internationaux (BRI)8 du fait d’un réel changement de régime dans les capacités de négociation salariale ces dernières décennies9. En effet, la théorie néo-classique et plus généralement l’économie mainstream postulent l’existence d’une capacité de négociation salariale forte pour les travailleurs, liée aux tensions sur le marché du travail et aux anticipations d’inflation. C’est la courbe dite de « Phillips ».

Sommairement, si le chômage est faible et/ou les travailleurs anticipent une baisse de leur pouvoir d’achat, ces derniers peuvent négocier de meilleurs salaires. Si cette relation était plus ou moins vérifiée empiriquement dans une grande partie du XXème siècle, l’érosion syndicale, la désindustrialisation, les délocalisations et la mise en concurrence des travailleurs dans la mondialisation des chaînes de valeur, le détricotage des Codes du travail et des protections de l’emploi10, la flexibilisation du marché du travail, le développement des contrats à durée déterminée, des mi-temps anglais ou des « jobs à 1 euro » allemands depuis la fin des années 1970 ont profondément abîmé les capacités de négociation salariale des travailleurs, au point que la courbe de Phillips est empiriquement considérée comme « aplatie » dans la plupart des pays développés11, comme le montre une récente étude de la Réserve Fédérale américaine, justement intitulée « Who Killed the Phillips Curve? A Murder Mystery ».

La stagnation des salaires réels suite à la crise de 2008 en parallèle d’une hausse des profits conforte cette tendance. Et ce, alors même que le chômage est aujourd’hui relativement faible et pourrait justifier des pressions salariales vers le haut12. Plus largement, le discours autour de la prévalence historique des spirales prix-salaire semble davantage constituer un épouvantail qu’autre chose.

Une étude du FMI de 2022 n’a identifié au niveau mondial que 79 épisodes depuis 1960, dont une minorité dépassant deux ans. Il s’agit donc d’un phénomène économique très rare. Plus spécifiquement, les discours invoquant la spirale prix-salaire font souvent référence à la période 1970 de « stagflation » (stagnation économique couplée à inflation) faisant suite aux chocs pétroliers, où les travailleurs auraient maintenu et renforcé l’inflation issue de ce choc d’offre par la négociation continue de meilleurs salaires. Cela alors même que l’inflation était de 23 % au Royaume-Uni, 14 % aux USA, 13,5 % en France, situation incomparable avec celle qui prévaut aujourd’hui. Or, cette étude infirme même cet épisode.

Par exemple, l’épisode américain de 1973 suite au premier embargo pétrolier de l’OPEP a vu l’inflation des prix s’envoler pendant cinq trimestres supplémentaires avant de commencer à diminuer en 1975. Cependant, la croissance des salaires nominaux n’a pas augmenté, ce qui a entraîné une baisse de la croissance des salaires réels. Il n’y a pas eu d’effet de rattrapage.

Pourtant, c’est cette théorie qui a servi de fondement au Volcker’s shock, la politique de remontée drastique des taux d’intérêts par la Réserve Fédérale américaine sous la présidence de Paul Volcker, qui a bien participé à réduire l’inflation sur la décennie 1980 aux côtés d’autres facteurs, au prix de la destruction partielle de l’économie américaine et d’une multiplication par deux du taux de chômage. C’est un remède à la façon de Molière : tuez le malade, au moins il meurt en bonne santé.

Néanmoins, rien ne dit que si l’on indexait les salaires, la spirale serait ne déclencherait pas. Mais si elle se déclenchait, ce ne serait pas forcément parce que les entreprises monteraient leurs prix pour ne pas couler, mais aussi parce qu’elles voudraient conserver leurs taux de marge, donc in fine leurs profits.

Le silence autour du rôle des taux de profit

La question de la capacité de négociation salariale des travailleurs invisibilise la capacité des entreprises à gonfler leurs marges en augmentant les prix. Si ce sont elles qui sont en position de force, elles peuvent imposer une augmentation des prix, sans que les travailleurs ne réussissent à imposer une augmentation des salaires en réponse.

Là devrait être le vrai point de vigilance : l’alimentation de l’inflation par la hausse des taux de marge d’entreprises, généralement les plus grandes et puissantes, utilisant les récents chocs comme opportunités pour gonfler les prix.

Face à la situation inflationniste, les entreprises sont elles aussi incitées à protéger leurs marges bénéficiaires en augmentant leurs prix, et même à augmenter leurs marges au-delà de l’impact négatif lié au renchérissement des intrants, cela pour plusieurs raisons : tentative de rattrapage des pertes de revenus réels liés aux chocs des trois dernières années (crise sanitaire, confinements, inflation énergétique importée), volonté de renforcer leur trésorerie dans un environnement hautement incertain, ou tout simplement dans une logique de maximisation des profits pour versement en dividendes – ce qui impliquerait une inflation influencée par les hausses des marges.

Précisons que même le maintien d’un taux de marge constant n’est pas innocent : si des entreprises doivent naturellement augmenter leurs prix pour ne pas faire faillite ou licencier face à ces chocs exogènes, celles qui les augmentent pour maintenir leur taux de marge alors qu’une compression de ce dernier ne les mettrait pas pour autant en danger démontrent leur pouvoir de fixation des prix.

Il s’avère que l’existence d’une inflation tirée par les profits – surnommée greedflation dans le monde anglo-saxon – est devenue aujourd’hui évidente pour un ensemble d’acteurs institutionnels. Des institutions faisant usuellement appel exclusivement à une théorie économique que d’aucuns qualifieraient de mainstream ont opéré un changement de discours concernant les causes actuelles de l’inflation. Ainsi, le chef économiste du FMI ne se disait pas inquiet quant à l’apparition d’une boucle prix-salaire qui impacterait la croissance cette année, et plaidait même pour une augmentation des salaires13.

Les banques centrales ont également été obligées de se rendre à l’évidence : la présidente de la BCE, Christine Lagarde, a déploré lors d’une conférence de presse sur les causes de l’inflation le 16 mars dernier le fait que « beaucoup d’entreprises ont pu accroître leurs marges dans des secteurs ayant subi les restrictions de l’offre et la résurgence de la demande », et a mis en garde contre le risque de poursuite de l’inflation. On notera enfin que même les travaux menés par nombre d’instituts de recherche du secteur privé financier ont reconnu que l’inflation était désormais alimentée au moins à moitié par une augmentation des profits (à l’instar de Natixis ou d’Unicredit).

En l’espèce, la France est concernée selon l’Insee. Les entreprises ont récemment connu une croissance significative du taux de marge, en plus d’avoir globalement répercuté le renchérissement des intrants sur les prix de vente. Après un record historique mi-2021 avec un taux de 36 % (il faut remonter à 1949 pour une telle valeur) suite à la reprise post-Covid et aux aides publiques, puis une dégradation suite aux problèmes d’accès aux ressources et à la guerre en Ukraine, le taux de marge global a augmenté nettement à partir de fin 2022 et au premier semestre 2023, avec un taux à la fin du deuxième trimestre qui s’établirait à 33,5 %, soit deux points de plus que son niveau moyen de 2018, pré-Covid.

Taux de marge des sociétés non-financières (SNF) en % de la valeur ajoutée (Source : Insee, 2023).

Il y a évidemment de fortes variations selon les secteurs. Plus spécifiquement, pour l’industrie agroalimentaire, après une forte diminution en 2021, son taux de marge a connu un important redressement en particulier au second semestre 2022 dépassant les valeurs moyennes, ainsi qu’au premier semestre 2023, pour atteindre un record de 48 % de marge14.

Ainsi, l’augmentation des taux de marge a bien contribué à l’inflation en 2022 et 2023. En termes de contribution, cette hausse des profits représente 41 % de la hausse des prix de production agro-alimentaires au dernier trimestre 2022, et 61 % pour les produits non-agricoles. Reste à savoir si cela est juste une relation comptable agrégée, ou découle de l’action intentionnelle d’entreprises. Il est vrai que la réduction des impôts de production et le contrecoup de l’arrêt du versement des PPV à la fin 2022 gonflent par eux-mêmes les taux de marge sans aucune action des entreprises.

Mais la hausse est si élevée, de par ces niveaux records, qu’elle ne peut être réduite à cela. Si la compression des taux de marge en 2021 suite au renchérissement des intrants a permis d’atténuer l’inflation et son impact sur les consommateurs, la hausse actuelle des taux n’est pas seulement un effet de rattrapage « entendable » suite à cette compression et à l’impact de la crise sanitaire, mais constitue un réel dépassement par rapport à 2018, laissant supposer que des entreprises profitent abusivement du signal-prix brouillé.

Là devrait être le vrai point de vigilance : l’alimentation de l’inflation par la hausse des taux de marge d’entreprises, généralement les plus grandes et puissantes, utilisant les récents chocs comme opportunités pour gonfler les prix. Face à cela, ce ne sont pas seulement les ménages qui sont touchés : de plus en plus de petites entreprises, PME comme TPE, font faillite car ne pouvant plus payer les frais fixes et n’étant pas en capacité de rembourser les prêts de relance économique (PRE) du « quoi qu’il en coût », et les autres dettes : jusqu’ici, 2023 enregistre le plus grand nombre de faillites depuis 2016.

Et cette situation semble être généralisée en Europe et dans un grand nombre de secteurs15, dépassant le simple secteur de l’énergie qui voit ses taux de marge exploser. Le FMI a mené en juin dernier un important travail de décomposition des facteurs de l’inflation, montrant qu’au niveau de la zone euro, la hausse des profits est responsable de près de la moitié de l’inflation en 2022 et première moitié de 2023 – comme on l’observe sur le graphique qui suit.

Ces pratiques vont des supermarchés aux concessionnaires automobiles, du transport maritime à l’industrie agroalimentaire, utilisant guerre, sécheresse et résurgence de la demande post-pandémique pour maximiser leurs profits. Les déclarations des entreprises elles-mêmes le confirment. Dans une enquête de mars 2022, 56 % des détaillants américains ont déclaré que l’inflation leur avait permis d’augmenter leurs prix au-delà de ce qui était nécessaire pour compenser l’augmentation des coûts, et 63 % des grandes entreprises ont indiqué qu’elles utilisaient l’inflation pour augmenter leurs bénéfices. Notons que Michel-Edouard Leclerc, pourtant dirigeant d’une des plus importantes enseignes de grande distribution française, a appelé lors d’une interview donnée le 30 juin 2022 à BFMTV à l’ouverture d’une commission d’enquête sur les origines de l’inflation », car selon lui « la moitié des hausses de prix demandées par les industriels ne sont pas transparentes mais au contraire suspectes ».

D’autres chefs d’entreprises abondent en ce sens, mais en se vantant de leur capacité à récupérer du profit. Dans le Financial Times, le directeur financier de Mercedes-Benz annonçait dès fin 2021 : « nous allons sciemment sous-approvisionner la demande, quand celui de BMW déclarait que la compagnie avait « connu une amélioration significative de son pouvoir de pricing au cours des 24 derniers mois », expliquant qu’ils comptaient « clairement poursuivre … la façon dont nous gérons l’offre pour maintenir notre pouvoir de fixation des prix au niveau d’aujourd’hui ».

Ce phénomène est ainsi visible dans toute la chaîne de production mondiale. Les quatre géants mondiaux de l’agroalimentaire, ABCD (ADM, Bunge, Cargill et Louis Dreyfus) ont vu leurs bénéfices grimper de 255 % (total de 10,4 milliards de dollars) entre 2019 et 202116. Plus étonnamment, cela s’est produit sur différents types de marchés : dans des monopoles autorisés par l’État, dans des industries dominées par des cartels, mais aussi sur des marchés « concurrentiels », alors même que la théorie néo-classique voudrait que la concurrence empêche cette hausse des marges généralisée, les entreprises qui essaieraient étant balayées par les autres et le mouvement des consommateurs17. Tout cela démontre un problème systémique : ce ne sont pas juste quelques déviations de passagers clandestins, mais une évolution structurelle qui risque de s’installer pour durer.

Inflation is conflict

La focalisation sur la spirale prix-salaire face au rôle des profits n’est pas sans rapport avec l’invisibilisation d’un autre phénomène : la modification progressive du partage de la valeur ajoutée, des salaires vers les profits. S’il est commun dans l’économie orthodoxe de considérer que la part du travail et la part du capital dans la distribution du revenu est historiquement fixe (elle l’était dans la première moitié du XXème siècle, Keynes en parlait comme « a bit of a miracle ») la réalité empirique des dernières décennies est tout autre.

On peut observer trois faits stylisés. Premièrement, une baisse tendancielle et structurelle de la part des salaires, au bénéfice de la part des profits, passant de 66,1 % à 61,7 % en moyenne dans la majorité des pays de l’OCDE entre 1990 et la fin des années 200018. Ces analyses empiriques sont partagées par la Commission européenne19, le FMI20, le BIT21 ou encore la BRI22.

Evolution de la part des salaires dans le PIB, en France, depuis 1975 (données EUROSTAT, coût des facteurs en prix courant).

Néanmoins, malgré ce partage primaire, l’existence de profits n’implique pas nécessairement leur redistribution en dividendes. Ils peuvent (et doivent) également être retenus pour servir à financer les investissements de l’entreprise, et permettre la croissance, et ainsi des embauches, ou une hausse des salaires, selon le fameux « théorème » de l’ancien chancelier allemand Schmidt : « les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain ». Malheureusement, le second fait stylisé infirme ce théorème, de par la stagnation des taux d’investissement ces dernières décennies, en France comme en Europe, malgré la hausse généralisée.

Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi l’inflation par les profits est un phénomène peu discuté dans le discours public dominant. C’est un phénomène distributif découlant de rapports de force

Cela implique que les nouveaux profits sont versés en dividendes23. Cette stratégie court-termiste de satisfaction des actionnaires a pu mettre des entreprises en danger, en ne faisant pas les investissements nécessaires à leur survie. ENGIE en est un exemple, accumulant plus de 784 millions d’euros de pertes entre 2011 et 2021, tandis qu’elle versait à ses actionnaires la somme considérable de 23,6 milliards d’euros au cours de cette période comme le notait Oxfam France24. Une partie des profits a également alimenté un rachat massif d’actions (en 2011 en France, cela représentait 12 % des paiements aux actionnaires et ce chiffre est passé à près d’un tiers en 2021), constituant donc également une forme de rémunération pour les actionnaires. Ainsi, l’argument de la modération salariale de court terme au service des salariés à long terme ne tient pas, les taux de marge augmentant mais pas le taux d’investissement, ni en Europe, ni aux États-Unis (exception faite de nos amis danois).

Ces deux faits convergent en toute logique vers le troisième : une redistribution massive du revenu national, des salaires vers les dividendes versés25. Ainsi, entre 2011 et 2021, dans les 100 premières entreprises françaises cotées, la dépense par salarié n’a augmenté que de 22 %, tandis que les versements aux actionnaires ont augmenté de 57 %. Or, une des propositions essentielles de la théorie néo-classique et plus largement de l’économie mainstream – encore au coeur des modèles macroéconomiques utilisés à Bercy ou à la Commission européenne – est que la rémunération des facteurs de production (travail et capital) ne dépend que de leur productivité marginale, et donc des propriétés technologiques du système productif.

Si le capital devient plus efficace, alors les gains de productivité augmentent le rendement du capital. Idem pour le travail. Or, cela pose deux problèmes. D’une part, la répartition de la valeur découlerait de facteurs purement techniques, pas des dynamiques socio-politiques ou des rapports de force (ce qui a été de nombreuses fois empiriquement réfuté). D’autre part, si le travail devient plus productif, les salaires devraient absorber ses gains. Pourtant, on l’a vu plus haut, on ne peut que constater un décrochage entre productivité et salaires.

La situation actuelle ne fait que confirmer la prédation du capital au sein du conflit dans la distribution de la valeur, et cela depuis des décennies – désormais reconnue même chez Bloomberg. Il est aujourd’hui en plus doublé d’un conflit sur la répartition du poids de l’inflation entre travail et capital. Il s’agit là d’une actualisation de ce qu’il faut bien appeler lutte des classes. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi l’inflation par les profits est un phénomène peu discuté dans le discours public dominant. C’est un phénomène distributif découlant de ces rapports de force – une idée que l’on retrouve au cœur des travaux de l’économiste post-keynésien et marxiste Michał Kalecki, à la fois allié de Keynes et adversaire plus radical que ce dernier26.

L’inflation peut donc être vue comme un produit des rapports de force au sein de l’appareil productif : pour Kalecki, si les salariés sont en situation de rapport de force, ils sont susceptibles d’être à l’origine d’une hausse de salaire provoquant de l’inflation. Si ce sont les « capitalistes » qui le sont, ils peuvent se permettre d’augmenter leur marge, et donc des prix, sans augmentation des salaires. Ainsi, le discours autour du risque d’une spirale prix-salaire apparaît comme un moyen commode de faire oublier que le rapport de force est en défaveur des salariés.

Quelles mesures contre l’inflation face à la nouvelle forme du conflit autour de la valeur ajoutée ?

Quelles politiques publiques sont donc possibles face à cette inflation tirée par les profits ? Tout est ici un arbitrage entre salaire et profit : pour ramener les salaires réels à leur niveau pré-pandémie pour la fin de l’année 2024 tout en faisant décroître l’inflation jusqu’à son taux cible de 2 %, ils devraient croître de 5,5 %, et surtout, la part des bénéfices devrait tomber à son niveau le plus bas depuis le milieu des années 1990 (à productivité constante) – encore une fois une question de répartition. Sans action politique pour mettre fin à cette logique, le retour à la cible de 2 % d’inflation mise en avant par les institutions européennes deviendrait irréalisable en plus de modifier les anticipations des agents.

Au-delà du problème des sources de l’inflation, c’est bien l’obsession pour la stabilisation de l’inflation qui permet de maintenir un discours contre les politiques de hausses de salaires. Obsession qui est au cœur des politiques monétaires, au détriment d’autres enjeux comme l’emploi, et malgré le piège d’une crise déflationniste qu’une trop faible inflation pourrait provoquer.

Volcker, tout juste nommé à la tête de la Réserve fédérale n’avait ainsi pas hésité à déclarer au Congrès que pour se débarrasser de l’inflation, « le niveau de vie de l’Américain moyen [devait] baisser », assumant parfaitement le coût social de la politique monétaire, son fameux « choc », qu’il allait mener. La logique de la montée actuelle des taux par les banques centrales est similaire, malgré leurs digressions sur la promesse d’« une désinflation sans récession »27. Il est d’autant plus cocasse de relever que la hausse des profits ralentit l’impact désinflationniste desdites politiques monétaires, car offrant aux entreprises un airbag de trésorerie pour y résister plus longtemps.

Moins que le contrôle des prix, qui risque en effet d’affaiblir les entreprises réellement touchées par la hausse des coûts de production, notamment les PME, le contrôle des taux de marge semble donc être une possibilité intéressante. Une telle mesure a été mise en place par l’administration Roosevelt durant la Seconde Guerre mondiale, à travers l’établissement de l’Office of Price Administration en 1941, contrôlant prix à la consommation comme loyers.

De la même manière, il y a déjà un mécanisme relativement similaire en France dans les Outre-Mer à travers le Bouclier Qualité Prix, réunissant Préfet, associations de consommateurs et entreprises de manière coopérative. Quelques décennies plus tôt, le ministre des finances Raymond Barre – tout sauf marxiste – avait mis en œuvre un contrôle similaire des prix. Aujourd’hui, un tel dispositif ne permettrait pas de faire disparaître l’inflation incompressible induite par la hausse du coût d’extraction des énergies fossiles, mais au moins d’en limiter significativement les effets, en s’attaquant aux bénéfices des « profiteurs de guerre ».

Enfin, l’usage des profits eux-mêmes pourrait être questionné. Plutôt que d’alimenter des dividendes croissants, ils pourraient être réalloués pour financer des investissements, nécessaires dans le cadre du changement climatique, et qui permettraient de mettre en place une transition énergétique, seule politique permettant de résoudre la part de l’inflation causée par les matières premières et notre dépendance à l’importation de ces dernières28. Cela impliquerait un grand retour de l’instrument fiscal.

Des solutions politiques à disposition de Bercy existent donc, en alternative aux supplications du ministre de l’économie face aux entreprises. Mais une fois les causes de l’inflation comprises, lutter contre implique de s’attaquer à la racine du problème, en s’opposant à un système favorisant la rémunération du capital, au détriment des salariés et des investissements. Au vu de certaines urgences, climatiques par exemple, le « pragmatisme économique » appartient-il vraiment au camp qui s’en revendique ?

Notes :

1 Comprenant les salaires, les consommations intermédiaires comme l’énergie et les matières premières, mais aussi les intérêts des prêts etc.

2 Court, V. and Fizaine, F. (2017). “Long-Term Estimates of the Energy-Return-on-Investment (EROI) of Coal, Oil, and Gas Global Productions”, Ecological Economics 138: 145-159.

3 C’est l’effet « reine rouge », comme dans Alice au pays des merveilles : il faut courir de plus en plus vite pour ne serait-ce que faire du surplace. D’où la distinction fondamentale entre ressources fossiles (l’ensemble des quantités de matières fossiles présentes sur Terre) et réserves (le sous-ensemble des ressources qui est à la fois technologiquement et économiquement exploitable).

4 Insee (2022). “Focus – Depending on their energy and food expenditure, some household categories are exposed to apparent inflation that may differ by more than one point from the average”, in Insee, (2022). Economic outlook – June 2022.

5 L’Institut Rousseau (septembre 2022) et l’Institut La Boétie (décembre 2022), lié à la France Insoumise, font des propositions allant d’une indexation des seuls faibles salaires à une indexation généralisée.

6 Les sources sont nombreuses, mais l’on pourra par exemple la déclaration de Christine Lagarde sur le blog de la BCE en juillet 2022, “Maintenir la stabilité des prix”.

7 Ainsi, en 2007, le gouverneur de la BCE Jean-Claude Trichet expliquait à la Confédération européenne des syndicats à Séville que les accords salariaux générés ne devaient surtout pas générer de hausse l’inflation, alertant sur la baisse du pouvoir d’achat des salariés qui adviendrait, et donc sur le risque de spirale prix salaires.

8 Borio, C., Lombardi, M.J., Yetman, J. and Zakrajsek, E. (2023) “The two-regime view of inflation,” BIS Papers, Bank for International Settlements (Basel), number 133.

9 Boissay, F., De Fiore, F., Igan, D., Pierres-Tejada, A. and Rees, D. (2022). “Are major advanced economies on the verge of a wage-price spiral?”, BIS Bulletin N°53, Bank for International Settlements, Basel.

10 Une analyse de la concentration du marché du travail amène l’OCDE, dans son rapport sur l’emploi de 2022, à conclure qu’au moins un travailleur sur six est employé dans un marché monopsone, dans lequel les employeurs bénéficient d’un pouvoir quasi unilatéral pour fixer les salaires et les conditions de travail. Cela se traduit par des taux d’emploi et des salaires bas, ainsi que par une baisse de la qualité de l’emploi.

OCDE (2022). Employment outlook 2022 : Building Back More Inclusive Labour Markets. OCDE (Paris).

11 Par exemple, pour les USA, voir l’étude de la Réserve fédérale, et pour l’Italie, voir Lombardi et al. (2023).

12 Il est piquant de constater que l’OCDE, institution pourtant souvent qualifiée de néolibérale, appelait déjà les gouvernements de l’OCDE dans son même rapport de 2022 cité supra à renforcer le pouvoir de négociation collective des travailleurs et à soutenir les syndicats (incluant leur extension en taille).

