« La construction européenne s’est faite contre le peuple français » – Entretien avec Aquilino Morelle

François Mitterrand et Jacques Delors, architectes de l’Union européenne d’aujourd’hui. © Aitana Pérez

Dans L’opium des élites, Aquilino Morelle, ancien conseiller politique de Lionel Jospin, d’Arnaud Montebourg et de François Hollande, propose un autre regard sur la construction européenne : celui d’un projet élitiste, jamais débattu devant le peuple. Dans ce long entretien, il revient en particulier sur le « fédéralisme clandestin » de François Mitterrand, qui a bâti une Union européenne néolibérale plutôt que le socialisme à la française qu’il avait promis. À l’aide de nombreuses références historiques, il aborde aussi l’absence de démocratie en matière européenne, la question du Frexit ou encore le manque de patriotisme des élites françaises. Entretien réalisé par William Bouchardon.

LVSL – Votre livre revient sur 60 ans de construction européenne et sur l’orientation de celle-ci. À vous lire, on comprend que le projet européen était fédéraliste dès l’origine, alors qu’on nous présente souvent celui-ci comme une lente construction conduite par les États-nations. Pouvez-vous revenir sur cet aspect ?

Aquilino Morelle – Pour bien comprendre, il faut faire un détour par la généalogie de l’européisme. Ce mot, apparu dans un récit de voyage dès la fin du XVIIIe siècle, servit en premier lieu à distinguer physiquement les populations européennes des autres ; puis, au XIXe siècle, dans le contexte politique russe, il désigna l’opinion favorable à l’Europe, par opposition à la slavophilie et au panslavisme. Enfin, il fut repris par l’écrivain Jules Romains, qui lui donna en 1915 son sens actuel : la « position politique favorable à l’unification de l’Europe ». En somme, il s’agit d’un mouvement intellectuel qui voit dans l’union politique de l’Europe une nécessité première et une priorité absolue, transcendant toute autre forme de conviction, en particulier partisane.

Né de la Première Guerre mondiale et de ses massacres de masse, ce courant de pensée a connu son âge d’or entre 1923 et 1933. En octobre 1923, le comte autrichien Richard Coudenhove‐Kalergi fait paraître le livre programmatique Pan-europa et lance en parallèle un mouvement politique éponyme, qui prendra fin avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir dix ans plus tard. Cette décennie fut marquée par une intense effervescence intellectuelle autour de très nombreuses revues, le premier Congrès paneuropéen à Vienne en octobre 1926, des projets de « grand marché » fondé sur une union douanière et une unification monétaire du continent, ainsi que la recherche d’une rationalisation de l’économie européenne avec le « plan Delaisi ». Ce projet réalise une première percée politique avec l’exposé du plan Briand lors de la Xe assemblée générale de la Société des nations en 1929 et le Mémorandum pour une « Union fédérale européenne », annoncé le 1er mai 1930. 

Progressivement, l’« Europe » est apparue à un nombre grandissant d’intellectuels comme une idée politique belle et puissante, séduisante, attractive, ayant vocation à se substituer à celles du XIXe siècle, jugées épuisées, tels le nationalisme, le marxisme ou le libéralisme. Une idée politique possédant deux dimensions principales : le fédéralisme et le continentalisme.

Dans le prolongement de l’ouvrage fondateur de Pierre‐Joseph Proudhon, Du principe fédératif (1863), les tenants du fédéralisme voient en lui une loi centrale de l’évolution des sociétés humaines, permettant à celles‐ci de concilier, d’une part les impératifs de liberté et d’autonomie, et d’autre part l’ordre et la sécurité. Dans cette perspective historique, l’Europe unifiée est une étape nécessaire et capitale d’un fédéralisme universel. En ce sens, dès l’origine, l’européisme est un mondialisme.

« Progressivement, l’”Europe” est apparue comme une idée politique belle et puissante, séduisante, attractive, ayant vocation à se substituer à celles du XIXe siècle, jugées épuisées, tels le nationalisme, le marxisme ou le libéralisme. »

Quant au « continentalisme », dont le principal représentant fut Coudenhove‐Kalergi, c’est un courant inspiré du panaméricanisme, formalisé par le juriste et diplomate chilien Álvarez, qui proposa en 1926 une réforme de la SDN suivant des bases continentales. Selon Álvarez, la masse physique et humaine d’un continent est bien plus qu’une donnée géographique, elle forme un élément indépassable de solidarité, d’identité et d’unité. Il plaide donc pour une organisation politique du monde passant par le regroupement des États de chaque continent, considérés comme les seules bases géographiques culturellement cohérentes et à la mesure des enjeux économiques du temps. C’est le continentalisme qui, en 1823, a fondé la « doctrine Monroe » aux États‐Unis (formulé par le président américain James Monroe, cette politique étrangère condamne toute intervention européenne dans les affaires « des Amériques », préparant les visées impérialistes des USA sur leurs voisins du Sud, nldr), autant que suscité la création de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) en 1963. 

L’européisme actuel est héritier de cette histoire. Comme son aïeul, il est à la fois un continentalisme et un fédéralisme, parfois avoué mais le plus souvent masqué. Jean Monnet est un des rares à assumer son fédéralisme. Dès août 1943, dans une note stratégique destinée au général de Gaulle, il souligne la nécessité que « les États d’Europe forment une fédération ou une “entité européenne” ». Dans la déclaration Schuman du 9 mai 1950, considéré comme le texte fondateur de la construction européenne, Monnet demande que l’on souligne cinq lignes essentielles : celles où il précise que la future CECA réalise « les premières assises concrètes d’une fédération européenne indispensable à la préservation de la paix ». En tant que Président de la Haute Autorité, organisme supranational de la CECA, il déclara que « notre Communauté n’est pas une association de producteurs de charbon et d’acier : elle est le commencement de l’Europe. » Tout au long de son action, qu’il poursuivit en tant que président du Comité d’action pour les États‐Unis d’Europe (CAEUE), il confirma sa profession de foi, affirmant : « C’est au fur et à mesure que l’action des Communautés s’affirmera que les liens entre les hommes et la solidarité qui se dessinent déjà se renforceront et s’étendront. Alors, les réalités elles-mêmes permettront de dégager l’union politique qui est l’objectif de notre Communauté : l’établissement des États‐Unis d’Europe. »

Loin de se cantonner à des soi-disant « petits pas », Monnet a installé, au cœur de la mécanique européenne, la technique fédéraliste de « l’engrenage » : chaque étape atteinte, chaque point marqué, prépare l’offensive suivante et doit rendre le retour en arrière pratiquement impossible, avec un « effet de cliquet ». Ses successeurs feront de même, en particulier Jacques Delors, qui reconnaîtra que la réalisation du grand marché unique, avec la signature de l’Acte Unique, en 1986, illustre cette « théorie de l’engrenage, une mesure en appelant une autre ». Ce moment est véritablement décisif : en élargissant considérablement le recours au vote à la majorité qualifiée au sein du Conseil des ministres européen, il affaiblit fortement la possibilité pour les États de s’opposer à de nouvelles avancées fédéralistes. 

En 50 ans (1950-2000), cette méthode aura permis de construire un édifice juridique et institutionnel européen, par trois vagues successives d’engrenage. Dans ses mémoires, Jacques Delors écrit : « Deux périodes permettent de comprendre l’apport de la méthode de Jean Monnet, celle de l’engrenage, au processus d’intégration : la première remonte à l’origine même des Communautés […]. La réalisation de l’Union douanière, prévue par le traité de Rome, témoigne de la force de cette méthode lorsqu’elle est appliquée avec diligence […]. Ainsi, l’Union douanière entra en vigueur plus vite que prévu par le calendrier initial. Elle fut achevée le 1er juillet 1968, avec 18 mois d’avance. Plus près de nous, la relance de 1985 illustre, elle aussi, la méthode de l’engrenage […]. L’engrenage par l’économique a fonctionné jusqu’en 1992 : l’Acte unique permet de décider, en étendant le vote à la majorité qualifiée, et met en place les politiques structurelles, contrepartie indispensable du grand marché. » Vient ensuite la troisième époque : « L’Union économique et monétaire (UEM) peut être considérée comme le départ d’un nouvel engrenage. »

Ainsi, dès l’origine et jusqu’à nos jours, l’européisme est un projet fédéraliste, celui des « États-Unis d’Europe ». Certains l’ont ouvertement revendiqué, tels Jean Monnet, le philosophe Jean Benda, l’écrivain suisse Denis de Rougemont ou l’homme politique italien Altiero Spinelli, hier ; le philosophe Jürgen Habermas, l’ex Premier ministre belge Guy Verhofstadt (libéral), Daniel Cohn-Bendit (écologiste) ou l’ancien Premier ministre italien Enrico Letta (social-démocrate), aujourd’hui. Mais beaucoup d’autres, notamment Mitterrand et Delors, ont fait le choix de ce que Raymond Aron appelait « le fédéralisme clandestin ».

LVSL – Vous mentionnez à juste titre François Mitterrand. En France, cette orientation fédéraliste n’a-t-elle pas été bien plus portée par les socialistes que par la droite gaulliste ?

A. M. – En effet. Le général de Gaulle a toujours été un défenseur de la Nation en général et de la nation française en particulier. Pour cette raison, il était favorable à ce que l’on a appelé « l’Europe des peuples », c’est-à-dire une Europe respectueuse des identités de chaque nation et de la souveraineté de chaque État. Il a donc toujours rejeté le fédéralisme.

Quant à Mitterrand, son engagement fédéraliste commence dès sa jeunesse. En mai 1948, il participe au Congrès de La Haye, moment exalté de la relève fédéraliste d’après‐guerre et « en était ressorti très impressionné » selon Jacques Delors. Quelques mois plus tard, le 18 novembre 1948, en tant que secrétaire d’État auprès du président du Conseil Henri Queuille, il représente la France au congrès de l’Union européenne des fédéralistes à Rome. Il n’était alors pas encore socialiste, mais déjà fédéraliste. Mitterrand a cependant dissimulé cette conviction selon les aléas de sa vie publique. Comme le précise Delors : « l’engagement historique de François Mitterrand en faveur de l’Europe ne faisait pas de doute, même si l’expression en était plus ou moins explicite selon les contingences de la politique, surtout avant qu’il n’accède au pouvoir […]. C’est donc à partir de son choix décisif de mars 1983 qu’il a vraiment chaussé les bottes du grand européen qu’il était. »

« En mars 1968, dans une longue tribune dans Le Monde, Mitterrand expose de façon limpide l’alternative implacable qui s’offrirait à la gauche lorsque celle-ci accéderait au pouvoir : le socialisme ou l’Europe. »

Une fois aux responsabilités, il agit en fonction de ses convictions fédéralistes, en particulier lors du fameux « tournant de mars 1983 », qui ne fut pas un tournant « libéral » ou « de la rigueur », mais bien un tournant fédéraliste. A ce moment, il décide d’escamoter le socialisme et d’ériger l’européisme en idéologie de substitution. C’est une mystification politique sans précédent dans notre histoire. Contrairement à ce qu’on entend parfois, ce ne fut pas un choix dicté par les circonstances, mais bien une décision mûrement pesée et réfléchie de longue date, qui utilisa le contexte comme alibi.

On pouvait d’ailleurs le deviner dès mai 1981, à travers de ses nominations aux fonctions les plus stratégiques : Jacques Delors au ministère de l’Économie et des Finances et Claude Cheysson aux Relations extérieures. Le premier était un ancien collaborateur de Jacques Chaban‐Delmas et alors député européen. Le second un commissaire européen, nommé sous Pompidou et reconduit par Giscard d’Estaing, au Quai d’Orsay. Pour le premier gouvernement de gauche après 23 ans d’opposition, on était en droit d’attendre d’autres profils ! En tant qu’ancien adhérent du MRP (1944‐1946) et fondateur en octobre 1973 du club « Échange et projets » visant à dialoguer avec les milieux industriels et financiers, Delors fut d’ailleurs considéré par nombre de socialistes comme trop « à droite » et trop proche du patronat. Il réussit cependant à casser cette image en signant le « manifeste des Trente » en 1978, aux côtés des mitterrandistes du premier cercle (Édith Cresson, Lionel Jospin, Henri Emmanuelli, Charles Hernu, Pierre Joxe, Louis Mermaz) pour soutenir Mitterrand contre Rocard, en dépit de ses opinions affichées en faveur de la « seconde gauche ». Mitterrand le remercia ensuite en le faisant élire au Parlement européen.

Mitterrand savait ce qu’il faisait. Déjà en décembre 1965, lors du second tour de la présidentielle contre le général de Gaulle, en pleine crise « de la chaise vide », il se présentait comme « le candidat de l’Europe ». Surtout, en mars 1968, dans une longue tribune dans Le Monde, il expose de façon limpide l’alternative implacable qui s’offrirait à la gauche lorsque celle-ci accéderait au pouvoir : le socialisme ou l’Europe. Ce texte, publié en deux parties et intitulé « Une politique économique pour la France », présentait d’abord (29 février, « Une économie désarmée ») un lourd réquisitoire contre la politique économique et sociale conduite par les deux ministres de l’Économie successifs de Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing et Michel Debré ; puis (1er mars, « Mobiliser l’économie ») un exposé de la politique alternative qu’il préconisait, qui précise que la politique socialiste a « Une stratégie : l’Europe ». Les derniers mots sont sans détours : « Une France socialiste dans une Europe libérale : cette question est d’actualité brûlante pour la gauche […]. La gauche devra‐t‐elle opter pour l’Europe contre le socialisme, pour le socialisme contre l’Europe ? » Ainsi, dès mars 1968, quinze ans avant le mois de mars 1983, tout était déjà écrit par le premier secrétaire du PS. 

LVSL – Si l’engagement européiste de Mitterrand était aussi fort, pourquoi l’a-t-il caché aux Français ?

A. M. – Ces quinze années d’ambiguïté savamment entretenue visaient à ménager les forces dont François Mitterrand avait besoin pour accéder au pouvoir. D’abord le PCF, qui était violemment hostile à la construction européenne, qu’il considérait comme un outil du « grand capital ». Mais aussi le CERES (Centre d’Etudes, de Recherche et d’Education Socialiste) de Jean‐Pierre Chevènement, qui fit partie des fondateurs du PS d’Épinay et était le stratège de l’union de la gauche. Ces quinze années ont aussi construit la légende qui entoure le personnage de Mitterrand, grand monarque qui prêtait l’oreille aux uns et aux autres, recevait, le soir venu, de très nombreux visiteurs et passa dix journées et dix nuits, du 13 au 23 mars 1983, à raturer des notes et à soupeser des arguments économiques et financiers.

Aquilino Morelle © JF Paga

En réalité, il n’avait que faire de tout cela. Le vieux roi en avait décidé autrement depuis fort longtemps. Durant cette « décade prodigieuse » de mars 1983, Mitterrand fut surtout le metteur en scène d’une pièce de théâtre dont il était le seul à connaître les tirades et le dénouement, puisqu’il les avait lui-même écrits. Toute cette comédie ne servait qu’à préparer les acteurs – le gouvernement, le PS, le PCF et la majorité parlementaire – et les spectateurs, c’est-à-dire les Français. Entre le socialisme et l’Europe, ce serait l’Europe.

Un premier avertissement avait déjà été lancé le 27 septembre 1982 à Figeac. Le Président y avait qualifié l’Europe d’« admirable construction » et rappelé : « oui, moi je suis européen de conviction, mes votes sont toujours allés dans ce sens ». Le tournant était déjà pris puisqu’il élevait au rang de « nécessité » la limite de 3 % du PIB pour le déficit budgétaire et assenait à son auditoire que « ce que j’ai appelé le socialisme à la française, je n’en fais pas une Bible ».

Pour Mitterrand, se défaire du socialisme, qu’il avait enfilé comme un costume de scène, pour retrouver sa vieille maîtresse, l’Europe, fut un vrai soulagement : celui de clore enfin ce « cycle d’Épinay » qui lui avait certes permis d’asseoir sa domination sur le PCF et d’accéder au pouvoir, mais qui lui avait tant pesé. Par ailleurs, il faisait ainsi d’une pierre deux coups, puisqu’il enclenchait l’engrenage qui aboutirait à l’« Europe de Maastricht », sa revanche posthume sur Charles de Gaulle et son « Europe des nations ».

La « rigueur » de 1982, puis l’« austérité » de 1983, plus que des objectifs en eux‐mêmes, furent conçues par Mitterrand et Delors avant tout comme des instruments, des étapes, vers une perspective fédéraliste. Maîtriser le déficit public et sauvegarder le cours du franc pour préserver ainsi la participation de notre monnaie au SME n’étaient que des préalables pour atteindre une visée autrement importante à leurs yeux. La véritable finalité de ce changement politique était de donner des gages à l’Allemagne et à son nouveau chancelier, Helmut Kohl, afin d’engager une relance politique de la construction européenne. 

Cette stratégie fédéraliste fut pleinement déployée lors la présidence française de l’Europe au premier semestre 1984 avec le Conseil européen de Fontainebleau, qui entérinait la commande du « Livre blanc sur l’achèvement du marché intérieur » à Jacques Delors, qui deviendrait Président de la Commission européenne l’année suivante. Delors occupera cette fonction pendant trois mandats, de janvier 1985 à janvier 1995, dix années qui ont changé le visage de l’Europe et du monde.

LVSL – Vous affirmez donc que le « tournant de la rigueur » n’en était pas un et qu’il s’agissait uniquement d’une stratégie pour construire l’Europe ?

