Le monde du spectacle vivant s’est remarquablement adapté au confinement. Concerts à la maison diffusés en live sur les réseaux sociaux, orchestres montés en duplex, ou encore cette magnifique vidéo des danseurs de l’Opéra de Paris qui s’étaient déjà illustrés dans les mouvements sociaux d’avant l’épidémie. L’impressionnante créativité déployée a permis de lumineux moments dans une sombre atmosphère. Toutefois, alors que la récession s’avance, les inquiétudes et interrogations des artistes et techniciens se font nombreuses. Il convient alors de s’interroger sur les conditions matérielles et sociales qui permettent à la créativité de se déployer. L’intermittence du spectacle est une de ces conditions, et son modèle de fonctionnement porte en lui les germes d’un modèle de protection sociale apte à faire face aux défis du 21ème siècle.
Le secteur de la culture en général, et le spectacle vivant en particulier, sont parmi les plus touchés par les conséquences économiques de l’épidémie de Covid-19. Difficile en effet d’imaginer rassembler plusieurs dizaines, centaines, ou milliers de personnes dans un lieu clos, parfois à quelques centimètres les unes des autres et dans des situations propices à créer du contact. Il en résulte un arrêt brutal d’activité pour de nombreux intermittents du spectacle, plongés du jour au lendemain dans une grande incertitude.
Le régime d’assurance-chômage des intermittents du spectacle
Contrairement à ce que peut laisser penser un abus de langage courant, être « intermittent du spectacle » n’est pas une profession. Le terme désigne, en réalité, une forme de relation d’emploi discontinue propre aux artistes et techniciens du spectacle vivant. Une forme originale de sécurité sociale est attachée à cette relation d’emploi. Son principe est assez ancien. En 1936, le gouvernement du Front Populaire crée le régime d’assurance chômage des salariés intermittents du spectacle, salariés à employeurs multiples, à destination des techniciens de l’industrie du cinéma. Ce régime est étendu à l’ensemble du secteur du spectacle vivant en 1965 par l’ajout de deux annexes au régime d’assurance chômage de l’Unédic créé en 1958, appelées annexes 8 et 10. Ces annexes définissent les conditions d’accès et la liste des professions techniques (annexe 8) et artistiques (annexe 10) éligibles au régime d’assurance chômage de l’intermittence du spectacle.
Le principe est le suivant : dans une société où l’embauche en emploi permanent est la règle, le droit français reconnaît la nécessité d’une exception pour le secteur du spectacle vivant. L’emploi dans ce secteur est considéré comme devant s’effectuer auprès d’employeurs multiples et sur de courtes périodes en raison de la nature de l’activité [1]. En contrepartie de cette flexibilité à l’embauche, il est créé une assurance chômage ad hoc pour garantir des revenus stables à des travailleurs alternant par définition des périodes travaillées et des périodes chômées.
Là où le régime général donne accès à une indemnisation du chômage à partir de 910 heures travaillées en 24 mois, l’accès au régime d’intermittent du spectacle est plus strict. Il faut en effet avoir travaillé au minimum 507 heures sur les 12 derniers mois pour avoir accès à une indemnité, soit 52 heures de plus par an par rapport au régime général. En revanche, le salarié intermittent peut cumuler sans limite de durée les revenus de son travail et son indemnité chômage pour peu qu’il « renouvelle son statut », c’est-à-dire qu’il travaille à nouveau 507 heures dans les 12 mois suivant l’ouverture de ses droits. En gros, alors que la personne affiliée au régime général est soit en emploi, soit au chômage, l’intermittent du spectacle est à la fois en emploi et au chômage.
En France, le statut d’intermittent du spectacle permet aux travailleurs du secteur de bénéficier d’une sécurité sociale plus efficace que dans d’autres pays.
Ce régime d’assurance chômage crée deux particularités fortes. Tout d’abord, les artistes et techniciens travaillant en France sont systématiquement salariés : ils sont engagés sur la base d’un contrat de travail où un employeur verse une rémunération comprenant des cotisations sociales pour la santé, la retraite, le chômage, etc. Il s’agit d’une situation exceptionnelle sur le plan international. Si des formes a minima de l’intermittence du spectacle existent en Belgique ou en Suisse, les artistes et techniciens du spectacle à l’étranger sont généralement des prestataires offrant leurs services à des clients dans une logique entrepreneuriale. La protection sociale est alors beaucoup plus réduite.
La seconde particularité découle de la première, au sens où le statut d’intermittent du spectacle permet aux travailleurs du secteur de bénéficier en France d’une sécurité sociale plus efficace que dans d’autres pays. Aux Pays-Bas, par exemple, le prix élevé d’une couverture maladie privée implique que la vigilance dans l’exercice de son métier est souvent – en particulier pour les travailleurs les plus jeunes – la seule protection contre les conséquences économiques d’une blessure incapacitante. Or, la manutention et le travail en hauteur sont systématiques dans les métiers techniques. Des formes d’assurance plus accessibles se développent dans les broodfund, des mutuelles locales permettant de couvrir quelques dizaines de personnes contre les aléas sanitaires. En Italie, des coopératives de portage salarial permettent de salarier les artistes et techniciens et de cumuler leurs heures de travail sur un seul et même contrat. Dans ces deux pays, la protection contre le risque de chômage est quasi-inexistante.
Les raisons économiques d’un recours systématique à l’emploi discontinu : une question de productivisme
L’emploi intermittent est donc une caractéristique systématique, au niveau international, du secteur du spectacle vivant, quelles que soient les diverses modalités contractuelles dans lesquelles il s’exerce ou le régime de sécurité sociale en place pour assurer les travailleurs. Cela dit, pourquoi ? Comment se crée la nécessité, étonnamment acceptée, d’un recours systématique à l’emploi temporaire dans le secteur ?
La réponse à cette question est bien évidemment multi-factorielle et répond à des logiques qui dépassent le champ économique. Toutefois, il existe une dynamique économique propre au secteur du spectacle vivant qui contribue sans aucun doute à nourrir ce recours à l’emploi temporaire. Celle-ci a été décrite dans Performing Arts : The Economic Dilemma, écrit en 1966 par les économistes William Baumol et William Bowen. Ce livre résulte d’une commande de la Fondation Ford qui souhaitait alors comprendre pourquoi les orchestres et théâtres qu’elle finançait se retrouvaient systématiquement en déficit. En étudiant plusieurs orchestres et théâtres importants aux États-Unis ainsi que plusieurs théâtres de Broadway, les économistes sont parvenus à la conclusion suivante : le secteur du spectacle vivant souffre d’une augmentation permanente et incontrôlée de ses coûts de personnel. Ces coûts représentent l’essentiel de ses dépenses, en raison des hausses importantes et constantes de productivité dans le gros de l’économie états-unienne.
Le mécanisme est le suivant : les progrès technologiques permettent à l’industrie, formant alors le gros du PIB états-unien, de faire exploser sa productivité. L’industrie produit plus et vend plus, elle augmente ses bénéfices et potentiellement ses marges. Elle redistribue une part de ces nouveaux bénéfices aux salariés qui voient donc leurs revenus augmenter indépendamment de l’inflation. En conséquence, le coût de la vie augmente au niveau national. Le secteur du spectacle vivant, en revanche, ne bénéficie pas de gains de productivité induits par les progrès technologiques : les moyens humains nécessaires à la mise en place d’une représentation restent à peu près les mêmes. Le secteur est en revanche contraint d’augmenter les rémunérations de ses employés. En effet, l’élévation du coût moyen de la vie implique une hausse de celles-ci afin qu’elles puissent garantir la subsistance des artistes et techniciens. Les dépenses des théâtres et orchestres augmentent alors sans qu’elles puissent être compensées par des hausses de revenu. Il se crée alors un déficit budgétaire systématique dans ces structures que les économistes nomment la « maladie des coûts ».
Baumol et Bowen ne mettent jamais en question l’usage des gains de productivité vers une augmentation de la production et des bénéfices.
