La salle est l’avenir du cinéma français

Le Comoedia, salle de cinéma à Lyon
Photo Marie Inäbnit

Fermée en ces temps de pandémie mais déjà depuis longtemps abandonnée, souvent critiquée face aux séduisantes plateformes en ligne, attaquée directement par les risques sanitaires de notre temps, la salle de cinéma n’a pas fini de décliner en termes de fréquentation. Désuète ou socialement d’actualité ? Dépassée ou en regain de puissance ? Une chose est sûre : la salle de cinéma n’a pas dit son dernier mot.


S’il est une rengaine à laquelle nous sommes habitués, c’est celle de la mort du cinéma. D’abord menacé par le parlant, par la couleur ensuite, par les postes téléviseurs, puis par internet, enfin aujourd’hui le cinéma semble rencontrer la nouvelle évolution de ce boss final qui le menace : les plateforme de video-on-demand (VOD).

L’uberisation du cinéma : la suppression des intermédiaires

Reprenant en version 2.0 le principe de la location de DVD (si, si, Netflix est un service de location de DVD à l’origine), les plateformes telles que Netflix, Amazon Prime, Disney+, etc. permettent au consommateur de trouver une offre diverse, variée, qui couvre à peu près tous les genres et goûts imaginables, à des prix ne dépassant souvent pas le prix moyen d’un abonnement de téléphonie mobile. A titre d’exemple, l’abonnement Netflix le plus riche en possibilités est à 14,99€ mensuels, soit le prix de moins de deux tickets de cinéma, pour une infinité de contenus à disposition, et sans engagement.

Certes, dans la foulée de ce qu’on appelle désormais une uberisation de la société, les services sont individualisés, les intermédiaires supprimés. Plus besoin de salle de cinéma ou même de DVD pour accéder à des contenus, parfois introuvables ailleurs, de qualité et qui sont taillés sur mesure. Par la suppression du rôle de médiateur de l’œuvre cinématographique qu’ont les exploitantes et les exploitants des salles de cinéma, les plateformes trouvent ici le moyen d’éliminer un acteur du marché : tout film ou série Netflix ne donnera ses recettes qu’à Netflix, et à personne d’autre. Paradoxalement, en promouvant une démocratisation de l’accès à l’offre culturelle, on l’enferme dans des bulles d’acteurs économiques qui produisent, distribuent et exploitent, seuls, le produit. À eux seuls, ils reprennent le travail de toute une chaîne économique, dûment réglementée par la loi en France car elle implique une multitude d’acteurs différents.

L’exception culturelle française en jeu : l’affaire Okja (Cannes 2017)

Lors du Festival de Cannes 2014, deux films sont sélectionnés en compétition (dont Okja, du coréen Bong Joon Ho, qui allait obtenir la Palme d’Or en 2019) et ne sortent pas en salles car distribués uniquement sur Netflix. La réaction ne se fait pas attendre, un communiqué de presse de la Fédération Nationale des Cinémas Français (qui font partie du Conseil d’administration du Festival) l’indique : la situation est grave, et le Festival remet en cause l’industrie et la chaîne économique dans son intégralité par cette sélection d’un film qui ne fera pas travailler les exploitants français. « Qu’en sera-t-il demain, si les films sélectionnés au Festival de Cannes ne sortent pas en salles ? Remettant ainsi en cause leur nature cinématographique ? » s’interrogent les exploitants.

« Qu’en sera-t-il demain, si les films sélectionnés au Festival de Cannes ne sortent pas en salles ? Remettant ainsi en cause leur nature cinématographique ? » s’interrogent les exploitants.

Le patron du Pacte, Jean-Christophe Labadie, s’était même exprimé, estimant que « Netflix veut clairement la mort des salles. » En effet, en France, un film ne peut être diffusé sur les plateformes de vidéo à la demande que 36 mois après sa sortie en salle. Ce système qui permet de favoriser la vie d’un film en salle de cinéma est appelé communément « chronologie des médias » et, unique au monde, est l’illustration de l’exception culturelle française. Ceci associé au fait que tout ticket de cinéma vendu en France rapporte une « taxe CNC » qui est réinjecté dans l’avance sur recettes pour la production de films, pour Netflix le calcul serait négatif : sortir un film en France reviendrait à perdre 36 mois de visibilité (et d’exclusivité sur le film) et à financer d’autres films que ceux produits par la firme.

Sous la pression, le Festival décide de maintenir la sélection des deux films tout en promettant de ne plus sélectionner que des films qui sortent en salle dans ses différentes sélections.

« Dorénavant, tout film qui souhaitera concourir en compétition à Cannes devra préalablement s’engager à être distribué dans les salles françaises. »

« Dorénavant, tout film qui souhaitera concourir en compétition à Cannes devra préalablement s’engager à être distribué dans les salles françaises. » indique le communiqué du Festival à l’issue de cet épisode. Le Point avait fait un article récapitulatif de « l’affaire Okja » qu’on peut lire pour aller plus loin.

La salle de cinéma est vitale à la filière dans son ensemble

La salle reste un pilier de l’industrie. On le voit dans ces temps d’épidémie et d’annulations d’avant-première, les exploitants montrent bien qu’ils sont les acteurs sur lesquels repose la filière cinéma, autant économiquement que symboliquement. « Si les salles ferment, on est tous au chômage » indique un producteur lyonnais. En effet, les producteurs comme l’ensemble de la filière, comptent sur les financements CNC et les recettes en salle pour pouvoir faire fructifier leur activité.

« Si les salles ferment, on est tous au chômage. »

En parallèle, les salles doivent innover pour attirer de nouveaux publics ou ramener les spectateurs au cinéma. La solution trouvée par les grands groupes tient en deux mots : l’innovation technologique. Multiplication des salles 4K, des expériences immersives, et mise en place d’abonnements, aux mêmes prix que les abonnements aux plateformes permettant un accès illimité à la salle de cinéma sans davantage que 6 ou 12 mois d’engagement selon la situation du bénéficiaire.

Si la plupart de ces innovations ou programmes de retour vers la salle ont eu pour effet d’augmenter drastiquement les prix dans les cinéma (une place plein tarif pouvant désormais dépasser les 15 € dans certains cinémas), cela a eu pour conséquence directe soit d’éloigner certains publics les plus défavorisés d’un des lieux culturels qui restait jusqu’à présent le plus accessible ; soit de mettre la sortie au cinéma au même niveau que la sortie au théâtre ou à l’opéra : une exception. D’ailleurs, Pathé expérimente depuis 2013 déjà la numérotation et la réservation à l’avance des places dans ses salles. Un seul but : aller vers une marge supplémentaire pour les exploitants en fonction de la qualité de la place. On passe donc progressivement d’un lieu culturel où, quelque soit sa place, quelque soit son heure d’arrivée, on paye la même chose, à un lieu, comme ces temples chers à Bourdieu, où ceux qui auront les moyens se paieront un carré d’or au milieu, tandis que les pauvres auront les strapontins.