A. M. – Oui. Hubert Védrine rappelle ainsi que le « forcing européen des années 1984‐1992 est impensable sans le préalable de la rigueur de mars 1983. » Mais en réalité, il n’y a pas eu, en mars 1983, de « tournant de la rigueur » imposé par la « contrainte extérieure » comme on nous le raconte. Quelques semaines avant sa mort, Mitterrand a d’ailleurs mis les choses au clair : « Le tournant ? Quel tournant ? Il n’a jamais existé que dans la tête des journalistes. »

En fait, les statistiques économiques furent mises au service du projet politique de François Mitterrand. Comme l’a souligné Jean‐Pierre Chevènement, le déficit commercial de la France en 1982 était quatre fois moindre que l’actuel et, avec un taux d’endettement de 20 % du PIB cette même année (contre 116% en 2020, ndlr), notre pays respectait haut la main les critères de Maastricht. Ces chiffres ont été utilisés pour dramatiser une situation, certes sérieuse, mais pas dramatique. Jacques Delors l’a reconnu vingt ans plus tard, en 2004 : « Si on compare la France de mars 1983 avec les autres pays, en termes de croissance économique et d’emploi, nous faisions mieux et nous avions un des déficits budgétaires les plus faibles d’Europe, ce qui n’empêchait pas le franc d’être attaqué. Notre taux d’inflation nous situait au milieu du peloton européen, mais très au‐dessus de l’Allemagne. Mais nous étions franchement dans le rouge pour le commerce extérieur avec un déficit proche de cent milliards. »

« Le choix décisif de mars 1983 ne fut pas “un tournant libéral” mais un tournant fédéraliste . La finalité était de convaincre Kohl de relancer la construction européenne. »

Le choix décisif de mars 1983 ne fut pas « un tournant libéral » mais un tournant fédéraliste. La finalité était de convaincre Kohl de relancer la construction européenne. Puis, en faisant un chèque aux Anglais pour satisfaire le « I want my money back » de Margaret Thatcher, celle-ci entérina le choix, concocté par Mitterrand et Kohl, de nommer Delors à la tête de la Commission européenne, dont la principale mission fut de préparer l’Acte unique européen (1986), le premier traité européen depuis celui de Rome (1957). Tous ces événements majeurs des années 1983 à 1986 constituent une seule et même séquence politique avec une cohérence idéologique profonde : la relance du fédéralisme européen. Qualifier le tournant de mars 1983 de « libéral » est une facilité de langage et une erreur d’appréciation politique. Ce fut un tournant fédéraliste. Il ne s’agissait pas de « ne pas sortir de l’Europe », mais de fabriquer une nouvelle Europe, plus fédérale. 

LVSL – N’est-ce pas cette adhésion des socialistes à la construction européenne, plutôt que, par exemple, la note de Terra Nova en 2011 ou la loi Travail de François Hollande, qui explique le divorce entre le PS et les classes populaires ?

A. M. – Vous avez raison. La piteuse note de Terra Nova – publiée le 10 mai 2011, un aveu involontaire autant qu’une provocation puérile – n’est qu’une conséquence lointaine de cet événement historique que fut le tournant de mars 1983. Ce retournement, jamais véritablement ni débattu, ni expliqué aux Français, ne correspondait en rien aux orientations validées en mai 1981. C’est à la fois un déni de démocratie pour la France et une trahison des électeurs de gauche, au premier rang desquels les couches populaires. Le printemps 1983 marque le début de la dislocation de l’alliance de classes qui avait porté la gauche au pouvoir deux ans plus tôt, cette longue chaîne humaine et politique qui unissait la professeure d’université, le cadre supérieur, l’institutrice, l’infirmier, l’ouvrière, les conduisait non seulement à déposer le même bulletin dans l’urne, mais aussi à rêver ensemble à une même société, plus libre et plus juste. Durant les trois décennies suivantes, la «majorité sociologique » réunie par Mitterrand en 1981 s’est de plus en plus effritée, avant de disparaître lors de la débâcle finale en 2017 avec un président socialiste empêché de se représenter et un candidat socialiste au score humiliant.

Dans son dernier livre écrit en tant que socialiste, en novembre 1980, Mitterrand portait une promesse d’« ici et maintenant ». En assumant son européisme, il la transforma en « ailleurs et plus tard ». À la place d’une France socialiste, il désigna l’Europe « sociale » comme horizon des jours meilleurs. Lorsqu’on lui demandait quand l’Europe deviendrait sociale, il répondait toujours « plus tard ». En réalité il savait que la vraie réponse était « jamais », car le cadre juridique de l’Europe s’opposait, dès le traité de Rome, à une telle évolution, puis l’a interdite avec l’Acte unique en 1986 et, plus encore, en 1992 avec le traité de Maastricht.

« La gauche est passée de la vénération du prolétariat à la “prolophobie”. »

Longtemps, la gauche s’est préoccupée en priorité de ceux qui allaient mal, dont la vie était dure, et qui réclamaient simplement de vivre mieux. Progressivement, elle s’est désintéressé d’eux, pour s’attacher à ceux qui vont bien et désirent une vie plus douce. En somme, la gauche est passée de la vénération du prolétariat à la « prolophobie », de l’ouvriérisme à la glorification du « bobo ». En devenant de plus en plus étrangère à des classes populaires qu’elle ne cherche plus à comprendre, la gauche n’a cessé de leur reprocher leur réticence à la mondialisation et à la construction européenne ou encore leur racisme, leur xénophobie, leur sexisme et leur homophobie supposés. Pour citer Bertolt Brecht, elle l’a accusé de venir grossir « le ventre encore fécond, d’où a surgi la bête immonde ». Bref, cette gauche autoproclamée « de gouvernement », cette gauche du « oui », héritière de la deuxième gauche, a excommunié le peuple.

Désabusé, dégoûté et résigné, le peuple s’est alors progressivement détourné de cette gauche. Le chômage de masse, le poids de l’intégration de la majorité des populations immigrées, la dégradation des services publics, notamment l’école qui permettait l’ascension sociale des enfants, l’explosion des prix du foncier… sont autant de motifs pour lesquels le peuple a délaissé la gauche. Au contraire, le FN, bien qu’il n’ait pas changé dans ses tréfonds, a fait l’effort, évidemment intéressé et insincère, d’écouter le peuple et de prendre en compte ses difficultés. Le travail de dédiabolisation accompli par Marine Le Pen et les accusations de « populisme » ont achevé d’asseoir l’assise du FN dans le monde ouvrier.

Un grand schisme, tragique, s’est installé : le peuple sans la gauche, la gauche sans le peuple. La gauche, sans le peuple, ne sert plus à rien et n’est plus rien. Elle a abandonné la lutte pour la justice sociale et se contente de réformes de société et de faire des sermons. La gauche sans le peuple, c’est le moralisme. Quant au peuple, sans la gauche, il est condamné à être abusé. Il n’est plus l’agent politique du progrès, mais le supplétif de forces mauvaises qui prospèrent sur le ressentiment. Le peuple sans la gauche, c’est le populisme. 

LVSL – Un autre élément est assez frappant lorsque l’on parle de la construction européenne : alors que les enjeux sont considérables, les Français n’ont pu s’exprimer directement sur le sujet qu’à deux occasions : en 1992 et en 2005. Pourtant, l’Union était déjà très avancée avant Maastricht, comme vous l’avez rappelé. Quant à 2005, nous savons que le vote des Français n’a pas été respecté. Considérez-vous que la construction européenne s’est faite contre le peuple français ?

A. M. – Clairement, elle s’est faite contre le peuple français et sans lui. La France était une nation souveraine membre d’une structure de coopération internationale classique, la Communauté économique européenne (CEE). Prise dans une spirale fédéraliste, elle s’est faite absorber dans une entité juridique et politique supranationale, l’Union européenne. Un choix aussi considérable que celui du destin de la France, aurait justifié un débat national. Il n’y en a pas eu.

Le 23 mars 1983, lors de son allocution présidentielle inaugurant la césure européiste, Mitterrand a beaucoup parlé des enjeux du moment, comme le chômage, l’inflation et le commerce extérieur, mais n’a consacré que seize secondes à la vraie raison de cette rupture essentielle, à savoir la construction européenne. Seize secondes ! Voilà tout ce qui a suffit pour évacuer le programme commun de 1972 et ce qui restait des 110 propositions de 1981. Seize secondes pour prendre un tournant sur lequel il n’avait pas été élu, ni lui, ni les parlementaires de sa majorité. Imagine‐t‐on le général de Gaulle annoncer l’indépendance de l’Algérie en seize secondes ? Non. Après avoir signé les accords d’Evian le 18 mars 1962, il les a soumis à la ratification du peuple français par référendum le 8 avril.

En février 1986, lors de l’adoption de l’Acte unique, qui a étendu la majorité qualifiée au sein du Conseil des ministres européen et entériné l’adoption de près de 300 directives pour la réalisation du marché unique et la libéralisation des mouvements de capitaux intra-européens, pas non plus de référendum! Il s’agissait pourtant d’une étape clé vers le fédéralisme et d’un coup d’envoi de la globalisation financière qui allait submerger la planète entière. Quand le drapeau européen fut soudainement mêlé au drapeau français pour le trentième anniversaire du traité de Rome, en 1987, non plus. Ce ne fut qu’en 1992, devant la rupture flagrante représentée par le passage à l’Union européenne et la disparition du franc, et donc la nécessité de réviser la Constitution de la Ve République, que les Français ont enfin été consultés. C’était déjà bien trop tard.

« L’Europe des années 1980 est le pur produit d’une forme moderne de despotisme éclairé. »

Hubert Védrine, conseiller diplomatique, puis secrétaire général de l’Élysée de François Mitterrand.

Les Français ont été privés du débat auquel ils avaient droit. Hubert Védrine l’avait lucidement concédé en déclarant que « l’Europe des années 1980 est le pur produit d’une forme moderne de despotisme éclairé. » A propos des décideurs de l’époque, il explique qu ‘« autour de François Mitterrand, dans les années 1980, tout cela [la nécessité de contourner les opinions publiques] nous paraît si évident que nous ne nous posons à aucun moment la question [celle de consulter le peuple]. Au mieux pensons‐nous de temps à autre qu’il serait opportun de mieux informer le Parlement. » Le scandale démocratique de la ratification parlementaire du traité de Lisbonne, en 2008, après 56% de non des Français en 2005, ne se comprend que dans cette perspective historique. Cet événement indigne illustre bien la conception de la « démocratie » qu’ont les européistes.

LVSL – Si la religion est l’opium du peuple selon les marxistes, vous écrivez que l’Europe est « l’opium des élites ». Ce n’est pourtant pas le cas dans tous les pays, il suffit de regarder le Royaume-Uni, où l’élite économique et politique a toujours été divisée sur le sujet. De même l’Allemagne promeut une construction européenne correspondant à ses intérêts économiques. Comment expliquez-vous cette fascination de nos élites pour l’Europe ?

A. M. – La question de la loyauté des élites, qu’elles soient politiques, économiques et financières, intellectuelles et médiatiques, est devenue un enjeu central de nos sociétés. D’abord c’est un enjeu moral, puisque, comme nous l’a rappelé Raymond Aron, « la fonction d’une élite est d’assurer la grandeur d’un pays ». Nos élites nationales devraient se remémorer l’avertissement de Pareto, qui rappelait que « l’Histoire est un cimetière d’élites ». Ensuite, c’est un problème politique, puisque le peuple a répondu à la sécession des élites en faisant lui-même sécession. «Le populisme est la réponse du peuple à l’élitisme des élites » écrit si justement Jacques Julliard. Or, aucune démocratie ne saurait subsister longtemps à un tel écartèlement. Enfin, c’est un problème électoral, car cette décomposition qui perdure augmente le risque de voir l’extrémisme accéder au pouvoir.

La France souffre d’une pathologie démocratique singulière. En Europe, les élites françaises, en particulier celles de gauche, sont parmi les plus mondialistes, les plus européistes, les plus conformistes et les plus méprisantes à l’égard du peuple. Avec leur mode de vie et de pensée globalisé, elles adhèrent au discours de l’impuissance nationale et cultivent une forme de « haine de soi » bien propre à notre pays. Elle ressassent la dénonciation de l’« exception française », sans pour autant s’intéresser à la vie intellectuelle et politique de l’étranger, se contentant d’un mince vernis de culture anglo‐saxonne, baragouinant le globish et incapables de former une phrase en italien, en espagnol ou en allemand. Idéologiquement universalistes, elles se sont perdues dans une globalisation qu’elles imaginaient naïvement « heureuse » et qu’elles ont cru tout aussi naïvement pouvoir « maîtriser ». Résignées politiquement, considérant « l’Europe » comme la solution à tous les maux, elles sont adeptes de la fuite en avant fédéraliste et de l’idéologie post‐nationale. N’oublions pas la phrase de Christopher Soames, ancien vice-président de la Commission européenne : « Dans une organisation internationale, il faut toujours mettre des Français car ils sont les seuls à ne pas défendre les intérêts de leur pays. »

« Dans une organisation internationale, il faut toujours mettre des Français car ils sont les seuls à ne pas défendre les intérêts de leur pays. »

Christopher Soames, ancien vice-président de la Commission européenne.

Les élites françaises sont dépassées, elles sont incapables d’affronter le nouveau monde, de prendre les problèmes à bras le corps et de clarifier nos relations avec l’UE, un impératif pour relever notre pays. Le constat de Pierre Mendès-France, à l’époque d’une autre crise, celle de la décolonisation, reste d’actualité : « Il semble, par moments, qu’un grand sommeil se soit emparé de la Nation, coupé de rêves pleins de nostalgie à l’égard d’un passé révolu et de cauchemars remplis de craintes à l’égard d’un avenir qui paraît sombre. Il nous faut réveiller la France. C’est là une belle tâche ; c’est une tâche difficile ; c’est une tâche possible. » Ce réveil implique le remplacement de la vieille génération européiste et l’affirmation de responsables n’opposant plus Europe et Nation. La condition sine qua non du redressement de la France et du nouveau projet politique dont l’Europe a besoin est la restauration du patriotisme au sein des élites françaises. Il ne faut plus abandonner l’Europe aux européistes. 

LVSL – Aujourd’hui, la France n’est plus souveraine en matière de monnaie ou de commerce, son budget est étroitement surveillé par Bruxelles, de nombreux domaines de nos vies sont régis par les règlements et directives de l’UE… Tout cela laisse peu de marge de manœuvre pour un gouvernement. Par ailleurs, comme vous le rappeliez, les Français n’ont pratiquement pas été consultés sur la construction européenne. Faut-il organiser un référendum sur le Frexit pour retrouver notre souveraineté ?

A. M. – Non. Mais avant d’expliquer pourquoi, je veux revenir sur certains éléments pour expliquer que la sortie de l’UE ne peut être écartée d’un revers de main moralisateur. D’abord, le malaise européen, fait de lassitude, de rejet, de distance et même de colère, est là. De plus, le Brexit nous a montré que la tentation de la sortie peut devenir une réalité tangible. De même, on ne peut écarter la sortie pour des raisons exclusivement économiques : lors de la crise financière, l’impact sur trois ans d’une sortie de la France de la zone euro avait été évalué à environ 10% du PIB, autant dire une broutille face à la crise COVID. Il faut aussi rappeler que Joseph Stiglitz et Paul Krugman, deux prix Nobel d’économie attachés à l’idée européenne, ont pointé l’échec patent de la zone euro, et proposé de la déconstruire, voyant bien qu’elle ne pouvait être réformée.

Par ailleurs, l’argument de l’« irréversibilité » est lui aussi irrecevable : bien sûr, se dégager d’un ensemble auquel on se trouve lié par d’étroites relations commerciales et des centaines de textes juridiques accumulés au fil du temps, représente une opération longue et d’une grande complexité, comme le montre le Royaume-Uni. Pour nos voisins britanniques, cette sortie signifie se défaire de 600 accords avec l’UE, puis renégocier 200 accords passés entre celle‐ci et diverses organisations internationales. Sans parler des 50 % d’exportations britanniques réalisées avec l’UE, alors que seules 6% des exportations européennes vont vers la Grande-Bretagne. Cela explique pourquoi cinq ans auront été nécessaires pour finaliser la décision prise par référendum le 23 juin 2016.

Aquilino Morelle ©JF Paga

Quoiqu’il en soit, le choix d’un peuple, démocratiquement formulé, doit être respecté, quelle que soit la difficulté de sa mise en œuvre concrète. Même si nombre d’européistes, sur le continent et outre-Manche ont refusé de l’admettre, le Brexit était indispensable, puisque décidé par le peuple britannique. Il en irait de même pour notre pays si les Français faisaient ce choix.

Cependant, une telle rupture n’est aujourd’hui souhaitée ni par le peuple français, selon les études d’opinion, ni réclamée par aucune force politique importante. Dès lors, un « Frexit » ne pourrait résulter que d’une désagrégation générale de l’Union européenne, notamment à l’occasion d’une crise financière faisant éclater la zone euro. L’intérêt de la France n’est pas de quitter l’Union, mais de la transformer ; de redéfinir le projet européen plutôt que de l’abandonner. À la fois parce que trop de sacrifices ont été consentis par la Nation, parce qu’il est encore possible de rectifier la trajectoire politique de l’UE et, enfin, parce que l’avenir de notre pays est irréductiblement inscrit dans cette Union.

Suivons l’exemple du général de Gaulle : en 1958, alors qu’il s’était opposé au traité de Rome un an plus tôt, il a fait le choix pragmatique de le conserver et de le mettre en œuvre « pour en tirer le meilleur parti possible » selon ses mots. C’est ce qu’il a fait en obtenant en contrepartie la création de la Politique agricole commune (PAC) sans laquelle « le marché commun deviendrait une duperie ». Mais, en 1965, il a su dire « non » aux visées fédéralistes de la commission Hallstein, afin de rétablir le cours de la construction européenne. Pour de Gaulle, l’Europe était vivante et incarnait l’avenir du pays, parce qu’il la concevait comme une « Europe des nations ». C’était un homme d’État pénétré par l’Histoire, soucieux de l’intérêt national, mais aussi un Européen sincère, qui déclarait en 1963 vouloir placer « notre vie nationale dans un cadre européen ». La sortie de la France de l’UE ne doit donc pas être écartée par dogmatisme ou par idéologie, mais bien du point de vue de la raison et de l’analyse.

