Bilan du 78ème Festival de Cannes : le miroir du chaos du monde

Festival de Cannes 2025
Le 78ème Festival de Cannes s’est achevé ce 24 mai © Festival de Cannes

Le 78ème Festival de Cannes s’est achevé ce samedi 24 mai par le sacre d’Un simple accident de Jafar Panahi. À tous points de vue, les films sélectionnés étaient le reflet d’innombrables inquiétudes contemporaines et d’un monde en proie au chaos. Le Vent Se Lève y était présent. Reportage et analyse.

Le Festival de Cannes a parfois eu l’image d’une grand-messe cinéphilique coupée du monde, des tensions qui l’agitent et du temps qui continue de s’écouler hors du Grand Théâtre Lumière. En 2019, on se demandait si le mouvement des Gilets jaunes allait s’étendre jusque sur la croisette et, quatre ans plus tard, l’on craignait des coupures de courant de la part de la CGT Énergie, pour protester contre la réforme des retraites. Cette représentation un brin caricaturale pouvait alors rapprocher le plus grand festival de cinéma au monde de l’une de ces fêtes techno de Sirat d’Oliver Laxe, refuges à l’abri des conflits armés et des tracas des Hommes dans l’aride désert marocain. Mais à bien des égards, la 78ème édition du Festival semblait plutôt engagée dans un rapport dialectique avec l’extérieur. Comme dans Miroirs n°3 de Christian Petzold, dans lequel des deuils plus ou moins avancés s’irradient et se réfractent les uns les autres, les films cannois traduisaient les inquiétudes des cinéastes contemporains et se faisaient l’écho des turbulences générées par un climat géopolitique, social et sanitaire plus que jamais incertain et d’un monde toujours prêt à basculer dans le chaos. Avec, pour certains des films sélectionnés, la volonté explicite d’en modifier le cours.  

Faire face aux violences des États

Il faut croire que les tensions géopolitiques actuelles ont d’abord conduit les cinéastes à interroger l’histoire de leur propre pays et à en extirper toutes les violences et injustices sur lesquelles celle-ci s’est construite. L’Agent secret, le film très réussi de Kleber Mendonça Filho qui a reçu le Prix de la mise en scène et le Prix d’interprétation masculine, explore avec humour et en ayant de nouveau recours à des percées fantastiques la corruption systémique dans la dictature militaire du Brésil des années 1970. La violence de la Cinquième République n’est pas sans rappeler celle mise en scène dans Deux Procureurs de Serguei Loznitsa, quête kafkaïenne d’un procureur épris de justice dans le dédale des prisons et palais et les méandres de la bureaucratie stalinienne, à l’ère des Grandes Purges, ou bien les conflits qui entourent le souvenir du Samedi noir de Bangkok dans Un Fantôme Utile de Ratchapoom Boonbunchachoke. Plus ancien encore, Lav Diaz expose les massacres coloniaux au 16ème siècle et propose avec Magellan un grand film sur la foi, le pouvoir et le passé colonial des Philippines. 

L'Agent secret
L’Agent secret de Kleber Mendonça Filho a reçu le Prix de la mise en scène et le Prix d’interprétation masculine © CinemaScopio

Le documentaire de Raoul Peck, Orwell: 2+2=5, rappelle bien que, si les cinéastes triturent les cicatrices nationales, il s’agit surtout de parler des plaies encore béantes du présent. Plusieurs d’entre eux n’ont d’ailleurs pas hésité à se confronter directement aux pouvoirs en place, en particulier au régime des mollahs. La Palme d’or, Un simple accident de Jafar Panahi, aborde de front la place des bourreaux du régime iranien et le sort réservé aux prisonniers, dont le souvenir de la détention ne pourra jamais s’effacer. Moins explicite, Woman and Child de Saeed Roustaee montre une famille qui se déchire à la suite d’un drame et sous l’impulsion d’une mère bien décidée à établir les responsabilités de chacun, ce qui lui permet de mettre à nu la violence des hommes iraniens, y compris au-delà du cercle familial. Tarik Saleh lui aussi réalise un film à charge, cette fois contre le pouvoir égyptien d’al-Sissi. Dans Les aigles de la République, Fares Fares incarne un acteur au sommet de sa gloire et sommé d’incarner le Président dans un biopic élogieux. Enfin, ni les États-Unis ni la France d’Emmanuel Macron n’ont été épargnés. Côté États-Unis, The Six Billion Dollar Man d’Eugene Jarecki revient sur le parcours de Julian Assange, pourchassé par Washington pour avoir révélé avec WikiLeaks les crimes de guerre commis par l’armée états-unienne en Irak et en Afghanistan et Eddington d’Ari Aster épingle l’Amérique trumpiste, en proie aux post-vérités et à la multiplication des tensions raciales. Du côté de la France, c’est Dominik Moll qui, avec Dossier 137, met le doigt sur la violente répression des Gilets jaunes et le corporatisme policier, tout en maintenant la possibilité d’une police républicaine exemplaire en qui la population aurait confiance.  

Symptôme de ce phénomène, il semble n’y avoir jamais eu autant d’exilés sur la croisette. Des cinéastes bien sûr, comme Jafar Panahi, Sepideh Farsi ou Nadav Lapid, mais aussi des figures publiques comme Julian Assange.

Le spectre de Gaza

La guerre à Gaza s’est invitée avec fracas au Festival de Cannes, et ce, de deux manières. Tout d’abord, par des interventions directes. Il en est ainsi de Julian Assange qui, à l’occasion de la présentation de The Six Billion Dollar Man arborait un T-Shirt avec le nom de 4986 enfants tués par l’armée israélienne et, au dos, l’exclamation « Stop Israel ». Quelques jours auparavant, lors de la cérémonie d’ouverture, c’est Juliette Binoche qui rendait un hommage à Fatma Hassona, photo-journaliste palestinienne et héroïne de Put your soul on your hand and walk de Sepideh Farsi, morte sous les bombes le lendemain de l’annonce de la sélection du film à Cannes.

Mais la guerre à Gaza a surtout été au cœur de plusieurs films cannois. Ce n’est pas la comédie Once Upon a Time in Gaza d’Arab et Tarzan Nasser, Prix de la mise en scène de la section Un certain regard, qui évoque le plus directement les bombardements en cours, mais plutôt Put your soul on your hand and walk de Sepideh Farsi. La réalisatrice iranienne exilée en France engage un dialogue virtuel avec la photographe Fatma Hassona, présente sur place, afin de contourner le black-out médiatique imposé par Tsahal. Cette dernière parle ainsi de ses espoirs, de son pays et de son quotidien, marqué par les bombes, les bâtiments qui s’effondrent, les proches qui disparaissent et la faim qui ne se dissipe jamais.

Oui de Nadav Lapid
Oui de Nadav Lapid est un des grands films de cette édition © Les Films du Losange

Si le film de Sepideh Farsi documente la vie des Gazaouis, celui de Nadav Lapid, lui, prend à bras le corps les questions politiques. Le cinéaste israélien réalise avec Oui un film irrévérencieux, excessif, libre et aussi riche d’un point de vue formel que courageux dans son propos. Il cerne avec une précision redoutable le Zeitgeist de la société israélienne post-7 octobre et passe au crible les attentats du Hamas et les horreurs commises ensuite à Gaza, la propagande de l’armée israélienne et la lâcheté de nombreux artistes, se demandant comment une société traumatisée peut accepter de reproduire en la décuplant la violence qu’elle a subie. Une grinçante satire politique de la part d’artistes qui s’opposent au Gouvernement de Netanyahou et qui invitent leurs pairs à préférer le courage à la peur, l’aveuglement et la lâcheté. 

La réponse cinématographique à l’épidémie de Covid-19

Dans un entretien accordé en mars dernier aux Cahiers du cinéma, l’historien Patrick Boucheron soulignait l’absence de films inspirés par la pandémie de 2019-2020. Il déclarait : « Cinq ans après la peste noire, Boccace avait déjà écrit son Décaméron, et si un extraterrestre venait sur Terre, il s’attendrait à voir plein d’œuvres d’art sur le covid, mais il n’y a que dalle. Il a occupé notre discours, au sens de guerre d’occupation, comme Camus qui disait que l’épidémie est une occupation du langage et des corps, mais on n’en dit rien. » En un sens, ce 78ème Festival de Cannes apporte des réponses à son interrogation.

Il faut d’abord rappeler qu’entre le développement, la recherche de financements, le tournage et le montage et à moins de s’appeler Hong Sang-soo ou Quentin Dupieux, faire un film prend beaucoup de temps. Il n’est donc guère étonnant que l’épidémie de 2020 n’ait pas engendré de films dans les années qui l’ont immédiatement suivie. Ainsi, le Festival de Cannes 2025 a sans doute projeté la première œuvre directement inspirée par le Covid-19. Dans Eddington, l’action se déroule en 2020 dans une ville du Nouveau-Mexique. Le maire, incarné par Pedro Pascal, impose le port du masque, auquel s’oppose Joaquin Phœnix en shérif complotiste. Ari Aster utilise alors l’épidémie comme point de départ d’une critique acerbe de l’individualisme et convoque pêle-mêle trumpisme, post-vérités, réseaux sociaux anxiogènes, culpabilisation des jeunes sensibles aux injustices sociales, émeutes raciales et armes à feu pour plonger le spectateur toujours plus loin dans les cercles concentriques de l’enfer états-unien contemporain.

Eddington
Eddington d’Ari Aster est une critique acerbe de l’individualisme contemporain © A24

Il est difficile de dire si Eddington est le premier d’une longue liste ou s’il sera le seul à prendre à bras le corps cet événement sanitaire et social si singulier. En revanche, l’épidémie de Covid-19 semble avoir eu des répercussions artistiques indirectes. Les angoisses et traumatismes générés par la crise sanitaire se sont manifestés dans les films projetés à la suite d’un décalage historique et sensoriel, renvoyant alors les cinéastes à l’épidémie de sida des années 1980-1990. Ainsi, de nombreux films du 78ème Festival montrent, directement ou indirectement, les conséquences de la propagation du VIH. Dans Alpha, Julia Ducournau met en scène l’extrême paranoïa qui entoure un mystérieux virus se transmettant par les rapports sexuels et les seringues non stérilisées. Celui-ci transforme progressivement ceux qu’il contamine, les homosexuels et les toxicomanes principalement, en statues de marbre qui succombent ensuite à la moindre maladie. Avec Le Mystérieux regard du flamant rose, récompensé du prix Un certain regard, Diego Céspedes s’intéresse lui aussi au regard porté sur les malades et à l’ostracisme dont ils font l’objet au moyen d’une rumeur fantastique visant des homosexuels et drag-queens dans un petit village minier du désert chilien de l’année 1982. Dans Romería de Carla Simón enfin, une jeune femme adoptée part en quête de ses parents biologiques et d’un document pouvant lui permettre d’obtenir une bourse pour ses études de cinéma ; affrontant les tabous de sa famille d’origine, elle découvre qu’ils sont tous deux morts du sida.

Il est possible d’imaginer que c’est la crise sanitaire de 2019-2020 qui, en renouant avec l’effroi suscité par une maladie dévastatrice encore peu connue et la culpabilisation des malades, a réveillé les souvenirs douloureux de cinéastes profondément marqués par les « années sida » qu’ils ont traversées directement (Julia Ducournau et Carla Simon ont respectivement 41 et 38 ans et Romería, tout comme Été 93, est en grande partie autobiographique) ou indirectement comme Diego Céspedes, né en 1995. L’enfance de ce dernier a été marquée par les récits terrifiés de sa mère, qui a vu les employés de son salon de coiffure mourir les uns après les autres, et son parcours en tant qu’homosexuel l’a ensuite conduit à rencontrer nombre de séropositifs chiliens et à découvrir leur histoire, alors même que les stigmates dus au VIH sont toujours vivaces.

Le Mystérieux regard du flamant rose
Le Mystérieux regard du flamant rose de Diego Céspedes a été récompensé du Prix Un certain regard © Les Valseurs

L’importance du sida dans la sélection cannoise peut aussi s’expliquer par un facteur générationnel. Si les premières années de ces cinéastes ont été marquées par l’épidémie des années 1980-1990 c’est, par définition, parce qu’ils sont jeunes. De Francis Ford Coppola à Paul Schrader en passant par George Lucas, l’édition 2024 du Festival de Cannes avait des airs de dernier tour de piste des principales figures du Nouvel Hollywood. Cette année au contraire, la croisette s’est considérablement rajeunie : la moyenne d’âge des cinéastes était plus basse et près de vingt-huit films concourraient pour la caméra d’or, qui récompense un premier long métrage, contre vingt-deux l’année précédente. La récurrence du thème sanitaire est donc probablement dû au cumul de ces deux éléments : l’expérience récente du Covid-19 et le rajeunissement de la sélection du Festival.

Des caméras tournées vers le passé

Ce n’est pas uniquement par leurs thèmes que les films sélectionnés paraissaient tournés vers le vingtième siècle. La sélection de 2024 avait été qualifiée de maniériste par divers commentateurs. Megalopolis de Francis Ford Coppola, The Substance de Coralie Fargeat, Emilia Pérez de Jacques Audiard, L’Amour ouf de Gilles Lellouche… Qu’ils soient réussis ou non, nombre d’entre eux se voulaient spectaculaires, multipliaient les audaces ou coups de force formels, soulignaient avec épaisseur les émotions qu’ils souhaitaient transmettre. Ils étaient tournés vers l’avenir, quitte à affirmer parfois un peu trop haut et un peu trop fort leur modernité auto-diagnostiquée. Or dans l’histoire de l’art, ces périodes explosives ont presque toujours été suivies de reflux, de contre-courants ou du moins d’une forme de synthèse entre la torpeur du classicisme et les excès de la modernité. Il serait faux d’affirmer que le cru de cette année était exempt de tout maniérisme. Alpha peut bien évidemment s’en revendiquer, mais aussi Die My Love de Lynne Ramsay qui multiplie les effets de style boursouflés. Pourtant, la sélection 2025 dans son ensemble semble attester d’un retour à une esthétique moins exubérante, une certaine retenue, une narration plus linéaire. Parfois, cette tendance déteint sur le récit lui-même. Mario Martone raconte par exemple dans Fuori la vie de l’écrivaine Goliarda Sapienza en élaguant les orientations anarchistes de son héroïne, pourtant annoncées au générique.

