Lolita Chávez : “Les multinationales se comportent comme des prédateurs”

http://ctxt.es/es/20171220/Politica/16773/Guatemala-Gorka-Castillo-Sarajov-Florentino-Pérez.htm

La revue espagnole CTXT publiait en décembre 2017 cet entretien avec l’activiste guatémaltèque Lolita Chávez, réalisé par Gorka Castillo. Finaliste du Prix Sakharov 2017, finalement décerné par le Parlement européen à l’opposition vénézuélienne, Lolita Chávez est une défenseure reconnue des droits des femmes et des populations autochtones d’Amérique latine. Elle dénonce dans cet entretien la toute-puissance des multinationales sur le continent latino-américain ainsi que les multiples formes d’oppression subies par les femmes indigènes – Traduit de l’espagnol par Florian Bru. 

Lolita Chávez (Santa Cruz de Quiché, Guatemala, 45 ans) le ressent. Elle vit avec l’animal de la peur. Et toutes les femmes de sa communauté le ressentent aussi. Et les grand-mères. Beaucoup sont mortes pour avoir remué des situations injustes, pour avoir tenté d’ouvrir une brèche dans la forteresse de l’impunité. Les dernières furent deux camarades qui s’étaient interposées physiquement contre l’avancée des entreprises d’exploitation minière et forestière. Au Guatemala sont commis depuis dix-sept ans des crimes atroces contre des femmes, dans leur immense majorité des indigènes mayas, jeunes, travailleuses, à la peau mate et aux cheveux longs.

Bien que le nombre de disparitions atteigne plusieurs centaines dans tout le pays, ce sont près de neuf cents crimes qui restent impunis depuis 2010. Des assassinats que l’immense majorité des habitants impute à l’armée, aux paramilitaires et aux mafias avec lesquelles le pouvoir économique a de profondes connexions avec le système politique guatémaltèque. C’est pour cela que Chávez ne tient pas sa langue et dénonce la situation. Elle l’a fait si ouvertement qu’elle a dû être secourue par une organisation espagnole qui la maintient aujourd’hui à l’abri, grâce à un programme de protection spécial. Sa vie et celle de ses deux enfants sont en jeu.

La deuxième semaine de décembre, elle était à Strasbourg en tant que finaliste du prix Sakharov, que le Parlement Européen décerne chaque année à une personne s’étant illustrée par son action en faveur des droits humains. La récompense a fini dans les mains de l’opposition vénézuélienne, mais elle aurait aussi bien pu échoir au groupe de femmes mayas qui, comme Lolita Chávez, dévoile depuis des années d’obscurs intérêts économiques que des entreprises multinationales comme l’espagnole ACS (Actividades de Construcción y Servicios) habillent de rhétorique civilisatrice. « Nous, les femmes, nous sommes en révolte contre un modèle de vie prédateur. Nous ne voulons pas de leur argent. Nous ne voulons pas de leurs miettes », dit cette femme douce, mais qui sidère par la force intérieure qu’elle renferme.

CTXT : Qu’a impliqué pour vous cette reconnaissance ?

Eh bien, ça m’a beaucoup interpellée et j’ai demandé quelle en était la raison. On m’a répondu que c’était une initiative du groupe parlementaire des Verts, en reconnaissance de mon parcours pour la défense du territoire et des biens communs de mon peuple. C’est aussi parce que je suis une femme maya. Cette mise en relation de la lutte pour le territoire avec la cosmovision enracinée dans notre perception ancestrale a provoqué ma nomination. Quand j’en ai été informée, je traversais un moment difficile ; j’avais été victime d’attaques de la part de groupes violents.

CTXT : Pendant la remise du prix à l’opposition vénézuélienne à Strasbourg, vous avez rompu le protocole avec un geste très symbolique, de quoi s’agissait-il ?

Oui, je me suis levée et j’ai brandi une affiche contre les multinationales. Nous y avions réfléchi avec mon peuple, parce que c’était une forme de reconnaissance de ma communauté. Ce qui s’est passé, c’est qu’en apprenant ma nomination, on m’a contactée depuis d’autres territoires du Honduras, du Costa Rica, du Mexique, du Salvador, d’Argentine, du Chili et même du Brésil pour me demander que je profite de l’occasion et que je montre à l’Europe ce que subissent les peuples natifs d’Amérique latine à cause des entreprises multinationales, dont beaucoup sont européennes.

“Chaque génération qui a maintenu des liens avec les richesses naturelles de la Terre Mère a été systématiquement attaquée par les oligarchies financières de mon pays et par des entreprises d’extraction étrangères.”

Ça a été une chaîne d’expressions contestataires très grande, très émouvante. Quand on m’a expliqué que dans le protocole de la cérémonie j’étais une invitée spéciale, sans la possibilité de prendre la parole, j’ai demandé conseil aux femmes de ma communauté et nous avons convenu collectivement de deux propositions. L’une était que si je ne devais pas pouvoir parler, mieux valait que je ne m’y rende pas. L’autre était que si j’y assistais, je trouve un moyen de rendre visibles les motivations qui m’avaient amenée jusque là-bas. Il s’agissait de défier le protocole en affichant notre lutte contre les multinationales et en employant notre expression native d’Abya Yala [utilisée par les peuples indigènes pour désigner le continent américain] plutôt que « l’Amérique ».

CTXT : On insiste généralement sur le fait que ces entreprises ne laissent sur vos territoires que misère et douleur.

Le problème est leur avarice sans limite. Chaque génération qui a maintenu des liens avec les richesses naturelles de la Terre Mère a été systématiquement attaquée par les oligarchies financières de mon pays et par des entreprises d’extraction étrangères, dont certaines sont espagnoles, comme ACS. Nous en sommes arrivés à une situation si extrême qu’aujourd’hui, nous nous voyons dans l’obligation de lancer un appel urgent à la communauté internationale pour freiner toutes et tous ensemble le néolibéralisme. Nous défendons l’eau, les terres et les montagnes au prix de notre vie. Comme disent les grand-mères de ma communauté : « Nous avons participé à la redistribution des ressources, mais c’est avec nos vies que nous nous sommes opposées aux entreprises multimillionnaires qui ne faisaient qu’accumuler des biens ».

CTXT : Comment ces entreprises se comportent-elles dans un territoire comme l’Amérique latine, si riche en ressources naturelles ?

 Elles se comportent comme des prédateurs. Elles saccagent tout et, une fois que c’est fini, elles continuent à côté. Leur désir d’accumulation est si insatiable qu’elles sont en train d’exterminer l’humanité. Mais ces expressions ne suffisent pas à exprimer les jugements que nous, les peuples, portons sur ces entreprises. Par conséquent, notre lutte est permanente. Le mandat que nous avons reçu de nos grand-mères est de ne rien céder face à ce système pervers que l’on tente de nous imposer, face à ces gens qui devraient être la honte de l’humanité.

CTXT : Quelle réponse obtenez-vous des Etats ?

Les puissances mondiales font partie de ce fléau. Je l’ai déjà dit à l’Union Européenne : vous êtes responsables. Et les Etats-Unis le sont aussi, eux qui ont infligé les maux les plus sombres et sanglants à mon peuple pendant la guerre.

“Nous ne parlons pas de charité. Nous parlons de réciprocité entre peuples. Des Sahraouis avec les Mayas, et des Mayas avec le peuple lenca, les Mapuches, etc. Nous proposons de nouvelles alliances de réciprocité dans lesquelles personne n’est inférieur à autrui.”

CTXT : Et comment vit-on ce processus de destruction que vous décrivez quand on est, en plus, une femme ?

C’est une double peine. Depuis l’arrivée des multinationales nous vivons dans un système patriarcal, militaire et raciste. C’est une stratégie économique globale qui s’appuie sur une législation pensée pour protéger les intérêts prédateurs. Nous luttons contre un modèle machiste et raciste que sécrète les structures institutionnelles par leurs efforts d’accumulation. Ces efforts font que la seule préoccupation est de gagner de l’argent pour survivre, occultant la violence déployée pour y parvenir. Les violences sexuelles, les insultes et expressions racistes quotidiennes que nous subissons en tant que femmes sont étouffées et ignorées. Je l’ai moi-même vécu, et c’est révoltant. Les parcours jusqu’à la prison que suivent les femmes en lutte qui sont arrêtées ne sont pas les mêmes que ceux des hommes. Avant, elles sont violées et torturées.

LVSL : Qui pratique ces atrocités ?

Ils sont nombreux. Les militaires, par exemple, qui depuis de nombreuses années sont formés à l’Ecole des Amériques pour pouvoir faire disparaître et torturer sans que ça ne perturbe leur conscience. Ces militaires sont liés à des groupes paramilitaires et à la délinquance organisée, les Maras. Au-dessus d’eux se trouvent les fonctionnaires publics et des familles oligarques comme les Gutiérrez Bosch, qui considèrent les indigènes et les femmes comme des servantes, comme des esclaves. Finalement, il y a les grandes entreprises minières et forestières mafieuses, pour qui nous ne sommes que des obstacles.

CTXT : A quelles entreprises faites-vous allusion ?

ACS, dont la filiale Cobra a pillé l’eau du fleuve Cahabón qui approvisionne vingt-neuf mille indigènes, est l’une d’entre elles. C’est pour cela que je donne souvent rendez-vous à Florentino Pérez [homme d’affaires espagnol, président du Real Madrid], parce que je veux que nous nous rencontrions, qu’il connaisse les visages des communautés que son entreprise essaie d’éliminer au Guatemala, ainsi que nos histoires, à nous qui défendons un autre modèle de vie. Qu’il mette un visage sur nous. Il y a aussi Enel, une entreprise italienne d’énergie, qui a déplacé et divisé des communautés à Cotzal pour construire une centrale hydroélectrique, et la canadienne Gold Corp, qui a déjà pillé un territoire et qui s’est maintenant lancée vers d’autres zones pour continuer à le faire. Nous voulons qu’ils mettent un visage, parce qu’ils nous tuent et que l’humanité ne s’en rend pas compte. Alors moi, je leur dis que nous ne sommes pas des êtres de rang inférieur et que nous continuerons à interposer nos vies pour stopper leur activité, comme nous l’avons fait avec Monsanto. Nous, les femmes, nous sommes rebellées.

CTXT : Vous considérez-vous victimes de ce capitalisme vorace et patriarcal ?

Nous ne nous considérons victimes de rien. Nous sommes défenseures de modèles alternatifs de relations humaines, de nouvelles formes d’internationalisme. L’une des problématiques fondamentales que nous partageons en Abya Yala, c’est que nous ne sommes pas nées pour être des victimes, rendues esclaves par un sentiment de rejet. Nous ne parlons pas de charité. Nous parlons de réciprocité entre peuples. Des Sahraouis avec les Mayas, et des Mayas avec le peuple lenca, les Mapuches, etc. Nous proposons de nouvelles alliances de réciprocité dans lesquelles personne n’est inférieur à autrui. Le mode de vie des peuples natifs n’est pas l’accumulation de l’argent, parce qu’il n’apporte pas la plénitude mais de la souffrance.

CTXT : Avez-vous des peurs ?

Oui, mais je les garde pour moi. Je préfère ne pas les dire.

 

Crédit photo : ©Manolo Finish 

Congé paternité : pourquoi tout le monde y gagnerait

©PublicDomainPictures. Licence : CC0 Creative Commons.

Fin octobre, le magazine Causette publiait une pétition intitulée « Pour un congé paternité digne de ce nom ». Directement adressée au chef de l’État, à la secrétaire d’État chargée de l’égalité entre les hommes et les femmes Marlène Schiappa et à la ministre des solidarités et de la santé Agnès Buzyn, la pétition demande, en substance, la fin du caractère optionnel du congé paternité et son allongement à six semaines, contre onze jours actuellement.

Son écho s’est trouvé décuplé par la souscription d’une quarantaine de personnalités, dont l’économiste Thomas Piketty, le rappeur Oxmo Puccino, l’acteur Jean-Pierre Darroussin ou encore l’animateur radio Guillaume Meurice. De plus, cette pétition s’inscrit dans un mouvement plus vaste qui déborde la seule question du congé paternité : on se souvient notamment de la bande dessinée d’Emma, Fallait demander !, sur la répartition des tâches ménagères, ou encore de l’annonce des deux mois de travail qu’accomplissent bénévolement les femmes, par le collectif Les Glorieuses.

C’est donc dans ce contexte de visibilisation croissante du travail gratuit des femmes – qu’il soit domestique ou professionnel – qu’intervient cette pétition, qui souligne l’inégale répartition du travail familial au sein du couple, et sa naturalisation par les politiques publiques. Car, en n’accordant aux pères que onze jours bien dérisoires, comment créer un lien affectif avec l’enfant, participer pleinement à son accueil et son éveil, et assumer toutes les charges, mentales comme physiques, que son arrivée implique ?

 

Les Français, si « bien lotis » ?

Selon Le Figaro, « les pères français sont plutôt bien lotis » comparés au reste du monde. Mais comment faire moins bien que l’Allemagne ou que les États-Unis, qui ne prévoient strictement aucun jour de congé paternité, ou que l’Arabie Saoudite et l’Italie qui n’en proposent qu’un ? On relativisera tout de même la chance des pères français et leurs 11 jours de congés en comparaison d’autres voisins européens à qui sont donnés bien plus de moyens d’exercer leur paternité : les Islandais (90 jours), les Finlandais et les Slovènes (54 jours) semblent en effet bien mieux lotis que les pères français.

Il faut dire qu’une telle bigarure de particularismes législatifs est permise par l’absence de la moindre disposition légale européenne en la matière, quand, inversement, la question du congé maternité est clairement investie par l’Union Européenne, qui prévoit 14 semaines d’arrêt de travail, dont deux obligatoires. En France, le congé maternité est même de 16 semaines, dont 8 obligatoires.

Un congé parental peu incitatif pour les pères

Certes, on pourrait objecter que d’autres possibilités sont offertes aux pères français : un congé parental existe en effet, et semble a priori les encourager à participer davantage au travail familial. Dans la dernière version du congé parental (la Prestation Partagée d’éducation de l’enfant, aussi appelée PreParE, mise en place en 2014), les parents peuvent bénéficier d’une aide financière pendant un an –3 ans à compter du deuxième enfant – afin d’accueillir l’enfant. Cette aide est tout de même soumise à condition : chaque parent ne peut prendre que 6 mois de congé parental au maximum.

Ainsi, si le couple souhaite disposer d’un an de congé parental, il faut que la mère comme le père prennent chacun 6 mois de congés : la mère ne peut pas prendre la totalité des 12 mois. Il s’agit donc d’une mesure incitative en droit, mais qui est de fait économiquement prohibitive au vu des montants de l’aide versée aux parents. En 2017, l’aide pour une cessation totale d’activité s’élève à 392 euros par mois par parent, et 253 euros si le parent choisit de conserver son emploi à mi-temps. Comme trois femmes sur quatre ont un salaire inférieur à celui de leur conjoint, il apparaît rapidement que cette mesure est vouée à demeurer en grande partie formelle, la majorité des couples n’ayant aucun intérêt économique à ce que ce soit l’homme qui prenne le congé.