LVSL – Quoique l’on pense de l’Union européenne, on remarque en tout cas qu’elle est rarement un sujet majeur de la politique française. En témoignent l’élection présidentielle de 2017, ou la campagne actuelle. Comment l’expliquez-vous ? 

A. M. – D’abord parce que, la plupart du temps, la méthode employée par les fédéralistes est celle du contournement. Il s’agit tant de contourner les États-nations avec des offensives fédéralistes assumées, comme la CECA en 1951, le projet de Communauté Européenne de Défense (CED) en 1954 ou l’offensive du président de la Commission Walter Hallstein en 1965, que du contournement des peuples qui résistent, à travers la politique des « petits pas » et du « fédéralisme clandestin », comme lors du tournant fédéraliste de 1983 où Mitterrand et Delors ont caché leurs intentions aux Français.

Cette pratique s’est répétée à plusieurs reprises. Par exemple, un traité aussi crucial que l’Acte unique n’a pratiquement pas été discuté. Comme le raconte Jean-Pierre Chevènement, le texte de 300 à 400 pages, présenté comme une « perfection du marché commun » a été avalisé par le Conseil des ministres en 1985 à l’unanimité et sans débat. De même lors du débat au Parlement en 1987 (la droite était alors majoritaire, ndlr), où seuls les communistes se sont opposés à ce texte qui allait faire déferler sur l’Europe une vague de déréglementation sans précédent. L’opération fut rééditée en 1990 avec la transcription de la directive sur la déréglementation des mouvements de capitaux en Europe, dont aucun ministre n’avait pris connaissance !

« Sous l’invocation lyrique de l’Europe, se cachait l’implacable mécanique de la dérégulation. »

Jean-Pierre Chevènement, ancien ministre, opposant de la politique européenne de François Mitterrand.

Jean-Pierre Chevènement a des mots très justes sur le sujet. Selon lui, « il y avait sur l’Europe une diplomatie qu’on aurait pu qualifier de “secrète”. […] Elle unissait la gauche qui signait et la droite qui ratifiait, traversait les gouvernements, survivait à la cohabitation […]. Sous l’invocation lyrique de l’Europe, se cachait l’implacable mécanique de la dérégulation ». De même avec Maastricht : « Le choix de répondre à l’unification allemande par l’accélération de l’intégration européenne a été tranché en dehors de tout débat public et même sans aucun débat au sein du gouvernement ».

La méthode mitterrandienne n’est toutefois pas la seule responsable. Ce qui est en cause, c’est aussi cette vision politique, dominante depuis cinquante ans, qui considère les questions européennes comme relevant des affaires étrangères, alors que l’évolution de l’Union est indissociable de la vie de la Nation et fait donc partie des affaires intérieures. C’est parce que les deux sont si imbriquées que je parle de « FrancEurope » dans mon livre. Continuer à rattacher l’action européenne de la France au domaine de la diplomatie est absurde.

Cette tactique est cependant fort commode pour le pouvoir exécutif, puisque cela lui permet de se dispenser de tout débat public et de contourner les procédures démocratiques. Depuis 1983, les décisions européennes ont été centralisées à l’Élysée, au sein de la cellule diplomatique du président. Or, en tant que « domaine réservé » du chef de l’État, les décisions diplomatiques échappent à toute véritable discussion démocratique, alors même qu’elles entraînent les plus lourdes conséquences sur la vie de la Nation. Nous l’avons à nouveau constaté à l’occasion du plan de relance européen, qui introduit un nouveau degré de fédéralisme : alors qu’il s’agit d’« un changement historique de notre Europe et de notre zone euro » selon les mots d’Emmanuel Macron, il n’a pas été débattu au préalable. Le Parlement, régulièrement appelé à se prononcer sur quantité de points secondaires ou sans véritable contenu juridique – ce que les juristes appellent l’« inflation législative » -, est en revanche mis devant le fait accompli en matière européenne, sommé de ratifier des textes déjà signés par le chef de l’État au nom de la France.

L’opium des élites, Aquilino Morelle, Grasset, 2021

Bien sûr, cette concentration des pouvoirs est problématique. Mais il serait trop facile de dénoncer l’institution « monarchique » que serait la présidence sous la Ve République. Le général de Gaulle, qui avait certes une conception très verticale du pouvoir, informait régulièrement les citoyens des objectifs, des difficultés ou des succès de sa politique européenne durant ses conférences de presse. De même, entre les deux tours de la présidentielle de 1965, en pleine crise « de la chaise vide », il consacra un long entretien télévisé à la seule question européenne. Surtout, même s’il avait un exercice parfois solitaire du pouvoir, il considérait la souveraineté du peuple français comme inaliénable. Il l’a démontré lors de sa démission en 1969 après l’échec du référendum sur la régionalisation et la participation.

Cette « diplomatie secrète » a permis aux européistes d’imprimer un rythme beaucoup trop rapide au cours de l’Europe. A chaque fois, les doctrinaires des États-Unis d’Europe ont précipité les choses. Ce fut le cas avec la création d’une monnaie unique pour dix-neuf nations pourtant si diverses ou avec l’élargissement spectaculaire à l’Est, avec treize nouveaux États ayant adhéré en moins de dix ans, entre 2004 et 2013. Cette façon de forcer le cours des choses, qui est la marque de fabrique de l’idéologie fédéraliste, a donné à la construction européenne un caractère artificiel, déconnecté de la vie des peuples. Les nations ne se prennent pas à la légère : elles sont inscrites dans l’Histoire, elles sont la synthèse de siècles de formation et d’existence, mais aussi de cultures et de mentalités. Le temps des nations est un temps long, qu’il faut respecter. Les nations de l’Europe ne sont pas les treize colonies britanniques qui, ayant pris leur indépendance, se sont fédérées pour bâtir les États‐Unis d’Amérique.

Les affaires européennes doivent quitter le champ de la diplomatie et du secret et se soumettre aux lois de la démocratie et du débat. En sept décennies, une telle discussion publique n’a pu être ouverte que deux fois : en 1992 et en 2005. Or, la première fois, l’essentiel de la relance fédéraliste, portée par Mitterrand et Delors avec l’Acte unique, était déjà entré en vigueur, et malgré le talent de Philippe Séguin, la situation était alors trop inégale, avec une presse et une classe politique acquises à la ratification du traité de Maastricht. La deuxième fois, les Français se sont profondément intéressés au projet, pourtant aride, de TCE, mais leur choix a été piétiné par Nicolas Sarkozy, avec la complicité de François Hollande.

« Le peuple français va devoir se prononcer sur une dimension inédite de la “construction européenne” : les européistes visent désormais les prérogatives régaliennes des États, en particulier la défense et les affaires étrangères. »

Ce temps‐là est révolu. Un vrai débat doit avoir lieu en 2022, pour deux raisons. D’une part, l’élection présidentielle est le moment privilégié où la Nation est saisie du choix entre de grandes orientations à prendre. Or, le chef de l’État consacre environ un tiers de son agenda aux enjeux européens. Si l’Europe est donc bien un enjeu national décisif, elle demeure peu abordée pour l’heure.

D’autre part, le peuple français va devoir se prononcer sur une dimension inédite de la « construction européenne », qui menace l’identité même de la France : après l’économie, le commerce, la monnaie, et indirectement, la fiscalité, le budget, l’industrie et le système social, les européistes visent désormais les prérogatives régaliennes des États, en particulier la défense et les affaires étrangères. Cette atteinte sans précédent aux souverainetés nationales est justifiée par un alibi géopolitique, notamment la menace chinoise, face auquel « la taille nécessaire » serait celle de l’UE. Cette « souveraineté européenne » est ouvertement revendiquée par Ursula von der Leyen ou par des responsables politiques d’outre-Rhin, comme le futur chancelier Olaf Scholz, qui demande, comme Angela Merkel avant lui, que la France abandonne son siège au Conseil de sécurité de l’ONU au profit de l’UE ou d’un partage avec l’Allemagne. D’autres responsables allemands évoquent même le partage de notre arme nucléaire, notamment la ministre de la Défense allemande, Annegret Kramp‐Karrenbauer.

Nous voilà donc à un moment de vérité : après avoir limité la souveraineté économique des États membres, la Commission européenne et ses soutiens veulent s’attaquer à leur souveraineté politique. L’enjeu est décisif : la France souhaite-elle rester une nation unitaire, politiquement souveraine, avec ses prérogatives régaliennes ou devenir une de ces « grosses régions » du nouvel empire européen que souhaitent les fédéralistes comme Jürgen Habermas et Bruno Le Maire ? La France n’est ni l’Allemagne, ni l’Italie, ni l’Espagne, ni la Pologne, encore moins le Benelux. Comme le Royaume‐Uni, elle entretient avec la puissance et la souveraineté un rapport forgé par l’Histoire, constitutif de son identité nationale.

Nous connaissons la stratégie du camp fédéraliste : ignorer la démocratie et avancer masqué. Emmanuel Macron a donné le ton lors du lancement de la Conférence sur l’avenir de l’Europe, le 9 mai 2021, en appelant à « décider plus vite et surtout décider plus fort ». Au contraire, il nous faut un débat politique sincère, devant les citoyens. La campagne de l’élection présidentielle et la présidence française de l’UE doivent être l’occasion de plaider pour un souverainisme raisonné et raisonnable, prenant la forme d’une confédération respectant les États-nations, qui sont la chair et l’esprit de l’Europe.

En Suisse, le référendum d’initiative citoyenne est un droit populaire

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En Suisse, le référendum d’initiative citoyenne (RIC) n’est pas le mot d’ordre de mouvements politiques défendant une démocratisation du système politique. Reconnu constitutionnellement dès le milieu du XIXème siècle, il est un « droit populaire » inaliénable, garant du fonctionnement horizontal de la démocratie helvétique. Cependant, ses vertus démocratiques bien réelles ne doivent pas faire oublier qu’il est aussi le fruit d’une sensibilité fédéraliste propre à la Suisse, qui n’en est parfois pas à un conservatisme près. 


Le RIC suisse, un « droit populaire » fédéral et cantonal

Le « référendum d’initiative citoyenne » suisse est un « droit populaire » reconnu par la Constitution fédérale suisse et par les constitutions cantonales, permettant aux citoyens de participer à la prise de décision politique par le biais de votations. L’expression « droits populaires » désigne, en Suisse, l’ensemble des mécanismes politiques permettant aux citoyens de participer directement à la prise de décision politique. Le référendum d’initiative citoyenne suisse se décompose quant à lui en trois formes référendaires distinctes.

Le référendum facultatif constitue la première forme de référendum d’initiative citoyenne. Il est déclenché par un ou plusieurs citoyens en vue de proposer l’annulation d’une loi préalablement adoptée. Il intervient au niveau fédéral lorsque 50 000 citoyens ou 8 cantons signent une pétition demandant l’organisation d’une votation de l’ensemble du corps électoral au sujet d’un texte de loi adopté il y a moins de 100 jours. Lors de cette votation, le corps électoral détermine, à la majorité simple, s’il accepte ou refuse l’entrée en vigueur de la loi. Le référendum facultatif existe aussi à l’échelle cantonale. Il permet aux citoyens de contester une loi votée par un parlement cantonal. Les conditions et les modalités de déclenchement varient selon les 26 sous-systèmes politiques cantonaux présents en Suisse. Certaines formes de référendums facultatifs plus poussées peuvent ainsi exister à l’échelle cantonale. Dans les cantons de Berne et de Zurich, un référendum facultatif dit « constructif » permet aux citoyens de ne pas rejeter en bloc une loi mais de l’amender. Le texte voté par le parlement et celui amendé par le ou les citoyens sont alors soumis à une votation citoyenne.

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Carte de la Suisse et de ses cantons en 1778 © Biblioteca Nacional de España

La deuxième forme de RIC est l’initiative populaire constitutionnelle. Elle est reconnue comme droit constitutionnel depuis 1891. Elle permet à tout électeur de proposer une modification de la Constitution fédérale. Pour cela, le citoyen ou le groupement de citoyens à l’initiative de la modification constitutionnelle doit réunir 100 000 signatures en l’espace de 18 mois. Si ces conditions sont remplies, la proposition est soumise au vote de l’ensemble du corps électoral ; elle doit alors recueillir la majorité des voix du peuple et des 26 cantons. L’initiative populaire soumise au vote est souvent mise en concurrence avec un contre-projet élaboré par les autorités fédérales. Les électeurs doivent alors départager l’initiative populaire et le contre-projet. L’initiative populaire constitutionnelle existe aussi au niveau cantonal et permet à tout électeur de proposer une modification de la constitution du canton dans lequel il réside, selon des modalités qui varient d’un canton à l’autre.

L’initiative populaire législative, quant à elle, n’existe qu’au niveau cantonal. Elle offre aux citoyens la possibilité de proposer l’adoption d’une nouvelle loi. Les conditions de déclenchement du référendum et les modalités de la votation sont relativement similaires à celles de l’initiative populaire constitutionnelle de niveau cantonal.

Ces trois formes de RIC sont complétées par un référendum obligatoire qui n’existe qu’au niveau fédéral depuis son inscription dans la Constitution suisse de 1848. Il est dit « de droit » et est obligatoirement déclenché lorsque l’Assemblée fédérale suisse (détenant le pouvoir législatif) ou le Conseil fédéral suisse (détenant le pouvoir exécutif) est à l’initiative d’un projet de modification constitutionnelle ou propose l’adhésion de la Suisse à des traités internationaux. Son adoption requiert la double majorité populaire-cantonale ; le principe fédéral de stricte égalité politique entre les cantons est ainsi respecté.

Le déclenchement de ces différents outils se fait « par en bas » et non « par en haut », ce qui les distingue du référendum d’initiative partagée français. Si les RIC suisses peuvent être le fruit d’initiatives individuelles, ce sont surtout des organisations (ONG, partis politiques, syndicats, associations) qui en sont à l’origine. Ces dernières peuvent parfois faire preuve d’une importante capacité de financement et il n’est pas rare que plusieurs centaines de milliers de francs suisses soient dépensés afin de faire connaître le projet de loi (ce qui équivaut à plusieurs centaines de milliers d’euros).

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Vote © Radoan Tanvir

Bien évidemment, l’initiative populaire est très encadrée. Tout texte de loi proposé par un ou des citoyens doit se conformer à des normes juridico-légales définies par les autorités fédérales ou cantonales avant de pouvoir être soumis à signature. Si l’initiative citoyenne atteint le seuil de signatures requis, le texte est remis aux autorités qui vérifient la constitutionnalité du texte ainsi que sa conformité au droit international. Une fois cette étape franchie, le texte est soumis à la votation dans un délai d’un à trois ans.
Entretemps, la campagne référendaire s’organise et plusieurs débats contradictoires ont lieu. Depuis 1972, tous les électeurs reçoivent à leur domicile un livret contenant l’avis des autorités fédérales ou cantonales (en fonction du type d’initiative citoyenne) ainsi que celui de différents acteurs engagés sur les questions soumises à votation. Le jour du vote, les citoyens suisses se prononcent généralement sur trois à huit votations déclenchées à la fois au niveau fédéral et au niveau cantonal. Les votations sont en effet concentrées sur quelques jours, deux ou trois en moyenne par an.

Retour sur l’instauration du RIC suisse au XIXème siècle

En Suisse, le RIC est très réglementé car il n’est pas qu’un outil de démocratie populaire mais répond à une pluralité d’objectifs définis par les pères fondateurs de la démocratie suisse. L’instauration des différentes formes de RIC résulte en effet des singularités historiques de l’État fédéral suisse. À l’époque médiévale, la plupart des communautés montagnardes ou urbaines de Suisse étaient régies par des assemblées populaires avec vote à main levée. Ces Landsgemeinde étaient souveraines sur un ensemble de questions selon un principe de subsidiarité : elles pouvaient ainsi s’opposer directement à la politique menée par les podestats, officiers judiciaires et administratifs nommés par les seigneurs féodaux et chargés d’administrer les comtés suisses. L’assemblée était vue comme un outil de dialogue garantissant l’unité de tous les citoyens face aux velléités d’expansion territoriale des Habsbourg et de la maison de Savoie, deux puissances voisines de la Suisse.

En 1848, le mouvement radical suisse (d’idéologie libérale) parvient au pouvoir et décide de l’adoption d’une nouvelle constitution, encore en vigueur aujourd’hui, censée enraciner l’idéal démocratique en Suisse. Les constituants reprennent alors naturellement cet exemple de démocratie communale qu’est la Landsgemeinde, auquel ils mêlent les idéaux de la Révolution française importés en Suisse en 1798 avec le Directoire. Il s’inspirent également de la théorie du contrat social et du concept de souveraineté populaire développés par le genevois Jean-Jacques Rousseau. Ces héritages politiques et intellectuels forgent la nouvelle Constitution de 1848 et les différentes formes de référendums d’initiative citoyenne qui sont adoptées quelques années plus tard.

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Une Landsgemeinde, canton de Glaris © Adrian Sulc.