Le plus marquant dans ce retour à un ton et à des formes plutôt anti-spectaculaires, c’est qu’il s’accompagne d’un ressac des années 1960 à 1980. Plusieurs films ont en effet retravaillé les genres en vogues dans ces années. Le western était ainsi mis à l’honneur sur la croisette, qu’il s’agisse du western spaghetti revisité par Matteo Zoppis et Alessio Rigo de Righi avec Testa O Croce ou du western crépusculaire remodelé par Ari Aster dans son Eddington. Dans le premier, les cinéastes italiens mettent en scène l’arrivée de Buffalo Bill et de son Wild West Show en Italie et gardent du genre de la fin des années 1960 et du début des années 1970 ses codes narratifs (des rodéos, des poursuites, des oppositions binaires et le poids du destin) et sa légèreté. Chez Aster en revanche, la psychologie a un rôle prépondérant et les protagonistes âgés, épuisés, s’agitent dans un monde qui s’éteint à petit feu, dans un Ouest en décomposition qui n’existera bientôt plus. On est alors plus proche de l’anti-héros de McCabe & Mrs. Miller de Robert Altman, du Mr. Eggleston (pas très loin d’Eddington) qui se rebelle dans le Heaven’s Gate de Michael Cimino ou, bien évidemment, de Sam Peckinpah. C’est aussi à ce dernier que se réfère Julia Kowalski pour son Que ma volonté soit faite. Dans un film qui convoque également Andrzej Zulawski et le George Romero du début des années 1970, la réalisatrice filme à la pellicule la cruauté des hommes dans un petit village vendéen dans lequel réside une famille d’immigrés polonais et tout ce que le désir refoulé peut charrier de pulsions malsaines. Enfin, Kelly Reichardt revisite le film de braquage avec The Mastermind, grâce à ces personnages déphasés qu’elle affectionne, ces figures presque a-historiques, en décalage avec le rythme imposé par leur époque, ici les États-Unis des années 1970 et de la guerre du Vietnam.

Sirat
Sirat d’Oliver Laxe a obtenu le Prix du jury, ex aequo avec Sound of Falling © Pyramide Films

Si les jeunes cinéastes se tournent vers les années 1960 à 1980, c’est avant tout pour parler de leur temps et, comme dans le cas de la crise du Covid-19 et du sida, parce que des parallèles s’imposent. En conférence de presse, le réalisateur de Sirat, Oliver Laxe, a livré un témoignage en ce sens : « On était très inspirés par le cinéma américain des années 1970. C’est un cinéma qui était très connecté à son temps, à une génération. Les années 1970 étaient un moment très similaire à celui d’aujourd’hui, très polarisé, avec beaucoup de guerres, de violence dans la société. Notre intention était de se connecter à notre temps, à cette peur et aux désirs de notre génération. » Son film emprunte lui aux Mad Max de George Miller (les trois premiers sont sortis entre 1979 et 1985) mais aussi et surtout au Salaire de la peur d’Henri-Georges Clouzot (1953) et au Sorcerer de William Friedkin (1977), déplacés dans le désert marocain. Laxe, qui a obtenu le Prix du jury ex aequo, filme les plaines désertiques qui mettent à rude épreuve la foi des Hommes et les corps qui s’abandonnent dans des raves cathartiques, sur fond de guerre mondiale et de fin du monde. 

Même les films qui arboraient un ton optimiste et se revendiquaient d’une certaine modernité étaient tournés vers le passé du cinéma, pour mieux le célébrer. Dans Resurrection, récompensé d’un prix spécial, Bi Gan parcourt toute l’histoire du cinéma en tant qu’art du vingtième siècle. Ce film de science-fiction présente un monde futuriste désenchanté dans lequel seuls quelques « Rêvoleurs » parviennent encore à rêver, mettant en danger la linéarité du temps. Une femme part alors à la recherche d’un homme perdu dans le rêve du cinématographe et traverse plusieurs grandes périodes et courants du septième art, des vues des Frères Lumière au cinéma de Zhangke Jia, en passant par l’expressionnisme de Murnau et le film noir, dont l’esthétique est retranscrit dans la photographie et mise en scène des plans qui composent le métrage. Une ode au cinéma, à son rêve d’éternité et à la réalité de l’image, qui fait écho à un second film, lui aussi sélectionné en compétition à Cannes : Nouvelle Vague. Dans ce dernier, Richard Linklater propose un faux making-off d’À bout de souffle de Jean-Luc Godard. Il rend ainsi compte, sans être caricatural ni verser dans le pastiche ou le biopic à la sauce Wikipédia, mais avec beaucoup d’humour, de ce moment charnière lors duquel les « Jeunes Turcs » des Cahiers, reconvertis en cinéastes de la Nouvelle vague, inventaient la grammaire cinématographique moderne. Enfin, côté animation aussi, avec Marcel et Monsieur Pagnol de Sylvain Chomet, on regardait dans le rétroviseur, pour retracer la vie et l’œuvre de l’artiste provençal.

Resurrection
Resurrection de Bi Gan a été récompensé d’un Prix spécial © Les Films du Losange

D’un côté, le pessimisme imposé par les temps actuels renvoie les cinéastes à d’autres périodes qu’ils ont traversées, comme des traumatismes qui ressurgissent à la faveur d’échos et de parallèles historiques. De l’autre, il les pousse dans une quête de sens, de formes, qu’ils trouvent dans un passé glorieux, lorsque le septième art pouvait encore se prévaloir d’être la « cathédrale de l’avenir », une « totale synthèse » qui englobe et dépasse tous les autres arts. Comme s’il fallait chercher dans les temps anciens de quoi racheter les fautes du présent. 

Regarder le monde à hauteur d’enfant

Face au désordre du monde, et pour bien rendre compte de tout ce qu’il comporte de violent ou d’incertain, beaucoup de cinéastes ont choisi d’adopter le point de vue d’enfants. Mettre en scène l’enfance, innocente et pure, toujours possiblement fauchée ou entachée par l’horreur qui l’entoure, permet d’accentuer le gouffre qui sépare une « normalité » romancée, le fonctionnement calme et souhaité de l’existence, des affres causés par des adultes habitués au chaos devenu routine. Dans The President’s Cake, récompensé de la Caméra d’or, une jeune fille en quête d’ingrédients pour cuisiner un gâteau pour l’anniversaire de Saddam Hussein, dans un pays où la misère règne en maître. À travers ses yeux, Hasan Hadi dévoile tout ce que le culte du chef peut avoir d’ubuesque, sur fond d’invasion états-unienne et de bombardements aveugles. Dans un genre plus intimiste, Chie Hayakawa confronte l’héroïne de son Renoir avec le deuil par anticipation d’un père malade. Quant à Enzo, de Laurent Cantet et Robin Campillo, c’est aux distinctions de classe et à l’aveuglement confortable de son milieu que le jeune protagoniste d’origine bourgeoise se retrouve confronté.

The President's Cake
The President’s Cake de Hasan Hadi a reçu la Caméra d’or © TPC Film LLC

Lorsque ce ne sont pas des enfants, ce sont des adolescents ou de jeunes adultes qui sont donnés à voir. Certains, comme Sprite, le Tanguy sans permis et aux caleçons tue-l’amour de Baise-en-ville de Martin Jauvat, pénètrent à reculons dans un monde adulte dont ils n’ont pas les codes. D’autres en revanche y sont projetés malgré eux et butent sur son âpreté et ses obstacles. Cette brutalité peut s’incarner dans des injonctions externes comme dans Love on Trial de Koji Fukada, qui plonge le spectateur au cœur de la pop japonaise et du système des idoles qui reproduit le pire du management capitaliste dopé aux réseaux sociaux, ou provoquer un conflit personnel, intime. Dans La Petite Dernière d’Hafsia Herzi, Nadia Melliti (Prix d’Interprétation féminine) doit concilier sa foi personnelle avec ses désirs lesbiens, dans une famille croyante qu’elle suppose peu encline à accepter son homosexualité. Souvent, les deux s’entremêlent. Les héroïnes des frères Dardenne, dont le film a été récompensé du Prix du scénario, se retrouvent ainsi confrontées à la fois à la difficulté proprement matérielle d’être de jeunes mères précaires, entourées d’hommes moins matures qu’elles, et à la quête très personnelle d’un sentiment maternel parfois inexistant et dont la présence ou l’absence débouche sur des choix tout aussi compliqués (avorter ou non, fonder une famille ou confier son enfant à d’autres).

L’état du monde extérieur conduit d’ailleurs beaucoup de cinéastes à se recentrer sur la famille, un repli évident dans l’agitation ambiante mais jamais acquis. Des preuves d’amour d’Alice Douard rappelle que le doute n’est jamais loin et que la maternité est avant tout une construction qui peut prendre la forme d’un combat tandis que Partir un jour d’Amélie Bonnin, qui questionne comme Jeunes mères le désir d’enfant, souligne que la transmission parent-enfant s’effectue rarement sans encombre et en ligne droite. Joachim Trier ne dit pas autre chose dans Sentimental Value, Grand prix du Festival, en orchestrant les échanges impossibles entre un père longtemps absent et une fille mue par un lancinant désespoir. Un dialogue qui ne peut se renouer, chez Trier, que grâce au truchement de l’art et à l’intermédiation de la fiction. 

The Phoenician Scheme
Dans The Phoenician Scheme de Wes Anderson, il est question autant de famille que de foi © American Empirical Pictures

Parfois, la famille côtoie la foi. C’est tout l’objet de The Phoenician Scheme de Wes Anderson, dans lequel un courtier richissime, atteint de la folie des grandeurs et quasiment misanthrope tente de se réconcilier avec sa fille nonne, de reconstruire une parenté par-delà le lien (inexistant) du sang et d’obtenir une forme de rédemption à la fois métaphysique et familiale. À l’inverse, il arrive que la famille soit au contraire un carcan anéantissant les êtres qui la composent : d’une époque à l’autre, les corps et les esprits des femmes de Sound of Falling de Mascha Schilinski (Prix du jury ex aequo) ne cessent d’être meurtris et la mort, tristement libératrice n’est jamais bien loin. Le rappel que les abominations des temps présents contaminent toutes les strates de la société.

La Palme d’or pour Jafar Panahi

Outre les violences étatiques, les conflits géopolitiques et les craintes sanitaires, presque toutes les sources contemporaines d’inquiétude ont été mises en scène dans les films sélectionnés cette année. Amour Apocalypse d’Anne Émond et Planètes de Momoko Seto parlent tous deux du dérèglement climatique, le premier en faisant de l’éco-anxiété le moteur de son intrigue, le second en suivant trois pissenlits qui fuient l’apocalypse nucléaire et se réfugient sur une planète lointaine. Alpha, Sirat ou Fuori quant à eux évoquent tous l’addiction et montrent chacun à leur façon des personnages prendre diverses drogues. Au cœur des intrigues de Woman and Child, Un Fantôme Utile, Miroirs n°3 mais aussi d’Eleanor the Great, le premier long métrage de Scarlett Johansson en tant que réalisatrice, se trouve le deuil et sa gestion ambiguë. On peut aussi évoquer les questions des rapports de classe que l’on retrouve dans Enzo ou encore dans Classe moyenne d’Antony Cordier, qui oppose un couple de grands bourgeois aux gardiens de leur villa. Il est également possible de remarquer que la sélection 2025 atteint sans doute le record du nombre de personnages amputés et de jambes coupées, signe supplémentaire d’une défiance ou d’une intranquilité à l’égard du présent.

Un simple accident
Jafar Panahi remporte la Palme d’or pour Un simple accident © Jafar Panahi

À l’approche de la cérémonie de clôture, cinq films faisaient office de favoris pour la Palme : L’Agent secret de Kleber Mendonça Filho, Résurrection de Bi Gan, Un simple accident de Jafar Panahi, Sentimental Value de Joachim Trier et Sirat d’Oliver Laxe. C’est finalement Jafar Panahi qui remporta la Palme d’or. Si Un simple accident, bien qu’étant réussi, n’est ni le meilleur film du cinéaste, ni le meilleur de la Compétition, le Jury présidé par Juliette Binoche a sans doute souhaité récompenser un cinéaste pour qui faire des films a toujours été un acte de résistance. Au régime iranien, d’abord, au pessimisme actuel, ensuite. Car il y a au cœur d’Un simple accident cette perspective émancipatrice et source d’optimisme : le cycle de la violence n’est pas infini, et il est toujours possible d’y mettre un terme. 

Cannes 2025 : A Light That Never Goes Out, et la musique fut

A light that never goes out © Made
A light that never goes out © Made

Avec A light that never goes out, Pauli-Matti Parppei s’émancipe du cadre surexploité du retour au pays et délaisse l’attendu conflit de classe pour une étude de la réaction des corps à la musique expérimentale.

En 1986, The Smiths sortait son troisième album avec, à la neuvième place, une ballade intitulée : « There Is a Light That Never Goes Out ». Entre deux répétitions du gimmick à la flûte, un homme dépressif demandait à son interlocuteur de le conduire loin de chez lui, dans un endroit avec de la musique et des jeunes pleins de vie. La présence de celle ou celui qu’il aime lui faisait même oublier, pour un temps, ses errements. Dans A Light That Never Goes Out, Pauli, flûtiste renommé, retourne chez ses parents à la suite d’une tentative de suicide. Il quitte momentanément le monde de la musique classique et retrouve Iiris, une ancienne camarade de classe, qui l’entraîne sur le chemin tortueux de la musique expérimentale. 

Avec ce premier long métrage sélectionné à l’Acid Cannes 2025, Lauri-Matti Parppei s’aventure sur un sentier balisé. On ne compte plus les films, bons ou mauvais, qui mettent en scène des prodiges retournant sur leurs terres natales, se retrouvant alors confrontés à un monde qu’ils ne connaissent plus. Partir un jour d’Amélie Bonnin, film d’ouverture de la 78e édition du Festival de Cannes et En fanfare d’Emmanuel Courcol, sélectionné l’année dernière, en font partie. La réussite d’A Light That Never Goes Out réside justement dans sa capacité à s’émanciper de ce cadre surexploité, délaissant le sempiternel conflit de classe pour une étude de la réaction des corps à un agent étranger, à une mélodie nouvelle.   

Une question de corps

Dès les premières minutes, l’on comprend que ce n’est pas tant l’appartenance de classe, toujours implicite, qui sépare les deux héros du film. Si l’on devine aisément le gouffre social qui différencie le flûtiste classique, professionnel reconnu, et la jeune musicienne expérimentale qui ne joue que dans le bar vide du village qui l’a vue grandir, leurs pratiques artistiques  induisent surtout des distinctions corporelles. 

A light that never goes out 2
Pauli, flûtiste classique © Made

Le corps de Pauli est raide et figé. La discipline requise par son instrument et sa pratique, la musique classique de haut niveau, l’ont tétanisé. Dès qu’il essaie de rejouer de la flûte, il se retrouve paralysé et seul un excès de colère, contrecoup nerveux de son blocage, permet de le soulager. Cette austérité se retrouve dans son tempérament (il parle peu et exprime rarement ses émotions) et sa tenue, noire, fermée jusqu’au dernier bouton. Plus encore, lorsque, poussé par son amie, il délaisse la musique de chambre pour la musique de garage, il est bien incapable de s’agenouiller sur le tapis pour jouer des instruments nouveaux à sa disposition, tout empêtré qu’il est dans les normes et la rigidité formelle de la musique classique. À l’inverse, Iiris et l’amie qui compléte le trio viennent d’un tout autre univers, punk et queer, qui se matérialise par une liberté de ton, de mouvement, et un flegme à toute épreuve. Une énergie aussi, qui conduit Iiris à gambader jour et nuit dans les ruelles du village, à l’affût du moindre son qu’elle pourrait enregistrer pour le réutiliser plus tard, et qui fait défaut à Pauli dont la dépression le prive, par définition, de toute volonté.