Les indépendants reprennent le rôle social de la salle de cinéma

Pas assez riches pour innover technologiquement, ou simplement pas branchées sur ces thématiques, les salles indépendantes innovent d’une autre manière. Conscientes que le rôle de médiation de la salle se perd, elles reprennent avec fierté et succès ce rôle social primordial qu’est celui de la salle de cinéma.

À titre d’exemple, le développement de ciné-clubs, d’avant-premières, de projections accompagnées de débats avec des associations, ou encore de formules curieuses comme les ciné-surprises, les ciné-brunchs, etc. n’ont qu’un seul but : recréer un public d’habitués, une clientèle fidèle au cinéma, en tant que lieu, et pas une clientèle volage qui ne viendrait voir que les films qu’elle a envie de voir.

Il en va de notre conception de l’offre culturelle : expérience individuelle, ou vécu collectif ?

Veut-on une offre culturelle organisée par algorithmes, taillée sur mesure grâce à nos données personnelles et ce qu’on regarde déjà ? Ou préfère-t-on une offre culturelle éditorialisée, liée à un ou plusieurs lieux, vécus comme des sanctuaires de la réception de cette offre, et animés par des chamans : les programmateurs. La comparaison religieuse est sous nos yeux : telle l’Église, la salle de cinéma est un endroit où on reçoit un message vertical pendant deux heures, pour ensuite écouter son interprétation par un homme souvent habillé en noir et aux traits fatigués, qu’il soit curé ou critique de cinéma.

Il ne s’agit pas ici de reprendre le rôle religieux de l’Eglise dans la société, mais plutôt de récupérer cette mission sociale vitale qui était assurée, en son temps, par celle-ci : la cohésion du groupe, l’expérience collective de moments forts, la discussion, le dialogue, l’échange. Ainsi, on pourrait faire comme nos parents : aller au cinéma, se faire subjuguer collectivement avec son ou sa partenaire afin de partager ensemble une expérience forte, qui n’aura ni besoin de 4K, ni besoin de souffles d’air ou de siège qui tremble. Seulement, avec Netflix c’est plus facile, la zone de confort est à disposition, et le visionnage moins coûteux.

La salle de cinéma propose de sortir de sa zone de confort pour se découvrir soi-même. Contre l’expérience artificielle de la technologie, elle propose l’expérience passionnelle, sensorielle, du vécu collectif. Elle permet de raconter une autre histoire que celle des gens qui regardent, chacun chez soi, des contenus déterminés par algorithme, tout en se faisant livrer à manger par un auto-entrepreneur en situation précaire.

Elle permet d’avoir un intermédiaire entre l’objet culturel et son spectateur. Simple conseil souvent de la part des exploitants, l’expression de cet intermédiaire se fait souvent chez les indépendants sous la forme de séances spéciales, ciné-club, ciné-surprise, ciné-brunch… au cours desquels le programmateur sort de sa cabine pour partager avec le spectateur les raison de son choix artistique de programmer le film en question.

De plus, aller au cinéma, c’est financer le cinéma français. Par la taxe CNC sur les billets vendus, ledit Centre national de la cinématographie et de l’image animée aide au financement de quelques centaines de films par an, autant de films produits ou co-produits en France, souvent tournés sur le territoire, avec des équipes françaises : un circuit court.

Alors si les plateformes de VOD offrent quelques avantages et une diversité de l’offre certaine, pensons les bien comme des outils complémentaires, et non en remplacement de la salle de cinéma. Car si le cinéma est né dans les sous-sols du Grand Café en décembre 1895, c’est que la technique a dès le début rencontré son public. L’image, sans intermédiaire, sans expérience collective, n’a plus la même valeur, plus la même saveur. Et paradoxalement, nous touche moins individuellement.

« J’veux du Soleil » : sur les routes d’une aventure politique

Marcel, gilet jaune ©Catfish Tomei

Décembre 2018, sur un sprint d’une semaine, le réalisateur Gilles Perret et le député-reporter François Ruffin ont sillonné les routes de France pour tourner J’veux du Soleil. Ce roadtrip documentaire esquisse un portait des gilets jaunes, à travers une mosaïque de rencontres avec les occupants des ronds-points, le tout sur un ton mêlant l’espièglerie à l’émotion. Monté en à peine quelques semaines, J’veux du Soleil sort le 3 avril 2019, alors que le sujet des gilets jaunes continue à faire l’actualité, à moins de deux mois des élections européennes. Loin d’être fatigués de parcourir le pays en long et en large sur des milliers kilomètres, les deux amis et coréalisateurs se sont lancés dans un véritable marathon de projections-débats à travers tout l’hexagone. C’est pourquoi, au-delà du film qui retrace des rencontres avec des gilets jaunes, cette tournée-événement est en miroir d’une œuvre très engagée, une aventure politique en soi, que l’on a pu suivre à Nantes et à Dijon, fin mars. En voici le récit, au plus près de ses acteurs.


Donner à voir sur les ronds-points, les cœurs qui battent sous le gilet jaune

Le 22 mars 2019 est la veille de l’acte XIX des gilets jaunes, celui pour lequel le gouvernement a décidé de mobiliser les militaires de Sentinelle, franchissant ainsi un cap dans la dramatisation du conflit entre l’exécutif et la rue : nous sommes à Nantes et comme partout en France, la bataille de l’image continue à faire rage. Une longue file s’est réunie devant le Concorde, cinéma indépendant situé au centre-ouest de la ville, pour assister à l’avant-première de J’veux du Soleil. Comme un refrain, la même idée revient : voir autre chose que les images de BFMTV, avoir un autre regard que celui de CNEWS, et un son de cloche différent de celui de la majorité des éditorialistes.

On entend la voix chantante d’un vendeur à la criée : « Le Figaro ! Qui veut le Figaro, je le vends deux euros ! ». L’homme est de petite taille, le sourire malicieux et, un gilet jaune sur les épaules, c’est en réalité le journal Fakir, dirigé par François Ruffin, qu’il est en train d’écouler : la foule répond en riant, plus ardemment encore lorsqu’un homme s’exclame « et moi, je vends des slips Emmanuel Macron ! ». On comprend que pour ces gens-là, les gilets jaunes incarnent bien autre chose qu’une bande de casseurs, de voyous ou d’extrémistes mal intentionnés. Sans doute est-ce moins un film qui convaincra les « anti-fluo », qu’il ne rassemblera les pros.

Quelques militants patientant avant l’arrivée de François Ruffin au cinéma le Concorde à Nantes, le 22 mars 2019, ©Florence Gascoin

Avant de débuter la projection, le responsable du cinéma explique au public qu’il a dû passer de deux à quatre séances d’avant-premières, tant la demande a été forte : « Avant même d’avoir le temps de communiquer sur Facebook ou autre, presque toutes les places étaient prises ! Plus fort encore que pour Merci Patron ! ». Et il encourage les personnes présentes à propager le buzz et il y a déjà dans ce geste, un acte presque militant : on vote aussi avec des tickets de cinéma.