13 Blog du FMI: “Europe’s Inflation Outlook Depends on How Corporate Profits Absorb Wage Gains”, Niels-Jakob Hansen, Frederik Toscani, Jing Zhou, 26 juin 2023.

14 Précisons pour le secteur agro-alimentaire qu’il y a tout de même toujours un effet de décalage, car les intrants sont achetés en amont par contrats à terme, faisant que leur production doit être écoulée au prix fort même en cas de réduction présente des prix des intrants. Enfin, dans les secteurs particulièrement touchés par la hausse du prix des intrants, des firmes ont préféré réduire leur taux de marge, que perdre en compétitivité.

15 Par exemple, dans le cas du pays européen le plus susceptible d’être victime d’une spirale prix-salaire, le Royaume-Uni, le principal syndicat britannique du secteur privé, Unite, a analysé les 350 premières entreprises cotées à la Bourse de Londres (FTSE 350), et identifié que les marges bénéficiaires moyennes sont passées de 5,7 % au premier semestre 2019 à 10,7 % au premier semestre 2022, un taux strictement supérieur à celui pré-crise sanitaire.

16 De même, les dix premiers fabricants mondiaux de semi-conducteurs ont réalisé 55 milliards de dollars sur la période, soit 96 % de plus.

17 De même, la concentration du marché dans certains secteurs (grande distribution, transports…) et l’existence de monopoles permis par l’Etat (énergie, distribution d’électricité…) renforcent le pouvoir de pricing. Enfin, le fait que toutes les entreprises soient théoriquement impactées par l’inflation importée des ressources sans en être responsables leur permet d’augmenter simultanément leur prix par collusion implicite, c’est un effet d’aubaine (la fixation du prix sur un marché même concurrentiel est finalement centralisé en termes de norme « sociale »).

18 OCDE (2012). Employment Outlook, 2012 (Paris).

19 European Commission (2007). “The labour income share in the European Union”, in Employment in Europe 2007, Directorate-General for Employment, Social Affairs and Equal Opportunities (Brussels), pp. 237–72.

20 IMF (2007). “The globalization of labor”, in World Economic Outlook, April 2007: Spillovers and cycles in the world economy (Washington, DC), pp. 161–92.

21 ILO (2012). Global Wage Report 2012/13: Wages and equitable growth (Geneva).

22 Bank for International Settlements (BIS). 2006. 76th Annual Report (Basel).

23 Lié au phénomène de financiarisation, depuis les années 1980: l’un des impacts de la financiarisation a ainsi été une refonte du partage de la valeur ajoutée, au bénéfice des dividendes, au détriment des salaires (ce qui fournit d’ailleurs l’une des explications du décrochage des salaires par rapport à l’augmentation de la productivité), mais aussi des investissements productifs. C’est l’une des conséquences du changement de doctrine d’entreprises durant les années 1970 aux États-Unis, faisant passer d’une doctrine « retain and reinvest » à « downside and distribute », comme expliqué par William Lazonick et Mary O’Sullivan dans “Maximizing shareholder value: a new ideology for corporate governance” (2000, Economy and Society). Concernant le fait que ce phénomène se fait en effet au détriment de l’investissement, on citera l’étude de Engelbert Stockhammer, “Financialisation and the slowdown of accumulation” (2004, Cambridge Journal of Economics).

24 Oxfam France (2023). Top 100 des Entreprises : L’Inflation des Dividendes, Oxfam France (Paris).

25 On relèvera au passage qu’hormis Eurostat, aucune institution ne publie de tables de données sur la distribution de la valeur entre salaires, investissement et dividendes, mais seulement quelques rapports épars, montrant leur déconnexion des réalités socio-économiques.

26 Position défendue il n’en reste par des économistes également du privé, comme l’économiste en chef de Natixis Patrick Artus.

27 En effet, loin du « ratio de sacrifice » qui renvoie au prix à payer en termes de chômage et de croissance pour réduire l’inflation, les théories macro-monétaires dominantes à la Lucas (Nobel 1995) et Sergent (Nobel 2011) considèrent que, si la banque centrale est crédible, il suffirait pour elle de s’engager à une politique désinflationniste, et la désinflation serait immédiate et sans récession car les agents réduiraient leurs anticipations d’inflation en conséquence au niveau ciblé, la ramenant à ce niveau sans impact sur le reste de l’économie. Les banquiers centraux aimeraient que les politiques monétaires soient si simples à mener…

28 Plusieurs propositions ont été faites à ce sujet. Voir le rapport de l’Institut Rousseau, “2 % pour 2°C ! Les investissements publics et privés nécessaires pour atteindre la neutralité carbone de la France en 2050”.

Vers un défaut de paiement des États-Unis ?

© Louis Hevier-Blondel pour LVSL

Le bras de fer qui oppose Démocrates et Républicains pour relever le plafond de la dette inquiète de manière croissante les marchés financiers. En cas d’échec des négociations, les États-Unis pourraient faire défaut, provoquant une crise financière mondiale susceptible d’entraîner une grave récession. La situation découle pourtant d’un problème purement politique, qui n’a aucun lien avec des fondamentaux économiques et financiers.

La presse économique internationale et les milieux financiers ne parlent plus que de ça : le spectre d’un défaut de paiement des États-Unis. Le gouvernement fédéral américain a en effet atteint le plafond de dette publique autorisé par le Congrès, relevé à 31381 milliards de dollars en décembre 2021. Dans un courrier remis aux parlementaires, Janet Yellen, ancienne présidente de la FED et désormais secrétaire au Trésor de l’administration Biden (l’équivalent du ministre des Finances) estime que le gouvernement ne sera plus en mesure d’honorer ses obligations dès le 1er juin. Si le Congrès ne relève pas le plafond de la dette d’ici là, la première économie mondiale sera de facto en situation de faillite. Le problème n’a rien d’économique ou de financier, il s’agit purement d’une crise politique provoquée par des limites artificielles et l’extrémisme de responsables politiques déterminés à jouer avec le feu. Mais il cause déjà de sérieux remous sur les marchés.

Une aberration politique dénuée de toute rationalité financière

Un État comme la France doit emprunter sur les marchés pour financer son déficit public. Ces emprunts viennent s’ajouter à la dette existante et sont remboursés moyennant intérêt. Il n’y a pas de limite théorique au montant de la dette d’un État : tant que des créanciers souhaitent lui prêter de l’argent, il est possible d’utiliser les nouveaux emprunts pour rembourser les obligations existantes et « rouler la dette ». La faillite intervient lorsque l’État choisit de ne plus honorer ses créances (que ce soit en suspendant le paiement des intérêts ou en arrêtant de payer ses fonctionnaires et autres factures) ou qu’il y est contraint par le refus des investisseurs de lui prêter de l’argent à un taux acceptable pour financer ses dépenses. 

Les États-Unis ne sont pas dans ce cas de figure. Contrairement aux États de la zone euro, ils disposent de leur propre banque centrale. Et contrairement à de nombreux pays en voie de développement, leur dette est libellée dans leur propre devise : le dollar. Pour dépenser de l’argent, les États-Unis n’ont donc pas à l’emprunter. Au contraire, « ce sont les dépenses autorisées par le Congrès qui entraînent une création monétaire de la part de la FED » rappelle l’économiste Stéphanie Kelton. Cette institution crédite les comptes du gouvernement fédéral du montant voté par le Congrès, qui émet des bons du Trésor pour compenser son bilan. L’émission de ces obligations ne constitue pas une contrepartie indispensable. La FED peut racheter les bons qui ne trouveraient pas preneurs ou simplement conserver la dette de l’État fédéral à son bilan. Le point important à retenir est que l’État américain ne peut pas faire faillite. Du moins en théorie.

En pratique, une loi datant de 1917 instaure un plafond maximal à la dette que le gouvernement fédéral peut encourir. Ce plafond a été relevé d’un montant arbitraire par un vote au Congrès 78 fois depuis 1960, sans aucune conséquence macroéconomique notoire. Ce mécanisme, qui n’existe dans aucun autre pays à l’exception du Danemark, est particulièrement critiqué par les économistes et experts financiers. Quatre anciens secrétaires au Trésor démocrates et républicains (Bob Rubin, Larry Summers, Paul O’Neill, and Tim Geithner) ont publiquement demandé la suppression du plafond. Tout comme de nombreux anciens présidents de la FED, dont Janet Yellen, Ben Bernanke et le très libéral Alan Greenspan. Même l’agence de notation Moody’s partage cet avis.

Refuser de relever le plafond reviendrait à refuser de payer la note du restaurant après avoir terminé son repas.

Autrement dit, le plafond n’est qu’une limite artificielle résultant d’une décision politique. Sa légitimité est d’autant plus contestée que le relèvement du plafond ne vise pas à permettre des nouvelles dépenses, mais à honorer des créances déjà votées et affectées dans le budget fédéral. Ainsi, refuser de relever le plafond reviendrait à refuser de payer la note du restaurant après avoir terminé son repas.

Pourtant, depuis 2011, le Parti républicain a utilisé cette limite pour exercer une forme de chantage auprès des présidents démocrates (Obama en 2011 et 2013, Biden à présent) à chaque fois qu’il disposait d’une majorité dans au moins une des deux chambres du Congrès. Son objectif est de forcer les démocrates à accepter des coupes budgétaires dans des programmes sociaux et autres dispositifs en menaçant de pousser l’État fédéral au défaut de paiement. 

Le chantage du Parti républicain

De nombreux élus républicains et certains démocrates critiquent fréquemment le montant de la dette publique et des déficits. Ce sont souvent les mêmes qui assèchent les ressources de l’État en votant des baisses d’impôts pour les grandes fortunes et les multinationales, augmentent avec entrain le budget de l’armée et votent en urgence des plans de sauvetage du secteur financier à la moindre difficulté. L’opinion publique est globalement de leur côté : les enquêtes montrent régulièrement que les Américains s’inquiètent (à tort) du montant de la dette fédérale et des déficits publics. Mais lorsqu’on demande aux électeurs où faire des économies, l’opinion se renverse : les coupes budgétaires dans les principaux postes de dépenses (la santé, les retraites et l’éducation, soit environ 60 % du budget auquel il fait ajouter quelque 15 % de dépenses militaires et de sécurité intérieure) sont particulièrement impopulaires

Au sein du Parti démocrate, les élus ont compris que les compromis passés par Obama en 2011 et 2013 sont électoralement toxiques. Au Parti républicain, deux types de points de vue coexistent. D’un côté, des élus acquis à l’austérité souhaitent coûte que coûte réduire la dépense publique par dogmatisme économique ou hostilité aux programmes sociaux. Cette faction « traditionnelle » du Parti conservateur est de plus en plus minoritaire et décriée, tant ses positions sont devenues impopulaires (et expliquent en partie la déconvenue de Donald Trump en 2020 et du Parti républicain en 2022). Si les conservateurs veulent encore s’attaquer au modèle social américain, ils évitent majoritairement de le dire tout haut.

Le Freedom caucus, une seconde faction associée à la mouvance Tea party et au mouvement pro-Trump MAGA, généralement qualifié de « populistes » souhaite faire des coupes budgétaires de manière essentiellement rhétorique, en prenant soin de ne pas préciser où et combien. Son discours se résume à prétendre qu’ils existent des dizaines de programmes clientélistes instaurés par les démocrates, qui représenteraient des montants colossaux.

Que ce soit par idéologie ou opportunisme, ces deux factions extrémistes du Parti républicain cherchent à forcer la main des démocrates. Non seulement pour pouvoir revendiquer des victoires législatives devant leurs électeurs, mais également afin de contraindre les démocrates à prendre des décisions impopulaires, voire susceptibles d’affaiblir l’économie du pays avant une échéance électorale. 

Le Parti démocrate coupable de son optimisme et de son propre dogmatisme

La règle du plafond de la dette aurait pu être supprimé par une majorité démocrate au Congrès de deux façons : en votant une loi qui abroge la limite ou en relevant le plafond d’un montant suffisamment élevé pour garantir des décennies de tranquillité. Pourtant, en dépit des précédents où il a laissé des plumes dans ces parties de poker menteur, le Parti démocrate a refusé de supprimer le plafond de la dette lorsqu’il en avait la possibilité. Une partie de ses élus reste acquise au prisme austéritaire et à l’obsession du contrôle des déficits. Ils craignent qu’une rupture avec ces conventions les fasse passer pour d’irresponsables dépensiers. Ce n’est pas le cas de la gauche américaine, qui avait demandé la suppression de cette limite en 2022, redoutant le bras de fer à venir. 

Pour Biden, un défaut sur la dette signerait la fin de ses espoirs de réélection, et accepter des concessions susceptibles d’apaiser les républicains serait politiquement suicidaire.

Malgré ces alertes, Joe Biden a fait le pari que cette confrontation permettra de repeindre une fois de plus ses adversaires en dangereux extrémistes déterminés à couper des programmes sociaux populaires. Au risque de tout perdre : un défaut sur la dette signerait la fin de ses espoirs de réélection, et accepter des concessions susceptibles d’apaiser les républicains serait politiquement suicidaire.

C’est pourquoi, depuis la perte de sa majorité à la Chambre des représentants à l’automne dernier, Joe Biden a accusé les républicains de vouloir pousser le pays vers le défaut et de souhaiter détruire la Sécurité sociale [qui ne couvre que les retraités, les vétérans et les handicapés aux États-Unis, ndlr]. Sa position était simple : les républicains doivent d’abord présenter leur propre plan, et aucune négociation n’aura lieu tant que le défaut sur la dette sera sur la table.

Les républicains ont d’abord semblé lui accorder le point en renonçant à leur programme de coupes dans la Sécurité sociale (qui verse les pensions de retraite) et Medicare (assurance maladie publique pour les plus de 65 ans). Le speaker de la Chambre des représentants, le républicain Kevin McCarthy, semblait dans une position inextricable. Après avoir eu du mal à obtenir le poste de leader de son parti face à la contestation de son aile extrémiste, il devait réunir une majorité pour proposer un texte de loi visant à augmenter le plafond de la dette sous conditions. Contrairement à ce qu’imaginait la Maison Blanche, il est finalement parvenu à faire voter (à une voix près) un premier texte, renvoyant ainsi la balle dans le camp démocrate. Problème : les conditions des républicains sont si draconiennes qu’elles équivalent à exiger le suicide politique des démocrates. 

Un compromis impossible ?

Le texte voté par les républicains n’a aucune chance de passer au Sénat ou d’être signé par Joe Biden en l’état, pour la simple raison qu’il serait politiquement suicidaire pour ce dernier, en plus de constituer une humiliation personnelle. D’abord, les républicains ne proposent en échange qu’un relèvement très succinct du plafond, qui garantirait un nouveau bras de fer dès l’hiver, en pleine campagne présidentielle. En contrepartie, McCarthy n’exige ni plus ni moins que le renoncement de Joe Biden à la principale victoire législative de son début de mandat : la signature de l’Inflation Reduction Act. Plus précisément, il lui faudrait annuler le financement accru de l’IRS (organisme percevant les impôts) qui doit permettre de réduire la fraude fiscale (et donc le déficit), supprimer les subventions à la transition énergétique et abandonner l’annulation de la dette étudiante (en cours d’examen par la Cour suprême).

Les demandes des républicains incluent également une obligation de travail pour être éligible à l’aide alimentaire et à l’assurance maladie publique « Medicaid » destinée aux bas revenus, chômeurs et personnes en incapacité de travail. Au total, ces politiques de workfare toucheraient plusieurs dizaines de millions d’Américains et leurs familles. Enfin, les républicains souhaitent imposer des limites de dépenses à certains programmes sociaux, afin de déconstruire progressivement les maigres filets de sécurité existants. Accepter de telles conditions provoquerait vraisemblablement une récession, en plus d’un profond ressentiment de l’électorat.

Mais qualifier ces propositions d’extrémistes n’est pas chose aisée, pour la simple raison que les démocrates ont eux-mêmes proposé d’inclure dans leur projet de création d’une allocation familiale l’exigence d’occuper un emploi. Les autres dispositions ciblées sont surtout populaires auprès de l’électorat démocrate et indépendant. Si la proposition est politiquement inacceptable pour les démocrates, elle reste relativement défendable du point de vue des républicains.

Si Joe Biden joue sa réélection et son héritage dans ce bras de fer, Kevin McCarthy risque son poste de leader de la majorité parlementaire républicaine et son avenir politique.

D’où cette situation de blocage. Comme l’écrit le spécialiste du Congrès David Dayen, il est difficile de discerner un espace politique pour un compromis. Les coupes que Biden pourrait accepter ne représenteraient qu’une trentaine de milliards d’économies sur dix ans, moins de 1 % du budget annuel. Un tel ajustement « cosmétique » serait, en retour, inacceptable pour la faction radicale du Parti républicain. Si Joe Biden joue sa réélection et son héritage dans ce bras de fer, Kevin McCarthy risque son poste de leader de la majorité parlementaire républicaine et son avenir politique. Interrogé sur cette question pendant son passage sur CNN, Donald Trump a jeté de l’huile sur le feu en répondant « je dis aux parlementaires républicains : si vous n’obtenez pas des coupes budgétaires massives, vous devez aller au défaut ». 

Des alternatives plus ou moins crédibles

En l’absence de vote au Congrès, la Maison Blanche dispose de trois alternatives plus ou moins risquées pour éviter le défaut de paiement. La première serait d’ignorer purement et simplement le plafond de la dette. Biden pourrait le faire en invoquant une loi datant de 1974 qui, selon certains professeurs de droit, invalide de fait la notion de plafond. Une seconde option, plus sérieusement envisagée par l’administration Biden, est d’ignorer le plafond en invoquant le 14e amendement de la Constitution qui stipule que « la dette de l’État et ses obligations (…) ne sauraient être remise en question ».

Dans une interview récente, Janet Yellen a jugé que cette solution déboucherait sur une crise constitutionnelle, sans l’écarter pour autant. Différents constitutionnalistes ont pris position en faveur de cette option, que Joe Biden a commencé à mentionner publiquement. Du point de vue juridique, l’argument repose sur l’idée que le plafond de la dette est un artifice anticonstitutionnel, car il confère au Congrès le pouvoir d’empêcher le président d’appliquer des lois déjà votées par le législateur. Il pointe en réalité une contradiction, puisque la Constitution prévoit également que le pouvoir de contracter des dettes et d’autoriser des dépenses reviennent uniquement au Congrès. La question serait logiquement tranchée par les tribunaux, si les républicains osent provoquer une crise en contestant la décision de Biden en justice.

Dans une tribune du New York Times, le professeur de droit et ancien employée de la Banque fédérale de New York Robert Hockett se prononce en faveur de cette option. Dans le meilleur des cas, le Parti républicain se contenterait de protester vigoureusement et de lancer des procédures parlementaires qui n’auront aucune chance de produire des effets concrets (commissions, auditions, proposition de loi). Seuls quelques remous passagers seraient alors à craindre sur les marchés financiers. Dans le pire des cas, les républicains saisiraient les tribunaux pour forcer Biden à faire défaut — ou du moins à suspendre ses dépenses. Pendant la brève période de délibération de la Cour suprême, on pourrait alors assister à des mouvements de panique sur les marchés. Mais toujours selon Hockett et d’autres experts, la Cour suprême devrait logiquement trancher en faveur de Biden. Toute autre décision provoquerait la faillite des États-Unis, un scénario que même les juges les plus radicaux de la Cour ne semblent pas disposés à assumer, compte tenu de leurs verdicts sur des affaires touchant aux intérêts financiers du capitalisme américain (cette Cour suprême avait également refusé d’invalider l’Obamacare en 2020, quatre juges conservateurs rejoignant les trois juges nommés par des présidents démocrates pour confirmer par 7 voix à 2 la validité de la loi). 

Une alternative plus créative et détournée serait de prendre l’initiative de forcer les tribunaux à lever le plafond de la dette en attaquant l’administration Biden en justice. L’idée, détaillée par le professeur de droit Jonathan Zasloff, serait de trouver un individu ou une organisation détenant des bons du Trésor pour intenter un procès au Trésor. Comme Janet Yellen a déjà indiqué qu’elle ne sera plus en mesure d’honorer ses obligations sans l’intervention du Congrès, cela constitue de facto une rupture de contrat et justifierait une action en justice (standing). L’avantage d’une telle solution serait de permettre au camp démocrate de choisir la juridiction : en portant la procédure judiciaire devant un tribunal fédéral acquis au parti démocrate, le plaignant s’assurerait un jugement favorable de la Cour fédérale et (si nécessaire) du circuit d’appel. L’affaire serait probablement portée devant la Cour suprême par un recours républicain, ce qui reviendrait à la première option tout en dédouanant l’administration Biden. Si cette option ne semble pas être sérieusement envisagée par le camp démocrate, un syndicat de fonctionnaires vient de lancer une action en justice similaire dans ce but précis. 

Si Biden ne dispose que de « mauvaises » options, c’est uniquement parce qu’il n’a pas souhaité relever le plafond de la dette quand son parti en avait les moyens.

Ces deux premières approches présentent l’avantage de placer le parti républicain dans une position politiquement intenable, susceptible de l’endommager durablement. Qu’il choisisse de demander aux tribunaux de forcer un défaut sur la dette ou ravale sa fierté en admettant sa défaite, aucun scénario ne permet à McCarthy et à sa coalition de ressortir idem de la séquence. Mais l’inconvénient de ces solutions réside dans l’incertitude économique qu’elles créent. Il existe toujours un risque que les marchés paniquent devant l’apparente hétérodoxie de ces manœuvres et le délai inhérent à une décision de justice en cas de contestation devant les tribunaux.

D’où la troisième option, qui a le mérite de ne pas exposer le gouvernement à une procédure judiciaire. La presse américaine la désigne sous le terme « mint the coin », car elle repose sur l’émission d’une pièce en platine d’une valeur d’un trillion de dollars. Le département du Trésor pourrait, en vertu d’un paragraphe contenu dans une obscure loi de 1996, forger une pièce de monnaie en platine et lui attribuer la valeur arbitraire de 1000 milliards de dollars. En créant cette pièce et la déposant dans son compte à la banque fédérale de New York, le Trésor réduirait immédiatement sa dette de la valeur du jeton. Janet Yellen avait qualifié cette solution de « gimmick » (gadget, ndlr) et l’actuel président de la FED (nommé par Trump) l’avait fustigé au titre qu’il n’est pas question de « faire sortir des lapins de notre chapeau magique ». Pour autant, des économistes aussi sérieux que le Nobel Paul Krugman et des titres de presses comme Bloomberg ont longtemps argumenté en faveur de cette option, à laquelle les principales critiques opposent un risque inflationniste a priori inexistant

L’inconvénient de cette solution aussi absurde que le plafond de la dette lui-même tient dans son optique : si elle n’était pas suffisamment prise au sérieux, l’opération pourrait provoquer une perte de confiance des marchés financiers et des agents économiques. C’est pourquoi Paul Krugman lui préfère désormais une alternative plus complexe, consistant à émettre des bons du Trésor « premiums » qui « joueraient sur la définition même d’une dette ». L’avantage, pour l’économiste, serait que la complexité de cette solution la rendrait incompréhensible pour le commun des mortels, et lui offrirait donc un cachet de sérieux susceptible de ramener la confiance des agents économiques, du moins davantage que l’émission d’une pièce arbitrairement affublée de la valeur d’un trillion de dollars.