C’est d’ailleurs le reproche principal qui a été fait au congé parental : sous couvert d’œuvrer pour une meilleure répartition du travail familial, il s’agit surtout de réduire le montant des aides versées – la précédente version du congé parental accordait un demi-SMIC au parent qui en bénéficiait, contre un tiers de SMIC en 2017. Et lorsqu’on s’avise que dans la précédente version du congé parental, plus avantageuse sur le plan économique, seulement 1 à 3% des hommes choisissaient d’en bénéficier, on peut douter de l’efficacité présumée de la nouvelle version. Début 2016, l’OCDE montrait qu’un an après la mise en application de PreParE, seulement 4,5 % des congés parentaux étaient pris par des hommes.

« Faire accepter les congés paternité »

Puisque le congé parental mis en place en France reste somme toute bien frileux, et économiquement peu avantageux, on comprend que la pétition s’oriente vers un congé paternité bien mieux rémunéré (80% du salaire) et de fait bien plus pratiqué (68% des hommes y ont recours).

L’OFCE a d’ailleurs déjà estimé les coûts qu’entraîneraient les propositions de la pétition : l’étude de Hélène Périvier montre qu’un congé paternité de onze jours obligatoires impliquerait un coût supplémentaire pour l’État de 129 millions d’euros, et de 1.26 milliards d’euros pour l’alignement de sa durée sur celle du congé maternité (soit six semaines obligatoires après la naissance). Malgré les différentes estimations chiffrées, qui balisent possiblement un dialogue politique, et alors que certains candidats à la présidentielle s’étaient emparés de la question, le gouvernement actuel semble assez indifférent à cette problématique.

L’interview SMS de Marlène Schiappa par le magazine Neon (juillet 2017) est à ce titre symptomatique d’un tel désintérêt :

Extrait de l’interview de Marlène Schiappa par Neonmag

Que dire d’un programme qui refuse de s’emparer de cette question au prétexte que les quelques pères rencontrés au hasard d’une rue ne sont pas tous en faveur d’un allongement du congé paternité ? Outre cette stratégie, confondante de simplisme, l’interview révèle en creux l’asymétrie du dialogue social, que l’on a beau jeu de nous faire passer pour l’ignorance des salariés : ici, les pères « n’osent pas » demander un congé paternité, ou ne connaissent pas leurs droits.

Aucune mention n’est faite des pressions exercées sur les salariés pour les dissuader de prendre leur congé. Depuis la mise en ligne de la pétition, plusieurs témoignages de pères ont été relayés, qui font état du chantage subi lors de leur demande de congé. D’ailleurs, si 68% des pères français prennent un congé paternité, ce taux s’élève à près de 90% pour le secteur public, qui est mieux rémunéré et où les pressions sont faibles.

Et puis, il faut parler de cette remarque avisée : les hommes n’accouchent pas, quel serait donc l’intérêt d’allonger leur congé paternité ?

« En effet les hommes n’accouchent pas je crois »

Malgré la puissance d’analyse de Marlène Schiappa dans cette interview, on pourra objecter d’une part que certes, les hommes n’accouchent pas, mais que cette donnée biologique ne les confine pas fatalement en dehors du processus d’éveil infantile. Après tout, les hommes aussi ont le droit de développer leur « instinct paternel ». D’autre part, il est en soi absurde que la mère, souvent épuisée par son accouchement, assume seule l’ensemble des tâches familiales et écope, seule toujours, des retombées négatives sur sa vie professionnelle.

Ces retombées sont réelles. Une enquête de Cadreo de mars 2016 montre que pour 47% des femmes cadres interrogées, le fait d’avoir un enfant est cité en premier parmi les événements qui ont bouleversé leur carrière, contre 25% pour les hommes. Cette même étude est d’ailleurs révélatrice quant aux pressions subies par ces femmes cadres : 30% de leurs employeurs ont selon elles mal accueilli la nouvelle de leur grossesse. Ainsi, si le congé paternité se hissait à six semaines, comme le demande la pétition, il n’y aurait plus a priori de discrimination justifiée par la maternité, puisque hommes et femmes seraient susceptibles de la même durée d’interruption de travail.

Un autre argument est souvent mis en avant contre le congé paternité obligatoire : celui-ci constituerait une immiscion sacrilège dans la sphère privée, une ingérence au sein des familles qui auraient trouvé un « équilibre dans une répartition qu’elles estiment plus complémentaire qu’inégale », comme l’écrit Le Figaro, qui concède tout de même qu’il « existe de nombreux cas pour lesquels ces inégalités [professionnelles] sont inacceptables et injustes ».

Mais pourquoi la sphère privée ne saurait être investie par des questions politiques, en l’occurrence féministes ? Comme l’explique Hélène Périvier dans son rapport, les choix des couples au sein de la sphère privée ont également une dimension sociale : « les représentations des rôles des femmes et des hommes dans la société et l’état des inégalités économiques entre les sexes poussent les femmes vers la famille et les hommes vers le marché du travail ». On aurait donc tort de cloisonner le privé et le public, et de postuler leur foncière extériorité. Quant à dire que ce congé obligatoire deviendrait une contrainte pour les hommes, c’est présupposer qu’il n’y avait nulle contrainte auparavant : or cela ne revient-il pas à naturaliser le rôle maternel des femmes, qui sont les seules à se voir imposer un congé obligatoire ?

Ce dernier, certes, est nécessaire au bon rétablissement des mères, mais n’étant obligatoire que pour les femmes, il les confine absurdement, et elles seules, au travail familial, entraînant de fait la fatigue qu’il était censé pallier : triste tautologie aux effets contre-productifs, qu’un congé paternité obligatoire et surtout allongé dans sa durée pourrait un tant soit peu équilibrer.

par Marine de Rochefort et Quentin Morvan

 

Crédits :

Interview de Marlène Schiappa par Neonmag, capture d’écran : https://www.neonmag.fr/video-linterview-texto-de-marlene-schiappa-489989.html.

©PublicDomainPictures. Licence : CC0 Creative Commons.

 

 

Pourquoi (et comment) lutter pour l’égalité salariale ?

Manifestation du 29 janvier 2009, Rennes, France. ©Pierre M. Licence : Attribution-NoDerivs 2.0 Generic (CC BY-ND 2.0)

A partir de ce vendredi 3 novembre à 11h44, les femmes vont travailler « bénévolement » pendant 39,7 jours ouvrés en 2017. Ce calcul, effectué par la newsletter « Les Glorieuses », met en évidence la persistance d’importantes inégalités salariales entre hommes et femmes dans la France de 2017. Alors, pourquoi et comment lutter pour l’égalité salariale ?

Aujourd’hui, l’inégalité salariale stagne mais les écarts de salaires existent toujours. Brigitte Grésy, secrétaire générale du “Conseil supérieur de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes” précise qu’« au fil des années, l’écart diminue, mais de très peu. Il s’est réduit de 2 points en quelques années. » Il ne faut pas se satisfaire de cette stagnation bien au contraire car elle souligne l’absence d’actions efficaces pour faire disparaître cette inégalité. En effet, tous secteurs confondus, la différence des salaires entre femmes et hommes est aujourd’hui de 15,8% à compétences égales. 

Selon les Glorieuses, “les perspectives de carrière et la possibilité d’obtenir un salaire plus élevé pour les femmes sont entravées par le fait qu’elles connaissent davantage d’interruptions au cours de leur carrière que les hommes. Ces différences sont essentiellement liées à la place qu’elles occupent dans la sphère privée (éducation des enfants, prise en charge des parents, tâches ménagères et charge mentale).” Des inégalités salariales qui concernent tous les secteurs, comme le montre le graphique ci-dessous.

Graphique de Midi-CTES sur les inégalités salariales par secteur. Source : INSEE.

Que fait l’Etat ?

Sur le site du secrétariat d’Etat chargé de l’Egalité entre les femmes et les hommes nous avons accès à de nombreuses études, rapports et même vidéos réalisés entre 2012 et 2016 sur l’égalité professionnelle. Ces documents ont été produits par exemple par le MEDEF, par AGEFOS PME (Association pour la Gestion de la Formation des Salariés des Petites et Moyennes Entreprises) ou par différents ministères. Tous ces documents dressent un état des lieux de l’égalité professionnelle et sont riches de solutions pour y remédier. Reste qu’on est en droit de se demander si les pouvoirs publics ont réellement essayé de se saisir de la question. 

Aujourd’hui, que ce soit de la part de Marlène Schiappa ou du Président de la République, on distingue un grand silence au sujet du combat pour l’égalité salariale, alors que durant la campagne présidentielle, le candidat Macron avait voulu montrer de la bonne volonté en érigeant l’égalité femme-homme au rang de « cause nationale ». Pour garantir l’égalité salariale, Emmanuel Macron envisageait même lors de sa campagne présidentielle de publier les noms des entreprises qui ne respectent pas l’égalité salariale mais aussi de tester au hasard et massivement les entreprises pour vérifier qu’elles respectent bien la loi. A ce jour, aucune liste des entreprises françaises sur l’écart des salaires femmes/ hommes n’a été publiée.

Et ce n’est pas la proposition de Bruno Le Maire, ministre de l’économie, qui propose aux hommes de baisser leurs salaires en compensation, qui permettra à ce combat de faire progresser la justice salariale…

Tweet des Glorieuses en réaction à la proposition de Bruno Le Maire.

Contraindre les entreprises ?

En Angleterre, le gouvernement britannique a pourtant opté pour une transparence des entreprises au sujet de leurs rémunérations. En effet, chaque entreprise de plus de 250 salariés va devoir rendre publics les écarts de salaires entres les hommes et les femmes avant avril 2018. Pointer du doigt les entreprises suivant l’exemple britannique apparaît nécessaire, toutefois n’oublions pas que cette transparence doit être accompagnée d’un véritable soutien de la part de l’état pour mettre en place dans chaque entreprise l’objectif d’égalité salariale.

La question des solutions et de leur efficacité est centrale car il ne suffit pas seulement de faire un état des lieux : il faut désormais agir rapidement pour réduire le plus possible ces écarts de salaires. Si 83% des grandes entreprises en France ont signé un accord sur l’écart des salaires, la réduction de seulement 2 points de cet écart en quelques années apparaît largement insuffisante. Sous la présidence de François Hollande,  le 18 décembre 2012, un décret relatif à la mise en œuvre des obligations des entreprises pour l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes a permis de renforcer le dispositif de pénalité qui pèse sur les entreprises ne respectant par leurs obligations en terme d’égalité professionnelle. Mais certaines entreprises préfèrent encore payer des amendes plutôt que d’augmenter les salaires des femmes.

L’implication des entreprises dans cette lutte est nécessaire à l’image du groupe Clisson, une entreprise de métallurgie dans les Deux-Sèvres, qui a mis en place une commission d’égalité femmes/hommes afin d’améliorer l’articulation des temps de vie professionnelle et personnelle de ses salariés.

R., qui témoigne sur le site internet des Glorieuses, met en avant l’association au sein de l’entreprise comme moyen de donner davantage de poids aux femmes dans les négociations salariales : “Au sein de mon entreprise, on s’est vite rendues compte avec d’autres femmes que nous avions les mêmes problématiques : manque de crédibilité auprès de la direction, mêmes dérives de la part de nos supérieurs (rien de très grave, mais de quoi vous démotiver)… Nous avons donc créé un petit groupe de réflexion pour se pencher sur ces problèmes et nous entraider ! Le fait d’être entourée de femmes a pu être, pour certaines, un critère de confiance qui leur a permis de se confier, mais aussi de recevoir avec bienveillance les conseils donnés par les autres femmes.” 

Enfin, au niveau macroéconomique, imposer l’égalité salariale aux entreprises, en plus de constituer un progrès pour le droit des femmes, permettrait de financer le retour de la retraite à 60 ans, par le surplus de cotisations sociales créé. De plus, selon une étude de la Fondation Concorde publiée cette semaine, instaurer une égalité salariale parfaite entre femmes et hommes engendrerait un gain annuel de près de 62 milliards d’euros pour l’économie française : 33,7 milliards d’euros en recettes supplémentaires pour l’Etat – à travers la TVA, l’impôt sur le revenu et les cotisations sociales et patronales -, 22 milliards de hausse de la consommation, et 6,16 milliards de hausse de l’épargne.

Crédits photos : ©Pierre M. Licence : Attribution-NoDerivs 2.0 Generic (CC BY-ND 2.0)

 

Harcèlement de rue : de l’importance de nommer pour commencer à agir

Marlène Schiappa, Secrétaire d’Etat à l’égalité hommes-femmes s’implique personnellement dans la lutte contre les inégalités entre les hommes et les femmes. Si son action lui a valu un certain nombre de critiques (entre autres: l’installation d’un buzzer dans Touche Pas à Mon Poste, ses écrits qui se veulent humoristico-érotiques jugés grossophobes), celle-ci illustre aussi les dégâts et l’inadéquation entre la nécessité de faire vite et de faire parler avec des sujets qui imprègnent la société à l’heure où son secrétariat d’État va être amputé de 25%, soit plus de 7 millions d’euros qui seront retranchés du budget qui lui est alloué.

Le tweet polémique posté lundi 12 juin était composé de trois photos prises lors de sa visite à La Chapelle-Pajol, quartier devenu le symbole par excellence du harcèlement de rue laisse sceptique. Il avait été supprimé peu de temps après sa publication et son entourage avait reconnu un « bug communicationnel ». Cet exemple illustre la difficulté et l’importance de bien nommer un phénomène afin de commencer à agir sur lui.

Par la formule « Les lois de la République protègent les femmes, elles s’appliquent à toute heure et en tout lieu », une ambiguïté peut d’abord être soulevée : considère-t-elle que les lois de la République doivent protéger, ce qui reviendrait à convenir qu’elles ne protègent pas systématiquement et qu’il n’y a pas adéquation entre les lois et valeurs proclamées et le réel ?

Ou alors – ce qui aurait été vérifié et confirmé de manière expérimentale par sa petite promenade nocturne – que les lois qui existent protègent bel et bien les femmes ? Cette dernière hypothèse reviendrait dès lors à diminuer le poids de la parole des femmes qui dénoncent tant individuellement qu’au sein d’associations la banalité du harcèlement de rue et l’existence d’espaces où les femmes ne peuvent se déplacer en toute quiétude.

Si cet événement a fait réagir la « fachosphère » et que les commentaires à son propos se cantonnent désormais à une opposition entre « pro » et « anti »-Schiappa, cela tend à faire oublier le vrai sujet et surtout les principales victimes, à savoir les femmes. En effet, si un certain nombre de critiques à son encontre sont imprégnés de sexisme, ce n’est pas pour autant qu’il faut fermer les yeux sur les remarques qui lui sont adressées.