C’est un acte presque militant : on vote aussi avec des tickets de cinéma.

Le film commence et l’on comprend rapidement le sujet : cela fait quelques semaines que les gilets jaunes sont dans la rue, et l’on entend les commentateurs ainsi qu’Emmanuel Macron accuser cette foule d’incarner la haine xénophobe, homophobe et porteuse de toutes les intolérances. Ces gens sont-ils réellement les fachos que l’on prétend ? s’est demandé François Ruffin avant de rapidement découvrir que ces gens qui occupent les ronds-points sont « fâchés mais pas fachos ». Le road-trip que lance alors le député de la France insoumise (FI) aux côtés de son ami Gilles Perret, derrière la caméra, c’est le moyen d’aller à la rencontre des gilets jaunes et d’en donner une autre vision que celle, très négative, véhiculée par la classe dominante.

L’ambition est d’autant plus complexe qu’en six jours de tournage, les deux compagnons de route n’ont le temps que de rencontrer un échantillon de personnes très limité. Par ailleurs, le chemin de leur Citroën Berlingo est souvent orienté par des proches qui recommandent tel ou tel rond-point. Alors plutôt que de tenter de révéler la vérité politique statistique du phénomène gilets jaunes, les réalisateurs font le pari de réaliser des portraits de qualité : autour des ronds-points, ils prennent le temps de rencontrer les femmes et les hommes qui ont installé là une part de leur quotidien, semaine après semaine. Les lieux ont souvent été aménagés avec des pancartes et des drapeaux porteurs de slogans, mais aussi d’espaces pour s’abriter et passer du temps ensemble, signe d’une véritable appropriation des lieux.

Gagnant la confiance de leurs interlocutrices et interlocuteurs, Perret et Ruffin se font souvent inviter chez eux et échangent là autour d’une bière ou d’un café, de manière plus intime et approfondie, au sujet des histoires et parcours de vie. Le film porté par une seule caméra est minimaliste, à l’image du mode de vie des personnes rencontrées, renforçant la sensation de proximité. Dans la salle, le spectateur rit et souvent s’émeut, à l’écoute de récits très sincères, emplis de leur lot de drame mais aussi, bien souvent, d’autodérision : alors, qui sont ces cœurs qui battent sous le gilet jaune ?

Perret et Ruffin, simples artistes de la question sociale ?

Est-ce que ce sont donc des fachos qui revêtent le fluo ? D’après Khaled, un gilet jaune, ce n’est pas absolument le cas : l’homme, amputé des deux jambes, explique qu’il ne trouve sur le rond-point que de la fraternité et de la solidarité. Un de ses compagnons de route, plus caucasien d’apparence, le décrit « comme un frère » : pour lui, s’il y en a bien « deux ou trois » qui ont des idées racistes, il explique comme beaucoup d’autres que la question raciale reste extrêmement secondaire sur les ronds-points.

Affiche du film, J’Veux du Soleil, ©Fakir-JOUR2FÊTE

En revanche, ce qui ressort de manière très saillante dans les témoignages, c’est la question sociale. Il y a Carine par exemple, on comprend qu’elle survit en gagnant des cartes d’achats dans les bingos et lotos organisés dans sa commune. On comprend qu’il y a un esprit de débrouille qui ne suffit pas toujours et qui se mêle à des solutions de court-terme comme les prêts à la consommation dont on imagine facilement les funestes spirales qu’elles impliquent. Il y a la honte d’un mari qui ne supporte pas d’aller mendier son repas et celui de ses enfants aux Restos du Cœur. Il y a Loïc, pizzaïolo et jeune papa, qui n’a pas mangé depuis trois jours lorsqu’il rencontre les réalisateurs, et qui raconte comment les galères de vie ont fini par avoir raison de son couple. Du pathos ? Bien entendu qu’il y en a, mais pas seulement.

Car à travers les « Corinne, les Carine, les Khaled, les Rémi, les Denis, les Cindy, les Marie » il y a un élan qui transforme les détresses individuelles en un élan commun. On cesse de s’isoler derrière les écrans et dans les autres errements chez soi pour se retrouver sur le rond-point, on parle, on partage, on pleure, on cesse de sentir seul, on se lie de riches amitiés, on tombe parfois amoureux, et on remplace la honte par une quête de dignité. Ce récit des gilets jaunes porté par Perret et Ruffin est tout sauf anodin, car il offre autre regard sur cette communauté, dont l’image est communément traitée d’une manière qui rappelle bien cet adage de la bourgeoisie du XIXème siècle : « classes laborieuses, classes dangereuses. »

On remplace la honte par une quête de dignité.

Des chercheurs en psychologie sociale comme Herbert Kelman, Albert Bandura ou encore Nick Haslam ont avancé plusieurs théories qui montrent comment un groupe humain met en œuvre, consciemment ou non, un processus de déshumanisation d’un autre groupe, pour des motifs sociaux, raciaux mais aussi économiques et politiques. À cet égard, J’veux du Soleil contribue fortement à « ré-humaniser » l’image des « gilets jaunes » après que nombre de paroles et d’actes de violence aient contribué à les chosifier, de l’ancien ministre de l’Éducation nationale, Luc Ferry, appelant à leur tirer dessus, aux différents actes de mutilation et d’éborgnement toujours justifiés et légitimés par les forces de l’ordre.

Pas étonnant donc, qu’après la projection à Nantes, un homme qui se présente comme un gilet jaune remercie Gilles Perret pour « ce film qui montre la beauté de ce qui se passe de notre côté », de même qu’une dame évoque, la voix tremblante d’émotion, une œuvre qui « réconcilie avec l’humanité ». Partout, les deux réalisateurs emmènent avec eux une grande fresque représentant Marcel soixante-dix-sept ans, ouvrier d’origine espagnole et gilet jaune : dans le film, les protagonistes le décrivent comme une personnification de leur mouvement, les traits marqués, tristes et en même temps, souriant, fier et relevant enfin la tête.

Marcel, gilet jaune ©Catfish Tomei

Et plus encore, il y a la réappropriation des mots et la force du passage à l’acte : c’est désormais Emmanuel Macron que l’on moque et à travers lui, l’absurdité des choses que l’on dénonce. Dans le film, on voit François Ruffin en dialogue avec deux gilets jaunes qui participent à une opération de péage gratuit. En plein contexte de suppression de l’ISF, le député insoumis leur explique qu’avec la privatisation des autoroutes entre 2005 et 2007, l’État s’est privé de 4,5 milliards d’euros par an de ressources. Comme l’une des deux femmes explique que ce montant est si grand qu’il ne signifie rien pour elles, François Ruffin leur explique qu’avec cet argent, on pourrait rendre les transports en commun gratuits partout en France. La mécanique de la honte est bel et bien inversée, dans la vie de ces gens comme dans l’écho renvoyé par le film. À ce moment comme à d’autres, on comprend que le J’veux du Soleil va plus loin que la simple exposition de la question sociale.