Pendant la majeure partie du film, le spectateur ne sait rien des raisons qui ont poussé Pauli à tenter de mettre fin à ses jours. Sa mère puis Iiris butent tour à tour sur l’impossibilité pour le flûtiste d’expliquer son acte et sur son refus d’en parler. La quête de l’origine de la dépression de Pauli, révélée pourtant à la fin, tout comme son hypothétique guérison, ne constituent pas le moteur du film. Plus que d’un état mental, c’est d’une affection corporelle, charnelle, dont souffre Pauli. Son corps l’empêche même de crier et Iiris aura bien du mal à le pousser à se soulager. Tout comme le chien bleu du film, qui grésille comme une vieille télévision analogique et dont l’on sait seulement qu’il a « un problème de peau ».

Un retour à l’état de nature de la composition

Le second enjeu du film est d’interroger la nature de la musique et, in fine, de toute pratique artistique. Face à Pauli, Iiris semble en effet revenue à l’état préhistorique de la composition – certains diront qu’elle a retrouvé son essence : elle part de rien. Des connaissances ou techniques particulières ? Elle n’en a pas besoin et ne sait pas jouer d’instruments. Elle semble d’ailleurs préférer les outils (gravier, mixeur de cuisine, fouet électrique, etc.) aux instruments conventionnels. Un label ? Elle se produit elle-même. Des ventes de disques ? Tous les exemplaires de l’album qu’ils créent sont brûlés pour repartir de zéro. Ce caractère touche-à-tout et son goût pour l’expérimentation lui permettent ainsi d’être libre, tout comme ils permettront à Pauli de se libérer des règles acquises lors de son apprentissage classique, de l’injonction à la perfection à à la réussite et, donc, de ses contraintes corporelles. Son nouvel état se manifestera très simplement, en acceptant de frapper vigoureusement une voiture à grands coups de pied. 

A light that never goes out 3
Le trio en pleine session de composition expérimentale © Made

 A light that never goes out se concentre sur Pauli, en tant qu’individu, et sur la musique expérimentale. Le film en dit assez peu sur la musique classique elle-même ou sur sa possible hybridation avec la musique expérimentale et sur leur interdépendance. Dans tout art pourtant, l’industrie qui édicte la norme a besoin de ses marges pour se renouveler, tout comme ces dernières ont souvent besoin de la première pour vivre. Dans le film de Lauri-Matti Parppei, Pauli finit par choisir un camp. On pourrait ainsi lui reprocher cette binarité classique et de ne pas inventer de troisième voie entre mélange des genres et choix d’un camp. Ce serait oublier qu’A light that never goes out, par ses multiples pas de côté, fait tout de même souffler un petit vent de fraîcheur sur un genre surexploité.

Pauli choisit donc l’expérimentation mais l’on ne saura pas s’il a encore envie de mourir. Le flûtiste professe un certain agnosticisme en la matière. L’épée de Damoclès est toujours présente mais il convient de ne plus y penser. Advienne que pourra,  comme chez les Smiths : « And if a ten ton truck / Kills the both of us / To die by your side / Well the pleasure, the privilege is mine ».

Quand Gaza vient hanter le festival de Cannes

Put your soul on your hand and walk de Sepideh Farsi
Put your soul on your hand and walk de Sepideh Farsi © Rêves d’eau productions

À Cannes, Julian Assange arborait un T-Shirt avec le nom de 4986 enfants tués par l’armée israélienne. Au dos : « Stop Israel ». Quelques jours auparavant, la présidente du jury Juliette Binoche rendait un hommage plus policé à Fatma Hassona, elle aussi victime de Tsahal. Journaliste palestinienne, protagoniste de Put your soul on your hand and walk, elle y engage un dialogue avec la réalisatrice Sepideh Farsi. Leur but : documenter la vie à Gaza, plongée dans un black-out médiatique. Une relation d’amitié se développe entre les deux femmes, brutalement interrompue par les bombes israéliennes. Si le décès de Fatma Hassona semble relever du cauchemar, son optimisme et sa résilience dans ce carnage paraissaient irréels, tout droit sortis d’une fiction. Une contradiction qui rappelle les mots de Jean-Luc Godard : « tous les grands films de fiction tendent au documentaire, comme tous les documentaires tendent à la fiction ».

Depuis le commencement des bombardements israéliens, près de 200 journalistes palestiniens ont été tués. Les principaux syndicats ainsi qu’une quarantaine de sociétés de journalistes et de rédactions de divers médias dénonçaient le 13 avril dernier dans L’Humanité « une hécatombe d’une magnitude jamais vue », ajoutant que les professionnels ont été « délibérément visés par l’armée israélienne ». Leur constat est sans appel : « l’armée israélienne cherche à imposer un black-out médiatique sur Gaza. » De surcroît, depuis le début du conflit, le gouvernement israélien empêche les journalistes étrangers d’entrer à Gaza ; l’Association de la Presse Étrangère a d’ailleurs déposé un recours devant la Cour suprême israélienne. Comment contourner ces obstacles pour documenter la vie des civils gazaouis et les affres de la campagne génocidaire ?

« Il faut croire à la fin des bombardements, car c’est précisément ce à quoi se raccrochent les civils palestiniens pour pouvoir vivre au jour le jour »

Avec Put your soul on your hand and walk, sélectionné à l’ACID Cannes 2025, la réalisatrice iranienne Sepideh Farsi, exilée en France, passe outre les restrictions d’Israël en dialoguant virtuellement avec la journaliste et photographe Fatma Hassona, présente sur place. Trois jours après la tribune dans L’Humanité, le lendemain de l’annonce de la sélection du film à l’ACID Cannes, Fatma Hassona était tuée par un missile israélien avec dix membres de sa famille.

Ruser pour informer

Indignée par les images des bombardements et par la situation des Gazaouis qui font écho à son propre vécu, la cinéaste iranienne tente d’abord de se rendre elle-même à Gaza afin de rendre compte des massacres commis sur place. Son objectif : entendre et faire résonner la voix des Palestiniens, inaudibles derrière les funestes chiffres qui défilent jour après jour dans les principaux médias. Se heurtant à l’impossibilité pour les journalistes de rejoindre Gaza, Sepideh Farsi commence alors à récolter les témoignages de réfugiés. L’un deux lui transmet à cette occasion le contact d’une photojournaliste de 24 ans prénommée Fatma Hassona.

Sepideh Farsi échange par téléphone avec Fatma Hassona
Sepideh Farsi échange par téléphone avec Fatma Hassona © Rêves d’eau productions

Très vite, les visioconférences se succèdent. Fatma Hassona parle de son quotidien, de sa vie, de ses espoirs. Son dialogue avec Sepideh Farsi ne sera pas une énième analyse géopolitique, un exposé des causes de la guerre, car Fatma parle de ce qu’elle connaît le mieux : sa vie sous les bombes et celle de son peuple, dans les décombres et la cacophonie des drones qui s’invitent par moments dans les échanges vidéo. Or, c’est précisément ce que les restrictions de l’armée israélienne empêchaient jusqu’alors de voir et d’entendre.

Vivre coûte que coûte

Fatma Hassona vit à Gaza et a décidé d’y rester. Fuir son pays, il n’en est pas question, car elle aurait l’impression d’abandonner les siens et de fouler aux pieds son aspiration la plus chère : vivre en paix à Gaza. Ce qu’elle souhaite avant tout, c’est un quotidien libéré de la guerre. Lorsque Sepideh Farsi lui demande si elle croit vraiment à possibilité d’un arrêt des conflits, sa réponse ne tarde pas : il faut y croire, car c’est précisément ce à quoi se raccrochent les civils palestiniens pour pouvoir vivre au jour le jour.

La fixité de ses journées est d’autant plus marquante qu’elle s’oppose au mouvement constant de son interlocutrice qui, de Paris à New York, voyage d’hôtel en hôtel pour présenter ses films. À l’inverse, si Fatma change de lieu, ce n’est que de quelques rues, et uniquement pour bénéficier d’une connexion, toujours chancelante, et répondre à son interlocutrice. Fatma a pourtant un rêve : quitter Gaza pour l’Italie, la France, Téhéran, non pas partir pour toujours, mais avoir la possibilité de voyager, et de retourner ensuite chez elle.

L’amitié et l’art comme résistance

Ce que les spectateurs retiendront de Put your soul on your hand and walk, ce sera sans aucun doute le sourire imperturbable de Fatma. Les bâtiments s’écroulent, elle reste impassible. La faim sévit, elle se porte bénévole, sans songer à se nourrir elle-même. Elle a désormais l’habitude, depuis tant d’années, de vivre dans cet enfer à ciel ouvert. Face à son téléphone, elle égrène sans tressaillir la longue liste de ses proches qui disparaissent un à un sous les bombes. Elle ajoute que ce n’est rien, face à une réalisatrice qui s’insurge : « non, ce n’est pas rien ! » Et ce n’est que lorsque celle-ci lui demande de parler plus longuement de ses proches que son masque se fissure, traduisant bien la sourde tristesse du quotidien gazaoui, et la force qu’il lui faut pour continuer de sourire.

Fatma Hassona
Fatma Hassona dans Put your soul on your hand and walk © Rêves d’eau productions

C’est d’ailleurs ce même sourire qu’elle recherche en tant que photographe et qui se manifeste dans son travail sous la forme d’une philosophie toute personnelle : il faut chercher la vie et la beauté au milieu du chaos, au milieu des bâtiments effondrés. La force du film de Sepideh Farsi tient aussi à ce qu’il rend compte de la justesse et de la beauté des photos de Fatma – celles-ci sont intégrées au documentaire – qui se révèle être une photographe extrêmement talentueuse. 

Peu à peu, une véritable amitié se développe entre les deux femmes. Une relation qui sera brusquement interrompue par les bombes de l’armée israélienne. Si son décès semble relever du cauchemar, son optimisme et sa résilience dans ce chaos paraissaient aussi irréels, tout droit sortis d’une bien triste fiction. C’est cette contradiction qui nous touche autant dans Put your soul on your hand and walk car comme le rappelait Jean-Luc Godard : « tous les grands films de fiction tendent au documentaire, comme tous les documentaires tendent à la fiction. »

Cannes 2025 : Enzo, un film à quatre mains

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Enzo, un film de Laurent Cantet réalisé par Robin Campillo © Les Films de Pierre

Avec Enzo, présenté en ouverture de la Quinzaine des cinéastes 2025, Laurent Cantet et Robin Campillo proposent un film à mi-chemin entre le récit d’apprentissage et le portrait d’adolescent qui interroge la figure traditionnelle du transfuge de classe. Un geste subversif aussi intime que politique.

L’année dernière, les festivaliers présents pour l’ouverture de la Quinzaine des cinéastes assistaient émus à la projection de Ma vie ma gueule, le très beau film posthume de Sophie Fillières, disparue peu après le tournage. En 2025, c’est avec autant d’émotion qu’ils ont découvert Enzo, lui aussi projeté en ouverture de la Quinzaine. La réalisation du film, co-écrit par Robin Campillo et Laurent Cantet, devait être assurée par ce dernier, avant d’échoir à son collègue et ami à la suite de son décès en avril 2024. « Un film de Laurent Cantet réalisé par Robin Campillo », peut-on lire au générique d’ouverture. Un film à quatre mains donc, qui derrière le récit d’apprentissage et le portrait d’un adolescent tourmenté effectue un geste politique éminemment subversif en contournant le parcours traditionnel du transfuge de classe, en inversant les points de vue et en matérialisant les différences et tensions sociales dans la chair même de ses personnages.

Un transfuge de classe à l’envers

Enzo raconte l’histoire d’un adolescent de seize ans de bonne famille (la mère est ingénieure, le père professeur de mathématiques à l’université) qui, après le collège, décide de devenir maçon, au grand dam de son père. Sur les chantiers, il rencontre Vlad, jeune ouvrier ukrainien qui le chapeaute et pour lequel il ne tarde pas à ressentir des sentiments contrariés.

Les récits de transfuges de classe foisonnent, en littérature comme au cinéma. Le schéma est souvent le même : un individu ayant « réussi sa vie » retourne dans son milieu social d’origine et mesure la distance qui le sépare désormais de celui-ci. Les traits sont alors forcés et la caméra ne peut s’empêcher de filmer « les gars du coin » en plongée. Le protagoniste se rabiboche comme il peut avec ce milieu mais reste convaincu, fort heureusement, de ne plus appartenir au même monde que sa famille et ses amis d’enfance. Des tartes à la crème bien éloignées des textes qui, grâce à davantage de profondeur sociologique, évitent l’écueil du regard condescendant. N’est pas Didier Eribon qui veut.

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Les parents d’Enzo interprétés par Pierfrancesco Favino et Élodie Bouchez © Les Films de Pierre

L’originalité d’Enzo réside justement dans l’inversion de la figure habituelle du transfuge de classe. Cette fois, c’est le fils d’une famille aisée qui refuse d’arpenter la voie qui lui était socialement réservée, c’est-à-dire qui décide de devenir un travailleur manuel. Cette particularité est loin d’être anecdotique, car elle conduit Laurent Cantet et Robin Campillo à placer les spectateurs non pas au-dessus mais aux côtés d’Enzo, devenu ouvrier du bâtiment. Autrement dit, le regard du spectateur converge avec celui de l’adolescent, permettant d’une part de redéfinir ce qui est considéré comme l’horizon souhaitable – l’envie d’Enzo de construire des bâtiments concrets qui résisteront au temps s’oppose à celle de ses parents, qui souhaitent qu’il reprenne des études valorisées dans son milieu – et de renverser le mépris de classe. Ce dernier n’est plus descendant mais ascendant ; le père d’Enzo dit ainsi à son fils désormais déclassé dans sa propre famille : « tu crois que je ne vois pas comment tu nous regardes ? Tu nous méprises ! »

Peu à peu en effet, le dialogue entre Enzo et sa famille – son père qui veut le remettre dans le droit chemin et son frère, sélectionné à Henri IV – devient impossible. Les distinctions sociales grandissent chaque jour davantage. Il s’agit alors pour les parents de retenir leur fils dans leur milieu aseptisé et sans danger et pour Enzo de dévoiler tout ce qu’il comporte d’artificiel et d’aveuglement.

Penser avec ses mains

Dans Enzo, ces différences sociales se matérialisent dans les mains, devenues de véritables marqueurs de classe. Les mains d’Enzo, comme celles de tous les travailleurs manuels, sont amochées. Elles sont écorchées par le travail physique éreintant. À l’inverse, les mains des travailleurs intellectuels, celles des parents d’Enzo notamment, sont lisses ; elles ne sont pas altérées par la dureté d’un réel qu’ils ne connaissent de toutes façons pas. Dans ce film comme dans le monde réel, les mains constituent le premier outil du travailleur. Ce sont elles qui posent le carrelage dans les chantiers de La Ciotat sur lesquels travaillent Enzo et Vlad. Ils ne peuvent s’en passer, car cela signifierait perdre leur travail et donc leur moyen de subsistance. À l’inverse, pour la mère d’Enzo, les mains sont accessoires voire ne relèvent que de la métaphore, et les vacances de la famille vont « coûter un bras », une expression contre laquelle s’indigne Enzo, signifiant de cette façon qu’il ne partage plus le même univers mental que ses parents.

Les mains, véritable leitmotiv d’Enzo, forment ainsi le lien qui unit et désunit les différents protagonistes.