Conclusion : pour assurer leur viabilité économique, ces structures doivent être soutenues financièrement par des acteurs prêts à renoncer à un bénéfice économique au profit d’un bénéfice symbolique et culturel. Les acteurs publics peuvent subventionner les arts de la scène ou des fondations privées peuvent faire du mécénat. Si ces conclusions n’ont pas été contredites jusqu’à aujourd’hui, plusieurs de leurs implications peuvent être discutées. Notamment l’une de leurs prémisses, à savoir que les auteurs ne mettent jamais en question l’usage des gains de productivité vers une augmentation de la production et des bénéfices plutôt que vers une diminution du temps de travail à salaire constant. Or, en dernière analyse, c’est cet usage – que l’on peut qualifier de productiviste – qui provoque les augmentations incontrôlées des coûts de personnel dans le secteur du spectacle vivant. Baumol et Bowen interprètent la corrélation qu’ils observent comme une « maladie » du secteur du spectacle vivant, celui-ci étant perçu comme « archaïque » car peu réceptif aux améliorations de productivité permises par les progrès technologiques. Cette interprétation implique une conception naturelle de l’usage productiviste des gains de productivité technologiques, c’est-à-dire que cette forme d’usage est perçue comme allant de soi. Mais la « maladie » devient plus difficilement localisable si l’on conçoit cet usage comme un choix stratégique et social situé dans l’histoire et la géographie.
En effet, plus de 40 ans après la sortie de Performing Arts : The Economic Dilemma, la tendance à augmenter les volumes de nos productions diverses et variées sans questionner leur impact écologique nous a plongés dans une crise environnementale existentielle. Ce choix de société, perçu comme naturel dans les années 60, est donc de plus en plus questionnable aujourd’hui. Par ailleurs, si l’on interprète cette corrélation sur un plan anthropologique, elle permet de constater empiriquement que le productivisme a pour conséquence d’assécher économiquement notre capacité à produire des rituels dans lesquels se construisent une part non négligeable de nos identités culturelles et de nos liens sociaux.
L’intermittence du spectacle, une politique de redistribution qui répond aux effets de la loi de Baumol-Bowen
Cette ouverture nous ramène à l’intermittence du spectacle. Quoi de plus « rationnel » économiquement face à des coûts qui augmentent de façon incontrôlable que de chercher à les réduire ? Or, c’est exactement ce que permet une organisation intermittente de l’emploi. Le personnel n’est embauché que lorsque le besoin s’en fait le plus sentir et les employeurs n’ont pas à assumer les rémunérations en cas de baisse conjoncturelle de l’activité, comme lors d’une épidémie interdisant les rassemblements culturels. Le risque de perte de revenus est donc placé sur les salariés et les systèmes de protection sociale jouent à plein pour assurer la continuité de l’activité post-crise. Alors qu’aux Pays-Bas, les artistes et techniciens en freelance ou embauchés sur des contrats 0 heure se retrouvent du jour au lendemain sans revenus, les intermittents français disposent de quelques mois de répit et leurs inquiétudes se portent sur des échéances à plus long terme. Une situation qui reste peu enviable, mais assurément moins cauchemardesque.
Résumons : il y a donc une pression systémique sur la viabilité économique du spectacle vivant, créée par les stratégies productivistes d’une majorité d’acteurs économiques. Baumol et Bowen affirment que ce problème ne se résout que par des apports financiers publics ou privés à perte, c’est-à-dire rémunérés en capital symbolique et culturel mais certainement pas économique. Mais l’on peut aller plus loin et percevoir l’individualisation du marché du travail dans le secteur du spectacle vivant comme résultant au moins partiellement et indirectement de choix de sociétés productivistes. Cette individualisation n’est pas forcément un problème dans la mesure où des garanties de sécurité sociale peuvent être apportées aux travailleurs par des systèmes de protection adaptés. La question est alors : comment financer ces systèmes de protection ?
Comme tout salarié, les intermittents payent des cotisations sociales pour leur assurance chômage, d’ailleurs plus élevées que pour les personnes affiliées au régime général. Mais cela n’empêche pas le régime d’être en déficit systémique. Si les débats sur la taille de ce déficit font rage, le fait qu’il existe souffre peu de contestation. Et si l’on repense à la loi de Baumol et aux coûts croissants de personnel du secteur, comment pourrait-il en être autrement ? Les employeurs ont recours à l’embauche par projet pour diminuer leurs dépenses, lesquelles ne font de toutes façons qu’augmenter mécaniquement alors que la productivité augmente. Le déficit est donc, en soi, inévitable.
Il est compensé par la solidarité interprofessionnelle. Les caisses de chômage des secteurs bénéficiant d’un bon taux d’emploi sont excédentaires et ces excédents viennent compenser le déficit de la caisse du régime intermittent. Or, ces caisses sont précisément celles des secteurs dont les pratiques productivistes provoquent le besoin d’un recours à l’emploi temporaire systématique dans le spectacle vivant, et donc la nécessité de l’existence même du régime d’intermittence du spectacle. La solidarité interprofessionnelle constitue donc une réponse alternative aux effets de la loi de Baumol-Bowen. Ce ne sont pas les pouvoirs publics ou les acteurs privés qui viennent subventionner le secteur. Ce sont les secteurs économiques dont les pratiques de production rendent impossible la viabilité économique du spectacle vivant qui lui transfèrent une part de leur valeur ajoutée, compensant ainsi indirectement les effets délétères de leurs choix stratégiques. En d’autres termes, c’est une politique de redistribution.
Il faut dès aujourd’hui promouvoir activement la généralisation du régime de l’intermittence du spectacle à tous les emplois précaires.
A l’heure où les rapports entre employeurs et employés sont de plus en plus individualisés et où fleurissent des statuts précaires comme « auto-entrepreneur » ou « CDI intermittent », le régime d’intermittence du spectacle – bien qu’il soit évidemment améliorable en bien des aspects – constitue un exemple réussi de flexibilisation d’un marché du travail avec une perte de sécurité de l’emploi limitée. Mais il a cette caractéristique qui le rend peu avenant aux yeux des prophètes de la start-up nation : il se finance sur de la valeur ajoutée qui, par conséquent, n’est pas distribuée au capital. S’il est évidemment difficile de savoir vers quoi la récession présente va nous amener, il y a fort à parier que l’atomisation et l’ubérisation du marché du travail vont continuer leur dynamique. Il y a donc de fortes chances pour que l’intermittence soit perçue dans quelques décennies comme le sont aujourd’hui les régimes spéciaux de retraite des cheminots, gaziers, électriciens et autres. Alors qu’ils ont été conçus pour être l’avant-garde de la protection sociale, ils sont hélas majoritairement considérés aujourd’hui comme des archaïsmes iniques dont la suppression serait une mesure de justice sociale.
Il faut donc, dès aujourd’hui, promouvoir activement la généralisation du régime de l’intermittence du spectacle à tous les emplois précaires tombant sous le régime de l’auto-entrepreneuriat, de la pige, du CDI intermittent ou autre… Certes, l’intendance ne peut que blêmir à l’idée d’élargir la couverture d’un régime structurellement déficitaire. Cette idée ne manquera donc pas de subir des procès en inconséquence. Mais ne nous laissons pas berner par les illusions de l’obsession budgétaire caricaturale qui caractérise l’idéologie dominante de notre époque. Le Covid-19 est une cruelle démonstration de ce à quoi mène une politique qui réduit les dépenses publiques pour réduire les recettes publiques. Par ailleurs, il est essentiel de rappeler contre cette même idéologie que la différence entre salaire brut et net n’est pas une « charge » qui ne sert qu’à nourrir une bureaucratie inerte mais bien un salaire différé qui assure les travailleurs contre les aléas de l’existence qu’aucune innovation disruptive ne saura jamais supprimer.
En somme, rappelons-nous que la politique n’est pas qu’une affaire de comptabilité et que la définition des priorités d’une société ne peut se limiter au calcul localisé des entrées et sorties. Notre productivité est aujourd’hui colossale, décuplée depuis la fin de la seconde guerre mondiale. La vraie question de principe est donc : que faisons-nous de cette productivité ? L’utilisons-nous pour inonder les sociétés de biens et services et pour distribuer des dividendes, et cela au mépris des conséquences environnementales et sociales de ces pratiques ? Ou en réservons-nous une part croissante à l’amélioration des conditions d’existence, en diminuant le temps de travail à salaire constant, en permettant à des activités culturelles de fleurir et en cherchant à protéger l’environnement ? Y a-t-il vraiment besoin de poser la question ?
