Incendies : quand la France de Macron brûle

Incendies : quand la France de Macron brûle
Feux de forêt – 2022 © Matt Palmer / Ed. LHB

Ces dernières semaines dans les départements de l’Isère, de la Lozère, de l’Aveyron, du Maine-et-Loire, en Gironde et en Dordogne comme dans le massif armoricain en Bretagne, une série de feux de forêts, difficilement contrôlables, a ravagé la France en dépit de très importants moyens déployés. L’explication la plus immédiate à cet embrasement est évidemment la sécheresse qui sévit depuis le début de l’été dans tout le pays, privant par intermittence un grand nombre de communes de l’accès à l’eau. Mais tout n’est pas imputable au contexte global actuel : nos forêts sont fragiles, abîmées par des décennies de politiques publiques néolibérales aux visées court-termistes et trop souvent gérées dans des logiques de production irrespectueuses de l’environnement. 

Les explications des préfets tournent en boucle sur les chaînes d’information. Ils détaillent par le menu les effectifs, les consignes, les ordres reçus. À côté d’eux, les images se succèdent, sur le petit écran comme sur les réseaux sociaux. C’est toujours la même scène : au lointain, le brasier colore le ciel d’apocalypse, pendant que les Canadairs larguent leurs eaux dans un ballet au rythme saccadé. Ici, c’est le massif de la Chartreuse en Isère, couronné de fumées, hier c’étaient les Landes de Gascogne en Gironde. Les pompiers, les gendarmes, les élus, la sécurité civile, les agriculteurs… toute la France semble mobilisée pour « fixer » ces incendies. Les services de l’État sont partout, sirènes et gyrophares en action, rassurants avec les populations évacuées, mines graves devant les caméras, familiarisant d’entretien en reportage le grand public à leur jargon technique.

Mais si l’État fait bonne figure au cœur de la catastrophe, laissant les gouvernants loin de toute vindicte, cela ne doit pas effacer la cruelle explication de la cause de ces incendies. La forêt française est affaiblie. Ce patrimoine culturel, industriel et climatique souffre d’un manque de soin patent.

Un hélicoptère “Dragon” de la sécurité civile française au large d’Etretat en 2020 - © Meax Prod
Un hélicoptère “Dragon” de la sécurité civile française au large d’Etretat en 2020 – © Meax Prod

C’est d’abord un abandon voulu de nos forêts domaniales, avec les coupes claires dans les administrations publiques, notamment dans l’Office national des forêts (ONF). Cette entité détient un triste record : près de 15 % de ses salariés ont été remerciés en dix ans, ce qui en fait l’administration publique la plus diminuée sur la période. En charge d’un quart des forêts du territoire national, premier gestionnaire d’espace naturels en France, l’ONF est pourtant un des outils qui permet de rendre nos forêts plus résilientes, en se préoccupant de l’entretien des chemins, en s’assurant du bon renouvellement et de la diversité des essences, en veillant également sur la faune. Sa mission scientifique est aussi un observatoire fin des signaux du changement climatique. Avec les gardes forestiers, c’est un des outils publics dont nous disposons pour renforcer nos forêts et les rendre plus durables, y compris face à des actes volontairement malveillants.

L’industrialisation et la financiarisation de la forêt a aussi engendré le développement d’une culture mono-essence dans la plupart de nos régions, avec un seul stade végétatif et sans mélange, ce qui met les arbres à la merci des incendies et des maladies, minimise fortement le réservoir de biodiversité qu’est habituellement cet espace, tandis que les sols se voient fragilisés, lessivés par les intempéries et acidifiés par des essences inadaptées. 

D’énormes portions de forêts privées se sont transformées au fil du temps en actifs financiers, avec des structures juridiques par part (les groupements fonciers forestiers et les groupements forestiers d’investissement), véritable oligopole dominé par des grandes sociétés de gestion de patrimoine comme Amundi et Fiducial. Sous l’intitulé alléchant de « placement vert et durable », la financiarisation de la forêt correspond en vérité à la mise en place d’une mécanique qui conduit à la ruine écologique et industrielle. Dans la logique néolibérale de l’économie déménagée, le bois devient une ressource hors filière, une matière première sans suivi cohérent, où le chêne produit en France est accaparé par la Chine, qui préfère prudemment sanctuariser ses propres forêts. Loin de vouloir freiner ce phénomène, les autorités publiques l’encouragent, arrangeant ici des niches fiscales, là des exonérations sur les droits de succession. C’est cette complaisance qui fait aujourd’hui brûler nos forêts.

