Assistant d’éducation : sous-métier de la fonction publique ?

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Les assistants d’éducation (AED) des lycées et collèges sont l’une des fonctions les plus précaires de l’Éducation nationale. Face à cette situation, les assistants d’éducation se mobilisent : ils demandent notamment une amélioration de leurs conditions de travail, de leur statut et dénoncent une absence de formation et de reconnaissance de leur fonction, pourtant essentielle dans les établissements secondaires. Leur récente grève est l’occasion de revenir sur la situation précaire de ces contractuels, véritable exception dans la fonction publique au regard des grands principes du statut général des fonctionnaires définis en 1946.

Une précarisation croissante de la fonction ?

Les AED ne sont pas fonctionnaires, ce sont des agents non-titulaires de la fonction publique. Leur statut n’est donc ni régi par le principe d’égalité, qui veut que l’on entre par voie de concours dans la fonction publique, ni par le principe d’indépendance, qui prévoit notamment que le grade soit distinct de l’emploi. Cette mesure confère au fonctionnaire un droit qui n’est pas attaché à son poste, mais à sa personne même : un droit à carrière et au salaire qui lui permet d’évoluer sereinement.

Actuellement, les AED ont des contrats courts et sont payés au SMIC : il s’agit de contrats à durée déterminée renouvelables chaque année dans la limite de six ans. Les AED peuvent travailler à temps complet et à temps incomplet, en internat ou en externat, parfois les deux à la fois. Ceux qui travaillent en internat, chargés du service de nuit, dorment sur leur lieu de travail et leurs heures de nuit sont bien loin d’être toutes rémunérées : le service de nuit est « décompté forfaitairement pour trois heures ». En clair, des AED peuvent cumuler, dans certains cas, jusqu’à plus d’une cinquantaine d’heures de service dans une semaine. C’est pourquoi certains syndicats réclament le paiement et la comptabilisation de toutes les heures de nuit.

Public élargi, formation réduite

Le statut d’AED n’existait pas avant 2003. Celui-ci a remplacé et fusionné deux statuts qu’étaient ceux de maître d’internat (MI) et de surveillant d’externat (SE). Le statut de MI s’orientait davantage vers les métiers de l’enseignement et de l’éducation, alors que celui d’AED permet désormais de recruter un public qui ne se destine pas forcément à ce type de carrière.

Dès lors se pose la question de la formation : si le public recruté est élargi, y compris aux personnes n’ayant aucune expérience du milieu éducatif, il devrait être indispensable qu’il soit formé en vue d’assurer un service public de qualité. Or, ce n’est pas forcément le cas, certains syndicats dénoncent d’ailleurs ce problème qui persiste malgré l’article 6 du décret de 2003 qui prévoit que les AED « suivent une formation d’adaptation à l’emploi, incluse dans le temps de service effectif, dans les conditions fixées par l’autorité qui les recrute. » Cette situation peut causer plusieurs problèmes : la formation des nouveaux arrivants AED est assurée, dans les faits, soit par la hiérarchie, à savoir les chefs du service de vie scolaire que sont les conseillers principaux d’éducation (CPE), soit par les collègues AED déjà en poste avec plus ou moins d’expérience. Cela revient à mettre sous pression le service de vie scolaire régulièrement, et par voie de conséquence, tous les personnels et élèves de l’établissement.

Des assistants d’éducation (AED) en grève à Clermont-Ferrand rassemblés devant le rectorat de l’Académie le 1er décembre 2020 © CGT Éduc’action 63

Pour quelle reconnaissance ?

Si l’inexistence de formation et la quasi-impossibilité d’une carrière publique tendent à nier la fonction d’AED comme un vrai métier, c’est aussi ce que suggère le manque de valorisation de cette expérience. Ainsi, au bout de six ans, on peut toujours être payé autant qu’au tout premier mois, sans que l’expérience accumulée soit reconnue. Et pourtant, les compétences acquises pourraient être transférées à d’autres fonctions. En effet, les AED sont amenés à remplir diverses missions : encadrement et surveillance des élèves, appui des personnels enseignants pour le soutien et l’accompagnement pédagogiques, aide à l’utilisation des nouvelles technologies, participation à toute activité éducative, sportive, sociale, artistique ou culturelle complémentaire aux enseignements. Sans oublier l’aide aux devoirs et aux leçons, la participation aux actions de prévention et de sécurité conduites au sein de l’établissement, ainsi que les capacités d’adaptation nécessaires pour pour combler le manque d’effectif régulièrement dénoncé.

L’inexistence de formation et la quasi-impossibilité d’une carrière publique tendent à nier la reconnaissance de la fonction d’AED.

Des contractuels aux volontaires en service civique : le droit du travail en péril

L’absence de reconnaissance de la fonction d’AED comme métier est peut-être davantage visible du fait de deux tendances : d’une part, le recours massif aux contractuels, déjà entamé et touchant plus largement les personnels dans l’Éducation nationale (professeurs, administratifs, etc.), et d’autre part, le recours plus récent à des volontaires en service civique (VSC), dont les missions peuvent recouvrir celles des AED, et qui n’épargne pas non plus les autres personnels.

La précarisation par le recours aux contractuels est grandissante dans la fonction publique. Entre 2007 et 2017, la part des contractuels dans les trois fonctions publiques (d’État, territoriale et hospitalière) est passée de 15,2 % à 18,4 % selon le rapport de 2019 de la Direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP). Mais qu’est-ce qui différencie les contractuels des fonctionnaires en termes de statut ? Les contractuels « coûtent moins cher », du moins, d’après le point de vue de ceux qui entendent employer l’argent public à autre chose qu’à la rémunération des personnels du service du public et qui les considèrent comme de simples coûts.

Les contractuels, à la différence des fonctionnaires, n’ont pas de grade, ne peuvent pas gravir les échelons qui déterminent leur rémunération, ni voir celle-ci évoluer au cours d’une carrière publique. Pour les AED,
spécifiquement, être contractuel suppose de faire une demande de renouvellement du contrat d’une année sur l’autre. À la hiérarchie ensuite de décider du renouvellement ou non, et en la matière, il n’est pas rare que du chantage et des pressions interviennent à ce moment crucial où l’arbitraire peut frapper.

Si le recours aux contractuels est déjà un recul en matière de droits, le recours aux volontaires en service civique marque une étape supplémentaire vers la précarisation dans la fonction publique. Pour rappel, un volontariat en service civique est indemnisé à près de 580 euros par mois, soit bien moins que le montant d’un SMIC. La loi de 2010 relative au service civique est on ne peut plus claire quand elle prévoit que « le contrat de service civique ne relève pas des dispositions du code du travail ». À cela s’ajoute le fait qu’il n’y a aucune obligation de formation et de recrutement de personnels qualifiés pour l’employeur, que ce type de contrat n’ouvre pas le droit au salaire, mais à une indemnité et rend impossible pour l’employé le moindre recours en cas de conflit avec son employeur.

Les volontaires en service civique vont-ils remplacer un jour les assistants d’éducation ?

L’Éducation nationale n’est pas épargnée par cette tendance : en 2010, son ministère, représenté par Jean-Michel Blanquer, alors directeur général de l’enseignement scolaire, a signé une convention cadre avec l’Agence du service civique, représenté par son président de l’époque, Martin Hirsch. Celle-ci prévoit dans l’article 2 que « tout établissement public local d’enseignement (EPLE) ou établissement public d’enseignement rattaché au ministère [de l’Éducation nationale] peut demander un agrément pour accueillir des volontaires sur un projet spécifique dans le but de mobiliser diverses compétences nécessaires à l’exercice de sa mission d’intérêt général. » Les collèges et lycées peuvent donc accueillir des volontaires en service civique dont les missions citées dans la convention cadre recouvrent celles des AED : l’article 4 mentionne notamment « aide et accompagnement des élèves en classe pendant les cours », « participation à l’encadrement et à l’animation d’activités hors temps scolaires (activités artistiques, culturelles et sportives, ateliers, sorties scolaires…) » et « aide aux devoirs et aux leçons ».

