Loi pouvoir d’achat : électoralisme et protection des patrons

Bruno Le Maire, ministre de l’Economie et des Finances depuis 2017. © AIEA Imagebank

Le 9 mai dernier, la Banque de France annonçait dans son point de conjoncture que l’inflation atteindrait 5,6% en glissement annuel en 2022, soit un niveau record depuis l’année 1985. Alors que les commentateurs évoquent cette nouvelle phase économique avec effroi, le gouvernement vient de mettre sur la table un projet de loi autour du pouvoir d’achat, clairement insuffisant face à la crise sociale. Le détail des mesures dévoile deux orientations phares : le refus d’augmenter la rémunération du travail au détriment de celle du capital et une attention particulière à l’électorat âgé. Analyse.

Première grande loi du nouveau quinquennat, le « paquet pouvoir d’achat » présenté par le gouvernement Borne cherche à contenir la colère sociale qui gronde, dans un contexte de forte inflation. Indexation des retraites et des prestations sociales sur l’inflation, réduction de 18 centimes du prix du carburant à la pompe, indexation du barème de l’impôt sur le revenu et de l’indice de révision des loyers, mise en place provisoire du chèque alimentaire, triplement de la « prime Macron » : les mesures sont de nature différente. A première vue, il y en a un peu pour tout le monde. Cependant, comme souvent, le diable se niche dans les détails.

Protection des propriétaires et des retraités

La principale mesure concerne l’indexation pérenne des retraites sur l’inflation, qui aura pour conséquence de préserver sous un dôme protecteur le pouvoir d’achat des retraités. Si cette mesure va dans le bon sens et sera particulièrement utile pour ceux qui touchent une petite retraite, il est cependant utile de rappeler que les retraités possèdent la majeure partie du patrimoine existant en France et qu’ils jouissent d’un niveau de vie 9,5% plus élevé que celui du reste de la population. Indexer les pensions de retraites sur l’inflation revient donc à reverser entièrement la charge de l’impôt invisible que constitue l’inflation sur les actifs et sur les jeunes. Compte tenu de du fait qu’Emmanuel Macron a récolté 37.5% des suffrages chez les plus de 65 ans alors qu’il n’a réuni que 19% chez les 25-34 ans au premier tour de l’élection présidentielle en 2022, cette mesure s’apparente à du pur clientélisme électoral.

Ensuite, l’Etat prévoit d’indexer le barème de l’impôt sur le revenu afin de veiller à ne pas prélever davantage d’impôt aux agents ayant réussi à négocier leur revenu à la hausse. Cela ne s’applique donc qu’à ceux qui ont réussi à renégocier leur salaire ou à ceux dont les revenus du capital (marge sur vente d’actifs financiers, revenus locatifs…) ont augmenté. Pour les autres, cela ne changera rien.

Concernant le logement, l’Etat prévoit une indexation de l’indice de révision des loyers sur l’inflation. Elisabeth Borne a en effet laissé entendre qu’ils devaient suivre l’inflation, afin de soutenir les « retraités comptant sur les revenus locatifs pour arrondir leurs fins de mois ». Là encore, cette mesure s’adresse majoritairement à une catégorie d’agents économiques aisés et âgés ayant eu la possibilité d’accumuler un patrimoine et d’en obtenir des revenus. Mécaniquement, ces hausses de loyers seront en défaveur d’une classe d’actifs n’ayant aucune garantie de voir leur revenu suivre la cadence.

L’indexation des prestations sociales et la mise en place du chèque alimentaire sont les seules mesures profitant majoritairement à la classe moyenne active et aux jeunes. Il est à noter qu’en plus du goût paternaliste de la mesure, la transformation du chèque alimentaire en dispositif pérenne s’avère laborieuse et est constamment repoussée depuis deux ans

L’Etat a aussi annoncé une hausse minimale de la rémunération des agents du secteur public, en faisant croître le point d’indice de 3,5%, ce qui traduit une baisse de pouvoir en terme réel. En n’envisageant pas une indexation sur l’inflation, l’Etat refuse à ses propres employés le traitement qu’il accorde aux retraités et à ceux qui vivent de leurs revenus locatifs. En outre, le revenu des agents du service public repose de plus en plus sur un système de primes, a priori non sujettes à revalorisation.

Alors que l’indexation des prestations sociales suggère une protection des agents économiques les plus défavorisés, la classe moyenne basse tirant ses revenus uniquement de son salaire semble être dans l’angle mort des mesures gouvernementales annoncées. Or, dans un contexte de faible syndicalisation, les négociations pour obtenir des hausses de salaires s’annoncent difficiles. Ainsi, ces travailleurs devraient être les grands perdants des années à venir.

Quarante ans de victoires du capital sur le travail

Alors que les nouvelles générations manifestent davantage leur inquiétude quant à la faiblesse de leurs salaires, notamment par les démissions en masses suite à la crise sanitaire, les mesures énoncées ne semblent pas mettre cette catégorie de travailleurs sans patrimoine au centre des préoccupations politiques.

Ce constat se situe dans le prolongement d’une tendance économique initiée en 1983 lors du tournant mitterandien de la rigueur. Le gouvernement, souhaitant porter l’estocade à la boucle prix salaire, a procédé à la désindexation des salaires sur l’inflation, ce qui a été le point de départ d’une baisse continuelle de la part du PIB allouée à la rémunération du travail et donc à une hausse de la rémunération du capital. Nombre de rapports d’institutions internationales et même du ministère de l’Economie attestent ce fait, qui fait désormais consensus parmi les économistes pour expliquer pourquoi le travail « ne paie pas ».

Seul le SMIC demeure indexé sur l’inflation, ce qui pourrait annoncer un tassement de la distribution des salaires vers le bas de la distribution dans les années à venir, notamment dans les secteurs où les négociations salariales ne sont pas aisées. En bref, il conviendrait de s’interroger plus largement sur les critères de réussite économique d’une nation développée : lorsqu’une richesse est créée, en quoi la captation de celle-ci par la marge commerciale des entreprises ou par la distribution de dividendes, qui constituent une rémunération du capital, serait-elle plus bénéfique qu’une hausse de la rémunération du facteur travail ?

Remettre le travail au centre des préoccupations

Quand bien même cela paraîtrait suranné ou même franchement old school, la priorité doit être donnée à l’augmentation des salaires, pour éviter leur décrochage par rapport au niveau de l’inflation. Comme pour les retraites et d’autres revenus, cela pourrait se traduire par une indexation des salaires sur l’inflation. C’est en tout cas ce que proposent par exemple le député François Ruffin ou Jonathan Marie, membre du collectif des Économistes atterrés. Interrogé sur cette possibilité, le gouvernement répond qu’il est impératif d’empêcher la formation d’une « boucle prix-salaire », c’est-à-dire d’un cercle dans lequel les salaires et les prix augmenteraient continuellement, se nourrissant l’un l’autre.

Quel crédit accorder à cet argument ? D’abord, il conviendra de se demander si les libéraux se sont posé la même question concernant les revenus du capital depuis la mise en place du Quantitative Easing en 2015, qui a donné lieu à une explosion du niveau des marchés financiers dans les pays développés et donc du patrimoine des détenteurs de capital. Par ailleurs, si cette boucle s’est déjà observée dans l’histoire économique, les conjoncturistes indiquent qu’un tel risque n’est, pour l’heure, pas à l’ordre du jour. Enfin, une augmentation régulière des revenus du travail en fonction de l’inflation affaiblit mécaniquement les revenus du capital, procédant à ce que Keynes appelait « l’euthanasie des rentiers ».

La crise inflationniste constitue un moment politique au cours duquel les salariés ne doivent pas relâcher leurs efforts pour arracher des augmentations de salaire. Aussi, la forme de ces augmentations de salaire ne saurait déroger au cadre de protection sociale en vigueur par soucis d’économie : la généralisation du versement des primes dérogatoires (« prime Macron », prime d’activité, prime d’intéressement…) donnent l’illusion d’augmenter le revenu à très court terme, mais sont en réalité des victoires politiques a minima: elles ne donnent pas toujours lieu à des cotisations chômage ou des cotisations retraite, ce qui crée une perte de recette pour les caisses de financement des dispositifs afférents. La généralisation de ces pratiques participe donc à détricoter les filets de sécurité dont la crise COVID a achevé de nous convaincre du bien fondé. Par ailleurs, il pourrait s’agir de gains éphémères dont la pérennité n’est pas garantie : tout spécialiste en droit du travail sait qu’il est juridiquement bien plus aisé de retirer une prime que de baisser un salaire.

Enfin, et afin d’éviter le risque de boucle prix-salaires, une dernière solution devrait être envisagée : le « paquet pouvoir d’achat » blocage des prix », c’est-à-dire leur contrôle par l’Etat, au moins sur les produits de première nécessité. De facto, cela équivaut à un contrôle des marges des entreprises, notamment celles de la grande distribution. Une telle mesure instaure donc un contrôle fort du marché, dont la fonction première est de fixer un prix, par l’Etat. Elle doit cependant être bien pilotée pour ne pas spolier excessivement tel ou tel acteur économique, et suppose des moyens de contrôle importants. Si la NUPES est attaché à ce dispositif, les autres forces politiques, et notamment les macronistes, le rejettent vigoureusement, ce qui lui donne peu de chances d’être instaurée.

Dès lors, la précarisation d’un grand nombre d’actifs est une épée de Damoclès pour l’économie française. Les travailleurs ont déjà perdu tous les arbitrages budgétaires et monétaires majeurs depuis la crise de 2008. La période actuelle semble cependant propice à un renversement de tendance : combien de temps encore les Français accepteront-ils de perdre en pouvoir d’achat ? La loi en discussion permettra peut-être au gouvernement de gagner un peu de temps, mais la tendance générale à l’appauvrissement lui promet une rentrée sociale compliquée.

La cotisation, puissant mécanisme d’émancipation

Des ouvriers travaillant ensemble.