Si l’adoption des différents RIC est à relier à cet idéal démocratique, ceux-ci sont aussi le fruit de sensibilités politiques fédéralistes propres à la Suisse. Ainsi, le référendum facultatif et l’initiative populaire constitutionnelle fédérale, instaurés respectivement en 1874 et 1891, sont défendus par des forces très conservatrices qui promeuvent l’autonomie cantonale. Celles-ci voient dans le RIC le moyen d’empêcher une potentielle expansion des compétences de l’État fédéral et de garantir un « droit des minorités » face aux majorités politiques fédérales. Le référendum est ici perçu comme un mécanisme doté de vertus décentralisatrices. Il permettrait de réduire l’emprise de l’État sur les individus, selon une conception libérale et fédéraliste défendue notamment par Alexis de Tocqueville, l’une des inspirations intellectuelles de la Constitution suisse de 1848, dans son ouvrage De la démocratie en Amérique : « un pouvoir central, quelque éclairé, quelque savant qu’on l’imagine, ne peut embrasser à lui seul tous les détails de la vie d’un grand peuple. Il ne le peut, parce qu’un pareil travail excède les forces humaines. »

Plus qu’une radicalisation de la démocratie, les RIC sont aussi sensés affermir le caractère fédéral du système politique suisse et empêcher l’émergence d’un puissant État central. Si certains les imaginent être de grandes institutions de la démocratie directe, ceux qui les promeuvent puis les mettent en place sont parfois loin d’être de farouches démocrates.

Vertus et limites du référendum d’initiative citoyenne suisse

Le RIC a d’indéniables effets vertueux sur le système politique suisse dans son ensemble. Tout d’abord, il possède une vertu démocratique. En autorisant n’importe quel citoyen à proposer un projet de loi sur un éventail quasi infini de sujets politiques, il institue une forme de « pouvoir du commun ». Le RIC suisse favorise aussi la délibération citoyenne. Le délai parfois très long entre le dépôt d’une liste de signatures et la votation qui peut en découler permet à des organisations engagées sur la question d’organiser plusieurs débats contradictoires. Au niveau fédéral comme cantonal, il n’est pas rare de voir les citoyens suisses débattre de questions qui pourraient parfois sembler anecdotiques aux yeux d’un citoyen français. Par ailleurs, les Suisses ayant la liberté de s’emparer à peu près de n’importe quel sujet, l’agenda politique n’est pas uniquement dicté par les organisations partisanes ni par de grands scrutins électoraux, comme c’est le cas en France, mais aussi par les gouvernés eux-mêmes.

En second lieu, le RIC suisse a une vertu éducative. Les citoyens suisses sont régulièrement invités à se prononcer sur un ensemble de sujets dont certains nécessitent une certaine expertise technique. Par conséquent, ils sont naturellement amenés à acquérir un bagage diversifié de connaissances. Deux économistes suisses, Matthias Benz et Alois Stutzer, ont avancé une explication cognitive de ce phénomène : comme les électeurs rationnels savent que leurs votes ont des conséquences directes et concrètes (la mise en place d’un projet urbain, l’adhésion à un traité de libre-échange, etc.), ils tendent à s’informer davantage et de manière plus rigoureuse [1].

Le RIC a aussi d’étonnantes capacités régulatrices. Il permet aux gouvernants de connaître régulièrement l’état de l’opinion publique sur un ensemble de sujets. De plus, les citoyens ayant la possibilité de contester les décisions prises par la majorité parlementaire, il en résulte une indéniable pacification des relations entre les gouvernants et les gouvernés et un renforcement de la légitimité des premiers, ce qui va dans le sens de « l’unité nationale » espérée par ceux qui ont institué le RIC suisse au XIXème siècle.

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Mosquée de Genève © MHM55.

Il faut cependant se garder de présenter un tableau trop optimiste du RIC suisse. Lorsque l’on rentre dans le détail des votations, le RIC semble surtout être mobilisé par les franges conservatrices de la population suisse. L’exemple le plus probant est sans nul doute l’initiative populaire du 29 novembre 2009 intitulée « contre la construction de minarets » et adoptée à la majorité des voix. Certains Suisses y ont vu la marque de la nature « populiste » du RIC qui pourrait permettre à la majorité de stigmatiser à peu près n’importe quelle minorité religieuse, sexuelle, ou culturelle. De plus, l’emprise de certaines organisations économiques sur les votations référendaires est très forte. Celles-ci bénéficient notamment de l’absence de toute forme de régulation. Lors de l’initiative socialiste « contre l’abus du secret bancaire et de la puissance des banques », rejetée le 20 mai 1984 par 73% des votants, le comité d’initiative disposait de quelques centaines de milliers de francs suisses là où la banque UBS dépensait près de 8 millions de francs pour obtenir la victoire du « non ». Le RIC suisse n’a donc jamais permis une quelconque transformation de l’ordre social en place.

Enfin, il faut noter que le taux de participation aux votations diminue depuis plusieurs années. On peut y voir une forme de lassitude de la part de citoyens très souvent sollicités. De même, la participation des citoyens est très inégale d’une classe sociale à l’autre. L’effet de « stimulation politique » du RIC est limité par les inégalités sociales persistantes.
Malgré ces limites notables, le référendum d’initiative citoyenne suisse reste un formidable vivier de réflexions pour ceux qui souhaitent questionner la démocratie représentative libérale française, à condition de garder à l’esprit que le RIC suisse est le produit de singularités historiques et d’une sensibilité fédéraliste propre aux citoyens suisses.

[1] « Are Voters Better Informed When They Have a Larger Say in Politics? Evidence for the European Union and Switzerland », Empirical Research in Economics Working, n°119.

Entre souveraineté wallonne et fédéralisme radical : où va la Belgique ? – Entretien avec Francis Biesmans

Le jeudi 1er octobre, la Belgique s’est finalement dotée d’un gouvernement de large coalition, qui devrait reléguer pour un temps dans l’opposition les partis nationalistes et d’extrême droite néerlandophones. Mais ces 494 jours d’âpres négociations semblent avoir miné l’imaginaire d’unité « belgicaine » auquel la partie francophone du pays, tant bien que mal, était restée attachée. Pour la première fois, Wallons, Flamands et Bruxellois semblent éprouver ensemble la fragilité de l’édifice fédéral. C’est le moment qu’a choisi Francis Biesmans pour publier Le Pari wallon : un essai où ce Liégeois d’origine, professeur d’économie à l’Université de Lorraine, répond aux nationalistes flamands par un « fédéralisme radical » qui pose résolument la question de la souveraineté et de l’indépendance wallonnes. Le tout dans une Europe elle-même en crise où s’exacerbent les séparatismes. Entretien réalisé par Luca Di Gregorio.


LVSL – Votre essai Le Pari wallon (Petit Poisson Éditeur, 2020) a paru quelques jours avant le confinement, alors que les négociations visant à la formation d’un gouvernement fédéral en Belgique battaient leur plein…et de l’aile. Pourriez-vous nous résumer – comme vous le faites dans le livre – les conditions historiques de l’équilibre institutionnel auquel étaient parvenus francophones et néerlandophones depuis l’après-guerre ?

Francis Biesmans – Équilibre est un grand mot, c’est plutôt de déséquilibre dont il faudrait parler. Cependant, quoi qu’il en soit, il est nécessaire de remonter dans le temps pour comprendre comment la structure institutionnelle actuelle de la Belgique – particulièrement complexe – s’est mise progressivement en place.

Historiquement, est né au XIXe siècle un mouvement flamand, tout à fait justifié par ailleurs, qui était culturel au départ et réclamait essentiellement l’emploi du néerlandais dans tous les secteurs de la vie publique. Par la suite, le mouvement flamand acquit un caractère populaire par sa composition et se fixa des objectifs politiques. Dès l’entre-deux guerres, coexistaient en son sein deux tendances : l’une « minimaliste », qui voulait la flamandisation de l’enseignement, de la justice et des administrations publiques en Flandre ; l’autre, dite maximaliste, qui réclamait le fédéralisme, voire l’indépendance de la Flandre. Dès 1938, l’essentiel du programme minimaliste était réalisé.

Durant les années cinquante, le mouvement flamand, dont une fraction importante avait sombré dans la collaboration avec l’occupant nazi durant la guerre, reprend progressivement force et vigueur. Le courant fédéraliste y trouve un écho croissant.

Parallèlement, la Grande Grève de l’hiver 60, wallonne pour sa plus grande part, aboutira à ce que la revendication fédéraliste devienne populaire également en Wallonie – ceci sous l’impulsion du leader syndical André Renard.

Les années soixante verront un très fort développement des partis fédéralistes, Volksunie côté flamand, Rassemblement Wallon et Front Démocratique des Francophones (FDF) côté francophone, tandis que les familles traditionnelles vont progressivement se scinder sur une base linguistique.

Le processus de fédéralisation de la Belgique commence le 18 février 1970, lorsque le Premier ministre de l’époque, Gaston Eyskens, déclare devant la Chambre : « L’État unitaire, tel que les lois le régissent encore dans ses structures et dans son fonctionnement, est dépassé par les faits ». Dix mois plus tard, la première réforme de l’État intervenait.

Les propositions institutionnelles des Flamands et des Wallons différaient fortement. En effet, les premiers étaient attachés avant tout à l’autonomie culturelle et défendaient l’organisation de la Belgique sur base de deux communautés : flamande et francophone ou « française » – faisons abstraction de la petite communauté germanophone. Par contre, les seconds réclamaient une Belgique fondée sur trois régions, à savoir la Flandre, la Wallonie et Bruxelles. En résumé, un fédéralisme à deux contre un fédéralisme à trois.

Le résultat final fut un compromis « à la belge », puisque les deux communautés verront le jour. Certes, il faudra attendre la Grande Réforme de 1988-1989 pour que le paysage institutionnel soit fixé. Il n’empêche que, dès le départ, ce paysage était un hybride à la fois bi-communautaire et tri-régional.

La Belgique fédérale à l’issue de la Grande Réforme – il faudra attendre 1993 pour que le terme « fédéral » soit introduit dans l’article 1 de la Constitution – est une Belgique à cinq :

  • la Région wallonne ;
  • les Communautés française et germanophone, essentiellement compétentes pour la culture et l’enseignement ;
  • la Région de Bruxelles-capitale, aux compétences presque identiques à celles des autres régions ;
  • enfin, la Communauté/Région flamande, la Flandre ayant choisi de fusionner les deux entités.

Le paysage institutionnel ainsi laborieusement dessiné ne se modifiera plus.

Pour compléter le tableau, il faut cependant ajouter deux éléments. Sans entrer dans le détail du financement des diverses entités, une question extrêmement complexe, il faut signaler la position inconfortable de la Communauté française (Wallonie et francophones de Bruxelles), qui est dans l’incapacité de lever le moindre impôt et de ce fait, sujette à un problème de financement chronique. Enfin, une étape importante a été franchie avec la 6ème Réforme de l’État (2011-2014), lorsque la défédéralisation d’une partie de la sécurité sociale, les allocations familiales en l’occurrence, est devenue effective. Un premier pas certes, mais ô combien significatif.

LVSL – Qu’est-ce qui a provoqué le dialogue de sourds actuel, qui s’intensifie législature après législature ? Quels sont les principaux arguments des partis nationalistes flamands (et à travers eux une majorité de l’électorat flamand) et comment la classe politique y a réagi jusqu’à aujourd’hui ?

F.B. – À nouveau, un petit retour sur le passé s’impose. La Belgique vit en effet une véritable crise de régime. Mais cette crise vient de loin : très précisément, elle remonte à l’an 2007. Le cartel CD&V/N-VA (formé par le parti chrétien flamand et les nationalistes issus de la Volksunie), remporte haut la main les élections du 10 juin 2007. Yves Leterme (CD&V) tente alors de constituer un gouvernement des 5 partis traditionnels, le SPA (socialistes flamands) étant rejeté dans l’opposition. Au menu : la scission de l’arrondissement BHV (Bruxelles-Hal-Vilvorde)[1] et une nouvelle réforme de l’État. Zéro sur toute la ligne, car de 2007 à 2010, les gouvernements provisoires se succèdent les uns après les autres, tandis que la N-VA sort du cartel en septembre 2008. De nouvelles élections seront organisées le 10 juin 2010. Elles livrent deux grands vainqueurs : la N-VA au Nord et le PS au Sud de la Belgique.

Francis Biesmans

Les négociations se poursuivront pendant 541 jours (une année et demie !) avant que Di Rupo ne réussisse à former, le 6 décembre 2011, un gouvernement regroupant les six partis des trois familles traditionnelles. Mais, notons-le, il ne disposait pas d’une majorité de sièges en Flandre, ce que ne manquera pas d’exploiter la N-VA. Ce gouvernement accouchera, in fine, de la sixième réforme de l’État évoquée plus haut, et dont les conséquences négatives (notamment socio-économiques) pour la Wallonie se font encore sentir aujourd’hui.

Le 25 mai 2014, les élections législatives fédérales rendent leur verdict. La formation nationaliste flamande N-VA est la grande gagnante du scrutin : alors qu’elle avait obtenu 28,12% des suffrages en 2012, elle en récolte deux ans plus tard 33,23%. Finalement, l’impensable se produit : le mardi 7 octobre, un accord est scellé entre la N-VA, le CD&V, l’Open VLD (libéraux flamands) et les libéraux francophones du MR, seul parti non-flamand du pays à prendre part à la coalition. Son président Charles Michel devient le Premier ministre de cette coalition d’un type nouveau.

Ce gouvernement est évidemment très déséquilibré sur le plan linguistique, car le MR compte à peine 30% des députés de Wallonie et de Bruxelles, tandis que les droites flamandes en comptabilisent quasiment 75%. Le résultat est que les partis flamands, tout spécialement la N-VA, vont faire jouer la loi du nombre et imposer une bonne part de leurs volontés.

Tout ne baigne cependant pas dans l’huile pour cette coalition dominée par la N-VA, comme en témoigne le départ de cette dernière du gouvernement Michel suite aux divergences sur le Pacte migratoire. Dès décembre 2018, le gouvernement Michel, minoritaire à la fois en Flandre et en Wallonie, est en affaires courantes. Il l’est resté jusqu’au 1er octobre 2020, c’est-à-dire jusqu’au moment où l’actuelle et improbable coalition «Vivaldi» a vu le jour.

Avec le recul, il est clair que la crise politique est désormais devenue la norme et les périodes de calme apparent, l’exception. La fragmentation politique consécutive aux élections du 26 mai 2019, notamment la montée en puissance du Vlaams Belang (l’autre parti nationaliste flamand, allié au FN au niveau européen, et désormais donné dans les sondages au-dessus de la N-VA), n’a fait qu’accentuer les difficultés à constituer un gouvernement fédéral.

Désormais, la crise de régime est structurelle.

LVSL – Dans ce contexte, quelle lecture faites-vous de l’accord de large coalition auquel viennent d’aboutir sept partis, avec l’accession du libéral flamand Alexander De Croo au poste de Premier ministre ? Tournant ? Prise de conscience ? Simple sursis ?

F.B. – D’abord, un constat : il aura fallu plus de seize mois de négociations en tous sens pour aboutir à un gouvernement de plein exercice. C’est une illustration parfaite de ce que la Belgique fédérale connaît une véritable crise de régime.

Je ferai ensuite remarquer que le gouvernement De Croo est minoritaire en Flandre – 41 sièges au Parlement fédéral sur 87 –, ce qui illustre à nouveau la difficulté extrême de constituer une coalition fédérale qui soit majoritaire dans toutes les Régions. Ce faisant, un boulevard s’offre maintenant aussi bien à la N-VA qu’au Vlaams Belang, qui ne manqueront pas de dénoncer un gouvernement « de gauche, dominé par les francophones ».

Enfin, vous le dites vous-même, la Vivaldi est composée de sept partis. Mine de rien, c’est, historiquement, du jamais vu ! C’est un élément de plus qui montre que la Belgique fédérale est devenue quasiment ingouvernable, rongée qu’elle est de l’intérieur par une crise de régime devenue structurelle.

Pour le reste, l’accord qui a été péniblement obtenu entre les sept est truffé de blancs, de propositions à affiner, de promesses budgétaires délicates, de négociations futures difficiles. Surtout, il viendra buter sur la contrainte d’une récession profonde, beaucoup plus profonde que ce que l’on pouvait imaginer dans un premier temps. La seconde vague du virus, dans laquelle nous entrons aujourd’hui, ne fera qu’accentuer cette récession et dans la foulée, les contradictions béantes qui traversent ladite Vivaldi.

Je ne parierais donc pas sur sa longévité, même si je sais que les Vivaldiens redoutent plus que tout un retour aux urnes.

LVSL – Vous soulignez aussi que les tensions actuelles mettent en évidence l’existence de deux cultures politiques depuis longtemps divergentes : une Wallonie post-industrielle, d’ancienne tradition socialiste et syndicale, où l’extrême droite n’existe presque pas, et une Flandre plus catholique, nationaliste et néanmoins libérale, car plus à l’aise avec les flux et la culture (anglophone) de la globalisation…

F.B. – Certes, mais ici aussi, les choses viennent de loin. Historiquement, la gauche flamande porte une terrible responsabilité, elle qui n’a pas soutenu le mouvement flamand et ses revendications. Elle a ainsi laissé le champ libre à la droite catholique d’abord, puis au nationalisme d’ultra- ou d’extrême droite ensuite. Je voudrais à ce sujet rappeler que l’extrême droite flamande ne comptait pas moins de 17 députés au Parlement en 1939. Ces deux courants – nationalistes et catholiques – se partagent encore les voix de la majorité des Flamands et Flamandes.

Un autre facteur historique est à prendre en considération, cette fois explicatif de la forte prégnance du socialisme en Wallonie : le déroulement de la révolution industrielle. Je rappelle d’abord que la Belgique est le premier pays du continent européen à s’être industrialisé, immédiatement après l’Angleterre. Qui plus est, la révolution industrielle s’est déroulée selon un axe Haine-Sambre-Meuse-Vesdre, c’est-à-dire selon un axe essentiellement wallon. Du côté flamand, le seul pôle était constitué par Gand et le textile. La classe ouvrière était donc très nombreuse en Wallonie dès le XIXe siècle et l’ancêtre de l’actuel Parti Socialiste, le Parti Ouvrier Belge (POB), y devint rapidement hégémonique, aussi bien sur le plan électoral que sur le plan social – c’est le fameux monde ou pilier socialiste, avec ses coopératives, son syndicat, ses mutuelles, etc. Pour illustrer la force politique du parti socialiste, il suffira de noter que lors des premières élections au suffrage universel en 1919, le POB avait récolté 50% des voix en Wallonie.