Dans un contexte de manque d’effectif, on peut légitimement trouver préoccupant que des volontaires en service civique puissent remplir les mêmes missions que les AED. Les volontaires en service civique vont-ils remplacer un jour les assistants d’éducation ? Ce qui est certain, c’est que c’est bien par cette voie que la précarisation gagne l’Éducation nationale et la fonction publique, et certains syndicats tirent la sonnette d’alarme comme la CGT ou le SNES qui dénoncent une déréglementation du travail par le biais du service civique. La titularisation des AED n’est véritablement pas à l’ordre du jour.

LPPR : vers une université au pas du pouvoir politique ?

Manifestation contre la L
Manifestation contre la LPPR et réforme des retraites à Paris

Alors que la LPPR – Loi pour la programmation pluriannuelle de la recherche, doit être adoptée par l’Assemblée nationale ce mardi 17 novembre, puis par le Sénat le 20, les critiques fusent. En cause, une réforme de l’enseignement supérieur et de la recherche publique jugée fatale par la profession. Mais c’est surtout autour de deux amendements que les tensions se cristallisent : l’un supprimant le CNU -Conseil national des universités, et l’autre pénalisant les étudiants qui voudraient se mobiliser sur les campus à des peines de prison. Un couperet tombé sur l’université, qui était encore un des derniers lieu privilégié d’indépendance et de libertés. Par Guillemette Magnin et Manon Milcent.  


Mardi 11 novembre, 170 enseignants-chercheurs lançaient l’idée d’une grève numérique de trois jours appelée « écrans noirs ». Sans image et sans son, cette forme confinée de la manifestation s’ajoute à la longue lutte contre la LPPR, qui devrait être définitivement adoptée ce vendredi 20 novembre au Sénat. La réforme, qui est loin de faire l’unanimité entend « porter la France à la pointe de la recherche mondiale » alors que beaucoup l’accusent d’entériner le retrait de l’investissement dans la recherche publique et d’accélérer la précarisation du personnel universitaire. Mais ce n’est pas la seule inquiétude émise par les enseignants-chercheurs. En effet, la progressive mise au ban du CNU, l’évocation d’une recherche devant se faire « dans le respect des valeurs de la République » ainsi que la pénalisation des futurs mouvements étudiants inquiètent. De quoi se questionner sur l’avenir de la démocratie dans les universités françaises. 

Une réforme précarisant la recherche et son personnel

Dès les premiers rapports parus au printemps dernier (voir l’article sur le sujet ici), les premières orientations de la loi laissaient craindre une coupe dans les budgets de la recherche et un appauvrissement de la profession. La version finale de la loi, malgré de nombreuses critiques, confirme bien les inquiétudes initiales. Les budgets d’abord, ne sont finalement revenus que très peu à la hausse, avec une progression qui ne devrait se faire ressentir qu’en 2028. Une augmentation qui, selon l’ancien député LREM de

Mardi 11 novembre, une mobilisation en ligne « écrans noirs » appelait les enseignants-chercheurs à ne pas donner de cours en ligne. ©Fred Sochard pour le collectif Université Ouverte

Haute-Garonne, Sébastien Nadot, ne serait « qu’un jeu de tiroirs dans le financement des retraites des personnels de la recherche »[1]. De plus, l’objectif d’atteindre les 3% du PIB promis par la ministre de l’Enseignement Supérieur ne sera finalement respecté qu’à l’aube de 2030, atteignant ainsi les 20 milliards d’euros ; une somme jugée insuffisante par une grande partie du corps universitaire. D’autant que, comme le souligne Marie Sonnette, maître de conférence en sociologie à l’université d’Angers : « Ils sont prévus sur dix ans, autant dire qu’on ne sait pas du tout si l’argent arrivera un jour. Et cela reste en deçà de ce dont on a vraiment besoin compte tenu de l’augmentation du nombre d’étudiants » [2]. 

« Ce n’est que la vitrine de la recherche que l’on veut améliorer, pas la recherche. » Sébastien Nadot

Cette réforme n’est finalement ni plus ni moins que la traduction d’un désengagement de l’État dans l’investissement pour la recherche au profit du privé. En favorisant son financement « projet par projet », mais aussi en limitant les budgets alloués par l’ANR (Agence nationale de la recherche), cette réforme ne fait qu’accroître la concurrence déjà existante entre les laboratoires et également entre les disciplines. Selon une logique libérale désormais bien huilée, le gouvernement confirme sa vision court-termiste et sa quête de la meilleure rentabilité. Pourtant, l’abandon des recherches sur le coronavirus à l’université de Grenoble, faute de moyens, aurait pu faire changer cette trajectoire suicidaire. À défaut de redonner du pouvoir et du budget à la recherche, « ce n’est que la vitrine de la recherche que l’on veut améliorer, pas la recherche », comme le déplore Sébastien Nadot. 

Les orientations budgétaires vont aussi impacter directement les personnels universitaires. Aujourd’hui, la quête de rentabilité prend une place prépondérante au sein de l’université, alors même que l’on déplore 30 à 70 % de travailleurs précaires dans l’enseignement supérieur selon les secteurs [3]. Pourtant, plutôt que recruter de nouveaux maîtres de conférences, le gouvernement préfère créer de nouveaux statuts comme le CDI de mission scientifique ou encore « le Chair Junior ». Ce dernier, largement inspiré des « tenures tracks » à l’américaine, est en réalité un contrat de pré-titularisation, dans l’attente d’accéder à un poste de professeur des universités. Il permet de repousser le temps de la titularisation l’accès à une stabilité salariale. Face au rejet quasi-unanime de cette mesure, le gouvernement a néanmoins limité la part des« chairs juniors » à 15% des prochains recrutements. 

Des questions sous tension

Mais les tensions se sont principalement cristallisées autour de trois principales questions. D’une part, le gouvernement prévoit de court-circuiter le CNU dans la qualification de maîtres de conférences et de professeurs. Auparavant, cet organe composé par 3480 membres, à deux-tiers élus et un tiers nommés, était chargé de se prononcer sur la « qualification » à la fonction de professeurs ou de maîtres de conférences par une procédure  nationale. Pour accéder à cette qualification, un docteur devait obligatoirement obtenir l’appui du CNU de sa discipline (52 personnes au total) puis postuler à un poste. Cela permettait d’harmoniser les thèses et les critères de sélection des candidats provenant de différentes universités, mais aussi de différents pays [4]. Désormais, il ne sera plus obligatoire de passer cette qualification, une décision qui facilitera le « copinage » plus que la valorisation des capacités des postulants. « C’est une évolution désastreuse, qui ouvre la voie à des recrutements et à des promotions motivés par des préoccupations éloignées des mérites scientifiques et académiques qui, seuls, devraient en principe animer l’accès aux corps des enseignants-chercheurs, que garantit l’existence d’une instance nationale, indépendante et impartiale », comme l’explique un collectif de quarante universitaires dans les colonnes du JDD [5].

Les sénateurs ont également donné une occasion aux universitaires de s’insurger, en proposant d’inscrire dans la loi que « les libertés académiques s’exercent dans le respect des valeurs de la République ». Cet amendement, qui avait pourtant reçu l’avis « extrêmement favorable » de la ministre Frédérique Vidal, a finalement été supprimé – une des rares mais non moins notables victoires des universitaires dans la lutte contre la LPPR. Il a été remplacé par un article plus consensuel, selon lequel « les libertés académiques sont le gage de l’excellence de l’enseignement supérieur et de la recherche français. Elles s’exercent conformément au principe à caractère constitutionnel d’indépendance des enseignants-chercheurs » [6].

