Marine Le Pen et les mots : les dessous de la “dédiabolisation”

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Comment un parti historiquement d’extrême droite, xénophobe, héritier de Vichy et de l’Algérie française a-t-il pu se convertir en une force politique structurant l’une des plus vieilles démocraties d’Europe ? La marque de fabrique de la famille Le Pen a-t-elle vraiment changé ?

On entend souvent dire que le Front national n’a pas changé, qu’il continue à représenter et à diffuser les mêmes idées pesantes d’il y a dix ou vingt ans. La thèse est défendue dans l’une des meilleures études de cas publiée sur le Front national de Marine Le Pen intitulée Les faux semblants du Front National : sociologie d’un parti politique, un ouvrage collectif dirigé par Sylvain Crépon, Nonna Mayer et Alexandre Dézé. Les auteurs du livre considèrent qu’à quelques nuances près, comme par exemple l’évolution de la relation du parti avec la communauté juive ou ses timides ouvertures vers le libéralisme moral, le FN porte encore les mêmes idées xénophobes, et la même vision essentialiste de la nation et de la culture française. Dans les faits, ils ont raison : qui serait convaincu de la transformation du FN en parti de droite, simplement influencé par une rhétorique propre à son passé radical, se tromperait assurément. Un fil rouge relie le programme du Front national de Jean-Marie Le Pen et celui de Marine Le Pen, qui fait le lien entre la préférence nationale du père et la priorité nationale de la fille.

Si Marine Le Pen a appris quelque chose de son père c’est bien, qu’en politique, l’usage des mots est fondamental. Tout d’abord, quand il s’agit de provoquer les esprits et l’attention des gens, et de gagner ainsi en présence médiatique, mais aussi quand il s’agit de s’approprier les concepts qui structurent le consensus républicain français. La grande différence entre le Front national du père et celui de la fille réside dans le fait que l’équipe de Marine Le Pen ne va pas à l’encontre du consensus républicain. Au contraire, elle souhaite s’établir comme le fer de lance de ce consensus. Autrement dit, aujourd’hui, la question pour l’extrême-droite française n’est plus d’essayer de se constituer comme force alternative rejetant les consensus dominants en opposant la nation à la république, la religion à la laïcité, l’individu à la société civile ou la communauté au multiculturalisme, mais bien de réussir à retourner ces consensus dominants en sa faveur. Le grand succès de Marine Le Pen a été de lancer une forme d’offre publique sémantique aux concepts clés qui structurent aujourd’hui en France le sens commun républicain. La présidente du FN a ainsi pu mettre ses compétiteurs politiques dans une position défensive. « Les mots comptent », disait Marine à son père, « mais pour les voler à l’adversaire ».

Pour bien comprendre le tournant copernicien entrepris par Marine Le Pen dans la stratégie de communication du FN, il faut, dans un premier temps, revoir comment son père parlait et comment un vide s’est créé, depuis, dans l’offre médiatique française.

Le parler de Jean-Marie Le Pen : succès et limites

Jean-Marie Le Pen était un inconnu pour la grande majorité des Français avant son apparition, le 13 février 1984, dans l’émission télévisée L’Heure de vérité, un programme de grande audience. Le contexte politique de l’époque est marqué par les attentes et les rejets générés par la coalition gouvernementale dirigée par François Mitterrand, entre socialistes et communistes. Face à un présentateur et un public perplexes,  Jean-Marie Le Pen met subitement fin à l’interview, se lève de sa chaise et, en position militaire, demande une minute de silence pour les victimes du communisme international. Ces quelques secondes de silence gêné en prime time, qui ont interrompu la normalité télévisuelle, ont produit un profond effet sur l’audience et ont propulsé la figure de Jean-Marie Le Pen dans les hautes sphères médiatiques. Quelques jours plus tard, alors qu’il était jusque-là très minoritaire, le parti d’extrême-droite français atteint des résultats historiques. C’était le début d’une nouvelle relation entre le FN et les médias, encore entretenue aujourd’hui. Le Pen réussit en une nuit une ascension impossible en dix ans de carrière politique.