Depuis lors, des évolutions notables se sont produites : en particulier, le cloisonnement entre les « mondes » chrétien et socialiste – ce que l’on nomme la « pilarisation » – s’est largement estompé. Il n’empêche que le clivage entre une Flandre de droite, voire d’extrême droite, et une Wallonie de gauche est plus que jamais d’actualité.

LVSL – Dans votre livre, vous plaidez pour une souveraineté retrouvée par la Wallonie. Votre pari du « fédéralisme radical » semble prendre au mot Bart De Wever, le président nationaliste du principal parti flamand (la N-VA), lequel déclarait il y a peu que deux démocraties coexistent désormais en Belgique. Prenez-vous acte ? Quelles seraient pour vous les bases institutionnelles d’une Wallonie souveraine ?  

F.B. – J’en prends acte, mais je conteste la vision de De Wever, qui repose entièrement sur l’approche traditionnelle en Flandre et se résume par la formule : la Belgique est composée de Flamands et de Francophones. En réalité, il y a trois démocraties et non deux en Belgique : en Wallonie et en Flandre bien sûr, mais aussi à Bruxelles. Ces affirmations mériteraient de plus amples développements, mais je me contenterai de rapporter un seul fait, d’ordre politico-électoral, qui les justifient entièrement : à l’issue des élections du 26 mai 2019, le premier parti de Wallonie est le PS, en Flandre, c’est la N-VA et à Bruxelles, ce sont les écolos qui sont dominants.

J’en viens à présent à la seconde partie de votre question. Une Wallonie souveraine, c’est avant tout une Wallonie qui ne serait plus minorisée dans le cadre belge – pour rappel, il y a 48 députés wallons parmi les cent cinquante que compte le Parlement fédéral – et qui pourrait mener les politiques qui lui permettraient de choisir, dans tous les domaines, ses propres voies de développement.

La souveraineté passe, comme vous le dites, par l’instauration d’un « fédéralisme radical ». Si on va à l’essentiel, ce dernier s’articule autour de quatre entités aux compétences et aux moyens financiers différenciés. Au centre de cette construction institutionnelle, se trouvent deux États, wallon et flamand, aux compétences très étendues, dotés de la pleine autonomie fiscale. Il résulte de ceci que les deux communautés flamande et française disparaissent. S’y ajoute la Région de Bruxelles-Capitale, dont les structures devront nécessairement être allégées et remodelées, étant donné la suppression des deux Communautés. Enfin, l’actuelle Communauté germanophone serait maintenue avec ses compétences présentes, son parlement et son gouvernement. Elle serait aussi organiquement liée à l’État wallon. Voilà pour ce qui concerne la structure institutionnelle sous-jacente au fédéralisme radical.

LVSL – Néanmoins, cet « État wallon » ne serait pas un État indépendant dans la mesure où vous préconisez tout de même son maintien dans la structure fédérale radicalement allégée de la Belgique. Quel serait l’intérêt pour les deux ou les trois États que vous appelez de vos vœux à demeurer unis dans une Belgique purement nominale ? Enfin, que pensez-vous du projet de rattachement à la France (la fameuse hypothèse « rattachiste »), qui a longtemps agité certains milieux de la gauche wallonne ?

F.B. – Le fédéralisme radical, c’est l’indépendance sans ses inconvénients, notamment le fait de ne pas devoir discuter à perte de vue avec l’Union européenne sur l’adhésion des nouveaux États. L’exemple de la Catalogne doit nous servir de leçon à cet égard. André Renard avait déjà dit clairement : « en tant que fédéraliste, je suis pour une Wallonie indépendante dans le cadre d’un État fédéral ». C’est exactement ma position.

La question du « rattachisme » ne se pose tout simplement pas aujourd’hui. Lorsque le fédéralisme radical se sera concrétisé, l’État wallon pourra alors se poser la question de ses rapports, à tout le moins privilégiés, avec la République française. Mais il serait politiquement suicidaire de brûler les étapes.

LVSL – Au plan socio-économique, quelle serait la viabilité économique d’une Wallonie où n’existeraient (presque) plus de transferts budgétaires venant de Flandre ? Quels pourraient être les atouts de cette région qui, rappelons-le, a été durement frappée, comme le Nord ou la Lorraine, par quarante ans de désindustrialisation ?

F.B. – Il faut savoir que, tendanciellement, la solidarité dite « nationale » se réduit comme peau de chagrin au fil du temps. Le dernier coup dur à cet égard a été porté en 2014 par Di Rupo, alors Premier ministre. En effet, dès 2025 et pendant dix ans, le mécanisme de transition (de solidarité) sera réduit de 60 millions chaque année et ce, aux dépens de la Wallonie. D’après mes calculs, la perte cumulée se montera à 3,3 milliards en 2034. Par conséquent, les soi-disant transferts sont de plus en plus un mythe.

Autre affirmation du même genre, couramment entendue, à laquelle je voudrais faire un sort : la Wallonie serait totalement incapable de gérer l’énorme dette qu’elle hériterait du fédéral. J’ai développé dans mon livre une méthode de partage de la dette fédérale qui repose sur deux éléments. D’une part, le service de la dette, c’est-à-dire le paiement des intérêts, est aujourd’hui extrêmement peu coûteux. Ainsi, le lundi 19 octobre 2020, la Belgique a emprunté, à 10 ans, 1,8 milliard d’euros au taux de -0,399%, ce qui signifie que les obligations d’État émises (les OLOs) ne rapportent strictement plus rien à leurs détenteurs. D’autre part, le partage de la dette suppose de retenir un critère pour effectuer ce partage. J’ai proposé de se référer à la part des Produits Intérieurs Bruts (PIB) régionaux, évalués au lieu de travail, dans le PIB belge. L’application de cette clef donne 23% pour la Wallonie, ce qui signifie que cette dernière reprendrait à son compte cette part de la dette fédérale et assumerait le paiement (faible) des intérêts correspondants.

Pour illustrer un des atouts dont disposerait une Wallonie souveraine, je vais prendre l’exemple des soins de santé, si importants dans cette période de pandémie. De nos jours, les compétences en matière de santé sont éclatées entre l’État fédéral, les Régions et les Communautés. C’est le résultat d’un processus long et progressif lié aux différentes réformes de l’État. En très gros, voici quelles sont les matières qui, au fil du temps, ont été dévolues aux trois entités :

  • Le fédéral a la haute main sur le cadre juridique, le mode de financement et le montant des remboursements des soins de santé. En d’autres termes, il est le maître absolu pour tout ce qui est remboursé par la Sécurité sociale ; d’un point de vue budgétaire, il est aussi compétent pour 90% des politiques relatives aux soins de santé et à l’aide aux personnes handicapées.
  • La Région wallonne a dans ses compétences les soins aux personnes âgées, la santé mentale, les assuétudes, le vaste domaine de la prévention (à l’exception des écoles), les soins de première ligne, les maisons de soins psychiatriques et les infrastructures hospitalières.
  • La Communauté française est compétente pour agréer les hôpitaux universitaires. Elle exerce également la tutelle sur l’ONE (Œuvre Nationale de l’Enfance) qui a en charge l’exercice de la prévention à l’école (les fameuses visites médicales) et la vaccination des enfants.

On comprend aisément que cet enchevêtrement des compétences est d’une rare complexité. Si l’on prend par exemple un hôpital, la Communauté dira s’il peut être considéré comme universitaire ou pas. La Région s’occupera, pour sa part, de la gestion de l’infrastructure, tandis que le fédéral fixera le montant des remboursements des soins dispensés par l’hôpital en question.

La gestion de la pandémie par l’État fédéral s’est avérée catastrophique. Le non-renouvellement du stock stratégique de masques, les retards considérables dans l’acquisition et la distribution de ces masques, l’absence de réalisation des tests adéquats pour le Covid-19 et les carences en matière de respirateurs artificiels, pourtant indispensables aux soins intensifs, ont révélé une impréparation totale du gouvernement fédéral autant que des erreurs de gestion qui défient l’entendement. Ces lacunes et ces erreurs, il faut le souligner, ont eu des conséquences très graves, notamment parce qu’elles ont accru la mortalité chez nos seniors.

Régionaliser les soins de santé permettrait donc à la fois une plus grande efficacité et une plus grande cohérence dans leur gestion. Un autre élément plaide aussi en faveur de leur régionalisation : la structure par âge respective des populations wallonne et flamande.

En effet, pour le dire d’un mot, la Wallonie compte une population qui est plus jeune que celle de la Flandre ou, pour le dire autrement, elle compte proportionnellement moins de personnes âgées. Ainsi, en 2020, la part des personnes de plus de 67 ans est de 16,4% en Wallonie et de 18,1% en Flandre. Comme chacun le sait, les soins aux seniors vont aller croissants avec le vieillissement de la population, ce qui implique que la Wallonie sortira gagnante lors d’une régionalisation du secteur des soins de santé. Le même constat peut être posé pour ce qui concerne les pensions.

LVSL – Que faire de Bruxelles, qui est à la fois la capitale du pays et de l’Europe, mais aussi une région belge à part entière et une métropole internationale en voie de gentrification ? Les Bruxellois sont-ils disposés à se solidariser avec les Wallons et à se positionner en tant que francophones (ce qu’ils sont à près de 90%) sur l’échiquier communautaire ?

F.B. – Sociologiquement parlant, Bruxelles connaît, certes, une tendance à la gentrification. Mais il est une autre tendance à l’œuvre qui est tout aussi significative : l’augmentation du nombre d’étrangers résidant dans la capitale. Si l’on se réfère aux statistiques publiées par l’IBSA (Institut Bruxellois de Statistique et d’Analyse), on aboutit au constat – je cite – qu’au 1er janvier 2016, « un tiers des Bruxellois est un étranger, moins d’un Bruxellois sur deux est né belge ». Voilà qui devrait convaincre tout un chacun de la spécificité de la Capitale !

C’est aussi un élément additionnel, qui vient s’ajouter à ceux que j’ai avancés précédemment, et qui permet de conclure que Bruxelles est bien une Région spécifique, différente des deux autres, caractérisée de surcroît par une démocratie tout aussi spécifique.

Il faut cependant reconnaître que la complexité institutionnelle bruxelloise dépasse tout ce que l’on peut imaginer. En effet, de nombreuses compétences communautaires ont été transférées à la Région wallonne et à la Commission communautaire francophone (dite COCOF) à Bruxelles. Cette dernière a ensuite eu le bon goût de remettre lesdites compétences à la Commission communautaire commune bruxelloise (la COCOM pour les intimes). De cet imbroglio, une conclusion s’impose : il faut, à la faveur de la mise en place du fédéralisme radical, simplifier de manière radicale la structure institutionnelle de la Région de Bruxelles Capitale (RBC). Une tâche qui incombe avant tout aux Bruxelloises et Bruxellois.

Dès lors, à votre question « que faire de Bruxelles ? », je répondrais volontiers que je ne demande pas du tout à celle-ci de se solidariser avec les Wallons dans ce magma, à la fois inefficient et coûteux, qu’est la Communauté dite française. Que les Bruxellois soient eux-mêmes tout simplement et qu’ils s’assument en tant que Région.

Par ailleurs, ce sont les Wallons qui ont sorti Bruxelles du « frigo » en 1988-89 et lui ont permis de se constituer comme telle. L’article 3 de la Constitution dispose que « la Belgique comprend trois régions ». Les Bruxelloises et Bruxellois peuvent être certains qu’ils trouveront une opposition résolue de la Wallonie à l’égard des propositions de la N-VA de « cogestion » de Bruxelles par la Flandre et la Wallonie. Bruxelles est et sera une région à part entière, pour nous Wallons. N’en déplaise à De Wever, au Belang et au CD&V.

LVSL – D’autres voix ont commencé à en appeler à une reprise en main de la Wallonie par elle-même. En particulier, la crise semble avoir fait bouger les lignes au PS francophone. Son nouveau président Paul Magnette (qui s’était déjà fait remarquer par son opposition au CETA lorsqu’il était ministre-président wallon) paraît assumer une défense de plus en plus affirmée des francophones. Est-ce que tout cela vous paraît aller dans le bon sens ?

F.B. – Wait and see sera ma réponse. Nous verrons à l’avenir comment l’actuel président du PS se positionnera. Une chose est certaine à ce stade : le PS, du moins je l’espère, sera parmi les partis qui négocieront, face à la Flandre, le fédéralisme radical.

LVSL – Et l’UE dans tout ça ? Votre projet d’autonomie wallonne par la réindustrialisation et la relance écologique se heurte tout de même aux traités (même s’ils sont en partie suspendus en ce moment) et restera tributaire de la politique commerciale et monétaire… On imagine mal, par exemple, une réforme bancaire aussi ambitieuse que celle que vous proposez à l’échelle d’un aussi petit État-région…

F.B. – L’austérité est au cœur du dispositif mis en place par l’Union européenne. En effet, le Pacte de Stabilité et de Croissance imposait déjà le respect des deux critères budgétaires : 1. le déficit public ne peut excéder 3% du PIB ; 2. la dette publique doit être ramenée à 60% de ce même PIB moyennant des délais appropriés. La crise grecque allait conduire à un renforcement des dispositions du Pacte. Chaque État de la zone euro se voyait attribuer un objectif à moyen terme (OMT), qui était calculé en termes de « solde structurel », c’est-à-dire hors variations conjoncturelles. Les États étaient ensuite tenus d’inscrire leur OMT spécifique dans un programme de stabilité, de manière à éviter un dépassement de la limite des 3% en cas de ralentissement conjoncturel normal.

Lorsque la pandémie gagna l’Europe, les règles budgétaires ont été suspendues : c’est la clause dérogatoire. Cependant, le Commissaire européen à l’économie, Paolo Gentiloni, s’est exprimé clairement sur le caractère transitoire de cette suspension (L’Echo, 22/05/2020) : « Nous désactiverons la clause dérogatoire générale du Pacte quand le ralentissement économique grave affectant l’Europe dans son ensemble sera terminé. (…) Si nos prévisions se confirment, ce sera probablement le cas l’an prochain. » En d’autres termes, l’austérité budgétaire pourrait opérer son grand retour dès 2021.

Sans grande crainte de me tromper, je pense pouvoir dire que la clause dérogatoire ne sera pas remise en cause aussi rapidement tant la récession sera profonde. Mais, de toute façon, si c’était le cas, il n’y aura, pour la Wallonie, qu’une réponse possible : désobéir aux traités européens.

[1] L’arrondissement électoral de Bruxelles-Hal-Vilvorde s’étendait sur deux régions linguistiques : la région bilingue de Bruxelles d’un côté ; la région unilingue néerlandophone de l’autre. Quasiment tous les partis flamands voulaient sa scission. Ils l’obtiendront en juillet 2012… après quelques crises gouvernementales.

Que nous révèle la communication infantilisante et anxiogène des campagnes pro-européennes ?

©Julien Février
©Julien Février

Un même récit lancinant continue à se faire entendre chez les promoteurs de l’Union européenne qui s’octroient le monopole du progressisme, renvoyant de fait tout ce qui s’y oppose à un nemesis réactionnaire. À l’approche des élections européennes, les violons sont de sortie sur fond d’enjeux apocalyptiques. Le choix semble se résoudre à une alternative enfantine : voter bien ou voter mal. Les choix de communication émanant de la liste LREM Renaissance ou de la subtile Team progressiste en France, d’associations comme Pulse of Europe en Allemagne, ou du Parlement européen lui-même, trahissent une peur de l’appréciation populaire, un manque de vision fédératrice ainsi qu’une nature éminemment technocratique d’un projet qui s’adresse à un électorat très ciblé.


Une dramaturgie au service de la peur

Ce qu’il semble y avoir de commun entre les stratégies de communication des apologistes de l’Union européenne consiste en une hystérisation et une dramatisation du débat concernant l’avenir du projet européen ; un terreau émotionnel qui n’est pas toujours propice à une analyse rationnelle de la situation. Le clip de campagne LREM pour les européennes aux accents prophétiques promet aux électeurs la fin du monde civilisé pour peu qu’ils oublieraient de voter en faveur de la liste Renaissance.

Des images de défilés de Forza Nuova en Italie, de scène émeutières en Grèce, de réfugiés embarquant pour traverser la méditerranée, de pollution plastique en mer, de manifestations pro-Brexit en Angleterre, de frontières barbelées, ou encore de discours de Matteo Salvini s’ensuivent dans la confusion la plus totale sans qu’il soit clair en quoi exactement ces événements se relient particulièrement. Ces différents phénomènes sont extraits de leur contexte respectif, dont l’analyse complexe ne mérite pas l’attention distraite des électeurs, seul compte l’objectif suivant : susciter la peur, impressionner. Superposé à ces images, la voix du président Macron résonne comme une sentence : “vous n’avez pas le choix”.

la campagne LREM pour ces élections se résume à un paradoxe structurant pour les défenseurs de l’Union européenne : prétendre lutter contre une opposition qui jouerait sur la peur et sur le rejet de la démocratie, en se donnant les moyens même qui déboucheront sur un climat anxiogène niant le principe démocratique.

À l’opposé de ce tableau dantesque est présenté une suite d’images qui illustrent la chute du mur de Berlin, la reconstruction d’après 1945, ou encore Mitterrand et Kohl se tenant la main. On comprend aisément où ce clip de campagne veut emmener son audience : la construction européenne y est synonyme d’espoir, de paix, de concorde des peuples et de prospérité, auxquels on oppose “ceux qui détestent l’Europe”, comprendre les méchants populistes, eurosceptiques en tout genre, puis pourquoi pas dans un même temps l’extrême droite et le fascisme.