« Cette loi restera peut-être dans l’histoire comme la loi qui aura réprimé le droit de manifester sur les campus. » Patrick Lemaire

Enfin, l’amendement 147 attire particulièrement l’attention, pour atteinte ouvertement portée à la liberté d’expression. Proposé en catimini lors de la commission mixte paritaire et alors même que la loi avait déjà effectué son aller-retour législatif, cet article sanctionne « d’une peine d’un an d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende […] le fait de pénétrer ou de se maintenir dans l’enceinte d’un [tel] établissement sans y être habilité […], dans le but d’entraver la tenue d’un débat organisé dans les locaux de celui-ci. » Ajoutons que la peine s’alourdit à trois ans d’emprisonnement et 45 000€ si l’entrave est considérée comme ayant été commise en réunion. Pour Patrick Lemaire, président de la société française de biologie du développement, cette «  loi restera peut-être dans l’histoire comme la loi qui aura réprimé le droit de manifester sur les campus » [7]

Un débat en catimini

Si, sur le fond, cette réforme signe la déliquescence du service public de la recherche, le gouvernement est aussi parfaitement critiquable sur la forme. Alors que Frédérique Vidal disait faire « le pari de la confiance » [8] dans les colonnes du Monde, au lendemain de l’adoption du texte par la commission mixte paritaire, cela ne s’est pourtant pas ressenti tout au long de son élaboration. À chacun de ses déplacements dans les établissements d’enseignement supérieur, la ministre s’est montrée frileuse au dialogue et à la concertation. Par ailleurs, le gouvernement a dûment ignoré le rapport du CESE (Conseil économique, social et environnemental), qui dénonçait un « décrochage français de l’effort de recherche » et un texte « pas à la hauteur des défis considérables auxquels notre pays doit faire face »[9]

Frédérique Vidal
Visite de la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, Frédérique Vidal, sur le campus de Polytechnique.

Plus marquant encore, l’empressement avec lequel s’est effectuée l’étude de la loi. La ministre a ainsi choisi de faire passer le texte en procédure accélérée, qui conditionne l’adoption du texte à une seule lecture par chambre. L’avenir de la recherche publique française aura donc été scellé en trois jours de débats à l’Assemblée nationale et deux jours du côté du Sénat. Dans ce bref laps de temps, la Commission mixte paritaire – qui réunit à huis clos sept députés et sept sénateurs – aura non seulement adopté mais aussi amendé le texte, donnant lieu au désormais tristement célèbre amendement 147 et à la quasi-suppression du CNU.

Une mobilisation inédite de la profession

Sans surprise, nous assistons à une nouvelle levée de boucliers de la part des universitaires qui accusent ce coup supplémentaire porté à la profession. Dès octobre dernier, le ton monte entre le CNU et leur ministre de tutelle. Dans une lettre ouverte adressée à Emmanuel Macron, les auteurs rappellent leurs inquiétudes, exprimées massivement depuis la publication du premier rapport en novembre 2019. Celles-ci n’avaient vraisemblablement pas été entendues puisque le texte, examiné en urgence le 19 juin dernier, n’a pas permis de rassurer les universitaires. Le gouvernement avait joué l’ignorance à la perfection lors de la grève des revues de sciences sociales, le 30 janvier 2020 [10] ou encore pendant la manifestation du 5 mars dernier, qui avait rassemblé plus de 25 000 personnes dans les seules rues parisiennes [11]. Pour cette raison, les signataires déclarent que « Mme Frédérique Vidal ne dispose plus de la légitimité nécessaire pour parler au nom de la communauté universitaire et pour agir en [sa faveur] »[12]. Face à l’ignorance du chef de l’État, de nombreuses pétitions ont été lancées sur les réseaux sociaux. Parmi elles, le collectif Rogue – en référence à la révolte des académiques états-uniens à l’occasion de la « march for science » – réclame la suspension pure et simple d’une loi vouée à augmenter les « déserts universitaires » et exacerber des inégalités territoriales et socio-économiques toujours plus profondes [13]. Le site Academia dénonce quant à lui « la fin pure et simple des contestations sur les campus et la porte ouverte à toutes les dérives autoritaires » [14]. En effet, le texte pose les bases d’une politique de la dissuasion par la répression des blocages et perturbations au sein des établissements, une définition volontairement floue des « entraves » désormais passibles de sanction ou encore la possibilité pour un procureur d’engager lui-même des poursuites à l’encontre des perturbateurs, indépendamment des présidents d’université. Par ailleurs, la SMF (Société mathématique de France), dénonce les ultimes amendements, adoptés sans la moindre concertation. Dans un communiqué de presse du 31 octobre 2020, elle réclamait leur retrait et rappelait que : « Les libertés académiques sont garantes d’une capacité d’analyse de notre monde, indépendante de toute pression économique, politique, religieuse ou autre » [15].  

Pourquoi ce tel décalage entre l’obstination de nos dirigeants à préserver le contenu du texte et les craintes maintes fois exprimées par la communauté universitaire ? Un simple désir autoritaire d’imposer une décision verticale et d’encadrer sans entrave une profession jugée trop indépendante et trop libre ? Probablement, aussi, la volonté d’aller au plus vite, tant pour masquer les voix discordantes que pour ignorer les besoins criants de financement des universités, dans un contexte que l’on sait particulièrement incertain et précaire. À ce titre, notons que la concession accordée cet été par la ministre Frédérique Vidal de répartir le budget prévu sur sept ans au lieu de dix a été finalement abandonnée. Inaudible dans les couloirs des assemblées, le corps enseignant entend une fois de plus faire entendre sa détresse par ses propres moyens. Malgré les tentatives de leur ministre de désamorcer les tensions, précisant par exemple que  l’amendement 147 « ne s’applique qu’aux personnes extérieures à l’établissement, et donc ni à ses étudiants, ni à ses personnels » [16], plusieurs organisations étudiantes et d’enseignants-chercheurs appellent à la manifestation ce mardi, 17 novembre, devant la Sorbonne. 

Une défiance du pouvoir envers les scientifiques

Comment ne pas faire le lien entre une loi ouvertement punitive et l’attaque adressée par Emmanuel Macron le 10 juin dernier, rendant l’université coupable de « l’ethnicisation de la question sociale » et de la prolifération de la pensée « sécessionniste » [17] ? La défiance du chef de l’État envers les sciences humaines et sociales a de quoi intriguer. Celui qui, candidat, se vantait d’avoir été un intime du philosophe Paul Ricœur, ne cache plus son aversion pour une profession d’intellectuels, accusée de véhiculer des idéologies et de « casser la République en deux ». Mais les désaccords entre le monde académique et le pouvoir politique ne datent pas d’aujourd’hui. En 2016, la formule du premier ministre Manuel Valls, « expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser », visait déjà les chercheurs et le choix de leurs objets d’étude. Selon lui, certains travaux liés aux questions de religion, de laïcité, de radicalisation se risquaient à jouer le jeu du terrorisme et de le justifier dans le débat public. Dans le contexte agité des derniers attentats, qui ont donné lieu à un durcissement du discours dans les rangs de l’exécutif, le parallèle entre les deux prises de position n’est guère étonnant. Interrogée sur France culture, Sylvie Bauer, présidente de la commission permanente du CNU, y voit une forme de censure [18]. 

“Comment un texte qui remet ainsi en cause le débat public et l’expression du dissensus peut-il être adopté dans l’indifférence – ou du moins la méconnaissance – quasi-générale ?”

Surfer sur une interprétation purement idéologique et partisane de la recherche c’est, à l’image de Jean-Michel Blanquer et de ses propos contre « l’islamo-gauchisme », nier la dimension scientifique des travaux en sciences sociales. Une fois de plus, le gouvernement porte une loi lourde de sens et de conséquences, puisqu’elle délégitime tout savoir, expertise ou argumentation qui ne serait pas conforme à sa propre vision de la société. Comment un texte qui remet ainsi en cause le débat public et l’expression du dissensus peut-il être adopté dans l’indifférence – ou du moins la méconnaissance – quasi-générale ?  Pour la spécialiste de l’histoire des sciences à l’EHESS Christelle Rabier, cette loi constitue une menace inédite au principe de franchise universitaire, acquis en 1253 par Robert de Sorbon et permettant à l’université d’échapper au contrôle de l’État et de l’Église [19]. Garante de l’indépendance de l’université et de la liberté d’étudier et d’enseigner, la franchise universitaire risque bien d’être limitée à l’interprétation arbitraire du « délit d’entrave » au nom de la « tranquillité » et du « bon ordre » prônés par la nouvelle LPPR. 

Une actualisation des lois scélérates ?