Baumol, W. J., & Bowen, W. G. (1966). Performing arts – the economic dilemma: A study of problems common to theater, opera, music and dance; a twentieth century fund study. Cambridge, Mass. M.I.T. Press.
Collins, R. (2004). Interaction ritual chains. Princeton, N.J: Princeton University Press.
Grégoire, M. (2012). Le plein-emploi comme seule alternative à la précarité ? : Les intermittents du spectacle et leurs luttes (1919-2003). Savoir/Agir, 21(3), 29. https://doi.org/10.3917/sava.021.0029
Grégoire, M. (2013). Les intermittents du spectacle : Le revenu inconditionnel au regard d’une expérience de socialisation du salaire. Mouvements, 73(1), 97. https://doi.org/10.3917/mouv.073.0097
Menger, P.-M. (2015). Les intermittents du spectacle : Sociologie du travail flexible (Nouv. éd). Editions de l’Ecole des hautes études en sciences sociales.
Certaines affirmations sont basées sur la thèse de l’auteur, en attente de soutenance :
Battentier, A. (2020). Making The Show Go On. A Study of Sound Engineers in the French and Dutch fields of Music Production. Universiteit van Amsterdam/Università degli Studi di Milano
Longtemps vanté comme un exemple de la troisième voie social-libérale, le « modèle danois » de la flexisécurité salariale a servi de cache-misère à l’avènement du néolibéralisme au Danemark dans les années 1990. Récemment, Emmanuel Macron a tenté de réactiver le vieux mythe des « modèles » scandinaves, sans s’apercevoir de la régression sociale que le tournant néolibéral y a engendré depuis 25 ans. Le temps est venu de se pencher sur l’envers du mythe.
Les ‹‹ modèles scandinaves ›› constituent un thème récurrent du champ politico-médiatique occidental, entretenu depuis près d’un siècle : depuis les modèles coopératifs des années 1930, en passant par la social-démocratie suédoise des années 1960, jusqu’à la ‹‹ flexisécurité ›› danoise des années 1990. Si le discours dominant a longtemps attribué au modèle danois un récit postmoderne de transition réussie vers la société post-industrielle et le libéralisme « à visage humain », une coupure franche s’est en fait instaurée, derrière cet apparent renouvellement, entre d’une part un système social-démocrate, initié dans les années 1930 puis entré en stagnation dès les années 1970, et, d’autre part, depuis le début des années 1990, le passage à une ère social-libérale, qu’on nommera également « néolibérale ».
Le cadre social-démocrate
Pour comprendre cet infléchissement, une brève histoire préalable de la social-démocratie danoise peut ainsi être esquissée à grands traits : la rhétorique révolutionnaire et marxiste des premiers sociaux-démocrates s’est peu à peu accommodée des pratiques parlementaires, jusqu’à la constitution du premier gouvernement de gauche en 1924. A la faveur d’un accord de classe avec le parti radical (det radikale venstre), les sociaux-démocrates reprennent le pouvoir en 1929 avec Thorvald Stauning comme premier ministre, sorte de Léon Blum danois qui fait signer en 1933 les accords de Kanslergade, fixant la fondation d’un État-Providence national dans le double objectif de sortir de la crise économique et de constituer une alternative politique face aux fascismes naissants. Comme le Front populaire français de 1936, la social-démocratie danoise devient une formation populaire qui étend sa défense de la classe ouvrière aux agriculteurs, selon un modèle de compromis et de coalition de classe : établissement de droits sociaux pour les ouvriers et d’aides à l’agriculture, mais surtout dévaluation de la couronne danoise. Le gouvernement social-démocrate perdure plusieurs décennies, et c’est ce modèle d’État-Providence (Welfare society), régulièrement étendu par la suite, articulé à des syndicats puissants, qui a permis à l’échelle d’un demi-siècle de redistribuer revenus et richesses, faire disparaître la pauvreté endémique, loger décemment la population dans les zones urbaines ainsi que rendre largement gratuites l’éducation et la santé, jusqu’à la mise en place d’un système de financement des étudiants en 1970 (le Statens Uddannelsesstøtte). Le haut degré de développement social et économique actuel des sociétés scandinaves s’explique essentiellement comme la combinaison d’un keynésianisme intuitif à des luttes syndicales et politiques accomplies bien avant le tournant néolibéral entrepris vers 1992. Surtout, l’État social danois demeure historiquement indissociable d’un principe de souveraineté appliqué aux politiques commerciales, budgétaires et monétaires, comme le montre l’usage de la dévaluation.
De la transition « post-moderne » au tournant « néolibéral »
Cependant, dès les années 1970, la version danoise de la Welfare society entre en stagnation. Si les dépenses publiques et l’État-Providence continuent globalement de se renforcer dans la vingtaine 1975-1995, un double évènement fait entrer la social-démocratie danoise dans une phase de transition vers une crise de long-terme. Le premier choc pétrolier de 1973 touche durement le Danemark en provoquant une stagflation, c’est-à-dire une conjonction d’une hausse du taux de chômage et de l’inflation. En politique intérieure, les élections générales de 1973, appelées le « tremblement de terre » (Jordskredvalget) font chuter les sociaux-démocrates de 37,3% des voix à 25,6%, alors qu’une toute nouvelle formation libertarienne, le parti du Progrès (Fremskridtpartiet) obtient 15,9% des voix avec un programme anti-taxation. Une atmosphère de contestation du « compromis fordo-keynésien » [Vakaloulis, 2001], typiquement social-démocrate, s’empare du pays, également alimentée par divers mouvements de la nouvelle gauche, tandis que les courants culturels post-modernes s’introduisent progressivement au Danemark.
Dans les années qui suivent, le pays entre dans une situation de statu quo avec la progression du chômage et du déficit commercial sur fond de crise industrielle, ce qui a conduit à la fermeture progressive des activités portuaires et à des taux de chômage avoisinant au début des années 1990 les 15 à 20% dans les villes industrielles les plus frappées. Dans un premier temps, l’État-Providence danois n’ose s’aligner franchement sur les premières vagues de privatisation des secteurs publics et de libéralisation du marché du travail, essentiellement opérées dans les pays anglo-saxons, après la double élection de Thatcher (1979) et de Reagan (1980). Il connaîtra, à l’instar de la France et des autres pays nordiques, un « été indien » jusqu’au milieu des années 1990, selon le mot d’Andreas Malm, qui explique la persistance jusqu’à nos jours d’un système de santé et d’un modèle éducatif largement socialisés, ainsi que de prestations chômage toujours élevées malgré 25 années de « casse » de l’État social.
Cependant, dès la fin du XXe siècle, le compromis social-démocrate perd son statut hégémonique sur le plan socio-culturel et politique, ce dont la recherche universitaire ne tardera pas à se faire l’écho : le concept d’État-providence s’infléchit dans un sens néolibéral durant les années 1990, de manière contemporaine aux premières réformes du marché du travail. C’est l’effet induit par la redéfinition de l’État-providence dans le fameux ouvrage de Gøsta Esping-Andersen, Les trois mondes de l’État-providence. Comme l’explique l’économiste Christophe Ramaux dans L’État social, celui-ci se compose de quatre piliers : les « prestations sociales », les « services publics », le volet des « politiques économiques » et la « régulation des rapports de travail ». Or, en choisissant comme seul critère de démarchandisation les prestations sociales, qui préviennent des aléas que sont principalement le chômage, la santé et la vieillesse, Esping-Andersen abandonne les autres piliers et autorise de fait la privatisation des services publics et la perte de souveraineté commerciale et monétaire. Si sa typologie aboutit à renvoyer les pays scandinaves au modèle social-démocrate, par opposition au modèle corporatiste (Allemagne et France) et au modèle libéral (anglo-saxon), il s’avère en fait social-libéral dans le cas des pays nordiques, eu égard au rétrécissement du champ d’action de l’État-providence, amputé par exemple de sa capacité à moduler la demande globale ou à dévaluer la monnaie.
De manière plus pertinente, le sociologue Karl Ove Pedersen, peu connu en dehors du Danemark, publie en 2011 Konkurrencestaten, un ouvrage capital pour saisir l’infléchissement de la pensée de l’État et des politiques sociales au Danemark. L’auteur estime, en substance, que le pays est passé de l’État-providence (Velfærdsstat) à l’État concurrentiel (Konkurrencestaten) où le poids traditionnel de l’État et des politiques publiques sur la société danoise est désormais utilisé comme instrument coercitif de réforme du marché du travail, et même de l’ensemble des structures sociales, ce qui aboutit à une gestion managériale de la sphère publique.