En 2015, une étude menée en Seine-Saint-Denis avait révélé que sur les 600 femmes interrogées, toutes avaient subi au moins une fois dans leur vie du harcèlement voire une agression dans les transports en commun. Une enquête menée par Holleback ! et l’Université de Cornell parue la même année dévoilait quant à elle que 82% des femmes en France ont été victimes de harcèlement de rue avant l’âge de 17 ans. A ces données préoccupantes, quelles solutions, quel diagnostic opposent la majorité présidentielle et le Président de la République?

Dans son programme, Emmanuel Macron avait associé le « harcèlement de rue » à des « incivilités » au même titre que le fait de cracher par terre. Harceler est dès lors passible d’une amende, chose peu aisée à mettre en œuvre dans les faits. Seulement, harceler une femme dans la rue, l’accoster, l’insulter, est-ce une simple incivilité ?

Ainsi, le « bug communicationnel » de Marlène Schiappa – s’il ne prouve rien empiriquement – témoigne aussi du peu d’importance accordé à ce type de harcèlement défini par le collectif Stop Harcèlement de Rue comme « les comportements adressés aux personnes dans les espaces publics et semi-publics, visant à les interpeler verbalement ou non, leur envoyant des messages intimidants, insistants, irrespectueux, humiliants, menaçants, insultants en raison de leur sexe, de leur genre ou de leur orientation sexuelle » (attitudes distinguées de la « drague »).

Quelles solutions ?

Si l’agrandissement des trottoirs ne changera pas la donne, que le phénomène ne peut être corrigé dans l’immédiat, la complexité de la question doit-elle pour autant autoriser des réponses hâtives ou caricaturales ? Probablement pas. Cela ne fait qu’ajouter au sentiment de l’absence de considération et d’impuissance de la part des autorités. Ainsi, dans un communiqué paru le 13 juin, la Secrétaire d’Etat annonçait qu’elle s’était entretenue « avec François Bayrou, Ministre d’Etat, garde des Sceaux, ministre de la justice, notamment pour évoquer la verbalisation immédiate des auteurs d’agression sexistes comme de discriminations ».

A une volonté de penser la question sur le long terme, a été ajoutée une action très cosmétique de communication, symptomatique d’une volonté de faire le « buzz », ce qui n’apporte rien aux femmes qui subissent le harcèlement et qui tend à faire oublier l’enjeu fondamental, sous couvert de progressisme.

Commencer par nommer le harcèlement de rue tel qu’il est, le considérer comme un délit, une violence et pas comme un simple manque de politesse est un moyen de se placer du côté de celles qui le subissent, au lieu d’en faire un acte marginal. Le Président se voulait « en prise avec le réel » pendant sa campagne, nommer les choses et le harcèlement de rue, sujet certes très complexe, ne doit pas y déroger.

Cependant, comment agir quand un secrétariat d’Etat qui permet de faire vivre des infrastructures et un tissu associatif efficace sur l’ensemble du territoire se voit amputé de 25% de son budget? Si les structures nationales seront moins touchées (même si Le Planning familial par exemple n’avait toujours pas reçu à la fin du mois de juillet la première moitié de son budget public pour l’année en cours) et que les associations de lutte contre les violences ne seront pas affectées, les organisations et structures locales ont quant à elles plus de craintes.

Ainsi, les associations qui mènent entre autres des actions de sensibilisation dans des écoles et qui ne sont pas subventionnées par des fonds privés se trouvent directement menacées.

Le choix politique qui est celui des coupes dans le budget de l’État remet en cause l’efficacité même d’un secrétariat qui est pourtant essentiel et qui se retrouvera davantage encore cantonné aux déclarations et autres opérations de communication, faute de moyens suffisants.

Crédit photo :

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Entretien avec Rita Maestre : “nous ne devons pas nous considérer comme des invités au sein des institutions”

Rita Maestre est membre de la direction de Podemos et porte-parole de la mairie de Madrid. Sa trajectoire est emblématique de ces jeunes Indignés espagnols qui, après avoir occupé les places en 2011, tentent aujourd’hui de changer la vie depuis les institutions municipales. Nous l’avons interrogée sur son parcours, le rôle du mouvement des Indignés, ainsi que sur l’étendue et les limites de la pratique politique au sein des institutions.

LVSL : L’un des principaux événements de l’histoire politique et sociale récente en Espagne est l’éclosion en 2011 du mouvement des Indignés (15-M). Quel impact les Indignés ont-ils eu sur la trajectoire des membres de Podemos et sur le nouveau cycle politique espagnol ?

Je pense que le 15-M a eu un impact fondamental. Podemos n’est pas directement l’expression politique ou électorale du 15-M, mais nous ne serions pas nés sans ce mouvement. Le 15-M n’a pas seulement impacté les gauches espagnoles, il a aussi déstructuré l’ensemble de l’échiquier politique, a provoqué une réarticulation complètement nouvelle et a amenuisé la capacité des partis traditionnels à mettre en ordre les identités et les subjectivités. Les slogans les plus significatifs du 15-M, entre autres, étaient “ils ne nous représentent pas” : c’est à dire que le personnel politique a perdu ce lien de représentation avec les citoyens, qui ne se se sentent pas représentés par eux. Ou encore :  “nous ne sommes pas des marchandises entre les mains des politiciens et des banquiers”. En d’autres termes, les citoyens ne sont pas une simple marchandise que l’on peut abandonner à son sort lorsque survient une crise.

“Le mouvement des Indignés a beaucoup pesé dans la transformation du sens commun en Espagne, en démontrant l’érosion des institutions et la perte de crédibilité des partis.”

Parmi les membres actuels de Podemos, nous sommes nombreux à avoir participé au 15-M, de diverses manières. Certains appréhendaient le mouvement selon une perspective académique parce qu’ils étaient enseignants. Tandis que d’autres, en plus d’être à l’université, militaient activement à cette époque là. Pour ma part, je militais dans un collectif qui s’appelle Juventud Sin Futuro (Jeunesse sans avenir), qui a convoqué les premières manifestations aux côtés de Democracia Real Ya! (Démocratie Réelle Maintenant !). Ainsi, le 15-M fait partie intégrante des trajectoires des fondateurs de Podemos. Le mouvement a surtout beaucoup pesé dans la transformation du sens commun en Espagne, en démontrant l’érosion des institutions et la perte de crédibilité des partis. Il n’est pas le seul à avoir joué un rôle, cela dit. Entre 2011 et 2013, nous vivions en manifestation permanente. Après le 15-M, la PAH (Plateforme des victimes du crédit hypothécaire) a pris beaucoup d’ampleur dans la lutte contre les expulsions immobilières, de même que les marées citoyennes en défense de l’éducation ou de la santé publique, surtout ici dans la Communauté de Madrid. En plus de la dimension quantitative de ces mobilisations – on a notamment assisté à deux grèves générales – il y avait par ailleurs une dimension qualitative très importante. Le CIS, qui est le principal institut d’enquêtes sociologiques espagnol, a demandé aux gens quel était leur point de vue sur le 15-M, et il se trouve que 80% étaient en accord avec ses revendications.

Mais en novembre 2011, le PP a gagné les élections avec le score le plus élevé de son histoire. Au mois de mai, juste après l’éclosion du 15-M, ils avaient déja largement remporté les élections municipales et autonomiques [les élections régionales]. Ce qui pouvait paraître paradoxal. Et depuis cette victoire du PP en 2011, jusqu’en 2014, nous avons subi un processus d’ajustement brutal, une application en bonne et due forme de la stratégie du choc. Plus les gens protestaient dans la rue, plus le gouvernement durcissait ses positions. Dans cet intervalle, nous nous demandions à quoi pouvait bien servir la contestation, que faire de tous ces gens qui exprimaient leur désaccord dans la rue.

La Puerta del Sol à Madrid, épicentre du Mouvement des Indignés qui a secoué l’Espagne au printemps 2011.

LVSL : Dans le sillage du 15-M, deux phénomènes importants ont modifié le paysage politique espagnol : l’apparition de Podemos et la création des plateformes municipalistes dans les grandes villes du pays. Des plateformes qui se donnent pour but non seulement de réunir les forces de gauche, mais aussi et surtout de proposer aux citoyens un “programme de minimums” pour “rendre les institutions aux gens”. Comment ce processus a-t-il pris forme à Madrid ? Comment avez-vous mené campagne et comment expliquez-vous votre victoire obtenue en à peine un an d’existence ?

D’un côté, en effet, à partir de novembre 2013, nous avons commencé à formuler l’hypothèse Podemos. En janvier 2014, Podemos s’est présenté officiellement, et en mai nous avons pris part aux élections européennes. Parallèlement, des plateformes municipalistes ont commencé à voir le jour dans les grandes villes du pays, principalement à Madrid et à Barcelone. Ces plateformes étaient composées d’un ensemble de mouvements et de collectifs, qui observaient Podemos avec sympathie sans pour autant y participer. Elles ont commencé à travailler sur l’échelon municipal, avec des traits différents selon les villes et leurs particularités, en fonction des caractéristiques des mouvements sociaux locaux, etc.

Dans le cas de Madrid, tout a commencé avec la création de “Municipalia”, devenue par la suite Ganemos Madrid, qui existe encore aujourd’hui. Ensuite, Podemos s’est agrégé au projet, à travers un processus de négociation long et difficile qui a débouché sur la naissance de la plateforme Ahora Madrid. Mais en l’espace de quatre mois, nous avons monté la candidature, nous avons fait campagne et nous avons gagné. Je crois que nous ne l’avons pas encore totalement réalisé !

Ahora Madrid avait la volonté non seulement d’unifier tous ceux qui participaient déjà au projet, mais aussi d’incorporer d’autres personnes, des indépendants, des acteurs issus d’autres mouvements qui jusque là appréhendaient la question institutionnelle avec méfiance. Il ne s’agissait pas de réaliser une somme de plusieurs parties mais d’élargir le spectre au delà de ceux qui étaient déjà là et de ceux qui se reconnaissaient déjà dans le projet. Nous l’avons, je crois, particulièrement bien réussi dans le cas de Madrid grâce à la figure de Manuela Carmena, notre candidate, aujourd’hui maire de la ville. Manuela Carmena n’était pas directement reliée à Podemos. Pour cette raison, il nous a été plus facile de proposer un programme qui s’adresse au-delà des citoyens de gauche madrilènes. Nous avons bien réussi à attirer de nombreux électeurs progressistes désenchantés par le PSOE, grâce à un discours plus transversal, moins explicitement idéologique que celui habituellement tenu par les forces de gauche. Tout cela a très bien fonctionné.

 

LVSL : Quelles relations entretenez-vous avec les autres municipalités remportées par les plateformes proches de Podemos, les “mairies du changement” ?

Dans chaque ville le processus s’est déroulé différemment. Mais nous partageons un esprit commun : unir les différents collectifs, les différentes plateformes actives dans la ville, et faire en sorte d’attirer d’autres gens qui n’en faisaient pas partie. Nous poursuivons un objectif commun, mais les choses ont pu se dérouler différemment, en fonction du leadership des candidats qui menaient le projet, et des relations entretenues avec d’autres mouvements.

Actuellement, nous mettons en place un réseau, informel mais assez fructueux, pour échanger sur les problèmes que nous avons en commun. Par exemple, lorsque nous réfléchissons aux solutions à apporter en matière de logement, nous ne nous contentons pas de chercher les réponses dans les livres, nous posons la question aux villes qui sont confrontées aux mêmes problèmes que nous. Nous organisons régulièrement des rencontres entre maires. La dernière a eu lieu à Barcelone, avec la participation de municipalités du monde entier. Je crois que nous avons un rôle particulier à jouer, car les villes du changement sont précisément les villes les plus importantes d’Espagne. En ce sens, nous avons un certain poids en termes de gestion, mais aussi un poids politique face au Parti Populaire.

 

LVSL : Vous montrez de cette façon que vous êtes capables de gouverner…

Oui, nous jouons ici une partition fondamentale pour l’avenir, parce que beaucoup de gens ont voté pour nous en pensant : “ils ont de bonnes idées et de bonnes intentions, ils ont bon coeur, mais bon, ils ne pourront pas gouverner. Car les paroles sont une chose, mais l’action en est une autre”. Et donc nous nous sommes confrontés à cette idée très répandue, cette perception généralisée que la ville allait s’arrêter, sombrer dans le chaos. Mais en réalité, ce n’est pas le cas, les choses vont très bien : l’économie va très bien, les finances et les comptes publics se portent très bien. Nous démontrons notre capacité à rétablir la solvabilité financière de la municipalité, notre gestion rigoureuse, notre honnêteté, par opposition à la corruption indécente qui sévit dans d’autres municipalités. De cette manière, nous pouvons représenter un assez bon modèle, en dépit des erreurs qu’il nous arrive aussi de commettre.

“Nous démontrons notre gestion rigoureuse, notre honnêteté, par opposition à la corruption indécente qui sévit dans d’autres municipalités”

LVSL : Lors d’une intervention conjointe avec Iñigo Errejón, à l’université d’été de Podemos à Cadix, le philosophe José Luis Villacañas présentait les mairies du changement comme des postes d’observation de la société, des mécanismes d’anticipation du futur à construire. Pensez-vous également que les municipalités sont la clé pour gagner en crédibilité, convaincre les Espagnols qu’il est possible de faire autrement ?

Tout à fait, dans le sens où nous montrons que nous ne sommes pas seulement des jeunes dotés d’une bonne volonté : nous savons aussi gouverner. Et il est essentiel pour nous de défaire l’idée du “There is no alternative”. Les choses pourraient tout à fait en être autrement, c’est une question de volonté politique. Nous essayons depuis les mairies de réactualiser, de revivifier les espérances, dans un contexte où l’année électorale que nous avons traversée a laissé des traces douloureuses. Les attentes et les espoirs se sont atténués : pour les élections générales du 20 décembre 2015, beaucoup de gens se sont rendus aux urnes habillés en violet. Je crois que s’il y avait de nouvelles élections demain, ce ne serait pas le cas, même si beaucoup d’entre eux voteraient à nouveau pour Podemos. Nous évoluons dans une ambiance de désillusion, mais pas seulement par notre faute. Il y a une raison cyclique : l’intérêt pour la politique s’est affaibli, et le PP a gagné une nouvelle fois. Je crois que les mairies ont une certaine capacité à redonner espoir aux gens, à partir de ce qu’ils vivent au quotidien.

 

LVSL : Il s’agirait de passer d’un projet destituant à un horizon constituant ?

Oui… Mais je crois que nous avons passé trop de temps à utiliser cette dichotomie de façon très rigide, comme s’il y avait nécessairement deux voies distinctes, deux phases qui se succèdent : jusqu’ici destituant, et à partir de maintenant constituant.  Je crois que dans toute phase destituante il y a un horizon instituant. Dans le cas contraire, nous ne rassemblerions pas les énergies suffisantes pour provoquer le changement. Aujourd’hui, nous devons nous focaliser sur la construction d’un autre horizon, d’une utopie réalisable, davantage que sur la plainte ou le rejet de l’ordre existant.