Le père d’Enzo, pour tenter de le persuader de changer de voie, lui suggère de devenir artiste, se raccrochant maladroitement à l’attrait de ce dernier pour le dessin. À défaut de mains de mathématiciens, les mains de son fils seront celles, tout aussi immaculées, d’un artiste. C’est que, pour ses parents, Enzo a des capacités intellectuelles qui auraient dû le prévenir de devenir maçon et d’abîmer ainsi son corps. Ils n’imaginent pas qu’il puisse s’épanouir en tant que maçon car, dans l’imaginaire bourgeois qui est le leur, le manuel et l’intellectuel, l’action et la pensée sont deux domaines strictement incompatibles et il est préférable d’être familier du second, sous peine de se voir socialement déclassé. Le mépris inconscient et subtil du père à l’égard des collègues d’Enzo et par extension de ce dernier est probablement ce qui parasite le plus, voire rend impossible, la communication père-fils. Enzo a peut-être compris à l’inverse de son père qu’il était possible de « penser avec ses mains » comme le rappelaient Jean-Luc Godard et Denis de Rougemont, même s’il semble avoir plus de difficultés que ses collègues et que les autres apprentis qu’évoque son patron fâché à la suite de son travail approximatif. Il a peut-être l’intuition, comme Antonio Gramsci, que tout acte manuel est l’expression d’une philosophie spontanée propre à tout le monde ; que l’action du quotidien la plus insignifiante est toujours unie à une certaine pensée et que cela vaut pour les ouvriers du bâtiment, lui-même et ses parents. 

Les mains, véritable leitmotiv d’Enzo, forment ainsi le lien qui unit et désunit les différents protagonistes. Si elles commencent par séparer, si elles n’entrent plus en contact pendant une bonne partie du film, ce sont aussi elles qui reconnecteront Enzo à ses aînés lorsqu’il se retrouvera à l’hôpital. La main du père sur la cuisse de son fils et celle de la mère dans ses cheveux ne symboliseront pas une négation des rapports de classe, mais leur permettront de retrouver la relation qu’ils avaient perdue, celle qui rassemble un parent et son enfant, et de renouer physiquement le dialogue.

L’immédiateté du désir

Si la révolte personnelle d’Enzo, son refus explicite et verbalisé du mode de vie de ses parents est issue d’une certaine conscience de classe, il est en revanche plus ambigu quant à ses sentiments à l’égard de Vlad. Enzo a une copine, certes, mais il se sent irrésistiblement attiré par son collègue ukrainien, qui a quelques années de plus que lui. Survient alors la deuxième réussite d’Enzo : la représentation d’une grande justesse d’une adolescence troublée par un désir qui ne bénéficie pas de la sérénité de l’évidence accordée par la norme. On ne sait pas, pas plus qu’Enzo ne semble le savoir lui-même, s’il est bisexuel ou homosexuel. Il n’en est probablement pas encore à ce stade. Son désir est encore flou, incertain et lui apparaît comme étant profondément transgressif ; n’étant pas réfléchi, il est immédiat et meut le corps peu assuré de l’adolescent. C’est la main qui caresse le torse d’un Vlad endormi et qui se pose sur celle de son collègue dans la voiture qui le ramène chez lui. Cette tension charnelle et secrète qui tiraille l’adolescent le conduira à exploser face à ses parents : il clamera que Vlad est « son mec » et qu’il « le baise ». Un mensonge – car la différence d’âge et l’hétérosexualité de Vlad rendent cette relation inenvisageable – dont le ton vulgaire est caractéristique de l’urgence avec laquelle bon nombre d’adolescents avouent dans un geste aussi libérateur que retentissant n’être pas tout à fait comme les autres. Il est toujours difficile de mettre des mots sur un désir inavoué.

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Enzo et Vlad, interprétés par Eloy Pohu et Maksym Slivinskyi © Les Films de Pierre

Mais, là encore, les questions de classe ne sont jamais bien loin, car Enzo prend Vlad pour modèle et en fait l’objet de fantasmes divers. Il admire son corps sculpté par son métier, bien sûr, mais également la guerre, et n’aura de cesse de rappeler à Vlad qu’il devrait retourner en Ukraine pour défendre son pays. Il souhaite d’ailleurs accompagner son brave collègue qui ne manquera pas de le protéger des bombes, lui qui n’a pourtant aucune envie de retourner au pays. Face au monde lisse et contrôlé de ses parents, Enzo préfère la guerre. Plus spécifiquement : il souhaite buter contre le chaos du réel plutôt que de vivre dans l’insouciance de sa classe d’origine. Dans Théorème, Pasolini étudiait la destruction clinique d’une famille bourgeoise grâce à l’irruption du sacré. Dans Enzo, le dérèglement ne vient pas d’en haut mais d’en bas, du réel qui s’infiltre dans un monde qui, pour maintenir son confort, tient coûte que coûte à le tenir à distance. Cette contamination se fera grâce à Enzo et à son choix de se salir les mains plutôt que de les protéger d’une quelconque façon, et par une amitié de chantier qui fut aussi celle de deux cinéastes qui, une dernière fois, travaillèrent main dans la main.

Retour de Cannes : le cinéma en transition(s)

Cinéma Le Vent Se Lève LVSL Cannes
© Denise Jans

La 77ème édition du Festival de Cannes s’est clôturée ce samedi 25 mai par le sacre du film Anora du réalisateur états-unien Sean Baker. Entre jusqu’au-boutisme formaliste, perméabilité aux questions de genre, percée du cinéma indien et dernier tour de piste du Nouvel Hollywood, cette grand-messe cannoise aura également permis de mettre en lumière les principales tendances du cinéma mondial et ses évolutions probables à court et moyen terme.

Cette année, peut-être plus encore que les précédentes, la volonté des équipes du Festival de Cannes d’être au premier plan de l’actualité cinématographique s’est manifestée très explicitement, et ce, dès l’annonce du nom de la présidente du jury de cette 77ème édition. En choisissant Greta Gerwig – qui fut, avec Justine Triet, la réalisatrice la plus médiatisée de l’année qui vient de s’écouler –, de même qu’en intégrant à la sélection officielle son lot de films à gros budgets souvent attendus par le public (Furiosa de George Miller, Megalopolis de Francis Ford Coppola, mais aussi le premier film de la saga Horizon de Kevin Costner et Le Comte de Monte-Cristo d’Alexandre de La Patellière et Matthieu Delaporte), Thierry Frémaux et ses équipes assuraient à Cannes son statut de centre névralgique du cinéma mondial, objet de tous les regards, du plus grand public au plus cinéphile, assumant le risque des grands écarts, ce qui fut, à bien des égards, la marque de cette dernière édition.

Ainsi, s’il n’est guère envisageable, en général, d’extrapoler d’un festival les tendances, lignes de fracture et défis qui structureront le cinéma mondial pendant plusieurs années, il est possible d’effectuer ce travail prospectif à partir du Festival cannois, tant celui-ci a souvent semblé anticiper les évolutions du 7ème art – parce que les différentes sélections tentent d’être représentatives de ce qui se fait un peu partout dans le monde et que les films sélectionnés sont souvent les plus attendus de l’année, mais aussi parce que la visibilité dont ils bénéficient contribue à façonner en retour les attentes et succès futurs. Revenir sur ces quinze derniers jours peut donc permettre de dresser un panorama des évolutions en cours, d’autant plus qu’il s’est agi plus que jamais d’une édition de transition. 

Le calme après la tempête

La fumée blanche ne pointait pas encore à l’horizon que déjà, à l’issue de la première de The Seed of the Sacred Fig de Mohammad Rasoulof, les dés semblaient jetés. En sortant du Grand Théâtre Lumière, les festivaliers paraissaient soulagés et clamaient, avec un peu trop de précipitation, l’évidence de la Palme. Il faut dire que de nombreux commentateurs avaient fustigé le niveau de la compétition, jugé plus faible que les années précédentes, et il est vrai qu’une bonne partie des films sélectionnés mais non palmés l’année dernière auraient sans nul doute pu, cette année, prétendre à la récompense suprême (les films de Jonathan Glazer, d’Alice Rohrwacher, de Nuri Bilge Ceylan, d’Hirokazu Kore-Eda, de Wes Anderson…). D’autres au contraire, à l’image de Josué Morel dans Critikat, ont pu y voir une sélection décousue foncièrement moderne, bien loin de tout académisme festivalier.

Quoi qu’il en soit, ce sentiment amer a en revanche permis de valoriser les films des autres sections, en particulier « Un certain regard », mais aussi ceux des sélections parallèles, de la Quinzaine des Cinéastes et de l’ACID notamment. Les très réussis À son image de Thierry de Peretti et Château rouge d’Hélène Milano ont ainsi pu bénéficier d’une médiatisation plus importante.

Sean Baker, cinéaste des marges et des laissés-pour-compte du « rêve américain », habitué aux petits budgets et à la débrouille, continue ainsi de creuser son sillon et retrouve les figures auxquelles il est habitué (la figure de la prostituée notamment, présente dans Starlet, The Florida Project et Tangerine).

Dans ce climat chagrin, le film de Mohammad Rasoulof avait tout pour plaire. The seed of the sacred fig narre la révolte des femmes en Iran à travers son impact sur une famille de Téhéran dont le père, promu juge d’instruction, se transforme peu à peu en bourreau du régime, et voit ses relations avec ses filles et sa femme se détériorer. La violence du régime des mollahs, montrée notamment au travers d’images d’archives (vidéos publiées sur les réseaux sociaux), croise et révèle petit à petit la domination et la violence masculines au sein de la famille. Si le film fut accueilli avec entrain et s’est immédiatement rangé aux côtés des favoris de la compétition (Anora de Sean Baker, Palme d’or, et All we imagine as light de Payal Kapadia, Grand Prix), eux aussi présentés en deuxième partie de Festival, il fut finalement récompensé d’un Prix spécial. Ce choix a pu irriter, puisque le jury semblait ainsi récompenser le sujet du film, son parcours sinueux (Rasoulof, après l’avoir tourné clandestinement, a dû fuir l’Iran avec une partie de son équipe, traversant de nuit des montagnes à pied, pour échapper à sa condamnation de cinq ans de prison assortis de coups de fouet et pouvoir le présenter à Cannes) et non le film en lui-même, pourtant réussi, subtil (grâce notamment au personnage de la mère de famille acquise au régime) et tout aussi audacieux (le recours aux images d’archives et le choix de montrer ses actrices non voilées lors des scènes en appartement, ce qui semble logique mais qui est pourtant interdit dans les films autorisés par le régime de Téhéran).

Malgré ce petit écart vis-à-vis des pronostics, le palmarès final fut unanimement salué et mit tout le monde d’accord, rassurant les festivaliers décontenancés par la première moitié du Festival et soulagés de voir la Palme accordée à un film qui fit, lui aussi, l’unanimité. Avec Anora, Sean Baker signe un film fondamentalement drôle dans lequel Mikey Madison (qui crève l’écran) incarne une strip-teaseuse se retrouvant mariée au fils d’un jeune oligarque russe et qui, tout au long du film, refuse de se faire malmener par ceux qui ne voient en elle qu’une prostituée que l’on peut maltraiter et destinée à retrouver sa place initiale. Ce cinéaste des marges et des laissés-pour-compte du « rêve américain », habitué aux petits budgets et à la débrouille (Tangerine avait été filmé avec un iPhone 5), continue ainsi de creuser son sillon et retrouve les figures auxquelles il est habitué (la figure de la prostituée notamment, présente dans Starlet, The Florida Project et Tangerine).

Un (très) grand écart

En adoubant les films présentés en fin de Festival, le jury cannois a aussi récompensé les films les plus subtils et les moins m’as-tu-vu de la sélection. Il faut dire que certains furent particulièrement marqués du sceau de la démesure, comme si l’ombre de Megalopolis de Francis Ford Coppola (véritable ovni qui semble avoir profondément divisé jusqu’à la dernière rédaction présente au Festival) avait planée au-dessus d’une bonne partie des films en compétition. Ainsi, le plus grand écart fut probablement les projections de Caught by the tides de Jia Zhangke et, le lendemain, de Limonov – The Ballad de Kirill Serebrennikov. 

Le film de Zhangke raconte, à travers le parcours d’un couple qui se perd de vue, l’histoire contemporaine de la Chine, ses mutations et les grands événements qu’elle a traversés (l’admission à l’OMC, les Jeux olympiques de Pékin, la robotisation, la crise sanitaire, etc.).

Ce dernier, adaptation du roman éponyme d’Emmanuel Carrère (présent dans le film), met en scène les pérégrinations de l’écrivain russe Édouard Limonov, exilé puis fervent soutien du régime russe. En renouant avec le mythe du plan-séquence et en enchaînant les effets de montage superficiels (bien que les plans-séquences soient, d’un point de vue formel, réussis), Serebrennikov fait de son film un exercice de style clinquant, prétentieux, dont la surenchère empêche le spectateur de se questionner sur les raisons des retournements de veste successifs du personnage, vus comme de simples conséquences d’évènements fortuits, et de son passage progressif d’écrivain marginal et libéral à leader nationaliste d’extrême-droite. 

Beaucoup moins tape-à-l’œil, le film de Zhangke raconte, à travers le parcours d’un couple qui se perd de vue, l’histoire contemporaine de la Chine, ses mutations et les grands événements qu’elle a traversés (l’admission à l’OMC, les Jeux olympiques de Pékin, la robotisation, la crise sanitaire, etc.). À l’aide d’un astucieux remontage de ses précédents films et d’images documentaires, le cinéaste chinois parvient à faire surgir l’émotion du quotidien souvent désillusionné de cette femme (Zhao Tao, grandiose), qui semble ballotée par les bouleversements inexorables induits par l’entrée de la Chine dans le capitalisme. Si le montage est moins immédiatement perceptible que chez Serebrennikov, il autorise au contraire certains moments de grâce (les magnifiques surimpressions) dont Limonov manque cruellement. Et, bien qu’il n’ait pas récompensé Caught by the tides, le jury semble, par ses choix, lui avoir donné raison.

Femme, vie, liberté

Un des sujets majeurs de cette édition cannoise, qui se retrouve dans le palmarès, fut la condition féminine. Avant même le début du Festival, la rumeur, démentie par les médias concernés, d’une liste de professionnels du cinéma présents à Cannes et accusés de violences sexuelles, avait fait couler beaucoup d’encre. De même, la faiblesse du nombre de réalisatrices en compétition (4 femmes sur 22 sélectionnés, contre 7 sur 21 en 2023) avait été soulignée. 

Avec The Substance, Coralie Fargeat met en scène les injonctions auxquelles sont confrontées les femmes et le regard porté par les hommes sur leurs corps à travers le parcours d’une actrice en fin de carrière imposée.

Lors du Festival, cette attention se retrouva dans les films projetés. Outre ceux de Mohammad Rasoulof et de Sean Baker, de nombreux autres films traitèrent des questions de genre. Il en est ainsi d’Emilia Perez, Prix du jury et Prix d’interprétation féminine collectif, avec lequel Jacques Audiard narre le parcours d’une femme transgenre (Karla Sofía Gascón) qui, avec l’aide d’une avocate talentueuse, passe de narcotrafiquant mexicain à fondatrice d’une association qui aide les familles à retrouver leurs proches disparus. Hors de la compétition, Judith Godrèche a également présenté son court-métrage Moi aussi sur les violences sexistes et sexuelles, et le silence qui les entoure et qu’elle s’évertue à briser. 