Cette relation, ensuite, est toujours restée très ambivalente et marquée par le registre de la provocation à travers l’usage de phrases à double sens, des jeux de mots et des insinuations vaseuses. Ses sujets préférés : la communauté juive, l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, le continent africain, les malades touchés par des MST et les homosexuels. Dire sans dire, s’avancer masqué, mais avant tout, provoquer le scandale et la condamnation morale de l’opinion publique. Il s’agit  pour Jean-Marie Le Pen de manier le mot avant le silence, d’apprendre la technique et le rythme du coup de théâtre. A force de scandales, de procès et de condamnations, Jean-Marie Le Pen finit par devenir, au milieu des années 1990, l’enfant terrible de la politique française. Une figure recherchée par les médias parce qu’elle fait les gros titres, adopte un parler différent, fait parfois éclater des bombes médiatiques et provoque des réactions en chaîne du reste des acteurs politiques.

D’un point de vue politique, la fabrication médiatique du personnage Le Pen fut un succès qui permit de consolider le FN comme troisième force politique du pays, dépassant de loin le Parti Communiste Français. Elle réussit également à articuler le mécontentement d’une partie de la société française par rapport aux consensus dominants sur les thèmes de l’immigration, de l’identité nationale, du travail et de la sécurité ; par rapport aussi à des questions sociétales comme celles de l’avortement, de l’homosexualité ou de l’euthanasie, sans jamais s’en prendre à l’histoire complexe du passé colonial français. De cette façon, le FN se convertît en outsider puissant de la politique française (avec des résultats électoraux stables, jamais en dessous de 10%) et réussît à établir des forts bastions dans le sud et l’est du pays.

Cependant, cette stratégie avait une limite, qui a conduit 82% des électeurs à voter contre Jean-Marie Le Pen au deuxième tour de l’élection présidentielle de 2002. On assistait, en parallèle, à une mobilisation sans précédents dans tout le pays. En tant qu’outsider du système politique français, le FN a suscité la peur chez une immense majorité des Français, inquiets d’assister au démantèlement d’un système de valeurs, de mythes et de consensus auxquels ils se sentaient liés. Ceci explique le ton moralisateur mobilisé par le reste des acteurs politiques, entre le 22 avril et le 7 mai 2002, expliquant qu’un mode de vie était alors en jeu. Le Front national représentait un danger et une menace pour tout le système de règles, de normes, de croyances et de conciliation qui avait gouverné la France depuis, au moins, 1958 et l’instauration de la Vème République. On assistait alors, dans la presse, à un foisonnement de métaphores biologisantes qui comparaient le Front National à une maladie, les articles réclamant l’établissement d’un cordon sanitaire pour l’isoler et le mettre en quarantaine.

Le FN s’était constitué comme un puissant pôle d’opposition à ce qui existe que les autres acteurs politiques pouvaient, cependant, facilement qualifier d’antidémocratique, d’anti-système, d’homophobe, de raciste, de réactionnaire, tout en continuant à susciter l’adhésion de l’immense majorité des citoyens. Le Front national était un acteur puissant, mais isolé, et enfermé à l’intérieur d’un « mur républicain d’isolement » impossible à franchir. Le FN avait beau être un lion puissant, il était un lion que tout le monde voulait voir en cage.

L’année 2002 a été comme un trompe-l’œil. Le succès du FN n’a pu s’interpréter comme une défaite qu’une fois qu’on a pu l’observer de plus près, et percevoir clairement la silhouette d’un canular, d’une victoire fictive, enfin : une sorte de mirage. Passé l’enchantement de voir Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle, peu à peu une question s’imposa au parti : comment sortir de la prison ? Comment surmonter les limites de la digue républicaine ? La réponse progressivement imposée, particulièrement après l’arrivée de Marine Le Pen à la présidence du parti en 2011, fut la suivante : la digue ne pourra être surmontée qu’en devenant républicains, ou, pour dire vrai, qu’en paraissant républicains.

La rhétorique de l’ordre républicain

Aujourd’hui, dans ses interventions médiatiques, Marine Le Pen s’auto-présente comme la principale défenseure de l’égalité entre les hommes et les femmes, des services publics, des droits sociaux, de l’État, de la laïcité, de la souveraineté nationale, du patrimoine ou même de l’environnement et de la protection des animaux.