Rita Maestre, aux côtés de la maire de Madrid, Manuela Carmena.

LVSL : Au cours du 15-M s’est exprimée une volonté d’amplification de la démocratie, d’accentuation de la participation citoyenne. Quel type de mécanismes pouvez-vous mettre en place depuis les institutions pour favoriser une ville plus ouverte à la participation citoyenne ?

Et bien ici, à la mairie, nous avons réalisé un travail courageux, car nous devons subir les critiques des défenseurs du statu quo qui promeuvent leurs propres intérêts. Ce qu’ils craignent, même s’ils ne le formulent pas de cette manière, c’est que l’avancée de la démocratie participative retire du pouvoir aux représentants. Et de fait, c’est bien ce qui se produit. Mais ce que nous envisageons n’est pas pour autant un mode de gestion assembléiste de la ville de  Madrid. Nous cherchons plutôt des formules qui nous permettent de combiner démocratie directe et démocratie représentative, qui sont totalement compatibles, à l’échelle municipale. Nous avons créé des espaces de délibération, des forums locaux dans tous les districts. Esperanza Aguirre, qui était la dirigeante du PP à Madrid jusqu’à récemment, les appelaient les soviets ! Nos adversaires ont renouvelé l’argumentaire de 1917, mais ce ne se sont pas des soviets, ce sont des espaces de participation de voisinage, où l’on discute et où l’on prend des décisions.

Nous avons également fait un effort très important sur la participation virtuelle. Nous avons par exemple mis en place un instrument qui s’appelle “Decide Madrid” qui a déjà été repris par quarante municipalités d’Europe, parmi lesquelles plusieurs villes françaises, y compris la mairie de Paris si je ne me trompe pas. L’objectif de cet outil est de réaliser des consultations et des référendums virtuels. Pour la première consultation que nous avons réalisée ici à Madrid, à travers internet et par courrier, ce sont plus de 200 000 personnes qui ont participé, c’est beaucoup de monde. Les conservateurs nous expliquent que c’est peu, parce que ce n’est rien à côté du nombre de Madrilènes qui votent au moment des élections. Bien sûr qu’il y a plus de gens qui votent lors des élections, l’idée est précisément de combiner les deux. J’observe une forte demande des citoyens en ce sens : ils veulent être écoutés, pris en compte, et pas seulement une fois tous les quatre ans. Je crois que c’est dû au 15-M, ainsi qu’à une certaine dimension générationnelle. Même si au moment de la consultation qui a réuni plus de 200 000 participants, les plus actifs ont été les personnes âgées, de plus de 65 ans ! Il y a donc une réelle envie de participer, et ce processus n’admet pas de marche arrière, car lorsque nous normalisons l’usage des outils participatifs, les gens s’y habituent : le prochain gouvernement ne pourra plus revenir dessus. Cette année, ce sont 100 millions d’euros qui sont mis à disposition des Madrilènes à travers le budget participatif, pour réaliser des projets qui sont discutés sur internet ou dans les forums locaux. Un habitant défend la création d’un parc dans son quartier, un autre lui répond qu’il vaudrait mieux y installer une école. Les différents projets sont soumis au vote et ceux qui l’emportent sont mis en oeuvre.

 

LVSL : Parmi les membres de Ahora Madrid, beaucoup sont issus de mouvements féministes et LGBTQI. Comment est-il possible, depuis la mairie, de prendre des mesures concrètes pour l’égalité ? Par exemple, en France, nous avons beaucoup parlé de votre lutte contre le manspreading.

C’est arrivé jusqu’en France ? Excellent ! D’un point de vue symbolique, la mairie peut beaucoup. La question symbolique a beaucoup plus d’importance que celle que le discours politique superficiel veut bien lui attribuer. C’est une dimension essentielle. Nous provoquons la satisfaction et la joie de milliers de Madrilènes qui se sentent reconnus et visibilisés, à travers des feux de signalisation inclusifs par exemple. Tout cela a des effets sur les subjectivités politiques. Quant aux secteurs de l’éducation et de la santé, qui sont selon moi décisifs pour le féminisme et l’égalité, ils ne dépendent pas de la mairie mais de la région. Nous atteignons ici une limite.

Mais je crois que nous avons tout de même un rôle important, notamment lorsque nous mettons à l’agenda public et que nous introduisons dans le débat politique le féminisme et la lutte contre les violences faites aux femmes comme des thématiques fondamentales. Cela se faisait moins auparavant. Mais maintenant que les deux plus grandes villes d’Espagne sont gouvernées par deux femmes, le débat peut être élargi : sur la lutte contre les violences de genre, contre le micromachisme, sur la sécurité des femmes au cours des évènements festifs. Car il n’est pas normal que nous soyons contraints de déployer de tels dispositifs de sécurité et un tel travail de conscientisation pour que les femmes ne subissent pas d’agressions sexuelles, tout particulièrement dans les fêtes populaires telles que celles de San Fermín.

Je pense donc que les avancées ont beaucoup à voir avec Podemos, avec Manuela Carmena à Madrid ou avec Ada Colau à Barcelone. Et c’est l’une des raisons pour lesquelles je suis très fière de travailler ici. Nous sommes en train de bien avancer, bien qu’il reste énormément à faire. Je sens que sur ces questions, nous avons un rôle tout particulier. J’en suis satisfaite en tant que féministe.

LVSL : Quelles sont les limites de cette action municipale, dans un contexte d’austérité budgétaire, de réduction des marges de manœuvre des collectivités depuis l’adoption de la Loi Montoro ? Quelles sont les principales difficultés auxquelles vous êtes confrontés ?

Les principales difficultés sont d’ordre législatif. En tant que municipalité, nous devons faire avec un corset légal qui nous oblige à développer une capacité d’imagination juridique permanente. Nous devons rechercher des outils normatifs et institutionnels, des manœuvres de gestion pour arriver à nos fins en contournant la voie la plus directe qui nous est inaccessible. Je m’explique. Nous ne pouvons par exemple pas interdire les expulsions car la loi hypothécaire est une loi nationale. Cette loi permet, sous certains critères et certaines conditions, d’expulser des familles de leurs logements en cas de non-paiement du loyer ou de non remboursement du prêt, sans que l’Etat ne soit contraint de trouver une solution de relogement. C’est un problème extrêmement grave, puisque nous assistons ici à une dizaine d’expulsions par semaine. Nous n’avons pas le pouvoir de changer la loi, et nous ne pouvons pas stopper les expulsions car il nous est impossible de dire aux juges de ne pas appliquer la loi. Nous avons donc inventé, à travers la police municipale et les services sociaux de la ville, tout un protocole de négociation avec la banque et le tribunal pour qu’ils nous donnent suffisamment de temps afin de trouver une alternative de relogement, d’éviter que les gens ne se retrouvent à la rue. Nous faisons en sorte de paralyser le processus pendant quelques mois, le temps qu’il faut pour trouver un nouveau logement. Ce n’est jamais facile.

Nous sommes donc toujours sur la voie de l’imagination permanente. Nous interprétons la loi d’une certaine manière, tandis que le reste des institutions nous envoient tout le temps devant les tribunaux. A chaque fois que l’on fait quelque chose, on dépose un recours contre nous au tribunal du contentieux administratif : soit le PP de Madrid, soit la Communauté de Madrid gouvernée par le PP, soit la délégation du gouvernement, soit le Ministère des Finances. C’est une manière pour eux de paralyser notre action : c’est donc l’une des principales limites.

“Nous avons donc passé la première année à nous confronter à des phrases telles que “ce n’est pas faisable”, “non, on ne peut pas faire ça””

Nous nous confrontons également à la difficulté de gouverner une machine aussi grande que la mairie de Madrid. Une machine très lente, habituée comme toute organisation bureaucratique à toujours avoir raison et à croire que les autres – nous – avons toujours tort. Nous avons donc passé la première année à nous confronter à des phrases telles que “ce n’est pas faisable”, “on ne peut pas faire ça”. Mais bon, il fallait bien que nous fassions quelque chose, puisque nous étions arrivés ici ! Nous devons donc composer avec cette machine. Nous ne l’avons pas contre nous, mais elle n’est pas aussi agile et efficace qu’elle devrait l’être.

Je suis politologue, et je viens de l’Université Complutense tout comme les autres, Pablo [Iglesias] et Iñigo [Errejón]. Mais eux font de la science politique théorique, tandis que moi je préfère étudier les politiques publiques car j’ai toujours pensé que les institutions ont une grande capacité de changement. A travers des ressources publiques, des lois, il est possible de changer la vie des gens. Je l’ai toujours pensé, et j’en suis encore davantage convaincue aujourd’hui.

Nous pouvons faire beaucoup en gouvernant la mairie de Madrid, et je n’ose même pas imaginer tout ce que nous pourrions faire si nous avions aussi la Communauté de Madrid, et si nous avions l’Etat. Parce qu’il est réellement possible de faire beaucoup de choses. Nous voulons en finir avec les excuses que nous avons trop longtemps entendues : “on ne peut pas faire autrement”, “il n’y a pas d’argent”, “c’est difficile”… Évidemment que c’est difficile, mais c’est possible. ¡Sí se puede!

La mairie de Madrid à l’occasion de la Gay Pride en 2016

LVSL : Avez-vous commencé à réformer l’institution ?

Nous avons essayé… Mais comme l’a dit Manuela [Carmena] dans un entretien récemment, la seule bataille que nous avons renoncé à mener sur ces quatre ans, c’est celle de la transformation institutionnelle. Parce que nous avançons progressivement, mais c’est très difficile. L’institution comporte des dynamiques et des imaginaires très ankylosés, et il est compliqué de les faire évoluer. Le plus important pour moi serait d’en faire une institution garante du droit pour tous les citoyens d’être traités de la même manière. Une institution qui soit aussi plus humaine, là où les formalismes juridiques peuvent heurter le sens commun. L’attention et le soin porté aux citoyens est pour moi ce qu’il y a de plus important, et il nous faut faire des efforts dans ce sens.

LVSL : Il y a semble-t-il une différence de perception avec le courant anticapitaliste de Podemos, qui s’attache à maintenir une distance symbolique à l’égard des institutions, appréhendées comme le “dehors”, tandis que la rue est considérée comme le “dedans”. Certains militants s’inquiètent de l’institutionnalisation et ne souhaitent pas que Podemos devienne l’institution.

Pour ma part je pense qu’il y a là une énorme confusion. Les anticapitalistes expliquent que les institutions ne sont pas neutres, et je suis d’accord avec eux : elles ont des composantes de classe, ethniques, de genre, car elles sont faites sur mesure pour la classe dominante, elles ont historiquement servi tel ou tel projet politique ou tel projet de classe. C’est vrai, mais je crois précisément que nous pouvons modifier cela. Je ne veux pas me fondre dans le moule de l’institution mais au contraire la transformer, proposer un nouveau projet d’institution et de ville. Nous ne devons pas nous considérer comme des invités dans les institutions. Nous devons assumer le fait qu’un projet politique, historique, doit générer ses propres institutions, en modifiant les institutions existantes pour les mettre au service d’un autre  projet.

“L’institution n’est pas la panacée, la clé pour résoudre tous les conflits, et la rue ne l’est pas non plus, encore moins dans le contexte de faible mobilisation sociale que nous traversons actuellement”

Moi aussi je pense bien évidemment que la législation sur la propriété est conçue pour protéger les uns et détériorer les conditions de vie des autres. Nous sommes tous des marxistes d’origine. C’est précisément pour cela que nous devons assumer que notre tâche consiste à modifier les institutions pour les mettre au service non pas des classes dominantes, mais d’une majorité sociale appauvrie et dans le besoin.

Je souhaite me sentir à l’aise dans les institutions, cela ne signifie pas que je suis devenue une femme du PP. Je souhaite que l’institution ressemble davantage à ce qu’on voit dans la rue. Je crois que la dichotomie entre la rue et les institutions, en plus d’être ennuyeuse, est peu fructueuse. Il n’y a pas à choisir l’une ou l’autre. L’institution n’est pas la panacée, la clé pour résoudre tous les conflits, et la rue ne l’est pas non plus, encore moins dans le contexte de faible mobilisation sociale que nous traversons actuellement. Je ne m’en réjouis absolument pas, mais force est de constater que la rue n’est pas dans un état d’effervescence maximale. Cette dichotomie ne semble donc peu stimulante pour penser la complexité dans laquelle nous vivons.

Depuis l’opposition, il est probable qu’on ait plus tendance à adopter cette grille de lecture. Mais du point de vue du gouvernement, lorsque l’on gouverne la ville, c’est différent. Que fait Kichi [José María González, le maire anticapitaliste de Cadix] à Cadix ? J’espère, et je suis certaine, qu’il fait en sorte que la municipalité ressemble davantage aux habitants de Cadix et qu’il ne se sent pas comme un étranger à la mairie. Au contraire, il s’évertue à ce que les gens normaux se sentent moins étrangers à leur propre ville. C’est bien pour ça que nous sommes là, non ?

Entretien réalisé par Léo Rosell, Vincent Dain et Lenny Benbara pour LVSL.

Traduction effectuée par Sarah Mallah et Vincent Dain.

Crédits photos : 

http://www.elespanol.com/espana/20160225/104989833_0.html 

https://www.actuall.com/criterio/laicismo/carta-abierta-del-abogado-acusador-de-maestre-a-carmena/

http://www.elespanol.com/espana/sociedad/20170120/187482180_0.html 

The Handmaid’s Tale est la série politique de l’année

©https://www.hulu.com/the-handmaids-tale – MGM Television. L’image est dans le domaine public.

Partant d’un postulat proche des Fils de l’Homme d’Alfonso Cuaron, où les femmes et les hommes sont devenus de plus en plus stériles en raison des pollutions, The Handmaid’s Tale raconte l’instauration aux Etats-Unis d’un régime totalitaire patriarcal et réactionnaire dans lequel les femmes sont réparties en trois catégories : les Épouses qui sont mariées aux dirigeants, les Marthas leurs domestiques, et les Servantes qui jouent le rôle de « mères porteuses ». On y suit l’histoire de June, une servante qui tente de survivre et de retrouver sa famille. Retour sur cette série très politique.

« Ordinary is just what you’re used to. This might not seem ordinary right now, but after a time it will. This will become ordinary. » C’est ce qu’explique Tante Lydia aux servantes qu’elle est en charge de former à devenir des mères porteuses. Cette citation pourrait résumer une grande partie de ce que nous enseigne la nouvelle série de Bruce Miller dont le dernier épisode de la première saison a été diffusé le 14 juin : ce qui nous semble extraordinaire un temps finit par nous sembler ordinaire. Cette proposition nous invite alors à regarder sous un œil vigilant notre actualité : est ce que ce que nous vivons maintenant ne nous aurait pas semblé « extraordinaire » il y a une dizaine d’années ? Sommes-nous en train de nous habituer à la réaction parce qu’elle gagne notre environnement insidieusement, petit à petit ?