Plus spécifiquement, la place des actrices et les abus dans le milieu du cinéma furent l’objet de plusieurs œuvres présentées à Cannes. Tandis que la vague « Me too » continue de déferler sur le monde du cinéma, plusieurs réalisatrices se sont emparées du sujet. Ainsi, Jessica Palud retrace dans Maria, présenté à Cannes Première, le parcours de Maria Schneider et le viol subi par l’actrice (et filmé) sur le tournage du film Le Dernier Tango à Paris de Bertolucci avec Marlon Brando. De la même manière, avec The Substance, Coralie Fargeat met en scène les injonctions auxquelles sont confrontées les femmes et le regard porté par les hommes sur leurs corps à travers le parcours d’une actrice en fin de carrière imposée qui, à l’aide d’un produit douteux, crée une nouvelle version d’elle-même, plus jeune, plus sexy, et avec qui elle partage (difficilement) son temps. Le film de Fargeat n’est pas sans rappeler les récents propos d’actrices qui regrettent d’être mises au placard après quarante ans.

Enfin, l’actualité sociale a également traversé le Festival de Cannes, et en a redéfini les contours. Ainsi, la grève des scénaristes à Hollywood a contribué à repousser bon nombre de films états-uniens, et la sélection cannoise s’en est trouvée affectée. De même, tout au long du Festival, l’on pouvait apercevoir par-ci par-là des badges « Sous les écrans la dèche », en soutien au collectif de travailleurs de festivals de cinéma qui alertent sur leur précarisation de plus en plus criante et qui réclament, auprès du ministère de la Culture et du CNC, de pouvoir relever du régime de l’intermittence. Énième rappel que le Festival n’a jamais été hermétique aux débats politiques et sociaux qui traversent la société.

Vers une décennie indienne ?

Une autre récompense mérite toute notre attention : le couronnement du très beau All We Imagine as Light de la réalisatrice Payal Kapadia, mélodrame à la tonalité douce-amère qui brosse les désirs et les désillusions de femmes de Mumbai et qui remporte un Grand Prix mérité. Plusieurs films indiens avaient été sélectionnés cette année, que ce soit dans la section « Un certain regard » (Santosh de Sandhya Suri), à la Quinzaine des Cinéastes (Sister Midnight de Karan Kandhari), à l’ACID (In Retreat de Maisam Ali) ou encore à la Cinéfondation (Sunflowers were first ones to know de Chidanand Naik), mais c’est bien le choix du film de Kapadia qui constitue à lui seul un évènement, puisqu’il met fin à trente ans d’absence du sous-continent en compétition (depuis Swaham de Shaji Karun, en 1994). 

Il est probable que cet attrait nouveau pour le cinéma indien s’accompagne aussi d’un intérêt pour une culture cinématographique bien plus riche et diverse que la référence omniprésente à Satyajit Ray à tendance à masquer.

On aurait d’ailleurs tort de n’y voir qu’un choix anecdotique, puisqu’il s’inscrit dans un regain d’intérêt très récent et renforcé en Occident pour le cinéma indien, comme en témoignent les succès en Europe et aux États-Unis du film RRR de S. S. Rajamouli (et, sur les plateformes, de ses films Baahubali et Baahubali 2) et de Léo de Lokesh Kanagaraj, ainsi que l’organisation d’une exposition sur le cinéma indien au musée du quai Branly (l’exposition « Bollywood Superstars » s’est terminée en janvier dernier). Il est possible de penser que, comme le cinéma hong-kongais dans les années 1980 et 1990, le cinéma japonais, notamment d’animation, dans les années 2000 et le cinéma coréen dans les années 2010, le cinéma indien connaisse un âge d’or en Occident dans les années à venir. Et, de la même façon que les succès internationaux de Bong Joon-ho, Park Chan-Wook, Kim Ki-duk, Yeon Sang-ho et Kim Jee-woon, ainsi que l’accueil réservé à Hong Sang-soo ont permis de faire redécouvrir Im Kwon-taek, Shin Sang-ok et Kim Ki-young, il est probable que cet attrait nouveau pour le cinéma indien s’accompagne aussi d’un intérêt pour une culture cinématographique bien plus riche et diverse que la référence omniprésente à Satyajit Ray à tendance à masquer.

La dernière séance

Dans le dernier numéro des Cahiers du cinéma, les rédacteurs évoquaient l’apparent « chant du cygne » que les derniers réalisateurs du Nouvel Hollywood paraissent entonner. Après Steven Spielberg (The Fabelmans) et Martin Scorsese (Killers of the Flower Moon, présenté à Cannes en 2023), c’est au tour de Paul Schrader avec Oh, Canada et de Francis Ford Coppola avec Megalopolis de présenter des œuvres plus personnelles, qui ressemblent tout de même beaucoup à des adieux indicibles. Coppola réalise ainsi un projet gargantuesque auquel il avait rêvé pendant plus de quarante ans et qui fut autant difficile à produire (le film engloutit une grande partie de sa fortune personnelle) et à réaliser (le comportement de Coppola pendant le tournage fut mis en cause dans The Guardian) qu’il fut froidement accueilli par les festivaliers et la critique, divisés. Paul Schrader quant à lui semble fermer une boucle cinématographique en dirigeant à nouveau Richard Gere, quarante-cinq ans après American Gigolo. Pour compléter le tableau, George Lucas, lui aussi, était présent sur la croisette pour recevoir une Palme d’or d’honneur pour l’ensemble de sa carrière. 

Enfin, un autre cinéaste à la carrière glorieuse, David Cronenberg, proposa avecThe Shrouds un film plus (et probablement trop) intime, accueilli lui aussi timidement, dans lequel Vincent Cassel joue son alter ego, confronté à ce qu’il reste de sa femme et à son deuil (Carolyn Zeifman, la femme de Cronenberg, est décédée en 2017). Ces cinéastes qui ont façonné le cinéma nord-américain pendant plusieurs décennies (et qu’il ne faudrait pas enterrer trop rapidement) nous adressent désormais leurs ultimes œuvres, sous le regard d’autres artistes, plus jeunes, qui prennent leur relève (comment ne pas penser, en revoyant Cronenberg en compétition, à Julia Ducournau, Palme d’or il y a deux ans, et à Coralie Fargeat ?). Cannes a cette année eu des airs de cérémonie de passation.

For Ever Godard

Plus émouvant encore, les dernières œuvres de deux cinéastes disparus récemment ont été présentées cette année. Avec Ma vie, ma gueule, film d’ouverture de la Quinzaine des Cinéastes, la regrettée Sophie Fillières lègue un des plus émouvants films du Festival, dans lequel Agnès Jaoui campe une femme dépressive, foncièrement bancale et comique malgré elle, qui tente maladroitement de trouver sa place dans un environnement peu disposé à l’accueillir. Cet autoportrait, monté par son équipe et ses enfants (Sophie Fillières est décédée peu après le tournage) a permis à beaucoup de festivaliers de découvrir la vie et l’œuvre d’une cinéaste trop peu connue.

« Il y a la règle et il y a l’exception. Il y a la culture qui est la règle, et il y a l’exception, qui est de l’art. »

Jean-Luc Godard, dans Je vous salue Sarajevo

Enfin, avec Film annonce du film qui n’existera jamais : « Drôles de guerres », présenté l’année dernière, on croyait avoir vu l’ultime œuvre de Jean-Luc Godard. C’était mal connaître le cinéaste-monteur qui, après avoir choisi le moment de son départ, a décidé de décaler une dernière fois ses adieux, en offrant cette année Scénarios, un court métrage comme il en a le secret, un « dernier avertissement » réalisé la veille de son suicide assisté. Lorsque le dernier plan s’afficha et que JLG, depuis son lit, salua le public cannois avec humour, nombreux sont ceux qui ont pensé, les larmes aux yeux, aux mots d’Aragon dans Le crève-cœur qu’il affectionnait tant : « Quand il faudra fermer le livre, ce sera sans regretter rien. J’ai vu tant de gens si mal vivre, et tant de gens mourir si bien ». Cet ultime geste, accompagné de l’Exposé du film annonce du film « Scénario », véritable plongée dans la méthode laborantine du cinéaste suisse, fut très certainement l’un des sommets du Festival. Et le fantôme de Godard se déplaça le lendemain en salle Debussy, avec la projection du court-métrage C’est pas moi de Leos Carax qui lui rendait une nouvelle fois hommage, comme l’élève au maître disparu, un an et demi après son très beau texte dans le numéro d’octobre 2022 des Cahiers

D’ailleurs, c’est bien avec Godard qu’il convient de terminer ce bilan cannois, en se rappelant ses mots si simples mais extrêmement lucides dans Je vous salue Sarajevo, repris dans JLG / JLG, autoportrait de décembre : « Il y a la règle et il y a l’exception. Il y a la culture qui est la règle, et il y a l’exception, qui est de l’art. » À sa façon, cette 77ème édition du Festival de Cannes aura été la rencontre des formes qui, dans le cinéma, se rapprochent de la culture et de celles qui s’en éloignent, et constituent de véritables œuvres d’art.

Parasite ou le triomphe de la Nouvelle vague coréenne

Parasite / DR

Palmé d’or à Cannes pour Parasite, le cinéaste Bong Joon-ho incarne le triomphe de la Nouvelle Vague sud-coréenne, née dans les cendres de la dictature. Un cinéma hautement politique, corrosif, qui ne se refuse aucun genre et n’oppose pas succès critique et triomphe commercial.


Lors de la 72ème édition du Festival de Cannes, justice a été rendue. En offrant la récompense suprême à Bong Joon-ho et Parasite, le jury a réparé un terrible affront : la Corée du Sud n’avait jamais reçu de Palme d’or ! Impensable, tant le cinéma sud-coréen est, depuis plus de vingt ans et la naissance de sa Nouvelle vague , l’une des industries les plus rafraîchissantes du cinéma mondial.

La Nouvelle vague naît en Corée sur les ruines de la dictature militaire, au milieu des années 1990. L’heure est à la libéralisation de la culture : le cinéma, autrefois sous tutelle ministérielle et soumis à une forte censure, s’ouvre à une génération de nouveaux réalisateurs. Biberonnés à la culture cinéphile, souvent issus de la Korean Academy of Film Arts (KAFA) dont ils vont faire exploser les codes, ces jeunes cinéastes – Bong Joon-ho donc, mais aussi Park Chan-wook, Lee Chang-dong ou encore Kim Jee-won – vont bénéficier d’un contexte favorable.

Tous ont la rage au fond du ventre, une colère revendicatrice à déverser sur les bobines, mais ils refusent le classicisme dans lequel un certain cinéma social tend à s’enfermer. Cela tombe bien, en ces années de libertés nouvelles, les coréens sont avides de nouveauté, de jamais-vu, de grand spectacle et boudent le conformisme. C’est cette alliance entre le cinéma de genre, dans sa fonction première de divertissement, et un cinéma radicalement politique, qui va fonder la Nouvelle vague.

À la conquête de l’Ouest

Films de monstre (The Host), thrillers sanguinolents (J’ai rencontré le diable), fables féeriques (Okja), drames horrifiques (Dernier train pour Busan)… Ce cinéma-là digère Claude Chabrol comme George Romero et s’autorise tout, ou presque. Il faut dire qu’il en a les moyens. Les chaebols, ces méga-entreprises qui structurent l’économie du pays, sont enclines à investir massivement dans le cinéma national, garantissant des budgets à la hauteur des imaginations des réalisateurs. D’un autre côté, la politique de protectionnisme culturel pratiqué par l’Etat (les cinémas doivent avoir un film maison à l’affiche au moins 40 % de l’année) limite la concurrence nord-américaine. Résultat : là où en France le box-office semble se réduire à un triste affrontement entre blockbusters américains et comédies françaises interchangeables, en Corée du Sud, ce sont les champions locaux qui font la pluie et le beau temps.

Alors que le Nouvel Hollywood semble bien loin aux Etats-Unis, que les grands cinéastes s’effacent devant les grandes franchises (on ne va plus voir un Spielberg, on va voir un Marvel), la Corée du Sud réaffirme la possibilité d’un cinéma d’auteur tout à la fois accessible et exigeant. Et finit, enfin, par être reconnue à l’international.

C’est là sans doute une des grandes forces de la Nouvelle vague sud-coréenne : ces thématiques, bien que fortement influencées par la société sud-coréenne, sont facilement exportables. Un témoignage de l’érudition cinéphile de ses ambassadeurs, capables de traduire en langue cinématographique universelle des préoccupations très coréennes ; de leur talent de conteurs, aussi : leur film ne sont jamais théoriques, ont toujours le souci d’accrocher le spectateur à travers une bonne histoire (le principe même de la fiction).

Un cinéma peuplé de marginaux

Quasi-thèse sociologique, Parasite en est un très bon exemple. Une famille très pauvre, acculée par la misère et le chômage, contrainte de vivre dans un entre-sol de Séoul, au-dessous du niveau de la rue, décide de monter une arnaque. Tour à tour, faisant mine de ne pas se connaître, ils vont se faire embaucher dans une famille bourgeoise du sommet de la ville, pour pouvoir vivre confortablement avec eux et « parasiter » leur quotidien. Comme Bong Joon-ho préfère prophétiser des lendemains qui flambent que des surlendemains qui chantent, la suite leur prouvera qu’il faut bien plus qu’une simple combine pour s’extraire des carcans qui enserrent la société. Et que la lutte des classes ne fera pas l’économie de la violence.

C’est le message répété film après film par Bong et ses camarades de la Nouvelle vague : ce monde bout, se contorsionne en attendant d’exploser, et nourrit la violence ultra-graphique de leur cinéma. Si la critique prend particulièrement bien dans une Corée ultra-inégalitaire, elle sonne tout aussi juste en Occident. Peut-on faire plus universel que la misère, les inégalités, l’espoir du changement ?

D’autant qu’il y a chez ces cinéastes un amour sincère pour les personnages prolétaires, les marginaux, ceux qui sont dépassés par les événements et sont condamnés à le rester. Chez Bong, c’est la mère d’un fils malade mental face à la justice (Mother), une petite fille de campagne confrontée à l’industrie agro-alimentaire (Okja), un commerçant et sa famille seuls face à un scandale sanitaire impliquant l’armée américaine (The Host). Des figures rarement représentées, ou alors mal, singés grossièrement dans les comédies françaises de droite, ou condamnés à un cinéma de critique sociale plus confidentiel (Ken Loach, les Dardenne, Stéphane Brizé…). Les cinéastes sud-coréens entretiennent un amour profond de leurs personnages miséreux, en faisant de véritables héros.