Un film politique, sur des gens qui se politisent, pour faire de la politique

Il faut dire que Gilles Perret et François Ruffin n’en sont pas à leur coup d’essai. Le premier a réalisé pléthore de film engagés, faisant des récits-hommages du programme du Conseil national de la Résistance (Les Jours Heureux, 2013), de la Sécurité Sociale (La Sociale, 2016) mais aussi, de manière plus engagée, de la campagne de Jean-Luc Mélenchon (L’insoumis, 2018). Quant au deuxième, il a éclos politiquement en 2016, passant d’un premier succès cinématographique Merci Patron ! à une visibilité grandissante à travers le mouvement social « Nuit debout », aboutissant à son élection comme député en 2017. Un film populaire pour un mouvement populaire, voilà qui nous rappelle quelque chose.

Les deux réalisateurs, Gilles Perret et François Ruffin ©Fakir

Lorsqu’on interroge Gilles Perret au sujet des résistances rencontrées au sujet de la diffusion du film, ce dernier explique que si tout s’est bien passé dans la majorité des cas, il y a eu tout de même quelques réticences. En premier lieu, certains responsables de cinéma ont craint pour la qualité d’un film tourné et monté en moins de quatre mois. Mais surtout, il y a eu des résistances plus purement politiques : à Amiens un cinéma d’art et d’essai, financé en grande partie par des subventions publiques, a refusé de projeter le film, a priori pour éviter de froisser l’équipe municipale aux couleurs de l’UDI. Indéniablement social, J’veux du Soleil est bel et bien devenu un objet politique.

Le témoignage de Cindy, l’une des gilets jaunes interviewée, cristallise cette dynamique entre le populaire, le social et le politique : « La politique, ça nous intéressait plus du tout parce qu’on était berné depuis des décennies. […] On se dit que peut-être on va changer le cours de l’histoire, du coup on a envie de retourner aux urnes, on a envie d’apprendre. » Et il est intéressant de noter comment en retour, une situation personnelle devient l’objet d’un débat politique.

« La politique, ça nous intéressait plus du tout parce qu’on était berné depuis des décennies. […] On se dit que peut-être on va changer le cours de l’histoire, du coup on a envie de retourner aux urnes, on a envie d’apprendre. »

À la sortie de la projection-débat à l’Eldorado, cinéma indépendant d’un faubourg au sud de Dijon, on a pu surprendre cette discussion sur Cindy. Il y a plusieurs années, cette femme alors mère célibataire et salariée dans le Nord, a laissé son emploi par amour, pour rejoindre son nouveau compagnon dans le sud de la France. Sur le trottoir devant le cinéma, deux personnes discutent et la première s’exprime : « La pauvre, elle en a connu des galères. Après, elle avait déjà un enfant, puis elle en a eu deux ou trois autres alors qu’elle avait déjà des problèmes… C’est pas responsable et quelque part, elle cherche un peu. Et je suis sûr qu’il y en a plein d’autres dans son cas, alors après, c’est pas toujours la faute du système. » L’autre lui répond : « Ouais je sais pas… Tu te rends compte, il y a une femme qui galère avec son mec tombé malade parce qu’il bossait comme un fou, on en a les larmes aux yeux, et la première chose qu’on fait, c’est chercher sa responsabilité… On la juge, on regarde peut-être trop la télévision… C’est doute pour ça que ce film est utile. »

La discussion est interrompue par François Ruffin qui surgit devant le grand portrait fluo de Marcel pour prendre la parole devant le cinéma. Soudain, on comprend que ce n’est plus seulement le réalisateur qui s’adresse à la foule, c’est aussi l’homme politique, élu député en 2017 mais déjà reconnu pour ses talents d’orateur. Dans J’veux du Soleil, surgit cette citation de Victor Hugo : « C’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches ». Entre le grand poète français et François Ruffin, il y a des différences de style mais aussi nombre de parallèles : lui aussi a été parlementaire et en forte opposition au pouvoir, lui aussi a utilisé l’art et la plume pour mettre en lumière la question sociale et affronter ses adversaires politiques, lui aussi a su cultiver un certain art de la mise-en-scène, jouant sur l’ambivalence de l’artiste et du politique. Car si à l’écran, ce film politique sur des gens qui se politisent appartient à part égale aux deux réalisateurs, en dehors des salles, c’est bien François Ruffin qui utilise le plus directement son oeuvre pour faire de la politique.

Gilets jaunes et champion rouge : au cœur de la galaxie Ruffin, du soleil pour tous

On le voit bien à Nantes, c’est toute sa galaxie que le député de la Somme réunit autour de ce nouveau film-totem. Il y a bien entendu les équipes de Fakir qui font la promotion de J’veux du Soleil, de même que le film qui les a mises à contribution les valorise : à travers eux, il renforce son ancrage dans le tissu amiénois et le monde du journalisme. À la sortie du Concorde à Nantes, on est directement accueillis par un groupe de militants de la France insoumise : on se rappelle alors qu’au sein du mouvement, un certain Jean-Luc Mélenchon encourage son jeune camarade, étoile montante, à « ne pas fermer la porte de la présidentielle ».

Le soir même dans la salle des Égalités, à quelques rues du lieu de projection, François Ruffin apparaît devant une foule compacte de plusieurs centaines de personnes : sont présents des militants politique, des gilets jaunes, mais aussi beaucoup d’acteurs associatifs locaux ainsi que des curieux qui ont vu le film, ou pas encore. Hasard ou non, le timing est intelligent : le député-reporter est accompagné d’une candidate locale pour les Européennes, Édith James, qui accueillera quelques jours après à Nantes, Manon Aubry, tête de liste pour les mêmes élections.

La foule devant l’Eldorado et François Ruffin, le 29 mars 2019, à Dijon ©L’Eldorado

François Ruffin est-il le champion rouge qui réunira les gilets jaunes loin des teintes bleu marine et de l’abstention ? Ou cherche-t-il à trouver l’appui des gilets jaunes pour s’affirmer comme un héraut suffisamment légitime pour représenter son camp ? Il n’en dit mot mais lorsque l’on questionne les militants de la France insoumise présents, Mélenchon reste un repère primordial et, bien que populaire, Ruffin n’a pas encore remplacé le tribun renommé. Par ailleurs, le député affirme lui-même ne pas se sentir (encore) l’âme d’un homme d’État.

François Ruffin, Place Wilson à Dijon, le 29 mars 2019, ©Insoumis21

Pour lui, l’enjeu du soir semble être d’affirmer sa marque de fabrique. J’veux du Soleil a suscité l’émotion durant la journée et ouvert la brèche à des idées : c’est là que Ruffin sort sa deuxième arme, Ce pays que tu ne connais pas, ouvrage dans lequel il s’adresse à son alter-ego antagonique, son frère ennemi amiénois, qui n’est autre que le président de la République. Il lit des passages à voix haute. Issus du même lycée, François Ruffin raconte leur parcours à chacun, diamétralement opposés tant dans leur position sur le spectre politique, que dans leurs relations et leurs attitudes : incarnation de la « sécession des riches », Emmanuel Macron aurait choisi l’ENA, la capitale, les banquiers et le décorum des puissants du monde quand le député insoumis aurait choisi une carrière de terrain, au local dans sa province et auprès des gens.