Sortie en pleine ère Trump, président bouffon-réac’ qu’on peine parfois à prendre au sérieux en raison de ses pitreries et provocations quotidiennes – au point qu’on oublierait presque le danger bien réel qu’il représente -, cette série a ceci de terrifiante qu’elle fait écho, comme les dystopies politiques de qualité, à nombre d’éléments bien réels de notre quotidien. Nous sommes alors obligés de nous interroger sur notre passivité : serons-nous comme les citoyens de The Handmaid’s Tale, indignés mais comme anesthésiés par ces retours en arrière que nous pensions impossibles et qui se sont finalement produits ? Ainsi, c’est bien dans un Etat des Etats-Unis, aujourd’hui, qu’une femme violée doit demander l’autorisation de son violeur pour avorter (1). Le patriarcat n’est pas qu’une invention télévisuelle futuriste…Mais bien un phénomène politique ordinaire.

The Handmaid’s Tale décrit la République de Gilead, régime imaginaire entre théocratie et système totalitaire type nord-coréen, et se rapproche d’une autre dystopie perturbante par ses proximités avec notre actualité : l’excellente Black Mirror. Néanmoins, elle s’en distingue dans le même temps par son esthétique rétro-futuriste, la plus à même d’évoquer la dynamique réactionnaire, cet avenir qui ressemble de plus en plus à un passé fantasmé et pervers.

La série peut également évoquer The Lobster de Yorgos Lanthimos dans son traitement presque clinique d’un futur où les relations humaines sont totalement contrôlées et aseptisées, ou encore même 12 Years A Slave de Steve McQueen, car c’est bien au rang d’esclaves que sont réduites les Marthas (domestiques) et les Servantes. S’agissant de ces dernières, les multiples viols dont elles sont victimes ne nous sont pas épargnés – une des manifestations les plus barbares du patriarcat ici institutionnalisé. De même que leur formation à être des bonnes servantes, dispensée par Tante Lydia, qui peut faire penser aux camps d’initiation sexuelle au Malawi où sont violées des jeunes filles et des enfants pour leur apprendre à « satisfaire » leur maris (2).

Si cette fiction est portée par sa réalisation perfectionniste, ses contre-jours maîtrisés, ses plans qui rappellent la peinture de Vermeer, elle l’est aussi par l’excellente interprétation d’Elisabeth Moss qui jouait dans la série déjà féministe de Jane Campion, Top Of The Lake (dont la saison 2, présentée à Cannes, a commencé le 27 juillet sur BBC Two).

https://www.youtube.com/watch?v=5gOoBB_BxRM

La très belle scène de la manifestation réprimée sur la musique de Heart of Glass de Blondie (remixée par Cabtree) dans l’épisode 3 nous renvoie de manière extrêmement brutale à la fragilité de l’exercice de nos droits démocratiques et à la vulnérabilité de nos méthodes de protestation. Il est rassurant de se dire que cela – des policiers qui tirent sur les manifestants – ne pourrait pas arriver dans un pays occidental. Et pourtant… c’est bien en France que le New York Times s’inquiète de voir des abus de pouvoir (3), de même pour l’ONG Amnesty International qui considère le droit de manifestation en France comme étant en danger (4). C’est bien dans notre pays qu’au cours du dernier quinquennat la Ligue des Droits de l’Homme avait dû protester contre des interdictions de manifester (5) et qu’un jeune homme est mort à Sivens suite au tir d’une grenade offensive (6).

Pour le moment, être tué en manifestation nous semble extraordinaire, mais ça n’a pas toujours été le cas. La France a une histoire longue dans la répression violente des manifestations pacifiques et il n’y a pas besoin de remonter très loin pour le montrer : au début des années 1960 c’est entre 150 et 200 manifestants algériens qui ont été exécutés et jetés dans la Seine en plein Paris (7), un évènement presque oublié aujourd’hui… Nous sommes désormais moins vigilants parce que nous pensons que la paix est un dû et une norme au point d’oublier parfois qu’elle est l’exception obtenue de haute lutte. Dans The Handmaid’s Tale, ce processus répressif est mis en place au nom de la lutte antiterroriste. Là encore difficile de ne pas penser à l’inscription de l’état d’urgence dans le droit commun…(8). Bien que tout soit évidemment poussé à l’extrême dans la série, elle a la qualité de nous montrer que cette acceptation passive d’une nouvelle réalité antidémocratique ne se fait pas que par une violence spectaculaire mais aussi, par moment, par l’apparente banalité de certains raisonnements. Alors que dans un flashback June et Moira s’étonnent de la manière dont Luke – mari de June et personnage que l’on juge pourtant jusque là comme plutôt sympathique et progressiste – s’accommode relativement bien de la mise sous tutelle des femmes, celui-ci répond « Qu’est-ce que je suis censé faire ? Me couper la bite ? ».

Dans l’épisode 3 toujours, un personnage lesbien est pendu pour son homosexualité tandis que son amante est excisée. Là encore, la réalité n’est pas loin quand on pense aux camps tchétchènes (9) ou au quotidien des personnes homosexuelles dans les territoires conquis par Daesh (10) – Daesh qui par ailleurs organise, lui aussi, l’esclavagisme sexuel des femmes (11).
De la même façon c’est bien 200 millions de femmes qui sont victimes de mutilations génitales dans le monde (12) dont 60 000 en France (13). Si The Handmaid’s Tale est aussi anxiogène et oppressante c’est bien parce qu’elle est une réalité imaginaire qui combine nombre d’éléments eux bien réels. Ainsi ce que nous fait comprendre malgré elle Tante Lyndia et à travers elle Bruce Miller, le créateur de la série, c’est que ce qui a existé par le passé peut arriver à nouveau dans le futur, et que ce qui existe déjà à un endroit peut se reproduire à un autre.

L’épisode 7 « The Other Side » où l’on suit l’épopée de Luke en fuite vers le Canada est l’occasion d’aborder un autre thème d’actualité : celui des réfugiés. L’épisode nous fait retracer tout le parcours d’un réfugié : les motifs du départ, l’inquiétude pour ses proches, les multiples dangers, les passeurs, la terreur… jusqu’à l’arrivée. On ne souhaite alors qu’une chose à Luke : qu’il soit effectivement accueilli. On comprend alors que l’unique différence entre ces héros et ceux que l’on brutalise dans la réalité, chez nous, est que les premiers sont originaires des Etats-Unis. En plein débat sur l’accueil, cette plongée dans la vie d’un réfugié est salutaire, elle permet de rappeler le type d’horreurs que ces gens fuient. Lorsque Moira parvient elle aussi à rejoindre le Canada (épisode 10), Bruce Miller paraît esquisser ce à quoi devrait ressembler une politique d’accueil digne dans un pays développé : gentillesse, nourriture, douche, papiers, téléphone prépayé, quelques centaines de dollars, carte d’assurance maladie, habits…

Dans l’épisode 8, nous découvrons que l’élite bourgeoise en charge d’instaurer ce nouvel ordre moral partouze en secret dans un immense bordel – Jezebels – occupé par des prostituées forcées. The Handmaid’s Tale touche ici du doigt une autre façade du patriarcat. En Pologne, un des pays les plus patriarcaux et catholiques intégristes d’Europe, gouverné par l’extrême droite (14), l’avortement est illégal (sauf cas exceptionnels alors qu’il était légal et gratuit sous la période communiste), mais on trouve pourtant une maison close ouverte 24h/24 à chaque coin de rue… On a assisté récemment aux mêmes types de paradoxes au Vatican (15).

Pablo Iglesias, leader de Podemos et professeur de sciences politiques, se sert pour ses cours de séries comme Games Of Thrones ou Mad Men. Il n’est par conséquent pas surprenant qu’il se soit montré enthousiasmé par cette nouvelle série dans son interview pour So Film et leur numéro de juillet-août consacré aux relations entre la politique et le cinéma. Il la décrit comme une impressionnante « dystopie sur une théocratie patriarcale aux Etats-Unis » et pourtant une série « grand public, à succès » (16), manière, sans doute, de noter qu’elle pourrait être utilisée comme un outil du combat pour l’hégémonie culturelle.

Il faut alors sur ce point reconnaitre une certaine efficacité à The Handmaid’s Tale d’ores et déjà utilisée comme un symbole de lutte : de nombreuses manifestations féministes ont pris place aux Etats-Unis avec des militantes habillées en servantes (17) notamment lors des protestations contre les lois de restrictions de l’avortement dans l’Ohio (18). Ce type de tentatives de conscientisation à travers des produits de la culture pop est une stratégie intéressante à un moment où l’on découvre une nouvelle génération de séries subversives, à l’image de Mr Robot, capables de délivrer un message radical au cœur des chaînes les plus capitalistes, à la manière de ce que furent capables de faire, à leur époque, les réalisateurs du Nouvel Hollywood.

La saison 2 est d’ores et déjà annoncée et nous sommes impatients. Elle sera accompagnée pour l’écriture de l’auteure du livre dont elle est l’adaptation, Margaret Atwood (l’ouvrage avait déjà été adapté au cinéma en 1990 par Volker Schlöndorff), et on peut imaginer qu’elle mettra en scène la rébellion que l’on espère !

Sources :

1. « En Arkansas, une femme violée devra obtenir l’autorisation de son violeur pour avorter » Les Inrocks, 13 juillet 2017 http://www.lesinrocks.com/2017/07/news/en-arkansas-une-femme-violee-devra-obtenir-lautorisation-de-son-violeur-pour-avorter/
2. « Au Malawi, dans les camps d’ »initiation sexuelle » pour fillettes », Le Monde, 23 juillet 2017, http://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/07/23/dans-le-sud-du-malawi-dans-les-camps-d-initiation-sexuelle-pour-fillettes_5164041_3212.html
3. « Emmanuel Macron’s Unfettered Powers », New York Times, 12 juin 2017 : https://www.nytimes.com/2017/06/12/opinion/emmanuel-macron-terrorism-france.html
4. « Droit de manifestation en danger : interpellez E.Macron », Amnesty International, 31 mai 2017. https://www.amnesty.fr/actions/emmanuel-macron-droit-de-manifester
5.« Manifestations pro-palestiniennes à Paris : la LDH déplore l’interdiction » L’Express, 18 juillet 2017. http://www.lexpress.fr/actualite/societe/manifestations-pro-palestiniennes-a-paris-la-ldh-deplore-l-interdiction_1560415.html
6. « Mort de Rémi Fraisse : l’enquête bâclée de la gendarmerie » Le Monde, 23 octobre 2015 http://www.lemonde.fr/police-justice/article/2015/10/23/mort-de-remi-fraisse-l-enquete-baclee-de-la-gendarmerie_4795289_1653578.html
7. « 17 octobre 1961 : «Ce massacre a été occulté de la mémoire collective » » Le Monde, 17 octobre 2011 : http://www.lemonde.fr/societe/article/2011/10/17/17-octobre-1961-ce-massacre-a-ete-occulte-de-la-memoire-collective_1586418_3224.html
8. « Le New York Times étrille le projet de loi antiterroriste de Macron », Le Figaro, le 13 juin 2017 http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2017/06/13/01016-20170613ARTFIG00297-le-new-york-times-etrille-le-projet-de-loi-antotiterroriste-de-macron.php
9. « La Tchétchénie accusée de génocide envers les homosexuels » Le Monde, 16 juin 2017, http://www.lemonde.fr/international/article/2017/05/16/des-associations-lgbt-accusent-la-tchetchenie-de-genocide-devant-la-cpi_5128402_3210.html
10.« Daesh : le calvaire des homosexuels syriens », Têtu, 10 février 2016, http://tetu.com/2016/02/10/daesh-le-calvaire-des-homosexuels-syriens/
11. « Yézidies : des anciennes esclaves sexuelles de Daesh » BFMTV, 1er septembre 2015, http://www.bfmtv.com/international/yezidies-des-anciennes-esclaves-sexuelles-de-daesh-racontent-911317.html
12. « Excision : 200 millions de femmes mutilées dans le monde » Le Parisien, 20 août 2015, http://www.leparisien.fr/laparisienne/societe/interactif-excision-200-millions-de-femmes-mutilees-dans-le-monde-19-08-2016-6053989.php
13. « Les « femmes coupées » et le tabou de l’excision » Le Monde, 21 décembre 2016, http://www.lemonde.fr/societe/article/2016/12/21/les-femmes-coupees-et-le-tabou-de-l-excision_5052399_3224.html
14. « L’ultra-droite au pouvoir et une gauche en lambeaux : la Pologne, laboratoire du cauchemar européen qui menace ? » Bastamag, 14 avril 2016, https://www.bastamag.net/L-ultra-droite-au-pouvoir-et-une-gauche-en-lambeaux-la-Pologne-laboratoire-du
15. « Vatican : drogue et partouze chez un haut dignitaire » Sud Ouest, 10 juillet 2017, http://www.sudouest.fr/2017/07/10/vatican-drogue-et-partouze-chez-un-haut-dignitaire-3605316-4834.php
16. « Pablo Iglesias » So Film n°52 pp.19-21
17. « A Handmaid’s Tale of Protest », The New York Times, 29 juin 2017, https://www.nytimes.com/2017/06/30/us/handmaids-protests-abortion.html
18. « Handmaid’s tale protest at US Ohio abortion bill » BBC, 13 juin 2017 : http://www.bbc.com/news/world-us-canada-40264004

Crédits photo : ©https://www.hulu.com/the-handmaids-tale – MGM Television. L’image est dans le domaine public.

 

Election présidentielle : Quel candidat pour les droits des femmes ?

Le premier tour des élections présidentielles arrivant à grand pas, un point sur les propositions des principaux candidats dans le domaine du droit des femmes s’impose. Alors qui propose quoi ?

Ceux qui régressent :

Marine Le Pen – Candidate FN

La citation qui fait mal : « Je n’ai jamais changé de discours sur la question du voile. J’ai dit et je redis que le voile n’a pas sa place dans la sphère publique en France. »

Depuis quelques mois, Marine Lepen ne cesse de prôner un intérêt particulier pour les droits des femmes. Prendrait-elle les féministes à ce point pour des idiotes ? Zoom sur les propositions et les petites manies du FN :

Le FN a pour habitude de ne pas prendre trop au sérieux les violences contre les femmes, ou l’égalité femmes-hommes de façon générale : vote contre les lois sur le harcèlement sexuel, contre la loi proposant des mesures assurant la bonne santé sexuelle des adolescents et adultes, vote contre la loi sur l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, qui, entre autre, incitait les pères à prendre des congés parentaux… Rappelons-nous ensuite du rejet du parti face au droit à l’avortement ; Marion Maréchal Le Pen qui souhaite couper les subventions des plannings familiaux, sa tante qui insiste sur un déremboursement des frais d’IVG, etc. Ainsi, les femmes ayant les moyens pourraient avorter mais les plus précaires seraient condamnées à subir une grossesse qu’elles ne souhaitent pas. La candidate et sa nièce parlent « d’avortement de confort » ; expression abjecte laissant entendre que les femmes seraient des irresponsables qui prennent l’avortement pour une simple contraception. Aymeric Chauperade, ayant quitté le FN depuis, est même allé jusqu’à parler de l’avortement comme d’une « arme de destruction massive contre la démographie européenne ».