Cette évolution du débat universitaire et de l’opinion publique n’est pourtant pas propre au Danemark : le tournant néolibéral s’inscrit en fait dans la marche globale des sociétés occidentales vers le néolibéralisme, suivant la rhétorique du réformisme inévitable inaugurée par le mot de Thatcher en 1981, There is no alternative, qui offre une justification théorique du rétrécissement de l’État social. Seulement, dans le cas scandinave, et tout spécialement au Danemark, une particularité doit être notée : ce n’est pas le poids de la dépense publique ni même le caractère public des institutions qui pose problème dans le processus de pseudo-transformation réformatrice (même si certains secteurs ont été en fait privatisés comme l’énergie), c’est un objectif d’efficacité dans la gestion de ces services qui doit être poursuivie (principe du New Public Management) : c’est ainsi que les concepts d’État et de bureaucratie concurrentiels deviennent pertinents pour caractériser les années 1990 comme le moment de transition d’un État de type social-démocrate vers un système authentiquement social-libéral, qui résulte de l’adaptation du royaume scandinave au contexte international de la mondialisation et de l’ultralibéralisme. C’est pourquoi l’effort de discrimination entre différents degrés de libéralisme (essentiellement entre social-libéralisme et ultralibéralisme) est un exercice qui s’avère rapidement illusoire car il s’agit bien, dans différents cas, d’aligner la gestion des secteurs publics sur la logique d’efficacité qui régit la concurrence privée. À cet égard, le présupposé social-libéral du modèle danois de flexisécurité constitue même une sociodicée à l’usage des élites néolibérales, puisqu’il les dote d’une pseudo pensée sociale qui justifie la logique de flexibilité et d’efficacité. C’est ce que démontre empiriquement une histoire récente du néolibéralisme par le haut, c’est-à-dire par l’analyse sociohistorique du rôle des classes dirigeantes dans le processus de néolibéralisation de la société danoise.
Le dépassement de l’État-nation et la « révolte » des classes dirigeantes
Dans l’histoire politique récente des pays occidentaux, il existe des dates fatidiques qui signent, pour reprendre le mot de François Ruffin, l’« arrêt du politique », où les État-nations perdent progressivement le contrôle des politiques budgétaires, monétaires et commerciales, tandis que les gouvernements mettent en place des politiques de rigueur pour « redresser » les comptes publics. En France, il y a le fameux « tournant » de 1983, le traité de Maastricht de 1992 puis, phase ultime de confiscation démocratique, le traité constitutionnel de 2005, refusé par le peuple français à 54,7%, mais signé deux ans plus tard par le président Nicolas Sarkozy à Lisbonne et ratifié par la droite libérale (UMP) et la complicité du PS.
Au Danemark, c’est incontestablement l’année 1992 qui constitue un tournant néolibéral analogue, avec le refus, par les classes dirigeantes danoises, du vote Non au traité de Maastricht. Pour mieux prendre la mesure de ce spectaculaire retournement, il importe d’adopter une définition globale du néolibéralisme, adaptée à l’échelle du royaume scandinave. Accompli au début des années 1990 dans le cadre d’une crise industrielle profonde et d’un accroissement des échanges couplé d’un abaissement des barrières douanières (mondialisation et libre-échange), le néolibéralisme se définit comme un faisceau d’initiatives politiques qui ont pour but de libéraliser les structures sociales adossées à l’État-providence (dans le cadre d’une économie de type « mixte » [Ramaux, 2012]), doublé d’un discours, en partie fictionnel, qui promeut l’avènement d’une économie cognitive, dématérialisée et post-industrielle (capitalisme financier et mythe de la « révolution numérique »). Il s’articule à un mode de gouvernance politique par lequel l’intervention étatique impose contre les prérogatives sociales de l’État-providence, une libéralisation croissante des secteurs public et mutualiste à travers le recours à des politiques de déréglementation de l’emploi, de privatisation des services publics, ou encore de partenariats public-privé (PPP) dans le cadre de la planification urbaine. A travers l’extension de la logique de « rentabilité » et de « compétition » aux secteurs traditionnellement non-marchands, il s’agit de transformer le tissu urbain en « ville entrepreneuriale » [Hackworth, 2007], de rendre les services publics « efficaces », les citoyens « responsables » individuellement, et enfin d’adapter l’éducation et la recherche au marché du travail. À l’opposé des mythes de la « main invisible », la main coercitive du New public management se fixe comme objectif le détricotage institutionnel de l’État-providence au nom de présupposés idéologiques, historiquement non vérifiés et non quantifiés. Il repose sur un discours tel que : il faut faciliter les licenciements car le « marché du travail » serait devenu instable, le Danemark devrait choisir entre mondialisation et passéisme chaotique; ou encore la flexibilité garantit la faiblesse structurelle du chômage. Ces structures politico-idéologiques établissent le cadre du fameux modèle danois, dit de la « flexisécurité ». Surtout, ce qui a définitivement assis la croyance idéologique en la réussite de ce modèle, c’est la disparition de toute analyse économique de type marxiste ou keynésien (ou postkeynésien), à l’échelle macroéconomique, au profit du seul critère qu’est le marché du travail, articulé à des croyances économiques qui mêlent présupposés monétaristes et néokeynésiens.
Nouvelle phase du capitalisme, mode de gouvernance anti-politique et antidémocratique, foi idéologique dans la théorie (néo)libérale : ce sont les trois volets du retournement que subit explicitement l’État-providence au Danemark depuis, disons-le arbitrairement, Maastricht et 1992. Et ce à quoi nous allons assister, c’est à la production d’un discours dominant sur le Danemark, dans les champs politique et médiatique, qui vise à évacuer les tensions socio-politiques qui ont accompagné l’introduction du néolibéralisme dans le pays, afin de faire triompher une vision téléologique et un discours théologico-politique néoconservateurs [Fukuyama, 2011] : l’aboutissement nécessaire des structures sociales des pays occidentaux vers un social-libéralisme individualiste post-historique, dont le pays scandinave serait devenu l’idéal-type.
Le moment Maastricht
La date fatidique au Danemark, c’est bien 1992 et le rejet du traité de Maastricht, qui propulse la phase de « stagnation post-moderne » dans une époque de crise et de régression sociale. À l’inverse des pays d’Europe du Sud, dont l’euroscepticisme est principalement né du rejet des politiques austéritaires menées à partir de 2012, l’euroscepticisme est un sentiment traditionnellement répandu dans les couches populaires de la population danoise et ce depuis les premières élections européennes de 1979 : alors que le taux de participation aux élections générales tourne entre 80 et 90% des inscrits, le scrutin européen de 1979 tombe à 47,8% (la moyenne communautaire était de 61,9%). Les sociaux-démocrates, arrivés en premier avec 21,8% des voix, sont talonnés par le Mouvement populaire contre la CEE, formation eurosceptique et anticapitaliste, qui obtient 20,85%, loin devant les autres formations anticapitalistes, le parti populaire socialiste et les socialistes de gauche (8,2%), dont la première rejoindra les communistes français au Parlement européen. La population danoise, majoritairement indifférente ou méfiante à l’égard de la construction communautaire, se passionne alors peu pour les questions européennes. Mais la clef du retournement socio-politique contemporain, c’est le détonateur du référendum sur le traité de Maastricht. Le 2 juin 1992, les Danois, qui participent cette fois-ci à hauteur de 83,1%, refusent à 50,7% de ratifier le traité constitutif de l’Union européenne qui vise à déléguer la politique économique et monétaire des États-nations aux instances communautaires (création de la monnaie unique, l’euro).