À plusieurs reprises dans le film, le député insoumis se prête à un jeu avec ses interlocuteurs : « Si j’étais Emmanuel Macron, que me diriez-vous ? » Et l’air de rien, tout en accueillant l’émotion et le discours de ces gilets jaunes qu’il rencontre, il est un instant à la place du président de la République tout en le ramenant parmi le commun. Bien sûr, tout cela n’est pas forcément pensé ou calculé, mais François Ruffin aussi fait son passage à l’acte vis-à-vis du pouvoir en s’autorisant à le saisir, même de manière fictive et ludique : après tout, son oeuvre est aussi le produit du subconscient de l’artiste qu’il est.

Au surplomb d’un Jupiter qui discourt et impose lointainement comme un Roi-Soleil, François Ruffin se préfère ainsi comme celui qui écoute et propose du soleil à toutes et tous : c’est ainsi que se termine J’veux du soleil, sur une plage embrumée, poétiquement gagnée par le chant d’une jeune femme et l’astre lumineux qui perce à travers les nuages. Un moyen de se mettre à la hauteur d’un président de la République, pour pouvoir l’affronter comme champion de la France qu’il ne connait pas ? Ou bien même le remplacer ? C’est en tous cas ce qui se murmure autour des salles, à Nantes, à Dijon et sûrement ailleurs.

Adam Curtis, le documentariste anti-conformiste

HyperNormalisation

Dans un paysage audiovisuel où la médiocrité et le spectaculaire règnent en maîtres, parvenir à captiver l’attention du téléspectateur sur des sujets extrêmement vastes, se rapportant au pouvoir et à ses diverses formes invisibles, semble relever de l’impossible. C’est pourtant ce qu’entreprend depuis plus de trois décennies le journaliste Adam Curtis sur les ondes de la BBC, mastodonte médiatique et bureaucratique dont il a appris à transgresser tous les codes. Retour sur le travail monumental d’un ponte du documentaire.


L’influence des idées freudiennes dans la construction de l’individualisme contemporain, le mythe cypherpunk d’un Internet libérateur comme base d’une nouvelle civilisation, la contre-révolution conservatrice des années 80, les similarités du néoconservatisme et du terrorisme islamiste ou encore la post-politique et l’incapacité à envisager une civilisation alternative : voilà autant de thèmes infiniment complexes qu’Adam Curtis s’emploie depuis 35 ans à expliquer au travers de “méta-documentaires” de plusieurs heures revenant sur les grandes transformations socio-politiques des dernières décennies. Une tâche herculéenne que le journaliste traite d’une façon très particulière, détonnant avec le journalisme télévisuel classique régnant à la BBC comme ailleurs. Plutôt que de simplifier à outrance, d’interviewer des “spécialistes” et de prétendre à une fausse objectivité, Curtis fait le pari de tisser des liens entre des éléments n’ayant apparemment rien en commun, alimentant certes les accusations de complotisme et d’obscurantisme de ses rares détracteurs, mais surtout la curiosité du spectateur. De manière similaire, l’ensemble des oeuvres de Curtis forment d’ailleurs un agglomérat assez cohérent organisé autour de quelques thématiques récurrentes.

“Plutôt que de simplifier à outrance, d’interviewer des “spécialistes” et de prétendre à une fausse objectivité, Curtis fait le pari de tisser des liens entre des éléments n’ayant apparemment rien en commun, alimentant certes les accusations de complotisme et d’obscurantisme, mais surtout la curiosité du spectateur.”

Ainsi, son dernier documentaire, HyperNormalisation, sorti en 2016, peut être perçu comme une combinaison des thèses esquissées au travers de ses précédents documentaires, rapprochés des thèmes dominants de l’actualité d’alors : le Brexit, l’élection de Donald Trump, la boucherie humaine syrienne, l’attrait grandissant pour l’information “alternative” et le phénomène “fake news”. Débutant dans les années 70, durant lesquelles il existait un ordre politico-social plus facilement compréhensible – notamment autour d’une division du monde en “blocs” et d’un antagonisme de classe -, le film tire son nom de la formule de l’écrivain soviétique Alexei Yurchak pour décrire les deux dernières décennies de l’URSS, marquées par une gestion routinière et sans horizon de transformation. L’obsession de Curtis – permettre au spectateur de comprendre des phénomènes éminemment complexes et abstraits en nous interrogeant sur notre compréhension de l’histoire, de la politique, des idéologies – transparaît parfaitement dans les thèmes traités dans HyperNormalisation. Pourquoi le monde nous semble faux et immuable ? Pourquoi les élections ne changent rien? Pourquoi ne comprend-on plus rien aux informations?… Au lieu d’accuser le “néolibéralisme” comme le font trop facilement trop de penseurs et de journalistes, Adam Curtis s’emploie à décrypter les multiples facettes de l’idéologie “libérale” qui domine notre monde.

Living in an Unreal World, un trailer de 5 minutes à HyperNormalisation produit pour VICE.

Afin d’y répondre, Curtis retrace certaines grandes transformations des quatre dernières décennies: la dépossession du pouvoir politique par le pouvoir financier (qui constitue le coeur de son documentaire The Mayfair Set), l’incapacité des hommes politiques à proposer de vrais horizons de rupture, faisant d’eux de simples gestionnaires technocratiques (traité dans Pandora’s Box), la présentation biaisée du monde dans un cadre binaire opposant le “Bien” et le “Mal” conduisant à des alliances géopolitiques changeantes et à des interventions occidentales désastreuses au Moyen-Orient (thème central de Bitter Lake et de The Power of Nightmares), le mythe de la construction individuelle (sujet de The Century of the Self) ou encore l’aspect dystopique que revêt désormais Internet au lieu d’être l’outil révolutionnaire imaginé par les cypherpunks (All Watched Over by Machines of Loving Grace). Ayant accès à l’une des plus grandes banque d’images au monde, celle de la BBC, et travaillant avec une grande liberté de ton, Curtis ne se prive jamais d’utiliser les images les plus obscures ou les plus violentes. Dans HyperNormalisation, il exhume le Donald Trump des années 80, le rôle d’Hafez El-Assad dans le développement des attentats-suicides, un clip promotionnel d’un superordinateur gérant 7% du capital mondial, l’exécution des époux Ceaușescu, des images amateures de soucoupes volantes ou encore une scène de petit déjeuner de Mouammar Kadhafi. Mais quel lien, quelle cohérence entre ces extraits ?