De pareils textes, permettant au pouvoir de multiplier les mesures de contrainte et d’attenter aux libertés individuelles sans contrôle d’un juge sont apparues pendant la IIIe République sous le nom de « lois scélérates ». Ces lois d’exception qui visaient en 1893 et 1894 les anarchistes se sont étendues, dans les années suivantes, aux militants politiques de gauche dans leur ensemble. Au nom de la lutte contre les attentats, les mesures répressives se sont rapidement banalisées, visant toutes opinions et paroles discordantes.

Léon Blum
Léon Blum, fervant opposant aux lois limitant la liberté d’expression. ©Anefo

À l’instar de quelques personnalités publiques de l’époque, Léon Blum en a livré l’interprétation suivante : « Dirigées contre les anarchistes, elles ont eu pour résultat de mettre en péril les libertés élémentaires de tous les citoyens » [20]. Soulignant l’offense portée aux principes généraux de l’État de droit, celui qui n’était alors qu’un jeune auditeur au Conseil d’État craignait qu’aux termes de ce nouveau texte, « la simple résolution, l’entente même [prenne] un caractère de criminalité ». À l’heure des discours de fermeté et de la tension extrême entre la société civile et les forces de police générée par les luttes sociales de ces derniers mois et par le mépris affiché et croissant de nos dirigeants pour toutes formes de contestations, les mots de Blum trouvent un écho particulier. Nos élus s’apprêtent, peut-être, à poser une pierre supplémentaire à l’édifice prédateur du macronisme. 


[1] https://www.youtube.com/watch?v=9j__hGbT-tU&feature=youtu.be&ab_channel=S%C3%A9bastienNADOT%2CD%C3%A9put%C3%A9-France
[2] https://www.bastamag.net/Universites-LPPR-loi-enseignement-superieur-recherche-precarite-attaque-liberte-academique-petition
[3] https://universiteouverte.org/2020/02/10/la-precarite-dans-lenseignement-et-la-recherche/
[4] https://afs-socio.fr/la-qualification-par-le-cnu/
[5] https://www.lejdd.fr/Societe/Education/tribune-il-faut-defendre-le-conseil-national-des-universites-4005651
[6] https://www.franceinter.fr/societe/la-future-loi-programmation-de-la-recherche-va-t-elle-rendre-illegales-les-occupations-d-universites
[7] https://www.liberation.fr/france/2020/11/11/quand-le-gouvernement-prevoit-la-penalisation-des-mobilisations-etudiantes_1805266
[8] https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/11/12/frederique-vidal-entre-instance-nationale-et-universites-autonomes-le-pari-de-la-confiance_6059511_3232.html
[9]https://www.lecese.fr/sites/default/files/pdf/Avis/2020/2020_13_programmation_pluriannuelle_recherche.pdf
[10] https://www.franceculture.fr/emissions/le-journal-des-idees/le-journal-des-idees-emission-du-lundi-03-fevrier-2020 
[11] https://universiteouverte.org/2020/03/06/aujourdhui-luniversite-et-la-recherche-sarretent/
[12] https://www.liberation.fr/debats/2020/11/08/frederique-vidal-ne-dispose-plus-de-la-legitimite-necessaire-pour-agir-en-faveur-de-l-universite_1804958
[13] http://rogueesr.fr/une_autre_lpr/
[14] https://academia.hypotheses.org/28130
[15] https://smf.emath.fr/actualites-smf/311020-3-amendements-lppr
[16] https://www.lesechos.fr/politique-societe/societe/la-contestation-contre-le-projet-de-loi-recherche-relancee-dans-les-universites-1265195#utm_source=le%3Alec0f&utm_medium=click&utm_campaign=share-links_twitter
[17] https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/06/30/comment-emmanuel-macron-s-est-aliene-le-monde-des-sciences-sociales_6044632_3224.html 
[18] https://www.franceculture.fr/emissions/journal-de-8-h/journal-de-8h-du-mercredi-11-novembre-2020
[19] https://djalil.chafai.net/blog/2020/03/09/franchise-universitaire/
[20] https://www.monde-diplomatique.fr/2020/01/KEMPF/61188

Services de proximité et néolibéralisme : les victimes du progrès

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Les services de proximité sont les victimes invisibilisées de la casse du service public mise en place par les gouvernements néolibéraux successifs. Les grèves, mais aussi les suicides des employés auraient dû alerter contre la mort programmée de ces services primordiaux. En effet, les services de proximité sont essentiels à la cohésion sociale et nationale. Ils sont indispensables pour l’émancipation culturelle de chacun, ainsi que pour représenter concrètement, au quotidien, nos institutions étatiques. Les services de proximité comprennent en effet l’administration, les services postiers, les bibliothèques, ainsi que la police. Quelles sont les conséquences de la mise à mal des services publics pour les services de proximité ?


L’administration : des économies quel qu’en soit le prix

Une grande majorité des suicides « professionnels » s’effectuent sur le lieu de travail. Ce signal dramatique en dit long sur les souffrances professionnelles. La rentabilisation demande des efforts supplémentaires aux employés, alors qu’ils ont de moins en moins de moyens. En effet, on pourrait résumer le dogme néolibéral par la formule suivante : « dépenser moins pour faire mieux ». Le rapport entre dominants et dominés établi par un capitalisme sauvage et un libéralisme grandissant rend les statuts des employés de plus en plus précaires, aussi bien dans le secteur privé que public. En ce qui concerne l’administration, les pratiques sont identiques à d’autres secteurs. Le gouvernement cherche à faire des économies. Cela est un effet de l’hégémonie néolibérale, dont la première technique est sans surprise de procéder à la suppression d’emplois.

« Nous pouvons ainsi parler de mise en service de l’État aux marchés privés. »

Par exemple, certains employés de La Poste ont pour mission de fournir les papiers d’identités de la population. Les mairies se retrouvent ainsi écartées de cette mission, la faute aux lois de décentralisation, qui redéfinissent les « nouvelles compétences », causant ainsi pour certains services de proximité « une crise d’identité ». Ainsi, les employés de La Poste peuvent désormais faire passer les différents examens liés au permis de conduire, ajoutant ainsi une tâche qui n’est pas initialement dans les compétences de La Poste. Cette diversification ou restructuration des compétences n’est qu’un moyen de sauver tant bien que mal un service déjà touché par la logique néolibérale. À ce stade, nous pouvons parler de réorganisation institutionnelle.

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© Frédéric Bisson

Cette réorganisation fondée sur une idéologie de rentabilité amène à des pratiques hautement problématiques, comme par exemple le scandale de la gestion des données personnelles par La Poste. En effet à l’image des GAFA, les données personnelles des usagers sont revendues par l’établissement public. Nous pouvons ainsi parler de mise en service de l’État aux marchés privés. C’est de cette manière que l’économiste et sociologue Bernard Friot définit le néolibéralisme. Lorsqu’une responsable de La Poste a été interrogée au sujet des données personnelles, elle a répondu qu’il fallait « sauver les apparences ». Une telle politique a été menée suite au scandale de l’affaire France Télécom. Ainsi, après les révélations et les vagues provoquées par ce choc, La Poste a mis en place des stratégies de communication afin marginaliser et de minimiser ce phénomène.

En ce qui concerne les suicides de ses employés, La Poste a cyniquement déclaré qu’il s’agissait de « victimes de la société qui évolue ». En effet, en 2016, La Poste doit, pour s’adapter à la concurrence et à la chute du volume du courrier, se réorganiser. Ainsi, les décideurs feront appel à la « modernité », la « restructuration » nécessaire du service. Les conséquences sociales sont catastrophiques : les usagers deviennent des « clients », et en dix ans, les effectifs ont diminué de 20%.

Les bibliothèques : la culture à vendre

Dans les bibliothèques municipales, une crise identitaire similaire est à l’œuvre. Les lois de décentralisation durant les septennats Mitterand ont véritablement contribué à cette crise. Un nouveau vocabulaire fait à l’époque son apparition avec les termes d’évaluation et de rentabilité. En ce qui concerne les bibliothèques universitaires, elles perdent elles aussi progressivement leur rôle : « Les nouvelles générations n’ont plus le même rapport aux livres, et surtout n’ont plus forcément besoin de venir en bibliothèque pour accéder aux ressources documentaires », observe Frédéric Saby, coauteur de L’Avenir des bibliothèques. L’exemple des bibliothèques universitaires.