Les mêmes arguments continuent d’agiter le paysage politique. Une partie de la gauche proteste contre les cadeaux fiscaux et la réduction des services publics. Une partie de la droite explique qu’il en va de l’attractivité et de la compétitivité de notre économie. S’il n’aura échappé à personne que depuis trente ans les discours se répètent des deux côtés, les observateurs attentifs auront noté que la distinction entre impôt et cotisation sociale n’est jamais faite : tous deux sont mis dans le même sac des « charges ». Cette absence de distinction doit nous interpeller. L’enjeu de cette dichotomie est pourtant crucial : la cotisation est, contrairement à l’impôt, un mécanisme intrinsèquement émancipateur.


Redistribuer ou répartir mieux ?

Pour beaucoup de celles et ceux qui aspirent à un monde plus juste, la redistribution que permet l’impôt est une arme qu’il faut revendiquer et défendre. Certes, l’impôt présente des avantages, mais il présente des défauts qui ne peuvent pas demeurer impensés, alors même que concevoir des solutions alternatives est un enjeu central dans tout projet émancipateur.

D’abord, si l’impôt permet de redistribuer le niveau de valeur économique qui ne lui échappe pas à travers l’évasion, la fraude ou les niches fiscales, il légitime du même coup le profit puisque c’est lui, en grande partie, qui le finance. Ainsi, « l’impôt prend acte de l’existence du capital et le taxe »  : il n’émancipe jamais véritablement les bénéficiaires de la redistribution fiscale car il tend structurellement à légitimer la première répartition des ressources, celle-là même à l’origine du besoin de redistribution en raison des profondes inégalités créées.

L’enjeu n’est pas d’abandonner totalement l’impôt mais de l’améliorer en le rendant plus progressif ou en supprimant les niches néfastes écologiquement et socialement. Cependant, l’impôt ne peut pas tout, notamment parce qu’il est contourné, mais aussi parce que son fonctionnement même ne permet pas d’agir en amont des inégalités primaires, lesquelles découlent de ce système que légitime la fiscalité. Il convient alors logiquement de réfléchir à d’autres moyens. 

Cotisons : décidons

Il existe justement un mécanisme bien plus émancipateur qui socialise une part de la valeur économique pour qu’elle soit gérée par les travailleurs qui l’ont produite : la cotisation sociale.

La cotisation opère un renversement radical par rapport à l’impôt. Là où ce dernier intervient après la première répartition des ressources, la cotisation agit en amont : elle fait partie intégrante de la distribution primaire. De ce fait, il n’y a pas, dans la cotisation, au contraire de l’impôt, de prélèvement qui puisse être objectivement présenté comme relevant de la confiscation : la socialisation du salaire a lieu lors de la première distribution. Elle correspond à une partie de la valeur créée par les travailleurs, est gérée par ceux-ci, et échappe aux logiques capitalistes d’allocation de ressources. 

« L’impôt place la répartition de la richesse au cœur du débat, la cotisation y place sa production. »

C’est d’ailleurs cette idée qui fonde le régime général de la Sécurité Sociale mis en place à partir de 1946 : les Caisses d’Assurance Maladie sont alimentées par les cotisations sociales et, jusqu’à la fin des années 1960, ce sont des travailleurs élus par leurs pairs qui les dirigent. Le système de protection sociale « à la française » renferme ainsi originellement des principes de démocratie économique et sociale d’une ampleur inouïe, qu’il convient à présent de réactualiser. Car non seulement les cotisations rendent possible un accès universel à la protection sociale, mais leur gestion par les travailleurs élus a pour conséquence inestimable de responsabiliser ces derniers et de leur octroyer le pouvoir – légitime – de gérer une partie de la valeur produite (environ un tiers du PIB) notamment en matière d’investissement et de salaires socialisés à verser.

Changer la définition du travail

Comme l’énonce l’économiste et sociologue Bernard Friot, « l’impôt place la répartition de la richesse au cœur du débat, la cotisation y place sa production ». C’est bien cette distinction qui permet de comprendre pourquoi le régime général de Sécurité Sociale est si précieux : il nous permet de gérer en partie la production de richesse. Cette socialisation par les cotisations ouvre la voie à un mode de production libéré de la logiques capitaliste. 

Ce mécanisme permet en effet de financer un certain nombre de salaires en outrepassant le marché. C’est d’abord le cas du salaire des soignants, qui travaille dans l’hôpital public sans alimenter aucun capital par des profits, bien que des processus inspirés du management entrepreneurial y soient désormais appliqués. La cotisation permet de reconnaître leur travail dans une logique alternative au capitalisme, et de ce fait commence à changer la définition du travail. En effet, le travail n’est pas une notion naturelle ou immuable : elle varie avec le temps et les institutions. Il faut par ailleurs distinguer l’activité du travail. La première représente à peu près toute action que nous entreprenons, à la différence du travail qui est la part de notre activité reconnue par une institution légitime comme contribuant à la création de valeur économique. Dans le système de production capitaliste, ce qui transforme notre activité en travail c’est le fait qu’elle mette en valeur du capital. En octroyant aux soignants un salaire (grâce à la cotisation) alors même qu’ils ne mettent pas en valeur de capital dans un hôpital public qui n’appartient à aucun actionnaire, le régime général les reconnaît comme contribuant à la création de valeur économique, et commence à subvertir la définition capitaliste du travail.

Les caisses du régime général financent également d’autres rémunérations : celle des chômeurs, des retraités et même des parents, via la CAF. Trois ministres communistes, Maurice Thorez, Marcel Paul et Ambroise Croizat, épaulés par la CGT, ont mis ce système en place dès 1946. Ici, le salaire a d’émancipateur le fait qu’il reconnaît une qualification à des personnes indépendamment de l’occupation ou non d’un poste de travail. La qualification devient l’abstraction qui permet de mesurer la capacité d’un travailleur à produire de la valeur économique. Dans le secteur privé – et grâce à une conquête centrale de la lutte des classes au XXème siècle – la qualification est rattachée au poste de travail. La conquête reste cependant partielle car les propriétaires lucratifs conservent le pouvoir sur le poste. Dans le système public, les fonctionnaires d’Etat sont titulaires de leur grade – donc de leur qualification – et le salaire leur est attribué peu importe le poste de travail qu’ils occupent : le support de leur qualification (dont dépend leur salaire) n’est pas leur poste, mais leur personne même.

Ambroise Croizat, syndicaliste et personnalité politique (PCF). Il est ministre du travail sous différents gouvernements entre 1945 et 1947 et crée la Sécurité Sociale © Rouge Production

Les pensions versées aux retraités, aux chômeurs ou aux parents imitent ce système. Le fondement de l’allocation familiale n’est pas la reconnaissance du coût d’un enfant, mais bien la reconnaissance que l’élever implique une qualification, rattachée aux parents indépendamment d’un poste de travail. Il en va de même pour les retraites. Le ministre de la production industrielle Marcel Paul parle de « salaire d’inactivité de service » pour les électriciens-gaziers retraités. Le versement de la pension par les caisses de retraite est donc à envisager comme le droit à une continuité de salaire pour les retraités, lesquels restent les titulaires reconnus de leur qualification, dans une logique libérée du marché du travail. On est bien loin de la vision libérale-capitaliste de la retraite comme simple « différé des cotisations » qui passerait par une collection de points dont dépendraient nos droits.

Enfin, les caisses du régime général permettent de financer une autre forme de salaire socialisé, grâce aux prestations en nature. Les travailleurs, qui sont les seuls à produire la valeur économique dont une part est socialisée à travers la cotisation, décident collectivement des critères de conventionnement. Il est ensuite possible à chacun de dépenser ce salaire socialisé – sous forme de prestation en nature –  auprès de professionnels conventionnés. Là encore, on pourrait réactualiser ce mécanisme et l’étendre à d’autres secteurs. Partant par exemple du principe qu’une alimentation saine est un besoin vital, lequel serait rencontré en transformant l’agriculture industrielle en agriculture paysanne, il serait dès lors envisageable de bâtir une sécurité sociale de l’alimentation.

Marginaliser la propriété lucrative de l’outil de travail

Par ailleurs, la cotisation se révèle encore plus émancipatrice quand elle permet aux caisses qu’elle alimente de financer l’investissement nécessaire à l’activité économique par subvention. Autrement dit, la subvention boycotte les crédits bancaires et les marchés de capitaux.

Si la plupart des investissements implique bien une avance, qui permettra de dégager plus de travail, et donc plus de valeur économique, la cotisation ouvre la voie à un autre mode de financement de l’activité économique. Au lieu que l’avance nécessaire à l’investissement provienne du crédit ou des marchés de capitaux qui achètent des titres de propriété et nous posent comme étrangers au travail [1], la cotisation permet de réaliser cette avance grâce à la part de valeur social  isée que gèrent les directeurs et directrices de caisses élus. Ainsi, la cotisation nous dispense purement et simplement des prêteurs et de la dette d’investissement.

“La subvention boycotte les crédits bancaires et les marchés de capitaux.”

Un des meilleurs exemples pour illustrer ce concept est la vague d’investissements subventionnés par les Caisses d’Assurance Maladie à partir des années 1950 en vue de construire des hôpitaux et CHU en France : les caisses de l’Assurance Maladie ont subventionné l’investissement et personne ne s’est endetté. Ce mécanisme permet donc de marginaliser la propriété lucrative de l’outil de travail : ainsi financé, l’hôpital n’appartient à aucun propriétaire cherchant à s’accaparer une part de la valeur produite par le travail du personnel hospitalier. Cette copropriété d’usage gagnerait à être étendue à bien d’autres secteurs.

Le sabotage du régime général de la Sécurité Sociale

Certes, on peut discuter des modalités de versement des cotisations. Mais cela ne leur ôterait en rien leur caractère révolutionnaire qui permet non seulement d’agir en amont de la première distribution et de ne pas légitimer le profit, mais d’ouvrir en plus la voie à des perspectives bien plus radicales car portant en elles les germes d’institutions macroéconomiques alternatives au capitalisme.

Rappelons en effet que lorsque les caisses sont gérées par les salariés, elles ne dépendent pas de l’Etat. Mais la bourgeoisie capitaliste qui colonise la sphère publique ne cesse d’œuvrer pour une reprise en main par l’Etat d’un tel creuset producteur de richesse. Battu en brèche, le régime général de la Sécurité Sociale est de plus en plus financé par l’impôt et de moins en moins par la cotisation [2]. Il s’agit là d’un enjeu de classe de premier ordre : dès lors que c’est l’impôt qui alimente les caisses de la Sécurité Sociale, leur gestion devient affaire de l’Etat, non plus de celles et ceux qui en produisent la valeur.