Vers un nouveau renoncement de Joe Biden

Joe Biden osera-t-il recourir à l’une de ces solutions inédites ? Le président est connu pour son indécision et son attachement aux normes. S’il a récemment évoqué le recours au 14e amendement et la pièce d’un trillion de dollars en platine, il a précisé dans la foulée qu’il ne pensait pas que « cela résoudrait notre problème ». Il n’est pas aidé par sa secrétaire au Trésor Janet Yellen, qui alerte quotidiennement sur le risque de défaut tout en dénigrant les solutions citées plus haut.

Si Biden ne dispose que de « mauvaises » options, c’est uniquement parce qu’il n’a pas souhaité relever le plafond de la dette quand son parti en avait les moyens. Et si les solutions sont toutes de natures plus ou moins absurdes, c’est que le problème du plafond de la dette l’est tout autant. 

Selon le Washington Post, la Maison-Blanche commencerait à envisager un compromis avec les républicains. Cette fébrilité s’explique en partie par la couverture médiatique négative et l’angle de traitement journalistique défavorable qu’elle reçoit dans ce bras de fer. C’est pourquoi les démocrates explorent désormais une nouvelle approche au Congrès, qui consisterait à négocier sur deux fronts à la fois : le plafond de la dette et le budget de 2024. L’idée étant de faire des concessions aux Républicains sur le second volet tout en restant ferme sur le premier. Chaque parti pourrait ainsi revenir vers ses électeurs en revendiquant la victoire. Pas certains que les Américains soient dupes, surtout lorsque les coupes budgétaires commenceront à affecter leur quotidien…

Hausses des taux : les banques centrales jouent avec le feu

Christine Lagarde en 2014, alors directrice générale du Fonds Monétaire International (FMI), devenue depuis présidente de la Banque Centrale Européenne (BCE). © FMI

Prises de court par l’inflation, les banques centrales américaine (Fed) et européenne (BCE) augmentent leurs taux d’intérêt de manière effrénée, dans l’espoir d’endiguer l’emballement des prix. Le but assumé est de provoquer une hausse du chômage et une baisse des salaires, comme l’a reconnu le président de la Fed, Jerome Powell. Au risque de plonger l’économie mondiale en récession sans parvenir à casser la hausse des prix. Tout semble en effet indiquer que le relèvement des taux ne pourra pas agir directement sur l’inflation, dont les causes se situent du côté d’un resserrement de l’offre plus que d’un excès de demande. L’ONU et Wall Street semblent désormais considérer que l’entêtement des banquiers centraux fait peser un grave risque sur l’économie mondiale.

Le 21 septembre 2022, la Federal Reserve (Fed) a augmenté son principal taux directeur de 75 points de base. Il s’agissait de la 7e hausse en moins d’un an, faisant passer progressivement le taux directeur de 0.25 à 3.25 %. Un niveau jamais atteint depuis 2007. Il est désormais question d’une hausse identique au mois de novembre. Au-delà du chiffre, c’est la vitesse d’augmentation qui surprend. La Fed a justifié cette nouvelle politique de contraction monétaire par la nécessité de contrôler l’inflation, qui ne montre aucun signe de ralentissement aux États-Unis. Publiés le 13 octobre, les chiffres de septembre marquent une hausse de 0.4 % de l’indice des prix, soit une augmentation de 8.2% par rapport au mois de septembre 2021.

Suivant la Fed, la Banque centrale européenne (BCE) a également entrepris une politique de hausse des taux excédant les prévisions des marchés en augmentant son taux directeur de 75 points au mois de septembre, puis d’autant le 27 octobre, contre l’avis de la France et l’Italie. Le Financial Times relevait ainsi une tendance globale à la hausse des taux observée sur 20 des principales banques centrales. Avec deux caractéristiques importantes : la vitesse inédite des hausses de taux, et la détermination des banquiers centraux à continuer dans cette voie aussi longtemps que nécessaire.

Le choix du chômage

Pour comprendre pourquoi la Fed augmente ses taux aussi drastiquement, il faut revenir aux fondamentaux des modèles économiques qui pilotent son action. Le principe de base de sa politique monétaire (lire notre article Inflation, aux origines de la doxa néolibérale) repose sur la présomption d’un lien étroit entre le taux de chômage et l’inflation. Selon cette théorie, lorsque le taux de chômage est élevé, les entreprises peuvent baisser les salaires (ou contenir les augmentations), ce qui réduit le revenu disponible des ménages, donc la consommation et in fine les pressions inflationnistes sur les prix. Inversement, lorsque le taux de chômage est faible, les salariés sont en mesure d’arracher de meilleurs salaires tandis que les entreprises doivent offrir des rémunérations plus élevées pour recruter. Le revenu des ménages augmente, la consommation progresse et les prix s’ajustent à la hausse. Il existerait ainsi un taux de chômage d’équilibre, appelé NAIRU (Non-Accelerating Inflation Rate of Unemployment) permettant de maintenir une inflation basse et une croissance économique décente. En temps normal, les banques centrales tendent à ajuster leurs taux directeurs pour essayer de maintenir le chômage à un niveau proche du « NAIRU ». Ce qui est particulièrement vrai pour la Fed, dont les prérogatives ne se limitent pas à « garantir la stabilité des prix » (comme la BCE, qui doit cibler un taux d’inflation de 2%) mais également « maintenir le plein emploi » et « modérer les taux d’intérêt à long terme ». Selon ses modèles économiques, des taux élevés pénalisent le crédit et l’investissement, ce qui provoque un ralentissement économique et une hausse du chômage. Inversement, des taux bas doivent faciliter l’accès au crédit, l’investissement, la consommation, et donc l’emploi.

Jerome Powell, le président de la Fed, a explicitement reconnu que sa politique allait conduire à « une période prolongée de croissance en dessous des tendances normales » et à « un relâchement du marché du travail » – c’est-à-dire une récession et des vagues de licenciements massifs.

Concrètement, cette théorie implique qu’une politique monétaire visant à réduire l’inflation doit nécessairement provoquer une hausse du chômage. Jerome Powell, le président de la Fed, l’a explicitement reconnu en déclarant que sa politique de hausse des taux allait conduire à « une période prolongée de croissance en dessous des tendances normales » et à « un relâchement du marché du travail » – c’est-à-dire un ralentissement économique pouvant déboucher sur une récession et des vagues de licenciements massifs. La Fed a ainsi indiqué viser un taux de chômage de 4.4% à la fin de l’année, soit un point au-dessus du taux actuel et 1.2 million de chômeurs supplémentaires. Ces chiffres masquent une réalité sociale plus dramatique, faite de baisse des salaires réels et de précarisation accrue, en plus du million d’emplois détruits.

La décision assumée de provoquer une hausse du chômage pourrait se justifier – dans une certaine mesure – si elle était véritablement un mal nécessaire : une petite part de la population perdrait son emploi et certaines entreprises feraient faillite, mais l’ensemble de la société retrouveraient du pouvoir d’achat et de la stabilité financière.

En temps normal, un tel « compromis » parait difficile à vendre à l’opinion, comme le reconnaissait Olivier Blanchard, ancien économiste en chef du FMI et macro-économiste influant, lorsqu’il évoquait « la difficulté d’expliquer à un travailleur qu’il est nécessaire qu’il perde son emploi pour lutter contre l’inflation ». A choisir, un travailleur préfère généralement conserver son salaire, quitte à le voir rogné de 8% par l’inflation, que de perdre son emploi. Or, si la récession semble désormais inévitable, rien ne permet d’assurer qu’elle débouchera sur une baisse de l’inflation. Les travailleurs du monde entier pourraient ainsi se retrouver avec la peste et le choléra : une crise économique avec tout ce que cela implique et une inflation persistante.

La hausse des taux ne garantit pas la baisse de l’inflation

Interrogé par la sénatrice démocrate Elizabeth Warren lors d’une audition sous serment devant le Sénat des États-Unis, le président de la Fed avait reconnu que sa politique de hausse des taux n’aurait pas d’impact sur la hausse du prix de l’énergie et des produits alimentaires de base. Et pour cause : ces biens de consommation courante présentent ce que les économistes appellent une demande « inélastique ». En clair, il s’agit de consommation contrainte. Quel que soit le prix, le consommateur peut difficilement arrêter de faire le plein d’essence, de se chauffer ou de se nourrir. Powell a également été forcé d’accorder le point à Elizabeth Warren lorsque cette dernière lui a fait remarquer que les tensions sur les chaines d’approvisionnement n’allaient pas disparaître avec la hausse des taux. En effet, on voit mal comment les pénuries de composants électroniques qui ralentissent la production de certains produits manufacturés pourraient disparaître suite à une baisse de la demande qui résulterait d’un ralentissement économique provoqué par la hausse des taux.

Powell avait alors admis que sa politique visait à « assouplir le marché de l’emploi », c’est-à-dire éviter une boucle inflationniste prix-salaires qui verrait l’inflation produire une hausse des salaires venant alimenter la hausse générale des prix.

Mais la théorie économique du « Nairu » sur laquelle semblent reposer ses craintes n’est plus valide depuis des années déjà, comme le notait le Nobel d’économie Paul Krugman. En 2019 Jerome Powell l’avait d’ailleurs admis lors d’une autre audition au Congrès, face à l’élue socialiste Alexandria Ocasio-Cortès. Avant 2020, les faibles taux de chômage constatés aux États-Unis, en Allemagne, au Japon et en Grande-Bretagne n’avaient pas provoqué d’inflation notable, malgré les politiques monétaires par ailleurs expansionnistes des banques centrales respectives. Les milliers de milliards créés par les banques centrales sont en effet restés dans la sphère financière, où une inflation de la valeur des actions a effectivement été constaté. Par ailleurs, les faibles niveaux de chômage dans les pays cités plus haut masquaient une plus grande précarisation de l’emploi et l’explosion des temps partiels (hors Japon). De plus, en Europe comme aux États-Unis, le taux de syndicalisation est au plus bas. Malgré le retour de l’inflation, le rapport de force capital-travail reste donc défavorable aux travailleurs, ce qui rend l’apparition de boucles prix-salaires résultant d’un vaste mouvement social peu probable. On l’a vu en France récemment, où malgré un énorme levier de négociation, les raffineurs ont été contraints d’accepter des hausses de salaire inférieures à l’inflation face à des entreprises pétrolières réalisant pourtant des profits records.

Si les rémunérations augmentent aux États-Unis, c’est avant tout du fait de la politique volontariste de Joe Biden et de mouvements sociaux isolés et non-coordonnées à l’échelle nationale. Ces hausses restent modestes, très inférieures à la hausse du taux de profit des entreprises et en dessous de l’inflation. Du reste, lorsqu’on observe les tendances à l’échelle mondiale, l’existence de boucle prix-salaire ne s’observe que marginalement dans certains pays.

Plus de la moitié de l’inflation observée outre-Atlantique proviendrait de la hausse des marges des entreprises.

À l’inverse, il est de plus en plus communément admis que l’inflation actuelle provient d’abord des pénuries d’offre provoquées par la reprise post-covid mal anticipée par les producteurs, les tensions sur les chaînes d’approvisionnements, la guerre en Ukraine, les aléas climatiques et une stratégie assumée de la part de nombreuses entreprises de profiter de la crise pour accroitre leurs marges en augmentant leurs prix. Aux États-Unis en particulier, on ne compte plus les exemples de PDG admettant publiquement que l’inflation leur fournit une excuse rêvée pour augmenter leur prix. Plus de la moitié de l’inflation observée outre-Atlantique proviendrait ainsi de la hausse des marges des entreprises. Un récent éditorial du Financial Times exhorte d’ailleurs la Fed à admettre cette réalité plutôt qu’à poursuivre vainement des hausses de taux.

Tous ces éléments pointent vers une inflation causée par des tensions sur l’offre, la demande n’excédant pas les tendances observées avant le covid. Ce qui implique que les hausses des taux de la Fed ne puissent agir que très indirectement sur l’inflation, et vraisemblablement au prix d’une récession sévère.

Le risque d’une grave récession inquiète les places financières

Le débat qui anime les places financières porte essentiellement sur la vitesse d’augmentation des taux et la capacité de la Fed à ralentir l’économie sans provoquer trop de dégâts. Powell parle ainsi de « soft landing » (atterrissage en douceur), sans convaincre les marchés financiers, de plus en plus critiques. Comme le notait le magazine Jacobin, Citigroup et Moody’s estiment désormais qu’une récession est l’issue la plus probable. La banque UBS jugeait « particulièrement notable que la Fed admette le risque d’une récession ». Devant le Congrès, les patrons des principales banques ont alerté à ce propos, Jamie Dimond (JP Morgan) déclarant « ces hausses de taux vont assurément provoquer une récession et une hausse du chômage ». Le fonds d’investissement Blackrock jugeait les projections de le la Fed trop optimistes, tout en critiquant une stratégie qualifiée « d’arbitrage brutal » entre prix et salaires qui va « provoquer une large récession ». Surtout, Blackrock ne voit pas en quoi la hausse des taux va contenir l’inflation, qu’il considère provenir d’un problème d’offre.

Pour Wall Street, il s’agit de prévenir leurs clients qu’une forte dépréciation des actifs financiers est à l’horizon, si la Fed poursuit dans la même voie. Et cette préoccupation va au-delà des simples marchés boursiers. La Banque Mondiale s’inquiétait du fait que « les banques centrales vont sacrifier leur économie à la récession pour contrôler l’inflation ». Les Nations Unies ont alerté sur le fait que les politiques monétaires risquaient « d’infliger des dégâts supérieurs à la crise financière de 2008 et à la pandémie de covid-19 de 2020 ».

Aux États-Unis, le taux d’emprunt immobilier moyen s’établit désormais à plus de 7,5%, contre 3% en 2021. Soit le plus haut taux en 22 ans, qui provoque de sérieuses craintes d’un retournement du marché immobilier, la demande s’effondrant face à l’inaccessibilité du crédit. Or, une chute brutale de ce secteur pourrait avoir des retombées économiques et financières dramatiques. Tout cela pour des résultats qui se font attendre sur le front de l’inflation.

Les Nations Unies ont alerté sur le fait que les politiques monétaires risquaient « d’infliger des dégâts supérieurs à la crise financière de 2008 et à la pandémie de covid-19 de 2020 ».

En septembre, l’indice des prix américains a augmenté de 0,4% par rapport au mois d’août, alors que le marché du travail résistait, tout en ralentissant son rythme de créations d’emplois. Mais si l’économie américaine semble supporter les hausses de taux (à l’exception du marché immobilier), la politique de la Fed impacte déjà négativement le reste du monde.

En effet, ses hausses de taux provoquent une appréciation spectaculaire du dollar face aux autres monnaies. Ceci s’explique autant par l’attractivité des bons du trésor fédéral que par la confiance accrue dans l’économie américaine, qui semble plus capable de faire face à la conjoncture économique en tant que pays exportateur net de matières premières et énergie (pétrole, gaz, céréales,…). Si l’appréciation du dollar permet aux Américains de réduire le prix des biens importés tout en profitant davantage de leur manne gazière et pétrolière, pour le reste du monde, les effets sont problématiques. Le dollar demeure la monnaie d’échange internationale. Ainsi, la chute de 20% de l’euro augmente mécaniquement le prix du pétrole de 20%, avant même de prendre en compte la hausse de ce dernier. La livre sterling a également perdu plus de 20% de sa valeur face au dollar. Autrement dit, la FED est en train d’exporter l’inflation à tous les autres pays, développés comme émergents.

Pour limiter cet effet, les autres banques centrales ont emboité le pas à la Fed, augmentant leurs taux – entre autres – pour défendre leur monnaie. Au risque de provoquer à leur tour une récession dans leurs pays respectifs, sans parvenir à juguler l’inflation. Le 27 octobre, Christine Lagarde a reconnu que « l’économie de la zone euro va vraisemblablement ralentir de façon significative au troisième trimestre (…) la récession se profile à l’horizon ». Elle a pourtant justifié une nouvelle hausse des taux de 75 points de base en affirmant qu’un « ralentissement de la demande permettra de faire diminuer l’inflation et la pression sur les prix, notamment de l’énergie ». Des déclarations qui tiennent de la méthode Coué, la BCE ayant par ailleurs admis que l’inflation ne provenait pas d’un emballement de l’économie ou des salaires, mais des prix de l’énergie et de l’alimentation, dont elle prévoit une poursuite de l’augmentation. Comme pour la FED, la Banque centrale européenne admet qu’elle n’a pas de prise directe sur l’inflation tout en assumant prendre le risque de pousser l’économie vers la récession.

Cette politique monétaire établit un précédent historique inquiétant : jamais une banque centrale n’avait encore renoncé à soutenir ses États membres en période de guerre. Or, le conflit qui oppose objectivement l’UE à la Russie s’ajoute à de nombreuses autres crises nécessitant un soutien monétaire. Citons la crise climatique, une récession déjà actée en Allemagne et l’envolée des prix de l’énergie qui menace le tissu industriel européen. Les États de l’Eurozone vont pourtant devoir financer leur effort de guerre via les marchés financiers, à des taux en hausse du fait de la politique monétaire de la BCE, qui demande par ailleurs aux États d’engager des efforts de désendettement. Tous les ingrédients sont réunis pour provoquer une violente récession.

De plus, l’augmentation des taux va réduire la capacité du secteur privé et des États à investir dans les domaines indispensables que sont la transition énergétique, l’adaptation au changement climatique et les infrastructures. L’augmentation de la charge de la dette va également réduire les marges de manœuvre des États et collectivités locales en matière de politiques sociales, voire nécessiter des coupes budgétaires drastiques dans les services publics et la protection sociale. La France est d’autant plus exposée que le gouvernement Macron a émis des obligations indexées sur l’inflation, une décision incompréhensible, sauf à vouloir vider le trésor public pour enrichir les investisseurs privés, comme l’a implicitement admis Bruno Le Maire face au Parlement.

Une attitude incompréhensible, à moins de l’analyser comme une politique de classe.

Aux États-Unis, l’action de la Fed peut s’analyser comme un effort visant à protéger les détenteurs de capitaux de l’inflation, tout en brisant la capacité du mouvement ouvrier et syndical à obtenir de meilleures conditions de travail. Les mouvements de grèves et de syndicalisation, encore timides et cantonnés à certaines grandes entreprises et secteurs industriels (fret ferroviaire, transport routier, Amazon, Starbucks…) ont déjà provoqué une réaction violente du patronat. Et les commentaires de Jerome Powell sur l’importance d’assouplir le marché du travail sont suffisamment explicites. En juin, il avait estimé que le rapport de force capital/travail était « trop favorable aux travailleurs », confirmant que sa politique monétaire vise aussi à réduire les capacités de négociations des syndicats, et pas uniquement « faire baisser les salaires pour faire baisser l’inflation », comme il l’avait expliqué dès le mois de mai. Les économistes de la Fed estiment pourtant que la politique monétaire de Powell va provoquer une sévère récession, selon les révélations de The Intercept. Ce qui n’empêche pas Powell de poursuivre la hausse des taux. Du reste, la Fed est sujette à l’intense lobbying des grandes banques privées et syndicats patronaux, qui avaient dépensé des millions de dollars pour obtenir la nomination de Powell.

Mais au-delà du réflexe de classe, qu’on retrouve également du côté de la BCE, l’autre explication de l’entêtement à augmenter les taux tiendrait dans le manque d’alternatives apparentes. À moins d’intervenir directement dans l’économie, en finançant des initiatives publiques visant à agir sur les causes profondes de l’inflation (investissement dans les infrastructures, dans la transition énergétique,…) et confrontées à l’inaction relative des gouvernements, les banques centrales s’en remettent à ce qu’elles savent faire de mieux : agir sur leur taux directeur. Parfois sans y croire, comme le notait le Financial Times. Le journal économique de référence rapportait que Isabel Schnabel, une des principales économistes de la BCE, estimait que les modèles de la Banque Centrale Européenne n’étaient plus valides et que la hausse des prix serait durable, malgré la hausse des taux.

Se pencher sur d’autres modes d’action remettrait en cause le modèle néolibéral, et dans le cas de la BCE, la logique des traités européens. Quel que soit le bout par lequel on analyse le problème, il s’agit donc bien d’une politique de classe. L’inflation rogne les salaires et l’épargne. La hausse des taux permet de mieux rémunérer les capitaux tout en cassant le pouvoir de négociation des salariés et ainsi maintenir les salaires bas. Mais les conséquences de cette stratégie pourraient échapper au contrôle des banques centrales, en provoquant une grave récession à l’échelle mondiale, avec toute la souffrance que cela implique pour les classes laborieuses de par le monde.

Inflation : aux origines de la doxa néolibérale

Milton Friedman recevant la médaille présidentielle de la liberté par Ronald Reagan, alors président des Etats-Unis, en 1988. © Reagan White House Photographs, 1/20/1981 – 1/20/1989

Avec les hausses de prix observées dans le sillage de la crise du Covid et de la guerre en Ukraine, le débat sur l’inflation resurgit sur le devant de la scène politique et médiatique. Qui doit en supporter le coût ? Les multinationales qui ont dégagé des profits exceptionnels ou la grande partie de la population dont les revenus nets sont rognés ? On assiste dans ce contexte au grand retour d’une orthodoxie monétaire que l’on pensait remisée au placard, depuis le « quoi qu’il en coûte » et le déversement de torrents de liquidités par les banques centrales. Nous revenons ici sur les origines de cette doxa encore vivace, qui place la lutte contre l’inflation au cœur de la politique économique en appelant à la rigueur salariale, monétaire et budgétaire.

Qu’est-ce que l’inflation ? En théorie, il s’agit d’une hausse globale des prix dans une monnaie. Dans la pratique, les instituts de la statistique mesurent l’inflation par l’intermédiaire d’un indice des prix à la consommation sur un territoire et une période donnés (communément sur les douze derniers mois). En France, l’INSEE mesure son indice des prix à la consommation (IPC) depuis 1914 ; aux Etats-Unis la première mesure du Consumer Price Index (CPI) par le Bureau of Labor date de 1921.

Ces indices rendent compte de l’évolution des prix d’un nombre limité de biens et services de consommation courante (700 pour l’indicateur employé par Eurostat) : pain, vêtements, électroménager, coupe de cheveux… L’objectif d’une telle mesure est autant de rendre compte de l’évolution des prix que de celle du pouvoir d’achat de la monnaie : lorsque les prix augmentent d’une année sur l’autre, une même quantité d’euros permet d’acheter un nombre moindre de produits. 

L’impact de cette perte de pouvoir d’achat est variable selon les conditions et les positions économiques. Les acteurs économiques dont les revenus suivent la hausse des prix sont favorisés, les autres subissent l’effet de la baisse du pouvoir d’achat. En outre, l’inflation a l’avantage de réduire le poids de la dette publique : elle gonfle les rentrées fiscales et le PIB, et grignote la valeur des intérêts payés. De même, lorsque les salaires suivent la hausse des prix – par le biais de négociations salariales ou d’une indexation automatique des revenus – elle peut également être avantageuse pour les ménages endettés, en réduisant la valeur réelle de leurs dettes.

Mais l’inflation peut également devenir un « impôt sur les pauvres » lorsque les revenus des catégories populaires ne sont pas indexés et que les prix de l’énergie, du transport et de la nourriture augmentent. Prêteurs et rentiers voient également la valeur de leurs créances et de leur épargne diminuer. Bref, l’inflation opère ainsi une forme de redistribution à géométrie variable, dont la teneur n’est pas définie en soi et dépend des arrangements institutionnels et des rapports de force sociaux. 