S’enchaîne un panel d’images digne des meilleurs productions des Témoins de Jéhovah qui exhortent l’électeur à directement suivre Macron dans une “ambition peut-être un peu folle”, concède-il dans un numéro de mystification étonnant, les arguments rationnels pour défendre son projet lui faisant défaut. Incitant ses électeurs à le suivre “En marche”, tel le joueur de flûte de Hamelin, Emmanuel Macron joue un air pourtant révolu du plus d’Europe pour plus de démocratie, plus de solidarité, plus de fraternité. À l’appui de ce discours, des images peu convaincantes ni enthousiasmantes illustrent une jeunesse des villes aux airs de diplômés du supérieur, de monuments parisiens, ou appartenant à d’autres capitales de l’Union européenne, ce qui résume finalement assez bien ce à quoi le projet européen actuel s’apparente.

Plus généralement la campagne LREM pour ces élections se limite à un paradoxe structurant pour les défenseurs de l’Union européenne : prétendre lutter contre une opposition qui jouerait sur la peur et sur le rejet de la démocratie, en se donnant les moyens même qui déboucheront sur un climat anxiogène niant le principe démocratique. Une campagne qui s’évertue à communiquer la crainte et à convoquer l’émotion pour restreindre les perspectives électorales. En s’efforçant désespérément de séduire la jeunesse et de susciter l’adhésion, la liste Renaissance ne fait que montrer un visage élitiste, crispé, dénotant un projet creux et amateur.

Faire appel à l’enfant qui se cache en chaque électeur

L’initiative citoyenne pro-européenne “Pulse of Europe” impulsée en 2016 à Francfort est à l’origine de la campagne enfantine des désormais tristement célèbres “eurolapins”, ces petits lapins bleus en trois dimensions qui font face à de méchants loups tantôt russes, américains, chinois ou encore simple “extrémistes” en tout genre. De menaçants personnages au nom de Donald, Vlad, ou encore Ping, on notera la subtile symbolique au passage, et dépeintes de façon grotesque en nationalistes, trolls manipulateurs des réseaux sociaux, abstentionnistes, populistes, sorte de condensé en somme cristallisant les angoisses de l’européisme le plus primaire.

Passé l’amusement, cette initiative pourtant tout ce qu’il y a de plus sérieuse transpire une peur de l’électorat européen qu’il faudrait materner, guider afin qu’il fasse le bon choix, le seul qui vaille et ce en s’adressant à sa part d’enfant. Puisqu’il est naturellement entendu que l’Union européenne est foncièrement bonne, et que tout électeur qui ne ferait pas le choix logique de l’Europe et n’aurait pas encore compris son utilité ne serait qu’un enfant qu’il reviendrait d’éduquer comme il se doit.

La médiocrité de la communication autour de l’Union européenne et le peu de propositions porteuses de sens pour faire avancer les attentes des citoyens européens est la démonstration d’un projet qui ne peut que se définir par négation avec ses détracteurs.

Dans une veine similaire, la figure citoyenne promue par le Parlement européen de “Captain Europe” censé réveiller en tout citoyen une envie soudaine d’aller voter aux élections européennes, du moins, d’aller voter convenablement, est une autre tentative de pédagogie infantilisante qui peine à masquer la réalité socio-économique que représente l’Union européenne et son modèle.

Cette persistance à croire que les réticences face à l’Union européenne s’expliquent d’un point de vue pédagogique ne fait que renforcer l’idée d’une ambition europhile déconnectée de l’intérêt et du quotidien des populations européennes. Il n’est pas certain que Captain Europe puisse relever ce défi-là.

La médiocrité de la communication autour de l’Union européenne et le peu de propositions porteuses de sens pour faire avancer les attentes des citoyens européens est la démonstration d’un projet qui ne peut que se définir par négation avec ses détracteurs. En ce sens, Looking For Europe, pièce de théâtre de Bernard Henry-Lévy qui s’inscrit “contre la montée des populismes” et qui se voit subventionnée par Arte à hauteur de 200 000 euros, chaîne dont il préside par ailleurs le conseil de surveillance, n’a pas recueilli la ferveur attendue et deux dates européennes ont déjà dû être annulées. C’est le journal allemand Der Spiegel, pourtant loin d’être opposé à ce genre d’initiatives, qui se paie l’écrivain-philosophe en dénonçant le vide intellectuel du propos de la pièce.

Une campagne européenne qui échoue à susciter une réelle empathie

Un autre clip de campagne, émanant cette-fois du Parlement Européen-même, présente une vidéo larmoyante mélangeant des propos philosophiques voire spirituels, et dont la conclusion apparaît confuse. Cette vidéo à plus de 33 millions de vues relate des scènes d’accouchement à travers l’Europe, des faits de vies conjugaux et familiaux accompagnés d’une voix-off d’enfant, thème dorénavant récurrent.

On y retrouve les ingrédients désormais classiques de cette campagne, une simplification à l’extrême : la vie, la mort. Des émotions binaires  joie, peur. Et un horizon tout aussi simple : choisir son destin, bienheureux ou malheureux, européen ou non-européen. Mais que faut-il ici comprendre si ce n’est que prendre le parti de l’Europe c’est choisir celui de la vie, et que tout autre choix, devine-t-on, s’apparente à la mort, puisqu’il est aussi question de l’enjeu environnemental et du destin de la planète.

Cet excès de sentimentalisme n’est là que pour combler le déficit de sympathie qui émane du projet européen qui tâche de dissimuler la réalité d’une Union européenne qui n’en reste pas moins une somme d’institutions. Ce clip, retranscrit en anglais, lors même que le Royaume-Uni s’apprête vraisemblablement à quitter l’Union européenne, ne parvient justement pas à mettre le doigt sur quoique ce soit d’exclusivement porté par le projet européen, à moins que l’Union européenne ne dispose du monopole de la vie et des naissances.

Cet excès de sentimentalisme n’est là que pour combler le déficit de sympathie qui émane du projet européen tâchant de dissimuler la réalité d’une Union européenne qui n’en reste pas moins une somme d’institutions.

Dans une tentative de confondre l’Union européenne avec le continent européen-même pour susciter l’adhésion, gageant que les intérêts de celle-ci soient de fait reliés à ceux des habitants de ce continent, les éléments de langage des thuriféraires de l’Union européenne visent à superposer les concepts d’Union européenne et d’Europe de façon indifférenciée, et de confondre l’imaginaire propre à ce qui est une entité culturelle et continentale, avec la construction artificielle et peu démocratique qu’est l’Union européenne. Ces pirouettes rhétoriques sont vouées à porter secours au manque d’identité d’une Union européenne qui se retrouve à devoir composer avec une curieuse équation : celle d’être contrainte de puiser dans un imaginaire européen fédérateur tout en reniant l’idée de nation.

« Ce qui fait le lien social, c’est l’euro » – Entretien avec Michel Aglietta et Nicolas Leron

©Vincent Plagniol

Michel Aglietta et Nicolas Leron ont publié en 2017 La double démocratie, qui aborde les impasses de la construction européenne et ses défaillances politiques. Loin d’appréhender l’enjeu dans des termes purement techniques, ils en reviennent à une véritable économie politique européenne. À partir d’une analyse fine des problèmes liés à la zone euro et à l’absence d’une Europe politique, ils formulent des propositions afin de sortir par le haut de cette crise en établissant un système de double démocratie, qui n’irait pas à l’encontre de la souveraineté des États. Deux ans plus tard, et à l’approche des élections européennes, nous avons souhaité les interroger sur la pertinence d’une telle approche, alors que la crise européenne s’approfondit. Entretien réalisé par Lenny Benbara. Retranscrit par Anne Wix.


LVSL : On vient de fêter les vingt ans de la monnaie unique : où en est la zone euro ? Est-ce que le phénomène d’euro-divergence peut la faire imploser ?

Michel Aglietta : Il faut comprendre pourquoi il y a eu euro-divergence et donc en premier lieu comprendre quelles sont les dynamiques des années 1980 qui ont permis de décider de faire l’euro, et l’ambiguïté que cela a entraîné, du point de vue de la France notamment. Ce dont il faut se rappeler des années 1980, c’est qu’il y a un raz-de-marée, une véritable contre-révolution économique par l’arrivée de Thatcher et de Reagan, synonyme d’un néolibéralisme auparavant inconnu, aux États-Unis ou ailleurs. Le libéralisme politique américain observé par Tocqueville n’a rien à voir avec le néolibéralisme qui émerge alors. Il insiste sur les contrepouvoirs de la justice, des médias et de la répartition des responsabilités politiques entre les États fédérés et l’État fédéral. Au contraire, le néolibéralisme a pour caractéristique essentielle d’affirmer que l’État est un obstacle et que c’est le marché financier qui doit diriger l’économie dans son ensemble. Le rôle de l’État se réduit à ses fonctions régaliennes.

Vis-à-vis du néolibéralisme, la France est complètement en porte-à-faux avec l’arrivée de Mitterrand au pouvoir. Tandis que sont menées dans les pays anglo-saxons des politiques économiques restrictives, Mitterrand arrive avec un projet d’industrialisation du pays – que Chevènement lui avait soufflé – conçu sur la base des outils institutionnels dont on disposait, puisqu’on avait tout nationalisé, à la fois le secteur financier et la plupart des grandes entreprises des secteurs industriels. La notion qu’on nous a demandée de développer, à Robert Boyer et moi-même à cette époque, c’est celle de pôle de compétitivité. Le problème du porte-à-faux s’est immédiatement posé : la France a été mise en difficulté au niveau macro-économique par un déficit extérieur considérable et une pression énorme sur la monnaie. Nous étions déjà dans le SME, le système monétaire européen. Le tournant français se situe le 1er mars 1983 – j’étais à cette réunion – quand Mitterrand a convoqué des économistes sur le conseil d’Attali. Que faut-il faire ? Sort-on du SME ? Doit-on y rester ? La décision que Mitterrand a prise fut de rester dans le SME après une dévaluation conséquente puis de changer de politique en s’accrochant au deutschemark. La France est entrée dans la désinflation compétitive dont elle n’est jamais ressortie.

LVSL : Quelle était votre position à ce moment-là ?

MA : Ma position était qu’il fallait dévaluer de manière importante sans sortir du SME mais en prenant une position compétitive forte du fait d’une dévaluation massive. Il fallait surtout poursuivre dans la vision de Chevènement et développer les pôles de compétitivité. Une fois que la décision de suivre le deutschemark a été prise, la France s’est progressivement moulée dans le modèle néolibéral. Il y a eu deux étapes : 1986 avec les premières privatisations et ensuite 1995 avec l’abandon total de la propriété du capital des entreprises que Balladur avait voulu constituer en noyaux durs par les investisseurs institutionnels, c’est-à-dire les compagnies d’assurance essentiellement, de la propriété des grandes entreprises. L’actionnariat s’est rapidement internationalisé avec l’entrée des fonds de pension et des hedge funds anglo-saxons. Nous sommes entrés dans un système anglo-saxon en dix ans.

Sur le plan européen, la relance de l’Europe a suivi l’orientation britannique avec l’Acte unique européen de février 1987, par lequel nous poursuivons l’intégration dans le domaine financier. L’Acte unique est entièrement néolibéral puisque la monnaie est considérée à ce moment-là – c’est là que le groupe Delors est lancé et j’y participe – comme un couronnement de la finance pour pouvoir diminuer les coûts de transaction. C’est la finance qui doit être l’axe directeur de l’Europe à venir.

Arrive le deuxième choc qui est la réunification allemande. Mitterrand veut à tout prix accrocher l’Allemagne à l’Europe par ce qui est essentiel pour les Allemands, c’est-à-dire la monnaie. Kohl est d’accord mais sous la condition que la nouvelle monnaie, l’euro, ait les caractéristiques du deutschemark. Or l’ordolibéralisme germanique est profondément différent du néolibéralisme anglo-saxon. L’ordolibéralisme, développé par l’école de Francfort, est une doctrine qui se méfie énormément de la finance, ne reconnaît pas la notion de processus financier auto équilibrant, ni celle d’efficience financière. L’ordolibéralisme promeut un cadre institutionnel fort et centré sur la monnaie qui permet d’éviter que tout pouvoir arbitraire, notamment un pouvoir financier, ne s’assure une prépondérance politique.

LVSL : Il y a tout de même des points communs avec le constitutionnalisme économique présent chez Hayek…

MA : Sauf que Hayek ne pense pas à des institutions fortes. Il pense que l’ordre social est organiquement engendré par la conscience morale que les membres d’une société ont vis-à-vis du collectif qui les constitue. Bien évidemment il y a une origine autrichienne à cette position, mais essentiellement vis-à-vis de ce qui s’est passé dans les années 1920. Il s’agit de fermer la possibilité du nazisme. Ce n’est pas par hasard que la loi fondamentale allemande ait été créée bien avant la République fédérale. La loi fondamentale a un principe d’éternité dans sa conception de la démocratie qui est institutionnalisé dans le lien social qu’est la monnaie. La monnaie est considérée comme le pivot sur lequel s’établissent des institutions qui permettent d’éviter la prise du pouvoir politique par des entités, disons non libérales ; non démocratiques. La monnaie a besoin d’une légitimité politique. Vous avez donc deux sortes de légitimités qui arrivent en même temps en Europe et qui sont totalement contradictoires : le néolibéralisme et l’ordolibéralisme. Résultat : dès le début de l’euro, il y a divergence puisque la plupart des pays vont se mettre dans la logique de la dynamique néolibérale, dominante à cette époque. Il va donc y avoir dans les pays du Sud, mais aussi en Irlande, une spirale entre le développement de l’endettement privé et la spéculation immobilière qui est complètement contraire avec la position allemande. Et ce développement de l’endettement privé crée la divergence qui n’a jamais cessé malgré les politiques qui ont tenté de la réduire.

Ainsi, la crise de 2010-2012 en Europe n’est que l’accentuation de la crise de 2008. Autant les Américains ont contré la crise par des politiques très fortes, autant l’Europe n’avait pas la possibilité de le faire. La divergence est toujours là et c’est toujours la même logique. Donc, que fait-on ? Quel est véritablement le substrat politique nécessaire pour que l’euro puisse être une monnaie complète ? Est-ce qu’on choisit l’ordolibéralisme ou est-ce qu’on ouvre une autre voie ?

LVSL : Justement, à quel point l’euro-divergence est-elle encore un risque aujourd’hui et est-ce que vous identifiez d’autres risques qui pourraient mettre en cause l’existence même de l’euro ?

MA : L’euro-divergence est présente en Italie et de manière extrêmement forte. Les conditions dans lesquelles l’Espagne et le Portugal en sont sorti, c’est-à-dire par la déflation salariale, ont été des conditions extrêmement traumatisantes pour leurs propres systèmes sociaux.

Nicolas Leron : On a obtenu, du moins pour le temps présent et pour un avenir proche, une forme de stabilisation de la zone euro sur le plan macroéconomique. Elle a cependant eu un coût politique. On voit bien la montée des forces anti-européennes, voire anti-démocratiques actuellement. Elles gagnent du terrain en Europe occidentale.

Nicolas Leron, politiste et professeur à Sciences Po. ©Vincent Plagniol pour LVSL

Tout ne s’explique pas par la crise économique, mais c’est une cause forte de cette avancée des forces populistes au sens large et d’un affaissement des démocraties nationales. Vous parliez d’injecter du politique dans l’économique. Notre démarche, à Michel et moi, est un peu plus fondamentale que cela : il s’agit d’inverser le regard, de qualifier autrement la crise européenne et son point de départ. Nous disons que c’est une crise démocratique qui a des effets macroéconomiques. C’est d’abord une crise du politique, de la puissance publique, qui ensuite a des effets de déstabilisation macroéconomique. Et non l’inverse. Si nous faisons une forme d’analyse du discours, d’explication classique de la crise européenne, le point de départ, dans cet ordre de discours, c’est un problème de stabilisation d’une zone monétaire sous-optimale. Toute la réflexion du système européen consiste à savoir comment nous parvenons à stabiliser cette zone monétaire sous-optimale et le maître mot est stabilité. Selon nous, il faut remplacer l’objectif de stabilité, aussi important soit-il, par un problème de légitimité démocratique comme point de départ. Il faut ensuite aborder la question macroéconomique et les questions de l’investissement, de la stabilisation, etc. Mais le point de départ doit être démocratique. Lorsque l’on part du prisme de la démocratie, on requalifie et relit dans un nouveau sens l’ensemble des éléments connus et des données actuelles.

LVSL : Je voulais revenir sur l’Italie avant de passer à la phase des solutions puisque c’est une donnée fondamentale de ce qui se passe aujourd’hui dans la zone euro. L’Italie était une des trois économies généralistes de la zone, qui a, depuis son entrée dans celle-ci, une croissance quasiment nulle, voire une décroissance du PIB par habitant. Les indicateurs de productivité sont extrêmement préoccupants, le taux de créances pourries reste élevé et on ne sait pas exactement comment elles sont purgées des bilans des banques régionales italiennes. Dernièrement on a assisté à la victoire de la coalition Ligue-M5S qui a présenté un budget en conflit avec les règles – notamment de déficit structurel – défendues par la Commission européenne. Est-ce que vous pensez que la présence de l’Italie dans la zone euro est pérenne en l’état ? Quelle analyse faites-vous de la situation italienne ?