Confondre les impôts et les cotisations est un formidable cadeau à la bourgeoisie capitaliste, qui conserve ainsi son hégémonie sur le travail et l’investissement. Le régime général est un outil de premier ordre pour marginaliser la définition capitaliste du travail, qui ne vise que le profit. Mais en le présentant comme un mécanisme de solidarité nationale et intergénérationnelle, la bourgeoise en nie le caractère révolutionnaire.

En fait, le régime général de la Sécurité Sociale permet de reconnaître une multitude de personnes comme travaillant, donc exerçant une activité qui a une valeur économique, en leur attribuant un salaire financé par les cotisations, qui dépend d’une qualification rattachée à leur personne. Sans le régime général, qui subvertit les logiques capitalistes, les soignants ne seraient pas reconnus comme contribuant à la création de valeur économique : ils seraient cantonnés à la valeur d’usage et on exalterait leur utilité sociale. Dans ce sens, le régime général amorce bien un changement dans la définition du travail. Mais il a aussi pour objet central de responsabiliser les travailleurs et de leur donner un droit et un pouvoir économiques considérables : gérer la part de la valeur socialisée. Dès lors, l’origine du financement de la Sécurité Sociale, entre impôt et cotisation sociale, est une bataille idéologique fondamentale et non un simple problème comptable.

Réarmer les travailleurs, ne plus les définir négativement comme de simples vaincus, leur redonner le pouvoir de décider de l’usage d’une part des richesses produites, ouvrir la voie à des modes de production non capitalistes, changer la définition du travail ou encore solvabiliser – grâce à la cotisation – un type de demande conventionnée : autant d’horizons enthousiastes que la cotisation nous permet d’atteindre. L’annulation de cotisations sociales en sortie de Covid doit nous faire réagir : il s’agit de saboter encore davantage l’hôpital public, ni plus ni moins. Mais pour toutes les raisons évoquées ici, il est nécessaire d’aller au-delà de l’opposition aux allègements de charges : il est temps de rendre aux salariés l’important pouvoir qu’ils ont conquis, notamment grâce à des combats syndicaux et à l’expérience ministérielle d’Ambroise Croizat. 

[1] C’est également un enjeu sémantique de parler d’insertion dans le marché du travail, comme si le travail, devenu marchandise, était fatalement extérieur aux travailleurs, alors même que c’est eux qui produisent la valeur.

[2] L’un des plus puissants vecteurs de cette contre-révolution est l’instauration, en 1991 par le gouvernement Rocard, de la Contribution Sociale Généralisée (CSG), qui ouvre ensuite la voie, à partir de 1996, aux Lois de Financement de la Sécurité Sociale, qui évincent purement et simplement les salariés de la gestion de leur régime général et rompt avec les logiques de démocratie économique et sociale.

 

« Les privatisations brisent tout un modèle économique » – Entretien avec François-Xavier Dudouet

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L’annonce récente de la privatisation d’ADP et de la Française des Jeux a fait resurgir la question des privatisations au cœur du débat national. Si ces privatisations ont fait l’objet de vives critiques, leur adoption est désormais pratiquement actée, sauf si le référendum d’initiative partagée devait aboutir pour ADP. Par-delà la mutation économique de premier ordre que constitue ce geste, on peut aussi se demander ce que cela dit du rôle de l’État en France, de plus en plus désengagé et minoré. Dans le même temps, Emmanuel Macron a annoncé sa volonté de supprimer l’ENA et les grands corps ; la conception du service de l’État à la française semble donc réduite de toutes parts. Afin de mieux cerner l’idéologie à l’œuvre dans ces réformes, nous nous sommes entretenus avec François-Xavier Dudouet, sociologue chercheur au CNRS et à l’Université Paris-Dauphine, co-auteur de Les grands patrons en France : du capitalisme d’État à la financiarisation (Lignes de repères, 2010).


LVSL – Les voix réfractaires aux privatisations de la loi Pacte ont été très vives, avec plusieurs recours déposés devant le Conseil constitutionnel et le déclenchement par plusieurs groupes parlementaires du Référendum d’initiative partagée – RIP – contre ce projet. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi cette proposition de privatisation fait l’objet de tant d’objections ? Quelles seraient les conséquences concrètes de l’adoption de la loi Pacte ?

François-Xavier Dudouet – Cette levée de boucliers est en soi un événement. Sur le plan parlementaire, je pense que c’est la première fois que la gauche et la droite s’unissent contre un projet de privatisation. Auparavant, la gauche était plutôt contre les privatisations, tandis que la droite y était plutôt favorable. C’est très étrange de les voir réunies, là en 2019, contre ce qui reste à privatiser, en l’occurrence les aéroports de Paris et la Française des Jeux. C’est aussi une surprise parce que il y a un large consensus populaire contre la privatisation. Un sondage indique que 48 % des Français sont opposés à la privatisation d’ADP, contre seulement 20 % qui seraient pour. Et ça aussi, c’est assez nouveau, cette mobilisation contre les privatisations. En tant que sociologue qui travaille depuis un certain nombre d’années sur le sujet, j’interprète cette mobilisation de la part des Français comme une demande d’État. Je pense qu’à travers ADP, les Français veulent plus d’État. Et ils ont bien vu qu’avec les privatisations, c’est toujours moins d’État qui est proposé. Face aux inquiétudes actuelles, diffuses, qui sont globales, qui donnent l’impression d’un monde incertain, ils se retournent vers un État, dont le rôle historique en France est d’être protecteur. Ce que les Français recherchent à travers l’État, c’est une protection : face à la mondialisation, face aux extrêmes, mais aussi face aux migrations, face à tout un tas de choses complètement diffuses, qui ont tendance à se mélanger, et qui se cristallisent à mon sens dans la demande de plus d’État. C’est pour cela que l’on peut avoir des partis extrêmement opposés qui se retrouvent malgré tout sur cette idée commune.

LVSL – La France n’est pourtant pas novice en termes de privatisations. C’est un mouvement que l’on a vu s’engager depuis les années 1980 : l’État s’est progressivement désengagé de son monopole économique, pour privatiser de grandes entreprises nationales comme Saint-Gobain, Paribas, France Télécom ou encore les sociétés d’autoroutes. Quel est donc l’intérêt que représente la cession de biens collectifs à des groupes privés ? Est-ce que les privatisations tiennent vraisemblablement leur promesse de solution miracle pour redresser l’économie ?

François-Xavier Dudouet – Avant de porter un jugement sur les privatisations, il faut essayer de se souvenir du contexte dans lequel elles ont été engagées. Elles prennent naissance au début des années 1980 un peu partout dans les pays occidentaux, pour pallier une crise économique qui est apparue dans les années 1970, à une époque où l’État était assez présent, notamment au Royaume-Uni, en France ainsi que dans d’autres pays européens. L’idée était que la régulation keynésienne de l’économie axée sur la consommation était arrivée à bout de souffle. Est-ce que c’était le bon diagnostic ? Je n’en suis pas sûr, il n’empêche que c’est celui-là qui a triomphé. Donc pour redynamiser l’économie des pays industrialisés, il fallait privatiser, faire entrer la concurrence et réduire la place de l’État qui protège les monopoles et les statuts. C’était la solution proposée pour enclencher un nouveau cycle de prospérité et sortir de la crise, du chômage de masse, afin de relancer l’industrie. Cette relance de la prospérité par l’accroissement de la concurrence n’a jamais été démontrée théoriquement. Mais les gens y ont cru. On y croyait d’autant plus qu’on était dans un contexte de Guerre froide, que le contre-modèle était vivant, c’était le communisme soviétique, qui lui était en pleine décomposition. Donc, avant de condamner nos parents, il faut rappeler ce contexte de Guerre froide, et de remise en cause des paradigmes économiques du moment. Idéologiquement, cela peut se défendre. Mais en retour je pense qu’il n’y a pas d’autres raisons qu’idéologiques aux privatisations.

En effet, la plupart des promesses qui étaient associées aux privatisations n’ont pas été tenues. Tout d’abord, l’idée de redynamiser l’économie pour réduire le chômage de masse ne s’est pas vérifiée. Même aujourd’hui ceux qui disent que le chômage a pu être réduit n’invoquent pas les privatisations, mais la dérégulation du travail, comme en Allemagne avec les lois Hartz. Donc ce n’est pas les privatisations qui ont permis de réduire le chômage, qui reste d’ailleurs très élevé. Ensuite, ce que l’on sait aussi grâce à plusieurs rapports, c’est que les entreprises qui ont été privatisées n’ont pas créé d’emplois. Au contraire, elles en détruisent, comme toutes les grandes entreprises, quand elles n’ont pas tout simplement disparues (AGF, Péchiney, Alcatel). Une grande entreprise ne crée pas d’emplois, une grande entreprise détruit des emplois. Je parle en équivalent temps plein, ce qui peut aussi signifier une augmentation du travail précaire, notamment chez les sous-traitants. Donc l’idée que les privatisations sont un facteur d’amélioration des conditions d’emploi est un leurre.

LVSL – Quelles sont alors les conséquences à terme de cette évolution radicale de l’économie française ? Sur la question des inégalités, de l’accès aux services, du coût et de la gestion de ceux-ci ?