Vote pour (“yes”) et vote contre (“No”) au traité de Maastricht, source : Wikimédia Commons
La carte du vote (voir l’image) établit clairement une coupure en deux du territoire danois. Les régions qui ont rejeté le traité étaient, au début des années 1990, fortement urbanisées et industrialisées (comtés de Copenhague et d’Aarhus, îles du Sud et Nord du Jutland principalement). Ce sont les bastions traditionnels de la social-démocratie où vivaient majoritairement ouvriers et employés, tandis que les hauts revenus et les territoires d’activité agricole, acquis au vote libéral ou conservateur, ont voté Oui en grande partie (le Nord bourgeois du Sjælland, le sud-ouest du Jutland, le long de la Vesterhavet). La défiance des ouvriers s’explique par la crise industrielle profonde entamée depuis les années 1980 avec la fermeture progressive des activités portuaires et un taux de chômage en hausse : il passe de 8,83% en 1991 à 10,81% à l’automne 1993. Mais la crise est également politique : la ligne sociale au sein du parti social-démocrate est mise en minorité et c’est la ligne social-libérale et europhile qui l’emporte, comme un coup de poignard dans le dos des classes populaires.
De manière anti-démocratique, les élites politiques et économiques danoises n’acceptent pas le Non et ratifient dans la foulée les accords d’Édimbourg, qui donnent au Danemark quatre opt-out de la politique communautaire en guise de compromis. Ce sont des options de retrait de la politique communautaire en matière de défense et de justice, ainsi qu’en matière monétaire : le Danemark conserve une politique monétaire indépendante et ne rejoindra pas la monnaie unique. Cependant, à l’inverse du Royaume-Uni et de la Suède, le Danemark intègre finalement le MCE II (l’étape qui précède l’intégration monétaire ultime qu’est l’adoption de l’euro) qui fixe un taux de change commun entre la couronne danoise et la monnaie européenne. Le Danemark perd donc partiellement sa capacité à dévaluer la couronne et restreint son indépendance monétaire et budgétaire. Un second référendum n’est voté qu’après la négociation d’Édimbourg, adopté à 56,7% des votes exprimés le 18 mai 1993. Le soir même éclatent de violentes émeutes dans le quartier de Nørrebro, lieu symbole de la classe ouvrière et du communisme danois : des activistes de gauche, se sentant mis devant le fait accompli par la renégociation accélérée de Maastricht, manifestent leur mécontentement dans la rue. La police tire 113 coups de feu, et blesse 11 activistes ; le doute se répand dans la population entière sur l’avenir de l’État-nation danois et le thème de l’opposition entre les élites et le peuple apparaît dans les débats publics.
La première gouvernance néolibérale au Danemark (1993-2001)
Après la renégociation de Maastricht, premier temps antidémocratique de la gouvernance néolibérale, c’est au tour de la réforme du marché du travail. C’est un second temps de nature anti-politique en ce qu’il aligne les agendas parlementaire et exécutif sur les impératifs économiques. À l’issue des élections générales de 1994, les sociaux-démocrates sortent vainqueurs et forment le gouvernement. Les gouvernements Rasmussen I, II et III (1993-2001) avec Mogens Lykketoft au ministère des Finances, estiment alors que la flexibilisation du marché du travail demeure la seule solution pour réduire le chômage de masse, ce qui revient à omettre le levier monétaire et commercial. Ce sera la première expérience aboutie de gouvernance néolibérale au Danemark, selon la définition donnée plus haut.
Les sociaux-démocrates entreprennent la déréglementation de l’emploi en libéralisant plusieurs secteurs publics (dont la télévision) et en introduisant de 1994 à 1996 de nouvelles formes de contrats de travail (emplois temporaires principalement). Contrairement au discours dominant qui identifie ce moment à un changement structurel (à la manière de la rhétorique du passage de l’ancien au nouveau monde), ces réformes ne modifient pas l’architecture historique globale des conventions historiques danoises qui sont issues des accords de septembre (Septemberfoliget, 1899), par lesquels l’État intervient peu et laisse les syndicats, largement représentés dans les conseils d’administration des entreprises, négocier des accords sectoriels avec les organisations patronales. Au contraire, les réformes ont pu être rapidement mises en place car elles reposent sur la faiblesse traditionnelle des autorités publiques en matière de protection de l’emploi et sur le recours aux organisations syndicales (les actifs Danois étaient parmi les plus syndiqués au monde).
En 1998, les sociaux-démocrates modifient les accords de Kanslergade en introduisant la « petite réforme sociale » (den lille social reform ) qui cible le caractère soi-disant « passif » du système assurantiel historique. Son volet dédié à l’« activation » (Aktivloven) permet de soustraire au régime général d’assurance-chômage les individus en dehors du marché du travail, pour que n’en bénéficient que ceux qui recherchent « activement » un emploi tout en s’assurant que les exclus bénéficient d’une auto-suffisance minimale. Le versement des allocations par les caisses d’assurance est conditionné par des mécanismes de contrôle individualisé : les chômeurs doivent suivre des cours d’apprentissage dans les jobcenter et attester, par un rapport hebdomadaire, qu’ils envoient trois candidatures d’emploi par semaine. Il faut dire que la facilité à licencier accordée aux employeurs comporte en fait le risque d’augmenter les effectifs de chômeurs, et par là le recours à des prestations chômage élevées qui pèsent ensuite sur les transferts sociaux : c’est comme si la flexibilisation avait donné aux sociaux-démocrates un blanc-seing pour amender l’accès aux aides sociales, que leurs lointains prédécesseurs avaient eux-mêmes mis en place. L’accent y est mis sur la responsabilité individuelle du chômeur et non sur la responsabilité de l’employeur, qui peut légalement renvoyer ses employés sans motif, à l’exception d’un recours par la mobilisation syndicale.
Ce que la main invisible du marché ne sait mettre en place, l’État néolibéral s’en charge par des dispositifs de contrôle sociaux très poussés — et très coûteux. Mais sa promesse d’harmonie sociale butte sur une réalité conflictuelle : comme le montre l’étude d’Acrimed sur la perception de la grève et des mouvements syndicaux de 1998 à 2004 (au pic des réformes), le Danemark caracole en tête du classement européen du nombre de Journées individuelles non travaillées (JINT), avec 218 journées pour 1000 salariés. A l’opposé de l’harmonie présumé par le discours dominant sur le modèle scandinave des conventions collectives, la conflictualité des rapports de travail fut la plus forte d’Europe à l’heure des grandes réformes. À l’exemple de la grève de 1998, durant laquelle les syndicats ne parviennent pas à entériner un accord avec le patronat et provoquent une large mobilisation sociale sur le thème de la réduction du temps de travail. 20% des actifs y participent, débouchant sur une pénurie des biens de consommation primaires et une perte de 1% du PNB. Ce que révèle enfin l’épisode de 1998, c’est l’assentiment des élites syndicales à entériner les réformes néolibérales contre certaines revendications sectorielles des travailleurs.
La confusion et l’ambiguïté inhérentes à la promotion du modèle danois, qui triomphe dans les pays voisins au tournant des années 2000, repose en fait sur le point suivant : le gouvernement n’entreprend pas, comme dans le tournant néo-libéral anglo-saxon, de réduction drastique des prestations sociales comme l’assurance chômage. Ce que le retournement néolibéral institue dans le marché du travail danois, c’est la mise en place des premières politiques d’activation à l’emploi en 1994, renvoyant la responsabilité du chômage sur les individus et non plus sur les causes structurelles et macroéconomiques de l’économie. La nouvelle architecture du marché de l’emploi est acquise : le « triangle d’or » repose sur le mythe d’un équilibre durable à trois piliers, la facilité à licencier (donc à créer du chômage ou du sous-emploi supplémentaires), un système d’allocations chômage élevées (en fait héritées des longues luttes politiques et syndicales du XXe siècle) et l’activation à l’emploi (l’individualisation de la responsabilité). À la fois dans le discours politico-médiatique et dans les réseaux technocratiques, le mythe du tournant dit « flexisécuritaire » de l’économie danoise repose donc sur l’omission du levier de la politique économique et monétaire dans la lutte contre le chômage de masse engendré par la crise industrielle.