L’inflation opère une forme de redistribution à géométrie variable, dont la teneur n’est pas définie en soi et dépend des arrangements institutionnels et des rapports de force sociaux. 

Depuis plusieurs décennies, la question de l’inflation a été tout particulièrement instrumentalisée dans le discours néolibéral pour réduire le champ des possibles en termes de politique économique et imposer sa doxa. Pour le comprendre, il faut revenir aux années 1970-80. Dans cette période, les Etats-Unis ont été confrontés à des taux d’inflation élevés – à deux chiffres en 1974 et de 1979 à 1981 – ainsi qu’à plusieurs années de stagnation et une hausse importante du chômage. C’est pourquoi cette période est qualifiée de crise de la « stagflation » (stagnation et inflation).

Les perturbations économiques liées à la persistance d’une inflation élevée vont s’avérer une aubaine pour les penseurs du néolibéralisme, dont l’influence était alors grandissante, et une occasion de remettre en cause le rôle de l’Etat et des syndicats dans la politique économique. Pour eux, l’inflation est la résultante de la politique économique d’inspiration keynésienne, et elle doit être combattue de toute urgence. Non pas pour ses conséquences délétères pour le pouvoir d’achat des catégories populaires, mais parce qu’elle serait rien de moins qu’une menace existentielle pour l’économie de marché.

Pour Walter Eucken, chef de file de l’école ordolibérale, l’inflation « détruit le système des prix et donc tous les types d’ordre économique1». Selon James Buchanan et Richard Wagner, figures de l’école de Virginie, elle « sape les anticipations et créé de l’incertitude2 ». Incapables de prévoir leurs coûts de production, prix de vente et bénéfices futurs, les entreprises freineraient leurs investissements. D’autres conséquences de l’inflation sont brandies comme autant de dangers pour l’ordre économique.

Sur le plan commercial, la hausse des coûts de production liée à des prix plus élevés obérerait la compétitivité des entreprises nationales. Sur le plan monétaire, elle viendrait miner la valeur des devises. Sur le plan financier enfin, l’inflation conduirait par ailleurs à rogner la rémunération de l’épargne – donc les revenus des plus riches – au point de favoriser la consommation immédiate et les placements plus risqués. Épargnants et créanciers seraient ainsi lésés, tandis que les emprunteurs dont les revenus sont indexés à l’inflation voient le poids de leur dette diminuer. La revanche de la cigale sur la fourmi ? « Un comportement prudent devient irresponsable et l’imprudence devient raisonnable3 » s’émeut l’économiste Milton Friedman.

Ces condamnations eurent un écho certain dans la période des années 1970-80. Le patronat étatsunien – financier et industriel – est séduit par les imprécations anti-inflationnistes des monétaristes, pointant du doigt l’incurie de l’interventionnisme d’Etat. Les autorités semblent incapables de circonscrire l’inflation, dans un contexte de crise énergétique, de chômage persistant et de croissance atone. Les leviers habituels de politique économique censés réaliser un compromis entre chômage et inflation, lointainement inspirés du keynésianisme, semblent inopérants.

Dès lors, les diagnostics et « remèdes » formulés par les économistes néolibéraux vont occuper le devant de la scène académique et politique. Et vont offrir une place considérable aux mécanismes de marché au détriment de l’intervention publique. On distingue en particulier trois courants dont les contributions continuent encore largement d’irriguer les débats actuels sur l’inflation.

Les trois courants de la refondation néolibérale

Le premier courant est sans doute celui qui a constitué la critique la plus bruyante des politiques d’inspiration keynésienne. Il s’agit du monétarisme de Milton Friedman. Pour ce dernier, « l’inflation est toujours et partout un phénomène monétaire4 ». En d’autres termes, les hausses de prix seraient la conséquence de l’augmentation de la masse monétaire et non d’autres facteurs – comme la hausse des prix du pétrole. Dans le viseur : les politiques de relance d’inspiration keynésienne qui articulent dépense publique et expansion monétaire pour stimuler la croissance et réduire le chômage.

Selon Milton Friedman, ces politiques sont intrinsèquement inflationnistes et contre-productives. En cherchant à réduire le chômage en dessous d’un taux d’équilibre, elle serait même responsables de l’accélération de l’inflation, en entraînant notamment les salaires à la hausse. L’orientation qu’il préconise est celle d’une politique monétaire restrictive, ne poursuivant aucun objectif de politique économique sinon celui de fournir seulement la quantité de monnaie nécessaire à l’activité économique.

Aux critiques des monétaristes se sont ajoutées celles d’un second courant : celui de Robert Lucas et des économistes de la « nouvelle école classique ». Pour ces tenants d’une refondation de la théorie néoclassique « pure », les agents économiques sont à même d’anticiper toutes les conséquences des interventions monétaires. Leurs conclusions, obtenues à grand renfort de modèles mathématiques complexes, radicalisent celles des monétaristes : toute politique interventionniste serait vouée à l’échec, face à des agents parfaitement rationnels. 

Malgré le succès de ces deux écoles néolibérales, dans un contexte économique et politique favorable, les critiques n’ont pas manqué à leur égard. L’explication monétariste de l’inflation se refuse, malgré l’évidence, à considérer d’autres causes que celle de la quantité de monnaie. Les hypothèses irréalistes retenues par ailleurs par les tenants de la « nouvelle école classique » – qui postulent que les acteurs sont parfaitement rationnels et parfaitement informés – ont par ailleurs jeté le doute sur la pertinence de leurs modélisations et de leurs résultats.

Un troisième courant va proposer de « prendre le meilleur des approches concurrentes qui l’ont précédé » selon les termes d’une de ses figures, Gregory Mankiw. Sur le papier, il s’agirait d’une voie intermédiaire entre le néolibéralisme et la tradition keynésienne. En pratique, les économistes de la « nouvelle synthèse néoclassique » reprennent à leur compte le cadre d’analyse et les outils des nouveaux classiques avec une nuance : sur le long terme, le marché est efficient ; mais sur le court-terme il existe des imperfections qui l’empêchent de s’équilibrer – et donc des opportunités pour certaines interventions publiques.

Parmi ces « nouveaux keynésiens », des noms qui résonnent encore dans les débats actuels sur la résurgence de l’inflation : Joseph Stiglitz, Lawrence Summers, Janet Yellen (présidente de la FED entre 2014 et 2018) ou encore Olivier Blanchard (actuel chef économiste au Fonds monétaire international).

Un nouveau paradigme monétaire

Les trois courants vont contribuer à un aggiornamento de la politique monétaire aux Etats-Unis comme en Europe. Encore aujourd’hui, la grille de lecture de cette nouvelle synthèse néolibérale inspire largement les débats sur l’inflation – ses causes, ses remèdes – et les décisions des banquiers centraux. Les grands principes de cette nouvelle doxa se donnent à lire dans les manuels « orthodoxes » de macro-économie5.

Le premier est l’hypothèse d’un marché autorégulateur : sur le long terme, l’économie tendrait vers des niveaux optimums d’activité, de prix, et de chômage. Mais à court et moyen terme, des « chocs » peuvent l’éloigner de l’équilibre et faire resurgir le spectre de l’inflation. Dès lors – c’est le second principe – l’objectif de la politique économique est de permettre un rétablissement optimal de l’équilibre. En d’autres termes : l’intervention des autorités est tolérée à condition qu’elle vise à garantir des conditions optimales pour le fonctionnement du marché.

Pour les néolibéraux, l’intervention des autorités est tolérée à condition qu’elle vise à garantir des conditions optimales pour le fonctionnement du marché.

Quels sont les chocs qui peuvent perturber l’économie ? La crise de la « stagflation » en donne plusieurs illustrations toujours d’actualité. La plus évidente étant le « choc d’offre » lié à la hausse brutale du coût de l’énergie suite aux chocs pétroliers de 1973 et de 1979. La hausse du prix du pétrole a une importance majeure sur le niveau des prix car elle entraîne la hausse du prix de l’essence, du fioul, mais aussi du gaz naturel et du charbon. Elle augmente le prix du transport aérien et routier, des plastiques et matières premières et donc les coûts de nombreuses entreprises qui peuvent être amenées à augmenter leurs prix en retour.

D’autres chocs d’offre peuvent également expliquer l’inflation élevée et la stagnation des années 1970 aux Etats-Unis : la hausse des prix des produits agricoles, la hausse du prix des produits importés en conséquence de la dépréciation du dollar, ou encore une diminution des gains de productivité.

Comment réagir à de tels « chocs adverses » ? Jusqu’aux années 1970, la réponse consacrée des autorités avait été d’administrer un « choc de demande » à l’économie, sous la forme d’une politique monétaire généreuse (taux d’intérêt bas, injection de liquidités) et d’investissements publics. C’est le principe d’une politique « accommodante », ou encore de la « relance keynésienne ». L’objectif : contrebalancer l’effet d’un choc adverse en stimulant l’activité et l’emploi au prix d’une hausse, censée être temporaire, de l’inflation.

Mais s’il on en croit la doxa néolibérale, une telle politique serait vouée à l’échec : elle conduirait non seulement l’économie à la « surchauffe », mais à une accélération de l’inflation. Celle-ci résulterait d’un cercle vicieux où les hausses de prix alimenteraient les hausses de salaires et réciproquement – salariés et entreprises anticipant une inflation élevée. On dit alors que les anticipations des agents ne sont plus « ancrées » – ces derniers ne croyant plus dans la capacité des autorités à contrôler l’inflation.

L’indexation des salaires, permettant à ces derniers de suivre la hausse des prix, serait par ailleurs un facteur aggravant. Pour l’économiste Robert Gordon, « chocs d’offre, politique accommodante et indexation des salaires est une trinité maudite qui peut mener à l’hyperinflation6 ». La période de la stagflation ne serait donc rien d’autre que l’illustration d’une telle spirale, désignée comme «boucle prix-salaires», menant l’économie tout droit à l’abîme.

Les amers remèdes néolibéraux

Circonscrire le risque inflationniste va devenir, à partir de la fin des années 1970, un impératif de premier plan de la politique monétaire. Quitte à provoquer dégâts sociaux et récession. La hausse drastique du taux directeur de la Fed, mise en œuvre par son président Paul Volcker en 1979, va constituer un événement fondateur de la nouvelle doctrine.

Ce « remède » monétariste se présentait comme un contre-pied au principe de relance keynésienne. Il se donnait pour objectif de réduire l’inflation et d’éteindre la « surchauffe » de l’économie étatsunienne par un violent coup de frein, qu’importe les conséquences sociales. Le résultat ne se fit pas attendre : hausse du coût du crédit, faillites en cascade, récession et chômage ont frappé les Etats-Unis dans les années 1982-1983.

Ce brusque coup de frein poursuivait un second objectif : garantir la « crédibilité » de l’engagement de la Fed à réduire l’inflation. Il répondait à une autre préoccupation mise en avant par les économistes néolibéraux : celle de « ré-ancrer » les anticipations des acteurs économiques, de sorte que ces derniers soient convaincus de la détermination des autorités à prendre des mesures fortes contre l’inflation.

La recherche de crédibilité à l’égard des créanciers et des marchés financiers va ainsi devenir un impératif de la politique économique. Dans l’Union européenne elle prendra la forme de règles adoptées dans le Traité de Maastricht signé en février 1992 : l’interdiction de la monétisation des déficits publics et l’indépendance de la Banque centrale européenne. L’objectif : bannir ex ante des politiques jugées inflationnistes et s’en tenir à des règles explicites de gestion monétaire. Une constitutionnalisation de l’action publique en tous points conforme aux principes de l’ordolibéralisme.

Derrière un vernis de théorie économique néolibérale, cette nouvelle doxa va, à partir des années 1990, graver dans le marbre des traités un choix politique en faveur des intérêts des possédants.

En temps « normal », la nouvelle doctrine de la politique monétaire va consister à surveiller l’inflation comme le lait sur le feu. Garantir « la stabilité des prix » constitue la mission première de la BCE inscrite dans son mandat. Cet objectif est partagé par la Fed, qui doit également favoriser la croissance et l’emploi. En pratique cela se traduit par une politique restrictive visant à augmenter les taux pour réduire le crédit et l’activité lorsque l’économie est considérée en surrégime et le chômage en dessous de son niveau « naturel ».

Face à un choc d’offre adverse, comme la hausse du prix de l’énergie, deux stratégies sont envisagées : « éteindre » l’inflation d’offre en appliquant une politique restrictive, afin d’éviter toute spirale inflationniste qui pourrait la rendre permanente ; ou appliquer une politique neutre – ne rien changer – en considérant que l’inflation est transitoire et que les prix retrouveront leur niveau d’avant le choc.

Derrière un vernis de théorie économique néolibérale, cette nouvelle doxa va, à partir des années 1990, graver dans le marbre des traités un choix politique en faveur des intérêts des possédants. Côté pile, le maintien de l’inflation à un niveau modéré va favoriser les créanciers en rétablissant leurs rentes. Côté face, l’impératif de la modération salariale, la rigueur monétaire et budgétaire vont achever de détruire le pouvoir de négociation des syndicats et des salariés.

Ne plus voir l’inflation comme un mal, mais comme un outil

La crise de 2008 et la « Grande Dépression » qui s’en est suivi vont cependant remettre en cause la doxa monétariste. Face au risque d’une spirale déflationniste entraînant vers le bas les prix et l’activité économique, les banques centrales vont être contraintes de mobiliser des politiques « non conventionnelles » : taux bas, voire négatifs, politiques de rachats de dettes publiques et d’actifs financiers (quantitative easing). Le risque de dépression économique suite à la crise du Covid va amener les gouvernements à recourir à l’arme budgétaire, dépensant sans compter (le fameux « quoi qu’il en coûte ») pour maintenir l’économie à flot.

Pour autant, la remise en cause de la doxa néolibérale a constitué moins une rupture qu’une continuation par d’autres moyens. Car les intérêts sociaux servis par les nouvelles politiques « non conventionnelles » et le surcroît de dépenses publiques sont les mêmes : grandes entreprises et grands intérêts financiers bénéficient d’un filet de sécurité toujours plus généreux, sous la forme d’aides publiques et de politiques fiscales favorables. Bref, une politique inconditionnelle de soutien (si ce n’est « d’assistanat ») en faveur du secteur privé.

La remise en cause sera par ailleurs de courte durée, puisque le retour de l’inflation s’accompagne, depuis 2021, d’une remise au goût du jour de la doxa monétariste professant la modération salariale et la baisse des dépenses publiques. La brutale hausse du taux directeur de la FED, de 0,25% en début d’année à 2,5% aujourd’hui, n’est pas aussi brutale que celle opérée par Paul Volcker il y a quatre décennies, mais elle s’inspire bien des mêmes préceptes.

Les banques centrales doivent être remises sous tutelle démocratique.

Les contradictions du néolibéralisme semblent désormais atteindre leur paroxysme. Comment concilier la politique de mise sous perfusion des entreprises industrielles et financières, engagée depuis la crise de 2008, et la lutte contre l’inflation par des mesures budgétaires et monétaires restrictives ?

Une chose est sûre : une alternative au chaos économique supposerait d’engager une véritable rupture avec la doxa néolibérale. Celle-ci suppose d’engager tous les moyens à la disposition de la puissance publique : une gestion de la monnaie et de la fiscalité au service d’investissements publics massifs, à même de répondre aux urgences sociales et écologiques. Pour ce faire, les banques centrales doivent être remises sous tutelle démocratique.

Dans une telle configuration, l’inflation ne doit pas être considérée comme un bien ou un mal en soi, mais comme un indicateur parmi d’autres. En réinstaurant une indexation des revenus des catégories moyennes et populaires, elle peut même se transformer en outil de redistribution et contribuer à une « euthanasie des rentiers », pour paraphraser la formule attribuée à Keynes.

Notes :

[1] Walter Eucken, This Unsuccessful Age or The Pains of Economic Progress, Oxford University Press, 1952.
[2] James M. Buchanan et Richard E. Wagner, Democracy in Deficit, Academic Press, 1977.
[3] Milton Friedman, Monetarist economics, Basil Blackwell, 1991.
[4] Milton Friedman, Inflation et système monétaire, Calmann-Lévy, 1968.
[5] Les paragraphes suivants sont une synthèse des propos développés dans les manuels de macroéconomie d’Olivier Blanchard (2020) et de Robert Gordon (2014).
[6] Robert J. Gordon, Macroeconomics (12th edition), Pearson, 2014.

Cryptomonnaies : le château de cartes s’effondre

Trading de cryptomonnaie. © Kanchanara

Le Bitcoin, loin d’être un actif équivalent à l’or comme le pensent ses plus fervents partisans, continue sa descente aux enfers. Avec lui, c’est tout l’écosystème des cryptomonnaies qui risque l’effondrement. Outre les petits investisseurs ayant cru au mythe de l’argent facile, c’est tout le système financier qui serait frappé en plein cœur. Quand l’Histoire se répète invariablement…

À l’heure où ces lignes sont écrites, le Bitcoin continue sa chute. Après être passé d’une valeur d’un Bitcoin pour 32 000 dollars, il y un an, et d’avoir atteint un sommet à 67 000 dollars en novembre 2021, le Bitcoin ne vaut désormais plus que 20 000 dollars.

Évolution de la valeur du Bitcoin en dollars © CoinMarketCap

Ce phénomène est aussi visible pour une autre cryptomonnaie populaire, l’Ethereum, fonctionnant sur une autre blockchain, ainsi que la grande majorité des cryptoactifs. Cette chute affecte aussi le Tether, qui a connu un crash éclair en mai de cette année. Or, à la différence des deux précédents, cet actif appartient à la catégorie des stablecoins, dont la valeur est supposée rester très stable.

Évolution de la valeur du Tether en dollars © CoinMarketCap

Le Tether, lubrifiant du système d’échange de cryptos

Certes, lors de ce crash, l’écart à la parité entre le Tether et le dollar semble faible, de l’ordre de 4/1000. Toutefois, contrairement à l’Ethereum et au Bitcoin qui reposent sur un système de minage extrêmement coûteux en énergie, et donc sur de la rareté pour assurer leur valeur, la valeur du Tether repose sur les réserves en dollar supposés de Tether Ltd (ainsi que sur son utilité ou sa popularité). Plus précisément, Tether Ltd est censé garantir la parité entre le Tether et le dollar et c’est pour cela qu’on le fait entrer dans la catégorie des stablecoins : sa valeur est indexée sur un autre élément, censé garantir sa stabilité. Pour le reste, comme pour les autres cryptomonnaies, il fonctionne à l’aide d’une blockchain.

Tout l’édifice des cryptomonnaies est un véritable château de cartes qui ne repose, en réalité, que sur la confiance de ses utilisateurs.

Outre les stablecoins du type de Tether qui sont adossés à une monnaie fiduciaire (comme le Binance USD adossé au dollar ou le Stasis Euro adossé à l’euro), il existe des stablecoins adossés à des métaux (comme le Tether Gold indexé sur l’or) et des stablecoins dits algorithmiques (comme le Terra, qui vient de faire faillite). La valeur de ces derniers est censée être garantie par des algorithmes dénommés « smart contracts » : lorsque la valeur d’un de ces actifs diminue, un algorithme en retire de la circulation afin d’en augmenter la rareté et vice-versa. Enfin, il existe des stablecoins, comme le DAI, qui mêle algorithme de stabilisation et … indexation à une autre cryptomonnaie. C’est sans doute grâce à ce dernier exemple que l’on se rend compte que tout l’édifice des cryptomonnaies est un véritable château de cartes qui ne repose, en réalité, que sur la confiance de ses utilisateurs.

Le crash de Tether est d’autant plus grave que cette crypto joue un rôle fondamental dans la tuyauterie des cryptomonnaies. La majorité des échanges de Bitcoin sont par exemple faits via Tether. Il y a deux raisons à cela. La première tient au fait qu’il peut être long et coûteux de convertir des dollars ou des euros directement en Bitcoin ou en Ethereum, ce qui n’est pas le cas lorsque l’on passe par un stablecoin comme le Tether. La seconde est, qu’inversement, lorsqu’une tempête boursière s’abat sur votre cryptomonnaie préférée, vous pouvez la convertir et la conserver le temps que la tempête passe dans un stablecoin de votre choix pour limiter les pertes. Or, la valeur des cryptomonnaies étant en forte baisse depuis le début de l’année, les incertitudes sur la capacité des stablecoins à remplir leur promesse de stabilité se sont faites croissantes.

Une arnaque qui éclate au grand jour

Plusieurs éléments invitent en effet à questionner la confiance longtemps aveugle dans les stablecoins. Dans le cas du Tether, ainsi que pour les autres stablecoins adossés à des monnaies fiduciaires, pour assurer la parité entre le Tether et le dollar, Tether Ltd se doit de détenir, en dollars, l’équivalent de la totalité des Tethers en circulation. Ainsi, si 100 000 Tethers se trouvent en circulation, Tether Ltd est censé détenir 100 000 $. Mais la réalité est bien différente : pour assurer la valeur des 65 milliards de Tethers actuellement en circulation, Tether Ltd est censé détenir 65 milliards de dollars. Pour donner un ordre de grandeur, si Tether Ltd était une banque, seules une quarantaine de banques américaines seraient capables d’assurer des dépôts à cette hauteur. Ce qui constitue un premier raison de doute quant à la valeur réelle d’un Tether. 

Tether Ltd ne détiendrait que 3 à 4% de dollars par rapport à la quantité de « monnaie » émise.

Or, Tether Ltd ne détiendrait que 3 à 4% de dollars par rapport à la quantité de « monnaie » émise. Le reste étant constitué d’actifs, essentiellement des reconnaissances de dette d’autres entreprises dont on a, pour l’heure, de la peine à voir qui elles sont et si elles sont fiables. Enfin, une enquête pour fraude bancaire à l’encontre de Tether est entrain d’être menée par les autorités américaines. Bref, le Tether ne reposerait donc que sur du vent.

L’arnaque du Tether apparaissant de plus en plus au grand jour, il devient de plus en plus probable que celui-ci finisse par s’effondrer et disparaître. Il subira alors le même sort que Terra, dont la mort a fait disparaître 50 milliards de dollars de capitalisation du jour au lendemain. Ce qui provoquerait en conséquence l’explosion de la bulle des cryptomonnaies. Ce dernier événement aurait des répercussions majeures sur le système financier mondial, similaires à celles qui ont suivi l’explosion de la bulle des subprimes en 2007.

« Hiver des cryptomonnaies »

Outre les problèmes de fiabilité des cryptomonnaies, deux autres facteurs peuvent expliquer ce que l’on appelle déjà « l’hiver des cryptomonnaies ». Le premier tient à la nature même des cryptomonnaies basés sur la méthode du « proof of work », comme le Bitcoin, l’Ethereum ou encore le Dogecoin. Cette méthode, pour vérifier que la blockchain ne contient pas d’erreurs et qui amène à la création de la monnaie correspondante, nécessite de « miner », c’est-à-dire de faire un grand nombre d’opérations de calculs. Autrement dit, pour produire du Bitcoin, par exemple, il faut faire tourner un grand nombre d’ordinateurs, ce qui nécessite donc une importante quantité d’énergie. 

Or, avec l’inflation des prix de l’énergie, du fait de la spéculation, de la guerre en Ukraine et, ces derniers jours, de l’augmentation de la température dans certaines zones de « minages », la rentabilité de telles opérations se trouve sévèrement érodée. Par ailleurs, l’opération de « minage » consiste à utiliser beaucoup d’énergie pour obtenir quelque chose de purement virtuel, un « coin ». À titre de comparaison, l’impression de la monnaie usuelle est beaucoup moins coûteuse énergétiquement pour un résultat similaire. Ces cryptomonnaies présentent donc un fort aspect déficitaire… d’où le besoin d’un apport extérieur pour justifier de leurs intérêts.