MA : L’Italie est un pays clé. Le système productif italien devait notamment son efficacité jusqu’aux années 1990 à l’ensemble de petites entreprises très dynamiques du Nord du pays. Il avait absolument besoin d’une compétitivité prix, c’est-à-dire qu’il fallait pouvoir systématiquement dévaluer, pour pouvoir tenir suffisamment d’avantages comparatifs pour que ces entreprises continuent à investir. Ces PME fonctionnaient très peu à partir de compétitivité hors prix et elles ont de ce fait été complètement étouffées dès que le pays a appliqué des politiques restrictives pour satisfaire aux critères d’admission dans la future zone euro. Ensuite, l’existence de l’euro ne leur permettait plus de dévaluer. L’Italie est un pays dont le taux de change réel est toujours surévalué. Il faut donc sans arrêt arriver à le compenser par la déflation salariale. Et en même temps, ils n’arrivent pas à avoir les progrès de productivité que seul un changement profond du système productif permettrait. Ce qui n’est pas simple. L’Italie n’a jamais été constituée comme cela. De plus, elle a toujours eu cette opposition Nord-Sud qui n’a jamais été résolue. L’Italie du Nord finançait sans arrêt le Sud. Si on est dans un pays qui est unifié politiquement et que vous avez quasiment deux sociétés dans le même pays, alors il y a des transferts budgétaires permanents. Ces transferts permanents, qui pouvaient aller avec la dynamique de croissance qu’avait l’Italie du Nord, n’ont plus fonctionné à partir de l’entrée en crise. L’antagonisme qui est dans la zone euro est interne à l’Italie. Je crois que c’est vraiment fondamental et comme c’est très structurel, cela se voit à travers la trajectoire de stagnation.

NL : Sur le plan géopolitique intra-européen, l’Italie est too big to fail pour ceux qui défendent la construction européenne et l’euro. Malgré tous ses défauts, Michel et moi sommes en faveur d’un projet européen qui préserve la monnaie unique. Remarquons que pour la Grèce, même s’il y a eu une très grande tentation de l’Allemagne, disons du bloc germanique, de lâcher le pays, il y a eu cet effort politique in extremis qui a été fait pour  que la Grèce ne sorte pas de la zone Euro. Nous pouvons donc penser que compte-tenu de la taille systémique de l’Italie sur le plan politique et économique, il en sera de même. Ce qui se joue pour ce pays, notamment dans son rapport aux institutions européennes et avec ses partenaires européens, ressemble à ce qui s’est joué en Grèce. Cela ressemble un peu aussi à ce qui se joue en Hongrie ou en Pologne. À un moment donné, il y a le politique national qui éprouve son rapport de force à l’égard de l’Union européenne et de ses principaux États membres. Au travers de ce geste agonistique, on commence par s’émanciper ou feindre l’émancipation. On est offensif dans le rapport de force. C’est ce qu’a fait Tsipras, c’est ce que fait le gouvernement italien. Ensuite – et jusqu’à présent ça s’est passé ainsi – il y a une forme de rééquilibrage qui est fait des deux côtés. On retrouve un nouveau point d’équilibre, parfois au détriment du gouvernement en question comme en Grèce. Mais ça lui permet de s’assurer une sorte d’assise de légitimation politique nationale, tout en retrouvant un point d’équilibre intra-européen.

MA : Comment est-on citoyen européen finalement ? Qu’est-ce qui fait le lien social ? Ce qui fait le lien social est l’euro. Les citoyens européens de tous les pays disent à toutes les enquêtes « Ce qu’on veut, c’est garder l’euro ». Les gouvernements sont obligés de le prendre en compte quels qu’ils soient. On a vu l’évolution en Grèce. Sortir de l’euro paraissait être une solution pour Varoufakis. Ils ont été obligés de changer de position très rapidement et pas seulement à cause des pressions allemandes. Leurs propres citoyens ne veulent pas sortir de l’euro.

NL : On observe le passage d’un système d’opposition classique, démocratique, entre grandes alternatives de politiques publiques, de projets de société (policies), à un système d’opposition de principe. On est pour ou contre l’Europe. Le clivage politique se reconstruit au niveau du régime politique lui-même (polity). Mais même lorsque l’on arrive à faire prévaloir l’idée que l’on est contre l’Europe au sein d’un pays, on en revient à une donnée constitutive : est-ce que nous voulons vraiment quitter la zone euro ? Est-ce qu’on veut quitter l’Union européenne ? Or on constate que – y compris pour les Grecs qui ont particulièrement souffert du programme d’aide – l’attachement politique à la monnaie unique reste majoritaire. La dimension constitutive d’un destin national reste malgré tout attachée à l’idée européenne. Cela ne veut absolument pas dire que le peuple est satisfait de ce qu’on pourrait appeler « sa condition européenne ». Il y a un attachement qui d’ailleurs est plus fort pour la monnaie que pour l’Union européenne en elle-même. Si le Brexit peut avoir lieu, c’est sans doute parce que le Royaume-Uni n’est pas dans la zone euro.

MA : Ce qu’il faut comprendre c’est que la monnaie incarne le lien social. Ce n’est pas du tout un bien, une chose. Et cela, les citoyens l’ont véritablement incorporé dans leurs comportements.

LVSL : Quelles sont les solutions, comment pourrait s’enclencher un phénomène qui permettrait de compléter la zone euro ? Vous parliez de lien social, mais on voit que ce lien social reste incomplet d’une certaine façon. Quelles sont vos recommandations ?

NL – Avant de parler de recommandations, il faut bien comprendre notre analyse de la crise européenne. Si on qualifie la crise européenne comme une crise de la démocratie, une crise de la puissance publique en premier lieu, alors, la réponse, le grand levier du changement, sera en accord avec cette analyse. Ce que nous essayons de dire avec Michel, dans notre livre La Double démocratie, c’est que l’Europe, qui est d’abord une Europe de la règle, une Europe du marché intérieur, une Europe de la concurrence, vient en fait exercer une pression sur les démocraties nationales et leur pouvoir budgétaire. Il y a une tendance lourde d’affaissement du pouvoir budgétaire des parlements nationaux. Or qu’est-ce que le pouvoir budgétaire des parlements nationaux ? C’est en fait le cœur, la substance de la démocratie. C’est ce qui confère une réalité au pouvoir politique du citoyen via son vote. C’est-à-dire sa capacité d’élire une majorité parlementaire qui mettra en œuvre ses grandes orientations de politique publique grâce à un pouvoir budgétaire. Sous couvert d’une apparence affreusement technique, 90% des enjeux à l’Assemblée nationale se concentrent dans le projet de loi de finances. La démocratie moderne, autant conceptuellement qu’historiquement, se constitue autour du vote du budget, parce que c’est le vote des recettes, c’est-à-dire le vote de la richesse publique que la société se donne à elle-même. Et c’est le vote des dépenses, c’est-à-dire quels types de biens publics la société décide de produire pour elle-même, avec bien sûr des enjeux de répartition. Or nous constatons un affaissement de ce pouvoir budgétaire sur un plan qualitatif comme quantitatif.

D’un point de vue qualitatif, que nous ayons affaire à un gouvernement de gauche ou de droite, nous sommes soumis à une pression systémique qui vise à encourager une politique de l’offre, du fait du marché intérieur et de la concurrence réglementaire intra-européenne. Bien sûr, il y a des différences de méthode. Le redressement dans la justice de François Hollande n’est pas le travailler plus pour gagner plus de Nicolas Sarkozy, ou encore le transformer pour libérer les énergies d’Emmanuel Macron. Mais structurellement, il existe une pression qui réduit les marges de manœuvre d’orientation des politiques publiques et qui se traduit par une réduction qualitative du pouvoir budgétaire national. Tandis que les règles budgétaires européennes impliquent une réduction quantitative du pouvoir budgétaire national.

Cette perte de pouvoir budgétaire des gouvernements nationaux – et donc du pouvoir politique du citoyen – ne s’accompagne pas de la construction d’un pouvoir budgétaire proprement européen.

La grande difficulté, lorsqu’on aborde la question européenne, c’est de parvenir à désinstitutionnaliser la lecture que nous faisons de l’Union européenne pour accéder à une compréhension substantielle des choses. Si nous regardons formellement ce qu’est l’Union européenne, nous constatons qu’elle est dotée d’un parlement, d’élections, d’un État de droit et d’un système de protection des droits fondamentaux. Tout cela est très précieux et nous pourrions conclure que son fonctionnement est démocratique, voire davantage démocratique que les États membres. Mais ce n’est pas le cas. S’il y a une démocratie institutionnelle et procédurale au niveau européen, fait défaut la substance de la démocratie. Le budget de l’Union européenne est de l’ordre de 1% de son PIB, dont une grande partie est dédiée à des dépenses fléchées de fonctionnement. Si vous rapprochez ce chiffre avec ce que prescrit l’ONU en matière d’aide au développement – 0,7% du PIB -, on voit bien que d’un point de vue substantiel, l’Union européenne ressemble peu ou prou, en termes de puissance de feu, à une super agence de développement sectoriel et territorial. Vous avez des secteurs circonscrits et des territoires – notamment à l’Est où se concentre les fonds de cohésion – qui sont très impactés par l’Union européenne.

Mais l’Union européenne, appréhendée de manière substantielle, n’arrive pas à franchir le seuil de significativité politique. C’est ici que se situe la grande différence lorsque nous abordons la question de la crise européenne depuis le prisme d’une lecture démocratique. Ce qui compte, c’est d’abord la question du budget, de la puissance publique européenne, et par extension, l’absence de cette dernière. Aujourd’hui, nous avons un budget qui est n’a pas la taille critique. L’enjeu primordial n’est pas de se doter d’un budget comme instrument de stabilisation, mais de considérer passer d’un budget technique à un budget proprement politique. Notre thèse est celle de l’institution d’une puissance politique européenne, et donc la création d’une figure charnelle du citoyen européen, ce qui implique que les élections européennes soient le relai d’un véritable pouvoir budgétaire parlementaire européen.

MA : À cette fin, il faudrait donc parvenir à ce que ce budget européen apparaisse au citoyen comme ayant un effet de bien-être supérieur, de manière à changer le régime de croissance en profondeur, en particulier dans le domaine environnemental. Il faut le faire dans des conditions qui paraissent équitables aux différentes couches sociales, à la fois par des investissements qui pensent l’avenir en termes de soutenabilité et qui, dans le même temps, assurent une croissance plus élevée. On ergote sur ce qui se passe actuellement, mais tant que l’Europe en reste à un niveau de 1,2 ou 1,5% de croissance, elle est totalement paralysée. Il faut revenir à l’essentiel : le monde est en train de changer en profondeur, nous sommes à la fin de cette phase bien particulière du capitalisme financiarisé, et c’est le moment ou jamais pour la puissance publique de reprendre la main sur le pouvoir économique. Cela suppose qu’il y ait un budget suffisamment dynamique et ce à deux niveaux. Les biens collectifs sont européens et le deviendront de plus en plus : réseaux, électricité, transports, etc. Les infrastructures tombent en ruine en Allemagne, un pont s’effondre à Gênes : voilà les véritables problèmes. Ces problèmes-là nécessitent une prise en charge par une puissance publique au niveau européen.

NL : C’est en quelque sorte le pendant de ce qu’a fait la BCE pour sauver la zone euro, en s’auto-attribuant une fonction de prêteur en dernier ressort. Par ce geste, elle a renoué le lien organique entre la monnaie et le souverain politique.

LVSL : Mais elle ne fait pas l’objet d’un contrôle. Il n’y a pas de souverain qui contrôle cette banque…

NL : Certes, mais elle a cependant entrepris un geste souverain qui a fait retrouver à la monnaie sa nature politique. Ce qu’il faut réhabiliter par cette puissance publique européenne, c’est la notion d’emprunteur et d’investisseur en dernier ressort. À un certain stade, on ne peut pas compter sur le marché pour répondre à des intérêts de long terme. Il est nécessaire que la puissance publique, par un acte politique, décide de ces grands investissements et de la production massive de biens publics européens.

LVSL : Justement, comment pensez-vous que nous puissions construire ce type de puissance sur un plan purement politique : comment faire en sorte que les pays y arrivent ? Quel serait le montant du budget nécessaire à ce type de préservation des biens collectifs, d’investissement, de changement de régime de croissance européen ?

NL : Ce qu’il faut bien faire comprendre au préalable – et qu’il faut graver dans la tête des dirigeants, des élites, des décideurs et des citoyens européens –, c’est que la vague de fond populiste ne sera pas contrebalancée par la méthode des petits pas. Autrement dit la méthode d’intégration actuelle, où nous essayons de colmater les dysfonctionnements par petits pas, par des déséquilibre fonctionnels constructifs. Cette méthode a constitué un coup de génie dans les années 1950 après l’échec du momentum fédéraliste, mais elle a épuisé aujourd’hui tout son ressort.

MA : Depuis la prise du pouvoir par la finance dans les années 1980, on ne peut plus fonctionner de cette manière. La finance est par nature un facteur de déséquilibre. On ne peut pas considérer la finance comme un secteur comme un autre, alors qu’il possède un impact sur tous les autres secteurs. Si nous raisonnons comme cela, nous nous heurtons à un mur. C’est ce qui s’est produit dès les années 1980 avec les contraintes rencontrées par François Mitterrand. La finance était « son ennemi », mais il ne comprenait pas quelle était la logique profonde qu’elle recouvrait. Dès les années 1980, ce processus ne pouvait plus fonctionner.

NL : Aujourd’hui nous sommes au bout de ce que l’on appelle en sciences politiques le néo-fonctionnalisme, qui sous-tend la méthode d’intégration actuelle. C’est le point de départ de notre essai La Double démocratie : il faut poser un nouvel acte fondateur politique européen. Lequel ? Il y a une manière de penser les choses en matière de souveraineté. C’est l’hypothèse fédéraliste, soit un acte fondateur qui engendrerait un transfert de souveraineté au niveau de l’Union européenne – au fond, le repli souverainiste du Brexit s’inscrit dans cette même logique. Nous pensons que ces deux hypothèses sont les deux faces d’une même pièce, caractérisées par une même obsession sur la souveraineté. La souveraineté appartient aux États-membres, cela n’a pas changé. Nous ne croyons pas beaucoup à l’hypothèse fédéraliste des États-Unis d’Europe.

L’autre levier sur lequel nous voulons travailler consiste à créer un saut de puissance publique. Cela ne passe pas par l’institution d’un État souverain, mais d’une démocratie européenne, donc d’une puissance publique européenne et d’un budget politique européen. C’est ici que nous introduisons la notion de double démocratie, qui s’oppose à celle de souveraineté, qui est une notion une et indivisible d’instance normative de dernier ressort, qui par définition, par géométrie disons, ne peut pas se partager, se décomposer, se fragmenter. S’il y a transfert de souveraineté vers le niveau de l’Union européenne, cela engendrerait une perte sèche de souveraineté pour le niveau national. Ce qui ne saurait être accepté par les peuples européens. En revanche, la démocratie peut effectuer ce saut car elle ne fonctionne pas dans une logique de vases communicants. Elle peut engager une logique de jeu à somme positive. Il peut y avoir une démocratie nationale à côté d’une démocratie locale. La région peut être une entité démocratique parfaitement légitime, sans être une entité souveraine. Nous défendons l’hypothèse d’un système à deux niveaux de puissance publique : la démocratique nationale qui demeure souveraine et une démocratie européenne sans souveraineté, mais réellement puissance publique, capable de produire des politiques publiques européennes décidées par les citoyens européens dans le cadre des élections européennes.

MA : Il y a une contrainte supplémentaire : il faut pouvoir travailler à traités constants. Il est impossible de dire que la révision des traités est la première étape pour réaliser cela. Les forces politiques qui existent en Europe l’empêchent. Il faut donc travailler à traités constants et voir ce que cela permet. Nous pouvons penser par exemple qu’il est nécessaire que le parlement européen vote un budget plus élevé, qui passerait de 1 à 3% du PIB. Mais le parlement européen ne peut pas voter cela, car les traités ne le permettent pas actuellement. Les ressources supplémentaires qui permettraient de développer des dépenses d’investissement en construisant des biens communs européens ne sont pas à disposition, principalement parce qu’on ne peut pas changer les traités.

LVSL : Et donc, comment fait-on ?

MA : Par la notion que nous avons mise en avant : les ressources propres. Dans les ressources du budget européen, la plus grande partie provient de subventions que les pays-membres donnent et qu’ils peuvent retirer, car en réalité, cela reste une attribution souveraine des pays-membres. Une puissance publique européenne ne peut donc se constituer durablement, parce qu’elle peut être à tout moment déstabilisée par les contraintes budgétaires des pays-membres – ne pouvant plus contribuer autant qu’avant au projet européen.

Il y a une ressource qui n’est pas soumise à ces contraintes : les droits de douane. Il faut donc développer d’autres ressources propres pour le budget européen que le Conseil peut accepter en tant que telles parce qu’elles ne violent pas les règles des traités. Elles permettront de développer une politique d’investissement public et d’investissement privé, accompagnées d’une nouvelle forme de croissance.

LVSL : Plus précisément, quel serait le montant de ces budgets pour vous en termes de pourcentage du PIB européen ?

MA : Nous l’estimons, comme Thomas Piketty, à plus ou moins 3% du PIB.

LVSL : Est-il vraiment possible d’imaginer la mise à disposition de centaines de milliards d’euros par le Conseil, alors qu’il peine à s’accorder par exemple sur la question des GAFA ?

MA : Le plus gros problème se situe au niveau de l’harmonisation fiscale. Nous avons évoqué l’ordolibéralisme allemand, mais les Pays-Bas constituent en Europe un obstacle plus grand encore, parce que c’est là-bas que les GAFA se trouvent. C’est là aussi que Ghosn a installé Nissan et Renault. Les Pays-Bas constituent en Europe le cœur du néolibéralisme. L’opposition qui existe en Europe entre les différentes souverainetés nationales s’inscrit ici. Il faudrait bien entendu parvenir à se rapprocher pour résoudre le problème des GAFA. Une harmonisation fiscale est indispensable. Comme cette harmonisation fiscale ne peut pas être mise en place telle quelle au départ, on a cherché des ressources qui sont plus facilement accessibles : d’où la mise en place d’une TVA européenne, d’une taxe carbone européenne, etc. C’est ici que réside le problème d’une ressource qui est liée à l’intégration des marchés de capitaux. Les conséquences de la polarisation et de la crise qui en a résulté, c’est qu’il n’y a plus d’intégration financière en Europe. Les banques ne prêtent plus qu’au niveau national. Pour remettre en marche cette intégration financière, il faudrait des ressources fiscales qui lui soient liées. Nous avons indiqué la liste des ressources nécessaires qui permettraient de monter à 3,5% du PIB.