Les courbes du chômage vont être l’occasion de mettre en place ce tour de passe-passe idéologique décisif dans la constitution du discours sur la flexibilité danoise. De 1993 à 1999, le chômage passe de 10,8% à 5,4%, pour tomber, à la veille de la crise économique en 2006, à 3,7%. Durant les années 2000, les thuriféraires du « modèle danois » érigent notamment les faibles taux de chômage en preuves indéniables de la réussite des réformes du marché du travail : Cahuc et Cramarz le vante dans leur rapport de 2005, la Commission européenne s’en félicite. Or, si l’on regarde les courbes du chômage plus en détail, on s’aperçoit qu’une baisse spectaculaire intervient entre l’automne 1993 (10,8%) et le printemps 1994 (7,8%) avant les élections générales de septembre 1994 [Ramaux, 2012]. La baisse est entamée avant les effets escomptés par la mise en place des programmes de déréglementation et d’activation de l’emploi. Deux facteurs permettent donc de déconstruire le mythe de la réduction du chômage par les politiques de l’activation qui s’en sont suivies, car le flou a fait office d’illusion : c’est la baisse des taux d’intérêt qui l’explique, lesquels ont amorcé de 1992 à 1993 une chute spectaculaire, de 18% à 12%, pour diminuer de moitié dans les années suivantes. C’est la cause véritable de la baisse du chômage et du retour de la croissance (3%) [Ramaux, 2012]. De plus, la santé de l’économie danoise, fortement extravertie, dépend des cours du pétrole et de la conjoncture mondiale en raison de son marché intérieur de petite taille. L’ensemble de ces facteurs macroéconomiques ont soudainement disparu dans les évaluations économiques rétrospectives, orchestrées par les néoclassiques de tous bords, dont la conceptualisation du « modèle danois » apparaît désormais entièrement tributaire.
Mais il existe une autre réalité, plus violente sur le plan social : le taux de chômage a également baissé en raison d’une baisse d’activité au sein de la population totale : entre 1993 et 2005, 1,4 point a été perdu. Le calcul du chômage masque donc sa réalité statistique : alors qu’il tourne aux alentours de 5% depuis 20 ans selon les statistiques officielles de l’OCDE (hormis un pic de 9% au moment de la crise de 2008), le mode de calcul exclut les actifs qui ne recherchent pas activement d’emploi et ne permet pas non plus de connaître le nombre d’actifs mis à pied ou en situation de sous-emploi.
Il est vraisemblable qu’une part de la population active danoise, parvenue en fin de droits aux caisses d’assurance chômage à cause de leur difficulté à répondre aux exigences d’un marché du travail flexible, ont tout simplement disparu des chiffres officiels : ceux qu’on peut retrouver plus fréquemment dans le « Danemark périphérique » (Udkantsdanmark), ou parmi les descendants d’immigrés de première génération, gonfleraient les statistiques réelles du chômage jusqu’à plus de 10% de la population active selon une enquête d’Eurostat. Aujourd’hui, le chômage structurel des « fleksjobber », ces emplois modèles pour les néolibéraux, approche même les 20%. L’installation d’un chômage de masse apparaît, à l’inverse du discours dominant, corrélé aux effets conjoints d’une crise industrielle jamais résolue par une relance de la demande, ainsi que par l’évolution des taux directeurs et de la déréglementation du marché du travail. La flexibilité est devenue ainsi un facteur de la crise économique : il existe donc une corrélation entre passage d’une politique de la demande à une politique de l’offre et l’apparition progressive d’un chômage structurel dans certains secteurs. Pourtant, dans le discours dominant, le Danemark passe pour être le pays qui aurait réussi à conserver son modèle grâce aux réformes libérales, tout simplement parce que celles-ci ont su s’accommoder, du moins sur le court ou moyen terme, à un système de prestations sociales acquises durant les décennies précédentes. L’épistémologie néolibérale qui valide l’existence d’un « modèle danois » repose sur deux axes discursifs : l’inversion de la cause et de l’effet (les réformes expliqueraient un bilan économique positif alors que celui-ci repose sur un niveau de développement aux effets de long terme) et l’omission de données objectives, comme la chute des taux d’intérêt. La conceptualisation de la « flexibilité » danoise présuppose une croyance irrationnelle et orwellienne en un récit économique qui repose sur des évaluations arbitraires, voire trompeuses.
Crise politique et polarisation dite « populiste », de 1995 à 2018
Alors que le discours dominant dresse un bilan économique positif du passage des sociaux-démocrates au pouvoir de 1994 à 2001, l’analyse du retournement politique qu’il provoque s’avère au contraire largement négatif. En effet, le traité de Maastricht crée l’occasion d’un consensus idéologique néolibéral du centre-gauche au centre-droit, conduisant à un double bouleversement : politique d’une part, avec la remise en cause du clivage partisan entre gauche social-démocrate et droite « bourgeoise », libérale ou conservatrice ; et idéologique d’autre part, avec l’apparition d’un authentique populisme d’extrême-droite dont la renégociation d’Édimbourg et la réforme du marché du travail peuvent s’analyser comme des facteurs concomitants. Une situation qui n’est pas sans rappeler certains éléments du tableau que dresse Emmanuel Todd du malaise social français en 1995.
Au moment où les élites dirigeantes tentent de restreindre les prérogatives du Danemark en matière de souveraineté commerciale et monétaire, le Parti du Progrès (Fremskridtspartiet), formation d’extrême-droite secondaire sur le plan du débat politique, connaît une scission interne et se transforme le 6 octobre 1995 en Parti populaire danois (Dansk Folkeparti, DF). Le nouveau parti modifie sa ligne idéologique et économique : il sera désormais eurosceptique en réclamant la restauration de la souveraineté nationale et il s’opposera à l’immigration tout en intégrant à sa rhétorique identitaire une « stratégie sociale », anti-establishment, fondée sur une défense de l’État-providence de type social-démocrate. De plus, il accomplit un « tournant ethnodifférentialiste » en fondant sa xénophobie non plus sur un rejet ethnocentrique des immigrés et de leurs descendants, mais sur des conceptions nativistes qui implique l’assimilation culturelle des minorités et le refus de toute immigration supplémentaire, surtout en provenance des pays musulmans. Un retournement étonnant quand on sait que le précédent Parti du Progrès, apparu sur la scène politique danoise avec fracas en 1973 lors du scrutin dit du « tremblement de terre » évoqué plus haut (15,9% des suffrages), était une formation ultralibérale, aux accents libertariens, opposée à la taxation sur le revenu. Sa figure charismatique, Mogens Glistrup, y ajouta à partir des années 1980 une rhétorique fortement xénophobe, désirant expulser du Danemark les « mahométans » tout en dénonçant la « jungle législative » et la soi-disant lourde bureaucratie héritée de la social-démocratie de gouvernement.
Cependant, les résultats du parti tombent très vite et demeurent faibles pendant la décennie (aux alentours de 5%) ; ses positions xénophobes ne parviennent pas à influencer le Parlement et l’immigration n’est pas encore une question débattue. De manière analogue à Jean-Marie Le Pen qui se complaisait en « Reagan français », le Parti du Progrès peut être considéré comme le premier représentant au Danemark de la révolution néo-conservatrice américaine, et Mogens Glistrup en première personnalité « néolibérale » par son opposition à la taxation et sa manière, quasi anti-démocratique et anti-politique, de fustiger les processus législatifs et administratifs. Lorsque les sociaux-démocrates, à partir de 1994, adoptent le New Public Management, les politiques de l’offre ainsi que l’indexation du taux de change de la couronne sur l’euro, il apparaît rétrospectivement que la pensée néolibérale et néoconservatrice trouve alors une caisse de résonance parmi les classes dirigeantes danoises de gauche et de droite, tandis que l’extrême-droite adopte une stratégie populiste nouvelle, comme en réaction à ce retournement.
Cependant, le système parlementariste danois impose à un gouvernement minoritaire de se doter d’un parti-soutien pour appuyer sa politique et constituer une majorité parlementaire : c’est chose faite en 2001 avec le gouvernement de centre-droit libéral Anders Fogh Rasmussen I qui choisit comme soutien… Dansk Folkeparti, la formation populiste, xénophobe, censée défendre l’État social contre trop de réformes néolibérales. Le parti ne cessera dès lors de croître dans les suffrages suivants et sa position de parti-soutien potentiel, à la fois pour les sociaux-démocrates et les libéraux, lui permettra de peser sur le processus parlementaire, malgré ses suffrages encore modestes pendant les années 2000, et d’imposer le thème de l’immigration et de l’islam comme axe structurant dans l’opinion publique danoise, avant les questions sociales. Entre le néoconservatisme dans un centre élargi et le conservatisme dans les franges droites du spectre politique, l’équilibre droite-gauche a éclaté au moment où la « fléxisécurité » est apparue.