François-Xavier Dudouet – L’autre argument était que les privatisations offriraient un meilleur service aux usagers. Là aussi, il n’y a aucune étude qui a permis de le démontrer. Au contraire, ce que l’on sait, par exemple du Royaume-Uni, c’est que le service ferroviaire a été tellement dégradé que l’État a dû renationaliser le réseau. Donc ce n’est pas vrai que les entreprises privatisées offrent nécessairement un meilleur service. Par exemple, dans le parc aérien européen, c’est vrai que les billets coûtent moins cher, mais le service est bien plus mauvais qu’avant. Pour les sociétés d’autoroutes, on se demande où est la plus-value du service apporté. Il y a moins de personnel, de plus en plus de services automatisés, mais pas plus d’investissements. Donc l’idée que la compétitivité apporterait nécessairement un meilleur service est aussi une idéologie que l’on trouve dans la littérature libérale, mais qui n’a jamais été prouvée par les faits. L’autre argument avancé en faveur des privatisations est celui selon lequel l’État n’était plus en mesure de financer les entreprises, et donc qu’il fallait passer par les marchés financiers pour financer les groupes publics. Or, la bourse ne finance pas les grandes entreprises. En 2017 et en 2018, les entreprises du CAC 40 n’ont fait aucune émission publique d’actions. Il n’y a donc pas eu de rentrée d’argent via la bourse. Par contre, elles ont versé des dividendes records, à des gens qui ne leur ont jamais apporté le moindre centime. Ce n’est pas parce que vous êtes actionnaire que vous investissez. Quand une action est échangée sur les marchés financiers, le prix de la transaction va dans la poche du vendeur, non dans celle de la firme. Les seuls moments où les entreprises touchent de l’argent des actionnaires, c’est quand elles émettent des actions. Or, cela fait bien longtemps que les grandes entreprises ne font plus de programmes massifs d’émission. De plus, quand l’État vend ses actions, il ne donne pas le prix de la vente à l’entreprise. Il garde l’argent pour lui. Donc, ce n’est pas parce que vous privatisez une entreprise que vous améliorez son financement.

En privatisant, l’État ne permet pas aux entreprises privatisées d’avoir de nouvelles sources de financement, mais au contraire, il les assujettis à d’autres ayants droits que lui.

En privatisant, l’État ne permet pas aux entreprises privatisées d’avoir de nouvelles sources de financement, mais au contraire, il les assujettis à d’autres ayants droits que lui ; ce sont les actionnaires, qui somment les entreprises de verser des dividendes de plus en plus importants chaque année, sans pour autant les financer, puisqu’une action, c’est un droit, et non un devoir. Ce n’est pas parce que vous avez une action que vous devez financer l’entreprise. En revanche, vous êtes toujours en droit de toucher des dividendes. Il y a donc deux sources de financement qui viennent combler ce manque. D’une part, l’auto- financement, et d’autre part, les banques. Mais c’est de plus en plus l’auto-financement, qui est réalisé par deux moyens, par l’actionnariat salarié, mais surtout par la réduction des coûts. C’est-à-dire qu’on augmente les ventes, on augmente la productivité, on diminue les coûts, on diminue le nombre d’employés. Il faut cependant noter que les grandes entreprises ne fonctionnent pas sur un modèle libéral, mais sur un modèle monopolistique. C’est pour ça qu’il y a une ambiguïté à dire que les grandes entreprises sont néo-libérales. Qui dit libéral dit libre concurrence. Or les grandes entreprises ne favorisent pas la compétition économique au contraire, elles fonctionnent de manière très monopolistique. Elles sont, d’ailleurs, régulièrement condamnées pour ententes illicites par les instances européennes. L’idéologie est libérale, mais le fonctionnement des grandes entreprises est tout sauf libéral.

LVSL – En quoi selon vous la privatisation des entreprises publiques fragilise-t-elle la définition même de l’État ? Quelle transformation radicale des champs du pouvoir et du contrôle de la puissance est-ce que cela implique ? Pensez-vous que nous assistons à un délitement de l’État moderne ?

François-Xavier Dudouet – C’est effectivement le cœur de mes travaux : les privatisations ne sont pas un geste anodin. C’est-à-dire que si on laisse de côté l’aspect idéologique, elles ont pour effet pratique et concret d’affaiblir l’État. Parce que l’État, en tout cas en France, s’est construit grâce à des monopoles, sur la fiscalité, sur la violence physique et sur une certaine emprise sur l’économie. Il en tire sa puissance économique, mais aussi sa capacité à apporter une protection sociale, et à réguler la société. A partir du moment où vous retirez à l’État son bras économique, non seulement vous l’appauvrissez, mais en plus, vous diminuez sa puissance et sa capacité d’intervention. Et c’est exactement ce qu’il s’est passé avec les privatisations, et en particulier avec la privatisation de la monnaie. À savoir, l’indépendance de la Banque de France d’un côté, et la privatisation des banques de l’autre côté. Un ancien inspecteur des finances, membre du cabinet d’Édouard Balladur dans les années 1980, donc au moment des privatisations, m’a même avoué lors d’un entretien « On a peut-être été trop loin. Il aurait mieux valu garder une banque publique forte ». En effet, derrière les banques, c’est la création de la monnaie qui est en jeu donc le financement de l’économie. En rendant la Banque de France indépendante pour qu’elle puisse rentrer dans la zone euro, l’État a effectivement perdu sa souveraineté sur la monnaie, et donc sa capacité d’agir et d’orienter la vie économique du pays. C’est certainement une dépossession de l’État et de ses moyens d’action. À travers les privatisations, c’est un modèle d’organisation de la société qui n’est pas du tout français qui voit le jour. L’État français a toujours été un État centralisé, mais jamais complètement : il y avait des relations de collusions, que l’on pouvait critiquer entre le grand capital et l’État. Cela était incarné, par exemple, par la mobilité des hauts fonctionnaires, qui partaient pantoufler dans le privé, allant prendre des positions de direction. Mais cette mobilité était aussi une courroie de transmission : c’était le signe d’une certaine régulation ou cogestion de l’économie au plan national. À partir du moment où l’on a dit qu’il fallait rompre cette relation très forte entre les grandes entreprises et l’État, et bien en fait on a non seulement réduit le rôle de l’État, mais on a aussi affaibli la puissance et la souveraineté de la France.

A partir du moment où vous retirez à l’État son bras économique, non seulement vous l’appauvrissez, mais en plus, vous diminuez sa puissance et sa capacité d’intervention.

Historiquement, le capitalisme français est un capitalisme d’État, et ce même au XIXème siècle, avec le lancement des grandes banques et des compagnies ferroviaires : l’État intervenait alors directement pour fixer les prix. C’est-à-dire que, l’activité économique en France n’a jamais été absolument libre, contrairement aux États-Unis, par exemple. L’État a toujours été présent de manière très forte, d’où aussi la critique marxiste selon laquelle l’État est l’agent du capitalisme. C’est une symbiose entre l’autorité publique, souveraine, et l’activité économique. Le projet des privatisations était de couper ce lien. Toutefois, on a brisé un modèle non seulement économique, mais aussi, dans une certaine mesure, ce qui faisait l’État français. La France est un pays qui s’est constitué par l’État. Le remettre en cause, c’est remettre en cause la France elle-même. Toute l’historiographie française est construite autour de la construction de l’État. L’histoire de France se confond avec celle de ses rois, autrement dit avec celle de l’État moderne occidental, dont la France reste un modèle mondial. Il est là le mythe fondateur de la France. C’est l’État qui a fait la nation française. Le Français est Français parce l’État préexiste à la nation. Donc la rupture qui se joue avec les privatisations, c’est de dire que l’État n’est plus là pour guider et bâtir la nation, l’État doit laisser place à d’autres acteurs. Il s’agit d’une rupture historique fondamentale. Pour reprendre le mot de De Gaulle, c’est « une certaine idée de la France » qui s’effondre. Je pense que les sociétés existent à travers leurs mythes. Si vous retirez ses mythes à une société, elle cesse d’exister. C’est donc bien plus qu’une mutation économique, c’est une mutation des mentalités, des comportements qui est à l’œuvre. Et pour revenir au début de notre entretien, c’est en raison de cet effacement étatique que les gens sont vent debout, contre les privatisations et de manière générale contre Emmanuel Macron, parce qu’ils sentent bien qu’il mène une politique qui contribue à affaiblir encore un peu plus l’État. Et l’affaiblissement de l’État, c’est non seulement l’affaiblissement de leurs niveaux de vies, mais aussi une remise en cause profonde de leur identité.

LVSL – Vous expliquez dans une vidéo réalisée par DataGueule que « Nous sommes dirigés par des gens qui sont convaincus de l’inutilité de l’institution qui les a faits ». Pensez-vous que la récente annonce d’Emmanuel Macron à propos de la suppression de l’ENA et des grands corps est un exemple supplémentaire de ce phénomène ? Que va impliquer concrètement cette mutation dans le recrutement des fonctionnaires ?

François-Xavier Dudouet – Absolument. Le problème de l’ENA, ce n’est pas qu’il y ait une grande école qui produise des hauts fonctionnaires au service de la République et de l’État. Le problème de l’ENA, c’est qu’elle produit des gens qui sont convaincus qu’il faut détruire l’État et que leur carrière, pour être réussie, doit nécessairement aboutir en dehors de l’État. Aujourd’hui, vous avez plus de la moitié des inspecteurs des finances qui sont dans l’entreprise, qui ne servent pas l’État. Donc le problème de l’ENA, c’est qu’elle sert une idéologie qui n’est plus l’idéologie de l’État mais celle du marché. Quand Emmanuel Macron dit qu’il faut supprimer l’ENA, effectivement, il travaille à la décomposition de l’État français. L’une des forces de l’État français, que d’autres pays peuvent nous envier par ailleurs, c’est une logique du concours qui est très forte, et un système scolaire qui est tout entier tourné vers le service de l’État. Vous prenez les trois plus grandes écoles du système scolaire français : les Écoles normales supérieures, Polytechnique et l’ENA, ce sont des écoles qui sont destinées au service public. Or, aujourd’hui, les fonctionnaires qui sont issus de ces écoles sont persuadés que la vérité est ailleurs que dans les institutions qui les ont faits, et ce vers quoi elles les destinent a priori. Pourquoi a-t-on progressivement éduqué nos élites à servir une idéologie et un modèle qui n’était pas celui du service public à la française ? Pourquoi avoir introduit des modes de pensées anglo-saxons, non pas comme des savoirs parmi d’autres, mais comme des vérités incontestables ? C’est à mon sens la grande question civilisationnelle de notre époque. Dans quelle mesure nous ne sommes pas entrés dans un nouvel empire. Si jamais nos élites ne travaillent plus à la promotion et à la sauvegarde de l’État français, alors pour qui travaillent-elles ? Visiblement elles travaillent pour un modèle prétendument libéral qui est le modèle américain. Le pire est que souvent elles ne s’en rendent même pas compte. Elles sont souvent convaincues que l’État est trop puissant, trop présent, trop gros, mais sans savoir d’où vient cette idéologie, et ce qu’elle porte en terme de projet civilisationnel. Elles se rendent malgré elles complices d’une inféodation de la France à une puissance étrangère.