Cannes ne s’y est donc pas trompé. La Nouvelle vague coréenne est peut-être ce qui se fait de mieux en cinéma politique. Parce qu’elle ne prend jamais le grand public pour un idiot. Parce qu’elle met en avant des auteurs complets et talentueux. Parce qu’elle épouse l’intégralité du spectre cinéphilique, ne se refusant ni aucun goût ni aucune couleur. Parce qu’elle a compris la nécessité de proposer autre chose face à la machine hollywoodienne et pour cela, d’y mettre des moyens économiques et politiques. À bon entendeur…

Retour sur la 70e édition du Festival de Cannes

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La 70 e édition du Festival de Cannes s’est achevée. Si la sélection officielle a pu être jugée par la presse spécialisée comme en partie décevante, cette année s’est avérée tout de même remarquable grâce à quelques chefs d’œuvres, des sélections parallèles de grande qualité et des polémiques qui ont donné à réfléchir.La première d’entre elles a d’ailleurs porté sur l’affiche elle-même : retouchée pour faire perdre des tours de taille à la pourtant magnifique Claudia Cardinale (1)…Un symbole bien triste…

Cet anniversaire est une bonne occasion de rappeler l’histoire antifasciste du festival de Cannes, dont la première édition pris place en 1946, mais qui fut imaginé dès les années 30 par le Front Populaire et Jean Zay comme une réponse au festival fasciste de Venise. Ce point est important car il permet de rappeler la dimension intrinsèquement politique du Festival de Cannes et donc…ses paradoxes : à la fois irrévérencieux et élitiste, provocateur et artificiel, révolutionnaire et bourgeois…

On se souvient de la palme de la précédente édition où l’on pouvait entendre le discours anti-austéritaire de Ken Loach à quelques mètres de rangées de yachts et de palaces.

Ce festival, qui consacre la France comme le pays du cinéma, permet de concourir pour la palme d’or mais aussi simplement de se faire remarquer et d’obtenir un important bénéfice promotionnel.C’est le cas notamment des films dits « hors compétition ».

C’est dans ce cadre qu’ont été projetés, entre autres, le film sud-coréen Sans Pitié (Bulhandang de Sung-hyun Byun), un thriller nerveux et efficace, et D’Après Une Histoire Vraie de Roman Polanski. Ce second film a relancé la polémique sur Roman Polanski dont nous parlions ici il y quelques mois de cela (2) : à savoir comment un homme qui fuit la justice pour des motifs extrêmement graves peut se pavaner librement sur le tapis rouge… Sur le film lui-même, sa présence en hors compétition plutôt qu’en sélection officielle laissait certes attendre le pire, mais il nous était impossible d’imaginer que le réalisateur de Rosemary’s Baby, Chinatown, Le Pianiste…soit capable d’accoucher d’une œuvre aussi médiocre. « D’après une histoire vraie » fait justement penser à ces émissions qui passent en semaine sur la TNT vers midi et qui sont censées retracer des histoires vraies : mal jouée, dialogues grotesques, effets visuels immondes…rien ne nous a été épargné. On ne peut pas reprocher à Eva Green sa performance, c’est bien le rôle qu’on lui attribue qui pose problème : il faut littéralement 30 secondes pour réaliser que son personnage est gravement psychopathe, neutralisant d’emblée tout espoir d’une quelconque subtilité. Sans parler de la tension sexuelle suggérée entre les deux femmes avec une grossièreté à peine croyable.

 La projection fut ponctuée sur toute sa durée de rires gênés voire de vraies hilarités pour les moins tolérants. Les admirateurs de Polanski durent attendre la moitié du film pour se résoudre à admettre que non, ce n’était pas du second degré. Comment qualifier ces scènes où Eva Green défonce un mixeur à grand coups de rouleau à pâtisserie pour nous suggérer avec subtilité son déséquilibre psychologique ? où Vincent Perez passe l’entièreté du long métrage les sourcils froncés au maximum en disant « je suis inquiet, il y a quelque chose qui cloche… » ? où Eva Green toujours, dit le plus sérieusement du monde, que « recevoir des lettres anonymes c’est une chose, mais se faire shamer sur les réseaux sociaux, ça non ce n’est pas acceptable » avant de se lancer dans une lecture dramatique de commentaires de trolls, non pas sans rappeler Youtube Comment Reconstruction. Tout ça avant que le film ne se termine comme une parodie de Misery

Certains se demandent comment Olivier Assayas, le coscénariste, a pu écrire des dialogues aussi gênants, lourds et remplis de banalités : ceux-là n’ont sûrement pas vu Après Mai, qui représente un petit peu la façon dont quelqu’un de droite se représenterait mai 68, avec des dialogues sur le mode « bonjour jeune hippie, aurais-tu quelques stupéfiants à ingérer ? ainsi nous pourrions « triper » puis aller faire l’amour et peindre en débattant de la révolution internationale prolétarienne »…C’est à peu près ce niveau de justesse qu’on retrouve ici
D’Après une histoire vraie parle du syndrome de la page blanche, celui dont ont été victimes Assayas et Polanski, mais cette mise en abîme ne nécessitait sûrement pas une heure et demie de notre temps…
Libération a conclu son article en s’adressant au réalisateur en ces termes : « mais pourquoi nous entraîner dans ton suicide ? » (3)

https://www.youtube.com/watch?v=PdtNPZZxWX8

En « Séance spéciale » était diffusé le retour de Twin Peaks…25 ans après la saison 2, marquant également le retour à la réalisation de David Lynch après une dizaine d’années. Une séance évidemment remplie d’émotions et de nostalgie pour deux épisodes virtuoses qui parviennent à nous replonger dans ce qui faisait l’atmosphère si particulière de la série tout en l’actualisant (le featuring parfait et mélancolique de Chromatics…). Un élément frappe toutefois : l’extrême violence graphique à laquelle la série ne nous avait pas habitué : corps déchiquetés et mis en scène façon Hannibal, meurtres extrêmement brutaux et gores… Comme un gage aux nouvelles normes télévisuelle auxquelles on peut être surpris que Lynch, créateur si libre, ait « cédé ».

En parallèle de la sélection officielle on trouve Un certain Regard qui fait concourir des réalisateurs débutants pour le prix Un Certain Regard et la Caméra d’Or. Ce fut l’occasion de découvrir Tesnota, premier long métrage du jeune Kantemir Balagov, qui dessine le portrait d’une femme en quête de liberté sur fond de tensions ethniques et religieuses en Russie. Se déroulant quelques années après la première guerre atroce de Tchétchénie, à la fin des années 90, le film évoque l’antisémitisme et les tensions avec les Kabardes (musulmans). La persistance de l’antisémitisme est suggérée par l’absence totale de confiance de la communauté juive en l’Etat (après des siècles de pogroms…) : quand des membres de leur famille sont kidnappés par les Kabardes elle préfère régler ces affaires en internes. IIana la jeune héroïne du film est juive mais fréquente Zalim, qui lui est kabarde. Cette relation, le plus souvent filmée avec une grande tendresse, permet de dessiner un mince espoir de s’émanciper de ces haines et des traditions oppressantes (mariages forcés entre autres).

Des images d’archives propagandistes tout bonnement insoutenables nous sont montrées à un moment où nous nous ne y attendons pas et permettent de recontextualiser : celles des islamistes tchétchènes égorgeant des soldats russes suppliant qu’on les épargne, annonçant déjà les méthodes de Daesh, et dont une partie des Kabardes affirment être solidaires. Tesnota livre ainsi un portrait noir mais virtuose des souffrances et des haines de plusieurs peuples des régions reculées de la Russie.

https://www.youtube.com/watch?v=gRDW0W3PHLo

Un certain regard était aussi l’occasion de découvrir le thriller Wind River avec Jeremy Renner qui se promettait d’être un polar rural au sein de la communauté amérindienne, capable d’exploiter les spécificités de son milieu, par exemple à la manière de Winter’s Bone (lui situé dans le Missouri). Malheureusement cette piste enthousiasmante est vite abandonnée au profit d’un film d’action efficace mais aux ressors connus : Jeremy Renner ne pouvant s’empêcher de faire des sermons de « survivor » à chaque fois qu’il ouvre la bouche, les locaux moquant les « feds » « venus de la ville » « qui ne connaissent pas le terrain » etc…et teintés de sexisme : le chasseur expliquant son métier à la détective du FBI surdiplomée mais forcément inexpérimentée, naïve, ayant besoin d’être sans cesse secourue et guidée. Il se trouve que Taylor Sheridan, le réalisateur, n’est autre que le scénariste de Sicario où déjà le personnage d’Emily Blunt était traitée comme une femme-enfant à qui les hommes doivent tout apprendre et réduite au rôle de victime. (4)

En parallèle de la compétition officielle, on trouve des compétitions indépendantes du Festival, c’est le cas de la Quinzaine des réalisateurs créée après mai 1968, année durant laquelle les débats houleux de la période se traduisirent par l’annulation pure et simple de cette édition du festival. La création de ce « contre-festival » eut alors pour but de proposer un autre regard, une sélection plus « libre » et des attitudes moins conventionnelles.

 C’est ce festival qui permettait cette année de découvrir le film d’action de Netflix : Bushwick dont le scénario est l’attaque d’un quartier de New York par des milices texanes tentant d’envahir le nord des Etats-Unis. Avec un scénario de ce type on pouvait s’imaginer à un second degré constant, et bien qu’existant, il est constamment contrasté par l’ultraréalisme et la brutalité de l’action, quasi-entièrement filmée en une succession de plan séquences (certains proprement virtuoses, particulièrement la terrifiante scène d’ouverture).

Comme nous l’avions dit dans notre article sur The Walking Dead (5), les contextes socio-politiques influent grandement sur les représentations de la violence. Dans Bushwick, l’irruption soudaine et absurde de la barbarie dans un contexte urbain occidental, à l’image de Cloverfield premier film véritablement « post 11 septembre », la mort soudaine des proches et l’absence d’espoir au milieu de l’attaque font évidemment penser aux images épouvantables des attaques récentes diffusées à travers le monde. L’action en temps réel, l’utilisation répétée du hors champ rappellent ces vidéos prises par smartphones captant les drames presque par inadvertance. De ce point de vue des films comme Bushwick témoignent de traumatismes très contemporains, où s’imprègne l’idée qu’un champ de bataille peut naître en quelques minutes au coin de notre rue.

Ce que ce film fait comprendre c’est comment se crée une mécanique de terreur ; à l’arrivée nous décuplons nous-mêmes notre sentiment d’insécurité par ce type d’œuvres dont le message est explicite : nous ne sommes nulle part à l’abri de la barbarie, elle n’a aucune frontière. Ce réalisme dur surprend dans un film dont le scénario nous promettait une farce parodique.  A dire vrai, à écouter les réalisateurs venus s’exprimer pour l’occasion, Bushwick est le fruit de sept années de travail, et derrière ce synopsis de série B ceux là ont voulu évoquer la fracture bien réelle entre l’Amérique des centres urbains et sa périphérie, entre le côte ouest et la Sun Belt, dimension qui gagne en actualité dans l’Amérique trumpienne.

Il s’agit maintenant d’aborder la sélection officielle, c’est-à-dire les films qui concourraient pour les prix du Festival officiel et le plus illustre d’entre eux, La Palme d’Or.

Le dernier film de Fatih Akin, In The Fade a obtenu le prix d’interprétation féminine pour Diane Kruger. Si on peut questionner, comme l’a fait récemment Emma Watson, la distinction genrée des prix d’interprétation, Diane Kruger mérite toutefois probablement son prix dans la mesure où la performance d’acteur-rice est généralement jugée indépendamment de la qualité globale du film dans laquelle elle prend place. Il faut alors reconnaître à Diane Kruger son talent, notamment pour pleurer puisque c’est globalement l’unique rôle qui lui est affecté dans ce long-métrage. C’est également celui qui est assigné aux spectateurs à qui l’injonction lacrymale est faite pendant plus de deux heures avec des procédés dont on peut questionner la subtilité. In The Fade est ainsi un film sadique qui met en scène une mère de famille faisant face à la mort de son petit garçon et de son mari d’origine turque dans un attentat néonazi. A partir de là rien ne nous sera épargné : les détails de la mort du petit garçon, Diane Kruger pleurant dans lit de son enfant mort, Diane Kruger regardant en boucle les vidéos de son mari et de son enfant sur son iphone, Diane Kruger se tranchant les veines dans sa baignoire…

Après cette partie insoutenable consacrée au deuil s’ensuit la partie sur le procès. Le spectateur commence à s’interroger sur la finalité de ce que nous avons dû subir et espère trouver quelques réponses, celles qui se dessinent deviennent malheureusement assez vite inquiétantes. Les néonazis sont des espèces d’attardés, très très racistes, qui ne regrettent rien et dont on ne sait au final rien sur leur processus de radicalisation. Attention Spoilers : Les nazis sont acquittés par une justice qui, comme semble nous le dire Fatih Akin, ne fait pas correctement son travail. Diane Kruger est alors amenée à se faire justice toute seule tout en se suicidant. Alors que le film se termine et que nous nous demandons ce que le réalisateur a bien voulu nous faire passer par ce fait divers atroce, celui-ci y répond alors par un encadré nous expliquant que plus de 9 personnes ont ainsi été tuées par les néonazis récemment en Allemagne… On est bien alors obligé d’admettre, consternés, et comme cela sera confirmé par les interviews ultérieurs de Fatih Akin, que c’est bien là que se trouve l’unique message du film : le nazisme, c’est mal. Le moins que l’on puisse dire est qu’il s’agit d’un engagement à peu de frais et somme toute…assez lâche.

Le néonazisme – par ailleurs un phénomène assez différent du nazisme, mais Fatih Akin ne semble pas s’encombrer des subtilités – ne dépasse pas (à ce stade) l’action groupusculaire et ultramarginale. La montée de l’extrême droite via AFD (6) (7) , de l’islamophobie via Pegida, et du racisme anti-turc sont eux des vrais sujets que F. Akin n’aborde jamais sur le fond. Aube Dorée (Grèce) est évoquée à un moment, et il s’agit bien là d’un des seuls mouvements néonazis dont l’importance est notable en Europe, coupable de crimes, et dont il serait intéressant de parler, mais là aussi le propos est malheureusement creux. Avec ses nazis tueurs d’enfants et acquittés, Fatih Akin ne prend aucun risque, ils incarnent le mal absolu, mal dont on ignore l’origine. À cette barbarie déshumanisée Fatih Akin peut alors opposer la barbarie légitime du personnage incarné par Diane Kruger, confortée par l’inaction de la justice. Fatih Akin oserait il défendre ouvertement la loi du Talion et l’action violente contre l’extrême droite, avec la pluie de critiques que cela lui aurait valu ? Si cette sortie avait été clivante, elle aurait eu au moins de le mérite de la cohérence et d’une forme de courage. Mais là aussi Fatih Akin fait le plus lâche des choix, celui de faire se suicider Diane Kruger dans son contre-attentat contre les meurtriers, manière de nous dire « oui la vengeance ne résout rien, mais elle est parfois la seule justice possible ».

Ainsi, si vous n’aimez pas les nazis, que vous croyez à l’Etat de droit mais que quand même, « on va pas pleurer pour des tueurs d’enfants » vous serez très satisfaits, si toutefois, vous pensez que si un film est insoutenable il se doit de tenir un discours qui donne à réfléchir alors vous feriez mieux de passer votre chemin.