Quand vos adversaires se battent avec des armes destructrices, plutôt que leur tendre un bouclier, mieux vaudrait les priver de leurs armes. Et même leur voler pour ensuite les abattre ! C’est exactement ce que fait le nouveau Front National, dirigé par Marine Le Pen et Florian Philippot. Il ne faut donc pas s’étonner d’entendre la présidente du FN se présenter comme la principale protectrice de la démocratie face à l’autoritarisme de marché, des maîtres, des politiques. De la voir s’établir comme celle qui conservera les équipements hospitaliers menacés par les réductions budgétaires, qui défendra, envers et contre tous, les produits français et les habitants des zones rurales qui voient les postes fermer. De l’entendre valoriser les services de santé, les centres sportifs, les jeunes qui ont peur de la précarité du marché du travail, et de finir par apparaître comme la porte-parole de tous ceux qui se sentent oubliés et abandonnés par les administrations publiques.

Si un jour son parti a été accusé d’apporter le désordre et le conflit au sein de la communauté politique, elle se présente aujourd’hui comme la défenseure de l’ordre républicain, la seule capable d’apporter la paix à une communauté menacée. Menacée par qui ? Les réponses données par le FN sont les suivantes : par le terrorisme islamique, par « l’ultralibéralisme » d’un marché sans contrôle et par l’immigration clandestine.

Ainsi, depuis un an et demi, le FN s’auto-présente comme la meilleure solution pour réinstaurer l’ordre républicain. Une nouvelle étape est donc franchie. Loin de se présenter comme un acteur qui apporte discorde et conflit, la formation lepéniste prétend  aujourd’hui être un parti venant apaiser un climat de crise. Dans cette optique, les mots clés qui structurent son discours sont : l’ordre, toujours conjugué avec le vocabulaire de la protection, de la souveraineté et des droits, et l’État, terme toujours accompagné des adjectifs « stratégie » et « planificateur ». En quelque sorte, le FN deviendrait une synthèse entre la droite et la gauche, entre les Lumières et la tradition réactionnaire, entre le nationalisme et le républicanisme. Ses incursions dans les champs symboliques de la droite et de la gauche sont fréquentes. Alors qu’un jour, ils font l’éloge de la figure du général de Gaulle, chef de la résistance pendant la Seconde Guerre mondiale, père intellectuel de la droite conservatrice et ancienne bête noire de l’extrême-droite – qui avait planifié de l’assassiner – le lendemain, ils revendiquent l’héritage de Jean Jaurès, véritable mythe de la gauche française fortement lié au Parti Socialiste. Le Front national va même jusqu’à se référer au Front populaire français, comme pour incarner le progrès social.

Cette plasticité discursive peut surprendre mais elle doit être comprise comme la tentative de récupérer le patrimoine symbolique du pays, qui emprunte à gauche et à droite. Pour cela, le parti veut dépasser les vieilles divisions idéologiques. C’est ainsi qu’il faut comprendre le choix de son slogan de campagne (« Au nom du peuple ») et du logo qui l’accompagne (une rose bleue). Interrogée sur l’absence de toute référence à l’acronyme du Front national dans sa communication, et sur le remplacement du logo traditionnel du parti (une flamme aux couleurs du drapeau français) par une rose bleue, Marine Le Pen a expliqué de la manière suivante sa décision de campagne : « [J’ai choisi la rose comme symbole de campagne] parce ce qu’elle est d’abord symbole de féminité dans une élection où je serai une des seules femmes candidate à la fonction suprême  […] Mais surtout parce que la rose bleue, dans le langage des fleurs, c’est rendre possible l’impossible. C’est l’expression de la confiance dans l’avènement d’un événement présenté comme inaccessible », avant d’ajouter : « Bien sûr, certains auront une lecture plus politique et verront dans la rose le symbole de la gauche et dans la couleur bleue celui de la droite. Cette vision des choses n’est pas pour me déplaire car c’est bien le rassemblement de tous les Français au-dessus des clivages dépassés, trop souvent stériles, que je recherche. Un rassemblement des meilleures volontés, au-delà de l’ancienne gauche, de l’ancienne droite, pour servir la France et la remettre debout »[1]. Nous sommes devant une nouvelle identité politique qui, au-delà de la gauche et de la droite, parle « au nom du peuple » en essayant de condenser les aspirations à l’ordre, à la protection et à la souveraineté nationale. Une version raffinée de l’autoritarisme qui prospère sur la patrimonalisation et de la transformation simultanée des valeurs républicaines. Marine veut franchir le Rubicon.