Concernant le recrutement des fonctionnaires, dans le cas où l’ENA, ou son équivalente, serait vraiment supprimée, un système dit des dépouilles pourrait apparaître. C’est le modèle encore pratiqué aux États-Unis. Chaque nouveau président renvoie et nomme une partie importante des hauts fonctionnaires, donnant libre cours à un système de clientélisme particulièrement développé. Est-ce cela qui est envisagé par la suppression de l’ENA ? Si vous n’avez plus la procédure anonyme du concours, qui est relativement fiable, même s’il y a des biais certains, quelle autre procédure mettre en place ? Le système du concours permet une certaine égalité de traitement et offre quand même à des gens qui ne sont pas issus des cercles du pouvoir d’y accéder. Une étude récente a montré que 70% des énarques étaient issus des classes supérieurs, mais il faut compter dans ce chiffre les fils de professeurs certifiés et agrégés, ainsi que les enfants d’artistes. En fait les énarques fils d’énarques ou de hauts fonctionnaires sont moins de 5%. Il existe donc une proportion non négligeable d’énarques qui ne sont pas issus de ce que l’on entend communément comme la classe dirigeante. Le système dit des dépouilles ou de la cooptation directe, ne garantit absolument pas un recrutement plus diversifié ! Il ne suffit pas de faire appel à la société civile pour promouvoir l’égalité des chances. De plus, ce n’est pas parce que vous diversifiez les origines sociales que vous améliorez le gouvernement. Il y a là aussi une illusion à croire que, parce que vous avez des gouvernants à l’image de la société, alors vous aurez de meilleurs dirigeants. C’est une croyance qui n’est absolument pas démontrée. D’ailleurs, toutes les études sur la mobilité sociale montrent l’inverse. Les individus en phases d’ascension, notamment si celle-ci est forte, ont tendance a épouser les valeurs et représentations du groupe d’accueil et à prendre de la distance avec leur milieu d’origine. Donc la croyance qui veut que, plus le gouvernement est diversifié, meilleur il soit, n’est pas fondée. La meilleure manière de garantir une impartialité, c’est finalement de convaincre les apprentis gouvernants d’un certain ethos, de certains principes professionnels. C’est de les former à une certaine idée du service public et de l’État. Si on part du principe que, parce qu’on est fils d’ouvrier, alors on sera meilleur dirigeant qu’un fils de grand bourgeois, c’est complètement naïf. C’est une nouvelle manière de jeter de la poudre aux yeux, et de déresponsabiliser l’exercice du pouvoir. Donc supprimer l’ENA au nom de la diversité sociale, c’est quelque chose qui n’a pas été réfléchi, et n’aura pas les conséquences attendues.

Réforme de l’Etat : L’ère des managers de la fonction publique

Avec plus de six mois de retard, Edouard Philippe a dévoilé le lundi 29 octobre 2018 des annonces « transversales » sur la réforme de l’Etat. Le rapport CAP 22 qui avait fuité dans la presse au cours de l’été laissait déjà augurer des pistes de réformes.


Si l’intégralité de ce dernier n’a pas été conservée, l’état d’esprit de la réforme demeure dans la continuité de ce qui était prévu, avec pour objectifs d’atteindre les 3% de déficit public autorisés par la commission européenne et une diminution de 50 000 postes d’agents publics d’Etat à l’horizon 2022.

Les trois quarts des recommandations du rapport CAP 22 sont conservées, notamment sur les questions posées par l’audiovisuel public, le fonctionnement du système de santé ou encore l’administration fiscale. La digitalisation des services occupe une grande place dans cette feuille de route. Il est envisagé que 100% des services publics soient dématérialisés d’ici 2022 en rendant la plupart des services accessibles depuis internet, comme par exemple la possibilité d’inscrire son enfant dans un établissement scolaire. Si la possibilité d’effectuer des démarches par internet n’est pas en soi une mauvaise chose, c’est quand elle devient un moyen de substitution à une présence de moyens humains sur le terrain que cela pose problème.

En effet, en janvier 2018, 88% des Français avaient accès à internet, soit 57,29 millions de personnes. Cependant, que dire aux 12% restants qui, s’ils se trouvent en zone blanche où les handicaps sont cumulés, ne pourront pas non plus avoir aisément accès à des formalités pourtant nécessaires ?

La place croissante du contractuel dans la fonction publique

Le recours aux contractuels dans la fonction publique, pratique qui se développe depuis plusieurs années mais toujours de manière strictement encadrée, tendrait maintenant à se généraliser. Cette mesure a des implications fortes, tant dans sa portée symbolique que pour les conditions d’exercice des acteurs de la fonction publique, et suscite la peur des syndicats professionnels. Bercy a donc tempéré cette proposition en évoquant une « extension très large de la possibilité de recourir aux contrats ». À cela s’ajoute la place croissante des « indicateurs d’efficacité » des services de proximité notamment pour évaluer les caisses de sécurité sociale ou encore les consulats.

Selon un rapport de décembre 2017 publié par France Stratégie, la France possède 90 emplois publics pour 1000 habitants ; soit, selon les chiffres officiels les plus récents, 5,5 millions de fonctionnaires (2014). La volonté de diminuer le nombre de fonctionnaires constitue une tendance de fond depuis plusieurs quinquennats, quoique légèrement freinée lorsque François Hollande était à la tête de l’Etat. L’introduction et la place croissante du contractuel dans la fonction publique réduisent la capacité de la fonction publique à avoir des gens qui travaillent pour elle dans la durée.

Plus encore, la contractualisation constitue une rupture historique dans la définition même de ce qu’est la fonction publique. L’assouplissement du statut constituerait un moyen pour le gouvernement de simplifier les instances représentatives du personnel, de renforcer l’évaluation des agents et de développer la rémunération sur la base du mérite. En 2014, la CGT avait estimé la part d’agents sous contrat à 17,3%, soit 940 000 personnes. Si cette dynamique se renforce et s’accompagne d’une modification du rôle et de la conception de ce qu’est un agent, c’est finalement le statut général de la fonction publique dont les bases furent édifiées en 1946 qui se voit intrinsèquement remis en cause.

S’il faut concéder que ce statut a déjà connu des évolutions, notamment dans les années 1980 avec la loi du 13 juillet 1983 qui porte les « droits et obligations des fonctionnaires » ou encore celle du 11 janvier 1984 qui définit le statut des fonctionnaires des collectivités territoriales (rendant dès lors possible la décentralisation), les trois fonctions publiques ont encore pour point commun une situation légale et réglementaire.

Cette spécificité réside essentiellement dans le fait que la situation salariale des fonctionnaires n’est pas régie par un contrat passé avec un employeur comme cela est le cas dans le secteur privé. Sauf exception, il est interdit de déroger au statut général, et cette dérogation est rendue possible en consultant le Conseil supérieur de la fonction publique de l’État. Aussi, dans les modalités mêmes du recrutement, qui ont toujours été relativement préservées, c’est un changement de paradigme profond qui s’impose et s’assume.

À cela s’ajoute une rémunération au mérite pour dépasser la rémunération basée sur l’ancienneté. Cela permettrait de distinguer les fonctionnaires les plus efficaces et méritants des autres. Dans Le Parisien, le ministère a précisé que la rémunération au mérite sera « pour tous » et qu’elle « reposera sur les évaluations faites par les managers ».

Ces mesures qui consistent à demander plus d'”efficacité” aux acteurs sans pour autant leur concéder davantage de moyens entraînent une pressurisation de ces personnes qui se savent évaluées constamment. La rémunération au mérite objective l’efficacité et classe en distinguant également les bons et loyaux acteurs des autres.

Ces acteurs deviennent les rouages d’une superstructure sans marge de manœuvre et sont dépossédés de leur savoir-faire puisque l’intérêt principal devient celui de l’efficacité et de la reconnaissance de cette dernière.

Ces bouleversements mettent en place ce qu’Albert W. Tucker avait défini comme le dilemme du prisonnier : la reconnaissance des uns se fait sur l’objectivation de performances, elle classe des acteurs qui occupent initialement une place équivalente. Aussi, en poussant à mieux faire deux acteurs qui se placent dès lors en concurrence, on ne sait pas ce que fera l’autre mais il y a fort à parier qu’il souscrira aux objectifs que lui a assigné son supérieur. Ainsi, pour éviter la sanction qui serait ici l’absence de reconnaissance de mérite, on souscrit aux recommandations dont on est la cible, ce qui génère de la mise en concurrence d’acteurs qui ne s’y étaient auparavant pas soumis.

Des plans de départ volontaires seront également mis en place. Gérald Darmanin avait déjà évoqué cette possibilité en février 2018, ce qui avait suscité la colère des syndicats. Il a maintenu l’expression en indiquant qu’ils pourraient « rester » ou « partir » avec « 24 mois de salaire » et « la possibilité de toucher le chômage ». Force Ouvrière en la personne de Christian Grolier et l’UNSA par le biais de Luc Farré ont remis en cause cette proposition, invoquant la dimension éminemment budgétaire de cette mesure, ou encore le fait que l’indemnité de départ volontaire existait déjà, reléguant ainsi cette proposition à de la simple communication.

Vers un État à l’anglaise, avec peu de fonctionnaires de catégorie A ?

Le 12 décembre 2018 va être organisée une « convention des managers publics » qui regroupe des préfets, des recteurs, des chefs d’administrations centrales ou encore des directeurs d’agences régionales de santé.

Plus largement, c’est la question même de la cohérence de l’action gouvernementale qui se pose : en effet, la suppression d’effectifs dans les collectivités territoriales ne va pas de paire avec l’ajout de compétences au niveau central.