Cet apport extérieur venait vraisemblablement de la FED et de la BCE. En effet, si l’on regarde la fin de l’année 2021, on constate deux choses : d’une part, c’est le moment où le Bitcoin, le Dogecoin et l’Ethereum commencent leurs descentes ; d’autre part, c’est aussi le moment où la FED commence à signaler son intention de resserrement monétaire via la fin de l’assouplissement quantitatif (QE) et via l’augmentation de ses taux d’intérêts. Une hypothèse est donc que les marchés ont anticipé ce resserrement et ont donc limité les placements risqués… comme les cryptomonnaies. 

Cette hypothèse a été confirmée par la suite des évènements : la FED a relevé ses taux en mars, mai et juin tandis que le Bitcoin, l’Ethereum et le Dogecoin confirmaient leur effondrement… Ce resserrement monétaire devrait continuer de s’accentuer d’autant plus qu’il est attendu que la BCE, après avoir refusé dans un premier temps de refermer le robinet monétaire pour l’année 2022, revienne sur sa décision et augmente ses taux d’intérêts dès le 21 juillet 2022. 

Une part importante des investisseurs qui vont se retrouver lésés serait ainsi composée de travailleurs à faible revenus, ayant cru au mythe de l’argent facile associé aux cryptos.

Cette explosion de la bulle des cryptomonnaies, avant de créer une réaction en chaîne dans le système financier, va d’abord impacter les investisseurs en cryptomonnaies. Et ceux-ci ne sont vraisemblablement pas que composés de riches : en décembre 2021, 16% des américains avaient déjà utilisé ou investi dans des cryptomonnaies tandis qu’en juin 2022, 10% des foyers européens avaient investi dans ces actifs. Une part importante des investisseurs qui vont se retrouver lésés serait ainsi composée de travailleurs à faible revenus, ayant cru au mythe de l’argent facile associé aux cryptos.

Au lieu de les laisser céder aux sirènes de différentes célébrités faisant la promotion des cryptomonnaies, comme Katy Perry, Lionel Messi, Paris Hilton ou encore Mike Tyson, ou de vouloir développer ce secteur comme l’a signifié le Ministre de l’économie et des finances, il aurait fallu prendre une mesure de protection immédiate : interdire la vente de cryptomonnaies via des bourses en ligne comme Binance ou Coinbase, qui se font de l’argent via des commissions sur les transactions effectuées. Il y a pire, comme le cas de Celsius, qui, en plus des commissions, possèdent les cryptomonnaies de ses utilisateurs, ce qui se chiffrait mi-mai autour de la bagatelle d’une dizaine de milliards de dollars et qui lui permet, maintenant que la plateforme a fait faillite, de rembourser ses créanciers au grand dam de ses utilisateurs. Plus généralement, le peu d’intérêt des cryptos dans la vie courante, les confinant à un rôle purement spéculatif, ainsi que leur désastreuse facture énergétique, devrait inciter à considérer une interdiction pure et simple de la détention et de l’usage de ces actifs.

Comme cela n’a pas été fait, on pourra observer une nouvelle fois ce fait : le marché est son propre fossoyeur et il faut donc que les États interviennent pour le réguler. C’était une leçon qui aurait dû être apprise dès 2008 par nos dirigeants. Comme cela n’a pas été fait, nous allons, une nouvelle fois, en souffrir les conséquences désastreuses. Jusqu’à quand ?

Jacques de Larosière : « Le système financier est devenu très fragile »

Jacques de Larosière © Julien Chevalier pour Le Vent Se Lève

Ancien Directeur général du FMI (1978-1987), ex-Gouverneur de la Banque de France (1987-1993), Jacques de Larosière a vécu de près plusieurs crises financières. Critique vis-à-vis des politiques monétaires non-conventionnelles, il juge que le surendettement et l’interventionnisme des banques centrales traduisent un dysfonctionnement économique profond, délaissant sans cesse les jeunes générations et l’investissement productif. Nous sommes allés à sa rencontre dans les bureaux de BNP Paribas, là où il exerce – à 92 ans – en tant que conseiller du Président. Hégémonie vacillante du dollar, politiques monétaires non conventionnelles de la BCE, endettement croissant des États, enjeux environnementaux et néolibéralisme : nous avons abordé avec lui ces divers enjeux. Entretien réalisé et édité par Julien Chevalier.

LVSL – La place hégémonique du dollar est de plus en plus contestée. L’agenda sino-russe d’opposition à la monnaie américaine s’est intensifié avec le conflit ukrainien. Depuis, plusieurs pays historiquement liés aux États-Unis (Arabie Saoudite, Israël…) affirment leur volonté de se défaire progressivement du dollar. Au Brésil, le candidat Lula promet la création d’une devise commune en Amérique latine pour « se libérer de la dépendance américaine. » Pensez-vous de fait que le système monétaire international sera, à moyen/long-terme, différent de celui que nous connaissons depuis 1944 et les Accords de Bretton Woods ? 

Jacques de Larosière – Le dollar reste la monnaie internationale du système. C’est la plus grande monnaie de réserve et une monnaie de transaction extrêmement importante. Mais la monnaie américaine n’est pas la monnaie centrale parce que l’on a décidé qu’il en soit ainsi. Ce système existe parce que les États-Unis ont une économie très importante, fondamentalement assez prospère, le plus grand marché des capitaux du monde (extrêmement liquide et profond), et la première armée. C’est un pays « leader ». Ce sont ces éléments déterminants qui expliquent la force de la devise américaine.

Il est vrai que certains pays cherchent à se libérer du dollar. La Chine organise notamment des plateformes de règlements autour du renminbi dans un cadre bilatéral, voir régional/multilatéral. Si cette tendance persiste, nous pourrions voir en effet certaines diminutions du rôle du dollar dans les transactions de paiements. Les américains le prennent en compte de leur côté. Mais le phénomène sera limité et ne touchera probablement pas sensiblement le rôle de réserve que possède le dollar. Il faut distinguer la partie utilisée comme une réserve de valeur de celle utilisée comme un moyen de libeller des transactions et de les régler. Ce dernier pourrait céder quelque peu. Pour le premier, j’attends de voir. Le dollar comme monnaie centrale du système me paraît résister. En ce qui concerne la dédollarisation de l’Arabie Saoudite et d’Israël, je reste très sceptique. 

LVSL – Quelles seraient les conséquences, pour la France, d’un monde où le dollar ne serait plus la monnaie de réserve internationale ? Quel système alternatif permettrait, selon vous, la stabilité mondiale ?

Jacques de Larosière – Dans l’hypothèse où le dollar ne serait plus la monnaie de réserve, on assisterait évidemment à une fragmentation des transactions commerciales, qui ne seraient plus presque exclusivement cotées en dollar (pour le prix du pétrole notamment). Les règlements se feraient dans une autre monnaie, l’euro par exemple. Les conséquences pour un pays comme la France restent difficiles à énoncer. Mais, au-delà du choix des monnaies contractuelles, subsisterait la loi de l’offre et de la demande. Tout dépend des conditions qui présideraient à cette modification des systèmes des paiements mondiaux. Mais je peux vous dire que les personnes qui réfléchissent à ce scénario sont très prudentes quant à la réponse à cette question. 

« Pour un système alternatif, on peut toujours imaginer une monnaie internationale qui se substituerait au dollar et qui serait émise par une banque centrale mondiale. »

Est-ce que ça donnerait lieu à plus d’inflation ? À une plus grande variabilité des cotations de produits ? Difficile à dire. Ce qui est sûr, c’est que cela compliquerait le système qui reste assez simple aujourd’hui. Les transactions sont libellées en dollar et exécutées pour la plupart d’entre elles dans la devise américaine. L’universalité de l’usage du dollar est un élément qui facilite les échanges commerciaux. 

Pour un système alternatif, on peut toujours imaginer une monnaie internationale qui se substituerait au dollar et qui serait émise par une banque centrale mondiale. C’était le projet que préconisait l’économiste britannique John Maynard Keynes lors de la Conférence de Bretton Woods en 1944. C’est un système évidemment très diffèrent de celui qui existe aujourd’hui, et de celui établi au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il serait plus rationnel car, en principe, une banque centrale mondiale prend en compte l’intérêt de l’ensemble de la population. Nous mettrions fin au paradoxe actuel qui consiste à ce que le système fonctionne à travers le déficit américain. Le fait que l’économie américaine soit en déficit permanent de balance des paiements permet à ce que les pays empruntent continuellement des dollars aux États-Unis. 

Si de nombreux penseurs ont considéré ce projet d’une banque mondiale, force est de constater qu’il n’a jamais pris corps. Je ne vois pas pourquoi cela aurait lieu aujourd’hui étant donné que les États-Unis restent le pays le plus important de monde, notamment dans la prise de décisions. Puisque le pays détient près de 20% des voix au FMI et qu’un tel scénario nécessité l’approbation de 85% des voix, il pourrait alors décider de tout bloquer. Je constate donc qu’un courant de pensée s’attache à cette idée, mais il me semble politiquement difficile qu’une réforme de cette ampleur soit envisagée.

LVSL – En tant qu’ancien gouverneur de la Banque de France, quel regard portez-vous sur les politiques monétaires non-conventionnelles mises en place en Europe et aux États-Unis suites à la crise financière de 2008 ?

Jacques de Larosière – J’ai beaucoup écrit sur le sujet. Vous pouvez notamment retrouver mon discours à l’Université de Columbia peu de temps après la crise de 2007-2008.

Je reproche à la politique monétaire d’avoir été, avant et après la crise, continuellement accommodante. Elle a contribué à créer sans cesse des liquidités, tout en faisant baisser les taux d’intérêt. Si ces instruments sont nécessaires lorsque l’économie souffre d’une profonde récession, on constate que la succession des épisodes économiques depuis une douzaine d’années ne sont pas faits uniquement de récession, mais de périodes différenciées. Il s’agit donc d’une politique de stimulation continue caractérisée par l’augmentation de la masse monétaire. Mais la raison pour laquelle cette politique a persisté vient de la focalisation sur l’objectif d’inflation qui devait se situer légèrement en dessous de 2%. Cet objectif s’est révélé être d’une très grande erreur. Je l’avais d’ailleurs dénoncé dès l’origine, sans succès. 

Jacques de Larosière © Julien Chevalier pour Le Vent Se Lève

La politique monétaire doit viser à l’équilibre. Elle tend à la stabilité de la monnaie, c’est-à-dire éviter une trop forte inflation et éviter la déflation. Mais elle ne consiste pas à se fixer un objectif unique d’inflation. Le but étant de limiter la hausse des prix lorsqu’elle se manifeste, ou stimuler l’économie lorsqu’il y a un risque de baisse continue des prix et d’une rétention de la demande. En réalité, nous n’avons pas vécu la déflation, ni même le risque ouvert de l’inflation. Des facteurs structurels étaient à l’œuvre. Il y avait notamment le vieillissement de la population (peu favorable à une hausse des prix), l’impact de la globalisation sur les prix à la consommation, les salaires extrêmement bas dans certains pays… Ces éléments pesaient sur le niveau des prix. Au lieu de les comprendre et de juger que l’inflation doit être légèrement inférieure à 2%, elle se serait équilibrée autour de 1%. Ce qui correspondait à l’étiage d’équilibre. 

« Aujourd’hui, la hausse des prix peut être considérée comme extrêmement dangereuse. Le système financier est devenu très fragile. »

Dans ce contexte, les banquiers centraux étaient mécontents du niveau des prix. Ils ont donc créé beaucoup de monnaie car l’objectif – arbitraire – n’était pas atteint. S’en est suivie une politique très accommodante qui a nourri la fragilité du système financier, la baisse des taux d’intérêt et la crise future. Il était évident pour celui qui observait la constance de la masse monétaire que son niveau allait au-delà des besoins de l’économie. En fait, il y a un lien entre le financement d’une part et les besoins de financement nécessaires à un accroissement de production. Lorsque ce lien est rompu, que la facilité financière est généralisée (on trouve de l’argent à 0%), on entre dans une situation de « super aisance monétaire » qui affaiblit le système financier. Tout le monde emprunte car c’est facile, mais tout le monde n’est pas nécessairement un débiteur de qualité. Il y a des emprunteurs plus ou moins résistants.

Dans ce contexte, le système n’a pas de fin car les taux d’intérêt sont très faibles donc ça ne coûte rien d’emprunter. C’est une politique plus que téméraire. Au début, elle n’a pas provoqué de désastre sur la hausse des prix « générale », mais la valeur des actifs financiers a considérablement augmenté. Il y a donc eu une très forte inflation des valorisations boursières et une faible répercussion sur les prix à la consommation. Cependant, la situation s’est déchaînée avec la crise de la pandémie, puis aggravée par la guerre en Ukraine. Les conditions de l’inflation étaient créées. L’étincelle est venue de la pandémie, mais aurait très bien pu provenir d’un autre phénomène. Aujourd’hui, la hausse des prix peut être considérée comme extrêmement dangereuse. Le système financier est devenu très fragile, raison pour laquelle je me suis dissocié d’une politique hasardeuse, et non établi par le raisonnement. 

LVSL – L’indépendance des banques centrales a été légitimée par la volonté de limiter l’inflation et d’interdire le financement monétaire. Le bilan de BCE atteint aujourd’hui plus de 8800 milliards d’euros et près du tiers des émissions de dettes publiques sont détenues par l’institution monétaire. À la lueur de cet état de fait, que pensez-vous de l’indépendance des banques centrales ?

Jacques de Larosière – Nous avons cru après la grande période de hausse des prix des années 70/80, qu’il fallait que les banques centrales soient plus indépendantes pour juguler l’inflation car elles disposeraient de plus de liberté que si elles étaient dans la main du gouvernement. Il y a donc eu tout un mouvement international – auquel j’ai collaboré – pour établir juridiquement l’indépendance de la banque centrale. Ici en France, au moment du Traité de Maastricht, nous avons changé le statut de la Banque de France et institué un système d’indépendance. 

Vous avez raison de dire que jamais l’achat de titres publics par la banque centrale n’a été aussi important qu’aujourd’hui. On a ici une contradiction avec l’indépendance des banquiers centraux et le fait qu’ils soient dévoués au financement de la chose publique. Je pense que si on voulait définir la situation de manière objective, on dirait que la BCE est devenue le grand financeur des dettes publiques. Elle ne serait évidemment pas d’accord avec cette assertion car elle expliquerait que ces achats de titres ont été exécutés à des fins monétaires pour éviter les spreads (écarts de taux) entre les pays, ce qui permet d’égaliser le terrain des taux d’intérêt. Mais c’est une illusion. En réalité, elle achète ces titres publics sur le marché secondaire peu de temps après leur émission. La BCE et la FED sont les agents financiers des États qui émettent des emprunts pour financer leurs déficits. 

Je suis donc très hostile à cette dérive que l’on appelle la suprématie budgétaire. C’est en fin de compte l’impératif budgétaire qui guide la banque centrale dans cette politique. Je l’ai écrit à de nombreuses reprises. Je pense qu’il est illusoire de prétendre qu’on est indépendant lorsque l’on finance les deux tiers de la dette publique. 

LVSL – Suite à la crise du Covid-19, l’inflation ne cesse d’augmenter. Elle atteint aujourd’hui des sommets aux États-Unis et en Europe. La BCE et la FED ont annoncé une normalisation progressive de leur politique qui se caractérise par un léger relèvement des taux directeurs. Nous voyons déjà ses effets. Les marchés financiers ont chuté de plus de 20% depuis le début de l’année outre-Atlantique. En parallèle, les taux longs augmentent. Comment voyez-vous l’évolution de cette situation à moyen-terme ? 

Jacques de Larosière – La politique monétaire est depuis longtemps très laxiste. Les taux d’intérêt sont nuls voir négatifs. Dans ce contexte, il y a toujours un phénomène de surendettement qui est annonciateur d’une crise financière. Quand on conduit une voiture, on sait que l’on n’appuie pas toujours sur l’accélérateur car cela risque de se finir mal. Il faut parfois freiner. Depuis une quinzaine d’années, nous n’avons pas appuyé sur le frein… L’accélérateur est sans cesse enclenché car nous conduisions sur une autoroute libre. Mais ces temps-ci, l’autoroute s’est un peu encombrée. Des phénomènes tels que le Covid, la démondialisation, la guerre en Ukraine… compliquent énormément le terrain des échanges économiques. Nous sommes alors sujets à des hausses de prix extrêmement importantes. 

« On ne combat pas l’inflation, mais on la laisse l’intensifier. »

Lorsque l’on a une inflation de 8%, avec des taux d’intérêt – dans le cas de l’Europe – situés à 0% ou -0.5% (taux de dépôt à la banque centrale), il faut prendre en compte l’inflation pour mesurer le degré de laxisme de la monnaie. Une inflation à 8% et des taux nominaux à 0% signifient que le taux réel est en fait de -8%. C’est du jamais vu. Autrement dit, on croirait que normaliser la politique va être un désastre. Mais la situation est tout autre. Nous n’avons pas connu de normalisation mais un accommodement supplémentaire de la politique monétaire du fait de l’éclosion de l’inflation. Il conviendrait donc, en principe, d’établir des taux d’intérêt réels positifs. Pour cela, il faudrait près de 10 points de taux nominal positif. Aujourd’hui, on est en dehors de tout ça. On ne combat pas l’inflation, mais on la laisse s’intensifier. J’ai donc un peu de réticence à répondre à cette question. 

En créant de la monnaie très abondante et pas chère, on a favorisé les opérateurs qui gèrent des fonds pour eux-mêmes, des clients ou des institutions. Si l’on prend l’exemple du CAC40, nous voyons qu’il a doublé en 10 ans. Un tel résultat équivaut à une obligation qui rapporterait du 7% par an. Dans un contexte où la banque centrale produit de l’argent à près de 0%, les plus riches en profitent et empruntent massivement sans frais. Nul besoin d’être Einstein pour comprendre qu’un emprunt à 0% associé à un rendement annuel de 7% est un luxe que seules certaines personnes peuvent se payer. Mais la question est : quelle est la bonne politique monétaire ? La raison prescrit toujours que les taux soient positifs en terme réel car l’épargne mise de côté mérite une rémunération. Elle ne doit pas être taxée comme c’est le cas actuellement. L’ennemi dans cette affaire est donc l’inflation et non pas la normalisation des taux d’intérêts. L’expérience montre que ceux qui sont frappés par l’inflation sont les revenus les plus bas et les petits épargnants. 

LVSL – On observe en Europe une divergence de plus en plus marquée quant à l’opinion des populations concernant la politique monétaire. Les Allemands souhaitent le retour à une politique orthodoxe. Les pays d’Europe du Sud, extrêmement endettés, seraient fortement touchés par ce type de mesure. Le spread (écarts de taux) entre l’Italie et l’Allemagne continue d’augmenter. Pensez-vous que le risque d’un éclatement de la zone euro soit à l’ordre du jour ? En Italie, les sondages donnent « l’Italexit » au coude à coude avec le maintien dans la zone euro dans le cas d’un référendum…

Jacques de Larosière – La volonté de faire fonctionner la zone monétaire est encore là. S’il existe des divergences entre pays européens, les Allemands ont toutefois un intérêt profond à continuer la gestion critiquable de la BCE. Car cette gestion de baisse de taux de l’euro favorise leurs exportations et augmente ainsi leur compétitivité, déjà supérieure à celle des autres pays européens. Ce qui revient finalement à une dévaluation. Les Allemands ont beau être gênés par la politique monétaire, ils vivent très bien avec. Quant aux pays du sud, ils ont la majorité au conseil de la Banque centrale européenne et ce sont eux qui déterminent la politique. 

LVSL Les défis se multiplient pour les jeunes générations : réchauffement climatique, raréfaction des ressources, prix des logements historiquement élevés, vieillissement de la population, multiplication des conflits géopolitiques…  Dans votre livre 50 ans de crises financières (Odile Jacob, 2016), vous dénoncez le fait que la politique d’endettement laisse « aux générations futures le choix entre payer une dette trop lourde ou la renier ». Comment conjuguer des dettes abyssales avec des investissements massifs et nécessaires dans des projets tels que la réindustrialisation, la transition écologique, ou l’éducation, sans faire payer les jeunes générations ?

Jacques de Larosière – Oui, il faut changer. Si l’on continue dans un système de surendettement permanent qui favorise 10% de la population la plus riche et détourne les épargnants des placements longs, on ne financera pas les grands investissements écologiques nécessaires si l’on veut vivre sur une planète à peu près vivable. L’analyse que je fais de la situation m’amène à penser que la combinaison d’une politique monétaire trop laxiste, de taux d’intérêt négatifs – c’est-à-dire la taxation de l’épargne longue – et le renflouement des gouvernements qui empruntent pour financer les dépenses courantes sans penser à l’avenir, créent une conjonction très défavorable pour les jeunes générations. On dit que l’on est intéressé par le chômage des jeunes – qui reste très élevé dans un pays comme la France – mais on ne cesse de fabriquer ce chômage.

Les arbitrages effectués ont systématiquement pénalisé les futures générations. Si l’on prend l’exemple des retraites, ce sont les jeunes qui payent pour les retraites des plus vieux. Dans ce système de répartition, les dépenses des actifs ne cessent d’augmenter du fait du vieillissement de la population. Nous observons un effet de ciseau où les recettes diminuent et les dépenses augmentent. En n’ayant fait aucune réforme sur les retraites en France depuis maintenant 5 ans, on laisse peser sur les plus jeunes des cotisations de plus en plus élevées pour financer les pertes du système des retraites.

Est-ce une bonne chose ? Je ne le pense pas. Je pense qu’il serait plus intelligent et plus honorable de laisser travailler plus longtemps les Français pour qu’ils allègent le coût des jeunes actifs. Cette proposition soulève la réprobation générale. Mais les gens ne comprennent pas que c’est en refusant l’extension de l’âge du départ à la retraite qu’ils sont entrain de sacrifier les jeunes et l’équilibre du système. On a tendance à dire que l’on « rattrape » les choses car la France est très libérale, que l’on dispose d’un système d’assurance-chômage généreux, et d’une politique de recrutement dans la fonction publique. Mais c’est une erreur. On ne rattrape rien. Ce sont les jeunes qui payent. Je constate un double langage où l’on s’apitoie sur la difficulté des jeunes à trouver un emploi et des logements alors que l’on continue de faire tout pour qu’il en soit ainsi. 

LVSL – Depuis la fin des Accords de Bretton Woods et de la convertibilité or-dollar, nous observons un accroissement considérable de la masse monétaire représenté par l’augmentation des niveaux de dettes. Certains think-tanks, comme l’Institut Rousseau, proposent d’annuler une partie de la dette publique détenue par la BCE (dans notre cas par la Banque de France), ce qui ne lèserait aucun créancier privé. Cette annulation serait alors conditionnée à des investissements productifs. Quel regard portez-vous sur cette proposition ? Faut-il penser un nouveau mode de création monétaire ?

Jacques de Larosière – Pour de nombreuses raisons, je suis tout à fait hostile à l’abandon de la dette détenue par la banque centrale. La dette est devenue la baguette magique des États pour financer leurs déficits. Elle l’est d’autant plus depuis que banque centrale peut acheter ces nouveaux emprunts. Il est tentant de répudier cette dette lorsque la pyramide des dettes a atteint des niveaux très importants. Annuler la dette serait donner raison à ceux qui empruntent sans cesse pour financer des pertes. Cela reviendrait à légitimer l’action illégitime qui convient de faire croire au public que l’on peut s’endetter indéfiniment sans conséquence. C’est moralement inacceptable. 