À propos de l’auteur: 

Guillermo Fernández Vázquez, diplômé en philosophie et en science politique de l’Université Complutense de Madrid, a travaillé et collaboré, entre novembre 2015 et septembre 2016, pour Podemos. D’abord, dans le cadre de la campagne électorale pour les élections législatives de décembre 2015, puis comme assistant parlementaire. Il réalise en ce moment sa thèse de doctorat sur la construction des identités politiques à travers le discours chez Podemos et le Front National (FN) de Marine Le Pen et se concentre sur les mythes, les métaphores, les sujets de prédilection et les figures rhétoriques qu’ils utilisent. À ce titre, il a collaboré avec l’hebdomadaire espagnol CTXT en écrivant sur le discours du FN et ses tentatives de constitution d’une nouvelle identité politique. Avec l’autorisation de la revue CTXT, nous avons traduit l’un de ses articles, « Marine Le Pen et les mots ». Son analyse discursive – presque « podemiste » pourrait-on dire – de l’ascension du FN nous montre comment la stratégie de dédiabolisation opérée par Marine Le Pen s’est nourrie du sens commun républicain et lui a permis de combattre les étiquettes négatives qui pèsent sur son identité. Nous avons pensé qu’il serait intéressant de diffuser un tel article pour voir comment un Espagnol, spécialiste du FN, comprend les succès de ce dernier. Le point de vue de Guillermo Fernández Vázquez est particulièrement intéressant du fait qu’il applique à son analyse la vision que Podemos tient de la politique comme lutte pour l’hégémonie et pour la conquête du sens et des signifiants.

Traduction : Laura Chazel, Christophe Barret, Clotilde Alfsen.

http://ctxt.es/es/20161221/Politica/10142/Marine-Le-Pen-Francia-Frente-Nacional-politica-retorica.htm

[1]Présentation du logo de campagne par Marine Le Pen, www.frontnational.com, 16 novembre 2016. Disponible en ligne : http://www.frontnational.com/videos/marine-le-pen-vous-presente-son-logo-de-campagne/.

Crédit photo : Luis Grañena, CTXT

Macron, le Obama français : pour une réhabilitation des guignols de l’info

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On n’en finit plus de nous vendre Macron comme un nouveau héros politique des temps modernes. A coup de Unes et de storytelling, le nouvel Obama français nous sera bientôt envié par l’ensemble du Monde libre et peut-être de l’Univers. Retour sur une farce médiatique à peine moins caricaturale que la propagande du régime Nord-Coréen.

Ce n’est plus un secret, on assiste depuis quelques mois en France à bulle médiatique se formant autour du candidat à la présidentielle Emmanuel Macron. Tantôt dynamique, tantôt visionnaire, le jeune politicien (à 39 ans, on reste très loin de la moyenne d’âge du milieu) nous est présenté comme l’incarnation du renouveau, de la modernité par la majorité des rédactions. Son parcours est désormais connu de tous : l’ENA, l’inspection des finances, la « commission pour la libération de la croissance française » dirigée par notre Jacques Attali national, et enfin le ministère de l’économie après quelques années au sein de la garde rapprochée de François Hollande. Malgré ce pedigree, on nous vend souvent Emmanuel Macron comme un candidat surgi de nulle part, arrivé comme un boulet de canon à la surprise générale.