Au contraire, les collectivités se trouvent asphyxiées dans un contexte de baisse des effectifs. Aussi, c’est un État à l’anglaise avec peu de fonctionnaires de catégorie A qui se profile, ce qui aura des implications lourdes en ce qui concerne la conception des politiques publiques. Au Royaume-Uni, les services de l’État sont en effet assurés par les ministères et les agences. Les fonctionnaires ne correspondent qu’à 10% des agents publics et les autres sont employés sur une base contractuelle et soumis à la législation du travail de droit commun. Les conditions d’emploi sont dès lors très variables et flexibles. C’est vers ce modèle que tend aujourd’hui la France : la définition et la conception des politiques publiques migre en effet vers des agences indépendantes. C’est donc l’État qui se trouve privatisé et qui se trouve empêché d’exercer ses prérogatives du fait de contraintes budgétaires.

Pour aller plus loin : Que contient l’inquiétant rapport Cap 22 ?

Que contient l’inquiétant rapport Cap 22 ?

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©Maureen

« Ça coûte un pognon de dingue » aurait pu être le sous-titre du rapport Cap 22 sorti dans une indifférence quasi générale à l’heure où l’affaire Benalla focalise l’attention des Français, des journalistes et des organisations politiques. Pourtant, ce rapport, saturé par la terminologie managériale, s’inscrit dans une logique néolibérale et correspond à une véritable feuille de route pour le reste du quinquennat.


C’est le syndicat Solidaires-Finances publiques qui a publié le rapport du Comité action publique 2022 le vendredi 20 juillet. Fort de ses 152 pages, le document longtemps maintenu secret a pour sous-titre « service public, se réinventer pour mieux servir ». Il contient 22 mesures qui ont pour objectif de permettre de réaliser d’ici à l’année 2022 une trentaine de milliards d’euros d’économies. Ce rapport avait été commandé par le premier ministre à l’automne dernier, avait déjà été retoqué, car jugé trop timoré par le gouvernement.

Des réformes dans la lignée du New Public Management

Ces réformes préconisées de l’action publique répondent à une logique néolibérale et s’inscrivent dans projet « cohérent » afin de « restreindre le périmètre de l’action étatique » comme l’explique François Denord. La culture gestionnaire prime sur les réformes nationales en trouvant pour fondement et justification les présupposés bien connus de la rentabilité et de l’efficacité.

Les acteurs, qu’il s’agisse des fonctionnaires ou des usagers, sont mobilisés en tant qu’entrepreneurs : il s’agit de donner davantage de “liberté” aux directeurs d’écoles, de donner aux chômeurs des chèques en vue de leur réinsertion et de leur formation. Dans la dynamique du New Public Management, paradigme d’action publique mis en pratique par Reagan et Thatcher, les problèmes de moyens deviennent des problèmes d’organisation. La focale est ainsi déplacée et permet de faire abstraction des finalités antérieures des institutions pour s’en remettre à des objectifs quantifiés.

Si ce rapport n’engage pas le gouvernement, ses préconisations se situent dans la lignée du programme du président lorsqu’il était candidat. Il s’était notamment engagé à supprimer 120 000 postes de fonctionnaires et à économiser 15 milliards d’euros sur le fonctionnement de l’Assurance Maladie. Ce rapport brise également certains tabous, comme la question des frais d’inscription à l’Université.

Le comité présidé entre autres par Frédéric Mion, directeur de Sciences Po Paris, comptait en son sein des macronistes de la première heure comme Jean Pisani-Ferry, Laurent Bigorne ou Philippe Aghion, parmi la quarantaine de membres, qu’ils soient économistes, élus ou issus des services public et privé. Selon eux, la dépense publique n’est plus soutenable et l’objectif à atteindre est celui de la moyenne européenne, soit 47,1% du PIB alors que la France est aujourd’hui à 56,9%. L’Allemagne est d’ailleurs mentionnée en exemple, ses dépenses s’élevant à 43,9% du PIB.

“À la terminologie managériale s’ajoutent des formules vides de sens.”

Dès l’introduction, les rédacteurs évoquent des « verrous qui freinent la transformation publique ». Dans le rapport, les agents publics deviennent « managers ». « Nous encourageons un modèle dans lequel l’innovation, la prise de risque seront valorisés, encouragés, soutenus » écrivent-ils quelques lignes plus bas. À cette vision du monde s’ajoute une volonté de personnaliser et d’adapter les services en développant particulièrement ceux qui constituent des « investissements sur l’avenir ».

Ces talents seront gratifiés en connaissant une valorisation financière et en étant promus en interne. Les « fonctionnaires » ou « agents » sont ainsi totalement évacués pour laisser place à une nouvelle terminologie qui valorise les acteurs, les initiatives et parviendrait à en faire oublier les statuts et cadres existants.

Tant sur la forme que sur le fond, ce rapport correspond à la mise en application du New Public Management qui existe déjà dans les pays anglo-saxons ou dans certains pays européens comme la Suède depuis les années 1990. À la terminologie managériale s’ajoutent des formules vides de sens comme l’« activation des forces vives présentes sur le territoire » quand il s’agit de l’École. Le leitmotiv est le suivant : faire mieux en dépensant moins.

Tour d’horizon des propositions

Il suggère des réformes dans le domaine des fonctionnaires, de la santé, des prestations sociales, de la justice, de l’éducation, des transports, de la fiscalité, du logement ou encore de l’emploi et ce, en vue de « bâtir un nouveau contrat social ». La transformation passe par une évaluation régulière des services afin de vérifier leur « efficacité » comme l’explique la proposition 20.

Une grande partie des économies à effectuer pèse sur les fonctionnaires. Il s’agit notamment de passer d’un « pilotage des effectifs à un pilotage par masse salariale », en d’autres termes d’annualiser les services des agents. Pour en arriver à ce résultat, il faut remettre en question les règles de l’avancement.

“À terme, plus de flexibilité pour ce nouveau corps et une mise sous pression des professeurs recrutés par la voie classique.”

Il est préconisé « d’assouplir le statut pour offrir la possibilité d’évolutions différenciées, notamment des rémunérations » et « d’élargir le recours au contrat de droit privé comme voie « normale » d’accès à certaines fonctions du service public ».

Pour ce qui est de l’École, le rapport a pour objectifs de « réduire les inégalités » et de « placer la France dans les 10 meilleurs systèmes éducatifs mondiaux ». Il est en fait surtout question des enseignants plus que de l’enseignement à proprement parler. Là encore ressurgit la logique managériale du rapport. Les établissements seront évalués afin d’être responsabilisés et les chefs d’établissement auront davantage de “liberté” afin de constituer leur équipe pédagogique.

Un nouveau corps d’enseignants recrutés « sur la base du volontariat » est envisagé. Si leur rémunération sera plus élevée, ce corps pourra « se substituer progressivement à celui de professeur certifié ». À terme, plus de flexibilité pour ce nouveau corps et une mise sous pression des professeurs recrutés par la voie classique. Là encore, le numérique occupe une grande place puisqu’il « constitue une solution temporaire pour assurer des formations de remplacement en cas d’absence d’un enseignant ».

Pour ce qui est de l’enseignement supérieur, on retrouve la même logique d’évaluation. Augmenter l’autonomie des universités est également suggéré. Cela passe par l’augmentation des « ressources propres » : « davantage recourir aux financements européens » par le biais d’appels à projets, le « transfert du patrimoine immobilier de l’État vers les universités ». Le troisième point est évoqué de manière prudente mais figure dans les préconisations : « lancer une réflexion sur les autres ressources propres susceptibles d’être utilisées, y compris les droits d’inscription à l’université ».

La responsabilisation des individus se fait également ressentir avec la question du chômage. La 10ème proposition s’intitule « mettre le demandeur d’emploi en capacité de construire sa recherche d’emploi ».

“Une telle mesure fait penser à ce qui se pratique déjà aux États-Unis, où la première question posée aux patients n’est plus “De quoi souffrez-vous ?” mais “Avez-vous votre carte bancaire ?””

Pour la santé, les problèmes mis en avant sont notamment ceux des « délais d’attente », de « l’engorgement des urgences des hôpitaux », le « renoncement aux soins » et « l’épuisement des professionnels ». Ces éléments sont régulièrement pointés du doigt par ceux qui conçoivent les politiques publiques : la durée moyenne de séjour est ainsi un indicateur mondial promu par l’OCDE pour évaluer la performance des systèmes de santé publique.

Concernant les hôpitaux, Nicolas Belorgey montre dans L’hôpital sous pression, enquête sur le « nouveau management public » que le postulat du défaut d’organisation des hôpitaux permet de détourner le regard des ressources qui existent. En ce sens, le rapport Cap 22 part du principe que l’on peut obtenir de meilleurs résultats sans donner davantage de moyens et qu’au contraire des économies sont possibles. Il postule que bien soigner en allant plus vite n’est pas contradictoire, en témoigne le développement suggéré du recours à la médecine ambulatoire.

Les soins des médecins ou infirmiers qui ne seraient pas « inscrits dans un système de coordination entre les acteurs » ne seraient plus remboursés. Le paiement à l’entrée de l’hôpital pour améliorer le recouvrement est également préconisé afin de « simplifier la vie de l’usager ». Une telle mesure fait penser à ce qui se pratique déjà aux États-Unis, où la première question posée aux patients n’est plus “De quoi souffrez-vous ?” mais “Avez-vous votre carte bancaire ?”

Le développement de la télémédecine pour les citoyens vivant dans des déserts médicaux est proposé. À cela s’ajoute un recours accru à la médecine ambulatoire. Au total, les réformes dans le domaine de la santé permettront 55 milliards d’euros d’économies. Les minima sociaux seraient quant à eux regroupés en une « allocation sociale unique ». Les allocations familiales seraient enfin distribuées « sous condition de ressources ».

La justice sera rendue « plus efficace » avec l’instauration d’un « arrêt domiciliaire » comme peine autonome, au lieu de la détention provisoire. L’objectif est là encore de gagner en efficacité en partant du principe qu’il y a une « inadéquation » entre les moyens déployés et les attentes des usagers. Les outils numériques sont un premier moyen de rendre la justice plus efficace. Pour ce qui est de la détention, l’enjeu est de lutter contre la surpopulation carcérale.

“Faire payer directement l’usage de certains services publics deviendrait de plus en plus fréquent.”