Adam Curtis ©Flickr – Steve Rohdes

Seul Curtis fournit ces réponses. En effectuant régulièrement des sauts dans le temps et l’espace, Curtis oblige le spectateur à prêter attention à la trame narrative qu’il déploie et non seulement aux images, encourageant le public à prêter attention au film dans son entièreté. Chacun de ses oeuvres se déploie au travers d’une multitude de personnages, célèbres ou non, dont l’action a influencé le monde ou incarne différentes transformations socio-politiques. Par exemple, les 4 épisodes de The Century of the Self s’organisent autour de la famille de Sigmund Freud et en particulier son neveu, Edward Bernays, fondateur des “public relations” aux Etats-Unis au début du 20ème siècle, pour analyser la contribution de la psychologie du penseur autrichien dans l’émergence du consumérisme contemporain. Cet usage d’images et d’histoires individuelles apparemment sans lien sert à illustrer des idées politiques – par nature difficiles à représenter – d’une manière nouvelle, au contraire des raisonnements unidimensionnels simplistes des documentaires traditionnels. Par leur éclectisme musical et l’usage de la technique artistique du collage, les films de Curtis s’adresse à un public tout autre que celui habituellement touché par la BBC, ancien monopole audiovisuel, expliquant sans doute en grande partie l’immense liberté dont il dispose. En effet, le patchwork d’images qu’il propose correspond tout à fait à une audience née avec le web et son infobésité, piochant ça et là, souvent de manière fugace, et n’ayant certainement pas pour habitude de se contenter d’une seul média. A cette génération, Curtis propose ni plus ni moins qu’un point de vue détonnant, que l’on peut qualifier de “remix”, sur le monde qu’elle voit tous les jours sur ses multiples écrans et sous toutes les formes. Par ailleurs, Curtis s’est essayé à des petits essais ponctués d’extraits vidéos sur son blog – on retiendra notamment Everyday is Like Sunday – et à des installations artistiques atypiques telles que It Felt Like a Kiss, avec la compagnie de théâtre Punchdrunk et Everything is Going According to Plan, avec le groupe de musique Massive Attack. Cet anticonformisme vis-à-vis du documentaire classique est lié à son opinion très négative de la télévision, dont il rejette la présentation binaire complètement fausse, et le sentiment d’impuissance et d’incompréhension profondes qu’elle inflige ainsi au spectateur. Autant de thèmes qu’il a exposé dans deux excellents petits films aux titres évocateurs : The Rise and Fall of the TV Journalist et Oh Dearism (en deux parties).

“Contrairement aux accusations d’obscurantisme ou de complotisme dont il fait parfois l’objet, et malgré le caractère quelque peu divin de sa voix off omniprésente, donnant sens à des images apparemment sans lien, Adam Curtis n’est pas un gourou.”

Ce style très particulier, qui ne fournit jamais de réponses définitives mais se contente plutôt d’établir des parallèles – parfois très osés, comme entre néoconservatisme et terrorisme islamiste dans The Power of Nightmares – a pour fonction de représenter le pouvoir sous toutes ses formes, et non uniquement sous la forme politique institutionnelle, et de visualiser la naissance d’idéologies. Repérer un positionnement politique clair et définitif chez Curtis est très difficile, lui-même se définissant comme “quelqu’un de sa génération”, c’est-à-dire globalement apolitique et aux opinions mouvantes sur divers sujets, tout en avouant une légère tendance libertarienne. Contrairement à Michael Moore par exemple, le journaliste rejette tout positionnement politique catégorique et estime que les utopies conduisent nécessairement à des dérives. Quant à son passé personnel, dans une famille de militants de gauche radicale, puis d’étudiant et, brièvement, d’enseignant en sciences humaines à Oxford, on ne peut en retenir qu’un puissant rejet du monde académique, de ses codes et de l’économisme de la gauche marxiste traditionnelle. D’autant plus de raisons de casser les codes classiques du documentaire socio-politique.

La vidéo parodique de Ben Woodhams.

Contrairement aux accusations d’obscurantisme ou de complotisme dont il fait parfois l’objet, et malgré le caractère quelque peu divin de sa voix off omniprésente, qui donne sens à des images apparemment sans lien, Adam Curtis n’est donc pas un gourou. Sur un ton plus léger, le YouTubeur parodique Ben Woodhams a quant à lui qualifié le travail de Curtis de “televisual equivalent of a drunken late-night Wikipedia binge with pretensions to narrative coherence” s’adressant à 200.000 lecteurs du Guardian supposément capables de changer le monde à eux seuls. Pourtant, Curtis ne cherche pas à offrir une vision transcendante, absolue et définitive qui résoudrait à elle seule telle ou telle facette de l’incompréhensibilité de notre monde postmoderne. Au lieu de cela, son style “patchwork” propose une version, une façon de comprendre tel ou tel phénomène à travers une sélection peu commune de sources visuelles. En cela, chacun de ses documentaires permet une véritable pensée enrichissante, détonnant dans le concert audiovisuel prétendument “factuel” et “neutre” niant le caractère subjectif inhérent du journalisme. Un usage opportun des moyens fournis par le contribuable britannique dont nos chaînes publiques auraient beaucoup à apprendre.


Pour aller plus loin :

-Une des interviews permettant le mieux de connaître Adam Curtis :

https://www.filmcomment.com/blog/interview-adam-curtis/

-Un bon article du New York Times Magazine : https://www.nytimes.com/interactive/2016/10/30/magazine/adam-curtis-documentaries.html

-Son dernier film, HyperNormalisation, offre un aperçu très complet de l’ensemble du travail et des théories majeures de Curtis.

-Sa série de 4 épisodes The Century of the Self, produite en 1992, demeure une référence essentielle, parfois qualifiée de “Bible” par ses fans les plus inconditionnels.

Crédits photo:

https://parismatch.be/app/uploads/2017/05/HYperNormalisation-1100×715.jpg

Au Liban, Palestiniens et Chrétiens s’affrontent dans « L’insulte »

Affiche du film l'Insulte

Nommé aux Oscars dans la catégorie de meilleur film étranger, L’insulte est une plongée au cœur de la complexité de la société libanaise d’aujourd’hui, qui porte toujours les traces de la guerre civile. Ziad Doueiri se livre une fois de plus à un exercice risqué et difficile. Pari réussi pour le réalisateur dont la controverse semble décidément être la marque de fabrique.

Toni, garagiste honnête et travailleur acharné, est de plus en plus excédé par la présence des Palestiniens dans son quartier. Galvanisé par les discours belliqueux du parti chrétien auquel il adhère sans réserve, ce Libanais se sent investi de la mission de « défendre son territoire », restant sourd face au désir de sa femme enceinte de s’installer dans la banlieue de Beyrouth, loin de l’agitation urbaine. Lorsque Yasser, chef de chantier palestinien, lui propose de réparer la gouttière de son balcon, qui arrose les passants dans la rue, Toni le congédie brutalement. Yasser répare tout de même le tuyau mais, humilié, lâche un « sale con », qui aurait pu paraître anodin.

Pourtant, cette insulte amorce l’engrenage des hostilités, et le conflit dégénère malgré les excuses – imposées par son employeur – de Yasser. L’orgueil des deux hommes va les mener devant les tribunaux, transformant une simple altercation en défense de leur peuple respectif. Ce qui s’apparente à une simple querelle de voisinage prend alors une dimension politique retentissante : l’affaire rouvre des blessures qui n’ont jamais été pansées dans cette société jadis déchirée par la guerre civile. En quelques jours, le procès pousse le Liban au bord de l’affrontement social, et le tribunal devient l’exutoire des souffrances étouffées par une amnistie nationale aux allures d’amnésie générale.