You Were Never Really Here est peut être la grosse surprise de ce festival, la petite bombe sensitive que nous attendions : il a cumulé le prix du scénario (on aurait plutôt attendu celui de la mise en scène !) et d’interprétation pour Joaquin Phoenix. Il est très heureux que Lynne Ramsay ait reçu une récompense. Les femmes sont encore très peu récompensées dans le cinéma : une seule a obtenu la Palme d’Or en 70 ans… Jane Campion pour La Leçon de Piano. Cela témoigne de la difficulté à être une femme réalisatrice : on ne compte que 7% de femmes à Hollywood et 25% en France (8)…

La réaction de Joaquin Phoenix à l’annonce de son prix, hautement mérité en vue de sa performance à la fois brutale et sensible, a surpris. Il faut alors re-contextualiser le rapport de Joaquin Phoenix aux médias et à une certaine élite du cinéma : ayant grandi dans une famille assez pauvre et ayant conservé un rapport de distance vis-à-vis du luxe, Joaquin Phoenix a dû faire face, sous ses yeux, à la mort sous overdose de son frère, le talentueux River Phoenix. L’appel paniqué qu’il fît aux secours fut alors vendu aux médias et abondamment relayé, sans aucune pudeur… Plus tard quand il se met en retrait du cinéma pour se tourner vers le rap sans grand succès, les médias commentent avec violence, mépris et humiliations ce qu’ils considèrent alors comme une « descente aux enfers »…

Ces moments difficiles permettent de mieux comprendre la réaction à première vue distanciée de Joaquin Phoenix et la puissance mélancolique qu’il dégage dans l’hallucinant You Were Never Really Here. Ce film pourrait être décrit comme un cocktail mélangeant Drive (le marteau comme arme fétiche !), Taxi Driver (le vétéran « nettoyant » les bordels pédophiles de New York),  Logan (la relation entre un homme bourru et presque mutique et la jeune fille qu’il protège), Série Noire (le film noir qui met en scène un antihéro torturé qui tente de sortir une jeune femme du même type de situation) et Message From the King (le récent thriller de vengeance stylisé également dans le cadre de réseaux pédophiles fréquentés par les élites).

A propos du film abondamment comparé à Taxi Driver (Martin Scorsese, Palme d’or 1976), auquel on pense forcément, le magazine de cinéma (de gauche) SO FILM note que « là où le New York de Taxi Driver était pourri par la racaille, le ver qui dévore la grosse pomme a changé de visage : exit les maquereaux et les dealers, place aux délinquants en cols blanc, à une mystérieuse bande d’hommes blancs bien en chair, banquiers ou politiciens (carrément) qui kidnappent des fillettes pour alimenter un glauque bordel pédophile pour happy few, avec la complaisance et même la complicité de la police » (9). Très vite d’autres médias ont lié cela aux fantasmes complotistes et notamment au « pizzagate » où un homme avait débarqué armé dans une pizzeria de Washington après la propagation de rumeurs sur internet liant des proches d’Hillary Clinton à un réseau pédophile (10).

Il faut toutefois noter que si le film se déroule aux Etats-Unis, Lynne Ramsay est quant à elle britannique, et en Grande Bretagne l’existence de réseaux pédophiles organisés liés à l’élite politique n’a pas toujours relevé du délire conspirationniste : on se souvient notamment du scandale des révélations en 2014 du Daily Telegraph sur la possible existence d’un réseau pédophile organisé au Parlement de Westminster lors des années 1970 (11), qui ont entraîné l’ouverture d’une enquête où 261 « personnalités en vue » (dont 76 politiciens et 135 hommes de cinéma) avaient été identifiés comme soupçonnés d’abus sexuels sur enfants par la police britannique (12).

Cette année (comme d’autres) Cannes fut donc ultra violente, ses films durs à regarder. La Mise à Mort du Cerf Sacré de Yorgos Lanthimos (Prix du scénario ex-aquo avec You Were Never Really Here) en fut un autre exemple. Dans son brillant The Lobster (Prix du Jury en 2015) (13), le réalisateur grec filmait la solitude des êtres à l’ère post-moderne.  Cette fois il poursuit son analyse de l’égoïsme avec le même ton houellebecquien mais pousse le cynisme et la provocation beaucoup plus loin. Il prend alors le risque de diluer un propos flou (et un peu attendu…) sur la famille bourgeoise par un excès de complaisance et de sadisme. Ecranlarge.com a réussi à y voir une métaphore de «la Grèce condamnée à saccager son patrimoine, son économie et le futur de son peuple, au nom d’une incurie budgétaire plus que discutable » (14) : il faut saluer le mérite de cette analyse qui parvient à donner un sens à un exercice de style réussi formellement mais qui a pu sembler un peu vain sur le fond.

Joaquin Phoenix n’était pas le seul militant vegan de la croisette (15) , il y avait aussi le film Okja. Okja, c’est le dernier film du sud coréen Joon-Ho Bong, qui a été particulièrement hué sur la Croisette : non pas en raison de sa qualité intrinsèque mais…parce qu’il est produit et diffusé par Netflix. C’est l’occasion de revenir sur cette polémique fort intéressante puisqu’elle a pour enjeux la définition même du cinéma, ses évolutions techniques et la protection de l’audiovisuel français.

Vis-à-vis de Netflix, on peut résumer en caricaturant un peu les positions des corps professionnels en deux lignes dominantes : une première que l’on peut qualifier de « conservatrice »  qui considère que Netflix et son modèle vont ruiner le cinéma tel qu’on le connait, et une seconde ligne qui pense qu’il faut accompagner ces changements par des ajustements tout en les acceptant.

La première chose qui est reprochée à Okja c’est que le film ne sortira pas en salle, c’est donc la définition même du cinéma qui est en cause, car le cinéma n’est pas juste un produit audiovisuel, c’est aussi un lieu, le grand écran, avec ses particularités : la qualité du son, la taille de l’image, l’obscurité, la sociabilité… C’est la raison pour laquelle il a été demandé au festival de le déprogrammer. En conséquence le festival a suggéré à Netflix une projection en salle après le festival, ce que Netflix a refusé. Le compromis qui été trouvé, c’est qu’Okja resterait en compétition cette année (même s’il n’a rien obtenu…) mais que dès l’année prochaine un nouveau règlement s’appliquerait qui imposerait la diffusion en salle pour être éligible en sélection officielle.

Pour la défense du festival on peut admettre que ce n’est pas du mépris que de faire une distinction entre le cinéma et le reste, dans la mesure où il y a, qui plus est, de très bons festivals de série et d’audiovisuel. Et on peut, de plus, organiser des projections à Cannes en dehors de la compétition : c’est ainsi que l’on pouvait voir la saison 2 de la série féministe de Jane Campion, Top Of The LakeCe que craignent les professionnels c’est que petit à petit les films soient diffusés simultanément au cinéma et en ligne pour n’être ensuite finalement plus que diffusés en ligne, ce qui détruirait tout un corps de métier. Cette inquiétude n’est sans doute pas justifiée car le cinéma n’est pas qu’un lieu pour voir un film, c’est une sortie, un endroit où l’on dévore bruyamment ses popcorns, où l’on flirte, où l’on discute et on s’engueule avec ses amis à la sortie…C’est une expérience différente : quel rapport entre voir Gravity d’Alsonso Cuaron en 3D et sur son smartphone ? Finalement l’enjeu est d’adapter les contenus aux médias et aux différentes demandes.Ni le streaming ni le téléchargement n’ont durablement affaibli le cinéma, à contrario Netflix et son modèle de VOD par abonnement est une alternative honnête, peu coûteuse et de qualité au téléchargement en termes de consommation domestique (qui n’est donc pas la même que la consommation de cinéma…). Cette alternative permet de recréer de la valeur là où on pensait qu’elle était d’ores et déjà perdue.

La seconde inquiétude, et on peut aisément la comprendre, est le danger lié à la concentration du point de vue artistique. Mais là aussi il faut reconnaître que Netflix a eu pour l’instant un haut niveau d’exigence qualitative en poussant vers le haut ses concurrents tout en conduisant une politique d’auteurs avec de la prise de risques plutôt qu’en se contentant de réchauffer du contenu formaté. On peut citer la photographie dans Stranger Things, The OA dont les créateurs ont reçu une grande latitude – il s’agit en effet d’une véritable série d’auteur, co-créée, co-écrite et jouée par la même femme, Brit Marling – ou encore Black Mirror qui a finalement beaucoup plus de moyens et de libertés qu’à la télévision notamment en termes de durée (les formats rigides de 26 ou 52 minutes correspondant aux temps bloqués pour les pages de pub…). S’agissant des séries, la diffusion simultanée de tous les épisodes permet, elle, d’éviter, au niveau de l’écriture, des cliffhangers complétement arbitraires à la fin de chaque épisode. Une troisième critique, pleinement justifiée, est que le modèle de Netflix permet à l’entreprise de contourner la TSA, la taxe sur le prix des billets d’entrées dans les salles de cinéma en France, mesure protectionniste qui a prouvé son efficacité et qui permet de subventionner le cinéma français et lui permet de rester un des plus puissants du monde.

Une chose est sûre, les limites de Netflix ne l’ont en tout cas pas empêché de présenter un des films les plus ouvertement militant de cette édition. En effet Okja est une prise de partie assumée en faveur du végétarisme et du droit des animaux. Il est militant dans le sens le plus direct du terme puisqu’il met en scène l’ALF, le Front de Libération Animale, connu pour sa méthode d’action directe non violente. L’Animal Liberation Front n’est pas une organisation fictive mais un groupe écoterroriste né à la fin des années 70 aux Etats-Unis, s’étant rendu célèbre par tout un ensemble de libérations d’animaux et d’actes de sabotage parfois spectaculaires. Avoir choisi un groupe existant est un choix scénaristique important car il sort le film de l’abstraction ou de la lutte historique (donc apolitique comme le démontrait brillamment le numéro de septembre 2015 des Cahiers du cinéma sur « le vide politique du cinéma français ») pour l’ancrer dans le réel et le présent et ainsi prendre véritablement parti. C’est assez rare pour être souligné.

Ce faisant, Okja s’affirme comme un vrai film militant qui ose aller au bout de son idée quitte à se compromettre en défendant explicitement un groupe, ce qui est plus que louable quand on le met en perspective avec la lâcheté omniprésente de notre époque post-politique. On peut d’ailleurs reconnaître ici (et admirer) la force de conviction du réalisateur qui sait domestiquer Hollywood : après avoir résisté pour Snowpiercer qui racontait la lutte de classes à l’échelle d’un train et où la production voulait plus d’action et aseptiser le propos pour en faire un film aussi vide qu’Esylium, il a à nouveau réussi à imposer sa radicalité (un viol…ni plus ni moins dans un film dont la promo pourrait presque laisser croire à un film pour enfants ! ; la police au service des firmes multinationales ; répression super violente des manifestations…). Joon-Ho Bong explore ainsi les méthodes militantes pour sensibiliser à la condition animale tout en les mettant en abîme à travers son film : à savoir montrer la réalité. C’est ce que vont s’évertuer à faire les militants du film à la manière de l’association L214 Ethique & Animaux qui a fait connaître au grand public les conditions de mise à mort dans les abattoirs par des caméras dissimulées. Okja, qui raconte l’amitié entre une petite paysanne coréenne et un énorme cochon transgénique destiné à finir en tranches de lard, permet également d’aborder la question des OGM et le respect dû au vivant.

A l’heure où il devient de plus en plus urgent de réduire notre consommation de protéines carnées, notamment parce que l’élevage de bétail est responsable de 14,5% des émissions de gaz à effet de serre d’origine humaine (16), un film de fiction ouvertement en faveur du végétarisme a quelque chose d’original et de rafraîchissant. Le long métrage égratigne au passage les stratégies de storytelling des firmes et le greenwashing, qui consiste à faire croire à la compatibilité du capitalisme et de l’écologie par tout un ensemble de stratégies de communication. Joon-Ho Bong lie une fois de plus son écologisme (The Host) à son anticapitalisme (Snowpiercer).

Attention spoilers : Ce conte a quelque chose de faussement naïf puisqu’à la fin rien ne change vraiment : les militants de l’ALF sont arrêtés, les cochons continuent d’être tués, les citoyens se fichent des vidéos car ils sont avant tout intéressés par la baisse du prix de la viande… C’est d’ailleurs ce que note avec cynisme une des deux millionnaires jouées par Tilda Wilson (sœur jumelle de la première, manière de nous signifier que les deux capitalismes qui nous sont présentés ne se distinguent que par des nuances dans la communication) : pourquoi se fatiguer et dépenser des millions en marketing quand, au fond, les gens se fichent de manger mal ?  Ce dernier point est un message clair envoyé aux consommateurs : c’est la demande qui fait l’offre. Joon-Ho Bong rappelle à ce titre cette vérité issue de l’enfance et du traumatisme presque universel provoqué par la découverte par le jeune enfant du fait qu’il mange des animaux morts, c’est-à-dire que si les consommateurs aiment la viande, ils l’aiment autant car ils ont perdu le lien avec le vivant et s’épargnent les cris de peur et de souffrance de l’être sensible qu’on tue. C’est ce qu’expliquait Pierre Emmanuel Barré avec humour lors d’une de ses chroniques.

Peu de long-métrages (Chicken Run peut être ?) seront allés aussi loin dans la défense de l’animal. Le choix d’un « super cochon » n’est pas anodin : le porc représente près de 40% de la production mondiale de viande alors même qu’il dispose d’un QI supérieur au chien (17) et au chimpanzé et est capable d’empathie et d’altruisme (18) (comme cela nous est montré dans le film…). Le message du film qui nous montre la réalité des labos d’expérimentations, des élevages en batterie et des abattoirs est clair : Okja n’est pas une fiction… c’est notre vie et notre consommation quotidiennes. A la manière du philosophe Frédéric Lenoir qui publie sa Lettre ouverte aux animaux et à ceux qui les aiment, (19) le cinéaste coréen conclut son œuvre en nous invitant à trouver une nouvelle harmonie entre l’homme et la nature, à un respect retrouvé pour le vivant et la sensibilité animale.

La palme d’or fut finalement remise de manière inattendue au film controversé The Square. Si Snow Therapy offrait l’analyse saisissante de l’éclatement d’une cellule familiale, Politis voit dans ce film une « Palme d’or de droite » pour une œuvre qui porterait « un propos machiste et un regard ambigu sur les pauvres » (20) . Le film le plus commenté et qui a fait l’unanimité était finalement 120 battements par minutes (Prix du Jury) qui relate le combat des militants d’Act-Up contre l’épidémie de sida dans les années 90.

Au final un bel anniversaire pour Cannes puisqu’on y a retrouvé tout ce qui fait son charme : ses défilés de stars, ses polémiques, des chefs d’œuvres parfois ignorés et des déceptions parfois récompensées, des initiatives indépendantes, des belles rencontres et une excitation permanente jusqu’à la révélation. 70 ans plus tard, Cannes est toujours le plus grand festival de cinéma du monde.