Il est vrai qu’avant sa nomination au Ministère de l’économie, peu de personnes connaissaient son nom et son visage. Et on en arrive aujourd’hui à un moment où l’élite économique française semble avoir trouvé son champion, déjà présenté comme le seul capable de battre Marine Le Pen par certains médias. Ayant battu des records d’impopularité, Français Hollande et Manuel Valls sont désormais considérés comme politiquement morts et l’ex chouchou des médias Alain Juppé s’est vu “voler” sa victoire malgré les pronostics formels des instituts de sondage. Macron devient alors le joker ultime. Jeune, sympa et, il faut bien le reconnaître, très bon en communication, il porte en lui les espoirs de toute une classe qui avait jusqu’à maintenant reçu les faveurs des gouvernants et qui compte bien maintenir le statu quo. Ce qu’il faudrait faire à présent, c’est replacer le « phénomène Macron » (notez bien les énormes guillemets que j’utilise) dans un contexte plus global.

Car plus je vois le visage riant de Emmanuel Macron apparaître sur nos écrans, plus je repense à un sketch que les Guignols de l’info ont diffusé il y a de ça quelques années. Exit Gramsci et Marx, ce sont les Guignols qui selon moi ont le mieux saisi ce qu’incarne Emmanuel Macron. Le sketch auquel je me réfère montrait alors Mr. Sylvestre (le gros trader bourrin) expliquant l’arrivée de Barack Obama au pouvoir aux États-Unis dans une émission intitulée « les dossiers secrets de l’histoire ».

Celui-ci concluait sa présentation de cette façon : « Alors on a fait l’impensable, on a fait élire un président noir. On a mis à la tête du système quelqu’un qui n’avait rien à voir avec le système. Et aujourd’hui les gens ont confiance en Obama, ils pensent qu’il va créer un nouveau capitalisme. » Si la crise financière de 2008 est évidemment expliquée de manière comique, les Guignols mettent cependant en lumière un élément essentiel : la nécessité pour les milieux d’affaires de présenter des candidats neufs, éclectiques, capables de convaincre le public de continuer sur la même voie, à savoir la leur.

Si certains ont salué le bilan de Barack Obama en terme de croissance et d’emploi, il restera celui qui est parvenu à faire élire Donald Trump aux États-Unis. N’ayant jamais imaginé la possibilité de remettre en cause les structures du capitalisme néolibéral, les deux mandats de Barack Obama ont en réalité été marqués par la montée des inégalités, des emplois sous-payés et de la pauvreté. Inutile de rappeler les violences policières et l’envoi massif de drones au Moyen Orient.

Ajoutez à cela à un discours teinté de solidarité et de tolérance, il n’en faut pas plus pour qu’Obama se fasse élire en Novembre 2008. Et ainsi le pouvoir est récupéré par les Démocrates dont la compromission avec les cols blancs de Wall Street a été amplement démontrée par la campagne de feu Hillary Clinton. Ce que montre le cas de Barack Obama, c’est que malgré la crise, malgré la misère sociale, le statu quo politique peut persister si ses représentants trouvent le bon cheval. Celui-ci devra alors incarner le renouveau, il devra éblouir les électeurs par son éloquence. En bref, il devra miser sur la forme, aux dépens du fond bien évidemment.

Ce phénomène ne se limite pas aux États-Unis. On se souvient de Matteo Renzi en Italie, charismatique Florentin qui a travaillé dans la communication et le marketing. S’il n’est pas directement élu au poste de Premier Ministre, il parvient à rassembler 40 % des votes italiens aux élections européennes de 2014 (un résultat qui ferait baver n’importe quel parti de gouvernement en Europe). Deux ans plus tard, les électeurs italiens le sanctionnent par un “Non” au référendum malgré sa verve et ses tweets énergiques. Au Canada, Justin Trudeau paraît briller par sa coolitude et son progressisme à tout épreuve. Cela n’empêche pas ce fils de Premier Ministre de vendre des armes à l’Arabie Saoudite et de négocier avec enthousiasme le traité de libre-échange liant son pays à l’Union européenne.