Au cœur des conséquences sociales de la guerre

Cette histoire que l’on souhaite oublier, c’est celle de la guerre civile qui a causé plus de 200 000 morts entre 1975 et 1990. Le Liban était alors le théâtre de multiples massacres qui ont marqué le pays au fer rouge. L’absence de transition politique et de procès lors du cessez-le-feu au début des années 1990 ont rendu la cicatrisation très difficile. Ainsi, d’anciens chefs militaires ont pu accéder à des responsabilités politiques, et la plupart des crimes de guerre sont restés impunis.

Dispensées de jugement, les différentes parties se sont naturellement déresponsabilisées de leurs actes, accusant durablement « l’autre » de toutes les fautes commises. C’est précisément le sujet du film puisque tout au long du procès, les deux avocats vont tâcher de justifier les actions des deux protagonistes en remontant dans leur traumatismes respectifs, ancrés dans la guerre civile elle-même. En plus de rouvrir brutalement des plaies qui n’ont jamais été pansées, Ziad Doueiri aborde un épisode particulièrement subversif : l’épineux dossier du massacre de Damour. Il s’agit d’une localité chrétienne, au sud de Beyrouth, dont une partie des habitants ont été assassinés en 1976 par des membres de l’OLP.

Porter à l’écran un tel événement est risqué et inévitablement polémique. Pour cause, cette période est tristement célèbre pour la montée des hostilités à l’encontre des Palestiniens, notamment au sein de la droite maronite, ce qui conduisit notamment au massacre de Sabra et Chatila en 1982, lors duquel des milliers de réfugiés palestiniens furent assassinés par les milices chrétiennes en présence de soldats israéliens. Voir les rôles inversés à travers cet épisode où des Palestiniens sont assassins et les Chrétiens victimes a de quoi déranger. Le film a eu l’effet d’une bombe au Liban, en soulevant le tabou des tensions enfouies entre Chrétiens libanais et Palestiniens, dans un pays que l’on érige souvent en modèle de cohabitation religieuse et culturelle.

Au Liban, un accueil virulent 

Tantôt encensé, tantôt critiqué, l’art singulier de Ziad Doueiri, mêlant politique et humour noir, ne laisse personne indifférent. Il faut reconnaître au réalisateur le courage de s’exposer sans ciller aux critiques les plus violentes. Il prend le risque de s’attirer les foudres des deux partis qu’il défend ici en se faisant dans un premier temps le porte-parole des réfugiés palestiniens et le critique de la propagande du parti chrétien, puis en démontant la sacro-sainte cause palestinienne pour souligner les extrémités auxquelles se sont adonnés certains de ses défenseurs. Source de scandale, le film a bien failli être interdit au Liban, et en septembre, Ziad Doueiri a même été arrêté par les autorités libanaises pour comparaître devant un tribunal militaire.

Peu après sa sortie, une pluie de critiques s’est abattue sur le réalisateur. Certains l’accusaient de ridiculiser la cause palestinienne, tandis que d’autres dénonçaient une accusation vis-à-vis des Phalanges chrétiennes. En s’attaquant aux douloureux événements qui ont précipité la fracture sociale et confessionnelle libanaise, Ziad Doueiri a secoué la société libanaise, et a provoqué un débat qui a fait les gros titres des journaux dès les premières projections en salles. Rien que pour le tollé qu’il a provoqué, preuve de la pertinence de son propos sur les divisions communautaires, ce film semble indispensable à la bonne compréhension du Liban contemporain.

Raviver les antagonismes pour mieux les dépasser : une tentative de réconciliation des mémoires ?

Le cinéma de Ziad Doueiri nomme les choses et ne se perd pas dans des métaphores, auxquelles il préfère une description douloureuse mais assumée des événements. Là où Valse avec Bachir, le film d’Ari Folman, ne faisait qu’évoquer les massacres de Sabra et Chatila, traités à travers des suggestions oniriques, le réalisateur libanais n’épargne pas son spectateur d’images d’archives et de témoignages sanglants, aussi accablants pour les uns que pour les autres.

Finalement, le sujet de ce film n’est pas tant le conflit « palestino-chrétien ». Cette œuvre transcende l’intime pour toucher l’universel, en rappelant que ce déchirement interne, comme toute guerre, constitue un traumatisme pour la société entière. Ce qui se révèle déstabilisant, c’est le constat glaçant établi par Ziad Doueiri : rien n’est blanc ou noir, et toute victime d’aujourd’hui peut devenir un bourreau demain, comme toute victime d’hier peut être un bourreau aujourd’hui. À travers la complexité de ses personnages, il traite d’un seul coup de la capacité dévastatrice des blessures enfouies, de la souffrance causée par la non-reconnaissance d’une mémoire collective et du caractère transgénérationnel de la haine.

Les personnages se rejoignent en ce qu’ils sont tous deux les victimes d’un conflit qui les dépasse, dont ils perpétuent malgré eux les rancœurs. Ils pensent tous deux être légitimes dans leurs excès, en raison des persécutions dont ils ont été victimes par le passé, alors que « personne n’a le monopole de la souffrance », comme le fait remarquer l’avocat de la défense. En exacerbant leurs différences puis leur étonnante ressemblance, le réalisateur rassemble les deux hommes dans une connivence finale jouissive, et nous fait croire le temps d’une séance à la réconciliation des mémoires.

Ce plaidoyer caustique illustre une querelle personnelle qui éclate en un conflit politique de grande envergure, et consume tout un pays. Mais le film montre que cette logique peut également être appliquée dans l’autre sens : comment les divisions et les décisions politiques à grande échelle affectent les interactions quotidiennes les plus banales. La force de Ziad Doueiri réside dans sa capacité à n’épouser aucun camp sur un sujet aussi sensible. Dans sa capacité à montrer avec humanité les contradictions de deux communautés jadis ennemies, leurs traumatismes et leurs incompréhensions mutuelles. L’Insulte s’inscrit en ce sens dans une entreprise de réconciliation des mémoires, où tout reste à faire.

Une petite histoire de l’anti-impérialisme dans Star Wars

©KAMiKAZOW. L’image est dans le domaine public.

Avec la sortie en salles de Rogue One (depuis le 14 décembre), premier film dérivé hors-trilogies, la saga Star Wars, au succès d’ores et déjà intergalactique, s’étend encore et un peu plus. Symbole de la toute-puissance de la machine hollywoodienne et de la logique commerciale des blockbusters, et témoin indiscutable d’une certaine hégémonie culturelle américaine, la saga Star Wars n’avait paradoxalement jamais paru aussi anti-impérialiste qu’avec Rogue One. Décryptage, à travers un retour sur près de 40 ans de critique de l’Empire, quelque soit la forme qu’il prend.