NL : Lorsque nous en arrivons à cette dimension constitutive du politique en Europe, nous redécouvrons que l’Europe constitue fondamentalement un enjeu géopolitique intra-européen. Nous retombons sur de grandes logiques de compromis historique entre les puissances du continent, d’abord entre la France et l’Allemagne, et il faut commencer par convaincre l’Allemagne. Nous constatons, même lorsque nous avons un nouveau président fraîchement élu, qui met sur la table un volontarisme européen quasiment inédit, que les propositions françaises se font absorber, amortir par une forme d’immobilisme extrêmement enraciné propre à l’Allemagne, au gouvernement d’Angela Merkel. On l’a vu au sommet de Meseberg : Emmanuel Macron a fait tout son possible pour concrétiser l’idée d’un budget de la zone euro, sans succès significatif.

Comment convaincre l’Allemagne ? Car là est bien le défi premier. C’est au fond ce à quoi nous essayons de contribuer avec notre livre : il faut d’abord produire un nouveau paradigme d’appréhension de l’intégration européenne et de la crise actuelle, pour ensuite entrer dans le débat public allemand – intellectuel et politique – pour en modifier la configuration. À notre sens, le principal changement à opérer est de sortir d’une logique de la raison économique où les Français diraient aux Allemands : « Nos déficits sont vos excédents, donc il est normal que vous dépensiez plus », et où les Allemands répondraient : « Vous n’avez qu’à faire comme nous, nous partageons nos excédents avec le reste du monde ». C’est ce que nous observons jusqu’à présent et ça ne marche pas.

Si, en revanche, nous reconfigurons la discussion en termes démocratiques, mettant en avant le fait que l’enjeu n’est pas macroéconomique mais en premier lieu démocratique, nous arriverons peut-être à pénétrer davantage le débat public allemand, d’autant plus si l’on utilise leur propre conception de la démocratie, notamment celle développée par la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, dans une sorte de jujitsu intellectuel. Car le point d’impossibilité à faire tomber est le kein Transfertunion. Il faut marteler à nos amis Allemands que celle-ci existe déjà : c’est le marché intérieur – et qu’ils en tirent grands profits. Mais cette union de transferts est centripète, mue par une dynamique d’agrégation des richesses vers un centre selon une logique de concurrence des intérêts privés. Elle ne peut se suffire à elle-même. Il faut nécessairement une contre-union de transfert mue par une dynamique centrifuge de distribution des richesses du centre vers la périphérie selon une logique de lutte pour la définition de l’intérêt général. L’existence même du marché intérieur produit une richesse qui génère des profits pour les grandes entreprises européennes. Il est normal, logique, sur un plan démocratique, de fiscaliser une partie de ces richesses produites aux fins de produire les biens publics nécessaires à la viabilité de l’ensemble.

MA : La solution n’est possible que si une dimension de long terme est remise au premier plan en Europe. La stabilisation concerne des mécanismes assez faciles à mettre en place. La question majeure, c’est la croissance potentielle. L’Europe s’affaiblit systématiquement au niveau mondial et la géopolitique aussi intervient, c’est-à-dire que l’Europe a besoin d’exister politiquement vis-à-vis du reste du monde.

LVSL : En général, les corps politiques se constituent en référence à un ennemi commun. Pour les nationalistes, il s’agit des immigrés. Pour une partie de l’establishment européen, il s’agit de la Russie. Pour les forces populistes de gauche, il s’agit des oligarchies européennes. Mais on assiste à l’émergence très rapide de la Chine qui arrive en Europe avec son projet géant de nouvelle route de la soie. Pensez-vous que celle-ci puisse constituer une menace suffisante pour obliger le continent à mettre en place des formes de solidarité et un protectionnisme européen ?

NL : L’Europe est avant tout un projet géopolitique. Ne perdons jamais cela de vue. C’est un projet géopolitique à la fois intra-européen et qui s’inscrit dans la donne mondiale. Il est symptomatique qu’Emmanuel Macron construit son discours européen autour de la notion de souveraineté européenne (pour une analyse critique, voir ma tribune publiée sur Telos : « Critique du discours européen d’Emmanuel Macron »), qui en fait envoie à l’idée d’autonomie stratégique. On voit bien qu’aujourd’hui la justification de la paix continentale se voit substituée par une justification par l’affirmation et la défense des intérêts et des valeurs de l’Europe dans le nouvel ordre mondial sino-américain, où l’hégémonie des valeurs occidentales n’a plus cours. C’est l’ensemble de l’infrastructure institutionnelle internationale, qui reposait sur l’implicite d’une domination du modèle de la démocratie libérale en expansion continue, qui se voit remis en question. Et l’Europe doit donc se repositionner. Mais la grande difficulté de cette justification par l’extérieur du projet européen est qu’elle fait l’impasse sur la justification par l’intérieur de l’Europe politique. Plus fondamentalement, une telle justification par l’extérieur renvoie implicitement à la logique d’alliance intra-européenne pour mieux se positionner dans le nouvel ordre mondial. Elle tend à refouler la question primordiale de la dimension constitutive du politique européen, du faire-société.

LSVL : Il nous semble cependant que, loin de converger, on assiste à une divergence politique croissante en Europe. L’Allemagne ne veut pas entendre parler d’union de transfert, régulièrement agitée comme un épouvantail dans la presse allemande. Les pays d’Europe de l’Est ont opéré un tournant illibéral. Le Royaume-Uni s’en va… Au-delà du plan écrit sur le papier, comment un gouvernement peut-il agir avec autant d’obstacles ?

NL : D’où la nécessité d’acter la fin de la méthode des petits pas, cette logique néo fonctionnaliste de l’intégration et de poser un nouvel acte politique européen fondateur, comme le furent la création du marché commun et de la monnaie unique. Seul un saut politique substantiel modifiant la configuration fondamentale du système juridico-politique européen sera en mesure d’inverser la dynamique de politisation négative qui affecte l’ensemble des démocraties nationales en Europe. Pour ce faire, il faut se resituer dans le temps historique, celui qui permet les grands compromis géopolitiques intra-européens. Ce n’est que de la sorte qu’on amènera l’Allemagne à lâcher le kein Uniontransfert, comme elle fut capable de lâcher le deutschemark. Cela suppose que la France arrête son argumentation macroéconomique pour enfin entrer véritablement dans une discussion politique.

LVSL : Le problème n’est-il pas que la zone euro et l’Union européenne se sont construites sur un modèle plus proche du Saint-Empire romain germanique que sur celui d’une res publica jacobine Une et indivisible ? La conception politique de l’Europe que vous proposez est très française. Les conceptions ordolibérales de la démocratie et les conceptions illibérales, qui ont le vent en poupe en Europe de l’Est, semblent peu compatibles avec ce que vous proposez, comme on va probablement le voir aux prochaines élections européennes…

NL : L’Union européenne et la zone euro ne trouvent pas vraiment d’équivalent dans l’histoire continentale et, au fond, mieux vaut ne pas s’épuiser à retrouver un précédent historique qui serait capable, croit-on, d’assoir la légitimité d’une Europe politique à venir. Ce que les Européens entreprennent depuis les années 1950 est foncièrement inédit. Il s’agit d’inventer une nouvelle forme politique qui dépasse l’État souverain tout en le préservant. Je ne sais pas si notre modèle de la double démocratie européenne est d’inspiration très française. À vrai dire, je ne le crois pas. Quelque part, elle s’appuie très fortement sur la théorie de la démocratie développée par la Cour constitutionnelle allemande. L’hypothèse de la double démocratie européenne s’écarte du modèle supranational fédéraliste mais également du modèle de la coordination fonctionnaliste horizontale, le fameux gouvernement économique qu’appellent de leurs vœux depuis deux décennies les élites françaises

L’Europe sans les États ? Sur la conférence prononcée par Antonio Negri le 5 mars à l’ENS

Toni Negri lors de la conférence donnée à l’ENS. © Lola Salem / Groupe d’Études Géopolitiques

Le 5 mars, dans un amphithéâtre bondé de la rue d’Ulm, le philosophe marxiste et homme politique Antonio Negri prononçait la leçon inaugurale d’un cycle de conférence proposé par le Groupe d’études géopolitiques de l’ENS, dont le titre reprend celui d’un petit livre de George Steiner, « Une certaine idée de l’Europe ». « Pour que l’Europe redevienne une idée » : l’ambition affichée par le groupe d’étudiants peut faire sourire, mais elle a le charme de son panache, et le mérite d’encourager un débat transnational nourri de recul par les temps chahutés que nous traversons.


Étayant le constat d’une Europe défaite, Toni Negri a placé son discours sous le signe de la reconstruction. Est interrogée la possibilité d’associer l’idée d’Europe à celle d’un nouvel « internationalisme » : comment transformer la lutte des précaires en discours sur l’Europe ? La solution proposée est celle de la « rupture » : l’Europe devrait être déliée d’un cadre atlantiste libéral « aliénant », pour être mieux reconstruite, en dehors des États, avec  l’objectif d’œuvrer à la constitution d’un ordre mondial dénué de toute forme d’impérialisme.

« Nous sommes arrivés au terme de l’Europe que nous connaissons, que nous connaissions » – c’est ainsi que Toni Negri débute une analyse de la recomposition mondiale qui se joue, et qui replace la question des « espaces » comme blocs de puissance au centre de toute considération géopolitique. La mort de « l’Europe que nous connaissions » serait liée à celle de l’ordre mondial atlantiste et libéral issu de la seconde guerre et adoubé par la disparition de l’URSS. En délitement depuis l’incapacité des États-Unis à réguler l’ordre mondial post-2001, cet ancien ordre emporterait avec lui l’Union européenne. Dans ce nouveau monde, l’Union ne pourrait alors plus survivre que comme un zombie de l’ancien. Esseulée, l’Europe ? Pour retrouver notre place au sein d’un ordre mondial « bloqué », Negri voudrait nous rappeler à ce que nous sommes, cette péninsule du continent asiatique, miroir de l’Afrique par la méditerranée. Il nous invite à trouver un autre équilibre, qui entretiendrait à parts égales les deux « penchants » européens : l’un asiatique, l’autre atlantique.

“Dans un ordre mondial « bloqué », l’affrontement entre espaces de dimension continentale se trouve exacerbé par les dynamiques de conservation et de conquête des parts du marché global. Cet ordre aspire les « petits », les met au ban d’empires économiques en construction.”

Toni Negri lors de la conférence données à l’ENS. © Lola Salem / Groupe d’Études Géopolitiques

Le préalable à la reconstruction européenne serait la sortie. Negri incite à sortir d’une Europe devenue espace irrespirable, au sens où il n’y aurait plus de « dehors » à la discipline néo-libérale qui y prévaudrait. L’approfondissement des structures de la gouvernance européenne (i.e, le marché) ferait que le pouvoir politique constituant, lui même, ne serait plus à « l’intérieur » des institutions européennes. La crise grecque et ses détours tragiques sont, là encore, évoqués comme un tournant. L’échec du « printemps grec » et du gouvernement de Tsipras aurait démontré que le fonctionnement « néo-libéral » de l’Union européenne n’avait pas d’alternative, quand bien même certains Etats auraient pu être tentés par la clémence. Pour le peuple grec, la résistance eut été la pire des réponses, en tant qu’elle aurait encore aggravé son désarroi et l’asservissement de ses représentants politiques. Sur l’épisode grec, et sur le Brexit – alors que le vote des britanniques semble contrarié par les difficultés du Royaume-Uni à s’extraire du cadre réglementaire de l’Union européenne – Toni Negri conclut à l’absence de « dehors » européen.

Mais il n’y aurait pas, non plus, de « dehors » mondial. Le cadre mondialisé de la politique et de l’économie est là et il est irréversible : la « dé-mondialisation », par le retour à l’exclusive de l’état-nation, est une vaine perspective. Le politique ne pourrait plus être pensé « en dehors » d’un  état des choses mondial. Negri parle ainsi du « mondial » comme du transcendantal épistémique de la politique : ayant acquis une identité propre, il devient le lieu à partir duquel penser les phénomènes politiques aux échelons « inférieurs ». Dans un ordre mondial « bloqué », l’affrontement entre espaces de dimension continentale se trouve exacerbé par les dynamiques de conservation et de conquête des parts du marché global. Cet ordre aspire les « petits », les met au ban d’empires économiques en construction. Il donnerait à voir le néolibéralisme dans toute sa dimension autoritaire et « disciplinaire », reléguant les États au rôle d’« intermédiaires » zélé dans la mise en œuvre de son agenda. Face à cela, Negri invite à jeter une lumière crue sur les « illusions » qui ont conduit à construire l’Europe à travers les Etats. Puisque la démocratie au sein des États-nations n’a pas pu empêcher l’hégémonie néolibérale, il ne peut plus y avoir de salut par la démocratie telle qu’organisée au sein de l’état-nation.

L’Europe devra ainsi être défaite, car la marque ordo-libérale des traités ne saurait être réformée, et reconstruite, dans une logique fédérale assumée, en dehors des Etats. Dans son discours, Negri abandonne deux fois l’État-nation : par l’union fédérale des peuples européens qu’il promeut, et par son rejet de l’État comme lieu d’action et de puissance face au néo-libéralisme. Pour reconstruire l’Europe, Negri s’inspire de la tradition ouvriériste, celle des « forces instituantes » de Castoriadis, pour suggérer de recourir à la constitution d’un réseau transnational de luttes locales, de « villes-rebelles ».

Cette ouverture peine à convaincre car elle s’appuie sur deux hypothèses fortement contestables.

Toni Negri lors de la conférence données à l’ENS. © Lola Salem / Groupe d’Études Géopolitiques

La première voudrait croire en l’existence d’une certaine unité idéologique et politique transnationale en Europe et sur l’idée d’Europe, nécessaire à l’effet réseau des « villes rebelles ». Il existe bien un embryon de trans-nationalité du débat sur l’Europe, mais il ne constitue pas une « communication » au sens d’Habermas, capable de nourrir un projet politique commun. Si des fronts « communs » sont nés en réaction aux crises migratoires et des dettes souveraines, ils ne formulent pas de pensée normative sur l’avenir du continent. Que l’on pense à l’alliance des démocraties dites « illibérales » autour du groupe de Visegraad (Pologne, Hongrie, Slovaquie et République Tchèque) ou au mouvement « Diem25 », porté par l’ancien ministre grec Yanis Varoufakis, et qui entend promouvoir une trans-nationalité alternative ressemblant aux visées proposées par Negri (une ambition fédérale s’appuyant sur une critique de l’Union européenne néolibérale et sur un agenda de relance keynésienne), aucun ne parvient encore à distiller une synthèse européenne crédible. Par ailleurs, bien que les dirigeants politiques européens proposent aujourd’hui une vision de l’Europe comme des axes programmatiques à part entière, ils le font avec des référents qui demeurent essentiellement nationaux (ainsi de l’Allemagne ou de la France, qui œuvrent à penser l’Union comme un prolongement d’eux-mêmes) et sans proprement intégrer les contraintes des pays voisins. L’observation des mouvements populaires récents dont le discours était en partie projeté vers l’Union européenne, comme le mouvement des indignés né à la Puerta del sol de Madrid, montre que leur caractère transnational n’était au mieux qu’évanescent (le mouvement des indignados s’est développé notamment au Portugal, en France, en Allemagne, en Italie et en Angleterre, mais les mobilisations étaient alors moindres qu’en Espagne, et initiées le plus souvent par des Espagnols expatriés en contact avec le mouvement espagnol).

“Alors même qu’il décrit le « mondial » comme le transcendantal épistémique de la politique, comment Negri peut-il privilégier le rôle des villes, qui ne possèdent aucun des leviers d’action, même rabougris, des Etats, pour s’imposer dans un nouvel ordre mondial à nouveau caractérisé par des affrontements de puissance continentale ?”

La deuxième hypothèse sur laquelle s’appuie Negri pour discréditer le rôle des États dans l’entreprise d’une reconstruction européenne implique que ce serait par des communautés infranationales, en l’occurrence les villes, que l’on parviendrait à mener la refondation qu’il appelle de ses vœux. Alors même qu’il décrit le « mondial » comme le transcendantal épistémique de la politique, comment Negri peut-il privilégier le rôle des villes, qui ne possèdent aucun des leviers d’action, même rabougris, des Etats (l’impôt, la violence légitime, la législation) -, pour s’imposer dans un nouvel ordre mondial à nouveau caractérisé par des affrontements de puissance continentale ? L’abandon de l’État-nation préconisé par Negri serait en fait le point de départ d’un nouvel internationalisme, qui détruirait les « empires » politiques comme il scinderait les sociétés multinationales qui véhiculent, elles-aussi, une forme d’impérialisme par leur position monopolistique sur le marché. Il est peu de dire qu’il paraît rapide et orthogonal avec la protection, au moins à court terme, des plus précaires.

Car c’est bien la question du « commun » qui reste au centre du jeu. « Le commun ne peut être fait qu’a travers l’Europe mais l’Europe ne se fera qu’en commun » : c’est par ce beau chiasme que Toni Negri achève son propos d’ensemble et souligne toute la difficulté du projet d’Union européenne. L’idée de l’Europe serait celle d’une vitalité à construire du « commun ». L’on pourrait presque y voir un oxymore (quel est, au juste, le commun européen?), et c’est justement là que réside la grandeur de cette association. A la recherche de la cause commune…