Par ailleurs, une annulation entraînerait une perte pour la banque centrale. Dans le bilan de la banque, cette dette a une valeur. Une perte nécessite donc une recapitalisation, qui serait payée par le gouvernement. Finalement, c’est l’histoire du serpent qui se mord la queue : le gouvernement prend un léger profit en annulant la dette, mais doit compenser le manque de capital de la banque centrale ainsi que le spread plus élevé qu’il aura à supporter à l’avenir. On pourrait aussi évoquer l’argument du « précédent ». Lorsque tu annules une fois la dette, tu peux vouloir le faire de nouveau. Ce système serait profondément inflationniste et entraine une perte subie par la banque centrale. Or, cette dernière appartient à tout le monde puisqu’elle est nationalisée. Le contribuable devra donc assumer cette perte un jour ou l’autre. 

Ce qui me dérange est aussi le fait que cette action serait produite – dans le cas de la France – par une démocratie, c’est-à-dire un système de gouvernement et de représentations qui respectent les contrats et permettent à une société d’avancer vers l’avenir. Il faut faire très attention avant de brandir une telle mesure. 

En ce qui concerne votre deuxième question, nous avons déjà pensé à différents modes de créations monétaires. Il y a notamment la « monnaie hélicoptère » qui consiste à distribuer de l’argent à partir de rien plutôt que par des intermédiaires de comptes bancaires. L’inconvénient du compte bancaire lorsque la monnaie hélicoptère est employée vient du fait qu’une partie de la population aurait tendance à épargner. Or, la volonté politique et sociale de ceux qui préconisent cette mesure nouvelle de création monétaire par voie « d’hélicoptère » est que cet argent soit dépensé, et non épargné.

Il y a une autre théorie monétaire qui a fleuri depuis plusieurs années mais qui se tient encore à l’écart du débat public du fait de l’inflation. Il s’agit de la nouvelle théorie monétaire (ou théorie monétaire moderne, appelée MMT). Pour simplifier, elle revient à dire la chose suivante : tout État qui émet de la monnaie (tant que cet État a le monopole de sa devise) peut financer l’intégralité des déficits qu’il souhaite réaliser dans sa monnaie. C’est une forme de création monétaire bien entendu. Mais elle ne répond plus à la notion historique qui a expliqué l’éclosion des banques centrales à partir du 17ème siècle, c’est-à-dire la protection de la stabilité de la monnaie. La théorie monétaire moderne n’est pas une théorie qui satisfait le principe de stabilité. Autrefois, les banques centrales considéraient que la distribution de l’argent affectait la qualité de la monnaie.

N’oubliez jamais que le fondateur de l’économie monétaire est un Français. Il écrivait dans les années 1560 et s’appelait Jean Bodin. C’était un économiste qui avait compris que la multiplication de signes monétaires face à une production stagnante/légèrement croissante, entraînerait de l’inflation. Cette pensée a donné lieu à ce que l’on appelle la théorie quantitative de la monnaie. Théorie qui n’a jamais vraiment été dénoncée puisqu’elle est valable et vérifiée par des siècles. Elle semble d’ailleurs avoir été négligée ces dernières années. Nous en payons le prix aujourd’hui avec une hausse considérable des prix.

Face à l’inflation, les banques centrales dans l’impasse

© Oren Elbaz

Alors que l’inflation atteint déjà des niveaux jamais vus depuis des décennies, la politique des banques centrales, les tensions sur les chaînes d’approvisionnement et à présent la guerre en Ukraine promettent une hausse des prix durable. Si la période actuelle semble plus que jamais dévoiler l’insoutenabilité du modèle financier contemporain, la fuite en avant et l’attentisme des institutions monétaires témoignent du refus de changer de paradigme. Face à la menace d’une action de ces dernières visant à contrer l’inflation, le spectre d’une crise économique et financière se précise.

Politique monétaire expansive et reprise économique

En mars 2020, la crise sanitaire déclenche une récession de haute envergure. Alors que les marchés financiers étaient au plus mal, ce nouveau choc apparaît et les banques centrales décident d’agir en injectant – par le biais de rachats massifs de titres de dette des États et de multinationales – des centaines de milliards de liquidités dans le système financier pour éviter la catastrophe. Depuis la crise des subprimes de 2007-2008, les banques centrales se sont promises de toujours fournir les liquidités nécessaires aux banques et autres institutions financières en cas de fortes secousses des marchés. Suite à la chute de Lehman Brothers en 2008, la non-intervention des banques centrales est devenue inconcevable. Entre la crise des dettes souveraines (1) en Europe, la crise du repo, et la chute des actions en 2018, les périodes de turbulences sur les marchés au cours de la dernière décennie ont toujours été suivis d’un soutien monétaire sans précédent. L’épisode de mars 2020 n’aura pas fait exception.

Grâce au soutien des institutions monétaires lors de la crise sanitaire, les pays ont donc pu emprunter massivement pour financer des plans de relance – bien plus maigres en Europe qu’aux États-Unis. Sous la présidence Trump, les États-Unis ont déclaré l’instauration d’un plan de 2 000 milliards de dollars, encore accru par Joe Biden depuis. Au sein de l’Union européenne, les 27 s’accordent autour d’un programme de 750 milliards d’euros. Au Royaume-Uni, c’est 180 milliards de livres. Au Canada, c’est 100 milliards de dollars canadiens répartis sur trois ans. Portée par une injection monétaire continue, la reprise économique se conjugue à des goulots d’étranglement sur les chaînes d’approvisionnements causées par la pandémie, et des pénuries de toutes sortes voient le jour : puces électroniques, papier, essence, produits alimentaires, etc.

Dans un tel contexte, les prix ne pouvaient qu’augmenter. Jusqu’au 24 février 2022 – date de début de l’invasion russe en Ukraine – l’inflation continue son chemin. Au mois de janvier, elle atteignait déjà des sommets dans l’ensemble des pays occidentaux. Mais lorsque la guerre retentit, ce phénomène en vient à s’accélérer. Les sanctions occidentales vis-à-vis de la Russie entraînent en effet une hausse de la spéculation sur les matières premières et donc une augmentation de certains produits, en particulier sur les hydrocarbures et les produits agricoles.

La décision de l’Ukraine et de la Russie de suspendre l’exportation de certains de leurs produits essentiels engendre de nouvelles pénuries. En parallèle, la stratégie 0 Covid extrême du gouvernement chinois crée de nouvelles tensions sur les chaînes logistiques. Aujourd’hui, la hausse des prix atteint 8,5% aux États-Unis, un record depuis 40 ans. Sur le Vieux continent, c’est 7,5%, le plus haut niveau enregistré depuis la création de l’indicateur. Au Royaume-Uni, c’est 7%, un sommet depuis 1992. Au Canada, c’est 6,7%, un record depuis 31 ans.

Les économies occidentales heurtées de plein fouet

Si, à première vue, ce phénomène pourrait s’avérer positif pour les États car il permet de réduire le poids de leur dette – dont la taille a considérablement augmenté durant la crise sanitaire -, un problème majeur se pose lorsqu’on considère la question sous sa dimension sociale. La grande majorité des salaires et prestations sociales ne sont pas automatiquement indexés sur l’inflation. Du fait des faibles négociations salariales alimentées par le refrain (2) de la « spirale prix-salaires », les salaires réels chutent drastiquement et des mouvements de protestation apparaissent. En Espagne, l’envolée des prix crée la colère chez les citoyens, et plus particulièrement chez les agriculteurs qui voient le prix des fertilisants exploser. En Grèce, une grève générale est en cours et les citoyens réclament une hausse des salaires. Aux États-Unis, la « Grande démission » représente l’immense vague de départs des salariés à la recherche d’un emploi mieux payé et de meilleures conditions de travail.

Pour contenir ces révoltes, les gouvernements ont recours à des mesures de soutien de tout type : chèque inflation, baisse des impôts, blocages des prix, diminution de la TVA… Dans le même temps, l’inflation « annoncée » est modifiée grâce à certaines décisions étatiques. En France, la hausse des prix atteint seulement 4,8% en avril – un des plus faibles niveau européen – grâce à la mise en place du bouclier tarifaire sur l’électricité et le gaz, qui est cependant censé prendre fin le 30 juin.

En parallèle, un jeu de communication se met en place. Pour se dédouaner de l’inflation survenue avant l’invasion de la Russie en Ukraine, certains dirigeants n’hésitent pas à remettre la hausse des prix sur le dos de la guerre. C’est notamment le cas du président Biden qui a déclaré le 11 mars dernier que l’inflation est due à Vladimir Poutine.

Si les gouvernements arrivent pour l’heure plus ou moins à maintenir le calme chez les citoyens, une hausse des prix trop importante pourrait accentuer ces tensions sociales, mais aussi remettre en cause le mandat des banques centrales qui reste principalement celui de la stabilité des prix.

Le risque d’une implosion ?

En 2008 comme en 2020, les institutions monétaires sont parvenues à prolonger un cycle économique qui semblait toucher à sa fin en augmentant sans cesse la dette des agents économiques. Mais dans le contexte actuel, la situation les en empêche. Face à l’inflation persistante – dont le contrôle leur échappe depuis bien longtemps – recourir à la planche à billet s’avère compliqué. Si les banques centrales envisagent une normalisation de leur politique au cours de l’année 2022, une diminution massive du volume de liquidités injectées et une augmentation marquée des taux pour endiguer l’inflation est un pari impossible.

La dette des agents privés atteint déjà des niveaux historiques. Dès lors, une hausse marquée des taux directeurs des banques centrales entraînerait un emballement de ces dettes et créerait une succession de défauts de paiements et de faillites pour nombre d’entreprises. On peut alors craindre une chute de la production, une augmentation du chômage, et un approfondissement de la récession.

Si les banques centrales ont le pouvoir de contrôler leurs taux directeurs (3), les taux auxquels les pays empruntent, fixés par les marchés financiers, fluctuent selon l’environnement économique et la situation financière des différents pays. Dans ce contexte, l’inaction des institutions monétaires produit d’inquiétants effets sur le marché obligataire. Depuis plus d’un an, les taux à long terme ne cessent d’augmenter. Depuis quelques semaines, cette spirale s’accélère : les investisseurs pensent que les institutions monétaires vont agir sur leurs taux directeurs pour contrer l’inflation, et ne veulent ainsi plus prêter aux États à des taux aussi faibles qu’auparavant car la hausse des prix s’intensifie et la valeur des obligations qu’ils détiennent diminue. De fait, la France n’emprunte plus à des taux négatifs comme en juin 2021, mais à 1,3 % sur 10 ans. Le Royaume-Uni n’emprunte plus à 0,3 % mais à 1,8 % sur 10 ans. Les États-Unis, comme le Canada, empruntent désormais à 2,8 % sur 10 ans et non plus à 0,5 % comme en mars 2020.

Une nouvelle crise des dettes souveraines en zone euro pourrait apparaître.

Si ces hausses peuvent sembler raisonnables en comparaison avec le niveau des années passées, la tendance est clairement à la remontée des taux directeurs. Or, au même titre que le secteur privé, le niveau des dettes publiques a considérablement augmenté au cours des deux dernières années. La dette publique atteint ainsi environ 150 % du PIB en Italie, 125 % aux États-Unis et 120 % en France. Lorsque ces mêmes États empruntent pour rembourser leurs anciennes créances, ils devront faire face à ces nouveaux taux du marché. Leurs dettes abyssales engendreront alors une augmentation du coût de leur dette qui aurait de lourdes conséquences pour les pays dont les finances publiques sont instables. En observant l’augmentation continue du spread (écart de crédits) entre l’Italie et l’Allemagne, l’hypothèse de voir la troisième puissance économique européenne vivre le même scénario que la Grèce quelques années plus tôt n’est pas improbable. Une nouvelle crise des dettes souveraines en zone euro pourrait alors apparaître. Du côté américain, le rapprochement entre le rendement d’une obligation de courte durée et celle d’une maturité plus longue témoigne de l’anticipation du marché face au risque de crise à court terme. 

Dans ce contexte, la bulle financière ne se maintient que par la politique monétaire accommodante des banques centrales. Les actions baissent mais se maintiennent à des niveaux élevés du fait des faibles taux et du volumes de liquidités injectées dans les marchés financiers. Ce qui rend donc ces derniers extrêmement sensibles à une action des institutions monétaires. Dans le cas d’une normalisation de leur politique, une crise financière semble inévitable. On comprend donc pourquoi le choix a pour l’instant été fait de laisser filer l’inflation.

La pression s’accentue

Les marchés réagissent en effet à l’inflation et la guerre en Ukraine. Les sanctions vis-à-vis de la Russie engendrent en effet d’importantes fluctuations sur les cours des matières premières et de nombreux appels de marges (4), susceptibles de créer un dangereux effet domino. Le président de la Réserve fédérale de Dallas estime ainsi qu’il existe un « risque macroéconomique. »

Cette même réaction est visible sur le marché obligataire. Face à la hausse de l’inflation et au risque d’une diminution du bilan de la FED, le prix des obligations diminue. La valeur globale des obligations est donc en baisse (524 milliards lors de la semaine du 18 avril). Étant donné que ces titres de dettes font souvent gage de collatérales lors d’échanges financiers, c’est-à-dire de garanties en cas de non-remboursement, on peut craindre une vente massive de tout types d’actifs pour obtenir des liquidités et ainsi combler la perte de valeur de ces garanties. Une dangereuse spirale pourrait se mettre en place.

Par ailleurs, l’augmentation des taux obligataires entraîne par ricochet des effets sur le marché immobilier. Aux États-Unis, le taux fixe à 30 ans dépasse 5 %, un niveau plus atteint depuis 2010. Cette augmentation, couplée à des prix historiquement élevés pourrait engendrer un ralentissement, voire une diminution des ventes, qui ferait alors baisser les prix. Dans ce contexte, l’augmentation constante de la durée de remboursement des prêts permet de maintenir la bulle immobilière.

Face à cet ensemble d’événements, les banques centrales ne peuvent agir activement. Le 16 mars dernier, la Réserve Fédérale américaine a donc décidé d’augmenter timidement ses taux directeurs de 0,25 %, pour les porter à 0,5 %. La banque centrale canadienne a fait de même quelques jours plus tôt. Au Royaume-Uni, la Bank of England a été légèrement plus offensive et les a augmentées à 0,75 %. En Europe, la BCE décide pour l’heure de ne rien faire, par peur de précipiter une crise économique. À titre de comparaison, la dernière fois que l’inflation atteignait 8,5 % aux États-Unis, les taux se situaient à 8 %. Au Canada, lorsque l’inflation augmentait de 6,7 %, les taux directeurs de la banque centrale étaient de 16 %. Ce refrain est le même pour l’ensemble des pays occidentaux.

L’attentisme des banques centrales s’explique sans doute aussi par la crainte d’un effondrement du modèle financier occidental en faveur des puissances de l’Est.

Après avoir évoqué une inflation temporaire et limitée pendant des mois, le discours et la crédibilité des banques centrales sont donc fortement remis en question. Est venu s’ajouter à cela la prise en compte d’une inflation de plus long terme et diffuse dans les secteurs de l’énergie et des matières premières. Celle-ci, générée par un goulot d’étranglement sur les chaînes d’approvisionnement et une création monétaire disproportionnée, amplifiée par la crise géopolitique récente, s’inscrit dans un contexte de marchés mondiaux dérégulés et instables.

Alors que les banquiers centraux ont perdu le contrôle des prix, un arbitrage difficile se rapproche : remonter leurs taux et précipiter une crise financière ou laisser filer l’inflation au risque d’un effondrement de la monnaie et de tensions sociales explosives ? Ce dilemme intervient alors que la concurrence entre grandes puissance s’intensifie et l’hégémonie historique du dollar est de plus en plus remis en cause. Dans le contexte où la Chine et la Russie ont clairement affiché leur volonté d’en finir avec l’hégémonie du dollar, l’attentisme des banques centrales s’explique sans doute aussi par la crainte d’un effondrement du modèle financier occidental en faveur des puissances de l’Est.

Notes :

(1) : Suite à la crise de la dette grecque en 2010, les pays européens ont vécu un emballement très fort de leur dette publique et de leurs déficits qui s’avéraient insoutenables. De nombreux plans de sauvetages ont eu lieu. Les pays ont dû s’adonner à des politiques d’austérités dans le but de retrouver des finances publiques stables.

(2) : Si l’histoire nous montre qu’une augmentation des salaires a généralement tendance à exercer une pression à la hausse sur les prix, elle nous montre surtout que le choix peut se faire entre les salaires et les profits. Si les salaires augmentent, les profits baissent. Si les profits augmentent, les salaires baissent. Dans tous les cas, les prix augmentent. Bien qu’un équilibre puisse être trouvé, la balance penche toujours d’un côté. Au moment des différents chocs pétroliers dans les années 1970, les gouvernements et syndicats avaient fait le choix d’une augmentation des salaires pour combler la baisse du pouvoir d’achat. De nos jours, les profits semblent être privilégiés, au détriment des salaires.

(3) : Les taux des banques centrales sont les taux directeurs. Ce sont des taux fixés à court terme par les banques centrales. On distingue trois types de taux directeurs : taux de refinancement, taux de rémunération des dépôts, et taux d’escompte. Le principal est le taux de refinancement qui correspond au taux d’intérêt des liquidités empruntées par les banques commerciales.

(4) : Un appel de marge se produit lorsque le courtier informe que le solde du négociateur est tombé en dessous de sa marge de sécurité. Dans ce cas, deux solutions sont possibles. La première : versement de fonds supplémentaires (sous forme de liquidités et/ou en numéraire) pour combler la dépréciation de la position ouverte sur le marché. Deuxième solution : Si de nouveaux capitaux ne sont pas apportés, le courtier se permet de couper la position pour arrêter les pertes.

Stephanie Kelton : « Pour garantir le plein emploi, sortir du mythe du déficit »

Stéphanie Kelton © Wikimedia

Certains la surnomment « la femme qui valait des trillions ». Professeur d’économie à l’université Stony Brook de New York et cheffe de file de la MMT (la Théorie moderne de la monnaie), Stephanie Kelton a conseillé les sénateurs démocrates du Comité au budget fédéral pendant cinq ans, avant de rejoindre l’équipe mise sur pied par Joe Biden pour concilier son programme avec celui de Bernie Sanders. Depuis, elle conseille Chuck Schumer, le chef de la majorité au Sénat, et de nombreux parlementaires démocrates. À en croire les courriels qu’elle reçoit de leur part, sa contribution fut essentielle au changement de mentalité qui semble s’être produit à Washington à l’égard des déficits publics et de l’usage de l’outil monétaire pour financer des plans massifs de soutiens à l’économie. Dans son livre Le Mythe du déficit, traduit de l’anglais aux éditions Les Liens qui libèrent, elle déconstruit de manière pédagogique et didactique les principaux mythes économiques liés à la monnaie, la dette et les déficits. Le lecteur est invité à opérer une « révolution copernicienne » en comprenant que les dépenses publiques sont des excédents pour le secteur privé ; l’économie n’est pas contrainte par la finance, mais par les facteurs de productions ; la planche à billet constitue une manière efficace de garantir le plein emploi. Face à la crise du coronavirus et l’urgence climatique, la MMT bénéficie d’un succès croissant outre-Atlantique. Ces enseignements seraient-ils applicables en Europe ? Entretien réalisé par Chris (PolticoboyTX) le 19 mars 2021.

LVSL  Vous débutez votre ouvrage en réfutant la notion selon laquelle le gouvernement devrait gérer son budget comme un ménage, en « bon père de famille ». Pouvez-vous nous expliquer pourquoi c’est faux, pourquoi nous ne devrions pas penser à un ménage lorsque nous évoquons le budget de l’État ?

Stephanie Kelton Nous devons nous assurer que nous parlons d’un État qui dispose d’une souveraineté monétaire. Si c’est le cas, alors il serait erroné de comparer ce gouvernement à un ménage ou d’imaginer les finances publiques soumises au même type de contraintes que celles qui s’exercent sur une famille. La grande différence est que le gouvernement est l’émetteur de la monnaie et le reste d’entre nous sommes les utilisateurs de la monnaie. Si nous comprenons cela, l’autre point déterminant à rectifier est la séquence. Nous avons cette idée fausse que l’État fonctionne comme un ménage. Que pour dépenser il doit d’abord trouver de l’argent, en nous taxant ou en nous l’empruntant. Et qu’il peut dépenser de l’argent qu’une fois qu’il en en a obtenu. La MMT vise à remettre cette séquence dans le bon ordre. Il s’agit d’expliquer le véritable processus. Afin que nous puissions comprendre que le gouvernement doit d’abord dépenser sa monnaie ou la rendre disponible d’une autre manière avant que le reste d’entre nous puissions l’utiliser dans le but de payer des impôts ou d’acheter des obligations d’État. Donc, les dépenses publiques doivent intervenir en premier. L’émetteur étatique n’est pas contraint par les recettes fiscales ou les emprunts. L’émetteur peut dépenser en premier et ensuite s’inquiéter de la quantité de monnaie qu’il a dépensée, combien de dollars ou de yens ou de livres il doit taxer en retour, et combien il peut laisser dans le système ou transformer en obligations d’État.

LVSL Malheureusement, la France n’a plus sa propre souveraineté monétaire. Nous entendons souvent cette référence au bon père de famille ou au ménage de la part de nos dirigeants, principalement pour justifier des réductions de la dépense publique. Dans le contexte francais, serait-il judicieux de comparer le gouvernement à un ménage ou avez-vous encore des réserves à exprimer ?

S.K. Les contraintes sont clairement différentes et la marge de manœuvre politique, la capacité de dépense d’un État émetteur de monnaie est plus grande que celle d’un gouvernement qui n’émet pas sa monnaie. La France ressemble plus à l’État de Floride, qui n’émet pas sa propre monnaie. Le gouvernement de la Floride peut augmenter les impôts, mais ses revenus sont limités. S’il dépense plus que ses revenus ne le permettent, il doit emprunter la différence. Cela dit, je pense qu’il est important de réaliser que dans la zone euro, la BCE (Banque centrale européenne NDLR) est l’émetteur de la monnaie. Et en ce moment, la BCE soutient les gouvernements des États membres, comme elle l’a fait depuis que la crise de la Covid-19 a débuté. Dans un sens, de manière importante, elle a rétabli la souveraineté monétaire des pays de la zone euro. La BCE a déclaré : « Endettez-vous, nous n’allons pas laisser les rendements exploser comme en 2010, nous allons maintenir les taux d’intérêt bas, nous allons faire des programmes d’urgence pour la pandémie, nous achèterons les obligations d’État, nous allons vous permettre d’avoir un déficit significatif et nous ne laisserons pas les marchés financiers vous punir comme en 2010 ». Donc, pour le moment, vous avez une marge de manœuvre politique. Les États ne devraient pas crier « Je ne peux rien faire », car pour le moment, ils le peuvent. La question est de savoir à quel moment la BCE va retirer son soutien budgétaire.