Comme « la construction de nouveaux établissements pénitentiaires demande des délais et des budgets importants », des moyens alternatifs sont envisagés, comme le développement du port du bracelet électronique. En effet, une journée de détention coûte 100 € contre 10 € pour le bracelet. Encore une fois, si la sortie du tout carcéral est une solution régulièrement avancée par des spécialistes, pour des questions de réinsertion notamment, le rapport n’évoque même pas ces enjeux, se cantonnant à une volonté de gagner en efficacité et à économiser.

Le quatrième volet du document s’intitule « éviter les dépenses publiques inutiles ». Cela passe notamment par le renoncement de l’État aux compétences décentralisées. Un nombre important de compétences seront transférées aux intercommunalités et aux régions. L’École constituait le dernier bastion de l’action publique locale et de proximité. Elle serait désormais du ressort des intercommunalités. Il s’agit là de territorialiser l’action publique en donnant une large place aux initiatives et au travail par réseau.

Faire payer directement l’usage de certains services publics deviendrait de plus en plus fréquent. Un péage urbain est proposé dans les métropoles et sera modulé en fonction du niveau de pollution de la voiture.

Rien de nouveau sous le soleil européen

Le rapport oscille entre lieux communs et vieilles propositions déjà portées par Les Républicains notamment. Le pays européen qui est allé le plus loin dans cette dynamique de gestion managériale est la Suède. Il est par exemple passé d’un système étatique centralisé à une décentralisation totale pour faire du personnel éducatif des employés communaux.

“Les réformes que laissent présager ce rapport, si elles ne sont pas nouvelles, sont encouragées par un contexte plus large soutenu par le président.”

À cela s’ajoute la liberté totale des directeurs d’établissements. Cependant, le pays est aujourd’hui à la traîne dans les évaluations PISA et l’OCDE pointe du doigt la faiblesse du niveau des élèves. En effet, avec la destruction du statut des enseignants, le pays doit faire face à une crise de recrutement de grande ampleur ce qui le contraint à se tourner vers des personnels moins qualifiés comme l’a montré le rapport Improving Schools in Sweden : an OECD Perspective. Ce rapport suggérait notamment un retour vers le national pour mettre en place une stratégie d’amélioration du système scolaire, allant totalement à l’encontre des réformes mises en place depuis les années 1990.

C’est aujourd’hui dans cette direction que s’oriente pourtant la France, plusieurs années après des pays qui ont fait les frais de ces réformes. Cette doxa managériale façonne très largement les orientations et traités communautaires. Ainsi, l’Union européenne induit de telles réformes du fait des valeurs et normes qu’elle véhicule et des contraintes qu’elle est en mesure d’imposer. Les réformes que laissent présager ce rapport, si elles ne sont pas nouvelles, sont encouragées par un contexte plus large soutenu par le président. Les classements comme ceux de l’OCDE ou les études d’Eurostat constituent tant un objectif qu’un prétexte pour le gouvernement. Les transferts de pouvoir que suggèrent ce rapport sont ainsi cohérents avec un projet plus large, dont l’inefficacité et les effets pervers ont déjà été prouvés.

 

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Après les cheminots, les fonctionnaires ?

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© Jeanne Menjoulet

Selon l’INSEE, la fonction publique comptait 940 000 contractuels fin 2016 sur un total de 5,7 millions d’agents. C’est ce statut que le Comité action publique 2022 incite à généraliser dans la fonction publique. Syndicalistes et personnalités politiques lancent l’alerte : il est à craindre qu’après la remise en cause du statut des cheminots, ce soit au statut des fonctionnaires que le gouvernement s’en prenne.


Mardi 15 mai, le secrétaire d’État à la Fonction Publique Olivier Dussopt et les syndicats de fonctionnaires ont ouvert un chantier de concertation. À l’AFP, le secrétaire d’État a déclaré « souhaiter faciliter le recours aux contractuels, non pas pour favoriser une multiplication des contrats courts mais pour permettre aux employeurs publics de recruter de manière plus réactive, plus rapide, plus autonome ».

Qu’est-ce qui distingue aujourd’hui un contractuel d’un fonctionnaire ? Le premier type correspond à des personnes qui ne sont pas titulaires de leur emploi. Jusqu’au décret du 29 décembre 2015, ils sont d’ailleurs qualifiés de « non-titulaires » et pas de « contractuels ». Cette définition par la négative est liée au principe qui veut que la fonction publique emploie uniquement des fonctionnaires. Pour certains syndicats de la fonction publique, la définition de ce statut correspondait à la légitimation d’une forme de précarité en introduisant de la flexibilité dans l’emploi public.

“Il n’y avait que 8% de contractuels dans les hôpitaux en 1996 contre 21,4% actuellement.”

Ils ne disposent dès lors pas de la protection à vie garantie entre autres par le statut des fonctionnaires. Les contractuels sont particulièrement présents au sein des collectivités territoriales (24,8% contre 19% pour la fonction publique d’Etat). Selon la CGT, il n’y avait que 8% de contractuels dans les hôpitaux en 1996 contre 21,4% actuellement. Autrefois présents de manière ponctuelle, la progression du recours aux contractuels reflète une mutation de l’emploi et de la philosophie de la fonction publique.

Vers une précarisation de l’emploi dans la fonction publique

La première différence entre le fonctionnaire titulaire et le contractuel est celle du recrutement. Si le fonctionnaire est recruté sur concours, le contractuel constitue une main d’œuvre pratique et fluide. L’embauche de contractuels est néanmoins encadrée, elle est uniquement pensée comme variable d’ajustement, présente ponctuellement par exemple pour un remplacement ou encore pour recruter un profil précis qui ne correspondrait à aucun fonctionnaire disponible. Dans le cas des communes de moins de 1000 habitants, le recours aux contractuels est également possible, l’enjeu étant d’assouplir et de faciliter la gestion du personnel.

Plus de 50% des agents contractuels sont équivalents de catégorie C, essentiellement des femmes (à plus de 60%) et plus jeunes que la moyenne d’emploi public. Il s’agit aussi davantage de temps partiels (38% contre 16% des fonctionnaires), donc d’un profil socialement plus précaire que ne l’est celui des fonctionnaires.

Ensuite, ce sont des contrats à durée déterminée recrutés sous contrat de droit public par un employeur public. S’ils ont les mêmes droits et exigences que les fonctionnaires, des déséquilibres existent dans les faits. Les agents contractuels n’ont pas nécessairement les mêmes congés payés que leurs homologues titulaires. De plus, les congés maladie ne sont accessibles qu’après 4 mois d’ancienneté.

“S’il n’est pas question pour les membres du gouvernement de remettre en cause le statut, l’extension du recours aux contractuels constitue un premier pas dans l’émiettement du statut des fonctionnaires”

Le Comité action publique 2022 est constitué de 34 personnalités issues du privé, du public et du monde associatif. Lancé le 13 octobre 2017, il répond à trois objectifs : améliorer la qualité du service en développant la relation de confiance entre les usages et l’administration, offrir un environnement de travail modernisé et accompagner la baisse des dépenses publiques. Si le rapport ne devrait sortir que dans les jours à venir, la rencontre entre Olivier Dussopt et les syndicats de fonctionnaires laisse entrevoir un recours accru aux contractuels. S’il n’est pas question pour les membres du gouvernement de remettre en cause le statut, l’extension du recours aux contractuels constitue bien un premier pas dans l’émiettement du statut des fonctionnaires.

Cependant, un certain nombre de professions ont déjà recours aux agents contractuels. Dans l’enseignement public, il est par exemple possible de recruter des enseignants en CDD pour une année scolaire ou moins et ce, de manière reconductible à temps plein ou temps partiel. S’il s’étend sur toute l’année, le contrat comprend également les vacances scolaires. Le salaire est inférieur à celui des titulaires. Les contractuels pallient une insuffisance d’enseignants. Les engager permet ainsi de passer outre la question du manque de professeurs en proposant des petits contrats pour « colmater ».

Dans le cas contraire, la banalisation du recours aux contractuels permettrait également à terme de proposer des contrats moins coûteux à des personnes diplômées, ce qui reviendrait du fait même de cette banalisation à remettre en cause l’emploi à vie. Enfin, dans le cas de remplacements, si un enseignant contractuel ne dispose pas d’un contrat qui s’étend sur une année scolaire, il ne dispose pas des congés payés, notamment de ceux de l’été, ce qui permet de faire facilement des économies.

Les fonctionnaires, une tradition de boucs-émissaires 

Pointer du doigt les statuts permet à l’exécutif, qu’il s’agisse du cas des cheminots comme de celui des fonctionnaires, d’obtenir une large adhésion de la part de l’opinion publique, souvent sévère vis-à-vis de ces régimes d’exceptions, parfois apparentés à des privilèges. Cette stratégie s’appuie également sur un certain nombre de stéréotypes concernant les fonctionnaires – fainéants, payés à rien faire, toujours en vacances -, et sur des discours omniprésents dans le champ politico-médiatique, présentant la réduction du nombre de fonctionnaires comme une urgence, afin de sauver l’économie du pays.

Le contexte électoral a été propice, en 2017, à la réaffirmation de ces principes. La « primaire de la droite et du centre » avait été un bon échauffement, les principaux candidats insistant de façon unanime sur la nécessité d’une réduction massive du nombre des fonctionnaires. C’est même le porteur de la proposition la plus extrême qui l’emporta, François Fillon promettant une diminution de 500 000 emplois dans la fonction publique.

Jean Tirole, dans son Économie du bien commun, affirme également qu’il est nécessaire de « limiter le nombre des fonctionnaires » car « l’État français coûte trop cher », donnant une légitimité académique à cette thèse. Du côté du Medef, Pierre Gattaz considérait dans un entretien au Figaro que la réduction des dépenses publiques était la « mère de toutes les réformes », à commencer par la réduction du nombre de fonctionnaires.

La défense des services publics passe par la défense de ce statut

Certes, la grande annonce de cette réforme concerne la possibilité accrue de recruter des contractuels, et non plus des fonctionnaires disposant du statut de la fonction publique. Mais à moyen terme, cette orientation permettra d’atteindre l’objectif caché de ce projet, et partagé par Messieurs Fillon, Tirolle ou Gattaz, à savoir la suppression drastique du nombre de fonctionnaires, les contractuels n’ayant par définition pas la même sécurité de l’emploi.