Une pile de rondins de bois - © Alex Azabache
Une pile de rondins de bois – © Alex Azabache

Enfin, si l’on se félicite de la mobilisation générale des services publics face aux feux, le constat est sans appel : comme pour la gestion au long cours, les moyens pour l’urgence ne sont pas à la hauteur. La capacité totale de déploiement des pompiers a été atteinte le 11 août pour les quelque 251 900 pompiers présents sur le territoire (professionnels, militaires et volontaires confondus). Si l’on peut trouver des explications recevables sur ce point, compte tenu du caractère encore exceptionnel des feux de cet été et en dépit d’une demande répétée de la Fédération nationale des sapeurs-pompiers du renforcement des effectifs, la question du matériel est beaucoup plus inquiétante.

Christophe Govillot, pilote de Canadair et porte-parole du Syndicat national du personnel navigant de l’aviation civile, témoignait en juillet dans Marianne de la fragilité du matériel volant : si l’on excepte les consignes administratives obscures clouant les appareils au sol, deux sujets au moins posent question pour les Canadairs et les Dash : d’abord le sous-effectif du personnel, et notamment des commandants de bord de Canadair, dont la formation dure cinq ans ; ensuite la question de l’entretien des appareils. Il est aujourd’hui confié à une société privée, Sabena Technics, incapable de respecter ses engagements auprès de l’État. C’est le même son de cloche du côté du matériel roulant, dont les commandes ne sont pas prioritaires sur la production à destination des particuliers, vieillissant et tendanciellement obsolète. Là encore, les logiques de dérégulation de l’économie, l’externalisation à des prestataires défaillants et le manque de hauteur de vue nous conduisent à des scénarios de tension extrême pour les acteurs de terrain.

Un Canadair et un Dash - 2020 © Eric Salard / Ed. LHB
Un Canadair et un Dash – 2020 © Eric Salard / Ed. LHB

Quand les cendres seront retombées, quand les fraîcheurs d’automne seront revenues, le gouvernement devra rompre avec ses mauvaises habitudes et travailler au long cours. Cela passe par la poursuite des investissements humains et matériels d’urgence bien sûr, sans doute aussi par des efforts de sensibilisation des populations (on sait que 9 incendies sur 10 sont d’origine humaine). Mais il faudra aussi et surtout replanter intelligemment, avec des essences diversifiées et locales, en suivant les préconisations scientifiques, dans une logique éloignée de la rentabilité financière rapide qu’on a imposé à nos sols depuis trop longtemps. Une jeune forêt, si elle suit ces principes, est un des puits de carbone les plus efficaces – on se reportera à l’ouvrage de Pierre Gilbert, Géomimetisme, publié en 2020 – : sa gestion raisonnable permettra aussi à un modèle industriel d’exploitation vertueux et durable de se mettre en place.

Les flammes n’ont donc pas emporté tout espoir, mais nous savons que les pics de chaleur et les sécheresses vont se multiplier, en intensité comme en durée, avec des phénomènes climatiques extrêmes de plus en plus fréquents. Nous devons donc changer radicalement de modèle d’exploitation et de gestion des forêts pour ne pas que le phénomène se reproduise encore et encore.

Standardisation du vivant : une menace pour l’humanité

© Oriol Pascual

Des forêts aux cheptels bovins, le vivant tend à être de plus en plus uniformisé, afin de maximiser la rentabilité à court terme. Or, en détruisant une biodiversité autrefois très riche, l’être humain menace la sécurité de son alimentation. Un premier pas vers la sortie de ce productivisme écocidaire serait de rompre avec la logique libre-échangiste aujourd’hui hégémonique.

Plus les années passent, et plus la marchandisation de notre environnement prend de l’ampleur. Du marché de l’amour, désormais organisé par des applications, en passant par celui des droits à polluer, de la génomique et de la procréation, rien ne semble pouvoir y échapper. Comme l’expliquait l’économiste Karl Polanyi, la recherche de profits pousse à l’extension perpétuelle des sphères du capitalisme, au point d’entraîner la création de « marchandises fictives », c’est-à-dire la transformation en marchandises d’objets non adaptés au marché tels que les monnaies, la Terre, et le travail.