Le cas d’Emmanuel Macron pose alors une question cruciale : L’oligarchie peut elle continuer à faire élire ses candidats à grand coup de baroufs médiatiques et de sondages bidons ? Un politicien habile peut-il encore réussir à faire passer la même eau croupie pour un verre de limonade ? On a pointé avec justesse au Royaume-Uni et aux États-Unis l’incapacité de la sphère médiatique à empêcher le choix du Brexit et l’élection de Trump, malgré tous ses efforts. Avec un Front National en tête lors des dernières élections et quasiment assuré d’être au second tour le 23 avril, la situation de la France demeure légèrement différente. Cependant le score réalisé par Emmanuel Macron le soir du 23 avril 2017 devra être pris au sérieux. Au delà de ses conséquences politiques, il nous dira surtout si « lémédia » peuvent encore déterminer le résultat d’une élection ou si l’hégémonie idéologique des véritables guignols de l’info appartient désormais au passé.

Sources :

http://www.regards.fr/web/article/obama-entre-dans-l-histoire-sans-la-changer

https://www.jacobinmag.com/2016/09/justin-trudeau-unions-environment-arms-saudi-arabia/

https://www.mediapart.fr/journal/international/241214/matteo-renzi-2-lost-transgression?onglet=full

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“Le FN n’est pas en mesure de l’emporter en 2017, sauf si…” – Entretien avec Nicolas Lebourg

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Le sociologue et politologue Nicolas Lebourg.

Nicolas Lebourg est chercheur à l’Université de Montpellier. Membre de la Fondation Jean Jaurès et de l’Observatoire des radicalités politiques, il est l’auteur de nombreux travaux sur l’extrême-droite. Sa dernière parution en date, Lettres aux français qui croient que 5 ans d’extrême-droite remettraient la France debout, sorti en 2016 aux éditions Les Échappés, donne à voir 10 électeurs frontistes, leur parcours, et les raisons qui motivent leur vote.

La présence du FN au second tour semble acquise dans les consciences, malgré quelques reculs récents dans les sondages. Pensez-vous que le FN soit en mesure de l’emporter ?

Il ne faut jamais faire de prophéties. Aux dernières élections, le FN n’est pas parvenu à capter des reports supérieurs à 40% au second tour. Dans les enquêtes d’opinion, Marine Le Pen se voit reconnaître son énergie mais est vécue comme quelqu’un de sectaire, de négatif pour la paix civile. Dans ce pays de culture unitariste qu’est la France depuis cinq siècles, le 11 janvier 2015 nous disait bien qu’il y avait un désir de rassemblement. L’autoritarisme peut en paraître une voie, mais uniquement si le problème de la structure électorale et de l’image sont balayés par un événement prodigieux, tel qu’un massacre extraordinaire avant le vote – en Espagne celui d’Atocha juste avant le scrutin avait bougé les rapports de force. C’est un souci de l’extrême droite française : elle dépend plus des évènements contextuels que d’elle même, Marine Le Pen a essayé de pallier cela en cherchant à faire basculer le FN d’un parti de la demande à une offre politique, mais, en l’état présent, il ne me semble pas être « en mesure », pour reprendre votre formule. Le plus étonnant avec le storytelling autour de la “montée du FN” c’est que si demain le parti battait son record historique de voix sans être pour autant au second tour ce serait un “séÏsme” et ce serait vu comme une défaite tant on aura prévendu le score et le résultat.

On vous a parfois reproché d’être complaisant à l’égard des électeurs frontistes à cause de votre ambition de ne pas traiter moralement le vote FN. Votre dernier essai répond à la même logique. Loin des discours culpabilisateurs et moralisants, vous faites une analyse fine de ce que sont les nouveaux électeurs frontistes, de leurs inquiétudes, et de ce qui les attire dans le FN. Pour autant, vous ne reniez pas vos opinions de gauche. Qu’est-ce que signifie étudier l’extrême-droite de façon objective ? Qui sont les électeurs du FN ?