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Le site Richelieu de la Bibliothèque nationale de France © Poulpy

Le taux d’emprunt des documents imprimés a énormément diminué. Les 539 bibliothèques universitaires de France ont accueilli 69,5 millions de visiteurs en 2017. Ces espaces subissent une profonde évolution : elles ne cessent de perdre non seulement en attractivité, mais aussi en moyens. Par exemple, à Marseille, les horaires d’ouverture ont diminué d’environ un tiers. Cela les rend d’autant moins accessibles aux usagers. Si l’on rajoute à cela des départs à la retraite qui ne sont pas compensés par de l’embauche, on se retrouve alors avec des services qui manquent de personnels face à une demande toujours importante. Pourtant en 2018, les dépenses liées à la culture et aux loisirs ont augmenté de 1,5%, dans un contexte de hausse des prix toujours modéré, à savoir de 0,5% en 2018. Les services culturels et de loisirs sont les principaux contributeurs (+2,6 %), alors que la consommation de presse, livres et papeterie continue de s’effacer (-4,0 % en volume, après -3,7 % en 2017 et -3,5 % en 2016).

Il est nécessaire de noter les impacts que peuvent avoir les bibliothèques sur l’économie, ou encore sur l’aspect social. En plus d’être créatrices d’emploi, elles sont une forme d’attrait pour d’autres professions comme les éditeurs par exemple, amenant ainsi une réputation à la bibliothèque, et donc de la visibilité à la commune où elle se trouve. Elles ont aussi un rôle d’information pour les habitants. Elles sont une source de renseignements pour l’administration ou la santé. En ce qui concerne l’éducation et la formation, les bibliothèques sont de vastes zones de ressources pédagogiques. En effet, 67 % des usagers s’y rendent pour « lire, travailler et faire des recherches ». De plus, étudier à la bibliothèque semble motivateur et bénéfique puisque 49 % des personnes admettent l’influence de cette méthode sur leur parcours scolaire.

La police avec nous ?

Le rôle des différents corps de police est sous tension depuis plusieurs mois, et a notamment été exacerbé par la forte mobilisation durant le mouvement des gilets jaunes. Un changement des rapports de force a failli s’effectuer lors de la grève de ces agents. Néanmoins, l’arrêt brutal de cette grève face à l’acceptation d’un régime spécial différentié n’a fait que renforcer un sentiment de séparation entre les forces de l’ordre et le reste de la population.

« Le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner fait déjà de l’œil aux entreprises de sécurité privées pour 2020. »

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© Pierre Selim

Les différentes affaires et scandales liés à des actions injustifiées de la police mènent à se poser des questions sur la gestion gouvernementale des forces de police. Néanmoins, il est nécessaire de rappeler que les services de police font partie des services de proximités publics eux aussi menacés. Le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, fait déjà de l’œil aux entreprises de sécurité privées pour 2020. Selon le rapport de la Cour des comptes de février 2018, 168 000 salariés travaillaient dans les entreprises de sécurités privées. Cela représente la moitié des effectifs de la sécurité publique, ce qui donne lieu à une forte inquiétude sur le nombre de « réorganisations », alors que la Cour des comptes a aussi mis le doigt sur « les faiblesses persistantes du secteur ». Le secteur de la sécurité privée représentait environ 6,6 milliards d’euros de chiffre d’affaires hors taxes en 2016, mais se caractérise par une forte atomisation et une faible rentabilité. Alice Thourot, députée LREM, a ainsi déclaré: « Nous devons chercher et tendre vers un modèle économique durable », précisant que les entreprises de moins de 10 salariés représentaient 80 % du nombre des entreprises de sécurité privée, mais moins de 10 % du chiffre d’affaires global. Selon elle, l’objectif est de « structurer le secteur et générer de la confiance pour les donneurs d’ordres, publics ou privés ». L’atomisation du secteur provoque en effet une forte concurrence et des prix bas, qui peuvent se ressentir sur la qualité de service. Le fait est que l’on se retrouve ici face à un conflit d’intérêt flagrant, étant donné que les entreprises privées définissent elles-mêmes leurs objectifs. On peut éventuellement imaginer une collaboration entre les deux secteurs mais il faudrait dans ce cas entamer des modifications du code du travail, voire créer de nouveaux statuts mettant ainsi en concurrence les agents des services publics et les agents des services privés, brouillant ainsi encore plus l’objectif initial qui est veiller à la sécurité de la population. On en revient toujours au même point, à un discours tenu depuis plus d’une dizaine d’années par la droite : les services publics coûtent trop chers.

Sentiment d’appartenance et liens sociaux

Il est difficile de nommer tous les buts des services de proximité. En effet, l’imaginaire collectif voit dans les services de proximité un aspect très humain, qui fait appel aux affects. Nous avons tous cette image du facteur qui vient apporter le courrier ou des agents de police qui vous indiquent votre chemin. Les facteurs en territoires ruraux par exemple, sont essentiels au bien-être de la population qui en plus de diminuer, vieillit. Les facteurs sont parfois les seules personnes à rendre visite aux personnes âgées. En soi, les services de proximité ne sont que la mise en service sociale de l’État. Une sorte de lien tangible entre le peuple et les institutions.

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© Cremona Daniel

Il est important de revenir à cette notion de collectif qui représente très bien notre système de sécurité sociale, surtout quand les pratiques néolibérales détruisent petit à petit cela pour tout mettre au service des marchés privés et de la concurrence sauvage. Les services de proximité comme les bibliothèques, l’administration, la poste ou encore la police sont des services qui servent au bien-être commun. Ce que certains appelleront le progrès peut se traduire par un certain individualisme, soit la prise en charge de soi par soi. Mais il ne faut pas oublier que nous ne sommes pas tous nés dans le même environnement social. Il est important de noter que cet individualisme qui vise ladite réussite sociale par l’argent mène à la mort certaines personnes. Des gens qui n’avaient pas les moyens sociaux et financiers de se protéger face à ces dangers. Ces dangers visent évidemment les classes les plus pauvres et les plus précaires.

“Les services de proximité maillent le territoire, ils sont des liens qui rappellent l’appartenance à une même république.”

Dans un souci de mutation sociétale, la sauvegarde des services publics de proximité est primordiale, particulièrement pour les territoires ruraux. Ces territoires sont aujourd’hui délaissés, même d’un point de vue électoral. En effet, étant donné qu’il s’agit de territoires où les services publics sont peu développés, les services de proximité sont le seul capital humain des habitants. Les services de proximité maillent le territoire, ils sont des liens qui rappellent l’appartenance à une même République. Face aux déserts médicaux et scolaires, les services de proximité sont bénéfiques à la cohésion sociale. La crise provoquée par le Covid-19 en est la simple démonstration. Ainsi, en plus d’être un enjeu pour le bien-être des citoyens, c’est un enjeu démocratique. Nous priver de services de proximité, c’est nous priver de nos droits de citoyens.

Vers la privatisation et la précarisation : l’inquiétante réforme de la fonction publique

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Manifestation des agents de la fonction publique le 22 mars 2019 à Lyon © Jeanne Menjoulet

C’est désormais officiel : le 23 juillet dernier, la loi portant sur la “Transformation de la fonction publique” a été définitivement adoptée par le Sénat. Derrière les promesses de “modernisation”, de “souplesse” et “d’ouverture” dont se targue cette réforme, celle-ci masque en réalité une dangereuse fragilisation du statut de fonctionnaire, une précarisation accrue des contractuels, et l’application des logiques du secteur privé dans l’ensemble des services publics. Décryptage d’une réforme controversée et préoccupante pour l’avenir de la fonction publique.


 

Dès sa présentation le 13 février 2019, le projet de loi de transformation de la fonction publique avait suscité de nombreuses contestations. Rejetée par neuf syndicats, cette réforme avait aussi donné lieu à plusieurs manifestations pour dénoncer l’inexistence de garantie sur les recrutements, l’absence de mesures sur l’attractivité et les salaires, ainsi que la suppression des postes de fonctionnaires qu’elle prévoit.