Notes :

(1) “Cannes 2017 : Claudia Cardinale en majesté (mais retouchée) sur l’affiche du 70e Festival”, Télérama, 29 mars 2017 : http://www.telerama.fr/festivalcinema/2017/cannes-2017-claudia-cardinale-en-majeste-sur-l-affiche-du-70e-festival,156078.php
(2) “Roman Polanski ne sera pas président des Césars : l’incroyable amnistie des viols dans le milieu du cinéma”, LVSL, 14 février 2017: https://lvsl.fr/l-incroyable-amnistie-des-viols-dans-le-milieu-du-cinema
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3) “Roman Polanski, laideur supplémentaire”, Libération , 28 mai 2017 : http://next.liberation.fr/culture-next/2017/05/28/roman-polanski-laideur-supplementaire_1572885
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4) “Sicario (2015) de Denis Villeneuve” Librecinema, 24 octobre 2015 : : https://librecinema.jimdo.com/2015/10/24/sicario-2015-de-denis-villeneuve/
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5) “The Walking Dead : une série politique” LVSL , 18 décembre 2016 : https://lvsl.fr/the-walking-dead-serie-politique
(6) “Allemagne : qui a peur de l’AFD ?” LVSL, 13 décembre 2016 : https://lvsl.fr/allemagne-qui-a-peur-de-lafd
(7) “L’extrême droite allemande (AFD) enlève son masque” LVSL, 5 avril 2017 : https://lvsl.fr/lextreme-droite-allemande-afd-enleve-masque
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8) “Quelle place pour les femmes dans le cinéma ?” L’Express, 21 octobre 2015 : http://www.lexpress.fr/culture/cinema/quelle-place-pour-les-femmes-dans-le-cinema_1724264.html
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9) “Cannes J10 : You Were Never Really Here (Lynne Ramsay)” So Film, Samedi 21 mai 2017 : http://www.sofilm.fr/cannes-j-10-you-were-never-really-here-lynne-ramsay
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10) “Politique, pédophilie et désinformation : comment le “Pizza Gate” pourrit la vie d’un petit restaurant américain” Le Figaro, 06 décembre 2016 : http://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/2016/12/06/32001-20161206ARTFIG00110-politique-pedophilie-et-desinformation-comment-le-pizza-gate-pourrit-la-vie-d-un-petit-restaurant-americain.php
(11) “Pédophilie : le scandale qui ébranle le parlement britannique” Le Point, 07 juillet 2014 : http://www.lepoint.fr/monde/pedophilie-le-scandale-qui-ebranle-le-parlement-britannique-07-07-2014-1844149_24.php
(12) : “Plus de 1400 suspects de pédophilie identifiés en Grande Bretagne” Le Figaro, 25 mai 2015 : http://www.lefigaro.fr/international/2015/05/20/01003-20150520ARTFIG00445-plus-de-1400-suspects-de-pedophilie-identifies-en-grande-bretagne.php
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13) “FIFIB: Film d’ouverture : The Lobster” Librecinema, 15 octobre 2015 : https://librecinema.jimdo.com/2015/10/15/fifib-2015/#lobster
(14) “Mise à mort du cerf sacré – Cannes 2017 : critique d’un incroyable jeu de massacre mythologique” EcranLarge.com, 24 mai 2017 : https://www.ecranlarge.com/films/critique/988465-mise-a-mort-du-cerf-sacre-cannes-2017-critique-d-un-incroyable-jeu-de-massacre-mythologique
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15) “Joaquin Phoenix évoque son véganisme pour Téléram” Vegactu , 28 février 2015 : https://www.vegactu.com/actualite/joaquin-phoenix-evoque-son-veganisme-pour-telerama-18559/
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16) “Avant d’être cancérigène, la viande est polluante pour la planète” Le Monde, 29 octobre 2015: http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2015/10/29/la-viande-a-aussi-un-impact-majeur-sur-la-planete_4799570_4355770.html
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17) “Méfiez vous des préjugez ! Les cochons sont tout aussi futés que les chimpanzés” Daily Geek Show , 21 juin 2015 : http://dailygeekshow.com/porc-cochon-intelligence-animaux/
(18) “Intelligence et vie sociale des cochons” L214https://www.l214.com/cochons/intelligence-et-vie-sociale
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19) “Frédéric Lenoir : si on est cruel envers les animaux, on peut l’être avec les humains” Europe 1, le 28 mai 2017 : http://www.europe1.fr/societe/frederic-lenoir-si-on-est-cruel-envers-les-animaux-on-peut-etre-cruel-avec-les-humains-3343655
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20) “Une Palme d’Or de droite” Politis, le 28 mai 2017 : https://www.politis.fr/blogs/2017/05/une-palme-dor-de-droite-34207/

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Roman Polanski ne sera pas président des Césars : l’incroyable amnistie des viols dans le milieu du cinéma

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©Georges Biard

Roman Polanski, recherché aux Etats-Unis pour viol sur mineur, ne sera finalement pas président des Césars. Cela fait suite à une intense campagne menée par des organisations féministes. C’est l’occasion de rappeler l’incroyable banalisation du viol dans le milieu du cinéma et en quoi cela participe plus largement de la « culture du viol ».

Après une polémique qui enflait, le cinéaste Roman Polanski a décidé de se retirer, provoquant la satisfaction d’un certain nombre de personnes qui l’y poussaient. Pourtant nul lieu de se réjouir ici, car on doit maintenant s’interroger : comment est-il seulement possible qu’on ait suggéré qu’il préside les Césars, compte tenu de ce dont il est accusé ?   Comment peut-il avoir la possibilité de circuler librement en France ?

Samantha Geimer - victime de Roman Polanski
Samantha Geimer – victime de Roman Polanski

Petit rappel des faits : en 1977, Roman Polanski, âgé de 44 ans se rend chez Jack Nicholson pour réaliser un shooting photo avec une jeune fille. En vérité cette jeune fille est une enfant de 13 ans. Ce jour-là il la droguera et la violera dans des conditions effroyables.

Après qu’il a plaidé coupable pour rapports sexuels illégaux avec un mineur, en accord avec le juge (et en contradiction avec les déclarations de la victime décrivant sans nul doute possible un viol) il s’enfuit vers l’Europe et parcourt librement le monde où toutes les demandes d’extradition de la justice américaine trouveront une fin de non-recevoir.

Exception toutefois notable de la Suisse, qui, en 2010, décide de le faire arrêter alors qu’il est de passage sur son territoire. Roman Polanski publie alors, avec le soutien de Bernard-Henri Lévy, une lettre ouverte où il plaide pour sa liberté, expliquant que les 47 jours qu’il a passés en prison sont bien suffisants. Il avance pour argument le fait que la victime ait demandé l’arrêt des poursuites (après des années et des années de harcèlement médiatique).

Bernard-Henri Lévy lui apporta davantage de soutien avec une pétition rassemblant des gens aussi variés que Yann Moix, Harrison Ford, Jeremy Irons, Claude Lanzmann,  Sam Mendes, Isabelle Huppert, Milan Kundera et bien d’autres… Tous se déshonorèrent gravement ce jour-là, mais pas autant que la Suisse qui céda à la pression et relâcha le cinéaste.

Il ne s’agit pas de contester le talent artistique de Roman Polanski, ni le génie de certains de ses films, tels que La Jeune Fille et la Mort qui évoque d’ailleurs frontalement le thème du viol et de la quête de justice. Il s’agit plutôt de s’interroger sur les raisons pour lesquelles il est juste que le talent, ou même les souffrances inouïes auxquelles ce réalisateur fut confronté dans sa vie (son enfance dans le ghetto de Cracovie, l’assassinat monstrueux de sa femme par Charles Manson et sa secte) servent de passe-droit criminel.

Dylan Farrow
Dylan Farrow

La dernière fois que nous avions entendu parler de cette affaire c’était lors de la Cérémonie d’ouverture du Festival de Cannes 2016. Laurent Lafitte est alors le bouffon officiel de la cérémonie et lance au réalisateur Woody Allen : « ça fait plaisir que vous soyez en France, parce que ces dernières années vous avez beaucoup tourné en Europe alors que vous n’êtes même pas condamné aux Etats-Unis » (contrairement à Roman Polanski donc).
A quoi fait donc référence Laurent Lafitte à ce moment précis ? Au fait que Woody Allen se soit marié avec sa fille adoptive qu’il a élevée toute son enfance ? C’est pour le moins étonnant mais pas illégal… Non, Laurent Lafitte fait ici référence à la lettre ouverte de Dylan Farrow, fille biologique de Woody Allen, qui a  raconté comment son père l’a violée à l’âge de 7 ans. Et que s’est-il passé ? Rien, ou si peu. On a même accusé par ci par là la mère d’avoir manipulé la fille…

Etant donnée la gravité de ce sujet, autant dire que cette blague a provoqué un malaise intersidéral. Il faut dire qu’il n’y a pas franchement de quoi se marrer. A défaut de rire on pouvait au moins admirer une certaine bravoure de l’acteur et se dire « bon, Lafitte n’est pas drôle, mais il a au moins osé, devant des centaines de personnes, mettre un terme au silence ignoble qui entoure ces deux agresseurs ». Mais ça, c’était avant qu’il soit sommé de se justifier. Car quelques jours plus tard le voilà expliquant que sa blague fût mal comprise et qu’il n’avait rien voulu dénoncer si ce n’est… moquer le « puritanisme américain » . C’est le moment où on se demande si on a bien lu, s’il est réellement possible qu’en 2016 un acteur puisse considérer que condamner le viol et l’inceste soit du puritanisme et poursuivre tranquillement sa carrière… Oui, c’est donc possible. Intéressant de voir par ailleurs pourquoi Laurent Lafitte était à Cannes cette année-là, car cela permet de voir que cette blague n’était pas un “dérapage”, comme on le dit trop souvent, mais fait bien partie d’un tout cohérent.

Laurent Lafitte était là pour présenter le film Elle. Dans Elle, réalisé par un homme (Paul Verhoeven) , Laurent Lafitte joue le violeur d’une femme incarnée par Isabelle Huppert qui apprend petit-à-petit à apprécier ses viols et à en jouir. La critique a adoré cette apologie du viol à l’image du Figaro qui, au moment de sa sortie à Cannes, trouva cela très subversif et qui pour l’occasion réussit à inventer le concept du « viol avec consentement » (« Michèle devra subir un nouveau viol avant de démasquer son agresseur, qui la violera à nouveau, cette fois avec son plein consentement, dans une scène mémorable où humour et perversité s’entremêlent. Jusqu’à l’orgasme » nous apprend l’article avec enthousiasme).  Pour Philippe Djian, le scénariste du film, « il s’agit d’une femme qui n’a pas envie de se soumettre aux codes qu’on nous soumet à longueur de vie », et le Figaro rajoute « comme par exemple d’appeler la police quand on est victime d’un viol ». Evidemment : les 10% de femmes violées qui portent plainte sont sacrément conformistes, elles feraient mieux d’être subversives comme le Figaro et Laurent Lafitte et d’apprendre à jouir quand elles se font violer. Finalement, nous dit Philippe Djian « c’est sa liberté qui gêne le spectateur ». Oui, possible. Ou bien c’est l’apologie du viol.

Pola Kinski
Pola Kinski

Il faut dire qu’il n’y a pas que sur l’affaire Dylan Farrow que le silence est de mise. Épuisée d’entendre que son père était un génie, Pola Kinski a fini par sortir en 2013 un livre, Tu ne diras jamais rien, où elle explique comment Klaus Kinski, son père, l’a violée, enfant, pendant plus de dix ans. Ces révélations auraient dû ruiner la réputation de Klaus Kinski : il n’en fût rien. Il faut dire qu’en 1975, dans son autobiographie, le tortionnaire expliquait déjà préférer sexuellement les mineurs et racontait avec des détails sordides comment il avait violé une adolescente de 15 ans, sans que cela ne mette un terme à sa carrière.

Maria Schneider
Maria Schneider

« Rien ne peut justifier l’horreur d’une agression sexuelle. Ni l’époque aux mœurs plus légères, dit-on, comme si cela pouvait effacer le traumatisme. Ni l’Art. » dit à raison Paris Match. Mais le magazine parle là d’une autre affaire, celle où Bertolucci a organisé, sur le tournage du Dernier Tango à Paris, une agression sexuelle de Marlon Brando sur une jeune actrice de 19 ans, par souci de réalisme, afin, comme l’explique le réalisateur lui-même, que Maria Schneider se sente réellement humiliée. Ce fut de ce point de vue réussi, la jeune fille fut traumatisée à vie et sa carrière en pâtit énormément.

Mais il n’y a pas besoin de remonter à 1972 pour retrouver ce type de comportements. Le nominé aux Oscars et acteur principal de Manchester by the Sea, Casey Affleck fut par exemple accusé à deux reprises de harcèlement sexuel par ses collègues.

Les abus sexuels à l’encontre des enfants continuent également malgré le fait que l’existence de réseaux pédophiles organisés à Hollywood commence à être connue grâce aux révélations du héros des Goonies ou du documentaire An Open Secret.

Alors quel est l’intérêt de faire cette longue liste glauque et ô combien incomplète des viols dans le milieu du cinéma ? C’est qu’elle permet de mettre en évidence que des personnes célèbres ont pu violer sans faire face à la justice et continuer à exercer dans une indifférence plutôt généralisée. Car l’enjeu est bien là : il ne s’agit pas ici de savoir s’il faut dissocier les artistes de leurs œuvres – c’est un débat interminable – mais d’appuyer le fait que ces hommes ne devraient pas être les auteurs de ces œuvres puisqu’ils devraient être en prison.

Le cinéma est un exemple marquant, mais il n’est qu’un exemple parmi d’autres, permettant d’illustrer parfaitement ce que les féministes appellent « la culture du viol » – c’est-à-dire les représentations qui façonnent la conception que l’on a du viol et qui permettent de le banaliser. On a ici la preuve que cette culture du viol est extrêmement puissante : dans ces affaires les victimes ont systématiquement été accusées d’avoir menti, d’avoir été consentantes (oui, même droguée à 13ans – Samantha Geimer raconte comment elle fût considérée comme « une petite salope »), d’avoir mis trop de temps à faire savoir qu’elles ont été violées… Pire encore, on a vu que le viol est érotisé, que l’on peut dire sans trop de soucis qu’il appartient au domaine du jeu sexuel. On a constaté la croyance selon laquelle la plupart des femmes violées portent plainte. On a remarqué qu’il est simple de se justifier d’avoir violé au nom de l’art ou de ses souffrances personnelles, que l’on trouve toute sorte d’excuses aux bourreaux et toutes sortes de blâmes à l’encontre des victimes. On a vu que les célébrités peuvent violer sans être inquiétées par la justice et que cela ne déclenche ni l’opprobre des critiques, ni celle des spectateurs ou plus largement de l’opinion publique, pire qu’une grande part de ces derniers n’hésite pas à prendre la défense des tortionnaires. Le fait que le viol soit socialement accepté dans le milieu du cinéma et par le public montre quelque chose d’encore plus grave et d’encore plus large.

Ce que cela prouve, c’est que ce n’est pas seulement chez les célébrités que le viol est banalisé et impuni : c’est dans toute la société. Pour le dire autrement, il ne s’agit pas ici d’une injustice de classe mais bien d’une injustice de genre. En effet si près de 100 000 femmes sont violées par an en France, seule 1 femme sur 10 porte plainte après un viol. Sur ces plaintes, seule 1 sur 10 aboutît à une condamnation. Le viol est donc massivement impuni. Son impunité s’explique en grande partie par une culture du viol omniprésente, dont le milieu du cinéma est un exemple tristement marquant.

Pour en savoir plus – la BD de Commando Culotte sur l’impunité des hommes célèbres. 

Crédits Photos :
– http://www.thetimes.co.uk/tto/arts/film/article3868909.ece
– http://www.thewrap.com/dylan-farrow-responds-backlash-betrayal-woody-allen-sex-abuse-allegations/

– http://www.huffingtonpost.fr/2013/09/18/roman-polanski-the-girl-victime-livre_n_3945603.html
– http://koktail.pravda.sk/hviezdne-kauzy/clanok/255600-klaus-kinski-roky-zneuzival-vlastnu-dceru-priznala-to-az-teraz/