Il y a un double bilan à tirer de ce retournement : en premier lieu, la gouvernance néolibérale, rêvée par le Parti du Progrès mais réalisée par les sociaux-démocrates à partir de 1994 et poursuivie par la droite libérale depuis 2001, révèle un consensus néolibéral inconscient, partagé de la gauche social-démocrate à l’extrême-droite xénophobe puisque celle-ci se trouve désormais en état de négocier des restrictions en matière de politique migratoire en échange du fait de fermer les yeux sur les privatisations orchestrées par les gouvernements de droite ou de gauche ; en second lieu, il faut remarquer que ce n’est pas l’apparition de l’immigration qui explique simultanément la montée du populisme de droite, puisque sa part augmente régulièrement dans la population depuis l’arrivée des premiers gæstarbejdere (travailleurs invités) en provenance de Yougoslavie, de Turquie et du Pakistan dès 1967.
Il a existé au Danemark une communauté d’immigrés et des Danois d’origine étrangère avant l’explosion du débat sur l’immigration, ainsi qu’une communauté musulmane notable avant le retournement de 1994. Preuve en est : l’argument le mieux instrumentalisé par DF consiste à voir dans l’immigration un danger pour le Velfærstat (le « tourisme d’État-providence ») et à faire des immigrés les voleurs des emplois danois. Il faut donc faire l’hypothèse que la xénophobie s’est diffusée dans la population danoise par le haut, à la faveur de l’avènement du néolibéralisme, et non par le bas, par un pur ressentiment qu’aurait engendré l’arrivée d’étrangers parmi la population. La xénophobie danoise se constitue comme symptôme de la crise politique, sociale et morale du pays, et non comme une cause.
Car c’est au moment où s’impose la flexibilité dans la société danoise qu’apparaît l’extrême-droite populiste comme son corollaire, à la faveur d’un changement de stratégie décidé par le Parti du Progrès. Et il a été permis dès 2001 d’intégrer DF au consensus parlementaire plutôt que de l’en exclure, comme en Suède, comme si la contestation du système s’était révélée inoffensive et trompeuse, préfigurant bien l’opposition en trompe l’œil des « globalistes » contre les ‹‹ patriotes ›› proposée dans le champ médiatique des années 2010.
Individualisme et crise morale : la société « hyper-postmoderne » du Danemark des années 2000 et 2010
C’est surtout l’invasion du thème de l’islam et du multiculturalisme à partir des années 2000 qui constitue l’une des conséquences les plus profondes et paradoxales du retournement néolibéral : à partir de 2005, le scandale des caricatures du prophète Mahomet, initialement publiées par le Jyllands-Posten en date du 30 décembre, polarise les débats dans l’opinion publique danoise autour de la place de l’Islam et des minorités dites « ethniques » dans la société. Ce débat s’internationalisera dans les années suivantes, jusqu’à prendre une tournure dramatique à la fois au Danemark et en France avec les attentats de 2015, renforçant la forte ressemblance entre les deux pays en matière de débat public. À l’âge d’une société où une part grandissante de la population danoise est d’origine étrangère (entre 10% et 15%), le relai politico-médiatique des questions identitaires comme la place de l’islam dans la société ou la représentation des minorités, apparaissent comme autant de moyens de reléguer au second rang les questions sociales, attenantes à l’avenir de l’État-providence et de l’État-nation. Car maintenir la division des classes populaires entre « musulmans », « petits blancs » (white trash områder) et classe moyenne constitue le meilleur moyen pour empêcher qu’une conscience et une alliance de classe réémergent à l’heure où les luttes identitaires qui valorisent la « diversité » (mangfolighed) et la différence tendent à distinguer différents groupes : gays, musulmans, Danois d’origine asiatique, blancs, etc.
Au-delà de leurs oppositions politiques, les formations post-modernes qui défendent de manière constitutive les identités minoritaires (à l’exemple du parti Alternativet d’Uffe Elbæk, créé en 2014) et l’extrême-droite populiste marquée par le « tournant ethno-différentialiste », possèdent le point commun de ne pas penser le peuple danois comme un corps social unifié, mais dans des termes différentialistes. Qu’on valorise la pratique d’un islam modéré comme ferment d’une identité propre, ou que l’on oppose les musulmans contre les petits blancs comme le fait DF par une stratégie islamophobe et anti-populaire (c’est-à-dire dirigée contre une fraction des classes populaires danoises, d’origine arabo-musulmane), l’ensemble de ces mouvements identitaires individualisent les luttes politiques plutôt qu’elles ne les coordonnent au sein d’un mouvement d’alliance interclassiste ou interculturel (et non multiculturel de type relativiste). À la fragmentation proclamée de l’époque « post-moderne », succède une sorte d’hyper-postmodernité qui « atomise » progressivement la société danoise par un nouvel individualisme qui tend à destituer l’ancien équilibre social-démocrate entre autonomie de l’individu et intégration collective forte. La montée de la xénophobie s’articule donc avec l’avènement de la flexibilité salariale, car les enjeux identitaires permettent d’évacuer la question sociale.
Le problème de la société danoise ne repose donc pas, comme le montrent parfois les journaux Le Monde et Politiken, dans le racisme (ou pas seulement), mais plus fondamentalement dans un conformisme individualiste qui dépolitise la population et la rend prompte à accepter l’ordre néolibéral et néoconservateur. C’est ainsi que peut s’expliquer l’apparent paradoxe selon lequel la phase néolibérale, fondée sur le libre-échange, une soi-disant ouverture d’esprit et l’exaltation de l’hypermobilité, s’accompagne de l’apparition de l’extrême-droite et du racisme, qu’il soit inconscient (le multiculturalisme relativiste) ou explicite (l’ethnodifférentialisme de l’extrême-droite populiste qui se manifeste dans l’islamophobie). Sur le plan politique et partisan, cette convergence entre extrême-droite et centre élargi est confirmée par les nombreuses tractations engagées depuis 2015 entre les sociaux-démocrates et DF pour constituer un hypothétique gouvernement à l’issue des prochaines élections législatives, en 2019.
En outre, depuis le début des années 2000, de nombreux analystes, ayant certes remarqué que les sociaux-démocrates avaient entamé depuis longtemps leur « tournant de la rigueur » comme François Mitterrand en 1983, ont commencé à analyser le spectre politique danois en termes d’adhésion ou de rejet de la mondialisation. Plus récemment, et à la faveur de la campagne présidentielle française de 2017 qui fut très médiatisée dans le petit royaume scandinave, l’opposition entre « globalistes » (sociaux-démocrates et libéraux) et « populistes » (Dansk Folkeparti, auquel on ajoute parfois Enhedlisten, l’Alliance rouge-verte, de gauche) est devenue un prisme de lecture privilégié par les médias dominants (essentiellement le Politiken, équivalent danois du Monde en France). Cependant, au regard de la genèse réciproque du néolibéralisme et du populisme d’extrême-droite, ce clivage semble profondément illusoire et surtout commode pour les classes dirigeantes danoises, car il permet de substituer aux enjeux sociaux (réductions des aides sociales, « casse » des fonctionnaires, privatisation des services publics) des enjeux identitaires, parfois secondaires voire anecdotiques au regard de la mauvaise gestion économique (port du voile, quotas pour l’immigration, modèle multiculturel, etc). Le clivage « libéraux » contre « populistes », que proclament les éditorialistes danois, devrait plutôt être entendu comme une opposition factice entre « néoconservateurs » et « conservateurs ».
Car c’est sans doute le résultat le plus probant de 25 années de néolibéralisme danois : jamais le débat public danois n’a autant été dépolitisé, vidé de toute ampleur historique ou politique de long-terme. Le dépassement de l’État-nation explique l’absence de vision géopolitique offerte à l’opinion publique. Au tournant des années 2010, c’était comme s’il n’existait plus de paradigme socio-économique nouveau ni de stratégie monétaire ou commerciale proposés par les formations gouvernementales aux électeurs. Sociaux-démocrates et libéraux ne proposent guère davantage de développement de l’État social, car ils promettent uniquement de réformer le marché du travail, à la manière d’un exercice d’équilibre en recherchant encore plus de flexibilité et moins de subventions sociales tout en évitant de baisser les salaires pour éviter l’embrasement social. Pour les sociaux-démocrates, leur position de statu-quo consiste à adapter le modèle danois à un monde soi-disant toujours plus changeant et instable, « complexe » comme le dirait les post-modernes.