Mais ni les nombreuses critiques, ni les tentatives d’amendement de la réforme n’ont empêché son adoption : la loi controversée est même sortie durcie de sa navette entre l’Assemblée nationale et le Sénat. Son application, dès le 1er janvier 2020, concernera cinq millions et demi d’agents, repartis entre la fonction publique d’État (44%), les collectivités territoriales (35%), et la fonction publique hospitalière (21%). Alors, quelles seront les implications concrètes de cette réforme décriée ?

Un élargissement significatif du statut de contractuel

Il s’agit de la mesure centrale de la réforme de transformation de la fonction publique : tandis que le statut de fonctionnaire ne bénéficie pas de garanties ni de protection supplémentaires, le statut de contractuel devient au contraire normalisé et voit ses prérogatives étendues. Il sera désormais possible de recruter sous contrat pour des emplois permanents pour “élargir le vivier des candidats et des compétences”, selon le texte. Cette belle rhétorique cache dans les faits une précarisation des employés, dans la mesure où les contractuels ne bénéficient pas des mêmes protections que les fonctionnaires. Leurs avantages sont largement inférieurs, et ce notamment au regard des rémunérations, des congés ou bien encore des primes qu’ils peuvent obtenir.

À quels besoins cette nouveauté prônant la flexibilité répond-elle ? Quels sont les garde-fous mis en place en matière de déontologie, de compétences, ou de recrutement ?

Sans surprise, les contractuels sont aussi les travailleurs les plus vulnérables. Ces contrats concernent largement les plus jeunes (37 ans contre 45 ans en moyenne dans l’emploi public) et comptent une majorité de femmes (plus de 60%). De plus, 38% des contractuels occupent un temps partiel, contre 16% des fonctionnaires. Le statut de contractuel, qui était pensé à l’origine comme un statut d’exception, devient  une norme grâce à cette réforme, qui encourage les employeurs publics à déroger au statut de fonctionnaire, plus contraignant en matière de garanties sociales.

Pour illustrer une dynamique similaire, la loi prévoit aussi la possibilité de signer des contrats de projets, un équivalent des contrats de chantier du secteur privé. Ceux-ci permettront d’embaucher ou de débaucher des agents pour des missions à durée limitée par la réalisation d’un projet, dans une limite de 1 à 6 ans. Mais une fois de plus, le manque d’encadrement de ces mesures surprend : à quels besoins cette nouveauté prônant la flexibilité répond-elle ? Quels sont les garde-fous mis en place en matière de déontologie, de compétences, ou de recrutement ?

Par-delà ces aménagements extensifs du statut de contractuel, il sera aussi désormais possible de recruter des contractuels pour des postes de direction. Cette mesure est extrêmement symbolique, et inaugure le fait que toutes les catégories professionnelles seront maintenant concernées par la contractualisation dans la fonction publique d’État. Seront néanmoins épargnés par ce changement majeur les postes de la fonction publique dont l’entrée est garantie par un concours (comme l’ENA, l’INSEE, le Trésor, la Police ou encore l’Inspection du Travail). Cette exception illustre le poids de certains corps de fonctionnaires pour résister à la contractualisation. Cette mutation est aussi le signe progressif d’une réduction du statut de fonctionnaire aux seules fonctions régaliennes de l’État, qui désengage progressivement ses fonctionnaires des services d’intérêt public comme l’éducation ou la santé notamment.

Une fonction publique en cours de privatisation

L’ensemble des mesures de cette réforme vont vers une logique de privatisation du secteur public. Ainsi, le secrétaire d’État, Olivier Dussopt, évoque une modernisation de la fonction publique, voulue “plus attractive, plus réactive”. Ces éléments de langage, empruntés au lexique de l’entreprise, témoignent du processus – loin d’être nouveau – de gestion des services publics comme d’une entreprise privée. Les grands dogmes néo-libéraux de souplesse, de flexibilité, d’adaptation et de mobilité sont aussi sollicités pour justifier ce mouvement de privatisation.

Par-delà la promotion d’une logique managériale à toute épreuve, certaines refontes des instances pour un “dialogue social plus stratégique” rappellent aussi les modes de gestion du privé. Ainsi, le Comité social d’administration, le Comité technique et le Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail seront fusionnés en une seule et même instance, sous prétexte de favoriser le dialogue social, mais cherchant en réalité à minimiser les coûts et les services dans une pure logique de rentabilité.

Pourront candidater à des postes très élevés de l’administration des salariés du privé, ou d’anciens membres de cabinets, non-fonctionnaires.

De même, la frontière entre carrière privée et publique se veut de plus en plus poreuse. En effet, la rupture conventionnelle pour les agents en CDI offre les mêmes droits qu’un salarié du secteur privé pour “faciliter l’accès à une seconde carrière (dans le secteur privé) avec une indemnité de départ volontaire renforcée”. Cette mesure ne va pas dans le sens d’une plus grande attractivité des métiers de la fonction publique, mais vise au contraire à favoriser la mobilité dans les deux sens.

En effet, en contre-partie, pourront candidater à des postes très élevés de l’administration des salariés du privé, ou d’anciens membres de cabinets, non-fonctionnaires. Cette inclusion dans la fonction publique se fera à la seule condition d’une “formation a la déontologie de la fonction publique”. Une mesure qui semble bien dérisoire pour prévenir les conflits d’intérêts et autres formes de cooptation. Une inspection plus efficace du “pantouflage” doit aussi être mise en oeuvre, tandis que le Sénat a élargi les contrôles aux fonctionnaires membres du cabinet du président de la République et ceux des cabinets ministériels, une mesure indispensable près d’un an après l’affaire Benalla.

Cette transformation de la fonction publique prévoit aussi que le gouvernement puisse légiférer par ordonnances pour réformer la haute fonction publique. Une mesure qui fait écho a l’annonce récente par Emmanuel Macron de la suppression de l’ENA. La refonte de la prestigieuse école d’administration et des grands corps sera dirigée par Frédéric Thiriez, ancien président de la Ligue de football professionnelle. Cette déclaration très controversée préfigure la fin d’un système de recrutement dans la fonction publique, qui était jusqu’alors protégé par la procédure anonyme des concours d’entrée. Sans cette garantie d’impartialité, les phénomènes de népotisme et de nomination-récompense déjà à l’oeuvre se verront très difficilement empêchés.

L’arrêt de mort du statut de fonctionnaire ?

La généralisation du statut de contractuel, corrélée à la logique de privatisation et de minimisation des coûts de la fonction publique menace directement le statut de fonctionnaire. En effet, au vu de la dynamique des dernières décennies, et de la direction empruntée par cette “transformation de la fonction publique”, rien n’empêchera, à l’avenir, une fonction publique dominée par les agents contractuels. Ils constituent déjà un quart des effectifs totaux, et représentent la majorité des recrutements à l’heure actuelle.

Le nombre de fonctionnaires en poste reste toutefois important, malgré les suppressions de poste et non-remplacements des départs à la retraite. Il faudrait donc des années pour inverser complètement ce ratio. Néanmoins, la suppression de 120 000 postes de fonctionnaires d’ici 2022 reste très préoccupante. Presque tous les corps de fonctionnaires tirent la sonnette d’alarme face à la carence des effectifs, qui augmente les pressions et nuit au bon fonctionnement des services de santé, d’éducation, de police ou d’administration.

Si le texte de loi prévoit tout de même de renforcer l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes grâce à la “suppression des écarts de rémunération” et la “création d’un dispositif de signalement des cas de harcèlement”, de telles mesures résonnent plus comme des effets d’annonce que comme des dispositions effectives. En effet, la vision comptable et gestionnaire de cette réforme laisse bien peu de place aux droits des travailleurs. Pire, elle évince totalement les problématiques relatives aux conditions de travail, aux droits sociaux ou à la qualité des services. Cette réforme dite de “modernisation” laisse donc présager un retour en arrière quant au statut durement acquis de fonctionnaire, qui sera même probablement amené à disparaître à l’avenir.

Réforme de l’Etat : L’ère des managers de la fonction publique

Avec plus de six mois de retard, Edouard Philippe a dévoilé le lundi 29 octobre 2018 des annonces « transversales » sur la réforme de l’Etat. Le rapport CAP 22 qui avait fuité dans la presse au cours de l’été laissait déjà augurer des pistes de réformes.