Attention, il y aura moult divulgâcheurs, comme disent nos amis québécois.

« Nazis… I hate these guys »

George Lucas, le père de La Guerre des Étoiles qu’on ne présente plus, ne s’en est jamais caché : c’est un passionné d’histoire contemporaine. Né en 1944, ayant traversé l’adolescence dans le contexte de la Guerre du Vietnam, alors que la guerre occupe tous les esprits et les consciences d’une Amérique bientôt traumatisée, Lucas imagine un univers où la guerre a pris des proportions gigantesques, à l’échelle d’une Galaxie entière. Fasciné autant qu’effrayé par les temps sombres de l’Europe de la Seconde Guerre Mondiale, il crée un grand méchant : l’Empire, entité politique totalitaire et expansionniste assujettissant des mondes entiers. Le parallèle avec l’Allemagne nazie est évident, et pour cause l’inspiration est tout sauf cachée : des uniformes des officiers impériaux au casque iconique de Dark Vador – inspiré d’un modèle allemand – l’Empire galactique se pare sans complexe des oripeaux du Troisième Reich. Lucas inaugure là la figure du nazi comme méchant ultime du cinéma de divertissement, qu’il reprendra dans Indiana Jones. Mais pas seulement.

Car si l’Empire est un calque de l’Allemagne nazie, expansionniste et impérialiste, le public a également su y trouver une métaphore de l’URSS, le grand Empire ennemi de l’époque. En effet, dans le contexte très manichéen de l’ère « bipolaire », l’Amérique a un ennemi bien défini. Et il est facile alors pour le public états-unien, comme pour le public occidental plus généralement d’ailleurs, de reconnaître en l’Empire de Star Wars l’ogre soviétique, son système répressif, son ombre menaçante… Et à l’inverse, il est agréable de s’identifier à l’Alliance Rebelle, union hétéroclite de races et de peuples, unis dans l’idéal de liberté. Champions du « monde libre », les Américains se voient du côté lumineux de la Force, face aux seigneurs Siths de Moscou.

Star Wars est donc avant tout une question d’interprétation, au-delà du propos de George Lucas (pacifiste, au demeurant, et opposé à tout interventionnisme américain). La saga épouse donc les aspirations et craintes du monde dans laquelle elle est produite et regardée.

Bush Vador : l’Amérique du Côté Obscur

Entre 1999 et 2005, Star Wars revient, avec une prélogie. Ici, plus d’Empire, ou presque, puisqu’il s’agit de trois films préquels, qui cherchent à montrer comment l’Empire a été créé justement. Sauf que le monde a changé. La Guerre Froide est terminée, l’URSS de l’histoire ancienne. S’il demeure un Empire en ce monde, ce sont les États-Unis eux-mêmes. Et pas n’importe lesquels : c’est l’Amérique de George W. Bush, du 11 septembre 2001 et de la Guerre d’Irak.

La prélogie raconte la chute d’une démocratie, d’une République galactique fédérale, et sa perversion vers un système totalitaire impérial. Elle raconte, en d’autres mots, la chute des États-Unis démocratiques, corrompus par la guerre, et leur mutation en Empire. Plus d’Allemagne, plus de Russie, ici c’est l’Amérique qui est visée. Une Amérique dont George Lucas a peur, qui lui rappelle ses traumatismes d’enfance.

Difficile, par exemple, de rester aveugle aux critiques envers l’administration Bush qui parcourent la prélogie. De la guerre civile provoquée et pilotée par un Chancelier qui maîtrise les deux camps (signifiant que la guerre d’Irak est un excellent prétexte pour asseoir son pouvoir : Bush promulguera le Patriot Act, Palpatine se voit attribuer les pleins pouvoirs pour lutter contre le séparatisme), à la phrase lourde de sens d’Anakin dans l’épisode III (”si tu n’es pas avec moi, tu es contre moi”) quasiment identique à celle de Bush après le 11 septembre, les allusions sont partout. Bush Vador conduit l’Amérique vers l’Empire, lentement et sûrement. Guerre des clones, Guerre d’Irak : même combat, même conséquences, ou presque !

Rogue One : Empire américain et guérilla rebelle

Puis vient le rachat de Lucasfilms par Disney, en 2012. Lucas, usé par les critiques des fans et des professionnels, vend son bébé pour une coquette enveloppe de 4 milliards de dollars. Dorénavant entre les mains de la « souris aux grandes oreilles », orpheline de son créateur, Star Wars aurait pu perdre tout propos politique, tant la machine Disney pousse au conformisme de ses blockbusters.

Rogue One pourtant surprend par ce qu’il montre. Se situant aux origines de l’épisode 4, sorti en 1977, il aurait pu facilement retomber dans la facilité, avec un Empire pastichant une fois de plus le nazisme – ce que faisait d’ailleurs Le Réveil de la Force un an plus tôt avec son « Premier Ordre ». Pourtant, il se situe dans la continuité logique de la prélogie, dans sa conception de l’Amérique impérialiste et de ses dérives. Voyons plutôt. Sur Jedha, planète évoquant de manière évidente le Moyen-Orient, l’Empire se retrouve empêtré dans un conflit urbain proche de la guérilla avec des Rebelles, dont les méthodes – grenades, attentats, embuscades – ne sont pas sans rappeler celles employées contre l’armée américaine en Afghanistan ou en Irak. Des scènes d’action non sans intérêt, questionnant la frontière floue entre rébellion et terrorisme. Pour une fois, les terroristes sont les « gentils » (ou du moins pensent-ils agir pour le bien, ce qui justifie leur méthode à leurs yeux), puisqu’il s’agit de nos héros rebelles.

Le temps où l’Amérique pouvait s’identifier en la Rébellion est révolu, le parallèle avec l’Empire est trop évident : plus tard dans le film, l’Empire teste son arme ultime, l’Étoile Noire, et sème une destruction dont l’imagerie est directement empruntée aux bombes d’Hiroshima et de Nagazaki. Bombes américaines, donc. De plus, si l’Empire est sur Jedha, c’est pour y voler des Cristaux Kyber, artefacts Jedi qui servent à la création des légendaires sabres-laser. Si l’Empire en a besoin, c’est pour alimenter son arme de destruction massive : il pille le patrimoine d’une autre culture, pour alimenter ses besoins industriels et militaires. On y lira sans mal une métaphore certes un peu poussée de la récupération culturelle américaine : l’Amérique pille le patrimoine des uns, pour en faire une arme, l’hégémonie culturelle. Hégémonie qui est, inutile de le préciser, une composante de l’impérialisme.

Star Wars n’a donc pas fini d’être politique. Au moment où Trump accède bientôt au pouvoir, il sera intéressant de voir si la saga s’en trouvera inspirée. Difficile, en tout cas, de ne pas imaginer l’homme qui a promis de « laminer l’État islamique », confortablement installé dans l’Étoile Noire, rayer des villes de la carte, d’une simple pression de bouton…

Crédit photo : ©KAMiKAZOW. L’image est dans le domaine public.