Ce que Polanyi n’avait pu imaginer, c’est la standardisation sans bornes du vivant dans la recherche d’une compétitivité effrénée : les arbres sont sélectionnés pour leur vitesse de croissance, les animaux pour leur capacité d’engraissement, les hommes bientôt pour leur productivité… La biodiversité, elle, prise dans ce mouvement d’uniformisation, s’appauvrit au point de menacer ses propres capacités de résilience et de balafrer à jamais le patrimoine français, voire mondial.

Des forêts en rang d’oignons

Si l’augmentation spectaculaire de l’espace forestier en France en seulement un siècle est remarquable – et due à l’effondrement du monde paysan -, un tel développement cache cependant une réalité moins glorieuse : l’industrialisation d’une partie de nos forêts. Dans les pays aux climats tempérés comme la France, le cheval de Troie de ce phénomène n’est autre que le pin Douglas, un résineux nord-américain dont la monoculture ne cesse de se répandre dans le Massif central, en particulier dans le Morvan. Et pour cause, il pousse deux fois plus vite que ses congénères, est plus résistant aux maladies, et son bois est plus droit et solide. Rapidement, il a donc été sacré grand chouchou de la sylviculture et de l’industrie du meuble. Il est alors planté en masse sur des hectares entiers avant que ne se produisent des coupes rases (abattage de l’ensemble des arbres sur une parcelle) qui empêchent le retour à la terre des troncs, et donc la régénération de celle-ci. L’arbre pompe alors les minéraux du sol sans le réenrichir en se décomposant pour former l’humus. Ce processus d’extraction menace les nombreux insectes et oiseaux vivant grâce à ce bois mort et acidifie les sols.

À cela s’ajoute l’usage d’intrants pour dévitaliser les souches et effectuer de nouvelles plantations. Il n’est ainsi plus si rare de se promener dans des forêts où la distance entre les arbres est millimétrée, une seule essence visible, et la biodiversité inexistante. Un phénomène inquiétant plus répandu qu’on ne le pense : 14% des forêts françaises sont des plantations, 30 000 ha de forêt ont été plantés ou replantés chaque année au cours des dix dernières années, et les feuillus, moins rentables, disparaissent (80% des arbres plantés sont des résineux). Un écocide qui vient fournir en matière première le géant chinois qui, loin de la candeur occidentale, protège ses forêts.

Des bovins tous jumeaux

Cette uniformisation se retrouve aussi dans l’élevage bovin, bien que la communication autour de celui-ci laisse à penser le contraire : 46 races de vaches sont recensées sur le cheptel national, de quoi laisser imaginer une grande diversité. Pourtant, deux races concernent à elles seules plus de 50% des vaches : la Prim’Holstein et la Charolaise. Cette standardisation des troupeaux, relativement récente dans l’histoire de France, a été provoquée par l’action conjuguée d’importations de races d’Angleterre et d’Hollande, de croisements multiples et de politiques publiques, notamment introduites par l’ingénieur général agricole Edmond Quittet après 1945. Le but était de faire disparaître les races de vaches les moins productives, alors jugées inutiles (la garonnaise, la blonde des Pyrénées, la rouge flamande, etc.), sacralisant la victoire de l’utilitarisme benthamien, lui-même étroitement lié au libéralisme, moteur du capitalisme. Ainsi, la Prim’Holstein a représenté un raz-de-marée pour le cheptel bovin français complètement transformé. Le « une vache, une région[6] » du début du XXème siècle n’a plus cours.

Le but était de faire disparaître les races de vaches les moins productives, alors jugées inutiles, sacralisant la victoire de l’utilitarisme benthamien, lui-même étroitement lié au libéralisme, moteur du capitalisme .

Un changement regrettable – au-delà de la simple estocade qu’a subi le leg patrimonial – dans la mesure où ces races anciennes présentaient une rusticité et une grande adaptation aux territoires. Et nous ne sommes pas au bout de nos peines. Déjà le clonage des bovins devient chose courante aux États-Unis et en Chine. À force de prendre la nature pour une marchandise, d’ignorer ses limites perdu dans un techno-utopisme, l’homme risque de se perdre lui-même.