Si l’intégralité de ce dernier n’a pas été conservée, l’état d’esprit de la réforme demeure dans la continuité de ce qui était prévu, avec pour objectifs d’atteindre les 3% de déficit public autorisés par la commission européenne et une diminution de 50 000 postes d’agents publics d’Etat à l’horizon 2022.

Les trois quarts des recommandations du rapport CAP 22 sont conservées, notamment sur les questions posées par l’audiovisuel public, le fonctionnement du système de santé ou encore l’administration fiscale. La digitalisation des services occupe une grande place dans cette feuille de route. Il est envisagé que 100% des services publics soient dématérialisés d’ici 2022 en rendant la plupart des services accessibles depuis internet, comme par exemple la possibilité d’inscrire son enfant dans un établissement scolaire. Si la possibilité d’effectuer des démarches par internet n’est pas en soi une mauvaise chose, c’est quand elle devient un moyen de substitution à une présence de moyens humains sur le terrain que cela pose problème.

En effet, en janvier 2018, 88% des Français avaient accès à internet, soit 57,29 millions de personnes. Cependant, que dire aux 12% restants qui, s’ils se trouvent en zone blanche où les handicaps sont cumulés, ne pourront pas non plus avoir aisément accès à des formalités pourtant nécessaires ?

La place croissante du contractuel dans la fonction publique

Le recours aux contractuels dans la fonction publique, pratique qui se développe depuis plusieurs années mais toujours de manière strictement encadrée, tendrait maintenant à se généraliser. Cette mesure a des implications fortes, tant dans sa portée symbolique que pour les conditions d’exercice des acteurs de la fonction publique, et suscite la peur des syndicats professionnels. Bercy a donc tempéré cette proposition en évoquant une « extension très large de la possibilité de recourir aux contrats ». À cela s’ajoute la place croissante des « indicateurs d’efficacité » des services de proximité notamment pour évaluer les caisses de sécurité sociale ou encore les consulats.

Selon un rapport de décembre 2017 publié par France Stratégie, la France possède 90 emplois publics pour 1000 habitants ; soit, selon les chiffres officiels les plus récents, 5,5 millions de fonctionnaires (2014). La volonté de diminuer le nombre de fonctionnaires constitue une tendance de fond depuis plusieurs quinquennats, quoique légèrement freinée lorsque François Hollande était à la tête de l’Etat. L’introduction et la place croissante du contractuel dans la fonction publique réduisent la capacité de la fonction publique à avoir des gens qui travaillent pour elle dans la durée.

Plus encore, la contractualisation constitue une rupture historique dans la définition même de ce qu’est la fonction publique. L’assouplissement du statut constituerait un moyen pour le gouvernement de simplifier les instances représentatives du personnel, de renforcer l’évaluation des agents et de développer la rémunération sur la base du mérite. En 2014, la CGT avait estimé la part d’agents sous contrat à 17,3%, soit 940 000 personnes. Si cette dynamique se renforce et s’accompagne d’une modification du rôle et de la conception de ce qu’est un agent, c’est finalement le statut général de la fonction publique dont les bases furent édifiées en 1946 qui se voit intrinsèquement remis en cause.

S’il faut concéder que ce statut a déjà connu des évolutions, notamment dans les années 1980 avec la loi du 13 juillet 1983 qui porte les « droits et obligations des fonctionnaires » ou encore celle du 11 janvier 1984 qui définit le statut des fonctionnaires des collectivités territoriales (rendant dès lors possible la décentralisation), les trois fonctions publiques ont encore pour point commun une situation légale et réglementaire.

Cette spécificité réside essentiellement dans le fait que la situation salariale des fonctionnaires n’est pas régie par un contrat passé avec un employeur comme cela est le cas dans le secteur privé. Sauf exception, il est interdit de déroger au statut général, et cette dérogation est rendue possible en consultant le Conseil supérieur de la fonction publique de l’État. Aussi, dans les modalités mêmes du recrutement, qui ont toujours été relativement préservées, c’est un changement de paradigme profond qui s’impose et s’assume.

À cela s’ajoute une rémunération au mérite pour dépasser la rémunération basée sur l’ancienneté. Cela permettrait de distinguer les fonctionnaires les plus efficaces et méritants des autres. Dans Le Parisien, le ministère a précisé que la rémunération au mérite sera « pour tous » et qu’elle « reposera sur les évaluations faites par les managers ».

Ces mesures qui consistent à demander plus d'”efficacité” aux acteurs sans pour autant leur concéder davantage de moyens entraînent une pressurisation de ces personnes qui se savent évaluées constamment. La rémunération au mérite objective l’efficacité et classe en distinguant également les bons et loyaux acteurs des autres.

Ces acteurs deviennent les rouages d’une superstructure sans marge de manœuvre et sont dépossédés de leur savoir-faire puisque l’intérêt principal devient celui de l’efficacité et de la reconnaissance de cette dernière.

Ces bouleversements mettent en place ce qu’Albert W. Tucker avait défini comme le dilemme du prisonnier : la reconnaissance des uns se fait sur l’objectivation de performances, elle classe des acteurs qui occupent initialement une place équivalente. Aussi, en poussant à mieux faire deux acteurs qui se placent dès lors en concurrence, on ne sait pas ce que fera l’autre mais il y a fort à parier qu’il souscrira aux objectifs que lui a assigné son supérieur. Ainsi, pour éviter la sanction qui serait ici l’absence de reconnaissance de mérite, on souscrit aux recommandations dont on est la cible, ce qui génère de la mise en concurrence d’acteurs qui ne s’y étaient auparavant pas soumis.

Des plans de départ volontaires seront également mis en place. Gérald Darmanin avait déjà évoqué cette possibilité en février 2018, ce qui avait suscité la colère des syndicats. Il a maintenu l’expression en indiquant qu’ils pourraient « rester » ou « partir » avec « 24 mois de salaire » et « la possibilité de toucher le chômage ». Force Ouvrière en la personne de Christian Grolier et l’UNSA par le biais de Luc Farré ont remis en cause cette proposition, invoquant la dimension éminemment budgétaire de cette mesure, ou encore le fait que l’indemnité de départ volontaire existait déjà, reléguant ainsi cette proposition à de la simple communication.

Vers un État à l’anglaise, avec peu de fonctionnaires de catégorie A ?

Le 12 décembre 2018 va être organisée une « convention des managers publics » qui regroupe des préfets, des recteurs, des chefs d’administrations centrales ou encore des directeurs d’agences régionales de santé.

Plus largement, c’est la question même de la cohérence de l’action gouvernementale qui se pose : en effet, la suppression d’effectifs dans les collectivités territoriales ne va pas de paire avec l’ajout de compétences au niveau central.

Au contraire, les collectivités se trouvent asphyxiées dans un contexte de baisse des effectifs. Aussi, c’est un État à l’anglaise avec peu de fonctionnaires de catégorie A qui se profile, ce qui aura des implications lourdes en ce qui concerne la conception des politiques publiques. Au Royaume-Uni, les services de l’État sont en effet assurés par les ministères et les agences. Les fonctionnaires ne correspondent qu’à 10% des agents publics et les autres sont employés sur une base contractuelle et soumis à la législation du travail de droit commun. Les conditions d’emploi sont dès lors très variables et flexibles. C’est vers ce modèle que tend aujourd’hui la France : la définition et la conception des politiques publiques migre en effet vers des agences indépendantes. C’est donc l’État qui se trouve privatisé et qui se trouve empêché d’exercer ses prérogatives du fait de contraintes budgétaires.

Pour aller plus loin : Que contient l’inquiétant rapport Cap 22 ?

Après les cheminots, les fonctionnaires ?

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© Jeanne Menjoulet

Selon l’INSEE, la fonction publique comptait 940 000 contractuels fin 2016 sur un total de 5,7 millions d’agents. C’est ce statut que le Comité action publique 2022 incite à généraliser dans la fonction publique. Syndicalistes et personnalités politiques lancent l’alerte : il est à craindre qu’après la remise en cause du statut des cheminots, ce soit au statut des fonctionnaires que le gouvernement s’en prenne.