Dernièrement, Marine Le Pen tentait de modérer ses propos sur le sujet, mais nous n’avons pas la mémoire courte. En 2015, le FN votait contre le projet de modernisation du système de santé, qui consistait à renforcer le droit à l’avortement et supprimer le délai de réflexion de sept jours précédant l’IVG.

Qu’en est-il du programme du FN pour 2017 ?
La « grande proposition » de ce programme concernant le sujet, est celle du salaire maternel. Il s’agirait là d’un revenu que l’on accorderait aux femmes qui restent au foyer pour s’occuper de leurs enfants. Ainsi, le message est clair : dans un pays qui connaît un fort taux de chômage, un retour des femmes dans leurs maisons libérerait de l’emploi. Après tout, leur place n’est-elle pas auprès de leurs enfants, à s’occuper des tâches ménagères et de la cuisine ?

Le programme du Front National s’oppose aussi fortement à la parité, considérée comme une forme de « discrimination inversée ». Le parti et sa candidate assènent régulièrement que la principale menace pour les droits des femmes est la présence de musulmans radicaux en France. Ainsi, on peut facilement deviner que derrière un soudain intérêt pour l’égalité femmes-hommes, en incohérence totale avec les propositions du programme et les habitudes du parti, se cache en réalité une volonté de réprimer le port du voile et, de manière plus générale – ce qui se rapporte à la religion musulmane.

Pour finir, remarquons que beaucoup de sujets ne sont ni abordés ni développés ; c’est le cas, pour ne citer qu’eux, du harcèlement sexuel, des violences conjugales, des possibilités d’hébergements pour les femmes qui en sont victimes, de l’éducation des enfants à l’égalité des genres… Mais qui cela étonne-t-il vraiment ?

François Fillon – candidat Les Républicains

La citation qui fait mal : « […] la France n’est pas un pays à prendre comme une femme ».

Les droits des femmes englobent bon nombre de sujets, mais l’un des premiers qui vient à l’esprit est le droit à disposer de son corps. Quand François Fillon s’exprime sur l’avortement, il est bien difficile d’en dégager une position claire et affirmée. D’abord, il avait dit être « choqué » du terme « droit fondamental » en parlant du droit à l’avortement, puis avait déclaré qu’il ne reviendrait pas dessus, en ajoutant cependant que sa foi et ses convictions personnelles le poussaient à désapprouver un tel droit. Il affirme ne pas vouloir remettre en question le droit avortement mais – à titre personnel – en condamne le recours. Une position ambiguë.
Comme si ça ne suffisait pas, Madeleine de Jessey, secrétaire nationale de LR, et membre de son équipe de campagne, exprime un soutien clair à la Marche Pour la Vie (manifestation qui porte mal son nom quand on connaît le nombre de décès qui suivent un avortement illégal)…

Tweet de François Fillon après les diverses agressions sexuelles de Cologne

Marine Le Pen n’est pas la seule a instrumentaliser les droits des femmes pour mieux attaquer les musulmans. En effet, l’été dernier, Fillon s’était placé en fervent défenseur des droits des femmes pour pouvoir prôner l’interdiction du burkini, vêtement qui a plus été aperçu dans les journaux que sur les plages.
Depuis quand la libération des femmes se fait elle par l’interdiction ? Que l’on puisse considérer que le voile est un outil d’asservissement des femmes est compréhensible – et que l’on lutte pour empêcher l’obligation de le porter dans les pays où elles n’ont pas leur mot à dire est juste – mais nous n’avons encore jamais vu François Fillon lutter contre le port de la minijupe, l’épilation, ou le maquillage, qui sont pourtant aussi des formes de contrôle du corps et d’asservissement des femmes.

Le programme de Fillon pour 2017 comporte la mention d’un « renforcement des dispositifs de signalement du harcèlement sexuel dans les entreprises », qui n’est cependant détaillé nulle part. Si le candidat de Les Républicains semble accorder un minimum d’importances aux violences contre les femmes, il reste difficile de croire en un homme qui promettait, lorsqu’il était encore premier ministre, plus de structures d’accueils pour les femmes victimes de violences… lesquelles n’ont jamais vu le jour.

Celui qui parle pour ne rien dire :

Emmanuel Macron – candidat En Marche

La citation qui fait mal : « Il y a dans cette société [en parlant des abattoirs Gad] une majorité de femmes. Il y en a qui sont, pour beaucoup, illettrées. »

Macron reste particulièrement énigmatique dans l’ensemble de son programme. Mais entre les fillonistes dégoûtés du Penelope-Gate, et les sympathisants de Valls – qui ne voteront pas Hamon – il est déjà bien placé dans la course. Alors pourquoi parler de programme quand on peut si bien profiter d’un concours de circonstances ?
Cela dit, depuis le début de sa campagne le candidat ne cesse de parler de féminisme, d’égalité, et surtout de parité : il énonce par exemple l’importance d’un gouvernement qui respecterait la parité et songe même à donner la place de Premier Ministre à une femme. Néanmoins, on remarquera que les femmes ne se bousculent pas autour de Macron… à part Brigitte Trogneux – son épouse – il n’est entouré presque uniquement que par des hommes. Tout cela ressemble surtout à un « coup de com’ ». Par ailleurs, l’idée de parité existe déjà depuis 1999. Macron voudrait-il donc qu’on l’applaudisse parce qu’il propose de respecter la loi ? Enfin, il ne présente aucune analyse des raisons pour lesquelles la parité puisse être difficile à respecter (éducation des enfants, difficulté pour les femmes d’accéder à des études ou métiers considérés comme techniques, mauvaise répartition des tâches ménagères au sein du couple – qui laisse plus de temps libres aux hommes qu’aux femmes…).

Le 8 mars dernier, à l’occasion de la Journée Internationale des Droits des Femmes, il a dit dans son discours : « je crois en l’altérité », cherchant ainsi à glorifier les femmes pour leurs différences, selon l’idée qui veut qu’hommes et femmes soient des êtres qui se complètent. Macron devait être trop occupé à crier au monde son amour pour le féminisme pour effectuer quelques recherches sur la question et s’apercevoir que la différenciation est le premier pas vers la discrimination (qui n’a jamais entendu que, les femmes et les hommes étant différents, il était normal qu’ils aient des droits différents ?). Alors, à son histoire d’altérité et de complétude, répondons lui que les femmes ne veulent compléter personne. Nous ne sommes pas là pour mettre en avant les hommes et rester dans l’ombre !
Gardons aussi en mémoire que la loi Macron, promulguée en août 2015, s’attaque – entre autre – au travail du dimanche, faisant ainsi des femmes (qui occupent majoritairement les emplois concernés) les premières victimes de sa politique. Ainsi, quand Macron nous parle de parité à tort et à travers et s’autoproclame féministe, on a le droit d’être un peu sceptique. 

Ceux qui veulent avancer :

Benoît Hamon – candidat PS

La citation qui fait du bien : « Si une femme décide de porter le voile librement, et bien au nom de la Loi 1905, elle est libre de le faire ».

Avant tout, notons que le bilan du PS en matière de droit des femmes est assez maigre.
Malgré quelques tentatives d’amélioration (les victimes de violences conjugales peuvent conserver le logement même s’il n’est pas à leur nom, l’allongement de l’ordonnance de protection…), le parti a plutôt laissé à l’abandon ce domaine. On peut légitimement se demander comment faire confiance à un homme politique qui porte l’étiquette d’un parti qui a montré peu d’intérêt pour les droits des femmes.

Cependant, Hamon réussi à se démarquer – aussi bien par son attitude que par son programme. On se retrouve enfin face à un candidat qui ne surfe pas sur le féminisme pour légitimer des idéologies anti-musulmanes. L’intérêt de Benoit Hamon pour les droits des femmes s’est noté, par exemple, lorsqu’il s’est prononcé en faveur de la libération de Jacqueline Sauvage.

Son programme, clair et cohérent, prend très au sérieux les violences contre les femmes. En effet, il suggère la création de 4 500 places d’hébergements spécialisés pour les victimes de violences, souhaite que les poursuites soient systématiques, les jugements plus rapides, et veut augmenter le délai de prescription du viol. Pour ce faire, il compte « doubler le budget du ministère des Droits des femmes », annonce-t-il sur Twitter.
Face aux difficultés d’accès à la contraception, Hamon veut multiplier les plannings familiaux sur l’ensemble du territoire. Ainsi, le programme semble vouloir répondre aux revendications féministes. En revanche, notons que Benoît Hamon, le 27 juin dernier, était absent lors du vote concernant l’amendement permettant de rendre inéligibles les députés accusés de violences contre les femmes. Il a expliqué cette absence en disant qu’il n’était pas au courant et en accusant les associations féministes de ne pas l’avoir prévenu… N’était-il pas censé se tenir au courant lui-même ?

Enfin, bien qu’il y’ait une volonté de redonner de l’importance aux questions qui concernent les femmes, certaines propositions économiques pourraient – même si ce n’est pas le but recherché – s’attaquer aux femmes. Loin du salaire maternel que propose le FN, le revenu universel pourrait tout de même précariser les femmes et les maintenir dans un rôle de mère au foyer.

Jean-Luc Mélenchon – candidat France Insoumise

La citation qui fait du bien : « il faut que chacun sache qu’il y’a des héros – ça on connaît – mais aussi des héroïnes, auxquelles on peut s’identifier. Vous les garçons, vous pouvez tous vous identifier mais mettez vous dans la tête d’une fille. Elle s’identifie à qui ? Blanche-neige ? »

Les positions de Jean-luc Mélenchon sur le féminisme ne manquent pas de précision ! Lors de son dernier meeting à Rennes, le candidat de la France Insoumise parlait de la représentation des femmes dans la littérature et du manque de personnages féminins. En tant que député européen, il a voté pour un grand nombre de propositions visant à réduire les inégalités entre hommes et femmes (dont, entre autre, le plan d’action sur l’émancipation des jeunes filles par l’éducation dans l’Union Européenne, la résolution sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes)… Son engagement féministe ne date visiblement pas d’hier, mais qu’en dit le programme de la France Insoumise ?

Avant toute chose, Mélenchon insiste sur la nécessité, face aux régulières remises en question du droit à l’avortement, de l’inscrire dans la Constitution. En réalité, c’est même un peu plus que ça. Il s’agit de constitutionnaliser le droit de disposer de son corps, ainsi que sa non-marchandisation. De cette façon, il réaffirme en plus l’interdiction de la GPA. Aussi, en réponse aux problèmes d’inégalités salariales, il propose d’augmenter les sanctions pour les entreprises qui n’appliquent pas l’égalité salariale. Mais Mélenchon ne s’arrête pas là. Il aborde aussi des thèmes nouveaux – en tout cas, en comparaison avec les autres programmes – comme sa volonté de diffuser de manière égale à la télévision les sports féminins et masculins, ou de réaffirmer les droits des femmes qui accouchent sous X à garder le secret de leur identité (ce qui est fréquemment remis en question). Enfin, le candidat souligne l’importance d’un changement d’état civil libre et gratuit. En effet, ce droit est revendiqué principalement par les femmes transgenres, trop souvent oubliées dans les luttes féministes.

Cependant on peut lui reprocher certains propos, comme lorsqu’il affirmait à la télévision qu’il savait lire dans les cerveaux des hommes alors que ceux des femmes sont inaccessibles. Cette idée perpétue l’éternel cliché de la femme qui ne sait pas ce qu’elle veut, qui a une attitude en incohérence avec ses propos. Un cliché très dangereux puisqu’il laisse entendre que les femmes ont besoin que d’autres prennent les décisions pour elles, ou que leur comportement déclenche des choses qu’elles ne veulent pas.

Il est indéniable que Mélenchon cherche à réserver une place importante aux droits des femmes, et son programme novateur le démontre.

Seuls deux candidats parmi les cinq principaux ont tenté d’accorder de la valeur au féminisme. Si le programme de Hamon et de Mélenchon semblent présenter de grandes similitudes dans ce domaine précis, on peut noter que celui de La France Insoumise ne se contente pas de mesures immédiates mais s’intéresse également à la façon dont les mentalités pourraient évoluer – notamment d’un point de vue social et culturel.

Crédits photo :

François Fillon: alnas.fr

Roman Polanski ne sera pas président des Césars : l’incroyable amnistie des viols dans le milieu du cinéma

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©Georges Biard

Roman Polanski, recherché aux Etats-Unis pour viol sur mineur, ne sera finalement pas président des Césars. Cela fait suite à une intense campagne menée par des organisations féministes. C’est l’occasion de rappeler l’incroyable banalisation du viol dans le milieu du cinéma et en quoi cela participe plus largement de la « culture du viol ».

Après une polémique qui enflait, le cinéaste Roman Polanski a décidé de se retirer, provoquant la satisfaction d’un certain nombre de personnes qui l’y poussaient. Pourtant nul lieu de se réjouir ici, car on doit maintenant s’interroger : comment est-il seulement possible qu’on ait suggéré qu’il préside les Césars, compte tenu de ce dont il est accusé ?   Comment peut-il avoir la possibilité de circuler librement en France ?

Samantha Geimer - victime de Roman Polanski
Samantha Geimer – victime de Roman Polanski

Petit rappel des faits : en 1977, Roman Polanski, âgé de 44 ans se rend chez Jack Nicholson pour réaliser un shooting photo avec une jeune fille. En vérité cette jeune fille est une enfant de 13 ans. Ce jour-là il la droguera et la violera dans des conditions effroyables.

Après qu’il a plaidé coupable pour rapports sexuels illégaux avec un mineur, en accord avec le juge (et en contradiction avec les déclarations de la victime décrivant sans nul doute possible un viol) il s’enfuit vers l’Europe et parcourt librement le monde où toutes les demandes d’extradition de la justice américaine trouveront une fin de non-recevoir.

Exception toutefois notable de la Suisse, qui, en 2010, décide de le faire arrêter alors qu’il est de passage sur son territoire. Roman Polanski publie alors, avec le soutien de Bernard-Henri Lévy, une lettre ouverte où il plaide pour sa liberté, expliquant que les 47 jours qu’il a passés en prison sont bien suffisants. Il avance pour argument le fait que la victime ait demandé l’arrêt des poursuites (après des années et des années de harcèlement médiatique).