« Il y a un avantage très clair et convaincant à annuler la dette des états européens détenue par la BCE. »

LVSL Il y a eu un débat houleux en France sur l’annulation de la dette publique des États détenue par la BCE. Certains économistes, comme Thomas Piketty, ou think tanks, tels que l’Institut Rousseau, ont appelé à l’annulation, arguant qu’elle n’aura pas d’impact sur les marchés puisque la dette est déjà détenue par la BCE, et que cela libérera de la place pour de nouvelles dépenses puisque le ratio d’endettement diminuera, ce qui limitera le risque d’une futur hausse des taux d’intérêt et de l’imposition de nouvelles mesures d’austérité. Certains économistes de gauche s’y sont opposés au motif que les déficits ne sont pas un problème, que le niveau de la dette est soutenable puisque que les États empruntent à des taux négatifs. Selon eux, demander un allègement de la dette serait politiquement préjudiciable car cela focaliserait l’attention sur la dette au lieu de se concentrer sur les mesures de relance du gouvernement pour aider à la reprise. Avez-vous une perspective à offrir sur ce débat ?

S.K. Il y a deux aspects. J’ai lu l’article de Paul De Grauwe. L’avez-vous lu ? Si ce n’est pas le cas, vous devriez le lire, car De Grauwe intervient dans ce débat et c’est une voix influente. Son développement ne prend pas en compte l’aspect le plus évident, qui est l’aspect politique. Il a construit son argumentation d’un point de vue uniquement économique. Il explique qu’annuler la dette ne fait aucune différence, car une fois que la BCE a acheté la dette, c’est comme si le gouvernement ne l’avait jamais émise en premier lieu, parce que vous payez les intérêts puis le capital et ensuite la BCE restitue l’argent au gouvernement. Il dit donc que cela ne fait aucune différence, qu’il n’est pas nécessaire d’annuler la dette, qu’elle est déjà annulée de manière effective lorsque la BCE l’achète. Je pense qu’il oublie un aspect très important, à savoir la question politique liée à tout cela.

Au contraire, je pense que Piketty n’oublie pas l’aspect politique. La dette n’a pas disparue dans l’esprit des gens. Celle de l’Italie représente toujours près de 170% du PIB et tant que ce chiffre est évoqué par la presse, les gens internalisent l’idée que l’Italie a largement dépassé les seuils prévus par le traité de Maastricht et le Pacte de croissance et de stabilité. Et si la BCE décide de faire ce qui a été fait à la Grèce auparavant et dit : « Ok, remettez de l’ordre dans votre budget, réduisez votre taux d’endettement à 60% », alors vous imposeriez une austérité massive. Donc il vaut mieux annuler la dette plutôt que de la laisser figurer au bilan des États, de la rapporter dans la presse et d’en parler au risque qu’elle soit transformée en prétexte pour imposer de l’austérité. De mon point de vue, il y a un avantage très clair et convaincant à l’annuler complètement. Au lieu de dire, comme Paul De Grauwe, « nous n’avons pas à la supprimer, elle a déjà disparu ». Elle n’a pas disparu dans l’esprit de nombreuses personnes qui utiliseront l’existence de cette dette comme une arme pour demander le retour des politiques d’austérité.

LVSL Revenons aux États-Unis et aux aspects théoriques de la MMT. Vous avez mentionné dans votre première réponse qu’il était important de bien comprendre le processus d’émission monétaire et de financement des États. En utilisant l’exemple du plan de relance Covid de Biden de 1900 milliards de dollars, pouvez-vous expliquer les mécanismes de financement et expliciter d’où vient l’argent ?

S.K. L’argent vient du vote du Congrès. Les votes financent les dépenses. Le Congrès a adopté un certain nombre de plans de soutien depuis mars 2020, lorsque nous avons adopté la loi CARES qui débloquait 2,2 trillions de dollars. C’est ce que nous appelons un texte « propre », un clean bill. Vous savez que j’ai travaillé au Sénat. Nous appelons cela là-bas un projet de loi « propre » car c’est simplement un ensemble d’instructions disant : « Nous allons dépenser 2,2 trillions de dollars et voici comment l’argent va être dépensé ». Ces instructions sont transmises à la Banque centrale américaine (Fed). La Fed, en tant qu’agent fiscal, est responsable du paiement au nom du Trésor de tous les paiements autorisés par le Congrès.

Donc, quand vous dites d’où vient l’argent, il vient de l’un de ces objets (en montrant son clavier d’ordinateur NDLR), il vient du clavier de la réserve fédérale. Ainsi, la Fed effectue les paiements qui ont été autorisés par le Congrès au nom du Trésor, et elle le fait en utilisant rien de plus qu’un clavier d’ordinateur pour créditer les comptes bancaires appropriés. Si j’ai le droit à un chèque de 1400 $, je reçois les 1400 $ sur mon compte bancaire et ma banque obtient un crédit de 1400 $ auprès de la Fed. Tout est numérique. C’est l’ère moderne : nous fabriquons de la monnaie à l’aide d’un ordinateur.

LVSL Et à quel moment les bons du Trésor interviennent-ils, s’ils ne financent pas les dépenses publiques ?

S.K. Le projet de loi donne un ensemble d’instructions. Il dit à la Fed : « Préparez-vous, nous commandons 2,2 trillions de dollars ». Mais parce que le gouvernement dépense plus qu’il ne perçoit en impôt, cette différence devient ce qu’on appelle communément le déficit. Je préfère l’appeler dépenses nettes – la différence entre ce qui est ajouté et soustrait. Lorsque le budget du gouvernement est déficitaire, cela signifie que le gouvernement fait un dépôt de dollars dans l’économie, dans le système financier. Mais quand il enregistre un déficit, disons 3 trillions de dollars, qui était le déficit 2020 aux États-Unis, le gouvernement compense les dépenses déficitaires en vendant des obligations. S’il y a 3 trillions de déficit, nous vendons 3 trillions de nouveaux bons du Trésor. Alors que se passe-t-il si le déficit du gouvernement injecte 3 trillions de dollars dans le système, et le gouvernement en retire 3 trillions et les remplacent par 3 trillions de bon du Trésor ? C’est comme si le gouvernement dépensait les obligations d’États et effectuait son paiement en utilisant une devise porteuse d’intérêts appelée bons du Trésor américain.

LVSL Y a-t-il un risque, peut-être pas pour les États-Unis, mais disons pour un pays comme le Royaume-Uni, s’il s’engageait dans ce type de déficits à grande échelle et émettait un grand nombre d’obligations ? Cela risquerait-il de provoquer une hausse de ses taux d’intérêt ou une dépréciation de la devise ?

S.K. Tout d’abord, le Royaume-Uni le fait déjà, il a enchainé les plans de relance Covid les uns après les autres, comme les États-Unis. Si vous lisez Richard Murphy, qui est un ancien conseiller du gouvernement travailliste et qui écrit fréquemment sur ces questions, il regarde cela très attentivement. Il écrit et explique que la Banque d’Angleterre (BoE) a racheté environ 94% de tous les Gilts (bons du Trésor britannique, ndlr) émis depuis mars 2020. En d’autres termes, ils sont déjà dans le scénario que vous postulez. L’une des caractéristiques les plus importantes cependant, du point de vue du MMT, est que le gouvernement britannique n’a jamais besoin d’emprunter la livre sterling à qui que ce soit pour dépenser. Pourquoi le ferait-il ? Il est l’émetteur de la devise. Ce n’est que de la comptabilité interne. Il dépense des livres et remplacent ensuite certaines de ces livres par des Gilts – obligation portant intérêt – mais la Banque d’Angleterre en rachète la plupart. Le but de la vente d’obligations n’est pas de financer le gouvernement, puisqu’au moment où les obligations sont émises, les dépenses ont déjà eu lieu.

LVSL Vous expliquez dans votre livre que le gouvernement n’a pas à nécessairement besoin d’émettre les obligations d’États pour compenser cette création monétaire. Mais s’il en émet en grande quantité, cela pourrait-il envoyer un mauvais signal au marché et provoquer une dévaluation de la monnaie, un effondrement du taux de change ?

S.K. Je dirais les choses quelque peu différemment. Les obligations sont de l’argent. Le gouvernement est l’émetteur de deux instruments. Dans le livre je parle de billet vert (les liquidités – monnaie papier, pièces ou électronique, ndlr) et de billet jaune (les obligations ou bons du Trésor, ndlr). Si je suis le gouvernement américain, j’émets des billets verts et des billets jaunes, et je peux choisir dans quelle proportion. Je n’ai besoin de personne pour acheter mon papier jaune, c’est un cadeau que je vous fait si je choisis d’en offrir. Ce n’est qu’un dollar portant intérêt. Je vous donne des intérêts, c’est une subvention. Les intérêts que je paie deviennent votre revenu. Ainsi, le gouvernement britannique n’a pas à émettre des Gilts, il n’a pas à vendre du papier jaune, il peut simplement dépenser et laisser les livres sterling dans le système. C’est ensuite à la banque centrale de choisir si elle veut payer des intérêts sur les soldes de réserves accumulés, c’est une décision de politique monétaire. Ce que permettent les obligations, c’est d’écouler une partie de l’argent que le déficit public a créé. Donc, si vous avez un déficit de 3 trillions de dollars et que vous vendez 3 trillions de dollars d’obligations, vous faites le choix de remplacer le papier vert par du papier jaune. Ces obligations génèrent des intérêts, vous augmentez donc la valeur de ces dollars.

« Les obligations d’État sont un cadeau fait aux riches. »

Maintenant, vous arrivez à la question de savoir ce qu’il advient du taux de change. Va-t-il diminuer en raison des dépenses gouvernementales plus importantes ? Peut-être. Mais regardez le Japon. Nous n’avons tout simplement pas de preuves solides qu’il existe une relation entre la taille du déficit et le taux de change. Le Japon a enregistré un déficit public important au cours des trente dernières années, il a la plus large dette du monde, son ratio dette / PIB est de 250 à 270%. J’étais au Japon à l’été 2019, j’ai parlé aux législateurs et je suis intervenu à la Diète (le parlement du Japon). Tout le monde s’inquiétait de la valeur du yen : « Le yen est trop fort, le yen est trop fort ». Trois décennies de déficit important et leur inquiétude est que leur monnaie est trop forte ! Ce que je dis, c’est qu’il faut être très prudent avant de supposer qu’avoir recours à la planche à billet et augmenter le déficit conduit à l’effondrement de la monnaie ou à une baisse du taux de change. Ça ne marche pas comme ça.

LVSL – La Théorie moderne de la monnaie (MMT) affirme que la limite n’est pas budgétaire, elle ne provient pas du niveau d’endettement mais de l’inflation, et propose différents outils pour contrôler l’inflation, comme le taux d’imposition et la garantie à l’emploi. Pouvez-vous expliquer comment fonctionnerait la garantie à l’emploi et en quoi elle est différente de la manière traditionnelle d’utiliser le taux de chômage pour contrôler l’inflation, l’approche NAIRU (Non Accelerating Infaltion Rate of Unemployement ou TCIS pour Taux de chômage à inflation stationnaire) utilisé par les banques centrales ?


Stephanie Kelton Bien sûr. Permettez-moi de dire une chose avant tout, car je pense qu’il y a beaucoup de malentendus sur la façon dont la MMT lutterait contre les tensions inflationnistes. Beaucoup de gens disent que la solution préconisée par la MMT est d’augmenter les impôts. Ce n’est pas le cas. Ce n’est absolument pas correct. Si vous lisez l’article du Financial Times de Scott Fullwiler et Nathan Tankus, ils expliquent comment la MMT combat l’inflation. Et je tiens à dire publiquement que pour lutter contre l’inflation, il faut savoir d’où elle vient. Et à l’heure actuelle, ce que fait la Fed, c’est de suivre une politique unique qui lutte contre toute inflation de la même manière : en augmentant les taux d’intérêts. En partant du principe que cela fonctionne tant bien que mal contre toutes les pressions inflationnistes. Tout d’abord, ce n’est pas le cas. Deuxièmement, l’augmentation des taux d’intérêts pourrait entraîner une hausse de l’inflation. C’est l’une des idées clés du MMT que personne ne comprend. La pensée traditionnelle suppose que l’augmentation des taux d’intérêts combat l’inflation, alors que le MMT dit que l’augmentation des intérêts pourrait être la cause de l’augmentation de l’inflation. Vous avez mentionné le NAIRU. En effet, la façon dont la Fed a fonctionné pendant des décennies est de regarder le taux de chômage officiel et de dire : « Eh bien, nous imaginons qu’il existe un taux de chômage naturel et que si vous laissez le taux de chômage tomber trop bas, l’inflation commence à s’accélérer ». Cette approche fait écho à la courbe de Phillips et ce genre de notions. Les banques centrales disent : « Je pense que le NAIRU est probablement de 5%, donc si le chômage s’approche de 5%, je commence à m’inquiéter, si je le vois descendre à 4,8% – 4,9%, je panique sérieusement parce que je pense que l’inflation est sur le point d’accélérer. Alors j’augmente le taux d’intérêt ». La MMT dit qu’il doit y avoir un meilleur moyen de faire face aux tensions inflationnistes, un moyen qui n’impliquent pas de prendre en otage des millions de personnes forcés à rester au chômage.

Quand on dit « Trop de gens trouvent un emploi : c’est mauvais, nous devons arrêter cela », comment peut-on arrêter cela ? En essayant d’augmenter le taux d’intérêt. La MMT dit : « Regardez, vous pourriez utiliser le plein emploi comme point d’ancrage des prix, et vous le faites par cette idée d’emploi dans la fonction publique ou de garantie à l’emploi où vous créez une option publique sur le marché du travail ». Et vous ancrez le prix d’un bien dans l’économie, d’un service, de la main-d’œuvre. Et vous pourriez dire que nous voulons que ce prix corresponde à un salaire décent et inclure un régime d’indemnisation, un salaire et des avantages sociaux. Et quiconque souhaiterait avoir ce package pourrait l’avoir. Si vous n’aimez pas votre travail parce que votre patron change constamment vos horaires et que vous ne connaissez jamais votre emploi du temps du jour au lendemain et que vous ne pouvez pas organiser votre garde d’enfants… vous pouvez démissionner.

« Le chômage coûte cher et nous en supportons tous le cout. Nous pourrions l’éliminer avec la garantie à l’emploi. »

Si votre patron vous harcèle sexuellement au bureau, vous pouvez démissionner. Si vous ne trouvez pas d’emploi dans le privé, vous aurez toujours une offre d’emploi dans le cadre de ce programme. Les avantages sont nombreux. Le fléau du chômage est social et économique. Je veux dire, mon dieu ! Le chômage coûte cher. Il faut beaucoup d’argent pour entretenir l’appareil institutionnel qui s’occupe du chômage, les agences pour l’emploi, tous les programmes sociaux qui existent pour compenser les bas revenus et lutter contre la pauvreté. Le chômage coûte cher, nous en supportons tous le coût. Nous pouvons l’éliminer. Il suffit de mettre un emploi public à la disposition de quiconque en fait la demande. A partir de ce moment-là, vous avez un nouveau stabilisateur automatique puissant en place, donc lorsque l’économie traverse son cycle habituel d’expansion et de récession, au lieu de jeter des millions de personnes au chômage, lorsque l’économie ralenti et entre en récession, ces personnes peuvent être immédiatement absorbées dans le programme de garantie à l’emploi. Ils conservent un emploi, leurs revenus sont pris en charge, leurs avantages sociaux sont maintenus et ils font quelque chose d’utile pour leur communauté. Pas besoin de leur dire « Oh vous n’avez pas de travail, pourquoi ne déménagez-vous pas dans cette ville loin là-bas ? ». Ils peuvent rester là où ils sont dans leur communauté avec leurs amis, là où se trouve leur famille. Et vous avez créé des emplois et du travail pour eux. Vous mettez un plancher sous les revenus, cela tronque la récession, la reprise s’enclenche plus tôt et à mesure que l’économie se rétablit, les travailleurs peuvent réintégrer un emploi dans le secteur privé. Et l’avantage du prix d’ancrage est que les employeurs disposent d’une réserve de travailleurs actifs dans laquelle ils peuvent puiser pour embaucher, contrairement à ce que nous avons actuellement, qui est une réserve passive de chômeurs. Janet Yellen et Jerome Powel s’inquiètent de l’effet du chômage de longue durée : les employeurs n’aiment pas embaucher des chômeurs, ils s’inquiètent de la détérioration de leurs habitudes de travail et de leurs compétences. Avec la garantie à l’emploi, les gens peuvent conserver un travail et préserver leurs compétences. Et ils sont prêts et disponibles pour le secteur privé lorsqu’il recommence à embaucher.

LVSL Vous avez partiellement répondu à ma prochaine question. Certains reprochent à la garantie à l’emploi de ne pas être suffisamment transformatrice, de ne pas remettre en question le rapport de force capital travail. Mais vous avez souligné le fait qu’elle ferait concurrence au secteur privé en garantissant des emplois d’une certaine qualité, ce qui permettrait à un travailleur de refuser ou quitter un mauvais emploi. Cependant, on peut s’interroger sur le soutien d’une partie du monde de la finance à la MMT. Des gens comme l’économiste en chef de Goldman Sachs, de HSBC, ou quelqu’un comme le milliardaire Ray Dalio (gestionnaire du fonds spéculatif privé Bridgewater Associates) valident les affirmations centrales et la logique de la MMT. On pourrait y voir le signe que le MMT ne menace pas la structure du pouvoir, la structure de propriété des moyens de production et n’a pas d’incidence sur la répartition du pouvoir entre le capital et le travail…

S.K. – Attendez ! Quand je dis que le MMT démontre que l’État n’a pas besoin d’emprunter pour financer son déficit, selon vous, qui est le plus menacé ? La réponse est clairement Wall Street. Parce que nous expliquons qu’en compensant son déficit avec des emprunts, avec la vente de bons du Trésor, le gouvernement fait un énorme cadeau aux personnes qui ont déjà de l’argent. C’est pourquoi Warren Mossler appelle les bons du Trésor un UBI, un « revenu universel des détenteurs d’obligations ». Il dit : « Ce ne sont que des subventions pour les gens qui ont déjà de l’argent ». Une façon pour les gens qui ont déjà des dollars de les échanger contre plus de dollars, contre des dollars qui s’amplifient avec le temps grâce aux intérêts. Les financiers ne prennent aucun risque, nous n’avons pas besoin d’eux, ces gens ne sont pas le centre du monde. Mais dans le système actuel, nous traitons les détenteurs d’obligations comme des rois. Les marchés financiers sont aux commandes. Si Wall Street décide que cela suffit, que le déficit gouvernemental devient trop important, ils peuvent tout bloquer. En faisant une grève de l’investissement, avec des fuites de capitaux, entre autres. Donc nous nous trouvons supposément dans un monde où nous sommes dépendants des riches. Nous avons besoin de leur argent pour financer l’État, nous ne pouvons pas nourrir un enfant affamé ou réparer un pont en ruine sans les taxer pour qu’ils payent pour cela. Nous partons du principe que nous avons besoin des détenteurs d’obligations d’État et que nous devons être prudents et responsables sur la façon dont nous gérons les finances publiques parce que si nous fâchons Wall Street, ils peuvent tout arrêter, mettre l’économie à l’arrêt… La MMT entre en scène et dit : foutaises ! Nous n’avons pas besoins de ces gens-là.

« Les riches, Wall Street et les financiers ne prennent aucun risque, nous n’avons pas besoin d’eux, ils ne sont pas le centre du monde. »

Et je vais dire un mot à propos de Ray Dalio, parce que j’ai écrit une critique de son livre en trois volumes sur la crise de la dette, et je le suis depuis plusieurs années. Ce sur quoi il a écrit, c’est les fourches caudines. Les fourches arrivent ! Dalio est l’un des rares ultra riches de Wall Street à dire qu’il y a trop d’inégalités. « C’est allé trop loin et si nous ne faisons rien pour apporter des améliorations matérielles aux classes moyennes et populaires pour les élever, ils vont venir nous chercher ». Il a peur. Il a peur de ce que cela signifie pour la démocratie. Il s’inquiète de ce que cela produirait si des dizaines de millions de personnes descendent dans la rue et se retournent contre le système, contre le capitalisme. Donc, dans la mesure où il valide la MMT, c’est parce qu’il reconnaît que le MMT permettrait un système plus humain et social qui prendrait mieux soin des personnes qui souffrent vraiment sur le plan économique et que si nous ne le faisons pas, des gens comme lui vont se retrouver à l’autre extrémité des fourches caudines.

LVSL Plus tôt, vous avez pris l’exemple du Japon pour répondre à la question du taux de change. Qu’en est-il de leur problème de déflation ? Le MMT a-t-il un point de vue différent sur la façon de sortir de cette situation de déflation, que certains économistes craignent de voir arriver en Europe ?

S.K. – Ils luttent contre la pression déflationniste depuis trente ans, depuis l’effondrement du marché immobilier. Ils aimeraient voir une inflation à 2%, mais ils ne peuvent pas atteindre 2%. S’ils obtiennent 1%, ils sont déjà satisfaits. Nous estimons que ce qu’ils pensent bien faire pour aider à relancer l’économie et à faire monter l’inflation est contre-productif. Ils pensent qu’ils appuient sur l’accélérateur, mais ils appuient en réalité sur les freins sans le savoir. Cela fait deux décennies qu’ils ont recours au Quantitative Easing (QE ou Assouplissement quantitatif), et ils ne parviennent pas à atteindre leur objectif d’inflation à 2%. À un moment donné, quelqu’un devrait réaliser que cela ne fonctionne pas, non ? Les taux d’intérêts nul ou négatif ne fonctionnent pas de cette façon.

Dès que le Japon commence à avoir recours à la politique budgétaire pour soutenir la croissance, là ils obtiennent des résultats. Mais ils voient alors le déficit augmenter, ils paniquent et augmentent la taxe sur la consommation (TVA). Et à chaque fois qu’ils l’augmentent, ils entrent en récession. C’est une des raisons pour laquelle j’y suis allé en 2019, à l’invitation de législateurs japonais et de membres du gouvernement. Ils me disaient que « notre gouvernement est sur le point d’augmenter à nouveau la TVA. Nous pensons que c’est une erreur ». Ils ont formé un groupe d’études, invoquant la MMT au Parlement, ils ont dit « Nous ne devrions pas faire ça, la MMT nous dit que… » alors ils m’ont dit: « Venez donner une conférence sur la MMT au parlement pour les membres du gouvernement ». C’était avant le vote pour cette hausse d’impôt. Ils m’ont dit « Aidez-nous à arrêter ça » et j’ai dit « Ok, je viendrai faire ce que je peux !». J’ai donné des conférences de presse nationales pendant deux à trois jour, devant des centaines de journalistes, pendant de longues heures. Je l’ai dit autant de fois et autant de façons que je pouvais : ne relevez pas le taux de TVA ! Ils l’ont fait, et l’économie a commencé à ralentir.

LVSL L’assouplissement quantitatif (QE) provoque souvent une peur de l’inflation. Il a pourtant également été pratiqué en Europe et aux États-Unis sans produire ce résultat.