A l’ère des réseaux sociaux je sais que c’est osé mais je ne vois aucun intérêt particulier à exprimer une opinion personnelle. Ce qui m’intéresse c’est comment les choses fonctionnent. J’ai rassemblé des milliers de documents internes des extrêmes droites, des services de police et renseignements à leur sujet, et j’essaye ensuite de faire une histoire sociale du phénomène. Avec ce matériau c’est la responsabilité du lecteur de se faire un avis, vouloir lui en imposer un c’est trahir la mission des sciences sociales pour tenter d’accaparer du capital social et symbolique en sa faveur. C’est à la fois inapproprié, inélégant et inintéressant. En outre, l’extrémisme représente souvent une sorte de laboratoire de la société : il se passe des choses dans cette marge qui permettent de comprendre le reste, et en avance, c’est autrement pertinent comme perspective. En ce qui concerne l’extrême droite électorale et en particulier le FN, la richesse du phénomène est aujourd’hui trop réduite à des petites cases préétablies. Cet essai tente justement de faire saisir qu’il n’y a pas un « ouvrier du nord qui vote FN », une « France périphérique », mais des individus multidimensionnels, composites, qu’un certain nombre de facteurs sociaux et culturels agglomèrent dans le vote frontiste. Pour tenter de le faire saisir, je leur parle, et l’honnêteté quand on parle à quelqu’un c’est de lui donner un peu de soi, d’avouer sa part de subjectivité, d’où le fait que, pour le coup, j’y assume ce coup-ci mes opinions propres. Mais ce n’est pas pour dire que j’ai raison : c’est permettre aux autres d’avoir un instrument pour critiquer cette part subjective de mon discours.

On parle beaucoup de la vague « populiste » qui traverserait le monde occidental. De Trump au FN, en passant par le FPÖ autrichien, le PVV néerlandais et l’AfD en Allemagne, quelle est la matrice de cette « vague » ? Peut-on mettre tous ces partis dans le même sac ?

Il faut se méfier des sacs. Après, depuis plusieurs années je défends pour ma part l’idée que la droitisation est un phénomène transatlantique que l’on peut symboliquement ouvrir avec le premier choc pétrolier en 1973 signifiant que la globalisation n’était plus l’occidentalisation du monde. Cette droitisation est un démantèlement de l’État social et de l’humanisme égalitaire, au profit d’un accroissement de l’État pénal et d’une ethnicisation des questions et représentations sociales.  Ce processus porte une demande sociale autoritaire qui est une réaction à la transformation des modes de vie dans un univers économique globalisé, financiarisé, dont l’Occident n’est plus le centre. Ce que l’on nomme la vague populiste, avec Trump aux Etats-Unis, l’AfD en Allemagne etc., me paraît s’inscrire dans ce schéma, de même que les démocraties que l’on nomme désormais « illibérales » telles que la Hongrie d’Orban ou la Pologne du PiS.

Vous expliquez souvent le vote d’extrême-droite comme une demande d’autorité. Celle-ci serait motivée par le sentiment que « tout fout le camp », que nos sociétés sont devenues « liquides », que les identités sont instables, changeantes, bref, qu’on serait entrés dans la « postmodernité ». Néanmoins, on voit se dessiner tout doucement l’existence d’une extrême-droite postmoderne depuis les attentats terroristes. Par exemple, il n’est pas rare de voir le FN, notamment lorsqu’il s’agit de Florian Philippot, tenir des discours sociétalement « de gauche », en opposition à la « barbarie islamiste ». On pense notamment aux réactions que l’attaque d’Orlando a suscitées. Assiste-t-on a une nouvelle mutation de l’extrême-droite ? Ce discours est-il compatible avec la demande d’autorité ?