Bernard-Henri Lévy lui apporta davantage de soutien avec une pétition rassemblant des gens aussi variés que Yann Moix, Harrison Ford, Jeremy Irons, Claude Lanzmann,  Sam Mendes, Isabelle Huppert, Milan Kundera et bien d’autres… Tous se déshonorèrent gravement ce jour-là, mais pas autant que la Suisse qui céda à la pression et relâcha le cinéaste.

Il ne s’agit pas de contester le talent artistique de Roman Polanski, ni le génie de certains de ses films, tels que La Jeune Fille et la Mort qui évoque d’ailleurs frontalement le thème du viol et de la quête de justice. Il s’agit plutôt de s’interroger sur les raisons pour lesquelles il est juste que le talent, ou même les souffrances inouïes auxquelles ce réalisateur fut confronté dans sa vie (son enfance dans le ghetto de Cracovie, l’assassinat monstrueux de sa femme par Charles Manson et sa secte) servent de passe-droit criminel.

Dylan Farrow
Dylan Farrow

La dernière fois que nous avions entendu parler de cette affaire c’était lors de la Cérémonie d’ouverture du Festival de Cannes 2016. Laurent Lafitte est alors le bouffon officiel de la cérémonie et lance au réalisateur Woody Allen : « ça fait plaisir que vous soyez en France, parce que ces dernières années vous avez beaucoup tourné en Europe alors que vous n’êtes même pas condamné aux Etats-Unis » (contrairement à Roman Polanski donc).
A quoi fait donc référence Laurent Lafitte à ce moment précis ? Au fait que Woody Allen se soit marié avec sa fille adoptive qu’il a élevée toute son enfance ? C’est pour le moins étonnant mais pas illégal… Non, Laurent Lafitte fait ici référence à la lettre ouverte de Dylan Farrow, fille biologique de Woody Allen, qui a  raconté comment son père l’a violée à l’âge de 7 ans. Et que s’est-il passé ? Rien, ou si peu. On a même accusé par ci par là la mère d’avoir manipulé la fille…

Etant donnée la gravité de ce sujet, autant dire que cette blague a provoqué un malaise intersidéral. Il faut dire qu’il n’y a pas franchement de quoi se marrer. A défaut de rire on pouvait au moins admirer une certaine bravoure de l’acteur et se dire « bon, Lafitte n’est pas drôle, mais il a au moins osé, devant des centaines de personnes, mettre un terme au silence ignoble qui entoure ces deux agresseurs ». Mais ça, c’était avant qu’il soit sommé de se justifier. Car quelques jours plus tard le voilà expliquant que sa blague fût mal comprise et qu’il n’avait rien voulu dénoncer si ce n’est… moquer le « puritanisme américain » . C’est le moment où on se demande si on a bien lu, s’il est réellement possible qu’en 2016 un acteur puisse considérer que condamner le viol et l’inceste soit du puritanisme et poursuivre tranquillement sa carrière… Oui, c’est donc possible. Intéressant de voir par ailleurs pourquoi Laurent Lafitte était à Cannes cette année-là, car cela permet de voir que cette blague n’était pas un “dérapage”, comme on le dit trop souvent, mais fait bien partie d’un tout cohérent.

Laurent Lafitte était là pour présenter le film Elle. Dans Elle, réalisé par un homme (Paul Verhoeven) , Laurent Lafitte joue le violeur d’une femme incarnée par Isabelle Huppert qui apprend petit-à-petit à apprécier ses viols et à en jouir. La critique a adoré cette apologie du viol à l’image du Figaro qui, au moment de sa sortie à Cannes, trouva cela très subversif et qui pour l’occasion réussit à inventer le concept du « viol avec consentement » (« Michèle devra subir un nouveau viol avant de démasquer son agresseur, qui la violera à nouveau, cette fois avec son plein consentement, dans une scène mémorable où humour et perversité s’entremêlent. Jusqu’à l’orgasme » nous apprend l’article avec enthousiasme).  Pour Philippe Djian, le scénariste du film, « il s’agit d’une femme qui n’a pas envie de se soumettre aux codes qu’on nous soumet à longueur de vie », et le Figaro rajoute « comme par exemple d’appeler la police quand on est victime d’un viol ». Evidemment : les 10% de femmes violées qui portent plainte sont sacrément conformistes, elles feraient mieux d’être subversives comme le Figaro et Laurent Lafitte et d’apprendre à jouir quand elles se font violer. Finalement, nous dit Philippe Djian « c’est sa liberté qui gêne le spectateur ». Oui, possible. Ou bien c’est l’apologie du viol.

Pola Kinski
Pola Kinski

Il faut dire qu’il n’y a pas que sur l’affaire Dylan Farrow que le silence est de mise. Épuisée d’entendre que son père était un génie, Pola Kinski a fini par sortir en 2013 un livre, Tu ne diras jamais rien, où elle explique comment Klaus Kinski, son père, l’a violée, enfant, pendant plus de dix ans. Ces révélations auraient dû ruiner la réputation de Klaus Kinski : il n’en fût rien. Il faut dire qu’en 1975, dans son autobiographie, le tortionnaire expliquait déjà préférer sexuellement les mineurs et racontait avec des détails sordides comment il avait violé une adolescente de 15 ans, sans que cela ne mette un terme à sa carrière.

Maria Schneider
Maria Schneider

« Rien ne peut justifier l’horreur d’une agression sexuelle. Ni l’époque aux mœurs plus légères, dit-on, comme si cela pouvait effacer le traumatisme. Ni l’Art. » dit à raison Paris Match. Mais le magazine parle là d’une autre affaire, celle où Bertolucci a organisé, sur le tournage du Dernier Tango à Paris, une agression sexuelle de Marlon Brando sur une jeune actrice de 19 ans, par souci de réalisme, afin, comme l’explique le réalisateur lui-même, que Maria Schneider se sente réellement humiliée. Ce fut de ce point de vue réussi, la jeune fille fut traumatisée à vie et sa carrière en pâtit énormément.

Mais il n’y a pas besoin de remonter à 1972 pour retrouver ce type de comportements. Le nominé aux Oscars et acteur principal de Manchester by the Sea, Casey Affleck fut par exemple accusé à deux reprises de harcèlement sexuel par ses collègues.

Les abus sexuels à l’encontre des enfants continuent également malgré le fait que l’existence de réseaux pédophiles organisés à Hollywood commence à être connue grâce aux révélations du héros des Goonies ou du documentaire An Open Secret.

Alors quel est l’intérêt de faire cette longue liste glauque et ô combien incomplète des viols dans le milieu du cinéma ? C’est qu’elle permet de mettre en évidence que des personnes célèbres ont pu violer sans faire face à la justice et continuer à exercer dans une indifférence plutôt généralisée. Car l’enjeu est bien là : il ne s’agit pas ici de savoir s’il faut dissocier les artistes de leurs œuvres – c’est un débat interminable – mais d’appuyer le fait que ces hommes ne devraient pas être les auteurs de ces œuvres puisqu’ils devraient être en prison.

Le cinéma est un exemple marquant, mais il n’est qu’un exemple parmi d’autres, permettant d’illustrer parfaitement ce que les féministes appellent « la culture du viol » – c’est-à-dire les représentations qui façonnent la conception que l’on a du viol et qui permettent de le banaliser. On a ici la preuve que cette culture du viol est extrêmement puissante : dans ces affaires les victimes ont systématiquement été accusées d’avoir menti, d’avoir été consentantes (oui, même droguée à 13ans – Samantha Geimer raconte comment elle fût considérée comme « une petite salope »), d’avoir mis trop de temps à faire savoir qu’elles ont été violées… Pire encore, on a vu que le viol est érotisé, que l’on peut dire sans trop de soucis qu’il appartient au domaine du jeu sexuel. On a constaté la croyance selon laquelle la plupart des femmes violées portent plainte. On a remarqué qu’il est simple de se justifier d’avoir violé au nom de l’art ou de ses souffrances personnelles, que l’on trouve toute sorte d’excuses aux bourreaux et toutes sortes de blâmes à l’encontre des victimes. On a vu que les célébrités peuvent violer sans être inquiétées par la justice et que cela ne déclenche ni l’opprobre des critiques, ni celle des spectateurs ou plus largement de l’opinion publique, pire qu’une grande part de ces derniers n’hésite pas à prendre la défense des tortionnaires. Le fait que le viol soit socialement accepté dans le milieu du cinéma et par le public montre quelque chose d’encore plus grave et d’encore plus large.

Ce que cela prouve, c’est que ce n’est pas seulement chez les célébrités que le viol est banalisé et impuni : c’est dans toute la société. Pour le dire autrement, il ne s’agit pas ici d’une injustice de classe mais bien d’une injustice de genre. En effet si près de 100 000 femmes sont violées par an en France, seule 1 femme sur 10 porte plainte après un viol. Sur ces plaintes, seule 1 sur 10 aboutît à une condamnation. Le viol est donc massivement impuni. Son impunité s’explique en grande partie par une culture du viol omniprésente, dont le milieu du cinéma est un exemple tristement marquant.

Pour en savoir plus – la BD de Commando Culotte sur l’impunité des hommes célèbres. 

Crédits Photos :
– http://www.thetimes.co.uk/tto/arts/film/article3868909.ece
– http://www.thewrap.com/dylan-farrow-responds-backlash-betrayal-woody-allen-sex-abuse-allegations/

– http://www.huffingtonpost.fr/2013/09/18/roman-polanski-the-girl-victime-livre_n_3945603.html
– http://koktail.pravda.sk/hviezdne-kauzy/clanok/255600-klaus-kinski-roky-zneuzival-vlastnu-dceru-priznala-to-az-teraz/

La Petite Maison dans la Prairie : Anticapitaliste, féministe & antiraciste

©NBC Television Network. L’image est dans le domaine public.

La petite maison dans la Prairie ? On parle bien de la série ringarde, patriarcale et puritaine qui passe en boucle sur toutes les télés des maisons de retraites depuis 40 ans ? Oui, parce que s’il y a une part de vrai là-dedans, force est de constater que ce monument de la culture pop’ a su marteler avec force des discours parfois extrêmement progressistes auprès d’un public qui ne l’était pas toujours. Analyse.

Adaptée de l’autobiographie de Laura Ingalls, La Petite Maison dans la Prairie raconte la vie d’une famille de paysans pauvres dans la seconde moitié du XIXème siècle aux Etats-Unis, l’occasion d’aborder de multiples thèmes politiques sous des angles souvent beaucoup moins conservateurs qu’on ne l’imagine.

Et si la Petite Maison était féministe ?

Forcément quand on pense Petite Maison on pense avant tout à Charles Ingalls, l’incarnation de l’ultra virilité – qui, quand des bandits « touchent » sa femme, part seul sur sa charrette les démolir à mains nues –, ce père de famille trop parfait qui symbolise à lui seul le modèle patriarcal et la famille nucléaire. Le portrait peut toute de même être nuancé en notant que Charles est aussi un être extrêmement sensible, qui pleure énormément, profondément à l’écoute et qui s’oppose d’innombrables fois aux violences faites aux femmes et aux enfants (S01E20). Mais, effectivement, Michael Landon qui l’incarne et qui est aussi le créateur de la série, a donné à son personnage une place bien plus centrale qu’elle ne l’était dans l’autobiographie de Laura Ingalls.

Néanmoins cette figure imposante du patriarche n’enlève rien au fait que La Petite Maison dans la Prairie explose à tout jamais le mythe de la femme au foyer, l’idée absurde mais répandue selon laquelle le travail productif des femmes serait quelque chose de récent… Elle montre le travail des champs fait par les femmes et d’autres ouvrages extrêmement physiques.
A travers les filles Ingalls, elle dresse des portraits de jeunes femmes incroyablement débrouillardes, au caractère très tranché, et aussi indépendantes qu’elles peuvent l’être pour une époque qui ne jouait pas en leur faveur. Enfants, elles travaillent pour se payer leur matériel scolaire. Plus grandes, elles sont ambitieuses, essayent de faire des études et peuvent se comparer aux hommes sur tous les plans.
Toutefois les formes les plus violentes de domination masculine telles que les coups ou les viols ne sont pas ignorées de la série – ce qui tranche avec la réputation niaise et joyeuse qui lui est souvent faite.

Bref, on est bien éloignés des images de femmes (soumises, prostituées, complaisantes vis-à-vis de leurs viols…) que présentaient à outrance les westerns de la période…

Pour en savoir plus

Antiraciste

Si au XIX e siècle les Indiens étaient toujours durement persécutés ils l’étaient aussi dans les westerns américains jusqu’à très récemment.  La Petite Maison dans la Prairie fait preuve à ce sujet d’un humanisme certain : dans L’Indien (S01E22) des cow-boys veulent massacrer un indien par pur racisme, mais celui-ci secoure Charles Ingalls qui à son tour finit par lui venir en aide.

On trouve dans la série de nombreux épisodes très moralisateurs dans le bon sens du terme sur la question indienne et sur la question noire (S08E04 – nos héros se battent pour faire accepter l’idée que l’assistant noir du docteur Baker est une chance et est aussi compétent qu’un autre) : la Famille Ingalls tenant toujours un discours d’égalité absolue sans condescendance et se battant fermement contre les discriminations.

Une communauté autogérée

Quand on arrive à Walnut Grove en 1873 et que l’on est pauvre, pour espérer loger sa famille, il faut construire soi-même sa maison. Ce système n’est alors possible que par l’entraide (l’aide du voisin Edwards) et le troc (on échange des chevaux contre des bœufs pour labourer son champ).
Ces mécanismes de solidarité et d’échanges de services sont au cœur de la vie à Walnut Grove.

Toutefois les conflits de classes sont là et les Ingalls se retrouvent plusieurs fois en opposition avec des exploiteurs et des grands propriétaires terriens. C’est d’ailleurs sur un de ces combats que se conclut la série.
En effet dans Le Dernier Adieu un magnat des chemins de fer a acheté toute la ville ; et si les habitants veulent rester, ils doivent travailler pour lui. Mais plutôt que de laisser leurs terres aux capitalistes et de se soumettre, les habitants décident ni plus ni moins de faire péter l’entièreté de la ville. Rien que ça.

Dans son documentaire Merci Patron ! , François Ruffin avait également repéré le “substrat marxiste de La Petite Maison dans la Prairie“, voir à partir 15’30 :

Crédits photos : ©NBC Television Network. L’image est dans le domaine public.

The Walking Dead : une série politique

Lien
©Casey Florig

Walking Dead ? Politique ? C’est pas une série avec des types qui dézinguent des zombies des heures durant ? Une série politique c’est House Of Cards, Baron noir etc. Et pourtant… The Walking Dead est peut-être une série bien plus politique que ces dernières et permet de parcourir des pans entiers de la philosophie politique.

Qu’est ce qui peut être moins politique qu’un film ou une série de zombie ? Et pourtant ça n’a rien de neuf. Des films de Romero jusqu’au Dernier Train Pour Busan, le film de genre zombie a toujours été éminemment politique et classé à gauche l’immense majorité du temps (anticapitaliste, critique des médias et de plus en plus écolo).