Si l’on identifie, à la manière d’Emmanuel Todd dans L’illusion économique, le néolibéralisme à la tentative de dépasser les prérogatives de l’État-nation en matière de souveraineté populaire et en oubliant la thématique de la « demande globale » pour se concentrer sur les politiques de l’offre et du marché de l’emploi, alors le « modèle flexisécuritaire danois » constitue, comme la France post-gaulliste, un exemple historique de gestion social-(néo)libérale, dont les résultats s’avèrent globalement négatifs : comme ni les leviers monétaires et commerciaux, ni la baisse des taux directeurs ne constituent plus des outils envisageables, la croissance est quasi-nulle depuis le début des années 2000. De plus, bien que les inégalités restent relativement faibles par rapport aux autres pays de l’OCDE, leur taux a augmenté de 9% de 1987 à 2012 et risque de s’accroître encore avec les récentes réformes de l’imposition sur le revenu orchestrées par le gouvernement VLAK. Enfin, il faut faire l’hypothèse d’un chômage structurel qui tourne autour des 10%, en l’absence d’indicateurs fiables, sans oublier le phénomène récent des travailleurs pauvres qui représentent, d’après le Conseil des affaires sociales (Rådet for Socialt Udsatte) 50 000 personnes, soit 21,8% des 250 000 pauvres au Danemark.
Enfin, au-delà de cette « stagnation » générale de la société danoise, le néolibéralisme fait progressivement réapparaître des classes populaires dont le niveau de vie ne progresse plus : d’une part dans les espaces en marge des centres métropolitains, où la moyenne des revenus demeure basse et l’activité économique décline (le ‹‹ Danemark périphérique ››), d’autre part les zones urbaines à forte concentration de population immigrée. Selon une enquête réalisée en 2014 dans le quartier de Gellerup à Aarhus, 80% des habitants étaient soit immigrés, soit descendants de seconde génération, pour un taux de chômage de 52,3%. Une situation de ségrégation socio-spatiale que la division de classe entre « immigrés » et « poubelles de blancs », savamment entretenue par l’ensemble de la classe politique, des écologistes aux populistes d’extrême-droite, révèle l’effet pervers des luttes identitaires ou sectorielles (foulard islamique, véganisme, etc) incapables de réunir la société danoise autour de valeurs collectives et nationales.
Le modèle de flexisécurité, articulé de la sorte à l’essor de la xénophobie et de l’extrême-droite, s’est substitué à l’idéologie social-démocrate historique et à son compromis keynésien, remplaçant l’intégration de la société danoise « par le centre », dans une classe moyenne généralisée, par une fragmentation des classes populaires, un décollage des revenus les plus élevés ainsi que la montée globale de l’individualisme. Cette atomisation hyper-postmoderne pourrait ne se justifier que par un seule chiffre : dans une société où le taux d’association est traditionnellement l’un des plus élevés au monde, la syndicalisation régresse : selon une étude de LO, le syndicat majoritaire, la syndicalisation a baissé de 8,5% de 1994 à 2008, tandis que la non-affiliation à une caisse de cotisation chômage a augmenté de 27,3% sur la même période, et la non-affiliation syndicale a progressé de 30,1%.
État social et espoirs de reconquête
Il serait trompeur d’en rester à un bilan purement négatif de la société et de la politique danoises, d’autant plus que le discours « catastrophiste », voire « apocalyptique » partage avec le récit de la complexité néolibérale l’idée d’une logique économiciste implacable et insurmontable, d’une absence d’alternative en somme toute thatchérienne. L’État-providence, le syndicalisme et l’ensemble de l’économie danoise socialisée n’ont pas disparu, ils ont été affaiblis, de même que le pays constitue toujours un État-nation en dépit de la mondialisation et de la construction communautaire, avec laquelle les danois refusent régulièrement une coopération plus poussée. Car le mythe constitue le caractère propre du discours néolibéral : or, comme l’affirme pertinemment Emmanuel Todd, « la mondialisation est à la fois une réalité et une illusion » [Todd, 1997]. Il en va de même pour le modèle danois, et l’ensemble du discours qui porte sur les transformations des sociétés contemporaines en général. La social-démocratie disparaît dans le même temps que l’État social subsiste.
À ce propos, il faut rappeler que le secteur de la santé reste largement gratuit, les hôpitaux et les médecins référents sont rémunérés au tiers-payant, mais aussi l’éducation supérieure publique : non seulement il n’y a pas de frais d’inscription pour les étudiants, mais il existe aussi depuis 1970 un système d’allocations étudiantes d’un montant de 810 € par mois pendant cinq ans, le SU. De plus, 20% de l’ensemble des logements danois appartiennent toujours au parc public, et les assurances chômages restent globalement très élevées. Enfin, sur le plan politique, la formation de gauche anticapitaliste Enhedslisten (Alliance rouge-verte) constitue l’une des forces partisanes montantes au Danemark. Fondé en 1989 sur un programme marxiste et révolutionnaire, il prend depuis le début des années 2010 la place du parti socialiste populaire (Det socialistiske folkeparti, SF), dont la popularité s’est effritée en raison de son incapacité à maintenir une ligne antilibérale lors de sa participation au dernier gouvernement social-démocrate (2011-2015), lequel s’est soldé par une démission de ses ministres lors de la vente de Dong Energy à Goldman Sachs. Le programme d’Enhedslisten, qui articule à une lecture de la société danoise en termes marxistes un plan keynésien de relance économique, ainsi qu’un agenda de réformes écologiques très poussé, permet de réinstaller de la conflictualité politique et parlementaire. Arrivé quatrième aux élections générales de 2015 avec 7,8%, il demeure à 10% dans les sondages récents.
L’histoire du néolibéralisme danois fait apparaître le décalage entre d’une part un récit post-moderne, qui développe le discours du « modèle flexisécuritaire » et d’autre part l’analyse socio-historique du rapport entre classes dirigeantes et l’ensemble des structures sociales, politiques et économiques danoises : même à l’ère « hyper-postmoderne » et « post-historique » des années 2010, la simple existence de formations politiques à gauche de la social-démocratie de gouvernement fournit à cet égard la preuve qu’il existe toujours une conflictualité politique et sociale au Danemark dans le cadre de l’expression parlementaire. Une conflictualité qui prouve que l’Histoire n’y est pas achevée : à cet égard, la démocratie représentative en a toujours été paradoxalement une arène privilégiée, si bien qu’un renversement institutionnel ne présenterait aucune nécessité pour refonder l’Etat social danois, qui réside peut-être dans un nouvel accord de classe historique.
Méthodologie :
Cette enquête historique, consacrée au néolibéralisme danois, se propose de définir un contre-discours, c’est-à-dire, en termes bourdieusiens, un « contre-feu » au discours dominant sur le modèle danois, fortement relayé dans les champs politique et médiatique. Il s’agit d’une sociogenèse de l’idéologie et des pratiques néolibérales au Danemark, dont l’idéalisation du soi-disant modèle de « flexisécurité » renvoie à une sociodicée politique à l’usage de l’ordre néoconservateur occidental. Pour ce faire, il a fallu renouer avec une épistémologie historique positiviste, capable de périodisation, dans l’analyse des évolutions socio-politiques récentes qui divergent de la « complexité post-moderne », réputée indépassable.
Bibliographie (et pour aller plus loin) :
-Rune Møller Stahl, Economic theory, politics and the State in the neoliberal epoch, Thèse de doctorat, mai 2018, Université de Copenhague (Phd Thesis, Københavns Universitet), 214 p.
-Michel Vakaloulis, Le capitalisme post-moderne, éléments pour une critique sociologique, Presses universitaires de France, 2001
-Christophe Ramaux, L’Etat social, pour sortir du chaos néolibéral, Mille et une nuits, 2015 : L’Etat social ne se résume pas à la protection sociale & Les quatre piliers de l’Etat social in chapitre 1 Qu’est-ce que l’Etat social ? et La mode de la flexisécurité danoise in chapitre 2, L’Etat social : une véritable révolution
-Christophe Ramaux, Emploi : éloge de la stabilité. L’Etat social contre la flexiscurité, Mille et une nuits, 2006.
-Perry Anderson, The Origins of Postmodernity, Verso, 1998