Mardi 15 mai, le secrétaire d’État à la Fonction Publique Olivier Dussopt et les syndicats de fonctionnaires ont ouvert un chantier de concertation. À l’AFP, le secrétaire d’État a déclaré « souhaiter faciliter le recours aux contractuels, non pas pour favoriser une multiplication des contrats courts mais pour permettre aux employeurs publics de recruter de manière plus réactive, plus rapide, plus autonome ».

Qu’est-ce qui distingue aujourd’hui un contractuel d’un fonctionnaire ? Le premier type correspond à des personnes qui ne sont pas titulaires de leur emploi. Jusqu’au décret du 29 décembre 2015, ils sont d’ailleurs qualifiés de « non-titulaires » et pas de « contractuels ». Cette définition par la négative est liée au principe qui veut que la fonction publique emploie uniquement des fonctionnaires. Pour certains syndicats de la fonction publique, la définition de ce statut correspondait à la légitimation d’une forme de précarité en introduisant de la flexibilité dans l’emploi public.

“Il n’y avait que 8% de contractuels dans les hôpitaux en 1996 contre 21,4% actuellement.”

Ils ne disposent dès lors pas de la protection à vie garantie entre autres par le statut des fonctionnaires. Les contractuels sont particulièrement présents au sein des collectivités territoriales (24,8% contre 19% pour la fonction publique d’Etat). Selon la CGT, il n’y avait que 8% de contractuels dans les hôpitaux en 1996 contre 21,4% actuellement. Autrefois présents de manière ponctuelle, la progression du recours aux contractuels reflète une mutation de l’emploi et de la philosophie de la fonction publique.

Vers une précarisation de l’emploi dans la fonction publique

La première différence entre le fonctionnaire titulaire et le contractuel est celle du recrutement. Si le fonctionnaire est recruté sur concours, le contractuel constitue une main d’œuvre pratique et fluide. L’embauche de contractuels est néanmoins encadrée, elle est uniquement pensée comme variable d’ajustement, présente ponctuellement par exemple pour un remplacement ou encore pour recruter un profil précis qui ne correspondrait à aucun fonctionnaire disponible. Dans le cas des communes de moins de 1000 habitants, le recours aux contractuels est également possible, l’enjeu étant d’assouplir et de faciliter la gestion du personnel.

Plus de 50% des agents contractuels sont équivalents de catégorie C, essentiellement des femmes (à plus de 60%) et plus jeunes que la moyenne d’emploi public. Il s’agit aussi davantage de temps partiels (38% contre 16% des fonctionnaires), donc d’un profil socialement plus précaire que ne l’est celui des fonctionnaires.

Ensuite, ce sont des contrats à durée déterminée recrutés sous contrat de droit public par un employeur public. S’ils ont les mêmes droits et exigences que les fonctionnaires, des déséquilibres existent dans les faits. Les agents contractuels n’ont pas nécessairement les mêmes congés payés que leurs homologues titulaires. De plus, les congés maladie ne sont accessibles qu’après 4 mois d’ancienneté.

“S’il n’est pas question pour les membres du gouvernement de remettre en cause le statut, l’extension du recours aux contractuels constitue un premier pas dans l’émiettement du statut des fonctionnaires”

Le Comité action publique 2022 est constitué de 34 personnalités issues du privé, du public et du monde associatif. Lancé le 13 octobre 2017, il répond à trois objectifs : améliorer la qualité du service en développant la relation de confiance entre les usages et l’administration, offrir un environnement de travail modernisé et accompagner la baisse des dépenses publiques. Si le rapport ne devrait sortir que dans les jours à venir, la rencontre entre Olivier Dussopt et les syndicats de fonctionnaires laisse entrevoir un recours accru aux contractuels. S’il n’est pas question pour les membres du gouvernement de remettre en cause le statut, l’extension du recours aux contractuels constitue bien un premier pas dans l’émiettement du statut des fonctionnaires.

Cependant, un certain nombre de professions ont déjà recours aux agents contractuels. Dans l’enseignement public, il est par exemple possible de recruter des enseignants en CDD pour une année scolaire ou moins et ce, de manière reconductible à temps plein ou temps partiel. S’il s’étend sur toute l’année, le contrat comprend également les vacances scolaires. Le salaire est inférieur à celui des titulaires. Les contractuels pallient une insuffisance d’enseignants. Les engager permet ainsi de passer outre la question du manque de professeurs en proposant des petits contrats pour « colmater ».

Dans le cas contraire, la banalisation du recours aux contractuels permettrait également à terme de proposer des contrats moins coûteux à des personnes diplômées, ce qui reviendrait du fait même de cette banalisation à remettre en cause l’emploi à vie. Enfin, dans le cas de remplacements, si un enseignant contractuel ne dispose pas d’un contrat qui s’étend sur une année scolaire, il ne dispose pas des congés payés, notamment de ceux de l’été, ce qui permet de faire facilement des économies.

Les fonctionnaires, une tradition de boucs-émissaires 

Pointer du doigt les statuts permet à l’exécutif, qu’il s’agisse du cas des cheminots comme de celui des fonctionnaires, d’obtenir une large adhésion de la part de l’opinion publique, souvent sévère vis-à-vis de ces régimes d’exceptions, parfois apparentés à des privilèges. Cette stratégie s’appuie également sur un certain nombre de stéréotypes concernant les fonctionnaires – fainéants, payés à rien faire, toujours en vacances -, et sur des discours omniprésents dans le champ politico-médiatique, présentant la réduction du nombre de fonctionnaires comme une urgence, afin de sauver l’économie du pays.

Le contexte électoral a été propice, en 2017, à la réaffirmation de ces principes. La « primaire de la droite et du centre » avait été un bon échauffement, les principaux candidats insistant de façon unanime sur la nécessité d’une réduction massive du nombre des fonctionnaires. C’est même le porteur de la proposition la plus extrême qui l’emporta, François Fillon promettant une diminution de 500 000 emplois dans la fonction publique.

Jean Tirole, dans son Économie du bien commun, affirme également qu’il est nécessaire de « limiter le nombre des fonctionnaires » car « l’État français coûte trop cher », donnant une légitimité académique à cette thèse. Du côté du Medef, Pierre Gattaz considérait dans un entretien au Figaro que la réduction des dépenses publiques était la « mère de toutes les réformes », à commencer par la réduction du nombre de fonctionnaires.

La défense des services publics passe par la défense de ce statut

Certes, la grande annonce de cette réforme concerne la possibilité accrue de recruter des contractuels, et non plus des fonctionnaires disposant du statut de la fonction publique. Mais à moyen terme, cette orientation permettra d’atteindre l’objectif caché de ce projet, et partagé par Messieurs Fillon, Tirolle ou Gattaz, à savoir la suppression drastique du nombre de fonctionnaires, les contractuels n’ayant par définition pas la même sécurité de l’emploi.

Cet horizon d’une réduction massive des effectifs remet tout simplement en question le rôle de l’État et le périmètre des services publics. Ne pouvant être réduite à de simples considérations gestionnaires, cette politique relève d’une vision de la société libérée de statuts jugés archaïques, et néfastes pour l’économie française.

Dans le même temps, on apprend, dans une note de la Direction générale de l’offre de soins (DGOS), restée secrète jusqu’à ce qu’elle soit dévoilée par la fédération FO de la Santé, que le gouvernement souhaite une diminution de 1,2 milliard d’euros de la masse salariale des hôpitaux publics, d’ici à 2020. Ce qui équivaut à la suppression de 30 000 soignants. Un exemple patent du lien entre développement du nombre de contractuels et diminution des effectifs, sachant qu’il n’y avait que 8% de contractuels dans les hôpitaux en 1996, contre 21,4% actuellement. Sans parler du manque dramatique de moyens, notamment humains, dans les hôpitaux publics.

Aussi, la direction que prend le gouvernement constitue une première brèche dans un statut régulièrement remis en cause. Ces prévisions viennent s’ajouter à un contexte social déjà tendu et s’ajouteront aux mots d’ordre des manifestations du 22 et 26 mai.

 

 Crédit photo : © Jeanne Menjoulet