S.K. – Les gens voient le QE comme un outil de soutien monétaire. Les économistes du MMT n’ont jamais vu le QE comme une relance monétaire. Alors quand Bernanke a annoncé qu’il allait commencer à suivre le Japon et faire du QE vers 2009, nous avons dit « Pourquoi ? » Et j’ai écrit : « Cela ne fonctionnera pas comme vous le pensez » parce que le QE n’est qu’un échange d’actifs, vous retirez tous les titres, produits dérivées et les bons du Trésor du bilan du secteur privé et les remplacez par des réserves de liquidités. C’est comme cela que la Fed effectue un achat. Elle achète les obligations et crédite le compte de réserve du vendeur. Alors maintenant, la Fed détient les bons du Trésor et les produits dérivés, qui sont porteurs d’intérêts, de sorte que la Fed récupère tous les intérêts qui seraient allé au secteur privé. La Fed collectait 60 à 90 milliards d’intérêts annuels et les remettait chaque année au Trésor. Ce sont des revenus qui auraient été gagnés par le secteur privé et qui ont été retirés comme s’ils avaient été taxés. Le QE fonctionne comme un impôt. Il supprime tous les revenus issus des intérêts et les remplace par des liquidités qui ne produisent pas d’intérêts. Il y a donc un biais déflationniste. Vous espérez que, en faisant cela, vous ferez baisser les taux d’intérêt à long terme et que les gens voudront peut-être emprunter et dépenser davantage parce que les taux à long terme vont baisser. Peut-être qu’ils refinanceront leurs emprunts et libéreront des flux de trésorerie, peut-être qu’ils vont dépenser un peu plus, peut-être que vous obtenez un effet de richesse. C’est ce dont Bernanke a parlé. C’est à dire amener les gens à rechercher des rendements financiers plus élevés, donc acheter d’autres classes d’actifs. Les prix des actifs augmentent et vous obtenez un effet de richesse, de sorte que les gens qui voient leur patrimoine augmenter dépensent plus. C’était l’objectif déclaré. Mais cela n’a pas produit la consommation espérée, celle qui devait provenir de cet effet de richesse.  Le QE n’a pas conduit à un grand boom des investissements ; ça a principalement ressembler à un placebo. C’est ainsi que nous l’avons analysé de notre côté, à la MMT.

LVSL La MMT préconise plutôt de dépenser directement dans l’économie, d’utiliser des mesures de relance budgétaire au lieu de la politique monétaire conventionnelle ?

S.K. – La politique monétaire conventionnelle, qui consiste simplement à abaisser le taux d’intérêt, fonctionne en incitant les gens à s’endetter. De par sa conception, c’est ainsi que cela fonctionne. Vous abaissez le taux d’intérêt parce que vous voulez que quelqu’un emprunte et dépense. Mais quand quelqu’un emprunte, il a une dette. Je suis un utilisateur de devises, donc si j’emprunte pour acheter une maison ou une voiture, oui, je stimule l’économie avec mes dépenses. Mais je suis obligé de rembourser ces prêts. La politique fiscale fonctionne en générant des revenus pour les gens, c’est très différent. Le Congrès va distribuer des chèques de 1400 $ aux gens, plus 300 $ d’allocations chômage par semaine aux demandeurs d’emplois et 3000 $ par enfants aux familles. C’est de l’argent gratuit qui vous revient directement et sans contrepartie. C’est donc très différent. Vous avez évoqué plus tôt l’aspect psychologique, l’effet comportemental. Vous pouvez imaginer que l’impact d’une politique budgétaire sera très différent de celui d’une politique monétaire classique. La psychologie du consommateur est différente lorsque on lui octroie un chèque plutôt qu’un prêt.

Le plan de relance Covid-19 de Biden change-t-il la donne ?

Planche à billets de dollars. © Pixabay

Le Congrès vient d’adopter le plan de relance Covid de 1 900 milliards de dollars souhaité par Joe Biden. En dépit de quelques reniements de la Maison-Blanche, assimilés logiquement à une forme de trahison par l’aile gauche démocrate, les montants colossaux déployés en direction des plus démunis laissent entrevoir un véritable tournant économique et social ; sinon idéologique. Pour autant, constitue-t-il un changement de paradigme ?

En avril 2020,  le président de la Banque fédérale des États-Unis a voulu rassurer les marchés en indiquant que la FED “ne tombera pas à court de munitions” pour soutenir l’économie. Assurément, en profitant de l’effet de levier permis par le premier plan de relance Covid voté au début de l’épidémie, la planche à billets a tourné à plein régime. Plus de 2 000 milliards de dollars auraient été injectés sous forme de liquidité et de prêts aux grandes entreprises. Du point de vue des firmes multinationales et des classes supérieures, l’opération est un succès. La bourse de New York (NYSE) atteint des sommets en pleine crise sanitaire, les gestionnaires de fonds spéculatifs enregistrent des profits records et les cadres supérieurs et les classes aisées voient leur patrimoine gonfler par l’appréciation des actifs financiers. Ce qui explique le refus du Parti républicain (GOP) de voter un second plan de relance avant la présidentielle de novembre 2020, puis son accord a minima pour une nouvelle injection de 900 milliards en décembre, motivée par les élections sénatoriales de Géorgie qui allaient déterminer le contrôle du Sénat. Depuis, le GOP s’oppose à toute nouvelle intervention budgétaire. De son point de vue, la bourse américaine se porte bien et l’économie repartira dès que les mesures de confinements seront levées. Surtout, avec Joe Biden à la Maison-Blanche et les démocrates majoritaires aux deux chambres du Congrès, l’appétit pour un nouveau plan de soutien s’est rapidement évaporée.

Lire sur LVSL : “Les États-Unis flambent, Wall Street exulte”.

Un impératif politique pour Joe Biden 

Mais la reprise économique en K n’a bénéficié qu’aux plus fortunés. Pour Main street, la situation reste dramatique. Comme Barack Obama huit ans plus tôt, Joe Biden hérite d’une situation catastrophique. Outre les 3 000 décès et deux cent mille cas positifs à la Covid-19 enregistrés à sa prise de fonction, le président démocrate fait face à un taux de chômage deux fois plus élevé qu’avant l’épidémie, à 6.5%. Le risque d’une répercussion sur le logement, compte tenu des nombreux locataires incapables d’acquitter leur loyer, et l’explosion du recours à l’aide alimentaire témoigne d’une situation critique. À cela s’ajoute un contexte politique tendu. Le Parti républicain a refusé de condamner Donald Trump pour son rôle actif dans l’insurrection contre le Capitole. Ce dernier continue d’affirmer que l’élection lui a été volée. Pour les démocrates, un début de mandat en demi-teinte, comme Obama en 2009, risquerait de précipiter le retour au pouvoir du trumpisme. Une reprise économique lente et poussive les condamnerait à perdre leur majorité au Congrès lors des élections de mi-mandat de 2022 et les placerait en position difficile pour aborder la présidentielle de 2024. 

Dans ce contexte, la Maison-Blanche a présenté un plan de relance ambitieux, susceptible de mettre la présidence Biden en orbite. Le leader de la majorité démocrate au Sénat, Chuck Schumer, l’a explicitement confirmé : “Pas question de reproduire les erreurs de l’ère Obama, il faut être ambitieux et agir vite”. Un avis partagé par Bernie Sanders, désormais au cœur du dispositif législatif en tant que président du Comité au budget du Sénat. Il n’a eu de cesse d’expliquer que manquer ce rendez-vous serait dramatique non seulement sur le plan économique, mais également démocratique. “Si les Américains pensent que les élections ne changent rien, ils arrêteront de voter” [1]. Deux promesses de Joe Biden se trouvaient au cœur des préoccupations de Sanders  : les chèques individuels de 2 000 $ et la hausse du salaire minimum fédéral à 15 $ de l’heure. Sur ces deux volets, le sénateur socialiste et l’aile gauche démocrate ont pu constater les revirements de la Maison-Blanche. Pourtant, le plan de soutien adopté au Sénat 50 voix à 49 reste imposant. Bernie Sanders l’a qualifié de “texte le plus ambitieux pour les travailleurs de l’histoire moderne du pays”. [2]

Des montants colossaux pour les classes moyennes et populaires

Au cœur du plan de relance Covid de Joe Biden se trouve une aide financière directe attribuée sous forme de chèques aux Américains gagnant moins de 75 000 dollars par an (150 000 dollars par foyer). Si le plan adopté par Trump en 2020 avait une assiette un peu plus généreuse – 92 % des Américains avaient touché une aide, contre 87 % pour le plan Biden -, les montants offerts par les démocrates sont plus élevés. Aux chèques de 600 $ votés en décembre s’ajoutent 1 400 dollars par adulte, et 1 400 dollars par dépendants. Soit 5 600 $ pour une famille de la classe moyenne avec deux enfants.   

Une allocation familiale de 3 600 $ sur un an pour chaque enfant de moins de six ans, et 3 000 $ pour les autres mineurs, complète le tableau. Si la plupart des pays de l’OCDE offre déjà une forme d’aide parentale de ce type, pour les États-Unis, il s’agit d’une première. Au total, c’est quelque 640 milliards de dollars (un quart du PIB de la France et 3 % du PIB des États-Unis) qui vont ainsi être versés directement aux Américains. Sans compter l’allocation chômage fédérale d’urgence, soit 300 $ par semaine en supplément des aides existantes, débloquée jusqu’au mois de septembre, pour un total estimé à 246 milliards. Selon le Urban Institute, le taux de pauvreté devrait ainsi reculer de 14 à 8 %,  soit une baisse de 42 % pour les Afro-américains, 39% pour les Hispaniques et 34 % pour les Blancs. Une étude du Tax Policy Center estime que les 20 % des Américains les plus pauvres vont voir leurs revenus augmenter de 20 % en 2021. À l’inverse, les 1 % les plus riches ne recevront aucun bénéfice. Comparée aux baisses d’impôts instaurés par Donald Trump en 2017, la différence est saisissante :

Le plan Biden comprend également des subventions pour étendre l’assurance maladie Obamacare et la couverture santé Medicaid, ainsi qu’une extension du régime COBRA qui permet aux employés ayant perdu leur emploi de conserver leur couverture santé (généralement fournie par l’employeur). Vingt-cinq milliards sont également prévus pour aider les locataires à payer leurs loyers. Les fermiers afro-américains, oubliés du plan Trump d’avril 2020, reçoivent 5 milliards d’aides dédiées. De même, les réserves amérindiennes bénéficieront d’un cadeau record de 36 milliards de dollars. [3]

Enfin, des sommes considérables sont allouées au redémarrage de l’économie. 350 milliards iront directement aux États et collectivités locales pour leur permettre de réembaucher les millions de fonctionnaires mis au chômage technique. Quelque 100 milliards iront au secteur de la santé, pour, entre autres, aider la campagne de vaccination et le dépistage. Enfin, 170 milliards sont alloués aux écoles pour leur permettre de rouvrir tout en mettant en place des dispositifs de sécurité (ventilation rénovée, masques, classe par roulement). Les PME et secteurs essentiels reçoivent également quelque 135 milliards de dollars, dont 25 pour la restauration. Seules les classes les plus aisées et les grandes entreprises sont boudées par le plan.  En effet, il contient l’équivalent de 60 milliards de dollars de hausse d’impôts les ciblant, sous la forme de suppression de niches fiscales. [4]

Joe Biden va passer les semaines qui viennent à promouvoir ce plan, déjà approuvé par 7 Américains sur dix et près d’un électeur républicain sur deux. Au cœur de son discours, on trouve l’idée que ce premier effort législatif vise à “remettre l’Amérique debout” et “donner une chance à ceux qui se battent, aux travailleurs et aux classes moyennes”. Il représente 9 % du PIB et va permettre au 40% d’Américains qui n’ont pas de quoi faire face à une dépense imprévue de plus de 400 $ de joindre les deux bouts. Surtout, les démocrates espèrent que certaines dispositions, en particulier l’allocation familiale, seront renouvelées et rendues permanentes. Ils comptent bien faire campagne là-dessus en 2022. Politiquement, c’est d’une grande habileté. Pour autant, l’aile gauche démocrate a failli refuser de voter ce plan après l’abandon ou l’affaiblissement de plusieurs mesures, dont la hausse du salaire minimum à 15$ de l’heure et l’allocation chômage.

L’aile gauche démocrate montre ses muscles…  

Selon Chuck Schumer, la principale erreur de Barack Obama aura été de faire adopter un plan de relance trop timide et mal calibré, provoquant la stagnation de l’économie américaine pour quatre ans. Sous la direction de Larry Summers, Obama avait arbitrairement fixé un montant maximal de 800 milliards de dollars, alors que sa conseillère économique Christina Romers préconisait 1 800 milliards. La raison ? Summers pensait que le Congrès refuserait un montant à quatre chiffres. Les démocrates ont ensuite négocié avec les sénateurs républicains pour obtenir les deux voix nécessaires pour atteindre 60 votes, seuil permettant d’outrepasser le filibuster (minorité de blocage à 41 voix). Le plan a été affaibli par des baisses d’impôts pour les riches, incluses pour séduire les parlementaires républicains. Susan Collins, l’élue du Maine, avait même torpillé une provision pour la rénovation des écoles. [5] On connaît la suite : Obama subira la plus large défaite aux élections de mi-mandat de l’histoire moderne et adoptera ensuite une politique d’austérité budgétaire, sous la contrainte du Parti républicain et les conseils de Larry Summers,  “pavant la voie à Donald Trump” pour reprendre les propos récents de Chuck Schumer.

Décidés à ne pas reproduire ces erreurs, les démocrates ont adopté une tout autre approche en 2021. Le plan de relance, deux fois et demi plus large, se concentre sur une aide directe aux Américains les plus démunis. Une délégation de sénateurs conservateurs emmenés par Susan Collins et Mitt Romney avait été poliment reçue par Joe Biden à la Maison-Blanche fin janvier. Leur offre à 600 milliards a été immédiatement déclinée. Pas question de les laisser jouer la montre. Plutôt que de se plier à la danse des négociations, comme l’avait fait Obama pour sa réforme de santé, Schumer a adressé une fin de non-recevoir aux Républicains, et directement adopté la procédure de réconciliation budgétaire pour faire voter le plan. Ce dispositif permet de se soustraire au filibuster pour passer un texte à la majorité simple au Sénat, mais n’est applicable qu’à condition que le projet de loi impacte de manière notable le budget. Obama avait fait adopter sa réforme de la santé de la sorte, puis Trump ses baisses d’impôts. 

Libéré du chantage des conservateurs, Joe Biden devait encore négocier en interne avec les deux factions de son parti. Les premières critiques sont venues des anciens conseillers d’Obama, Larry Summers en tête. Telle une boussole indiquant toujours le Sud, le chef de file des néokeynésiens s’est prononcé contre les chèques Covid en arguant qu’une idée défendue par Trump et Sanders était nécessairement mauvaise, avant d’agiter le risque inflationniste d’un plan de relance jugée inutile compte tenu de la santé affiché par les marchés financiers. Sur ce dernier point, il a été rejoint par des figures plus respectées, tel que l’ancien économiste en chef du FMI Olivier Blanchard. Leurs arguments ont fait le tour de Washington, bien qu’ils ne reposent que sur une note de quatre pages de la FED de New York mettant en doute l’efficacité des chèques Covid. [6] La Maison-Blanche a flirté avec l’idée de durcir drastiquement leur seuil d’éligibilité. La réaction de l’aile gauche démocrate, qui a fustigé l’absurdité politique d’une telle idée, a vite contraint Biden à abandonner cette piste.

…Mais Sanders perd la bataille sur la revalorisation du salaire minimum à 15 $ 

Le sénateur démocrate et conservateur Joe Manchin (Virginie-Occidentale) s’était publiquement opposé à la revalorisation du salaire minimum à 15 $ de l’heure. Pour lui forcer la main, Bernie Sanders avait obtenu l’inclusion de la revalorisation du salaire minimum fédéral dans le texte initial, adopté par la Chambre des représentants. Le but consistait à forcer Manchin et ses alliés à choisir entre un plan de relance Covid incluant la hausse du salaire minimum ou pas de plan Covid du tout. Mais pour parvenir à ses fins, Sanders devait obtenir du Parlementarian, un fonctionnaire non élu servant d’arbitre au Sénat, la validation de l’usage de la procédure de réconciliation budgétaire pour faire adopter une telle mesure sur le salaire minimum. Cette personne avait déjà autorisé Trump à attribuer des permis de forage pétroliers dans une zone protégée de l’Alaska par cette procédure, arguant que la production d’hydrocarbures rapporterait 5 milliards de recettes fiscales à l’État sur dix ans. Cette fois, l’étude commandée par Sanders au CBO (Congress Budget Office) a démontré que la hausse du salaire minimum aurait un impact budgétaire de 54 milliards. Probablement encouragé par les déclarations publiques de Biden, qui avait jugé que son verdict serait négatif et soufflé le froid sur cet objectif, le Parliamentarian s’est prononcé contre Sanders. On peut y voir un biais idéologique, ou une façon de s’offrir une retraite dorée dans un conseil d’administration d’une grande entreprise. Toujours est-il que l’avis du Parliamentarian pouvait être ignoré par le président du Sénat, c’est-à-dire la vice-présidente Kamala Harris. Tout ce qu’elle avait à faire était de choisir de ne pas tenir compte de cette recommandation. L’opposition aurait alors dû proposer un amendement contre la hausse du salaire minimum, qui aurait requis 60 voix pour passer, soit dix sénateurs démocrates. Autrement dit, rien n’empêchait Biden de passer en force. La Maison-Blanche a pourtant décidé de suivre l’avis du Parliamentarian, privant 32 millions d’Américains d’une hausse de salaire. Le consensus relatif des économistes en faveur de cette revalorisation et son taux de popularité particulièrement élevé au sein de la population américaine – électeurs de Trump compris – n’y auront rien fait. En 2001, Bush junior avait licencié le Parliamentarian pour en installer un autre, favorable à ses baisses d’impôts. Avant cela, différents présidents avaient simplement décidé d’ignorer son avis. Rien n’était a priori impossible. Du fait de la courte majorité démocrate, Bernie Sanders aurait pu menacer de faire échec au texte entier, tout comme Alexandria Ocasio-Cortez et ses alliés à la Chambre des représentants. Mais la gauche radicale américaine a préféré éviter une confrontation frontale avec Biden sur son premier effort législatif.  Leur priorité semblait être de faire adopter les allocations familiales. Cet épisode met néanmoins en lumière le double jeu de Biden et du centre démocrate, qui défend publiquement la revalorisation du salaire minimum, mais se réfugie derrière un obscur fonctionnaire et une convention procédurale pour ne pas avoir à le voter. 

De fait, Sanders a inclus un amendement pour faire adopter la revalorisation du salaire minimum à la majorité qualifiée (60 voix). Huit sénateurs démocrates se sont joints aux 40 sénateurs républicains pour voter contre. Certains sont des proches de Biden, tels que les deux sénateurs du Delaware, ce qui en dit long sur les compromissions de la Maison-Blanche et son manque d’entrain pour défendre cette promesse électorale qui avait pourtant fait office de condition au ralliement de Sanders derrière Biden. 

Non content de cette victoire, Joe Manchin a cherché à affaiblir le texte davantage, obtenant la diminution de l’assurance chômage (passant de 400 $ par semaine à 300 $) et un léger resserrement des conditions d’éligibilité des aides. Douze millions d’Américains qui avaient bénéficié des chèques Trump seront privés de ce versement, ce qui produira 16 milliards d’économies – moins d’un pour cent du montant total du plan. Politiquement, c’est incompréhensible. Pourtant, Manchin voulait davantage de restrictions sur ces deux fronts. Il a dû faire marche arrière après que la Maison-Blanche lui a fait comprendre que l’aile gauche démocrate refuserait de voter le plan à la Chambre des représentants s’il poursuivait dans ce sens. C’est une première : les progressistes ont fini par montrer leurs muscles et fait reculer l’aile droite du parti. 

Changement de paradigme ou simple relance keynésienne ? 

Le fait que Sanders fasse la promotion du plan Biden et évite de dénoncer la trahison électorale représentée par l’abandon du salaire minimum à 15 $ semble indiquer la nature radicale du texte. Les montants colossaux débloqués pour l’Américain moyen et les classes populaires devraient avoir un impact significatif sur la société. D’autant plus que l’allocation familiale a de grandes chances d’être rendue permanente. Or, Joe Biden ne compte pas s’arrêter là. Il qualifie cette première étape de perfusion pour permettre de pallier les effets économiques de la pandémie, mais souhaite poursuivre avec un plan d’investissement dans les infrastructures du pays en vue d’accélérer la transition énergétique. La peur du déficit public semble avoir quitté Washington, comme l’a confié Stephanie Kelton dans une entrevue à paraitre prochainement. À croire que les conseils de l’autrice de l’ouvrage Le mythe du déficit et économiste majeure du courant de la Théorie Moderne de la Monnaie (MMT) ont été écoutés. 

En 2018 encore, la majorité démocrate à la Chambre des représentants avait reconduit une règle de fonctionnement interne dite “PAYGO” pour “pay as you go”, qui nécessite de compenser chaque nouvelle dépense par une nouvelle recette budgétaire. Seuls les budgets militaires y étaient exclus. Mais en 2021, sous l’impulsion de l’aile gauche, le PAYGO a été abandonné. On pourrait donc être tenté de parler de changement de paradigme. D’autant plus que l’ajout d’une assurance chômage supplémentaire démontre l’abandon d’un autre dogme : l’augmentation des allocations chômages ne découragent pas le retour à l’emploi, comme vient de le démontrer l’expérience faite en 2020, où le plan voté par Trump avait alloué 600 dollars d’aides chômages par semaine, sans empêcher une réduction rapide du chômage (de 13 à 7 %) à la fin du premier confinement.

Cependant, les discours sur le niveau inquiétant de déficit n’ont pas totalement disparu de Washington. Certains y voient une excuse pour introduire un impôt sur la fortune, d’autres pour tempérer les réformes structurelles et resserrer la vis dès la Covid passée. Il semble donc trop tôt pour annoncer le triomphe de la “Théorie moderne de la monnaie”. 

De plus, à travers l’abandon de la revalorisation du salaire minimum à 15$, on constate que le président Biden refuse de toucher au rapport de force capital-travail et cherche à préserver le profit des entreprises. Loin d’un changement de paradigme qui verrait des réformes structurelles réorienter le système économique, nous sommes plus en présence d’une mise à contribution de l’outil monétaire pour relancer le modèle existant. Un exemple suffira à illustrer ce point. Pour éviter que les employés licenciés perdent leur couverture santé, le plan Biden inclut des subventions aux assurances privées destinées à remplacer les contributions de l’employeur. La personne au chômage peut ainsi prolonger son assurance maladie sans avoir à en assumer seule les mensualités. L’avantage d’un tel système (désigné par l’acronyme COBRA) est de subventionner les assureurs privés tout en évitant aux employeurs de prendre en charge les externalités liées aux licenciements. Mais quitte à mettre l’État à contribution, les Démocrates auraient pu rendre les chômeurs éligibles au programme public Medicare, normalement réservé aux plus de 65 ans. Seulement, cela aurait considérablement réduit le chiffre d’affaires des assurances maladie privées, et ouvert la porte à une extension du régime public et une nationalisation du secteur de la santé…

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Pour suivre/contacter l’auteur : Christophe @PoliticoboyTX

Références :

1. https://www.newsweek.com/bernie-sanders-warns-democrats-theyll-get-decimated-midterms-unless-they-deliver-big-1563715

2. https://twitter.com/BernieSanders/status/1368256311549435911

3. https://www.huffpost.com/entry/stimulus-check-unemployment-coronavirus_n_603d0bb4c5b601179ebf6766

4. Vox : https://www.vox.com/policy-and-politics/2021/3/6/22315536/stimulus-package-passes-checks-unemployment

5. The intercept : https://theintercept.com/2021/02/03/democrats-covid-stimulus-obama-lessons/

6. The Hill/ American Prospect : https://www.youtube.com/watch?v=jNVj60nheIk