Cet horizon d’une réduction massive des effectifs remet tout simplement en question le rôle de l’État et le périmètre des services publics. Ne pouvant être réduite à de simples considérations gestionnaires, cette politique relève d’une vision de la société libérée de statuts jugés archaïques, et néfastes pour l’économie française.

Dans le même temps, on apprend, dans une note de la Direction générale de l’offre de soins (DGOS), restée secrète jusqu’à ce qu’elle soit dévoilée par la fédération FO de la Santé, que le gouvernement souhaite une diminution de 1,2 milliard d’euros de la masse salariale des hôpitaux publics, d’ici à 2020. Ce qui équivaut à la suppression de 30 000 soignants. Un exemple patent du lien entre développement du nombre de contractuels et diminution des effectifs, sachant qu’il n’y avait que 8% de contractuels dans les hôpitaux en 1996, contre 21,4% actuellement. Sans parler du manque dramatique de moyens, notamment humains, dans les hôpitaux publics.

Aussi, la direction que prend le gouvernement constitue une première brèche dans un statut régulièrement remis en cause. Ces prévisions viennent s’ajouter à un contexte social déjà tendu et s’ajouteront aux mots d’ordre des manifestations du 22 et 26 mai.

 

 Crédit photo : © Jeanne Menjoulet

Le malade est bien pâlichon ? La saignée répond le Dr. Fillon !

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Comment François Fillon veut détruire l’appareil d’État français et mettre notre système de protection sociale à genoux, au bénéfice des plus riches.

Du Munich social au Blitzkrieg social

“Moi, ce que je veux, c’est que le 1er juillet, les deux ou trois ministres chargés des réformes – l’Économie et les Finances, le Travail, pour l’essentiel – arrivent avec des textes prêts et, dans une forme de blitzkrieg, fassent passer devant le Parlement, en utilisant, d’ailleurs, tous les moyens que donne la Constitution de la Cinquième République – les ordonnances, les votes bloqués, le 49 al. 3, enfin tout ce qui est nécessaire – fassent passer, en l’espace de deux mois, sans interruption estivale, les 6 ou 7 réformes qui vont changer le climat de l’économie et le climat du travail dans notre pays. C’est, évidemment pour moi : l’abrogation des 35h et la suppression de la durée légale du travail et le renvoi à la négociation dans les entreprises sans contrainte, c’est le nouveau code du travail, c’est la réforme de la fiscalité du capital, c’est la réforme de l’assurance chômage, c’est la réforme de l’apprentissage et c’est les mesures d’économies sur le budget de l’État et sur le fonctionnement de l’État”. Voilà comment Fillon résume sa stratégie économique devant un parterre de grands patrons, soigneusement triés et réunis pour l’occasion à la Fondation Concorde.

Ainsi donc, la stratégie du Dr Fillon, médecin de Molière s’il en est, repose sur trois piliers. Un plan d’austérité aussi efficace qu’un saignée, une libéralisation du marché du travail qui fonctionnera comme une véritable machine à broyer des vies et à fabriquer de la précarité, et des baisses d’impôts et de cotisations essentiellement pour les entreprises et les revenus du capital. Toutes ces politiques auront une conséquence : la déflation et son corollaire, la dépression.

Une saignée à 100 milliards

Fillon commence par une saignée de 100 milliards dans les dépenses publiques. Un tiers pour les dépenses de l’Etat essentiellement réalisées par la suppression de 500 000 fonctionnaires (dans les trois fonctions publiques), 20 % pour les collectivités territoriales et le reste pour la sécurité sociale : 20 milliards avec le passage à la retraite à 65 ans et l’établissement d’un étage de retraite par capitalisation, 20 milliards de coupes dans les dépenses de santé (avec notamment la suppression de nombreux hôpitaux et le non-remboursement des soins autres que les “maladies graves ou de longue durée”) et 10 milliards dans l’assurance  chômage. C’est un remède de cheval qui tuera le malade. L’Etat, notamment par l’intermédiaire des collectivités locales, est l’un des premier investisseurs de ce pays.

En agissant ainsi, Fillon plombera les entreprises qui travaillent en relation avec l’Etat. Le secteur du bâtiment, dont nombre d’entreprises dépendent des investissements des collectivités locales, sera notamment plombé pour quelques années. Autre élément essentiel : en coupant dans les budgets sociaux, dans les services publics et en supprimant 500 000 fonctionnaires, vous plombez la consommation populaire, pourtant motrice de notre économie. D’ailleurs, en augmentant la TVA de 2 points, Fillon casse le pouvoir d’achat populaire.

Comme la TVA est un impôt forfaitaire et non progressif, il est plus payé, proportionnellement, par les pauvres que par les riches. Nul besoin d’être docteur en keynésianisme pour comprendre qu’étant donné que le pouvoir d’achat des classes populaires et moyennes sera plombé, et étant donné qu’elles ont la propension marginale à consommer la plus élevée, la consommation diminuera.  Au lieu d’investir ou de consommer, les classes aisées, grandes bénéficiaires des transferts d’argent promis par Fillon, auront plus tendance à épargner. La demande baissera et les carnets de commande des entreprises se videront. A cette objection, Fillon nous répond deux choses.

Le coût du travail : une fumisterie idéologique doublée d’une vision archaïque de la compétitivité

La première, c’est que Fillon veut s’aligner sur le modèle allemand fondé sur l’exportation. Que ce modèle soit un modèle d’inégalité plutôt que de prospérité, la chose est entendue. La vérité, c’est que Fillon veut en finir avec le modèle francais dont la croissance est tiré par la consommation intérieure. Il veut en faire une économie fondée essentiellement sur l’exportation. Pour cela, propose-t-il de diminuer la valeur de l’euro comme la gamme de produit de notre industrie l’exigerait ou d’investir pour monter en gamme et ne plus subir le poids de cette monnaie ? Diable non !

Fillon a une seule obsession : le coût du travail. Comme il ne peut ni toucher à la monnaie, corsetée qu’elle est par les traités européens, ni au niveau des investissements ni à la matrice productive du pays vu que les règles budgétaires inscrites dans les traités européens l’interdisent, il veut engager la déflation salariale : baisser le prix des salaires afin de jouer sur la compétitivité prix des produits de l’industrie française à l’exportation. C’est ainsi qu’il propose 50 milliards de baisses de prélèvements dont 40 pour les entreprises : 25 milliards de “baisses de charges”. En clair, des baisses de cotisations salariales et d’impôts assis sur la masse salariale. 10 milliards de baisses d’impôts sur les sociétés sans distinction aucune (nonobstant le fait que grâce aux diverses niches fiscales, les PME paient un impôt sur les sociétés nettement supérieur à celui des grandes entreprises du CAC 40).

Autre élément permettant de baisser le “coût du travail” : la précarisation des conditions sociales des travailleurs. Fillon souhaite supprimer la durée légale du travail, revenir à un code du travail centré sur “les normes sociales fondamentales” (le resta étant renvoyé à la négociation et aux accords d’entreprises), introduire un motif de réorganisation de l’entreprise pour faciliter le licenciement économique, et engager la dégressivité des allocations chômage. Ces mesures auront pour fonction de diminuer les salaires des travailleurs, le prix qu’implique le cycle des embauches et des licenciements, et les coûts qu’impliquent les protections que le Code du Travail garantit aux travailleurs.

Au delà, Fillon espère que cela pjermettra aux employeurs d’embaucher puisqu’ils pourront licencier plus facilement leurs employés. C’est d’une logique imparable. Fillon espère donc que ces mesures permettront aux entreprises d’investir, de baisser le prix du travail et d’offrir des produits moins chers. Au delà de la brutalité sociale de ces mesures, il ne semble pas avoir conscience que l’expérience du CICE a montré que les baisses de prélèvements conduisent les entreprises à reconstituer leur taux de marge et à augmenter la part reversée aux actionnaires, d’autant plus que les baisses de prélèvements annoncées par Fillon se feront sans aucune contrepartie sociale ni garantie écologique.

Même en partant du principe que les entreprises profiteront des ces baisses de prélèvements pour baisser le prix des marchandises, le programme de Fillon repose sur un postulat faux : la diminution de la consommation populaire sera remplacée par l’exportation. Le marché extérieur remplacera les manques que le plan d’austérité de Fillon aura produit sur le marché intérieur. Cela pourrait marcher si tous les autres pays européens ne faisaient pas exactement la même chose. Or, tous les pays européens mènent une politique de déflation salariale pour gagner de la compétitivité prix. Par conséquent, la demande se rétracte dans toute l’Europe et aucun marché extérieur ne viendra apporter son secours à l’économie. La rétractation de la demande conduira à la récession qui elle-même mènera mécaniquement le pays au cycle infernal de la déflation.

Caresser le capital ne fera qu’alimenter la bulle financière

Dernier élément de la stratégie Fillon : la baisse de la fiscalité sur le capital. Fillon pense que le faible investissement des grandes fortunes françaises est du à la “pression fiscale” qu’elles subissent. Si on baisse la fiscalité sur le capital, alors les capitaux reviendront s’investir en France. Fillon propose donc de supprimer l’ISF (5,5 milliards), de diminuer les droits sur les donations et d’instaurer une “flat taxe” à hauteur de 30 % sur les produits du capital. Fillon n’a pas l’air de saisir que nous avons changé d’époque et que les profits d’aujourd’hui ne font plus les investissements de demain ni les emplois d’après-demain. Les détenteurs de capitaux exigent de tels taux de retour sur investissement (autour de 15%) qu’ils ne peuvent que les placer dans la bulle financière. Les entreprises se roulent par terre pour satisfaire leurs appétits voraces en dividendes et en cours d’actions.

En somme, Fillon veut prendre le pouvoir “avec un programme qui date des années 80, pensé pendant les années 70 et réfléchi pendant les années 60”pour paraphraser Dominique Strauss-Kahn à propos du programme commun. Le malade étant bien pâlichon, nous nous permettons de suggérer qu’en lieu et place d’une saignée, un plan de relance ne ferait de mal à personne.

Photo : ©Marie-Lan Nguyen