L’uniformisation, un risque majeur pour la sécurité alimentaire

Quand l’on sait que 90% des espèces cultivées ont disparu depuis le début du XXème siècle, que 75% de nos apports alimentaires dépendent de seulement 12 espèces végétales et de 5 espèces animales, la question des conséquences de la standardisation du vivant devient incontournable. Plus qu’un appauvrissement génétique, c’est une menace grave qui plane sur l’alimentation mondiale. La diversité des écosystèmes permet en effet de les rendre plus résistants et résilients face aux maladies et ravageurs. Un vivant plus standardisé, c’est avant tout moins de prédateurs potentiels contre les nuisibles, à l’image des chauves-souris qui dévorent les “vers de la vigne”, ennemis des vignerons. Plus les espèces disparaissent dans cette “grande standardisation”, et moins nous disposons de moyens de procéder à des hybridations qui seraient pourtant très utiles face à de nombreux défis (espèces invasives, changement climatique). L’existence de variétés de céréales éthiopiennes plus résistantes à la chaleur est ainsi une piste intéressante dans le sens d’une adaptation au réchauffement planétaire.

En règle générale, les monocultures standardisées permettent aux nuisibles de se propager à une vitesse folle. Le cas du Morvan est encore ici emblématique : les épicéas plantés en monoculture subissent une particulièrement forte mortalité du fait de la scolyte, un insecte qui pond ses œufs dans l’écorce des arbres. Ainsi, en 2020, les bois dépérissants représentent 26% de la récolte en forêt publique. La banane Cavendish, qui représente plus de 99% des bananes importées dans le monde, subit le même scénario à cause d’un champignon en mesure de proliférer du fait d’une biodiversité enterrée sous une monoculture généralisée. Les élevages industriels, malgré des procédures de biosécurité renforcées, constituent eux aussi des foyers épidémiques en puissance, un problème que la résistance de nouvelles bactéries aux antibiotiques risque d’aggraver dans les prochaines décennies. L’appauvrissement génétique en cours, irréversible, pourrait bien à terme broyer les capacités de résilience de l’humanité.

Sortir des logiques productivistes

Cette uniformisation tant de la biodiversité française que de nos élevages ne peut être combattue qu’en terrassant les causes de ce phénomène : la recherche de rendement et la course à la compétitivité. Il est ainsi crucial de remettre à plat la PAC (Politique Agricole Commune), dont les subventions sont indexées sur le nombre d’hectares pour les agriculteurs et le nombre de têtes pour les éleveurs. Mais la fin du dumping social et environnemental passera aussi par la sortie des traités de libre-échange qui enserrent la France dans une concurrence mondiale intenable. Le double discours des élites politiques, nationales comme européennes, promettant de protéger notre agriculture et l’environnement tout en signant des accords avec le Canada, le Mexique, le Vietnam ou le MERCOSUR, doit être dénoncé. Il en est d’ailleurs de même avec le marché unique européen. Derrière les mots « libre échange », qui relèvent plus de la novlangue que d’une réalité conceptuelle, il faut bien comprendre « asservissement du politique à des dynamiques économiques ». La seule chose libérée grâce à ces traités se trouve être l’accès, pour des multinationales, à de nouveaux marchés, autant pour s’approvisionner en matières premières, que pour écouler la marchandise. Pire encore, la croissance démographique et la montée des niveaux de vie dans les pays émergents vont sans aucun doute faire monter les prix des matières premières : bois de construction, viande, blé… et il sera donc de plus en plus ardu de résister aux sirènes de la marchandisation à tout va.

La fin du dumping social et environnemental passera aussi par la sortie des traités de libre-échange qui enserrent la France dans une concurrence mondiale intenable.

Ainsi, les animaux comme les végétaux, mais aussi, de manière indirecte, les êtres humains, subissent ce mouvement d’uniformisation généralisé. Résister n’est pas seulement une question de survie matérielle et environnementale, mais un impératif moral et anthropologique. Face au mouvement d’uniformisation marchand imposé par la mondialisation, nous devons préserver et valoriser l’aspérité, le discontinu, le protéiforme… Ce sont les conditions même de l’existence qui sont en jeu : l’homme ne se réalise que s’il peut se distinguer de l’altérité. Il est grand temps de donner tort à la si véridique assertion de Jacques Ellul « Cette société s’est trouvée caractérisée à nos yeux par ses fatalités et son gigantisme ».