L’extrême droite aujourd’hui, elle aussi, fonctionne avec un comportement post-moderne. Les gens de gauche parfois ne comprennent pas comment on peut être aujourd’hui gay et frontiste, juif et frontiste etc. : mais les identités idéologiques et individuelles monolothiques cela allait avec la société industrielle. Car on pense culturellement d’une manière liée aux formes économiques. C’est d’ailleurs pour cela que les références dites « totalitaires » ne marchent plus. Dans la société globalisée et postmoderne on peut donc adhérer à l’extrême droite en y faisant son marché, son bricolage individualisé, comme pour le reste de ses activités. Après, historiquement, quand vous changez de régime géopolitique, vous changez les extrêmes droites. La défaite de 1870 amène la naissance du national-populisme, 14-18 donne le fascisme, la Seconde guerre mondiale donne le néo-fascisme (comme phénomène plus européiste et socialisant avec l’européanisation de la Waffen SS et le congrès de Vérone en Italie en 1943). Le 11 septembre 2001 nous a donné le néo-populisme. A chaque nouveau changement géopolitique dans la globalisation, l’extrême droite se renouvelle pour proposer une solution organiciste d’enclosure. Aujourd’hui l’idée que les masses arabo-musulmanes sont ce qui fragmentent culturellement, socialement, économiquement la société est très efficace, et vous pouvez rentrer par bien des fenêtres dans ce schéma analytique qui appelle en solution l’autorité réunificatrice : donc oui la postmodernité et l’autoritarisme fonctionnent bien ensemble.

Revenons à notre demande d’autorité. Le sentiment que « tout fout le camp » se diffuse notamment par les réseaux sociaux, où ce qu’on qualifie de « fachosphère », est très efficace. Alain Soral et son site Égalité et Réconciliation font figure de « vaisseau amiral » de cette fachosphère. Comment analysez-vous la réussite de ce type de sites ? L’extrême-droite a-t-elle gagné la bataille culturelle ?

La demande autoritaire a l’hégémonie culturelle, ce qui est bénéfique pour l’extrême droite. Dès la défaite de l’Algérie française acquise, les documents internes de la Fédération des étudiants nationalistes menée par Dominique Venner disent que la première tâche c’est la subversion du langage, la fameuse bataille des mots dont parlait tant Bruno Mégret dans les années 1990, et que réussit souvent pas mal ce que vous nommez la fachosphère. En Autriche et en Allemagne c’étaient d’anciens partisans du Reich qui dans les années 1950 constatèrent que la voie politique était bouchée et qui investirent le domaine culturel. Mais on se paye de mots : quand Nicolas Sarkozy citait Gramsci sur la bataille culturelle vous croyez sérieusement qu’il l’avait lu ? Bon, on appelle souvent « bataille culturelle » l’entretien de l’entre-soi et tout simplement le marché de biens culturels. Or, ce qui est important c’est bien de subvertir le sens commun : il y a de braves électeurs de droite qui s’avouent leur rejet de la société multi-ethnique en lisant fdesouche : ça marche. En Espagne, la façon dont Podemos a utilisé la popculture plutôt que les références au mouvement ouvrier du XIXè siècle, ça marche. La bataille culturelle ne fonctionne pas globalement en France car la plupart du temps elle est une excuse, un suivisme de la société plutôt qu’une avant-garde.

Qu’est-ce qui, pour vous, ferait reculer décisivement l’extrême-droite ? La gauche doit-elle se réapproprier des thèmes qu’elle a délaissés : la critique du néolibéralisme, la notion de patrie, la défense de la souveraineté populaire ?

Question délicate. Dans un système électoral à deux tours, on ne peut pas dire qu’on ne répond pas aux questions « de droite » car on serait « de gauche », ou alors on est Lutte ouvrière (pourquoi pas certes). Il faut donc y répondre, mais non par le reniement idéologique, en voulant transformer la gauche en syndicat des petits blancs de la classe moyenne paupérisée, mais pour amener les électeurs à son credo idéologique. C’est ça la mécanique politique, quelle que soit votre orientation. En outre, il y a ce que j’appelle la règle de l’autonomie de l’offre politique. En observant les élections à l’échelle européenne depuis plusieurs décennies ce que je vois c’est que quand vous habitez le créneau d’une autre offre politique vous lui transférez vos électeurs – la triangulation faite par Mitterrand en 1988 n’étant pas du tout simplement cela malgré ce qu’en dit la légende médiatique. Il ne s’agit donc pas juste de « reprendre les thèmes au FN », il s’agirait de réexpliquer comment sur ces questions-là il y a des voies qui permettent l’émancipation de la personne humaine tout autant que celle des classes sociales écartées jusque-là des capitaux économiques et de leur propre direction politique.

Propos recueillis par Lenny Benbara pour LVSL

Crédit Photo : Manuel Braun