George A. Romero est incontestablement le père du genre et… il n’aime pas The Walking Dead. Il lui reproche (ainsi qu’à World War Z, mais sur ce point on ne lui donnera pas tort) son apolitisme : « J’étais le seul à faire ça. Et j’avais mes raisons, il y avait une sorte de satire sociale et je ne retrouve plus ça. The Walking Dead est juste un soap opéra », « à cause de World War Z ou The Walking Dead, je ne peux plus proposer un film de zombie au budget modeste dont l’essence est sociopolitique ».
Et s’il se trompait ?

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Frank Darabont, premier showrunner de la série

Le premier showrunner de la série était Frank Darabont qui a vite quitté la série en raison du manque du budget qui lui était alloué. Mais Frank Darabont est lui-même habitué à mettre de la politique dans ses films. C’est notamment ce qu’il avait fait dans The Mist, adapté du roman du même de nom de Stephen King, en en changeant la fin et en le rendant encore plus radical. L’histoire est simple : des américains lambdas se rendent au super marché, et se retrouvent soudain coupés du monde par une brume qui s’abat partout et rompt toute communication avec l’extérieur. Des monstres apparaissent alors aux abords du magasin. Mais très vite, le spectateur réalise que le vrai danger vient de l’intérieur.

C’est plus ou moins la même chose dans The Walking Dead : si la première saison se concentre sur les zombies, cette question devient vite secondaire puis franchement anecdotique au moment où la série en est rendue aujourd’hui.

Mais si The Walking Dead est politique c’est qu’elle est réac’ ? C’est ce que peut par exemple laisser penser le fait qu’après une enquête de Cambridge Analytica, l’équipe de Donald Trump ait décidé de diffuser des spots anti-immigrations lors des pubs de The Walking Dead car ayant identifié les téléspectateurs de la série comme hostiles à l’immigration. Pourtant les choses ne sont pas si simples.

La particularité de The Walking Dead est qu’elle est difficile à identifier politiquement, et elle évolue beaucoup : elle ne tranche pas, nous laisse choisir et nous permet d’étudier les situations qu’elle scrute en profondeur. Et elle  le fait en étant extrêmement référencée cinématographiquement, philosophiquement et même théologiquement (cf. la scène du bras de Carl dans l’épisode 1 saison 07 et le sacrifice d’Isaac).

Un retour à l’état de nature

Les œuvres qui se déroulent dans des contextes apocalyptiques ou en totale anarchie, comme c’est le cas des films/séries de zombies (mais comme le font aussi beaucoup d’autres – le manga L’Ecole Emportée, le roman Sa Majesté des Mouches, La Route…) sont l’occasion de questionner l’ « état de nature ».

L’état de nature c’est cette hypothèse philosophique qui permet de se figurer l’agissement des hommes avant l’émergence de la société et de l’Etat. Ces débats sont fondamentaux car ils ont servis de substrat philosophique à l’immense majorité des pensées politiques et même économiques. Et à travers The Walking Dead on peut retracer les grandes conceptions de l’état de nature.

Pour l’Anglais Thomas Hobbes (1588-1679) l’état de nature est un « état de guerre de chacun contre chacun » (1), ce que l’on résume souvent par la formule « l’homme est un loup pour l’homme ». Les hommes confrontés aux dangers d’une mort violente vont avoir tendance à s’entre-tuer : à tuer pour ne pas être tué.

Dans un premier temps cette approche n’est pas celle de la communauté de Rick dont le modèle semble plus rousseauiste. Dans le modèle décrit par Jean-Jacques Rousseau dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1762), l’homme dispose d’une « répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement ses semblables » (2). C’est le mythe du “bon sauvage”.

Mais la tension entre ces deux théories va être présente tout au long de la série : l’homme est-il bon et enclin à s’entraider ? Ou est-il égoïste et doit être gouverné par la peur pour contraindre sa volonté de domination qu’il assimile à sa survie ? Ce débat, jamais tranché, traverse les 6 saisons de The Walking Dead… mais pas la septième.

negan-again-amc-releases-final-scene-of-the-walking-dead-season-6-finale-online-918017Dans la septième saison de The Walking Dead, la série semble devenir nietzschéenne. Après avoir fait preuve de compassion (saisons 1-3), Rick à Alexandria est tenté par Hobbes, il tente de convaincre les habitants que la violence et la force doivent être la règle vis-à-vis des autres communautés car seule la survie compte peu importe le coût, et souhaite lui aussi faire régner l’ordre par la peur (saison 5), mais il est vite rattrapé par sa nature qui est bonne. La communauté redevient kantienne en interne mais reste hobbesienne vers l’extérieur. Elle va toutefois le payer cher.

Car, dans la dernière saison de The Walking Dead, ce qui semble faire agir les hommes c’est bien « la volonté de puissance ». La petite équipe de Rick est victime du « renversement des valeurs », leur morale – la pitié, la faiblesse, l’égalité, la culpabilité – est celle des faibles, des « esclaves » (ce qu’ils deviennent au sens propres) et les condamne au ressentiment et à l’esprit de vengeance, sentiments que ne ressent pas Negan qui se fiche éperdument du bien et du mal.

Toutefois, de nouveau, la série ne décide pas pour nous pour le moment. Le moins que l’on puisse dire c’est que si Negan fascine, il n’est pas pour autant un héros : nos personnages vont-ils devoir se comporter comme lui pour le vaincre et ainsi renoncer à leur morale ? Ou vont ils construire un système autre et juger celui de leur ennemi ?

Une réflexion sur la justice

Dans un contexte de survie, la justice doit-elle être expéditive ou doit-elle préserver notre humanité ?

C’est toute la question que poste l’épisode 11 de la saison 2 « Juge, Juré et Bourreau » où le groupe doit déterminer si un homme qu’ils ont sauvé et qui pourrait représenter une menace pour eux doit être exécuté ou non. Un débat est organisé qui n’est pas sans rappeler 12 hommes en colère et dans lequel le personnage de Dale est le seul à argumenter en faveur de l’humanité, de la civilisation et de la moralité. Mais la peur domine les autres membres du groupe et l’épisode nous montre le déclin de la moralité des individus lors d’un événement catastrophique.

Une réflexion sur les relations internationales

Doit-on s’armer et être en mesure de supprimer n’importe quel autre groupe de survivants ou au contraire l’union fait-elle la force ? Doit-on agir préventivement au risque de devenir des monstres ou doit-on coûte que coûte trouver des moyens de collaborer ?

trolkingdeadEn relations internationales on peut grossièrement distinguer deux théories principales :

Tout d’abord, a théorie réaliste (Hobbes, Rousseau) qui explique que l’anarchie entre les nations est une donnée permanente, c’est une pensée pessimiste selon laquelle les Etats ne peuvent agir qu’en leur propre intérêt et pour leur propre sécurité au risque de créer une insécurité collective comme le montre la théorie des jeux ; la théorie libérale (Kant, Locke) qui admet la réalité de l’anarchie mais pense que l’on peut s’en émanciper par la coopération et le droit international.

De nouveau, la tension entre ces deux pensées est omniprésente dans The Walking Dead : le groupe de Rick cherche à collaborer avec Alexandria tandis que les femmes d’Oceanside après avoir fait l’expérience de la barbarie de Negan préfèrent tuer par prévention les personnes qui s’approchent de leur camp au cas où elles représenteraient une menace.

Ce qui semble ressortir de The Walking Dead est plutôt la théorie réaliste : si la démocratie, la paix kantienne, est possible à l’intérieur des communautés-Etat, c’est bien l’anarchie violente et le rapport de force qui définissent les interactions entre elles à l’extérieur.

De la violence au pacifisme

Depuis le début de The Walking Dead, la série montre la violence comme le principal moyen de la survie.

Pourtant plusieurs personnages, celui de Dale, puis celui de Morgan défendent l’option non-violente et pacifique. Mais assez vite ce choix passe au mieux pour de la naïveté au pire pour de la lâcheté.

Ici aussi The Walking Dead laisse les perspectives ouvertes. Si Morgan est un personnage souvent agaçant, les scénaristes semblent lui donner en partie raison lorsqu’il parait parvenir à faire ressortir le bon dans un des W (un des groupes les plus sanguinaires et fous-furieux de l’univers de la série). C’est cette idée rousseauiste que les hommes sont bons mais que c’est la société qui les corrompt.

Sur la non-violence contrainte, celle de Rick collaborant avec Negan, les scénaristes s’abstiennent de juger, un peu à la manière d’Un Village Français qui préfère la compréhension des motivations de tout un chacun au jugement moral peu instructif et peu source de réflexion.

Différents modes d’organisations de la cité

C’est aussi en cela que The Walking Dead est une série politique.

Elle montre différents systèmes politiques avec chacun leurs défauts et leurs qualités. La démocratie serait la ferme d’Hershel et Alexandria, la dictature le Woodbury du Procureur, le nazisme serait représenté par le Terminus, le totalitarisme le Sanctuaire de Negan, la monarchie le royaume d’Ezekiel et le matriarcat Oceanside.

Les épisodes sont l’occasion de véritables cours de science politique sur la formation des systèmes politiques, la légitimation des pouvoirs et la pérennisation ou non de ces modes d’organisation.

https://www.youtube.com/watch?v=0afWNji5-Lg

Du patriarcat au féminisme

C’est l’une des évolutions les plus marquées de la série et l’une des plus bienvenues.

Alors que dans les premières saisons les rôles sont atrocement genrés au point que cela soit difficilement supportable, un changement drastique des personnages féminins s’opère au fur et à mesure des saisons.

Au début de la série les femmes sont des mères et des ménagères, parfois battues, elles ne peuvent survivre que sous la protection de leurs hommes. Pourtant petit à petit, les femmes s’affirment dans la série. Peu ou pas sexualisées (et c’est assez rare pour qu’il faille le noter) elles deviennent de véritables guerrières indépendantes, toutes aussi capables que les hommes, toutes aussi indispensables et à même de les protéger. Pour autant il n’est pas tu que les femmes sont souvent doublement victimes lors des conflits via les crimes sexuels (le viol suggéré de Maggie à Woodbury, l’esclavagisme sexuel de Negan au sanctuaire…).

On assiste même désormais à un retournement encore plus audacieux, à travers les femmes d’Oceanside et le personnage de Maggie, le milieu de la saison 7 laisse penser que les femmes seront désormais les plus aptes à se battre, à diriger voire à gouverner. Plutôt dingue pour une série qui a commencé par se distinguer par son sexisme appuyé.

On est alors obligé de constater que les clichés de TWD sont en fait des idéaux-types qui sont déconstruits lorsque se recréent les rapports sociaux à l’aube de l’ère nouvelle qu’incarne l’apocalypse zombie.

Représentation de la violence : et si The Walking Dead avait raison ?       

Le premier épisode de la saison 7 a été d’une violence psychologique, physique et graphique absolument insoutenable, au point qu’on laisse entendre qu’il pourrait expliquer une partie des grosses chutes d’audiences de cette saison. A la manière de Télérama, beaucoup ont été saturés par ce qui leur est apparu comme étant de la « gratuité » et de l’excès.

Et pourtant… la complaisance dans la violence c’est le hors champ. Filmer la violence en gros plan c’est montrer la barbarie pour ce qu’elle est plutôt que de l’édulcorer sans cesse.

Jean-Baptiste Thoret, spécialiste du cinéma américain, explique que jusqu’à la Horde Sauvage (1969) : « le cinéma hollywoodien ne filmait pas la violence mais des individus violents. On appelait ça le régime de l’image-action, un régime dans lequel la violence était rattachée à des individus en particulier et s’exerçait à toutes fins utiles. Avec Sam Peckinpah, le cinéma américain bascule dans le régime de l’image-énergie et accède enfin à son essence. La distinction entre la bonne et la mauvaise violence s’effondre et fait place à une violence démotivée, incontrôlable et ontologique, enfin affranchie de l’idéologie classique du cinéma hollywoodien classique qui la légitimait » (3).

Or qu’y a-t-il de plus complaisant justement que de légitimer la violence, que de lui trouver des excuses et des motivations ? A la manière d’un James Bond tuant des centaines de personnes sans verser une goutte de sang et avec l’approbation collective car il remplirait une mission. La « gratuité » que rejette Télérama c’est toucher une des vérités autour de la violence. Depuis les années 70 on peut filmer « la violence pour elle-même, du point de vue de son énergie, du climat qu’elle instaure et non pas de l’action individuelle ou collective qui la légitime » (3).  C’est exactement ce que fait l’épisode 1 de la saison 7.

On le voit les débats sur cette manière de représenter la violence n’ont jamais cessé : on pense à Tarantino ou bien à Irréversible de Gaspar Noé. On reprochait à Noé la gratuité et le non-sens de sa violence alors même que l’essentialisation de cette violence est son sujet, pas la complaisance vis-à-vis de celle-ci.

Dans les séries, la transition vers le régime de l’image-énergie s’est faite plus tardivement, avec cet épisode elle est définitivement achevée. En effet, malgré tous les excès que l’on avait déjà pu voir à la télévision (un égorgement au cutter en plan fixe dans Breaking Bad, des tortures un épisode sur 2 dans Games Of Thrones…) The Day Will Come When You Won’t Be a réussi à lui tout seul à relancer le débat sur la représentation de la violence au petit écran…

Il faut alors contextualiser : cette transition s’est faite au cinéma à un moment particulier qu’Arthur Penn explicitait bien à propos de Bonnie & Clyde (1967) : « ils trouvaient que le film était violent mais à l’époque, chaque soir, nous voyions aux nouvelles des gens tués au Vietnam ».

Aujourd’hui le contexte n’est plus le Vietnam mais Daech. Devant les exécutions ignobles à genoux de l’épisode 1 nous ne pouvons nous empêcher de penser aux vidéos diffusées sur Internet de James Foley ou d’Hervé Gourdel et nous comprenons que oui, nous avons à nouveau passé un cap graphique dans la représentation de la violence. Face à cette ultra-violence omniprésente, la représentation de la violence si elle se veut réaliste et toucher le spectateur, voire le traumatiser – car une violence qui donne envie de vomir et non pas envie de manger du pop corn c’est une violence qui est bien représentée – et qui justement ne se complaît pas,  ne peut plus être comme avant, elle ne peut plus être aseptisée.

Ainsi il est très difficile de dire si Walking Dead est de droite ou de gauche, mais elle est assurément une série profondément politique en ce qu’elle fait réfléchir à l’état de nature, aux conceptions de la justice, aux manières d’appréhender les relations internationales, aux différents modes d’organisation politique, à la domination masculine et à la question de la violence.

Sources :

(1) Léviathan (1651) Thomas Hobbes
(2) Du Contrat Social (1762) Jean-Jacques  Rousseau
(3) Le Nouvel Hollywood (2016) Jean-Baptiste Thoret

Crédits photos :

Photo 1 : ©Casey Florig
Photo 2 – ©DORKLY / Trolking Dead